î /
1
/Sati^yi^^ .J^ayi't^ //-/^
-2.<7^J^
REVUE
DES
DEUX MONDES
XLIII« ANNÉE. - SECONDE PÉRIODE
TOUE CM. — 1" JANVIER 1873.
REVUE
DES
UX MONDES
XLIIP ANNEE. — SECONDE PÉRIODE
TOME CENT TROISIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE BONAPARTE, 17
1873
AÛJ136
ETA HOLDENIS
PREMIERE PARTIE.
On m'avait prévenu, madame, que vous aviez le goût de marier
vos amis. Vous m'écrivez des bords du Rhin que j'ai beaucoup de
talent, un délicieux caractère, et que je ferais un excellent mari;
vous m'apprenez du même coup que vous tenez à ma disposition
une charmante fille qui serait bien mon fait, attendu qu'elle est
Allemande et musicienne comme vous, qu'elle adore la peinture et
surtout ia mienne, qu'elle joint une imagination poéiique à la
science du pot-au-feu, qu'enfin elle possède toutes les qualités
requises pour faire le bonheur de Tony Flaraerin votre serviteur.
Le porti'ait que vous m'en faites est parlant. Je la vois d'ici avec
ses cheveux blonds et son grand tablier de cuisine noué autour de
son cou , tenant de la main droite une cuiller à pot, de la main
gauche un joli in-dix-huit doré sur tranches, et d'un œil surveil-
lant une casserole, tandis que l'autre verse des larmes sur les in-
fortunes d'Egmont et de Clara. Je vous suis vraiment fort obligé
de vos bonnes intentions; mais d'abord êtes-vous bien sûre que je
ne sois pas déjà marié, ou presque marié, ou quasi marié? car il
y a bien des nuances dans tout cela. Et puis voici le point : vous
m'assurez que votre jeune amie a des yeux d'un bleu céleste. Ah!
madame, les yeux célestes!.. C'est toute une histoire qu'il faut que
je vous raconte; vous êtes discrète, vous la garderez pour vous.
I.
J'avais vingt-cinq ans ou peu s'en faut, et il y en avait trois que
j'étudiais la peinture dans l'atelier d'un maître que vous connais-
sez, quand je reçus une lettre de mon père, brave tonneher bour-
b REVUE DES DEUX MONDES.
guignon retiré des affaires depuis peu, une lettre, vous dis-je,
écrite de bonne encre, qui m'obligea de partir pour Beaune en
grande hâte. J'eus bientôt fait de boucler ma valise. A la vérité
j'étais inquiet, mal édifié de ma conduite; je redoutais le visage et
les sourcils paternels, — non que j'eusse sur la conscience de bien
lourds méfaits. J'aimais la peinture avec fureur, il m'arrivait de
travailler d' arrache-pied trois semaines durant, sans m'accorder
la moindre distraction; mais de temps en temps je romp-^is ma
gourmette, et je faisais tout d'une haleine trois ou quatre grosses
folies. Ce qui rend coûteux les plaisirs de la jeunesse, c'est la va-
nité, quand elle s'en mêle. J'avais la rage de faire parler de moi
et d'étonner la galerie; les étonnemens de mes amis me revenaient
bien cher, et mes finances étaient bien courtes. Je n'avais pas en-
core médité le mot du sage a qu'il y a une différence si immense
entre celui qui a sa fortune toute faite et celui qui la doit faire,
que ce ne sont pas deux créatures de la même espèce. »
En arrivant, je trouvai mon père dans une petite cour pavée où
il aimait à fumer sa pipe. Les bras croisés, il examina quelque
temps en silence ma toilette flambante, qui n'était pas celle d'un
^rapin, et il secoua trois fois sa grosse tête iDourguignonne, plus lui-
sante que les douves de ses futailles. Puis, s'étant juché sur un
tonneau : — Tony Flamerin, mon fils unique, me dit-il, mettez-
vous là, devant moi, au soleil, et regardez à terre; vous y verrez
l'ombre d'un fou.
— Il est des folies heureuses, lui répondis-je avec assez d'assu-
rance. La mienne finira bien.
— A l'hôpital! répliqua-t-il d'un ton bref, et il tira coup sur
coup trois bouffées de sa pipe, après quoi il reprit en enflant sa
voix : — Tony Flamerin, tu as voulu devenir peintre. Tu t'es mis
sottement dans l'idée que tu étais un homme de talent; le seul que
je te connaisse est de manger ton blé en herbe. C'est la faute de ta
pauvre mère. Dieu lui fasse paix! Elle avait décidé que tu avais la
taille trop fine, les mains trop blanches, pour être tonnelier comme
ton bonhomme de père. Soit! on envoie monsieur en apprentissage
chez un commerçant en gros de Lyon; il se fait mettre à la porte au
bout d'un an, parce qu'il barbouillait des paysages sur les borde-
reaux de son patron. Sur ces entrefaites, la digne femme vient à
mourir, laissant au polisson que voici sa fortune personnelle, soit
vingt-huit mille cinq cents francs, et, de guerre lasse, j'autorise ce
rare génie à s'en aller étudier la peinture à Paris... Tony, regardez
votre ombre, et dites-moi si ce n'est pas l'ombre d'un fou! Tony,
je vous prie, calculez dans votre tête ce qui peut bien vous rester
des vingt-huit mille cinq cents francs que vous laissa feu votre
mère.
META HOLDENIS. 7
Je regardais mon omhre; ce n'était pas l'ombre d'un fou, elle
avait l'air contrit et de grands embarras de conscience.
— Tony, poursuivit-il, vous avez passé trois ans à Paris, vous
n'y avez pas gagné un rouge liard ; en revanche., vous y avez dé-
pensé seize mille francs, sans parler des centimes.
— Deux mille la première année, lui dis-je, quatre mille la se-
conde, huit mille la troisième. Cela fait une progression géométri-
que. Je conviens que c'est aller trop vite, mais aussi !..
A ce mot, je passai involontairement ma langue sur mes lèvres,
et je ne pus m'empêcher de sourire; je me souvenais en ce moment
de certain minois émérillonné... Je hochai la tête, le minois dispa-
rut par une trappe, et je ne vis plus que les gros yeux ronds de
mon père, qui s'étaient enflammés de courroux.
— Je crois vraiment que tu plaisantes! s'écria-t-il en jetant sa
pipe à terre, où elle se brisa en morceaux.
— Je n'aurais garde, je ne suis jamais plus sérieux que quand
j'ai l'air de rire, lui répondis-je. — Et je m'approchai de lui pour
l'embrasser. Il me renvoya bien loin. Cependant je confessai mes
torts avec tant d'humilité, je lui fis tant de promesses d'amendement,
qu'il finit par se radoucir-
— 11 s'agit bien de grimaces et de sermens! me dit- il. J'ai une
proposition à te communiquer; si tu la refuses, tout est rompu entre
nous, et je ne te revois de ma vie.
Je le priai de s'expliquer, je fus bientôt éclairci. Mon oncle Gé-
déon Flamerin avait émigré depuis douze ans en Amérique ; il y
avait fait son chemin, et fondé une maison de banque, dont les
affaires prospéraient, — il était devenu une façon de personnage.
Ne s'étant jamais marié, sa solitude commençait à lui peser, et il
avait écrit à mon père pour lui offrir de me prendre chez lui, se
chargeant de ma fortune, déclarant qu'il me considérait d'avance
comme son fils, son associé et son successeur, trois qualificatifs
qui me firent venir la chair de poule. 11 exigeait seulement qu'a-
vant de m'embarquer pour New-York j'allasse passer quelques mois
à Hambourg et à Londres, où j'apprendrais l'allemand et l'anglais.
Le post-scnptu7n de sa lettre me parut encore plus étonnant que le
reste; il était conçu en ces termes : « Mon neveu Tony est, paraît-il,
un écervelé. Le mal n'est pas grand, il faut bien que jeunesse se
passe; mais trop est trop. Marie-le, il n'est rien de tel pour mettre
au pas i:n jeune homme. Si Tony trouvait à Beaune ou à Hambourg
une gentille fille qui consentît à devenir ma bru, ma maison se fe-
rait de fête pour la recevoir. »
Je ne pus me contenir davantage, tant ce mot de bru m'avait
exaspéré. — Vouloir faire de moi un mari, ah! c'en est trop, m'é-
criai-je. La lettre est désagréable, le post-scrîpium est odieux.
8 REVUE DES DEUX MONDES.
Que diable! quand on offre aux gens un vin qui ne leur revient pas,
on s'arrange au moins pour qu'il n'y ait pas de mouche au fond du
verre.
— Je te livre à tes réflexions, me cria mon père, dont l'indigna-
tion s'était rallumée. Ton oncle t'offre la fortune, libre à toi de la
sacrifier à la peinture à l'huile. Je t'avertis seulement d'une chose :
ne compte plus sur moi. J'ai commencé avec rien; à force de peines
et de sueurs, j'ai amassé quatre mille francs de rente. Foi de Bour-
guignon, j'entends vivre commodément et longuement, je suis taillé
pour cela. Tu n'auras rien de moi que tu ne m'aies enterré. Table
là-dessus, cela est écrit là! — Et, parlant ainsi, il se frappa le front.
Le geste était expressif, et il me parut qu'en effet l'écriture était en
règle. — Dès demain, ajouta-t-il, je te rendrai mes comptes, et je
te remettrai le reliquat de la succession de ta mère, soit douze mille
et tant de francs, car je n'entends plus être ton caissier, ni avoir à
défendre tes sous contre toi. Puisses-tu en faire une bouchée!
Quand tu n'auras plus à choisir qu'entre New- York et l'hôpital, tu
te résigneras à tâter du vin de ton oncle; le verre et la mouche, tu
avaleras tout. Ainsi soit-il !
Si je m'étais écouté, je serais retourné tout courant à Paris; mais,
quoi qu'en pût dire mon oncle, je n'étais point un écervelé. J'esti-
mais qu'il n'est pas permis à un artiste d'être médiocre, que c'est un
sot personnage que celui d'un peintre sans talent. Bien que j'eusse
foi en mon génie, les convictions les mieux assises ont leurs jours de
défaillance. Après avoir ruminé le cas dans ma tête : — Il est, me
dis-je, des accommodemens avec le ciel et avec notre oncle Gédéon.
Allons, puisqu'on le veut, étudier l'allemand en Allemagne; cela ne
m'empêchera pas d'y faire de la peinture. Dans un an d'ici, je sau-
rai qui je suis et ce que je vaux. — Par suite de ce raisonnement,
je résolus d'aller faire mes études non à Hambourg, mais à Dresde,
car il me fallait à toute force un musée. Je ne fus pas long à me
décider; ma vivacité naturelle ne se prêtait pas aux atermoiemens.
Je communiquai à mon père ma détermination, sans lui faire part
de mes arrière-pensées. Il me récompensa de mon bon mouvement
en m'allongeant un vigoureux coup de poing dans le dos, et, pen-
dant les quinze jours que je passai encore avec lui, il mit sa cave à
sec pour m'entretenir en gaîté. Un matin, je lui fis mes adieux, et
je partis emportant sa bénédiction dans mon cœur et treize mille
francs dans ma poche, assez émue de cette aventure.
Le ciel avait décrété que j'apprendrais l'allemand avant d'être
en Allemagne. Je fis route de Beaune à Genève, tête à tête avec un
homme de poids, entre deux âges, au teint frais et vermeil, de
figure avenante et respectable, qui se nommait M. Benedikt Holde-
nis. Il s'exprimait avec onction sur toutes choses, et particulière-
META IIOLDEiMS. 9
ment sur l'amélioration du sort des classes souffrantes, sur les jar-
dins d'enfans et sur la nécessité de développer de bonne heure chez
les petites filles la réflexion morale et le sentiment de l'idéal. Je me
figurai d'abord que ce philanthrope était quelque ecclésiastique
protestant; il m'apprit lui-même qu'il était négociant, qu'il avait
quitté Elberfeld depuis dix ans pour s'établir à Genève, où il diri-
geait une grande maison de quincaillerie. Sa conversation, je l'a-
voue, était un peu relevée pour moi; je me donnai pourtant l'air de
la goûter, — je lui savais un gré infini de m'avoir pris, sur la foi
de ma bonne mine et de ma cravate, pour un fils de famille qui fai-
sait un voyage d'agrément. Il me demanda d'un ton discret où
étaient situées les terres de mon père. Je lui répondis sans mentir,
mais il y eut de l'art dans mes explications, qui ne diminuèrent
point l'opinion avantageuse qu'il avait de moi. Pour tout vous dire,
je cherchai et je trouvai l'occasion d'ouvrir devant lui mon porte-
feuille, dont l'embonpoint lui arracha une exclamation qui me fut
flatteuse; il ne se doutait point que, comme le philosophe, je por-
tais tout avec moi. Oh! jeunesse, que vous êtes sotte! Enfin nous
devînmes si bons amis qu'en descendant de wagon il m'offrit ses
services, me donna son adresse, et me fît promettre que je Tirais
voir, si je m'arrêtais quelques jours à Genève.
Mon intention était de brûler l'étape. Fait-on jamais ce qu'on
veut? En sortant du buffet de la gare, je me rencontrai nez à nez
avec un vrai fils de famiile. Américain haut de six pieds, nommé
Harris, dont j'avais fait à Paris l'oiseuse connaissance. Il venait de
loin en loin à l'atelier, étudiant la peinture à ses momens perdus;
mais sa principale occupation était de manger ses rentes et de
chercher à s'amuser sans y réussir. Genève ne l'amusait guère ; en
m'apercevant, il leva ses grands bras au ciel et bénit la Providence
de la proie inespérée qu'elle envoyait à son ennui. Persuadé par
son éloquence, je fus retenir une chambre à l'hôtel des Bergues, où
il était descendu, — et nous voilà, pendant deux semaines, occupés
de l'aube au soir à courir des bordées sur le lac , où nous fûmes
plus d'une fois en péril de chavirer. Nos nuits se passaient à jouer
d'Interminables parties de piquet, à vider des pots et souvent à
nous les jeter à la tête.
Nous fîmes un jour une longue promenade à cheval. Je montais
un alezan plein de courage et de feu, et Harris, qui avait de l'éccle
et qui était avare de ses éloges, ayant daigné louer mes taîens d'é-
cuyer, je me flattais de faire quelque figure dans le monde. Sur le
soir, nous nous arrêtâmes dans une auberge de village pour nous
rafraîchir, nous et nos montures. A l'extrémité de la tonnelle où
nous prîmes place, une famille attablée achevait un champêtre re-
pas. Debout en face de moi, une jeunesse de dix-huit ans, l'aînée
10 REVUE DES DEUX MONDES.
de la famille, qui remplissait l'office de majordome, était en train
de découper une volaille. Elle avait posé un fichu sur sa tête pour
se garantir d'un rayon de soleil qui, glissant à travers le feuillage,
lui donnait dans les yeux. Ce fichu était d'un beau ton et attira
mon regard; mais le visage qui était dessous m'occupa plus long-
temps. Harris me demanda en ricanant à qui j'en avais de lorgner
ainsi un laideron; je lui répondis qu'il ne s'y connaissait pas.
Ce laideron était une brune, plutôt petite que grande, aux che-
veux d'un châtain foncé, avec des yeux du bleu le plus clair et le
plus doux, deux vraies turquoises, et un grain de beauté à la joue
gauche. Elle n'était ni belle ni jolie, ayant le nez trop fort, le men-
ton trop carré, la bouche trop grande, les lèvres trop épaisses. Ea
revanche, elle avait le charme, le je ne sais quoi, un teint de bru-
gnon, des joues pareilles à ces fruits où l'on a envie de mordre,
une physionomie qui ne ressemxblait à rien, l'air ingénu, le regard
caressant, un sourire angélique et une voix chantante'. Elle décou-
pait à ravir les volailles. Ses quatre jeunes sœurs et ses deux petits
frères lui présentaient leur assiette à la ronde, ouvrant le bec comme
des poussins qui attendent leur pâtée; ils eurent tous contente-
ment. Son père, qui me tournait le dos, lui cria d'une voix miel-
leuse et avec un accent germanique qui ne m'était pas inconnu ;
— Meta! tu ne gardes rien pour toi! — Elle lui répondit en alle-
mand, et cette réponse fut sans doute adorable, car il s'écria : al-
lerliehstl ce que je compris sans être allé à Dresde. Au même
instant, il se retourna de mon côté; je reconnus la figure vénérable
de mon compagnon de voyage, M. Holdenis, lequel avait désormais
à mes yeux le mérite d'être le père de la plus délicieuse laide qui
se soit jamais rencontrée sous la calotte des cieux. Je fus à lui, il
m'accueillit à bras ouverts, me demanda la permission de me pré-
senter à M""' Holdenis, grosse femme replète , ronde comme une
boule, et fort laide sans être charmante. Je m'excusai de n'être pas
allé le voir, et je ne le quittai pas avant qu'il m'eût prié ta dîner
pour le lendemain.
— Or çà ! me dit Harris en remontant en selle, m'expliquerez-
vous ce que vous comptez faire de ces Holdenis ?
— Je veux faire le portrait de leur fille, lui répondis-je; je n'ai
jamais eu l'imagination si allumée que ce soir.
— C'est une véritable insanité, s'écria-t-il en sanglant un grand
coup de cravache à son cheval. Pour être juste, je conviens que
cette Meta a une jolie main, une jolie taille, de beaux bras, que la
transparence de sa guimpe m'a laissé apercevoir de superbes épaules,
et j'ajoute, pour vous faire plaisir, que sa gorge tiendra un jour
toutes ses promesses; mais je vous déclare que le reste ne vaut pas
le diable.
META HOLDENIS. 11
— Et moi, je vous déclare, mon pauvre ami, lui répliquai-je,
que vous n'avez pas des yeux d'artiste, que la Leaulé est un pré-
jugé, et que M"^ Meta Holdenis ne mourra pas sans avoir fait de
grandes passions.
M. Holdenis habitait uns confortable maison de campagne à cinq
minutes de la ville. L'endroit s'appelait Florissant, la maison Mon-
Nid; vous verrez que j'ai eu des raisons particulières de ne pas ou-
blier ce nom. Je fus exact au rendez-vous malgré Harris, qui avait
juré de me le faire manquer. M. Holdenis me souhaita la bienvenue
avec la plus aimable cordialité. Ayant réuni aussitôt ses sept en-
fans, il les disposa sur une ligne, par rang d'âge et de taille; cela
faisait un fort joli buffet d'orgue. H me les nomma tous, et j'essuyai
le récit de leurs gentillesses, de leurs précoces exploits, de leurs
bons mots. J'en parus charmé; M'"" Holdenis riait aux anges. — Ce
sont bien les enfans de leur mère! disait son mari, — eî, la regar-
dant amoureusement, il lui baisait les deux mains, qu'elle avait
fort rouges.
Pendant ce temps, l'alerte Meta allait et venait, allumant les
lampes, faisant des bouquets dont elle décorait la cheminée, se
glissant dans la salle à manger pour aider la femme de chambre
qui mettait le couvert, et de là faisant un saut dans la cuisine pour
donner un coup d'ccil au rôti. Son père m'apprit qu'on l'appelait
dans la maison la petite souris, das Maûschen, parce qu'elle trot-
tait menu sans qu'on l'entendît marcher, et qu'elle avait le secret
d'être partout à la fois.
Le repas me parut exquis; elle y avait mjs la main. Ce qui me
parut plus admirable encore, c'est l'appétit de mon excellent am-
l)hitryon; je craignais un accident, je lui faisais tort. Nous prîmes
le café sous la vérandah, à la clarté des étoiles; le chèvrefeuille et
le jasmin nous embaumaient de leurs parfums. — Qu'importe qu'on
habite un palais ou une chaumière, me dit M. Holdenis, pourvu
qu'on ait une lucarne ouverte sur un pan de ciel bleu?
Ayant rappelé sa progéniture, il la rangea en cercle et lui fit
chanter en partie des cantiques. Meta marquait la mesure aux
jeunes concertans, et par intervalles leur donnait la note-; elle avait
une voix de rossignol, limpide comme un cristal.
INous rentrâmes dans le salon. Aux cantiques succédèrent les
jeux innocens, jusqu'à ce que, dix heures ayant sonné, le digne
pasteur de ce troupeau fit un geste qui fut compris. Quand les rires
eurent cessé, il ouvrit une énorme Cible in-folio, sur laquelle il
inclina son front de patriarche. Il se recueilht quelques instans,
puis il improvisa une homélie sur ce texte de l'Apocalypse : « ce
sont les deux oliviers, les deux chandeliers qui se tiennent toujours
en présence du Seigneur. » Je crus comprendre que dans sa pensée
12 REVUE DES DEUX MONDES.
les deux chandeliers étaient M. et M'"^ Holdenis; les petits ïloldenis
n'étaient encore que des lumignons; mais, quand ils s'appliquent,
les lumignons deviennent des chandelles.
Dès qu'il eut refermé sa grande Bible, je me levai pour partir.
Il me prit les deux mains, et me regardant avec des yeux humides :
— Voilà, me dit-il, notre vie de tous les jours. Yous avez rencontré
l'Allemagne en pays weîche, et, sans vouloir vous offenser, l'Alle-
magne est le seul endroit du monde qui connaisse la vraie vie de
famille, l'union intime des âmes, le sentiment poétique et idéal des
choses. Je ne crois pas me tromper, ajouta-t-il avec un aimable
sourire; vous me paraissez digne de devenir Allemand.
Je l'assurai, en regardant Meta du coin de l'œil, qu'il ne se trom-
pait point, que je sentais en moi je ne sais quoi qui ressemblait à
un appel de la grâce. C'est ce que je répétai une demi-heure plus
tard à mon pauvre Harris, qui m'attendait avec une furieuse impa-
tience entre deux flacons de rhum et les cartes en main. — De
quel bénitier sortez-vous? s'écria-t-il en me voyant paraître; vous
sentez la vertu à crever. — Et s'emparant d'une brosse, il m'épous-
seta de la tête aux pieds. Il voulut m'arracher la promesse que je
ne retournerais pas à Florissant; il y perdit ses peines. Pour me pu-
nir, il essaya de me griser; mais, quand on pense à Meta, on ne se
grise pas de rhum.
Si j'avais pris Mon-Nid en goût, Mon -Nid, madame, me le rendait
bien; on m'y voyait de bon œil, on m'y choyait. M'étant ouvert à
M. Holdenis de mon projet d'apprendre l'allemand, il s'olTrlt avec
une rare obligeance à me donner leçon tous les jours, et comme je
lui témoignai par la même occasion un vif désir de faire le portrait
de sa fille, il m'octroya ma demande sans trop se faire prier. Il en
résulta que le neveu de mon oncle Gédéon passait chaque jour
plusieurs heures dans le sanctuaire de la vertu. Celles que je con-
sacrais à la grammaire d'OUendorf n'étaient pas les plus agréables,
— non que M. Holdenis fut un mauvais maître, mais il avait des
litanies qui me semblaient longues. Il me répétait trop souvent que
le Français est un peuple frivole, que l'idéal est lettre close pour
ses poètes et ses artistes, que Corneille et Racine sont de froids
rhéteurs, que La Fontaine manque de grâce et Molière de gaîté. Il
me démontrait trop longuement aussi que l'allemand est la seule
langue qui puisse exprimer les profondeurs de la pensée et l'infmi
du sentiment.
Je trouvais trop courtes au contraire les séances que m'accordait
Meta. Le portrait que j'avais entrepris était pour moi la plus at-
trayante, mais la plus laborieuse des tâches. Je désespérais souvent
de m'en tirer à mon honneur, tant j'avais peine à exprimer ce que
je voyais et ce que je sentais. Est-il rien de plus difficile que de re-
META HOLDENIS. ' 13
produire par le pinceau le charme sans beauté, que de fixer sur la
toile une figure sans lignes et sans traits, qui ne vaut que par le
mouvement naïf de l'expression, par sa rougissante candeur, par
les caresses du regard et la grâce lumineuse du sourire? Ce n'est
pas tout, il y avait dans cette angélique figure autre chose encore
que j'aurais bien voulu rendre. Il y a, madame, anges et anges.
Ceux qu'on voit en Allemagne ne ressemblent point aux autres;
leurs yeux, qui sont souvent de la couleur des turquoises, ont ceci
de particulier que, sans qu'ils s'en doutent, ils promettent dans
une langue mystique des plaisirs qui ne le sont pas. Quiconque a
voyagé dans votre pays comprendra ce que je veux dire; il y a sû-
rement rencontré d'adorables candeurs qui respirent la volupté
qu'elles ignorent, de virginales innocences capables de convertir
un libertin au mariage et à la vertu, parce qu'il lui semble qu'il y
trouvera son compte, et, pour tout dire, des anges qui ne savent
rien, mais que rien n'étonnera. En voilà trop; je voulais seulement
vous expliquer pourquoi je désespérais de mener à bonne fin le
portrait de Meta.
Elle posait complaisamment et ne paraissait point s'ennuyer avec
moi. Elle avait tour à tour l'humeur très sérieuse ou très enjouée.
Quand elle était grave, elle me questionnait sur le Louvre ou sur
l'histoire de la peinture. Dans ses heures de gaîté, elle s'amusait à
me parler allemand, et m'obligeait de répéter dix fois ses mots l'un
après l'autre. Je lui répondais comme je pouvais, faisant flèche de
tout bois; mes coq-à-l'âne la faisaient rire aux larmes. Ce que j'y
gagnais, c'était le droit de l'appeler par son petit nom de Maûschen,
que je fourrais dans toutes mes phrases; comme il était difficile à
prononcer, c'était pour moi le plus utile des exercices. A la fin de
chaque séance, et pour me récompenser, elle me récitait le Roi de
Thidé. Elle le disait avec un goût exquis; quand elle arrivait aux
derniers vers :
Die Augen thliten ihm sinken,
Trank nie einen Tropfen mehr,
ses yeux se remplissaient de larmes, et sa voix, légère et trem-
blante, semblait mourir. Elle m'a chanté si souvent cette adorable
antienne, que je la sus bientôt par cœur, et je la sais encore.
Tels étalant nos passe-temps. J'en avais un autre qui m'était par-
ticulier. Je me demandais, en la regardant, si j'aimais cette ai-
mable fille en artiste ou en amoureux. Je sus bientôt à quoi m'en
tenir. Elle se coifïiiit avec une grâce négligée. Un matin qu'elle avait
eu le fâcheux caprice de lisser ses bandeaux et de cacher certaines
boucles follettes qui voltigeaient sur son front, je la chapitrai là-
dessus et lui représentai que la froide correction est la mort de
14 REVUE DES DEUX MONDES.
l'art. Elle se mit à rire, défit par un mouvement brusque son épaisse
chevelure, qui retomba comme une pluie sur son visage. Elle resta
quelques minutes son coude posé sur ses genoux, et ses yeux cou-
leur de ciel me regardaient fixement au travers de ses cheveux
bruns. Je vous ai marqué plus haut ce qu'on lit quelquefois dans les
yeux des anges allemands. Je ne sais trop ce que disaient ceux-ci;
mais je sentis clairement que je ne les aimais pas en artiste, et ce
même jour, en rentrant à l'hôtel, je tins des propos si baroques à
mon ami Ilarris, qu'il me déclara du ton le plus méprisant que j'é-
tais un homme fini. A l'entendre, j'étais en train de me noyer dans
une jatte de lait, ce qui est pour un artiste la plus honteuse des
fins.
Il est certain qu'à mon vif étonnement des idées très bourgeoises
commençaient à germer dans ma romantique cervelle; prenant ma
tête dans mes deux mains, je me demandais si elle était encore
à moi. De jour en jour, de séance en séance, je sentais diminuer
l'aversion que j'avais conçue pour le mariage; il me semblait qu'il
y avait quelque sens dans le posl-scriptum de mon oncle Gédéon.
Je me disais que c'est une grande ressource et un précieux agré-
ment dans l'existence d'un artiste qu'une ménagère accomplie,
qui joint à l'innocence du cœur un esprit orné, le goût des belles
choses et cette grâce qui fleurit la vie, une ménagère qui pleure
en récitant le Roi de Thulé et s'entend à effeuiller sur les plaisirs
de ce monde des roses cueillies dans le ciel. Bref, M. Holdenis me
vanta un soir l'usage germanique des longues fiançailles. « Voyez
ce jeune homme qui part! s'écria-t-il d'un ton lyrique; il s'en va
courir le monde. Il coudoiera, en les méprisant, les plaisirs bruyans
des capitales et les déréglemens des enfans du siècle. Qui donc le
protège contre les tentations? Quel talisman, quel amulette le pré-
serve de tout maléfice et de toute souillure? Il porte gravée dans
son cœur la douce et pudique image de sa blonde ou brune fiancée.
Elle l'attend, il lui a promis de lui rapporter une âme et des mains
pures. L'ange des chastes amours veille sur lui et tient le tentateur
à distance. » Vous le confesserai-je? ce discours, qui pouvait bien
être une harangue ad hominem, me parut éloquent. C'est vous dire
où j'en étais.
Le plus fort aiguillon de l'amour est la jalousie. Or, depuis deux
semaines, j'avais le déplaisir de voir arriver tous les jours à Flo-
rissant un hôte de mauvais augure, un certain baron Griineck, que
j'aurais renvoyé de grand cœur au fond de sa Poméranie. C'était
un vieux garçon qui frisait la soixantaine, petit homme cacochyme
et toussotant, sec comme une allumette, le chef orné d'un faux
toupet, le dos voûté, les jambes raides et tout d'une pièce. J'aime
à croire qu'il soufjfrait d'un rhumatisme articulaire; peut-être aussi
META IIOLDENIS. 15
avait-il avalé dans le temps un sabre de cavalerie qu'il n'avait pu
digérer. Ce qui me désolait, c'est qu'on faisait fête à ce magot. Quel-
ques propos lâchés à la volée joints à ses assiduités, à ses empresse-
mens, me mettaient martel en tête. Il s'asseyait toujours à côté de
Meta, et il avait une façon singulière de la regarder, les yeux dans
les yeux. Il lui débitait des madrigaux, lui offrait des bouquets em-
blématiques ornés de longs rubans noirs et blancs, où l'on voyait
Potsdam et le roi de Prusse passant une revue de cavalerie. Pen-
dant qu'elle posait, il lui parlait à voix basse en allemand; ces longs
papotages, où je n'entendais goutte, me portaient furieusement sur
les nerfs. Un jour qu'elle avait soif, il fut lui chercher un verre
d'eau. Elle en but la moitié; il le lui prit des mains et avala le reste
d'un seul trait en s'écriant : C'est un nectar! J'en voulais à Meta de
tolérer ses familiarités et de permettre par exemple qu'il jouât sans
façon avec les rubans de sa ceinture. Il est vrai qu'elle échangeait
par instans avec moi des sourires qui accommodaient de toutes
pièces M. le baron Grùneck. C'est égal, sa bonté d'âme me semblait
excessive.
Il me parut prudent de ne pas attendre davantage à me declaier.
Je décidai en honnête garçon que mon premier devoir était de dis-
siper par une franche explication les illusions que l'excellent M. Hol-
denis semblait se faire sur mon état civil et ma situation de fortune;
non-seulement je ne les avais pas combattues, mais j'avais bien pu
l'y confirmer par mon train de dépense et par ma fureur pour les
alezans. Il se trouva justement qu'un matin il vint me voir à l'hôtel.
Il m'aborda avec son aménité accoutumée; toutefois je crus aperce-
voir ua nuage sur son beau front penché, et cela me fit souvenir
que depuis quelque temps il était préoccupé et soucieux. — Il a
quelque chose à me dire, pensai-je, et il m'en veut de ne pas en-
courager ses confidences.
Cependant il ne parla d'abord que de sujets indilTérens. Je rom-
pis la glace, et partant de la main je lui racontai ma jeunesse, mes
rêves et mes ambitions de rapin, mon dernier entretien avec mon
père le tonnelier, et la lettre de mon oncle Gédéon. 11 eut un mo-
ment de surprise, l'air d'un homme qui se réveille; ce moment fut
court, il se remit aussitôt. Il me questionna sur plusieurs points que
j'avais touchés trop légèrement, et mit une extrême obligeance à en-
trer dans le détail de mes petites affaires. Il me représenta que la
carrière d'un artiste est bien chanceuse, que sans doute j'avais un
grand talent, que le portrait de sa fille en faisait foi, que cependant
je ne devais pas rejeter à l'étourdie les propositions de mon oncle
Gédéon, que le sentiment de l'idéal ennoblit tous les métiers, et
que la banque ne m'empêcherait pas de peindre à mes momens
perdus.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
— Nous reparlerons plus tard de tout cela, poursuivit-il; mais
permettez-moi de vous gronder un peu. Oserai-je vous le dire? il
me semble que vous ne prenez pas assez sérieusement la vie, qui
est pourtant une chose très sérieuse, que la dépense que vous faites
n'est pas en rapport avec vos ressources, et que vous poussez trop
loin l'imprévoyance de la jeunesse... Puis, après une pause : —
Yous allez me renvoyer bien loin, me traiter d'ennuyeux et d'indis-
cret mentor. Voyons, m'autorisez -vous à vous imposer une épreuve?
IN'est-il pas dangereux pour un garçon de votre caractère d'avoir
plus de douze mille francs dans son portefeuille, sans compter que
c'est sotiise de laisser dormir son argent? Gardez-en deux mille, et
confiez-moi les dix mille autres, que je placerai chez moi. Dieu soit
béni ! mon commerce va si bien que je puis vous en servir un gros
intérêt; laissez-moi faire, y compris le dividende, cela pourrait bien
être du dix pour cent, et vous aurez une petite rente assurée. Est-ce
trop vous demander? L'effort est-il trop grand? Il y a commence-
ment à tout, à la fortune comme à la sagesse. Vous devriez consentir
à cette épreuve.
Et, parlant ainsi, il me faisait mille caresses pour me donner du
courage et m'appelait son cher enfant. Il me paraissait clair et cer-
tain qu'il ne se serait pas intéressé si fort à ma vertu, s'il n'avait va
en moi le futur fiancé de Meta. Je pris un grand parti, je courus à
mon bureau, j'en retirai les dix billets. Je ne vous cacherai pas que
je les contemplai un instant avec quelque perplexité, eux-mêmes
semblaient émus. Je les remis à M. Holdenis, qui m'en signa aus-
sitôt une reconnaissance. S'étant levé et fixant sur moi des regards
attendris : — C'est bien, me dit-il, je gagerais que votre conscience
est contente; croyez-moi, c'est le vrai bonheur. — Et il me serra
dans ses bras.
Je ne sais si ma conscience était contente, je ne pris pas la peine
de l'interroger. Je me trouvais, quant à moi, très heureux du mar-
ché que je venais de conclure. J'avais troqué mes dix mille francs
contre une permission en règle d'ouvrir mon cœur à Meta. Restait
à saisir une occasion favorable; je la guettai plusieurs jours sans la
trouver. L'insupportable baron Grûnek ne démarrait pas de la place.
Enfin, grâces soient rendues à son rhumatisme, qui le contraignit de
garder la chambre, je l'obtins, ce cher tête-à-tête que j'attendais.
Ce soir-là, Meta portait un nœud de ruban cerise dans ses cheveux,
une ceinture de la même couleur, et une jolie robe blanche dont
les manches très évasées laissaient voir à nu la beauté de ses bras.
C'était un de ses jours de gravité; elle berçait dans sa tête je ne sais
quel rêve, qui par intervalles apparaissait au fond de ses yeux et se
dérobait aussitôt comme un fantôme qu'effarouche la lumière.
Après le dîner, elle s'en fut toute seule dans le jardin. Je l'y sui-
META HOLDENIS. 17
vis et la trouvai assise sur un banc où je pris place à côté d'elle.
La nuit était tiède, le rossignol chantait. Le crépuscule avait laissé
à l'horizon une vague lueur qui s'éteignait d'instant en instant; les
étoiles s'allumaient l'une après l'autre, et Meta, qui savait tout, me
disait leur nom à mesure qu'elles émergeaient de l'ombre. Elle en
vint à parler de l'autre monde, de l'éternité; elle me dit que pour
elle le païadis était un endroit où l'âme respire Dieu sans plus d'ef-
fort que les plantes ne respirent l'air ici-bas. Après l'avoir écoutée
longtemps : — Mon paradis à moi, lui dis-je à l'oreille, c'est le banc
que voici et les yeux que voilà. — A ces mots, enlaçant mon bras
autour de sa taille, je soulevai le sien à la hauteur de mes lèvres, et
j'y déposai un long baiser. Elle se dégagea lentement, sans colère,
et avant de retirer sa main de la mif'jine elle lui permit, je crois,
de se presser un peu contre ma bouche; cette main était brûlante.
Tout à coup on l'appela; elle s'enfuit, et je me vis forcé de remettre
à une autre fois la conclusion de mon discours.
Je dormis cette nuit d'un sommeil d'empereur; mes rêves furent
délicieux, mon réveil le fut davantage encore. On ne m'attendait
à Florissant que dans l'après-midi; j'y courus dès le matin, tant
pesait à mes lèvres' le mot que je n'avais pu dire, tant j'avais hâte
de me lier par un irrévocable serment! J'entrai sans sonner, et ne
trouvai personne au salon. Gomme j'allais me retirer, j'avisai Meta
assise sous la vérandah. Elle me tournait le dos, je l'appelai; un jet
d'eau qui menait grand bruit ne lui permit pas de m'entendre. J'a-
vançai sur la pointe des pieds. Elle était accoudée sur une table
ronde, devant une grande feuille de papier, et paraissait plongée
dans une sorte d'extase. J'allongeai le cou; sur ce papier, elle avait
dessiné à la plume une couronne de violettes et de vergissmein-
nicht, et au milieu elle avait écrit en lettres majuscules ces quatie
mots : « madame la baronne Grùaeck. » Voilà ce qu'elle contem-
plait avec un béat recueillement.
Avez -vous jamais pris, madame, une douche écossaise? Savez-
vous ce qu'éprouve l'infortuné baigneur qu'on vient d'inonder d'eau
chaude et qui soudain sent ruisseler sur ses épaules les premières
gouttes d'une eau glacée ? C'est une surprise de ce genre qu'éprouva
en cet instant mon amoureux délire. Je m'éloignai à pas de loup;
avant de sortir du salon, je me glissai jusqu'au chevalet sur lequel
était posé le portrait presque achevé de Maûschen; j'écrivis au
crayon sur le cadre : « Elle adorait les étoiles et le baron Giii-
neck. » Et je détalai comme un voleur.
Je fus cinq jours sans remettre les pieds à Mon-lNid; je les
employai à faire avec Harris un voyage en chaloupe sur le lac.
Le lendemain de notre retour à Genève, je le vis entrer dans ma
TOME cm. — 1873. 2
Ï8 REVUE DES DEUX MOxNDES.
chambre comme un coup de canon. — Savez-voiis la nouvelle du
jour? me cria-t-il. Un commissionnaire la contait tout à l'heure au
portier de l'hôtel. La maison du vertueux Hol dénis a suspendu ses
paiemens, on a mis les scellés chez lui, et une poursuite est com-
mencée. Le digne homme jouait à la bourse et n'a pas été heureux
dans ses spéculations. L'affaire est très véreuse; on parle d'un dé-
couvert énorme, et on assure que les créanciers ne toucheront pas
le dix pour cent de leur argent. Heureusement vous n'en êtes pas;
où il n'y a rien, le diable ne trouve rien à prendre.
A ce discours, je demeurai muet comme un marbre, et sûrement
j'en avais la pâleur. Il recula de deux pas : — Eh quoi! Tony, mon
fils, reprit -il, doux enfant de la Bourgogne, cet onctueux aigrefin
aurait-il trouvé le secret d'e;sploiter votre indigence? — Il partit
d'un prodigieux éclat de rire, et se roulant sur le parquet : — Can-
deur primitive, s'écriait-il, union intime des cœurs, sentiment poé-
tique des choses, royaume du bleu, je vous adore! 0 vertu des
patriarches, voilà de vos traits!
Il en aurait dit davantage; mais j'étais déjà au bas de l'escalier,
courant à toutes jambes. La raga au cœur, tout en cheminant, je
comptais et recomptais dans ma tête les délicieux plaisirs qu'on
peut se procurer pour deux mille écus, et je jetais des regards furi-
bonds aux passans.
J'arrivai hors d'haleine à Mon-Nid; je m'élançai dans le cabinet
de M. îloldenis. Il y était seul, sa grande Bible in-folio ouverte avi-
vant lui; posant sa main sur le saint livre : — Voilà, me cria-t-il, le
grand, l'unique consolateur.
Madame, quand les Bourguignons sont en colère, ils n'ont pas
l'habitude de mâcher leurs mots. — Il e.,.t possible, lui repartis-je
d'une voix essoufflée, mais tonnante, que les fripons trouvent des
consolations dans la Bible. Je vous prie, qui se chargera de consoler
les dupes?
Il ne se fâcha point, il se contenta de lever les yeux au ciel
comme pour lui demander pardon de mon blasphème, qui n'était
irrespectueux que pour sa tartuferie. Venant à moi, malgré ma ré-
sistance il s'empara de mes deux mains. A mes reproches, à mes
invectives, il répondait par de filandreuses, doucereuses et lar-
moyantes explications. Il attesta les quatre évangélistes qu'en
m'e?npruntant dix mille francs il n'avait songé qu'à mon bien et à
mettre mes écus en sûreté; il convint toutefois qu'accessoirement il
s'en était servi pour payer une échéance pressante; il me parut
i,rès versé dans la casuistique, très ferré en matière de direction
d'intention. Puis il entama un verbeux et obscur récit de ce qu'il
appelait son malheur : de mystérieux ennemis avaient tramé sa
perte, il s'était laissé berner par un chevalier d'industrie, un débi-
META IIOLDENIS. 19
teiir insolvable avait consommé sa ruine, — après quoi il se répan-
dit en lamentations sur le sort de sa sainte femme et de ses pauvres
enfans. J'entendis des sanglots dans la pièce voisine; je crus recon-
naître la voix de Meta, de celle qui n'était plus pour moi que la
baronne Grûneck.
Je tirai de ma poche la reconnaissance que M. Holdenis m'avait
signée, je la déchirai en quatre, j'en jetai les morceaux sur le plan-
cher. — Je ne veux pas ajouter à vos embarras, m'écriai- je sur
un ton d'ironie amère. Vous n'avez plus envers moi qu'une dette
d'honneur, ou, si vous l'aimez mieux ainsi, vous ne me devez plus
rien. Votre conscience et l'Évangile en décideront.
A ces mots, je sortis du sanctuaire de la vertu, bien décidé à n'y
jamais rentrer. Quelques heures plus tard, j'avais réglé ma dépense
à l'hôtel et y. partais pour Bâle. Comme le train se mettait en mou-
vement, un petit homme, qui marchait tout d'une pièce, parut sur
le quai de la gare, et malgré les objections des employés s'élança
dans un compartiment voisin du mien; il est des cas où les rhuma-
tismes ont des ailes. Ce petit homme était le baron Griineck. On a
beau ne pas s'aimer, on se rencontre quelquefois dans la même pen-
sée et dans le même wagon.
IL
Vous savez, madame, comme on s'y prend pour dégorger les
poissons : on leur fait perdre, en les mettant dans l'eau pure, le
goût qu'ils ont contracté dans le limon. Je voulais me dégorger,
moi aussi, mais par un traitement tout contraire. J'avais conçu tant
d'horreur pour la vertu que j'éprouvais le besoin de me débarrasser
en pleine bourbe du peu qui m'en restait. Je m'arrêtai à Baden, où
je fus servi à souhait. J'y rencontrai certaines fen)mes qui s'occu-
paient très peu des étoiles et ne s'étaient jamais piquées de définir
le paradis. Elles eurent pour moi des complaisances; la fortune n'en
eut point. En vain me flattai-je de rattraper au jeu mes deux mille
écus; j'y perdis les dernières plumes de mon aile, déj.à si dégarnie.
Plus enragé que jamais, je partis pour Dresde, où j'arrivai dans un
état voisin du dénûment, si près de mes pièces que je fus forcé de
vendre mes breloques et une partie de mes bardes, sombre d'hu-
meur, dégrisé du vice, mais gardant toujours rancune à la vertu,
me déliant de tous les yeux couleur de ciel, de toutes les voix de
cristal et de tous les sourires onctueux.
Getie sottise me passa bientôt; je ne tardai pas à m'apercevoir
que le monde tout entier est fait comme notre famille, qu'il y a par-
tout du blé et de l'ivraie. Le hasard me fit trouver un logement chez
les plus braves gens de la terre, qui, à vrai dire, parlaient fort peu
20 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'idéal. Je leur payais d'avance une modique pension; le second
mois je fus à court, je leur confiai mon embarras. Ils m'avaient pris
en amitié; non-seulement ils me mirent à l'aise et m'accordèrent
toutes les facilités de paiement, ils m'offrirent de me nourrir et
même de m'avancer de l'argent pour remonter ma garde-robe, ce
que je n'eus garde d'accepter. Pendant plusieurs semaines, je ne
dînai que de trois jours l'un, les deux autres je vivais de pain et
d'eau claire. Ce triste régime ne prenait point sur ma santé; j'étais
robuste et vigoureux, et la gaîté m'était revenue avec la confiance
dans l'avenir. Bien que la faim me tînt parfois éveillé toute la nuit,
je sifilais comme un pinson. Mes journées se passaient au musée; j'y
copiais le portrait de Rembrandt que vous connaissez, dans lequel
il s'est représenté un verre à la main, sa femme sur ses genoux. Je
m'étais mis en tête que le jour même où j'aurais achevé ma copie
quelque heureuse rencontre m'en ferait trouver défaite ; — la foi
transporte les montagnes.
Je me souviens de ces semaines de détresse où j'ai connu la faim,
la vraie faim, comme d'un temps heureux qui a fait époque dans
ma vie. C'est une bonne nourrice que la misère, et ses maigres ma-
melles versent à ses nourrissons un lait sain et fortifiant. Je travail-
lais avec délices; je ne doutais plus de ma vocation. Il me semblait
que je m'étais révélé à moi-même, que j'avais découvert ma volonté,
et qu'elle valait quelque chose. En sortant du musée et me retrou-
vant sur le pavé de la rue au milieu d'inconnus qui sûrement avaient
déjeuné et qui s'en allaient dîner, je me disais qu'il n'y avait de
sérieux dans tout l'univers que Rembrandt et son clair-obscur. Mon
estomac criait-il famine, je lui déclarais fièrement que ses fringales
comme les dîners des autres étaient de vaines chimères, que mon
oncle Gédéon n'existait point, bien qu'il en eût la sotte prétention,
et que dans ce monde d'illusions les ombres les plus heureuses sont
celles qui n'ont pas la peine de digérer.
La durée de mon épreuve n'excéda pas mes forces. Un soir, en
rentrant dans mon taudis, je trouvai sur ma table deux lettres et un
paquet cacheté. L'une de ces lettres était de M. Iloldenis. Il avait
eu mon adresse par Harris, à qui j'avais écrit, et il me mandait dans
le style le plus solennel qu'à l'éternelle confusion des esprits légers,
qui ne se font pas scrupule d'attenter par leurs soupçons au véri-
table honneur et à la vraie piété, sa parfaite honorabilité avait été
universellement reconnue. Il m'apprenait ensuite qu'un concordat
avait été souscrit par ses créanciers, lesquels avaient consenti que
leurs créances fussent réduites momentanément au vingt pour cent,
assurés qu'ils étaient qu'avec l'aide de Dieu M. Iloldenis létublirait
ses affaires, et que tout leur serait remboursé avec les intérêts des
intérêts. Il ajoutait que, n'ayant pas deux mille francs disponibles,
META HOLDENIS. 21
il avait permis cà sa fille de se dépouiller en ma faveur d'un bijou de
famille qui valait cette somme ou plus encore, si grande était sa
hâte de me prouver son antique probité. Cet homme antique et sa
façon d'entendre le paiement des dettes d'honneur me parurent
plaisans, et j'estimai que me rembourser par les mains de sa fille
était le procédé d'une âme peu délicate.
J'ouvris la seconde lettre, l'écriture en était tremblée. Elle con-
tenait ceci : « Monsieur, mon pauvre père m'apprend qu'il est
votre débiteur. Il m'assure que le bracelet que vous trouverez dans
le coffret ci-joint vaut la somme qu'il vous doit. A tout hasard, je
vous envoie à son insu tous mes bijoux, en ^ous suppliant d'en dis-
poser comme il vous plaira et de me garder le secret. Je vous sou-
haite le bonheur; il est à jamais perdu pour nous. »
Ce billet, qui me parut touchant, me réconcilia un peu avec le
souvenir de Maiischen. Je portai aussitôt les bijoux à un honnête
orfèvre qui m'avait donné un bon prix de mes breloques. II me dé-
clara que le bracelet valait tout au plus cinq cents francs, et il es-
tima au double le collier, la bague et le médaillon qui l'accompa-
gnaient. Je lui vendis le bracelet pour le prix qu'il m'en offrait, je
rempaquetai le reste et le renvoyai à Meta avec ces mots : « merci,
c'était beaucoup trop. » A son cafard de père, j'adressai les lignes
suivantes : « Monsieur, j'ai fait estimer le bijou que vous m'avez
envoyé. Yous ne me devez plus rien. Ma légèreté tient votre probité
quitte du reste. » Cela fait, après avoir acquitté à mes braves
hôtes mon quartier arriéré, je demandai à ma philosophie la per-
mission d'aller faire bombance au Belvédère; une fois n'est pas cou-
tume. En sortant de table, je me promenai longtemps sur la belle
terrasse de Brûhl, qui borde la rive gauche de l'Elbe. Je me disais
en marchant : Qui donc est cette Meta? Et je cherchais à me définir
son caractère. J'y pensai plusieurs heures de suite, le lendemain
je n'y pensai plus. J'étais artiste et j'étais né à Beaune.
Mes pressentimens ne m'avaient pas trompé. A l'heure même où,
ma palette en main, je donnais les dernières retouches à ma copie,
je vois entrer dans la galerie un homme d'assez haute taille, dont
le visage me frappa. Il approchait de la cinquantaine, mais sa che-
velure noire et touffue, où ne se mêlait pas un poil gris, lui gardait
bien le secret. Il avait grand air, grande tournure, les manières et
le ton du meilleur monde, le regard pénétrant, acéré, une figure
grave, presque sévère, qu'illuminait tout à coup le plus séduisant
des sourires. Je ne m'occupai pas longtemps de lui ; je contem-
plais ma toile, la comparant au modèle et causant avec ma con-
science; il nous restait quelques inquiétudes. Soudain j'entends une
voix qui dit derrière mon dos : — Si cette copie est à vendre, je
l'achète. — Je me retourne vivement; ce discours s'adressait bien à
22 REVUE DES DEUX MONDES.
moi, et racheteur imprévu que m'envoyait la Providence des gueux
était cet homme à la figure grave, qui savait si bien sourire. Il s'ap-
pelait M. de Mauserre, et n'était autre que le ministre de France
à Dresde. Nous nous liâmes si vite que le lendemain déjà je dînai
chez lui. Huit jours après, je commençais son portrait, que j'achevai
en six semaines, et en l'honneur duquel il donna un dîner de gala
au corps diplomatique. J'aurais bien voulu que ce jour-là le tonne-
lier de Beaune pût apercevoir du fond de sa Bourgogne son écer-
velé de fils caressé, fêté, complimenté. Le printemps suivant, j'en-
voyai ce fameux portrait au Salon; le gros public le goûta peu, mais
il fut remarqué des artistes, qui prédirent que j'irais loin. Comme
le disait l'intelligent M. Holdenis, il y a commencement à tout.
Béni soit mon oncle Gédéon, qui fut cause que j'allai à Dresde
pour y apprendre l'allemand et que j'y rencontrai M. de Mauserre.
Quand cet homme distingué ne serait pas un personnage principal
dans l'histoire que je vous raconte, je m'arrêterais encore à vous
parler de lui, tant je lui ai d'obligations. Je crois que les longues
et bonnes amitiés naissent moins de la ressemblance des situations
ou des caractères que d'une certaine conformité dans la manière
de sentir et de juger. Nous sommes, madame, très bons amis, vous
et moi, et nous nous ressemblons bien peu. Je me suis demandé
comment M. de Mauserre avait pu prendre en goût et admettre dans
son intimité un petit garçon à peine dégauchi, très ignorant de tout
ce qui n'était pas de son métier, qui vivait et pensait à l'aventure,
et n'avait réfléchi sur rien. Quand je lui ai posé la question, il m'a
répondu que, sans parler de mon talent, dont il avait bien auguré,
il m'avait trouvé ce qu'il appelait un bon esprit. Il entendait par
là, je suppose, un peu de ce gros bon sens qui préserve des sots
mépris et des imbéciles fatuités. Il possédait, lui, un esprit supé-
rieur; il avait beaucoup voyagé, beaucoup observé, beaucoup lu,
et ses expériences comme ses lectures étaient au service de sa
finesse et de son jugement naturels. On sentait en lui une intelli-
gence fortement nourrie, qui avait tout digéré.
L'homme supérieur est celui qui fait bien son métier tout en sa-
chant faire autre chose. M. de Mauserre s'acquittait du sien à mer-
veille; il en avait le goût et le culte. Il avait coutume de dire que la
diplomatie est un art qui en comprend quatre, l'art de s'informer, le-
quel demande des yeux et des oreilles, l'art de renseigner, dont la
première condition est de savoir se mettre à la place des autres,
l'art de conseiller, le plus délicat de tous, et enfin l'art de négocier,
où le caractère doit venir en aide à l'esprit. Je crois qu'il excellait
également dans ces quatre parties. Ses dépêches étaient fort appré-
ciées au ministère; il m'en a lu plusieurs qui me parurent des
chefs-d'œuvre. Soit timidité, soit préoccupation de faire leur cour.
META HOLDENIS. SS
beaucoup de diplomates ne disent à leur gouvernement que ce qui
lui peut être agréable ; ils aiment mieux tromper que déplaire.
M. de Mauserre aurait cru se déshonorer en dissimulant des vérités
désagréables qui pouvaient être utiles; mais il les présentait avec
tant d'art qu'il les faisait accepter. 11 portait dans ses négociations
avec les ministres étrangers le même respect de lui-même et des
autres; il estimait que la fourbe est un moyen bientôt usé et la
marque d'un mince génie, qu'à la longue elle tue l'autorité, et que
le grand secret est de persuader sans recourir au mensonge, qui
était selon lui le pont aux ânes. Rien ne rétrécit plus l'esprit que
la penr d'être dupe, et c'est la maladie de beaucoup de politiques à
qui l'excès de défiance fait manquer de précieuses occasions. M. de
Mauserre ne croyait pas légèrement; mais il était capable de con-
fiances promptes et généreuses, dont il ne s'est presque jamais re-
penti. Cette générosité qu'il avait dans les sentimens se communi-
quait à ses façons de penser. 11 voyait les choses de haut; il avait
foi aux idées générales et à leur puissance. Sans méconnaître ce
qu'il y a de fortuit dans les vicissitudes d'ici-bas, il estimait assez
l'espèce humaine pour croire que les petits accidens et les petites
intrigues n'expliquent pas toute son histoire, que l'opinion est la
vraie souveraine du monde, que tous les grands événemens sont la
victoire ou la défaite d'une idée : aussi méprisait-il les empiriques
autant que les hommes à utopies. Il se plaisait à les prendre à
partie les uns comme les autres dans ses entretiens, qui m'ont dé-
rouillé l'esprit, donné des clartés de bien des choses et le goût de
décrasser un peu par la lecture ma honteuse ignorance.
Peu à peu nos conversations prirent un caractère plus intime;
elles ne roulèrent plus seulement sur la politique ou la peinture, et
M. de Mauserre en vint à me parler souvent de ses propres affaires.
J'étais ilatté de devenir le confident d'un homme que ses talens,
la supériorité de son esprit, aussi bien que sa situation et sa for-
tune, mettaient en passe d'arriver à tout. Et je ne fus pas médio-
crement étonné en découvrant que les plus expérimentés et les
plus avisés, ceux qui donnent les meilleurs conseils dans les af-
faires d;is autres, se conseillent souvent fort mal eux-mêmes.
M. de Mauserre était veuf depuis sept ou huit ans, et son veuvage
lui pesait. Si recherché et entouré qu'il fût, il éprouvait le besoin
de se refaire un intérieur. Il avait manqué volontairement plusieurs
occasions de se remarier, parce que son cœur n'y trouvait pas son
compte. Heureux les ambitieux à qui leurs succès tiennent lieu de
tout! heureux aussi les hommes de plaisirs qui ne demandent qu'à
se distraire ! Ceux qui cherchent dans la vie des affaires ou des
amusemens sont sûrs de les rencontrer; mais malheur à qui a de
l'âme ! c'est la chose qui trouve le moins son emploi dans le monde.
25 REVUE DES DEUX MONDES.
M. de Mauserre n'était ni un homme de plaisirs, ni un pur ambi-
tieux. Il unissait à un esprit grave un cœur chaud, ce qui est une
grande complication. Sérieux dans ses attachemens, la passion fut
plus forte que sa prudence, et finit par le pousser à un coup de
tète qui, en brisant sa carrière, lui attira le blâme universel : tant
il est vrai que ce que nous avons de meilleur est souvent la source
de nos plus grands embarras.
Il y avait trois mois que je le connaissais et que je le voyais
presque tous les jours, quand je crus remarquer quelque altéra-
tion dans son humeur. Au milieu de nos entretiens, il tombait dans
de longs silences, d'où il ne sortait qu'avec effort. J'attribuai
d'abord ses préoccupations à une affaire d'htat qui ne cheminait
pas à son gré; il me tira lui-même d'erreur. 11 m'emmena un soir
dans son cabinet, dont il referma d'un air de mystère la double
porte; là il me dit qu'il avait une entière confiance dans mon amitié,
et qu'étant sur le point de prendre la plus grave des détermina-
tions il désirait la discuter avec moi. Puis, ayant arpenté la
chambre en poussant de gros soupirs, il me confessa qu'il était
éperdument amoureux de la meilleure, de la plus charmante des
femmes, laquelle était au pouvoir d'un mari brutal dont elle était
fort maltraitée. Il avait la certitude d'en être aimé, mais jusqu'à ce
jour il n'avait rien obtenu, parce qu'elle avait (ce fut son mot) une
âme droite comme un jonc : le mensonge lui inspirait une invin-
cible horreur, et, quelques sujets qu'elle eût de se plaindre de son
tj^ran, elle répugnait à le tromper. 11 ajouta qu'il l'aimait lui-même
trop passionnément pour consentir à la partager avec un mari; il.
entendait l'avoir tout entière à lui, et il ne lui restait d'autre
parti à prendre que de l'enlever. Heureusement, me dit-il, l'homme
qui l'a épousée et qui fait son malheur est d'un pays où le divorce
est autorisé. Après l'éclat d'un enlèvement, il s'empressera de re-
vendiquer sa liberté, et ma maîtresse deviendra ma femme.
— M. de Mauserre sera heureux, lui dis-je; mais que deviendra
le ministre de France?
II baissa la tête, la garda quelques instans dans ses mains. —
Eh bien! oui, reprit-il, je me vois condamné à renoncer pour
quelque temps à une carrière que j'aime. Je demanderai un congé
indéfini. Les raisons ne me manqueront pas; j'alléguerai l'état de
ma santé. La vérité est que j'ai été malade l'an dernier, et les mé-
decins m'ont déclaré que le climat de l'Allemagne ne me convenait
point, que, si je restais à Dresde, j'étais menacé d'une rechute.
Pourquoi ne peut-on tout concilier? La vie est ainsi faite qu'il faut
choisir. Le bonheur ne se donne pas, il s'achète.
Là-dessus il me vanta dans les termes les plus chaleureux la
heauté, les agrémens, les qualités d'esprit et de cœur de l'idole à
META IIOLDENIS. 25
laquelle il se disposait à immoler sa situation et son avenir. Il ne la
nomma pas; mais, au portrait qu'il en fit, je n'eus pas de peine à
reconnaître une créole d'origine française, M'"* de N..., mariée à
un diplomate qui, blasé sur ses charmes, la sacrifiait à d'indignes
liaisons et s'affichait avec des créatures. J'avais rencontré au théâtre
cette belle victime, que tout le monde à Dresde admirait et plai-
gnait. M. de Mauserre m'avait présenté à elle. Il me parut qu'il
exagérait un peu la portée de son esprit, qu'elle avait médiocre.
Pour ce qui était de sa beauté, on ne la pouvait surfiiire, elle avait
un éclat vraiment merveilleux, accompagné de grâces paresseuses
et nonchalantes, capables d'ensorceler un ministre plénipotentiaire
de cinquante ans dont le cœur n'en avait que vingt.
Je parlai ce soir-là, madame, comme l'un des sept sages de la
Grèce. Il est si facile d'être avisé pour le compte d'autrui! Je re-
montrai à M. de Mauserre qu'il allait faire une folie, que les folies
traînent après elles les longs regrets et les cuisans repentirs, que la
passion n'a qu'un temps, que, quand la sienne se serait refroidie, il
s'étonnerait de lui avoir tant sacrifié, que, du caractère dont il était,
une vie désœuvrée et sans but lui deviendrait à la longue insup-
portable, que ses facultés inoccupées feraient son supplice, que les
solitaires, les rêveurs et les poètes peuvent trouver le bonheur dans
une situation irrégulière, mais que les hommes nés pour l'action et
le gouvernement doivent se soumettre aux règles de la société, de
même qu'un joueur de whist, sous peine d'être exclu de la partie,
est tenu de respecter les règles du jeu. — Vous serez heureux un
an, deux ans au plus, lui dis-je ; la troisième année, vous décou-
vrirez que votre bonheur est un boulet attaché à votre pied, et
que votre loyauté vous condamne à le traîner jusqu'au bout en le
maudissant.
Il m'interrompit pour me représenter qu'il n'entendait pas dire
un éternel adieu aux affaires, que je raisonnais comme s'il allait
s'enchaîner à jamais à une situation irrégulicre, qu'il aurait hâte au
contraire de la régulariser, et qu'une fols marié, on oublierait son
coup de tôte pour ne plus se souvenir que des services qu'il avait
rendus ei de ceux qu'il pouvait rendre encore.
— Mais qui vous dit, monsieur, lui.repartis-je, que tout arrivera
comme vous aimez à le croire, et que les circonstances et les
hommes seront aussi complaisans pour vos projets que vous le sup-
posez? Ce sont de terribles gens que les maris. Étes-vous bien sûr
que celui-ci vous fera le plaisir de réclamer son divorce? II pour-
rait se faire qu'il fût d'humeur contrariante, et qu'il préférât à sa
liberté les douceurs d'une vengeance longuement savourée.
Il combattit pied à pied toutes mes objections, non sans pousser
encore quelques soupirs, — et, comme j'insistais, il mit fin à mes
26 REVUE DES DEUX MONDES.
discours en me déclarant que les passions de l'âge mûr sont les
plus violentes de toutes, qu'il ne se sentait pas la force de résister
à la sienne, et qu'il avait écrit le matin même au ministre pour le
prier de lui désigner un successeur. C'est ainsi qu'en usent tous les
demandeurs de conseils. Ils savent ce qu'ils feront et n'en démor-
dront pas; il ne vous reste qu'à les approuver.
M. de Mauserre avait si bien pris son parti que tous les efforts
pour l'en faire revenir se brisèrent contre une volonté dévoyée,
charmée de son égarement, entêtée de sa chimère. Le ministre
combattit vivement une résolution dont il était loin de pressentir
les motifs; comme il croyait aux raisons de santé qui lui étaient
alléguées, il conjura ce démissionnaire obstiné d'avoir un peu de
patience, l'assurant que, puisque le c'imat de Dresde ne convenait
pas à sa santé, on ne tarderait pas à lui donner un poste import;mt
dans une des capitales du midi. De mon côté je revins à la charge ;
je fus repoussé avec perte. Cependant tout faillit manquer par les
résistances de M'"*" de N..,, qui était retenue par son devoir, tour-
mentée par ses scrupules, sans compter que cette âme délicate et
modeste se jugeait indigne du sacrifice qu'on lui voulait faire. Elle
dut enfin se rendre à des supplications désespérées qui refusaient
d'entendre raison. Le moyen qu'une femme résiste longtemps à ua
homme qu'elle aime, lorsqu'il la menace de se brûler la cervelle et
qu'elle le sait capable de tenir parole! M. de Mauserre m'annonça
un jour d'un air rayonnant que sa .démission était agréée et que
toutes ses mesures étaient prises. Une semaine après, il partit pour
les eaux de Gastein, où M'"' de N... ne tarda pas à le rejoindre, et,
deux mois plus tard, une lettre datée de Sorrente m'apprit qu'il y
avait sous le ciel de Naples un couple heureux de plus. Cette même
lettre m'invitait à me rendre avant peu à Florence pour y faire le
portrait de la plus adorable et de la plus adorée des femmes. Vous
jugez du bruit que cette aventure fit à Dresde; elle fut condamnée
impitoyablement par le bon sens des uns, par la jalousie des autres.
Les folies des sages sont la meilleure école pour les fous. Si les
entretiens de M. de Mauserre m'avaient ouvert l'esprit sur bien des
choses, son équipée me fit faire les plus salutaires rétlexions. Je
pris à tâche de prouver que dans l'occasion un artiste s'entend
mieux à conduire sa vie qu'un diplomate. Jusqu'alors, j'avais été à
la merci de mes fantaisies; ma volonté leur montra tout à coup un
visage royal et leur parla en souveraine : tel Louis XIV, éperonné,
le fouet en main, réduisant son parlement à la raison. Je quittai
Dresde à la fin de l'hiver, me pi omettant d'y revenir; c'est une
ville que j'aime et où j'ai laissé quelques bons amis. Aussitôt après
mon retour à Paris, j'écrivis à mon oncle Gédéon qu'il eût cà se
chercher un autre fils et un autre successeur; puis je me mis en
MLTA IlOLDENIS. 27
route pour l'Italie, non sans faire étape à Beaune, où je passai deux
jours avec mon père. Il me traita d'imbécile; mais la vue de mon
escai celle bien garnie lui fit ouvrir de grands yeux. Il ne laissa pas
de me rabrouer pour l'acquit de sa conscience. C'est une sage in-
stitution que les pères grondeurs; l'homme qui n'a jamais mangé
chfez lui que du pain blanc trouvera toujours amer le pain de l'é-
tranger.
i\L de Mauserre avait eu raison de se fixer à Florence. C'est la
ville du monde la plus tolérante pour les aventures, la plus hospi-
talière pour les situations extra-légales; — on y respire encore les
douceurs et les miséricordes du Décameron. Je trouvai mes pigeons
voyageurs dans le délire de leur lune de miel. Cependant j'avais
été meilleur prophète que je n'aurais voulu. Le mari était demeuré
sourd à toutes les propositions dont on l'avait circonvenu; insinua-
tions, menaces, promesses, les ressorts qu'on avait fait jouer
avaient été en pure perte. Ce Ménélas entêté était fermement résolu
à ne point demander son divorce. A la vérité, il ne songeait point
comme l'autre à reconquérir sa femme; il lui suffisait de l'empê-
cher d'épouser Paris. — Grand bien lui fasse, me dit M. de Mau-
serre, il ne nous empêchera pas d'être heureux. — Le portrait de
j^fme (-jg ^^^^^ qu'avec votre permission j'apptllerai désormais M'"'" de
Mauserre, fut bientôt en bon chemin. Ne m'en veuillez pas de le
vanter; il m'a porté bonheur. Il eut au Salon un succès d'engoue-
ment : commandes, fortune, réputation, je lui dois tout; mais je
confesse que la beauté miraculeuse du modèle eut plus de part
encore dnns ce succès triomphaiit que le talent du peintre.
Tout en étudiant, pour les mieux rendre, les beautés de ce mo-
dèle, nous nous prîmes l'un l'autre en amitié. Je vous ai dit que
M'" de Mauserre avait une intelligence assez ordinaire; c'était une
terre en friche, qui, cultivée, n'eût pas été, je crois, d'une fertilité
merveilleuse. Son orthographe était bizarre, et elle n'avait guère lu
que la bil)!iothèque bleue et Vlmiliilioa de Jêsus-Clivist, livres aui
lui étaient toujours nouveaux; elle pouvait les relire pour la cen-
tième fois en s'imaginant que c'était la première. Cet aveu lui fera
tort auprès de vous, madame, qui avez beaucoup d'acquis et de lec-
ture et ne goûtez guère les femmes qui ne lisent point. Je vous assure
pourtant que, si elle avait peu d'esprit, en la connaissant mieux on
lui en trouvait assez. Elle avait le cœur inventif; la délicatesse et la
vivacité de ses sympathies la rendaient ingénieuse à pénétrer les
désirs secrets de ceux qui l'entouraient. Il me semble que ce genre
d'esprit suffit à une femme, quand par surcroît elle est belle comme
le jour. Sa sincérité était admirable; son âme, franche comme
l'osier, était incapable de rien dissimuler, de rien déguiser. Elle se
donnait tout naïvement pour ce qu'elle était, et ne s'en targuait
28 REVUE DES DEUX MONDES.
point comme d'une vertu, car elle s'imaginait que tout le monde
en usait comme elle. Aussi a-t-elle été souvent dupe; mais j'ai
appris à ne pas aimer les femmes qui ne se laissent jamais tromper.
Son seul défaut était sa paresse de créole, qu'elle poussait à un
degré incroyable. Je vous ferai frémir en vous disant qu'il lui en
coûtait àô se lever avant midi, et que, hormis un peu de tapisserie,
tout travail des doigts ou de l'esprit effarouchait son indolence; la
moindre promenade lai était une affaire. Il n'y a de vraiment con-
damnables que les paresseux qui s'ennuient. Elle ne s'ennuyait ja-
mais; elle pouvait demeurer des heures entières pelotonnée dans le
coin d'un sofa, son éventail à la main, parlant ou ne parlant pas
(cela lui était bien égal), amoureuse de son oisiveté, qui lui per-
mettait de s'occuper de ses pensées. Exister lai suffisait, heureuse
qu'elle était de se sentir vivre et d'être aimée. Un jour, une plume
échappée de l'aile d'une tourterelle flottiit dans l'air bercée par les
brises da printemps; quelque fée eut l'étrange fantaisie d'en faire
une femme, et ce fut M'""" de Mauserre. De cette plume, elle avait
gardé la mollesse et la douceur, et, comme autrefois par le vent,
elle se laissait bercer par la vie. J'ajoute que dans les occasions
son exquise bonté triomphait de sa nonchalance; s'agissait-il d'être
agréable ou d'obliger, il lui venait des forces inattendues, elle
ne plaignait ni ses paroles ni ses pas. Elle savait aussi se re-
muer et même s'agiter pour les malheureux. Je l'ai vue à Florence
grimper tout essoufflée, deux fois en un jour, au galetas d'un soi-
disant aveugle très effronté, qui avait su capter sa bienveillance,
sans que j'aie pu la convaincre qu'il y voyait aussi bien qu'elle. Il
y avait dans ses accès intermittens de fiévreuse charité comme un
besoin d'expier, elle semblait dire aux gens qu'elle secourait :
— Vous ne me devez point de reconnaissance; ne savez-vous pas
que j'ai beaucoup à me faire pardonner? — J'ai réussi, je crois, k
rendre un peu tout cela dans son portrait.
M. et M'"" de Mauserre auraient voulu me retenir auprès d'eux;
ce n'était pas une chose à me proposer. Je m'engageai en les quit-
tant à leur faire chaque année une visite, et je leur tins parole. Je
les trouvai, le printemps suivant, fiers et ravis de la naissance
d'une petite fille qui promettait d'être aussi belle que sa mère. La
joie de M. de Mauserre était pourtant mêlée de quelque mélancolie;
il lui était cruel de penser que la loi lui interdisait de reconnaître
cette enfant. A la fin de cette même année, M'"*^ de Mauserre fut
atteinte de la petite vérole, qui- faillit l'enlever; son mari passa
plusieurs jours dans des transes mortelles. Je la vis dans sa conva-
lescence. La maladie lui avait été clémente; elle était encore une
des plus jolies femmes de l'Europe. Toutefois son teint de lis et de
roses avait perdu cet éclat incomparable, cette fleur unique de
META IIOLDENIS. 29
beauté qui faisait crier au miracle, et justifiait toutes les folies
qu'elle avait pu inspirer. Je ne sais ce qu'en pensait M. de Mau-
serre; il s'efforça de lire au fond de mes yeux, qui furent discrets.
L'année d'après, je quittai Florence moins content; j'appréhen-
dais que M. de Mauserre, dont l'humeur s'était assombrie, ne
commençât à se repentir du marché qu'il avait passé avec la des-
tinée. De grands événemens se préparaient en Europe; il s'en pré-
occupait vivement, et sa clairvoyance en discernait les consé-
quences. Il blcàmait la politique du gouvernement français, que ses
agens, pensait-il, informaient mal et conseillaient plus mal encore.
C'était l'unique thème de toutes ses conversations; il s'échauffait
en le traitant, et tout à coup il s'écriait d'un ton amer: — Mais
j'oublie que je n'ai pas voix au chapitre, j'oublie que je ne suis plus
rien. — Je le comparais à un brave cheval de trompette qu'on a mis
avant l'âge à la retraite et qui entend gronder le canon; il rue
contre son brancai-d qui le retient. M'""" de Mauserre ne se doutait
point de ce qui se passait en lui; il affectait en sa présence une gaîté
à laquelle elle se laissait prendre. L'été suivant, il me parut récon-
cilié avec son sort. Poi;r faire diversion à ses regrets, il avait entre-
pris d'écrire l'histoire politique de Florence, et il employait ses
journées à faire des recherches aux archives ; ce travail lui rendait
sa sérénité. Je n'oserais affirmer qu'il fût encore amoureux de sa
femme; mais il se sentait uni par un lien indissoluble à la mère de
son enfant. De son côté, elle lui avait voué un profond attachement,
mêlé d'admiration et d'une confiance absolue, qui ne devait mourir
qu'avec elle. Bref, jamais gens ne furent plus mariés que cet homme
et cette femme qui ne l'étaient pas, — ce qui n'empêche pas que
les maires et leur écharpe n'aient quelque utilité. On a beau dire,
ceux qui ont inventé le mariage ont bien su ce qu'ils faisaient.
Quelques mois plus tard, nous nous donnâmes rendez-vous en
Espagne, où je me proposais d'étudier le dieu de la peinture, Ye-
lasquez, le peintre le plus complètement peintre qu'il y ait jamais
eu. J'ébauchai à Madrid un tableau dont il a été beaucoup parlé,
et qui représente le dernier roi maure, Boabdil, faisant ses adieux à
Grenade. Au moment de nous quitter, M. de Mauserre s'ouvrit à
moi de son désir de revoir la France et de s'établir dans une terre
qu'il possédait en Bugey, près de Crémieu; cet admirable domaine
s'appelle les Charmilles. Un seul point l'arrêtait. Il avait de son
premier lit une fille unique, qui avait épousé sept ans auparavant
le comte d'Arci, dont le château était situé à cinq kilomètres des
Charmilles. — Mon gendre est un homme fort estimable, me dit-il,
mais un peu raide d'encolure, qui n'a pu me pardonner ce qu'il
appelle mon escapade. Il a exigé longtemps que ma fille rompît
toute relation avec moi ; si depuis il l'a autorisée à m'ôcrire, ce fut
30 REVUE DES DEUX MONDES.
h la condition qu'elle ne nommerait jamais M™" de Mauserre dans
ses lettres et qu'elle paraîtrait ignorer son existence. Il me serait
dur d'aller habiter dans leur voisinage sans les voir, et cela se-
rait plus dur encore pour ma femme; on prend son parti de la
solitude, on ne se fait guère à l'isolement. Si vous parveniez à hu-
maniser la vertu farouche de mon gendre et à ménager un rap-
prochement entre nous, vous rempliriez le plus cher désir de M'"= de
Mauserre, et je vous en aurais une vive reconnaissance.
Je partis chargé de cette délicate Icommission. Je trouvai dans
M™" d'Arci une digne personne, auprès de qui ma cause était ga-
gnée d'avance. Elle tenait de son père, mais de son père au repos.
M. de Mauserre était un sage qui avait l'imagination romanesque.
Il avait communiqué sa sagesse à sa fille en gardant pour lui ses
romans et ses échappées. C'est vous dire qu'elle n'avait ni les côtés
brillans, ni les côtés dangereux de son esprit. L'humeur la plus
égale, la raison la plus unie, un excellent cœur et une imagination
froide, voilà M'"* d'Arci. Quoiqu'elle eût l'intelligence ouverte, elle
était vouée à de perpétuels étonnemens, attendu qu'il y a beaucoup
de choses dans la vie qui ne se laissent pas raisonner. Les aven-
tures étaient pour elle une énigme, un casse- tête chinois. Elle
disait : — Est-ce bien possible? comment donc ont-ils fait? à quoi
ont-ils pensé? avaient-ils perdu la tête? — Elle n'admettait pas
qu'on la perdit; mais elle avait si bon cœur qu'elle pardonnait sans
comprendre. La conduite de son père était un abîme où elle ne pou-
vait se retrouver; elle ne laissait pas de chérir ce père prodigue,
elle se fût volontiers écriée avec l'Évangile : « Qu'on lui rende sa
première robe! » Toutefois en se mariant elle avait fait à M. d'Arci
cadeau de sa volonté, et se gouvernait par ses conseils, qu'elle res-
pectait comme des ordres. Ce fut à lui qu'elle me renvoya.
Il me reçut d'abord assez mal. Il avait l'esprit fin avec un air un
peu épais, le ton brusque, l'humeur grondeuse, un bon sens caus-
tique qui ne faisait grâce à rien, ni à personne, et l'habitude d'ap-
peler les choses par leur nom; au demeurant le meilleur fils du
monde, il passait sa vie à faire le bien en grognant. Il commença
par me déclarer que son beau-père était l'homme le plus absurde de
l'univers et qu'il n'entendait pas que sa femme revît jamais un ex-
travagant, qui apparemment la conseillerait aussi bien qu'il s'était
conseillé lui-même. Je lui répondis qu'il connaissait bien mal M. de
Mauserre, qu'on n'est pas un fou pour avoir fait une folie, que la
sagesse consiste à n'en faire qu'une, et je lui représentai que, lors-
qu'il est survenu sur une ligne de chemin de fer un déraillement
suivi d'un gros accident, on y peut voyager longtemps en sûreté.
Enfin je sus si bien le prendre, je lui parlai avec tant de chaleur de
M""= de Mauserre, qu'il finit!par s'apprivoiser. 11 me promit qu'aussi-
META nOLDENIS. 31
tôt que M. de Manserre serait aux Charmilles, il lui rendrait visite,
et qu'on verrait après. Je n'en demandais pas davantage, bien cer-
tain que dès leur première entrevue M'"" de Miusarre et M'"" d'Arci
se prendraient en amitié, que ces deux droitures se reconnaîLraient
et s'estimeraient l'une l'autre. Je m'empressai d'aiinoncer le résul-
tat de ma démarche à M. de Mauserre, et ce fut sa femme qui me
répondit sans pouvoir assez me remercier.
D'Arci, je courus à Beaune, oi^i m'appelait mon père, qui se sen-
tait mourir. Il souffrait depuis longtemps d'une maladie de cœur,
qui avait ûiit tout à coup d'alarmaus progrès. 11 ne me traita plus
d'imbécile. — Tony, me dit-il en m'embrassant, je ne te demande
pas si tu as du talent, je n'entends rien à ces hisloires-là; mais je
te prie de m'expliquer un peu l'élat de tes affaires. — L'exposé
assez brillant que je lui en fis le contenta pleinement, et il convint
qu'une fois dans ma vie j'avais eu raison contre lui. S'il était sa-
tisûiit de moi, je ne l'étais guère de lui, ses forces déclinaient vi-
siblement. Bientôt il ne quitta plus le lit, où son repos était trou-
blé par d'insupportables oppressions. Quinze jours durant, je ne
m'éloignai pas de son chevet. Il ne me grondait plus, il était devenu
presque tendre, et comme il avait toute sa tête, serrant mes mains
dans les siennes, il m'adressait de pressantes recommandations,
dont la sagesse semblait supérieure à l'humilité de sa fortune. Il
aimait à me répéter que nos entraînemens sont nos plus grands
ennemis, que l'essentiel est de savoir se commander, qu'il est aisé
d'acquérir, très difficile de conserver, et que la discipline de la
volonté est le secret des conquêtes durables et des longs bonheurs.
Une nuit, comme il était sur ce thème, un coq du voisinage vint à
chanter. — Tony, me dit mon père, j'ai toujours aimé le chant
du coq. Il annonce le jour et met en fuite les fantômes de la nuit.
Ce chant ressemble à un cri de guerre, il nous rappelle que nous
devons passer notre vie à batailler contre nous-mêmes. Tony,
toutes les fois que tu entendras chanter le coq, snuviens-toi que
c'était la seule musique que ton père aimât. — La nuit suivante, à,
la même heure, le même coq poussa un cri sonore. Mon pauvre
père essaya de soulever sa tète, me fit un signe du doigt, et, s effor-
çant de sourire, il expira. Madame, je n'ai jamais entend»u chanter
le coq sans me souvenir de moa père mourant et de ses derniers
conseils; vous verrez que je m'en suis bien trouvé.
Oii ne S'nt tout le prix de ce qu'on possède qu'après l'aToir
perdu. Je donnai quelques jours à mon chagrin, qui était profond,
et au soin de mes affaires, que je n'ai jamais trouvé plus rebutant,
après quoi je retournai à Paris, où m'attendaient plusieurs tableaux
commencés. J'avais le diable ou Velasquez au corps et des regrets
à tromper; je travaillai pendant tout l'hiver avec tant d'acharné-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
ment qu'au printemps j'étais à bout de forces. Dans le courant du
mois d'avi'il, M. de xMauserre m'écrivit pour m'annoncer qu'il avait
revu son gendre et sa fille. Le rapatriement était si complet que
M. d'Arci, ayant résolu de faire de grandes réparations à son châ-
teau, s'était laissé persuader de l'abandonner aux maçons et de
passer tout l'été avec sa femme aux Charmilles. « Vous manquez
seul à cette fêle, ajoutait M. de Mauserre. Arrivez bien vite ; venez
travailler ici à Boabdil et au portrait de M'""* d'Arci. »
•' J'acceptai l'invitation, et, pour me secouer un peu, je pris ma
route par Cologne, les bords du Rhin et la Suisse, ce qui était as-
surément le cheuiin de l'école. Ce fut une heureuse idée, puisque
à Bonn j'eus l'honneur de vous être présenté et de passer un jour
avec vous sur la charmante terrasse où vous lirez ceci; c'est une
des journées de ma vie que j'ai marquées à la craie. Je trouvai à
Mayence une lettre de M. de .ilauserre, qui me mandait que, puis-
que j'avais pris par le plus long, il désirait m'en punir en me char-
geant d'une commission pour Genève. Sa chère petite fdle Lulu
(elle s'appelait Lucie comme sa mère), qui courait sa cinquième
année, devenait de jour en jour plus volontaire. Elle avait grand
besoin d'une gouvernante, que son père voulait très honnête, très
instruite, très sensée, à la fois douce et ferme, une vraie perfection.
Il avait pensé trouver plus facilement cette merveille en pays pro-
testant, et dans ce dessein il s'était adressé à un pasteur genevois
dont il avait fait la connaissance à Rome. Il s'étonnait de n'en pas
recevoir de réponse, et me priait d'aller lui demander compte de
son silence.
Le cœur ne me battit point en traversant les rues de Genève; c'est
à peine s'il me souvenait qu'il y eut une Meta : six années vous
changent un homme. Pour me punir de mes oublis, le hasard me
fit rencontrer à quelques pas de la gare M. Holdenis. Son chapeau
flétri et son habit étriqué me firent mal augurer de l'état de ses af-
faires; il avait la mine basse d'un joueur décavé. Je le saluai, il
n'eut pas l'air de me reconnaître. Je m'acquittai de la commission
dont je m'étais chargé. Le pasteur, à qui on avait écrit deux fois et
qui ne répondait pas, m'expliqua d'un ton embarrassé que, quel que
fût son déjjir d'obliger d'aimables gens qu'il estimait, et si gros que
fût le chiffre du traitement promis, il n'avait trouvé personne à en-
voyer à M. de Mauserre; il ajouta, en me regardant du coin de
l'œil, que sans doute j'en devinais la raison.
— Vous connaissez M. et M'"* de Mauserre, lui dis-je. Avez-vous
rencontré dans votre carrière pastorale beaucoup de ménages plus
honorables et plus unis?
— C'est précisément la difficulté, me fépliqua-t-il moitié sérieux,
moitié souriant. Je me fais un scrupule d'envoyer une jeune fille
META HOLDENIS. 33
honnête chez des gens qui s'aiment plus fidèlement que s'ils étaient
mariés. Il est des vertus dont l'exemple est dangereux pour la jeu-
nesse.
Il m'assura cependant que, si quelque bonne occasion se présen-
tait, il ne la laisserait pas échapper; mais je vis bien qu'il ne la
chercherait pas. Je le quittai là-dessus, et qui rencontrai-je en sor-
tant de chez lui? Le plus ennuyé desHarris, lequel, n'ayant pas en-
core découvert l'endroit où l'on s'amuse et remettant chaque jour
son départ au lendemain, n'avait pas démarré de l'hôtel des Bergues.
Il m'embrassa en bâillant et bâilla en me félicitant de ce qu'il ap-
pelait mes étourdissans débuts. Il me déclara que son incurable
ennui entendait boire deux bouteilles de vin de Champagne à la
santé de ma jeune gloire. Nous entrâmes dans un café; tout en fai-
sant raison à ces toasts, je lui contai d'où je venais, où j'allais, et
que j'étais en quête d'une gouvernante.
— Quels sont les appointemens? me demanda-t-il.
— Quatre mille francs, payables par quartiers, avec espérance
d'augmentation. Avez-vous envie de vous présenter?
— Non, me dit-il avec flegme ; mais j'aurais peut-être quelque
bon sujet à vous proposer.
Je lui répondis que je le croyais compétent dans toutes les ma-
tières, particulièrement dans le choix d'une institutrice, et nous
parlâmes d'autre chose. Comme je prenais congé de lui : — Vous
ne m'avez pas demandé des nouvelles de la petite souris, me dit-il,
et vous avez eu raison. La pauvre fille a succombé au chagrin d'a-
voir été traîtreusement abandonnée par vous. Peut-être aussi est-
elle morte d'une indigestion de poésie, ou d'avoir trop récité le Roi
de Thulé, ou d'avoir avalé une arête de poisson. Sait-on jamais de
quoi meurent les femmes?
— Plaisantez -vous à moitié ou tout à fait? lui demandai-je avec
un peu d'émotion.
— Je suis le moins plaisant des hommes, reprit-il. Quant au
vieux renard, il porte des habits graisseux pour attendrir ses créan-
ciers; mais on affirme que depuis quelque temps il a enfoui beau-
coup d'écus dans des bas de laine.
A ces mots, il bâilla encore et me tourna les talons.
Le surlendemain, j'étais aux Charmilles, où je trouvai des gens
contens et des visages épanouis. M. d'Arci lui-même ne grognait
plus; il était sous le charme des grandes manières et de l'esprit
élevé de son beau -père, que jusqu'alors il connaissait à peine
et qu'il s'était représenté tout autrement. — Vous êtes le roi des
amis, me dit M'^® de Mauserre dans notre premier moment de tête-
à-tête. Je ne pouvais me pardonner d'avoir brouillé mon mari avec
TOME cm. — 1873. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
ses enfans. Vous avez mis ma conscience en paix. — Pour me té-
moigner sa reconnaissance, elle avait eu soin de me loger dans le
plus bel appartement de son très beau château; mes fenêtres com-
mandaient une admirable vue. M. de Mauserre avait fait réparer
une vieille tour à demi ruinée, qui était au bout du jardin, et con-
vertir le premier étage en un charmant atelier, orné de panoplies,
de belles tentures de vieux bahuts. Je me trouvais aux Charmilles
comme un coq en pâte.
Cependant il y avait dans la maison un trouble-fête. Avec ses
superbes yeux, noirs comme le jais, M"^ Lulu était à de certains
jours un cheval échappé, un vrai diable. Quand ses quintes la te-
naient, elle devenait impérieuse, colère, violente à vous jeter à la
tête tout ce qui lui tombait sous la main. On la gâtait indignement.
M'"^ de Mauserre la sermonnait beaucoup , la menaçait quelque-
fois, sans en venir jamais à l'exécution. Elle lui disait : — Lulu, si
tu casses encore une vitre de la serre, on t'enverra coucher. — Lulu
cassait trois vitres, et on ne la couchait pas. Essayait-on de la punir
en lui ôtant un jouet, elle entrait dans des fureurs terribles, aux-
quelles succédaient des pâmoisons dont sa tendre mère était dupe.
jyjme d'Arci avait trop de bon sens pour approuver tant de faiblesse;
mais ce même bon sens, très discret, lui faisait une loi de ne pas se
mêler des affaires des autres. Madame, si jamais j'ai des enfans, je
ne leur promettrai pas souvent les verges; mais quand ils les mé-
riteront, Dieu les bénisse! ils les auront. Donner et retenir ne
vaut.
M. de Mauserre , qui sentait que l'éducation de Lulu laissait à
désirer, fut très mortifié des nouvelles que je lui apportais de Ge-
nève. Il était sur le point d'aller chercher lui-même une gouver-
nante à Paris, quand je reçus de Harris le billet suivant : « :lon
cher grand homme, je suis flatté de la confiance que vous m'avez
témoignée. Je me suis piqué au jeu, et je crois avoir rencontré la
pie au nid. C'est une personne charmante et très capable, que vous
pouvez recommander en sûreté de conscience. Comme vous m'aviez
donné carte blanche, j'ai traité directement au nom de M. de Mau-
serre, et le marché est conclu. Ma protégée partira demain par le
train de l'après-mtdi; priez vos amis qu'ils envoient leur voiture
l'attendre à Ambérieu, où elle arrivera vers six heures du soir. Inu-
tile de me remercier. Yous savez que je suis tout à vous.
« YouR OLD Harris. »
Cette lettre fort inattendue me mit dans un grand embarras. Un
Américain qui s'ennuie est capable de tout; je craignais que la pré-
tendue institutrice de Harris ne fût quelque fille qu'il avait mise à
mal, ou peut-être lui-même, étant homme à sacrifier sa moustache
META HOLDENIS. 3S
au plaisir de mystifier son prochain. Je regrettai de ne pas l'avoir
instruit de la véritable situation de M""^ de Mauserre; je tremblais
qu'on ne vît dans sa plaisanterie une intention insultante. Par mal-
heur, sa lettre m'était parvenue vers midi, et l'inconnue devait se
mettre en route une ou deux heures plus tard; impossible de parer
le coup. Je me déterminai à tout dire à M. de Mauserre. Il prit la
chose assez gaîment.
— Libre à votre ami, me dit-il, de s'amuser à nos dépens. S'il
nous envoie une aventurière, nous saurons la recevoir.
— Mais si c'est une honnête fille, s'empressa de dire M™* de Mau-
serre, tâchons de la reconnaître bien vite, et gardons-nous de la
désobliger par des questions et des regards impertinens.
— Oh! vous, ma chère, avez -vous jamais désobligé personne?
lui répliqua- t-il. Vous trouveriez du bon au diable en personne,
pourvu qu'il eût la précaution de paraître devant vous avec des
coudes percés. Je vous prédis une chose : c'est qu'aventurière ou
non, la personne qu'on nous annonce sera embrassée par vous
avant que vous lui ayez seulement demandé son nom. Je crois
l'instinct des enfans. C'est M''"' Lulu qui se chargera de nous dire à
qui nous avons alTaire; j'entends régler mon avis sur le sien.
Nous finîmes par plaisanter de la mystérieuse inconnue, et
M. d'Arci, qui avait le crayon facile, fit une caricature qui repré-
sentait son entrée aux Charmilles. Une Colombine très délurée
s'élançait au milieu du salon en pirouettant et enlevait Lulu dans
ses bras; de la bouche de M""^ de Mauserre sortait une devise où on
lisait : « Décidément elle a du bon ! »
La voiture partit à trois heures pour Ambérieu, et le soir nous
étions réunis au salon, attendant son retour. 11 faisait grand vent ;
un orage se déclara, et nous entendîmes en même temps le gronde-
ment d'un tonnerre lointain et un piétinement de chevaux sur le
pavé de la cour. La porte s'ouvrit. L'inconnue apparut, enveloppée
d'un grand manteau brun qui lui tombait sur les talons; elle en avait
relevé le collet, qui cachait presque entièrement sa figure. Elle
s'avança d'un pas mal assuré, et rabattit son capuchon. A ma vive
surprise, j'en vis sortir un visage que je connaissais, deux yeux qui
-m'avaient coûté deux mille écus ou peu s'en faut.
Si les hommes éta,ient de bonne foi, ils conviendraient qu'en toute
rencontre leur premier soin est de se mettre en règle avec leur
amour-propre. Je questionnai le mien ; il me répondit que ma jeu-
nesse n'avait pas à rougir de s'être éprise â l'âge des chimères de
la personne qui était là, devant moi. Elle avait un peu changé; ce
n'était plus une jeune fille, la femme s'était formée. Ses joues
étaient moins pleines, et je n'y trouvai point de mal. Son regard
venait de plus loin et s'était comme imprégné d'une douce mélan-
56 REVUE DES DEUX MONDES.
colie. Elle avait vu beaucoup de choses tristes pendant six ans, elle
les avait gardées au fond de ses yeux.
Elle ne me reconnut pas. J'étais assis dans l'ombre, masqué par
un grand portefeuille où je dessinais je ne sais quoi. Elle était fort
troublée ; soit l'émotion de l'orage, soit l'efFarement d'une première
rencontre avec des étrangers, elle tremblait comme la feuille. J'al-
lais me lever pour lui venir en aide; M'"^ de Mauserre, dont le
cœur allait vite en affaires, me prévint, et pour justifier la pro-
phétie de son mari, s' élançant vers elle, de sa voix traînante elle
lui dit : — Soyez la bienvenue dans cette maison, mademoiselle,
et puissiez-vous la regarder comme la vôtre. — Puis, l'ayant prise
par la taille, elle voulut l'emmener dans la salle à manger pour
s'y refaire. Meta l'assura qu'elle n'avait pas faim.
— En attendant que l'appétit vous revienne, asseyez-vous là, lui
dit M'"^ de Mauserre. Il faut que je vous présente une petite fille
qui aura besoin de toute votre indulgence.
Lulu était en ce moment de l'humeur la plus détestable. Elle
s'était obstinée à veiller pour attendre sa gouvernante, et depuis
une heure elle se débattait contre le sommeil ; vous savez à quel
point sont aimables les enfans endormis qui ne dorment pas. En
voyant paraître l'étrangère, elle avait reculé jusqu'au bout du salon,
où elle se tenait appuyée au mur, les mains derrière le dos, d'un
air qui disait: Voilà l'ennemi! Sa mère l'appela en vain, elle ne
bougea pas. M"^ Holdenis, la tête penchée vers elle, lui tendit les
bras : — Vous avez donc peur de moi ? est-ce que j'ai l'air bien
terrible? — Lulu se retourna vers la muraille. Meta ôta son man-
teau et ses gants, ouvrit le piano et attaqua les premières mesures
d'une sonate de Mozart. Je n'ai connu que deux femmes qui com-
prissent Mozart, elle était l'une des deux; je vous la donne, ma-
dame, pour une musicienne bien étonnante. Lulu ressentit le
charme. Elle se coula pas à pas vers le piano ; quand sa gouver-
nante eut cessé de jouer : — Joue encore, lui dit-elle d'un ton de
reproche.
— Non, je suis fatiguée.
— Joueras-tu demain ?
— Oui, si Lulu est sage, répondit Meta.
A ces mots, elle s'assit dans un fauteuil, sans paraître tenir au-
trement à l'approbation de l'enfant, qui, piquée de cette indiffé-
rence, lui dit : — Tu es ma gouvernante; crois-tu par hasard que
tu me gouverneras?
— C'est ce que nous verrons.
— Crois-tu par hasard que je t'embrasserai ?
— Il s'est passé dans le monde des choses plus étonnantes.
De plus en plus intriguée, Lulu se rapprocha d'elle et la tira par
META HOLDENIS. 37
sa robe. Meta tourna la tête, ouvrit ses bras, et l'instant d'après,
comme vaincue par un doux magnétisme, l'enfant était couchée
sur ses genoux et lui disait : — Qu'as-tu là, à la joue gauche?
— Cela s'appelle un grain de beauté.
— Pourtant tu n'es pas belle comme maman, reprit Lulu; mais
tu as l'air bon.
Au bout de trois minutes, elle dormait à poings fermés, et sa
gouvernante la regardait en souriant. C'était un joli groupe; j'en
ai conservé un croquis. Meta se leva pour transporter l'enfant dans
son lit. M'"* de Mauserre voulut l'en empêcher, et lui représenta
que cela regardait la bonne. — Permettez, madame, lui répondit-
elle de sa voix douce; on la réveillera en la déshabillant; il est mieux
que je sois là.
Elle sortit avec son fardeau, suivie de M"»^ de Mauserre, qui me
dit en passant : — Elle est charmante. Écrivez bien vite à votre
ami pour le remercier du trésor qu'il nous a envoyé.
Après un quart d'heure, elle revint avec une lettre que M"® Hol-
denis avait apportée et qui était ainsi conçue : « Très honoré mon-
sieur, des revers de fortune et la difficulté d'entretenir ma nom-
breuse famille m'obligent de me séparer de ce que j'ai de plus cher
au monde. C'est une épreuve bien cruelle que Dieu m'impose. Je
ne pensais pas qu'un jour ma pauvre Meta en serait réduite à ga-
gner son pain; j'avais rêvé pour elle un avenir plus doux. Permet-
tez à un père de recommander chaudement à vos bontés et à celles
de votre digne épouse cette pauvre chère enfant. Vous apprécierez,
j'en suis sûr, la noblesse de son caractère et l'élévation de ses sen-
timens. Elle apprendra l'allemand à votre aimable petite fille, elle
lui apprendra aussi à tourner ses regards en haut et à préférer à
tous les biens de la terre cet idéal suprême qui est la nourriture
du cœur et le pain de l'âme. Veuillez agréer, honoré monsieur, les
respects de votre très humble et très obéissant serviteur.
« Benedikt Holdenis. »
En me donnant cette lettre à lire, M. de Mauserre me souligna
de l'ongle ces trois mots : votive digne épouse, et me dit à l'oreille :
— Nous aurons d'ennuyeuses explications à donner ; votre ami au-
rait bien dû s'en charger.
— Pouvait-il expliquer, lui répondis-je, ce qu'il ignorait lui-
même ?
Je passai la lettre à M. d'Arci, qui fit la grimace et dit : — Elle
est Allemande, elle se nomme Meta, et elle adore l'idéal. Sauve qui
peut ! — Et se tournant vers M""* de Mauserre. — Vous l'avez désobli-
gée, madame, en lui offrant à souper. Vous imaginez-vous qu'elle
mange et qu'elle boive? C'est affaire aux Welches.
38 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je vous répète qu'elle est charmante, lui répondit-elle, et
que je l'aime déjà de tout mon cœur.
— Ce qui me plaît en elle, dit M"^ d'Arci, c'est qu'elle n'est pas
coquette. Une autre aurait tenu à laisser son ivater-proof à la porte.
— Si on me demande mon avis, dit M. de Mauserre, je regrette
Colombine et ses pirouettes. La charmante Meta me fait penser à
cette femme dont on a dit que ses beaux yeux et son beau teint
servaient à éclairer sa laideur.
— Êtes-vous bien sûr qu'elle soit laide? interrompis-je. Il faut
se défier du prem.ier coup d'œil. J'ai connu des gens qui en arri-
vant à Rome trouvaient la ville affreuse; ils y étaient encore huit
mois après et ne pouvaient plus s'en aller.
— Il est certain, fit M. d'Arci de son ton narquois, que nous ne
connaissons jusqu'à présent que les faubourgs. Avez-vous été admis
à visiter le Colisée?
— Pas de mauvaises plaisanteries, lui répliqua M""® de Mauserre
en lui donnant un coup sur la bouche avec son éventail, sinon nous
prierons M"* Holdenis de vous donner quelques leçons d'idéalité.
— Mon gendre a raison, dit M. de Mauserre. Je crois comme lui
que Tony a des lumières particulières sur les charmes de la gou-
vernante de Lulu. Tony, nous ferez-vous la grâce de nous expli-
quer en quoi consiste la plaisanterie de votre ami Harris?
— En ceci, lui répondis-je, qu'il s'est piqué de me faire faire à
mon insu une bonne œuvre dont j'aurais dû m'aviser de moi-même.
M. Holdenis, dans un moment d'embarras, m'avait emprunté quel-
que argent, et sa fille a vendu un bracelet pour me le rembourser.
Un si beau trait méritait récompense.
— Et depuis que vous voilà riche, vous lui avez rendu dix bra-
celets?
— Oh ! que non pas ! II est utile d'apprendre aux filles à payer
les dettes de lélir père.
— Je suis tout à fait rassuré, dit-il en riant. Voilà un propos qui
ne sent pas l'amoureux.
— Pauvre petite ! reprit M""" de Mauserre, qu'avait attendrie cette
histoire. Quelle candeur il y a dans son regard! comme on lit sa
belle âme sur son visage ! Tout à l'heure je l'avais quittée un in-
stant pour appeler la bonne, qui tardait; je l'ai retrouvée à genoux
sur le plancher, près de Lulu endormie. Elle priait avec une fer-
veur bien touchante. En m' apercevant, elle a rougi jusqu'à la ra-
cine des cheveux, comme si je l'avais surprise en péché mortel...
Mais, j'y pense, elle est protestante ; quel catéchisme enseignera-
t-elle à Lulu?
— Mahométane ou bouddhiste, lui repartit M. de Mauserre, si son
catéchisme porte qu'il est défendu de casser les vitres de mes serres
META HOLDENIS. 39
et de jeter des assiettes à la tête des gens, sa religion est la mienne,
et vive Bouddha!
Là-dessus chacun fut se coucher. Pour regagner mon apparte-
ment, je devais suivre dans toute sa longueur le corridor sur lequel
s'ouvrait la nursery. La porte en était entre-bâillée; je ne pus
m'empêcher de la pousser un peu, et j'aperçus Meta occupée à
vider ses malles et à ranger ses nippes dans ses armoires. Je la re-
gardais depuis quelques minutes quand elle s'avisa enfin de tour-
ner la tête de mon côté.
— Eh bien! lui dis-je en allemand, m'avez-vous reconnu cette
fois?
Elle recula d'un pas et s'écria en français : — Vous ici !
— On ne vous avait donc pas dit que j'étais de la famille?
— Si M. Harris eût été moins discret, il est probable que je ne
serais pas venue. — Elle ajouta : — Je serais bien malheureuse de
penser que dans une maison qui me reçoit si bien j'ai rencontré un
ennemi.
— Un ennemi! lui dis-je. A quel titre? Je serai tout ce qu'il vous
plaira; disposez de moi. Voulez-vous que je me souvienne de tout?
Voulez-vous que j'aie tout oublié?
— Je ne veux plus rien, je ne désire plus rien, répliqua-t-elle
avec une tristesse amère. Heureusement j'ai trouvé ici une œuvre
à faire, et je prie Dieu qu'il m'aide à y réussir, — et du doigt elle
me montrait la couchette où reposait Lulu. Puis, avec un demi-
sourire : — Mais que font dans cette chambre vos souvenirs ou vos
oublis ? — Et doucement, ses yeux dans les miens, elle me referma
la porte au nez.
J'écrivis le soir même à Harris : « Mon cher ami, vous avez tenu
à me prouver que tôt ou tard les montagnes se rencontrent. Soyez
tranquille, elles ne se battront pas. »
Cette nuit, les chiens de garde du château firent un affreux va-
carme jusqu'au matin. Le lendemain à déjeuner, M""^ de Mauserre,
qui avait été réveillée par leurs aboiemens, nous demaiMa ce qui
avait bien pu les exciter ainsi. Un domestique lui répondit qu'une
bande de bohémiens avait campé dans le voisinage. Elle pria Meta
de surveiller beaucoup Lulu pendant quelques jours, et de ne pas
s'aventurer avec elle dans le parc. Madame, la vie serait plus fa-
cile, si nous n'avions à défendre notre bien que contre des visages
basanés et des rôdeurs de grandes routes.
Victor Cherbuliez.
{La deuxième "partie au prochain n°.)
VOYAGES GÉOLOGIQUES
AUX AÇORES
I.
L'ILE DE TERGEIRE.
L'archipel des Açores constitue aujourd'Jiui l'une des plus belles
et des plus florissantes provinces du royaume de Portugal. Une
foule de causes y concourent à l'accroissement incessant de la ri-
chesse générale. Un climat très doux, un sol fertile, une position
géographique éminemment favorable au développement des rela-
tions commerciales, une population intelligente et active, une ad-
ministration libérale et bienveillante, y sont des élémens certains
de prospérité, les uns dépendant de l'action de l'homme, les autres
inhérens au pays même. A ces avantages, les Açores joignent de
merveilleuses beautés naturelles.
Pico, l'une des îles du groupe, est surmontée d'un cône volca-
nique de plus de 2,000 mètres d'élévation, dont la cime est blan-
chie par la neige pendant plusieurs mois de l'année, tandis que la
base du mont est enveloppée d'une ceinture de champs de vignes
et de plantations d'orangers. — Terceire, l'ancienne capitale admi-
nistrative, alors que les Açores n'étaient qu'une simple colonie
portugaise, offre dans sa partie centrale une région montueuse et
sauvage couronnée d'éminences volcaniques, les unes dénudées,
les autres hérissées de broussailles ou revêtues d'une épaisse couche
de mousses humides, pendant que la zone littorale est ornée de bril-
lantes cultures et parsemée d'élégantes habitations. — San-Miguel,
aujourd'hui la reine de l'archipel, présente dans ses parties basses
une suite presque ininterrompue d'enclos verdoyans où l'on récolte
VOYAGE AUX AÇORES. Al
chaque année ces millions d'oranges qui sont durant l'hiver l'objet
d'un immense commerce avec l'Angleterre. Un peu plus haut, sur
les pentes, s'étendent de jeunes bois où l'on rencontre, végétant
côte à côte, les arbres les plus divers, originaires de toutes les ré-
gions tempérées du globe; mais ce sont les points culminans de
l'île auxquels la nature semble avoir voulu réserver ses ornemens
les plus grandioses. D'un côté, l'on y trouve enclavée la pitto-
resque vallée de Fumas, environnée de roches abruptes et tra-
versée par une rivière d'eau chaude dont les sources brûlantes
reproduisent en petit les phénomènes des geysers de l'Islande;
de l'autre s'ouvre, à l'extrémité de l'arête montagneuse de l'île,
la caldeira de Sete Cidade, dépression circulaire, profonde de 200
à 300 mètres, large de plus de 2 kilomètres, à parois taillées à pic,
dont le fond renferme un village coquettement niché sur le bord
d'un lac, au pied d'anciens cratères décorés d'une sombre verdure.
— Graciosa, qui mérite encore aujourd'hui le nom expressif qu'elle
a reçu lors de sa découverte, Fayal, dont la magnifique baie es
un lieu de relâche et de ralliement recherché par les navires de
toutes les nations, Corvo, célèbre par la légende du fameux cava-
lier dont le doigt mystérieux était tourné vers l'Amérique, pos-
sèdent des caldeiras, la plupart très régulières et quelques-unes
plus profondes encore, relativement à leur diamètre, que celles de
San-Miguel. — Des champs de maïs et de gras pâturages cou-
vrent la longue crête formée par l'île de San-Jorge et s'étendent
jusqu'au bord de hautes falaises dont les escarpemens vertigi-
neux sont sillonnés de longs rubans de lave noire ou rougeâtre.
— Santa-Maria et Florès, quoique d'origine également volcanique,
semblent avoir été depuis plus longtemps respectées par les feux
souterrains; en revanche, l'action de l'atmosphère y a marqué plus
fortement son empreinte. A Florès particulièrement, les pluies ont
creusé des ravins profondément découpés, des précipices fantasti-
ques, sur la paroi desquels des plantes de la famille des composées
étalent leurs corymbes dorés, dont le vif éclat est encore relevé par
le ton verdoyant des fougères qui les accompagnent.
En somme, ce qui frappe surtout dans ces neuf îles disséminées
sur une longueur de 800 kilomètres (1) au centre de l'Atlantique,
c'est la puissance magnifique et pour ainsi dire le témoignage écrit
des forces volcaniques qui, du sein de la terre, ont fait jaillir des
torrens de matière ignée au milieu même des flots de l'Océan, et
qui, semblables aux géans légendaires, ont accumulé les uns sur
les autres des amas prodigieux de scories et de roches ; — c'est
aussi le spectacle du travail infatigable de la mer pour recouvrer
(1) Les Açorcs sont comprises entre 39° 45' et 36» 50' de latitude nord, et 27° et
33° 40' de longitude occidentale.
Ù2 REVUE DES DEUX MONDES.
son domaine et le tableau des dégradations gigantesques produites
par l'action des eaux; — enfin c'est le splendide déploiement de
vie végétale qui s'opère sur ces rivages, et qui semble vouloir y
dérober aux yeux la lutte acharnée et éternelle des deux classes
d'agens naturels désignés par les géologues sous les noms respec-
tifs de plutoniques et de neptuniens.
Attiré à deux reprises aux Açores par le désir d'accomplir certains
travaux de chimie appliquée à la géologie, j'ai dû parcourir pas à
pas non-seulement les parties cultivées des. îles, mais encore les
régions les plus sauvages des parties centrales. En retraçant ici
quelques-unes de mes excursions, mon but est de donner une idée
de la conformation d'une contrée qui peut être regardée comme
le type des régions volcaniques marines. J'essaierai en même temps
de fournir un aperçu des richesses végétales de ces îles, des condi-
tions heureuses qu'y rencontre notamment l'arboriculture, et des
remarquables essais d'acclimatation qui y sont tentés ou pour-
suivis. Quelques-uns des incidens de mes pérégrinations permet-
tront en outre au lecteur de se rendre compte des mœurs et des
habitudes de la population des Açores, des progrès qui s'y sont
accomplis depuis trente ans sous le rapport intellectuel et moral, et
de l'avenir qui semble réservé aux habitans de ce délicieux éden.
I.
J'ai visité les Açores la première fois durant l'automne de 1867,
la seconde fois pendant l'été qui vient de s'écouler. Mon premier
voyage a été déterminé par la nouvelle d'une éruption sous- marine
dont l'apparition venait d'avoir lieu dans le voisinage de l'île de
Terceire. Ces sortes d'éruptions empruntent un attrait tout particu-
lier aux conditions spéciales dans lesquelles elles s'opèrent. La si-
tuation de la bouche volcanique au sein même des flots de la mer
donne aux phénomènes un aspect différent de celui qui s'observe
d'ordinaire dans les volcans dont les cratères sont ouverts à l'air
libre, et à certains égards elle en facilite l'étude. Les manifestations
du feu souterrain sont loin d'être uniquement caractérisées par
des écoulemens de lave; les matières en fusion manquent sou-
vent dans les cataclysmes volcaniques , même les plus effroyables ;
mais ce qui n'y fait jamais défaut, ce sont les dégagemens tor-
rentiels de gaz et de vapeurs. Or, par suite de la porosité du ter-
rain et de la nature scoriacée des roches, dans les volcans aériens
plusieurs de ces matières volatiles arrivent à la surface déjà mé-
langées à l'air atmosphérique et par conséquent altérées, quel-
quefois brûlées complètement avant même qu'on puisse les re-
cueillir pour en faire l'examen. Le géologue chimiste recherche
VOYAGE AUX AÇORES. A3
donc avec avidité l'occasion d'étudier les éruptions sous-marines,
car il est certain que les élémens de l'air n'ont pas modifié sensi-
blement la composition des gaz d'origine souterraine, et généra-
lement la ténuité de la couche de liquide traversée et la conti-
nuité du dégagement sont aussi des garanties du peu d'importance
de l'action modificatrice due au pouvoir dissolvant de l'eau. Ces
considérations m'avaient engagé à emporter toute une collection de
tubes et d'appareils délicats, destinés soit à emprisonner les gaz
que je comptais recueillir, soit à en faire au moins l'analyse qua-
litative. Aussi l'on peut juger de mon désappointement lorsqu'on
arrivant à Terceire j'appris que tout semblait terminé; aucun îlot
n'avait apparu à la surface des eaux. La mer vue du rivage, cou-
verte d'une brume légère, paraissait calme et unie sur le lieu qui
avait été le théâtre de l'éruption, et les pêcheurs de l'île ne pou-
vaient fournir aucun renseignement positif sur l'état de cet empla-
cement; ils étaient encore trop épouvantés pour avoir osé jusque-là
s'en approcher.
Voici le récit des phénomènes qui s'étaient accomplis, tel que
je l'ai recueilli. Les premiers signes de convulsions souterraines
s'étaient manifestés plusieurs mois avant fapparition des explo-
sions. Des tremblemens de terre, d'abord faibles et peu nombreux,
avaient ébranlé le sol dans la partie occidentale de l'île de Ter-
ceire dès la fin du mois de décembre 1866. Le village de Serreta,
situé dans cette partie de l'île, à une petite distance du rivage,
en face de l'endroit où quelques mois plus tard l'éruption devait
avoir lieu , avait eu particulièrement à souffrir des commotions.
Depuis le commencement du mois de janvier 1867 jusqu'au 15 mars
suivant, les secousses de tremblement de terre s'y étaient fait
sentir plusieurs fois chaque jour. Dans les premiers temps, ces
ébranlemens du sol étaient assez faibles pour ne causer aucun
dommage sérieux. Les habitans du village et des hameaux voisins,
très effrayés d'abord, n'avaient pas tardé à se rassurer, et leurs
inquiétudes s'étaient surtout dissipées pendant une période de
tranquillité (du 15 mars au 17 avril) durant laquelle on n'avait res-
senti aucune secousse; mais à partir du 17 avril les trépidations
s'étaient de plus en plus multipliées en augmentant rapidement
d'intensité. Pendant le mois de mai, on en constatait de huit à
douze par jour, et depuis le 25 mai jusqu'au 2 juin on en avait
compté plus de cinquante dans certaines journées. Les tremble-
mens, sensibles d'abord seulement à Serreta ou dans le voisi-
nage de cette localité , s'étaient aussi chaque jour étendus davan-
tage, et à la fin du mois de mai on les ressentait dans toute l'île
de Terceire. Le maximum d'intensité des secousses s'est toujours
manifesté sur le bord de la mer, près de Serreta; les maisons
A4 REVUE DES DEUX MONDES.
de ce village ont été lézardées, quelques-unes même renver-
sées, et les chemins se sont trouvés encombrés par les débris
des murs de clôture avoisinans. La population de Serreta et de
quelques autres villages de la région occidentale de l'île avait
quitté ses habitations dès le commencement du mois de mai, et
campait dans les jardins, sous des tentes. Chaque secousse débu-
tait par un choc vertical de bas en haut, comme si, dans les pro-
fondeurs de la terre, une impulsion brusque venait frapper su-
bitement la face profonde des couches superficielles du sol. Ce
mouvement vertical presque instantané était suivi immédiatement
d'un mouvement oscillatoire horizontal beaucoup plus prolongé,
dirigé sensiblement du nord-ouest au sud-est. Chaque jour, les
habitans des villages menacés se réunissaient devant la porte des
églises, et toutes les fois qu'une secousse nouvelle avait lieu, une
scène de frayeur, toujours la même, se reproduisait. Au début de
la commotion, la sensation du choc vertical arrachait un cri simul-
tané de toutes les poitrines, puis un silence complet, durant lequel
on respirait à peine, régnait pendant tout le temps de l'oscillation
horizontale consécutive. Les huit ou dix secondes que durait cette
scène d'angoisse semblaient pour chacun se prolonger bien au-delà
de leur durée réelle.
La secousse la plus énergique avait eu lieu le 1" juin à huit
heures du matin; elle avait déterminé la chute de plusieurs pans
de murailles et fortement endommagé la plupart des constructions
jusque-là restées intactes. Des fentes s'étaient produites sur le
bord des ravins, et des blocs de rochers, détachés des hauteurs de
la montagne de Santa-Barbara, qui domine la côte ouest de l'île,
avaient roulé avec fracas sur les pentes. On évalue à quatre-vingts
le nombre des maisons ruinées ce jour-là dans le village de Ser-
reta. L'abandon général des habitations avait empêché que l'on
n'eût d'accidens mortels à déplorer; quelques personnes seulement
avaient reçu des blessures légères.
Tout à coup, dans la nuit du 1" au 2 juin, huit détonations très
fortes, semblables à des décharges d'artillerie, se font entendre
dans un court intervalle de temps, et le matin du 2 juin, à la pointe
du jour, on voit les premiers signes de l'éruption. La mer présente,
sur une grande étendue, une coloration d'un vert jaunâtre, et à une
distance d'environ 3 milles de la côte on distingue un bouillonne-
ment intermittent, qui d'abord est faible et ne se manifeste qu'à
de longs intervalles, mais qui, s'accroissant peu à peu, atteint son
maximum le 5 juin. Le 2 juin, vers neuf heures du soir, on avait
vu, trois fois dans l'intervalle d'un quart d'heure, l'eau s'élever
à une grande hauteur sous la forme d'un jet vertical, en un point
situé entre la côte de Terceire et l'endroit principal du bouillonne-
VOYAGE AUX AÇORES. 45
ment observé pendant la journée. Les jours sui vans, le même phé-
nomène se reproduit un grand nombre de fois en se développant.
Le 5 juin, on peut observer simultanément six ou sept énormes
colonnes composées d'eau chaude et de vapeur d'eau, jaillissant
avec impétuosité au-dessus du niveau de la mer et ne se courbant
par l'action du vent qu'à une hauteur' de plusieurs centaines de
mètres, en offrant l'aspect d'un épais nuage de fumées blanches.
Ces puissantes émissions de vapeur et d'eau chaude sont accompa-
gnées de projections nombreuses de scories noirâtres, dont la co-
loration foncée tranche nettement sur la blancheur éclatante des
jets aquifères. Quelques blocs de scories ainsi lancés paraissent pos-
séder exceptionnellement un volume de plusieurs mètres cubes; le
volume de la plupart des fragmens semble ne pas dépasser la gros-
seur du poing. Ceux qui se trouvent engagés au milieu d'une co-
lonne de vapeur montent ordinairement fort haut sous l'impulsion
des fluides élastiques qui les enveloppent ; mais ceux que l'on voit
apparaître sur le pourtour d'un jet s'écartent obliquement en décri-
vant une courbe peu étendue au-dessus de la surface de l'eau, dessi-
nant une sorte de couronne au pied du jet vertical qu'ils entourent.
L'emplacement de ces phénomènes grandioses n'était pas ab-
solument fixe, la sortie des vapeurs sous la forme d'une colonne
blanchâtre se faisait tantôt en un point, tantôt en un autre, mais
toujours dans un espace elliptique limité, d'environ 5 kilomètres
de longueur et de 1 kilomètre de largeur. Le grand axe de cette
ellipse était dirigé sensiblement de l'est 10° nord à l'ouest lO" sud,
et quelquefois tous les jets se montraient en môme temps, distri-
bués sur cette ligne à des distances inégales les unes des autres.
Les plus considérables, qui étaient aussi les plus impétueux, étaient
ceux dont la position semblait le moins varier. La situation du
jet principal correspondait sensiblement à l'emplacement où l'on
avait observé le 2 juin les premiers bouillonnemens de la mer.
Des sifflemens aigus, des détonations terribles comparables aux
éclats de la foudre et redoublés par les échos des falaises de la côte
accompagnaient la formation des jets de vapeur et l'expulsion des
scories. A une distance de plus de 10 milles, l'eau de la mer était
colorée de teintes disperses, vertes, jaunes, rouges, dues à la pré-
sence de sels de fer en dissolution. L'odeur pénétrante de l'acide
sulfhydrique était très prononcée, et, s'il est vrai, comme l'aflir-
ment les gens du pays, que l'on ait vu surnager à la surface de la
mer du soufre sous la forme d'un précipité blanc jaunâtre, il fau-
drait attribuer ce fait à la décomposition du gaz sulfhydrique au
contact de l'air. Du reste nulle trace de flammes, nulle incandes-
cence, et dans l'obscurité de la nuit le fracas des explosions pouvait
seul révéler l'existence de l'éruption.
A6 REVUE DES DEUX MONDES.
L'amas sous-marin formé par l'accumulation des scories ne s'é-
tait pas élevé jusqu'au niveau de la mer, ce que l'on peut expliquer
par la grande profondeur de l'eau dans les points où s'était opéré
le dépôt des matériaux rejetés par le volcan et aussi par la courte
durée des phénomènes. A partir du 2 juin, les secousses du trem-
blement de terre, sans cesser complètement, deviennent très rares
et assez faibles pour ne plus inspirer aucune inquiétude; quant
à l'éruption elle-même, dès le soir du 5 juin, elle est en décrois-
sance, la projection des gros blocs cesse tout à fait. Le 7 juin, il
n'y avait plus aucune pierre lancée, et le même jour, vers dix
heures du soir, les vapeurs elles-mêmes avaient disparu. La période
active de l'éruption avait donc en tout duré sept jours.
Cette cessation brusque des phénomènes était assez extraordi-
naire pour me faire douter que tout fût terminé. La pensée que les
moins apparens de ces phénomènes pouvaient bien s'y prolonger
encore, loin de tout regard humain, me fit concevoir le projet d'ex-
plorer en bateau la petite étendue de mer que les habitans de Ter-
ceire considéraient comme ayant été le siège de l'éruption. Une
nuit, par un léger vent d'ouest, je m'embarquai dans le port d'An-
gra. Le patron d'une petite chaloupe avait consenti, non sans peine,
à me conduire au lieu désigné. A la pointe du jour, nous étions en
face de la côte occidentale de Terceire, et, tandis que le bateau
voguait lentement vers le but présumé de l'excursion, je pus ad-
mirer à loisir l'imposant panorama que cette région de l'île, vue de
la mer, offre aux regards à cette heure matinale. A droite, au-des-
sous du village de Santa-Barbara, une falaise de 400 mètres de
haut, composée de bancs de lave noirâtre et de couches de scories
d'un rouge foncé; à gauche une épaisse coulée de lave trachytique
descendant le long des pentes comme un long ruban grisâtre, dont
la couleur claire contraste avec le ton foncé des laves basaltiques
environnantes et avec la teinte vigoureuse des nombreux figuiers
qui épanouissent leur feuillage épais à l'abri des roches; enfin, au-
dessus de tout cela, la eime de la caldeira de Santa-Barbara, en-
veloppée d'une calotte nuageuse. La sauvage falaise du premier
plan était encore dans l'ombre pendant que les plus fins détails du
paysage voisin se trouvaient éclairés sous une faible incidence par
les limpides rayons du soleil naissait. A la distance où nous étions
de la côte, les villages avec leurs nombreux toits de chaume et
leurs églises aux blanches façades, cachés dans les profondes dé-
coupures du terrain, ressemblaient à des jouets d'enfant.
A mesure que le soleil s'élevait au-dessus des crêtes de la mon-
tagne, nous approchions du point désigné par les renseignemens
assez vagues qui m'avaient é^ donnés à Angra. Nous jetions de
temps en temps la sonde pour reconnaître s'il n'existait pas dans
VOYAGE AUX AÇORES. 47
ces parages quelque inégalité brusque dans la profondeur de la mer.
Enfin nous arrivâmes au terme de l'excursion ; mais là aucune
trace de l'éruption, ni modification dans la configuration du sol
sous-marin, ni aucun changement dans la température ou dans la
coloration de la mer. Après une heure de vaines recherches, nous
allions reprendre la direction d'Angra lorsqu'un des bateliers nous
fit remarquer à peu de distance un point où l'on apercevait un léger
bouillonnement. Une étendue de mer à peine de quelques mètres
carrés était agitée par un faible dégagement gazeux. Les bulles peu
volumineuses se succédaient par bouffées intermittentes et venaient
crever en pétillant à la surface de l'eau. C'était là le phénomène
ultime de l'éruption. Je n'essaierai pas de dépeindre la satisfaction
que me causa cette découverte ; ceux qui ont entrepris des recher-
ches expérimentales peuvent seuls comprendre l'instant de bonheur
que l'on goûte en pareil cas. Je dus modérer l'expression émue de
ma joie en présence des regards stupéfaits de l'équipage.
On emploie des appareils de formes diverses pour recueillir les
gaz naturels qui se dégagent au travers d'une nappe d'eau. Ceux
que j'avais adoptés étaient de simples entonnoirs de verre, large-
ment ouverts à la base et munis d'un robinet au niveau de la par-
tie rétrécie. Le robinet fermé, l'instrument est rempli d'eau et en-
foncé légèrement dans la mer au-dessus des bulles, qui viennent
peu à peu en occuper toute la capacité. Lorsqu'il est rempli de gaz,
on l'enlève à l'aide d'un seau introduit doucement au-dessous et on
l'apporte dans le bateau. C'est là qu'a lieu le second temps de l'opé-
ration, lequel a pour but d'assurer la conservation et le transport
du fluide recueilli. Il s'agit alors de faire passer le gaz de l'enton-
noir dans de longues fioles cylindriques terminées par une partie
effilée. Ces vases, dans lesquels le vide a été préalablement fait à
l'aide d'une machine pneumatique, sont fermés à la lampe. Avec
un tube de caoutchouc, on en adapte la pointe au-dessus du bec
de l'entonnoir, dont on ouvre le robinet , puis on casse la pointe
effilée de la fiole, et le gaz se précipite avec violence dans l'inté-
rieur du vase. Quand le sifflement qui indique le passage du fluide
au travers de la partie effilée a cessé, on ferme de nouveau au cha-
lumeau cette extrémité rétrécie de la fiole; le gaz se trouve alors
parfaitement emprisonné et susceptible d'être conservé intact indé-
finiment. L'an9,lyse exacte peut être ainsi réservée pour le labo-
ratoire.
Néanmoins ces petites opérations si simples rencontrent dans la
pratique des obstacles iguorés dans un cabinet confortablement
installé. La surface de la mer est rarement unie comme celle de
la cuve à mercure d'un laboratoire. Le plus souvent les courans
entraînent le bateau d'un côté ou de l'autre du point où l'on vou-
48 REVUE DES DEUX MONDES.
drait rester stationnaire, et, quand à force de "patience et d'habileté
les bateliers parviennent à vaincre cette difficulté, le mouvement
des flots rend encore très pénible la fonction de l'opérateur, qui
doit maintenir son appareil plongé sous l'eau, dans une position à
peu près fixe. Fréquemment, lorsque la besogne semble sur le point
d'être terminée et que l'on se félicite déjà de pouvoir bientôt quit-
ter la position fatigante que l'on est obligé de garder, arrive une
grosse vague qui soulève brusquement l'embarcation; l'entonnoir
sort de l'eau, l'air atmosphérique y pénètre, s'y mélange au gaz
recueilli, et le travail fait est à recommencer. Quand il faut fer-
mer les fioles au feu du chalumeau, la peine n'est pas moindre; la
lumière éclatante du jour empêche de voir la flamme, le vent la fait
vaciller et souvent l'éteint. Une lanterne de forme spéciale est
presque nécessaire pour permettre de fondre la pointe de verre
effilée que l'on veut clore; encore faut-il dans la plupart des cas
s'accroupir au fond de la barque, sous une grande couverture, pour
être à l'abri des coups de vent.
Quelques tubes gradués de construction simple et un petit nombre
de réactifs permettent de se rendre compte immédiatement de la
composition qualitative du mélange gazeux. En général, ces mé-
langes recueillis dans l'eau, autour des volcans, sont d'autant plus
complexes et d'autant plus riches en hydrogène qu'ils proviennent
de points où l'action volcanique est plus intense. C'est notamment
ce que les gaz pris à Terceire ont offert de plus saillant. La pré-
sence de l'hydrogène libre ou de ses composés les plus simples dans
les produits gazeux d'une telle origine est un fait digne du plus
haut intérêt. N'est-il pas merveilleux de voir ce gaz, le plus léger
de tous les corps connus, sortir des profondeurs du sol? Quelle
force puissante l'y a enfermé? Quelle action moléculaire y a présidé
à la naissance de ce corps? Les propriétés chimiques de l'hydrogène
le placent à la tête des métaux, à côté du mercure et du platine,
dont il s'éloigne tant par ses qualités physiques. Le fait que des
gisemens d'hydrogène existent, comme ceux des métaux propre-
ment dits, dans les entrailles de la terre, fait qui est mis en évi-
dence par ces dégagemens gazeux sous-marins, vient ici confirmer
les inductions hardies des chimistes; il tend aussi à établir une
certaine relation entre la constitution du globe terrestre et celle du
soleil, qui, d'après les découvertes spectroscopiques, est un im-
mense réservoir d'hydrogène. De pareils rapprochemens dépassent
sans doute la portée du fait minime où l'imagination en puise la
source; mais, quelle qu'en soit la valeur absolue, ils ne doivent pas
être dédaignés, car ils ont au moins le mérite certain de provoquer
toute une suite d'expériences et d'observations nécessaires pour en
vérifier ou pour en infirmer l'exactitude.
VOYAGE AUX AÇORES. 49
II.
L'excursion nautique dont j'ai esquissé les incidens divers et les
résultats les plus évidens étant accomplie, l'objet principal de mon
voyage aux Açores se trouvait atteint. Pour compléter l'exécution
du plan que je m'étais tracé avant mon départ de France, il ne me
restait plus qu'à entreprendre paisiblement l'exploration géologi-
que de quelques-unes des îles; mais, le bateau à vnpeiir postal ne
faisant qu'une fois par mois la tournée des Açores, je me vis re-
tenu pendant près de quatre semaines encore à Terceire. La navi-
gation à voiles entre ces îles n'a rien de régulier, et à partir de
l'équinoxe d'automne jusqu'au printemps elle est sujette à des dan-
gers ou au moins à de longues interruptions. Le manque de refuges
sur la plupart des côtes, l'abondance des récifs, la profondeur de
la mer aux abords des falaises, la fréquence des ouragans, y occa-
sionnent de nombreux sinistres. Il n'est point rare durant la mau-
vaise saison qu'une embarcation soit détournée bien loin de son
chemin par de violens vents contraires. Il y a quelques années,
deux frères de Santa-Maria, qui voulaient transporter des provi-
sions de leur île à San-Miguel, furent assaillis par un vent d'ouest
si fort et si persistant qu'ils ne trouvèrent rien de mieux que de se
diriger sur Lisbonne. Ils arrivèrent à l'entrée du Tage au bout de
onze jours sans que la tempête leur eût laissé un moment de répit.
Un autre bateau, qui allait avec une charge de bois de San-Jorge
à Terceire, fut entraîné par l'action combinée des vents et du cou-
rant de l'une des ramifications du gidf-slreayn et rencontré à plus
de 200 lieues au nord-ouest des Açores. Le cas le plus singulier
est celui d'un juge qui, regagnant Terceire au retour de sa visite
annuelle à Graciosa et San-Jorge, fut poussé sur les côtes du Brésil,
d'où il fut ramené à Lisbonne; de là il revint enfin dans ses foyers,
après avoir fait une tournée bien différente de celle qu'il avait l'ha-
bitude d'accomplir.
Sur les neuf îles qui composent le groupe açorien, Fayal et Ter-
ceire seules possèdent des baies offrant un asile, assez peu sûr
d'ailleurs, contre les vents impétueux qui régnent souvent dans
cette région. J'ai été, en décembre 1867, témoin d'une de ces tem-
pêtes, et je frémis encore en pensant aux désastres qui sont arrivés
sous mes yeux. Le bateau à vapeur sur lequel je me trouvais fut
assailli par l'ouragan à la tombée de la nuit, dans la baie de Horta,
capitale de l'île de Fayal. Les bâtimens d'un faible tonnage qui
étaient à l'ancre furent bientôt enlevés et jetés à la côte. Près de
nous, un grand trois-mâts, qui devait partir le lendemain pour le
TOME cm. — IS^S. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
Brésil avec un convoi d'émigrans, résistait cà la tempête depuis plu-
sieurs heures ; attaché par de fortes chaînes à deux ancres solide-
ment fixées, il semblait défier la fureur des flots; mais son tour vint
aussi, et nous le vîmes, après la rupture des chaîues, partir comme
une flèche, bondir et se briser contre les récifs de la pointe Espala-
maca. Notre bateau à vapeur, forcé de prendre le large, se trouva
bientôt, grâce à l'espèce de digue protectrice formée par l'île de
San-Jorge, à l'abri des mouvemens violens de l'océan, et il parvint
sans encombre jusqu'à Terceire. Là, de nouvelles épreuves l'atten-
daient. La tempête nous suivait, et le soir même de notre arrivée
dans le port d'Ângra elle s'y manifestait avec une violence crois-^
santé. Au milieu de la nuit, le bateau à vapeur était forcé dere-
chef de céder devant la puissance des flots, et obligé de fuir en
pleine mer, en abandonnant ses ancres. Le lendemain soir, le calme
se rétablissait enfin, et nous rentrions dans le port que nous avions
quitté la veille; mais quel lamentable spectacle s'y offrait aux re-
gards ! Le terrible vent sud- ouest, que les habitans de Terceire
nomment le charpentier à cause de la violence irrésistible avec la-
quelle il brise et détruit les navires, avait passé par là et couvert le
port d'épaves. Des planches de toutes dimensions, la plupart rom-
pues, des débris de meubles, des bouts de mâts, flottaient de
toutes parts. Dix ans auparavant, cette fois pendant l'été, au mois
d'août 1857, il y avait eu aux Açores une tempête encore plus dé-
sastreuse, dont le souvenir est resté dans la mémoire des habitans
de l'archipel. Non-seulement les navires qui se trouvaient dans le
voisinage furent engloutis ou mis en pièces, mais l'ouragan, qui
avait tous les caractères d'un véritable cyclone, exerça encore les
plus épouvantables ravages dans l'intérieur des îles.
Pendant le mois que j'ai passé à Terceire, je n'ai vu entrer dans
le port d'Angra qu'une seule embarcation. C'était une chaloupe ve-
nant de San-Jorge, qui avait profité de quelques heures de vent
favorable pour franchir le canal qui sépare les deux îles. Durant ce
mois, des bourrasques répétées ou des pluies incessantes rendaient
également pénibles les excursions dans l'intérieur des terres. Les
montagnes du centre de l'île étaient bieu rarement dégagées de
l'épaisse enveloppe de nuages gris qui, malgré la violence du vent,
semblait y adhérer avec ténacité; dans la zone côtière, les averses
multipliées étaient séparées par des intervalles où le soleil brillait
de tout son éclat. Yingt fois dans une journée le soleil s'assombris-
sait et la pluie se mettait à tomber, puis, aussitôt le grain terminé,
le ciel reprenait sa pureté, et des arcs-en-ciel d'une beauté in-
comparable témoignaient seuls de la persistance de la pluie à
quelque distance.
Aux Açores, la température ne s'élève guère au-dessus de 30 de-
VOYAGE AUX AÇORES. 51
grés sur les bords de la mer pendant les mois les plus chauds de
l'été, et le plus souvent elle ne s'y abaisse pas au-dessous de 7,
même au cœur de l'hiver. Les journées où le thermomètre monte
au-dessus de 26 degrés et celles où il descend au-dessous de 10
sont véritablement exceptionnelles : aussi peut-on dire qu'il règne
dans la région littorale un printemps perpétuel; mais c'est* un
printemps éminemment pluvieux pendant neuf mois de l'année.
Le mode de construction et la distribution des habitations por-
tent le cachet de ces conditions climatériques; aucune précau-
tion ne paraît prise contre des chaleurs trop grandes ni contre
des froids trop intenses. Il n'existe ni cheminée ni aucun autre
moyen de chauffage ; la cuisine du pauvre se fait devant la porte
lorsque le temps est beau, et au milieu même de l'habitation quand
il pleut. Gomme il n'existe pas de plafonds, la fumée sort non-seu-
lement par les ouvertures normales de la maison, mais encore
par les interstices des tuiles du toit.
En revanche, tout indique le soin extrême que l'on a pris pour se
garantir de l'humidité. Dans les maisons de la classe aisée, les rez-
de-chaussée sont délaissés comme lieu d'habitation. Ils servent
d'écuries, de celliers, de magasins et aussi de boutiques dans les
villes. Les pièces du premier étage sont vastes et bien aérées. Une
demeure de médiocre apparence possède souvent un salon de 15 ou
20 mètres de long et large en proportion. Les papiers de tenture,
que l'humidité détacherait promptement et couvrirait de moisis-
sures, sont proscrits : les murs sont simplement blanchis à la chaux;
les meubles compliqués et délicats, les placages, sont remplacés par
des objets massifs et solides qui défient toutes les influences hygro-
métriques.
Bien que la chaleur de l'été soit toujours modérée, et que des brises
rafraîchissanres soufflent sans cesse soit de la terre vers la mer, soit
en sens inverse, néanmoins l'abondance de l'humidité répandue dans
l'air augmente la fréquence et le danger des insolations. C'est sans
doute un des motifs pour lesquels on a conservé l'usage des gril-
lages en bois à mailles étroites, qui garnissent encore aujourd'hui
la plupart des fenêtres et des balcons. Dans ces treillis peints en
vert sont encadrés des volets carrés, construits de la même ma-
nière, qui peuvent être soulevés de bas en haut en tournant autour
d'une charnière fixée au bord supérieur. Les femmes d'Angra pas-
sent une grande partie de la journée derrière ces châssis, accrou-
pies sur des nattes, causant ou travaillant, et surtout guettant avec
avidité du côté de la rue les occasions trop rares de satisfaire leur
curiosité. Dès qu'un étranger chemine sur la voie, à l'instant les
volets se soulèvent, le passant subit l'inspection féminine; puis,
tout le long de son trajet, le bruit sec que font les châssis en re-
52 REVUE DES DEUX MONDES.
tombant l'avertit, sans qu'il ait besoin de tourner la tête, que
l'examen est terminé. L'usage des fenêtres et des balcons grillés
est probablement une coutume importée du Portugal, un reste de
la domination mauresque qui s'est conservé parce qu'il était con-
forme aux exigences du climat.
C'est sans doute à la même origine qu'il faut faire remonter cer-
taines particularités du costume et du genre de vie des femmes de
la ville. Reléguées et comme cloîtrées dans la maison, elles en sont
réduites à recevoir à domicile la visite des marchands ou à faire
exécuter leurs achats au dehors par l'intermédiaire de domestiques
mâles. Elles ne franchissent guère le seuil du logis que pour se
rendre à l'église, et alors elles s'enveloppent de la tête aux pieds
d'un ample manteau de drap noir que surmonte un immense capu-
chon soutenu par un fanon de baleine. Ordinairement elles sortent
plusieurs ensemble et se glissent silencieusement à la file, les bords
du capuchon serrés de manière à conserver tout juste l'ouverture
nécessaire à la vision. Les plus prudes s'arrêtent aussitôt qu'un
passant du sexe masculin s'avance à leur rencontre sur le même
trottoir, et se tiennent immobiles, la face tournée contre la mu-
raille voisine, jusqu'à ce qu'on les ait dépassées. Ces usages sin-
guliers ont une tendance à disparaître; mais à Terceire, où les in-
fluences anglaise et américaine pénètrent peu, et où les vieilles
traditions portugaises sont encore toutes-puissantes, les change-
mens de mœurs et d'habitudes se font beaucoup moins sentir que
dans les autres îles de l'archipel.
Le manteau de drap est un vêtement cher, que n'ont pu natu-
rellement adopter à aucune époque les femmes de la campagne. A
Terceire, elles sont, pendant la semaine, vêtues d'un corsage et
d'un jupon de laine. Sur la tête, elles portent un fichu qui s'at-
tache au-dessous du menton, et par-dessus, un chapeau rond en
feutre noir. Le jupon est court et de couleur jaune ou grise; il est
garni au bas de deux ou trois larges bandes de couleur brillante.
Les jours de fête, elles endossent en plus une longue jupe en mous-
seline claire, bordée d'un double rang de falbalas. L'étoffe et la
forme du vêtement surajouté sont évidemment d'importation an-
glaise. Il en est de même de tartans aux couleurs éclatantes dont
elles se couvrent parfois les épaules. Les élégantes seules ne mar-
chent pas nu-pieds; leurs chaussures sont des espèces de sandales
plates retenues par des lanières de cuir. Celles qui les portent en
paraissent très fières, et les font résonner sur les cailloux du chemin.
La seule partie remarquable du costume des hommes est la ca-
puche [carapuça) dont ils se couvrent la tête. C'est une sorte de
casquette en drap foncé qui se continue eu arrière avec un épais
collet de même étoffe retombant sur les épaules, et que prolonge le
VOYAGE AUX AÇORES, 53
plus souvent en avant une large visière très saillante, terminée de
chaque côté par une pointe recourbée en haut. Cette capuche met
le visage et le cou à l'abri des rayons du soleil, et garantit très bien
de la pluie la tête et toute la partie supérieure du dos. Il est im-
possible d'imaginer une coiffure mieux adaptée aux conditions cli-
matériques des Açores.
L'habitude de marcher nu-pieds, contre laquelle les hygiénistes
s'élèvent avec raison quand il s'agit des contrées froides et humides
de l'Europe tempérée, n'offre véritablement ici aucun inconvénient
grave. Le terrain est tellement accidenté et constitué si générale-
ment de détritus volcaniques poreux, que l'eau des pluies s'écoule
à la surface des laves ou s'enfonce presque immédiatement dans le
sol. Les flaques d'eau stagnantes sont tout à fait exceptionnelles; les
chemins ne sont jamais boueux. Cependant rien de tout cela n'ex-
plique et surtout n'excuse le peu de soin que l'on apporte à l'hy-
giène des enfans. Dans la plupart des villages, garçons et filles ne
portent, jusqu'à l'âge de six à sept ans, pour tout vêtement qu'une
chemise plus ou moins en lambeaux, beaucoup même sont entière-
ment nus. Les insolations en font périr un grand nombre. En voyant
le soin extrême avec lequel les adultes des deux sexes cherchent à
se préserver de l'humidité et du rayonnement direct du soleil, on a
véritablement peine à comprendre l'incurie dont sont victimes les
enfans en bas âge.
Pendant les mois pluvieux que j'ai passés à Terceire, je suis resté
aussi peu que possible dans la ville; pourtant, lorsque de gros
nuages gris se maintenaient entassés autour des sommets, il était
impossible de diriger des excursions fructueuses du côté des hau-
teurs. Une brume épaisse y dérobait aux regards les objets les plus
rapprochés, une pluie fine et pénétrante imbibait très vite tous les
vêtemens, et dès que l'on quittait les sentiers à demi tracés au mi-
lieu de ces solitudes, on était exposé à de grands dangers, tenant à
la constitution des parties superficielles du sol et à la nature spé-
ciale de la végétation qui les recouvre. Les éruptions volcaniques
ont répandu dans cette région, à la surface du terrain, un lit de
ponces incohérentes à demi décomposées aujourd'hui par l'action
de l'humidité; une couche de sphagnum, qui parfois atteint plus
d'un mètre d'épaisseur, s'étend au-dessus comme un énorme tissu
feutré toujours imprégné d'eau. Rien n'est pénible comme de mar-
cher à l'aventure au milieu de cette végétation spongieuse, dans
laquelle on enfonce à chaque instant jusqu'à la ceintuie; mais ce
qui y rend la marche périlleuse, c'est que cette mousse tourbeuse
cache souvent des ravinemens profonds creusés par l'eau dans la
ponce sous-jacente. Il faut avec un bâton sonder le terrain à chaque
pas, sans quoi l'on courrait risque de tomber subitement dans quel-
Oa REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une de ces fissures étroites dont rien ne dénote extérieurement
l'existence.
Quand on est obligé de renoncer aux excursions dans la mon-
tagne,, on trouve encore près de la côte l'occasion de faire plusieurs
explorations intéressantes. Le mont Brazil, vaste cône volcanique
qui se dresse à l'entrée du port d'Ângra, mérite notamment d'ap-
peler l'attention. Un isthme étroit le rattache à la ville, et donne
accès à un chemin fortement incliné qui conduit à une forteresse
adossée à la base du mont. On franchit une poterne, et, si l'on con-
tinue l'ascension en laissant à gauche les constructions du fort, on
arrive sans grande difficulté sur le rebord du cratère. De là, les re-
gards plongent au fond d'une cavité de près d'un kilomètre de dia-
mètre, entourée d'une crête circulaire échancrée seulement vers le
sud. Les points culminans de l'enceinte sont à 209 mètres d'alti-
tude. Le fond du cratère présente deux dépressions d'inégale pro-
fondeur, comme si le volcan avait eu deux bouches ayant successi-
vement fonctionné. L'une est à 17li mètres d'altitude , l'autre à
hb mètres seulement. Des champs de maïs occupent la partie basse
de la concavité; des milliers d'amaryllis garnissent les pentes inté-
rieures et y étalent en automne la splendide parure de leurs innom-
brables corolles roses. Les sentiars sont sablés de grains vitreux de
péridot aux reflets jaune-verdâtre et de cristaux noirs de pyroxène
qui scintillent au soleil. Ce riche jardin, dont la nature fait tous les
frais, est parfois visité par un ennemi redoutable : des bandes de
sauterelles viennent inopinément s'y abattre. Amenées du littoral-
africain par les vents du sud-est, elles prennent terre sur ce pro-
montoire avancé et y portent la dévastation, quelquefois sans se
montrer dans la banlieue, pourtant si rapprochée, de la ville
d'Angra.
Sur les parties élevées du rebord du cratère, la roche est nue, et
montre à découvert la structure intime de l'éminence. Le mont
Brazil est le produit d'une gigantesque éruption sous-marine : le
cataclysme auquel il doit sa naissance s'est produit au sein des
flots; les matières incandescentes vomies par le volcan ont été pro-
jetées au dehors mélangées avec les débris du sol existant, avec les
sables, avec les coquilles du fond de la mer. Tous ces matériaux
délayés et pétris ensemble ont formé en retombant une sorte de
bouillie aqueuse, qui s'est entassée couches par couches autour de
son point d'émission, s'y est desséchée, solidifiée avec le temps et
transformée en un tuf assez compacte pour pouvoir maintenant
fournir d'excellens matériaux de construction. La montagne est à
pic de tous côtés vers la mer; les vagues la battent avec fureur pen-
dant les violens ouragans de l'hiver et en détachent chaque année
de volumineux fragmens. A partir du niveau de la mer et jusqu'à la
VOYAGE AUX AÇORES. 55
crête du cône, les couches de tuf entaillées et déchiquetées forment
comme un immense rempart décoré de bizarres couleurs. Quand on
contourne extérieurement en bateau le pied de la falaise, on frémit
à la vue de la texture granuleuse et du défaut apparent de cohé-
sion de la roche qui compose le massif. Le tuf est cependant beau-
coup plus résistant qu'on ne serait tenté de le croire; les pigeons
ramiers, fort abondans aux Açores, et les hirondelles de mer, qui
volent en bandes nombreuses aux alentours du mont, ne craignent
pas de confier leurs nids aux anfractuosités de l'escarpement.
La forteresse qui occupe l'entrée du mont du côté de la ville a
joué à deux reprises un rôle considérable dans l'histoire du Portu-
gal. La première fois, moins d'un siècle après la découverte de l'île
de Terceire, elle a servi avec éclat de suprême refuge à l'indépen-
dance nationale. Le prieur de Grato, oucle de dom Manuel, le der-
nier roi, s'y maintint trois ans contre les forces de son redoutable
compétiteur, le roi d'Espagne Philippe II. Le prieur avait été aidé
par les flottes de l'Angleterre. Le secours de la France ne lui avait
pas non plus fait défaut, et aujourd'hui le mont Brazil renferme
dans un petit fortin en ruines un curieux témoignage de l'assistance
donnée par notre nation au dernier défenseur de la nationalité por-
tugaise. C'est un canon en bronze admirablement ciselé et orné des
chiffres symboliques du roi Henri II de France et de Diane de Poi-
tiers. La longueur totale de la pièce est de 2'", 80, l'embouchure a
de 15 à 16 centimètres de diamètre. Autour de la bouche s'enroule
une guirlande saillante de fleurs et de feuillages; à la face supé-
rieure se présente une H enlacée avec le double D de Diane, puis
des fleurs de lis et des H semées en quinconces sur toute l'étendue
du bronze jusqu'aux tourillons. La culasse porte une grande H sur-
montée de la couronne royale, et en arrière un croissant entre
deux arcs tendus par des cordes dont les bouts dénoués figurent
des bois de cerf.
Le second événement mémorable dont la forteresse du Brazil a
été le point de départ n'est autre que la révolution qui en 1833 a
replacé sur le trône de Portugal la dynastie aujourd'hui régnante.
Dom Miguel, nommé en 1826 régent du royaume au nom de sa
nièce dona Maria, était parvenu au bout de deux ans à la supplan-
ter et à s'emparer du pouvoir absolu. Soutenu par le clergé et par
la noblesse du pays, il avait dans les provinces du continent dompté
tous les obstacles et ioiposé son autorité à la plupart des posses-
sions insulaires du Portugal. Seul de toute l'armée, un régiment de
chasseurs en garnison à Terceire refusa de reconnaître l'usurpa-
teur. L'un des propriétaires les plus influens de l'île, descendant
des anciens capitaines donataires de Terceire, appuya la résistance
de l'autorité de son nom, de sa fortune et de sa haute intelligence.
56 REVUE DES DEUX MONDES.
Bientôt arrivèrent une multitude de proscrits ou d'hommes fuyant
le régime qui pesait sur la mère-patrie. De nombreux volontaires
affluèrent en outre de France et d'Angleterre, attirés par le désir de
soutenir la cause libérale. Au bout de quelques mois, lorsque
la flotte de dom Miguel, armée de nombreux canons, portant
3,000 hommes de débarquement, vint tenter une descente à l'ex-
trémité nord-est de l'île, elle trouva 150 de ces hommes intrépides
retranchés dans trois petites redoutes à demi ruinées, garnies seu-
lement de sept mauvaises pièces d'artillerie qui défendaient la rade
de Praya. L'une des redoutes fut enlevée, les deux autres tinrent
bon, et les assaillans, accablés par le feu meurtrier que dirigeaient
sur eux les libéraux embusqués derrière les roches et les buissons
des collines voisines, durent se rembarquer après avoir perdu beau-
coup de monde. Tel fut le premier acte sanglant de la lutte qui de-
vait aboutir, après bien des péripéties, à la chute du parti absolu-
tiste en Portugal.
Le mont Brazil, malgré le volume considérable des fragmens qui
en ont été détachés par la mer, possède encore sa forme conique
primitive ; la position qu'il occupe dans le voisinage immédiat de
la côte semble avoir ralenti l'action destructive des flots. A quel-
ques kilomètres plus loin vers l'est, les deux îlots de Cabras, si-
tués en face du rivage méridional de l'île de Terceire, représentent
l'état de démolition bien plus avancé d'un amas volcanique de com-
position analogue. Ces îlots sont éloignés de la côte de quelques
centaines de mètres; le plus considérable s'élève à 160 mètres en-
viron au-dessus du niveau de la mer. Au premier abord, on n'y
voit que des massifs de tuf entièrement irréguliers, dont les vagues
désagrègent et enlèvent capricieusement chaque jour quelques par-
celles; cependant, si on les examine avec plus d'attention, on re-
connaît que non-seulement ils sont composés l'un et l'autre des
mêmes élémens, mais que les mêmes couches de tuf s'y retrouvent
à la même hauteur, stratifiées en lits minces et disposées comme
dans les massifs volcaniques de formation moderne. On peut encore
distinguer la partie du cône que représente chaque îlot et déter-
miner l'emplacement du centre du cratère dont ils sont les der-
niers restes. Les assises de tuf qui les composent , inclinées de
toutes parts vers ce point central , se relèvent tout alentour jus-
qu'aux points où s'élevait primitivement la crête circulaire de l'en-
ceinte, et s'abaissent ensuite vers l'extérieur à partir de cette limite.
Malgré l'état avancé de destruction de cet appareil volcanique,
on peut affirmer que, dans l'origine de sa production, le rebord
circulaire du cratère présentait en deux points opposés des dépres-
sions marquées; la mer n'a fait qu'agrandir ces échancrures de
manière à séparer en définitive le cône en deux moitiés dont l'iné-
VOYAGE AIX ACORtS. 57
galité tient principalement à la direction dominante des courans
marins locaux. La raison d'une telle disposition initiale se trouve
dans le caractère particulier que présente le mode d'ouverture du
sol au début de chaque éruption. En effet, la fente par laquelle jail-
lissent les gaz, les vapeurs, les cendres, les matières incandes-
centes, est constamment une fissure étroite à peu près rectiligne,
dont la longueur est extrêmement variable. Aux premiers momens
de l'explosion, toutes les parties de l'ouverture donnent issue aux
matériaux éruptifs, mais bientôt l'action se concentre en un ou
plusieurs endroits de la fissure. Tandis que la portion inactive de
la crevasse se comble peu à peu par l'effet des déjections et des
éboulemens, les points où la fente est restée béante s'élargissent et
finissent par prendre l'apparence d'autant d'orifices arrondis , en-
tourés chacun d'un amas circulaire formé par les matières qu'ils
ont eux-mêmes rejetées. La double dépression du rebord corres-
pond à la direction de la fissure primitive de l'éruption : ce sont les
points faibles de cette sorte de fortification naturelle; c'est par là
que la mer en sape tout d'abord les fondemens, lorsqu'ils sont ex-
posés à la furie des flots. L'intervalle qui se produit entre les frag-
mens séparés ainsi est quelquefois très petit, et ne forme souvent
qu'une sorte de canal élargi seulement en son milieu.
Les îlots de Cabras doivent à cette configuration spéciale d'avoir
été le théâtre d'une lutte navale singulière pendant la guerre ci-
vile des Ltats-Unis. Un navire anglais, qui portait de la contrebande
de guerre destinée aux états du sud, se trouvait poursuivi près de
Terceire par \q Kersage , bâtiment de guerre américain, le même
qui quelques mois plus tard coulait en vue de Cherbourg le trop
fameux corsaire Y Alabama. Près d'être atteint, il eut l'idée de pro-
fiter de la disposition des récifs de Cabras pour éviter d'être pris
immédiatement. Plus petit et plus élancé que son adversaire, il
pouvait passer entre les deux débris du cône que le Kersage était
obligé de contourner. Il eut ainsi le temps de se débarrasser des
munitions qu'il transportait , et ne se laissa prendre que quelques
heures plus tard, alors qu'il ne contenait plus rien de suspect.
Les cônes volcaniques assez nombreux qui s'observent dans l'in-
térieur de l'île ne ressemblent à ceux du bord de la côte que par la
configuration générale; l'aspect des élémens qui composent les uns
et les autres est essentiellement différent. Si l'eau joue un très
grand rôle dans toutes les éruptions, elle intervient naturellement
en moindres proportions dans celles qui ont lieu hors du contact de
la mer. Dans ce cas, le bain de matière en fusion est encore traversé
par des gaz et des vapeurs; mais ici plus de refroidissement brus-
que par suite du contact de l'eau ambiante, plus de modification
instantanée des fragmens pierreux entraînés. Les vapeurs chauffées
58 REVUE DES DEUX MONDES.
à une très haute température se comportent alors comme des gaz ;
tous ces fluides bouillonnent ensemble au travers de la masse en
fusion, et à chaque explosion ils en projettent des portions sous la
forme d'une épaisse colonne de fumée qui la nuit devient une gerbe
étincelante. Les débris qui retombent et viennent en s'entassant
constituer le contour saillant du cratère sont des scories sèches qui
se présentent tantôt en fragmens volumineux, tantôt en petits grains
bizarrement contournés, tantôt réduites en une poudre fine, gri-
sâtre, semblable à de la cendre. L'apparence de ces déjections dé-
pend beaucoup de la composition chimique de la matière qui les
constitue.
Les laves des diverses régions volcaniques se ressemblent par
certains caractères physiques extérieurs. Toutes sont plus ou moins
vitreuses, parce qu'elles sont produites par voie de fusion, et qu'elles
subissent une solidification rapide; toutes sont huileuses, parce
qu'au moment où elles sont sorties des entrailles da sol à l'état d'un
liquide visqueux, les gaz et les vapeurs qu'elles recelaient dans
leur masse se sont dilatés, et se sont creusé des cellules à parois
arrondies.
D'autres qualités physiques moins importantes sont communes
encore à toutes les laves; mais ce qui les rehe surtout entre elles,
ce sont des similitudes plus intimes. L'examen microscopique y ré-
vèle l'existence des mêmes composés minéralogiques, et l'analyse
y fait reconnaître les mêmes élémens chimiques. La silice, l'alu-
mine, la potasse, la soude, la chaux, la magnésie et le protoxyde
de fer sont les substances fondamentales que l'on y retrouve tou-
jours en proportions très variables. La ponce blanche, que le moindre
souffle de vent soulève et transporte, et le basalte noirâtre, lourd
et compacte comme un minerai de fer, sont des produits volcani-
ques bien différens d'aspect, et pourtant composés des mêmes élé-
mens constitutifs. De faibles variations dans la proportion relative
des corps intégrans entraînent une véritable transformation dans
plusieurs des propriétés de la roche. Quelques centièmes de silice
en plus ou en moins dans la composition d'une lave en changent
complètement la coloration, la densité, la fusibilité. Il suffit de
connaître la quotité de silice possédée par une quelconque de ces
matières pour pouvoir en déduire les conséquences les plus inté-
ressantes sur l'ensemble de ses caractères. Une lave est-elle riche
en silice, on sait immédiatement qu'elle contient de fortes quan-
tités de potasse ou de soude, et qu'elle est pauvre en chaux, en
magnésie, en oxyde de fer; on sait en outre qu'elle est le plus
souvent de couleur claire, quelquefois même entièrement blanche,
que le poids spécifique en est faible, et qu'elle est peu fusible;
comme elle ne se maintient liquide qu'à une très haute tempe-
VOYAGE AUX AÇOKES. 59
rature, elle était à peine fluide au moment cle sa sortie, et s'est
a moncelée sur l'orifice même dont elle était issue. Quand ces sortes
de laves se sont répandues à quelque distance de leur point d'émer-
gence, c'est toujours en coulées volumineuses. Grâce à l'extrême
viscosité du liquide imparfait qu'elles constituaient, elles retiennent
souvent captives, après leur solidification, les matières volatiles
qu'elles ont apportées avec elles. Dans d'autres cas cependant, les
gaz et les vapeurs inclus dans la masse fondue triomphent de la
résistance que celle-ci leur oppose, et alors ont lieu des explosions
d'autant plus formidables qu'elles ont été plus fortement réprimées.
C'est dans de telles conditions que se produisent ces immenses pro-
jections de ponces et de cendres gris-clair qui couvrent des contrées
entières, et dont les vents transportent les parties les plus ténues à
plusieurs centaines de lieues. Les laves riches en silice sont géné-
ralement rudes au toucher, ce qui tient à ce qu'au moment de leur
consolidation elles laissent souvent échapper des myriades de bulles
microscopiques de gaz et de vapeurs, et se montrent alors criblées
d'une infinité de petites cellules qui rendent la surface âpre et gre-
nue. C'est cette particularité de structure fréquente dans les pro-
duits volcaniques de cette catégorie qui leur a valu le nom géné-
rique de laves trachytiques (âpres au toucher).
Au contraire, les laves pauvres en silice contiennent beaucoup
d'oxyde de fer, de chaux, de magnésie, peu de soude et encore
moins de potasse; elles possèdent une couleur foncée, sont très
denses et fondent avec facilité. On les désigne sous la dénomina-
tion commune de laves basaltiques. En raison de leur fluidité très
grande, au lieu de s'entasser sur place quand elles sont rejetées
abondamment, elles s'écoulent et descendent le long des pentes
sous la form3 de longs rubans de feu étroits et minces, ou s'étalent
en nappes, si le terrain n'offre qu'une faible déclivité. Lorsque les
coulées possèdent une épaisseur de quelques mètres, elles se refroi-
dissent et se solidifient promptement dans leurs parties superfi-
cielles, tandis que l'intérieur de la masse conserve d'ordinaire très
longtemps sa limpidité. 11 se forme donc une sorte de gaîne pier-
reuse remplie de matière en fusion; mais il est rare que l'étui ainsi
engendré possède la solidité suffisante pour garder son intégrité;
dans la plupart des cas, il se divise en une mosaïque irrégulière
dont les pièces se disjoignent aussitôt par l'effet des mouvemens
du liquide sous-jacent. Les fragmens scoriacés qui en résultent sont
charriés à la surface du courant incandescent, et se déposent peu à
peu sur les flancs, à l'extrémité terminale de la coulée, et s'y entas-
sent en moraines analogues, à certains égards, à celles des glaciers.
Un cas moins fréquent est celui où l'enveloppe solide d'une cou-
lée persiste sans se rompre, et se maintient continue au-dessus du
60 REVUE DES DEUX MONDES.
flot brûlant qu'elle revêt. Quelquefois, pendant de longs mois, la
matière embrasée conserve intérieurement sa fluidité, alors que
tout est refroidi à la surface externe de la coulée. On marche impu-
nément sur les dalles noirâtres de cette chaussée inégale, au-des-
sous de laquelle la lave fondue rampe comme un long serpent de
feu. Çà et là des bouffées de gaz chaud et des vapeurs acides, se
dégageant de quelque crevasse, révèlent seules la haute tempéra-
ture qui existe à quelques décimètres de profondeur. Cependant la
coulée progresse encore à son extrémité terminale; l'immense poids
de la matière fondue intérieure pèse de ce côté contre l'obstacle
qu'elle s'est créé à elle-même, elle repousse devant elle les blocs
amoncelés, et chemine mystérieusement enveloppée par la cara-
pace qu'elle se fait au fur et à mesure qu'elle avance. Dans les com-
mencemens de l'éruption, l'orifice en communication avec le foyer
souterrain fournit incessamment la matière destinée à remplacer
celle qui s'écoule, et le boyau de lave reste rempli; mais enfin l'é-
mission de nouveaux matériaux s'arrête, le mouvement de la lave
fondue n'en continue pas moins dans l'intérieur du conduit; la par-
tie supérieure de la coulée se vide, la partie moyenne se creuse à
son tour, et il reste en définitive une sorte de tunnel dans lequel on
peut pénétrer lorsque le refroidissement est complet. On se fera
facilement une idée du mécanisme qui préside à la production de
ces galeries, si l'on se reporte par la pensée à ce qui a lieu dans
les pays froids lorsque l'eau d'un canal est retenue immobile par
un barrage au moment des rigueurs de l'hiver. La surface du cours
d'eau se couvre d'une couche de glace; au-dessous s'étend et som-
meille une masse aqueuse encore fluide. Si l'on pratique alors une
ouverture à la base de l'écluse, l'eau s'échappe, et la nappe de
glace, si elle est assez épaisse et assez adhérente aux parois du ca-
nal, conserve la position qu'elle occupait et se maintient sous la
forme d'un plafond hérissé de stalactites au-dessus du vide laissé
par l'écoulement du liquide.
Les tunnels de lave sont très communs aux Açores; quelques-
uns sont courts et peu élevés, d'autres ont plus de 1 kilomètre de
long, et souvent sont larges et hauts de plusieurs mètres. L'un des
plus beaux se voit à l'entrée du plateau montagneux qui domine la
ville d'Angra du côté de l'est. On y descend par un orifice étroit
dû à un éboulement accidentel. Après avoir marché quelques pas au
milieu des décombres, on se trouve dans une galerie presque régu-
lière, large d'environ 10 mètres, haute de 5 à 6, dont la voûte à
demi cintrée est garnie de stalactites noirâtres qui pendent trans-
versalement comme de sombres draperies à bords festonnés. Les
parois latérales sont sillonnées de nombreuses moulures légèrement
inclinées suivant la pente du sol et se reproduisant avec exact!-
VOYAGE AUX AÇORES. 61
tude à la même hauteur des deux côtés du souterrain. Ces saillies
correspondent aux temps d'arrêt subis par la surface de la lave
fondue pendant son mouvement de progression; elles sont plus ou
moins accentuées suivant la durée du stationnement de la lave.
Quelques-unes, finement tracées, semblent l'œuvre d'un burin
délicat, d'autres affectent la forme d'entablemens épais à surface
supérieure plane et à face inférieure concave. On marche sur un
plancher presque uni, représentant le dernier ruisseau de lave
qui a circulé dans la galerie; des plis peu saillans, à convexité
tournée vers la partie déclive du terrain, y attestent, la consistance
pâteuse et la demi-solidification qu'offrait la matière du courant
vers la fin de l'écoulement. Ici et là, on trouve à terre des petits
tas de lave agglutinés et bizarrement contournés qui ont dégoutté
en filamens visqueux des stalactites de la voûte. Une grande humi-
dité règne dans toute l'étendue de ces souterrains. Les roches des
parois sont fendillées; l'eau suinte ou ruisselle de chacune des cre-
vasses. Le tunnel de lave fait l'office d'un immense tuyau de drai-
nage; il soutire et reçoit l'excès d'humidité du terrain superposé.
Dans celui du haut plateau de l'île de Terceire, l'eau est tellement
abondante qu'elle forme un gros ruisseau dont le débit suffit pour
mettre en mouvement les roues des moulins à blé de la ville
d'Angra.
Les eaux qui alimentent ce courant proviennent d'un vaste champ
de laves en partie désagrégées par l'humidité, envahies par les li-
chens et les mousses et à demi cachées par les broussailles qui
poussent dans les intervalles. Une ceinture continue de rochers tra-
chytiques grisâtres, divisés en prismes verticaux, environne cet es-
pace au sud et à l'ouest ; du côté du nord se dresse une suite d'a-
mas arrondis de scories basaltiques, les uns nus et arides, comme
s'ils dataient d'hier, les autres enveloppés d'une épaisse végétation.
Le tout forme une sorte de cirque incomplet de plus de 3 kilomè-
tres de diamètre, dont l'ouverture tournée vers l'est est encore à
demi obstruée par plusieurs cônes d'éruption. C'est là ce qu'on
nomme le Caldeirad ou grande caldeira de Terceire. L'examen géo-
logique des diverses parties de ce large enclos démontre qu'elles
ont été successivement édifiées et permet de rétablir en partie l'his-
toire des révolutions dont ces lieux ont été le théâtre. Les laves
trachytiques ont été les premières épanchées et ont formé proba-
blement dans l'origine un dôme moniagneux d'où sont sorties les
coulées massives qui descendent en bourrelets tortueux sur les ver-
sans extérieurs. Un effondrement subit a entaillé cet amas et dé-
coupé verticalement dans les roches un gouffre bordé du côté du
sud par les colonnades visibles encore aujourd'hui. L'abîme était
béant du côté du nord. C'est là que les éruptions postérieures ont
62 REVUE DES DEUX MONDES.
établi leur siège; c'est là qu'elles ont principalement entassé leurs
déjections, élevant des collines de fines scories de 700 à 800 mètres
de hauteur et déversant des torrens de lave balsatique qui ont com-
blé et nivelé la cavité de l'effondrement.
III.
Cette région complètement inculte est dépourvue de grands
arbres, mais couverte d'une véritable forêt d'arbrisseaux. Des
bruyères de 2 à 3 mètres de haut y élèvent leurs troncs noueux
couronnés de fleurs rosées; les rameaux grêles, mais robustes,
des myrsines [^nyrsine retiisa) forment des touffes épaisses d'un
vert foncé; le laurier des Açores [persea azorica) se distingue au
milieu de cette verdure à frondes étroites par l'ampleur de ses
feuilles, qui dans l'automne prennent de magnifiques teintes rou-
geâtres; enfin l'arbre essentiellement açorien, le faya {myrica
faya), abonde encore dans ces lieux sauvages malgré la guerre
incessante que lui fait la cognée du bûcheron. Des myrtilles, des
polygala, certaines espèces de thym, fleurissent au pied des ar-
bustes. Les fougères se plaisent aussi sur ce sol enveloppé presque
toujours d'une brume protectrice; les unes, comme le trichomanes
speciosum^ cachent leur délicate et transparente végétation sur la
paroi des fontaines; plusieurs tapissent de leurs folioles élégamment
découpées les anfractuositès des rochers, d'autres se déploient en
larges panaches sur le bord des ravins. L'une des plus belles, le
tmodivardia radicam, possède des feuilles qui atteignent jusqu'à
3 mètres de long, et qui près de leur extrémité présentent un
bourgeon capable de fournir de nouvelles racines et de nouvelles
pousses aériennes. Enfin d'épais gazons de graminées et de cypé-
racées s'étendent partout où les sphagnums n'ont pas conquis le
terrain et étouffé les plantes phanérogames sous leur feutrage
spongieux.
Le lapin et le furet sont les seuls mammifères qui vivent à l'état
complètement sauvage dans cette solitude : encore sont-ils d'in-
troduction européenne; mais on y mène paître de nombreux trou-
peaux de chèvres, et l'on y laisse errer en liberté des petits tau-
reaux au pelage noir, à l'œil vif, à l'allure farouche, dont la
rencontre au coin d'un hallier pourrait être fort désagréable. Ces
animaux sont destinés à figurer dans les fêtes populaires, si chères
aux peuples de la péninsule ibérique. Leur sauvagerie les rend
tout à fait propres à un tel rôle. Aux Açores, ces sortes de spec-
tacles ont été conservés et ont encore le don d'intéresser la popu-
lation, quoiqu'ils ne soient plus qu'une ombre des scènes sangui-
naires qui passionnent si vivement les Espagnols. Dans les villages
ï
VOYAGE AUX AÇORES. 65
de l'île de Terceire, où ces amusemens sont fréquens, le taureau,
lâché sur la place publique, est attaché à un long câble que re-
tiennent cinq ou six individus masqués et bizarrement costumés;
ses cornes sont garnies de tampons. Dans cet état, il ne peut guère
que culbuter quelques-uns des assistans et les rouler dans la pous-
sière. Pour lui, il reçoit de fortes volées de coups de bâton. Quand
on le juge suffisamment roué, on l'entraîne hors du lieu de la lutte,
et on le renvoie au pâturage sans autre accident.
Les bœufs de la même race, soumis au joug, se montrent assez
dociles. On les attelle â des chariots dont la forme rappelle celle
des chars antiques. Les roues de ces lourds véhicules ont environ
1 mètre de diamètre; elles sont composées de pièces de bois pleines
et garnies sur la circonférence de grosses têtes de clous coniques.
L'essieu et les moyeux sont ea bois. A chaque tour de roue, les
moyeux, qu'on évite à dessein de graisser, font entendre les grince-
mens les plus dissonans; les gens du pays prétendent que les
bœufs refuseraient d'avancer, s'ils n'entendaient cette singulière
musique. Quand le chariot est débarrassé de sa charge, le paysan
qui le conduit se hâte d'y monter, et s'y tient debout dans la pose
d'un triomphateur romain. L'aiguillon sur lequel il s'appuie est une
forte baguette terminée par un bout de corne noire surmonté d'une
petite pointe de fer et incrusté d'ornemens de cuivre ou d'argent.
Un autre instrument que les campagnards des Açores portent en-
core plus volontiers est la faux à broussailles {fonce roçadoura),
long bâton solide dont l'extrémiié est garnie d'une forte serpe et
d'un crochet. A diverses reprises, l'aiguillon et la faux ont été entre
les mains des paysans des armes dangereuses, dont les anciennes
administrations ont cru devoir, sous des peines sévères, réglemen-
ter la forme et la longueur; mais aujourd'hui les mœurs des Aço-
riens se sont assez adoucies pour que de telles précautions soient
devenues tout à fait inutiles. Le seul acte répréhensible que l'on
puisse maintenant imputer aux habitans de Terceire, c'est leur ré-
sistance obstinée à la division des biens communaux, et surtout la
destruction nocturne des murs de clôture élevés par les acquéreurs
de ces propriétés.
Quand on franchit la crête occidentale du Caldeiraô, on aperçoit
un vaste plateau limité à l'ouest par le dôme de Santa-Barbara. Des
pâturages qu'un peu de soin et une direction intelligente suffiraient
à transformer en excellentes prairies occupent la majeure partie
de cet espace. D'anciens cônes éruptifs s'y élèvent par groupes, et
sont revêtus d'un riche tapis de verdure. L'humidité a tellement
altéré la couche superficielle des lapilh dont ils sont composés que
les pieds des bestiaux s'y enfoncent comme dans de l'argile. La struc-
6Zi REVUE DES DEUX MONDES.
ture scoriacée de ces amas ne se voit que dans les coupes pratiquées
pour le passage de la grande route transversale de l'île. Le prin-
cipal de ces pics, l'un des plus curieux, est entaillé par une tran-
chée de 50 mètres de profondeur. 11 est entièrement constitué de
grains vitreux bruns ou noirâtres ayant à peu près la grosseur d'une
noisette, employés avec avantage sous le nom de bagacine à l'em-
pierrement des chemins.
A côté de ces appareils volcaniques, dont la surface est modifiée
par les agens atmosphériques, se dressent trois cônes qui ont con-
servé leur couleur foncée et que la végétation ne revêt pas encore.
Ce sont les foyers de la dernière grande éruption de Terceire. Ils
ont été formés en 1761. La lave sortie du pied de ces cônes descen-
dit lentement vers le nord, divisée en plusieurs bras, dont deux
s'avancèrent jusqu'à la mer, où ils ont constitué un promontoire.
Un village situé sur la côte se trouvait sur la voie des coulées ;
champs, jardins, maisons, furent ensevelis. Depuis lors le village a
été rebâti, des constructions se sont élevées sur le nouveau promon-
toire même, mais les laves de 1761 sont jusqu'à présent restées
assez intactes pour qu'on n'ait pu songer à rendre à la culture l'es-
pace qu'elles ont couvert. On ne tire guère parti de ce sol qu'en y
plantant des figuiers, dont les racines vont chercher entre les roches
les élémens nécessaires à leur nutrition. Les trois cratères de cette
éruption sont complètement éteints. C'est à quelque distance vers
le sud qu'il faut aller pour trouver des restes d'activité volcanique.
Près du revers du Galdeiraô, dans une petite dépression du sol que
rien ne désigne de loin aux regards, s'étend un espace de quelques
mètres carrés où se dégagent des gaz et de la vapeur d'eau à la
température d'environ 90 degrés. L'acide carbonique sort en abon-
dance des fissures du terrain, et l'hydrogène sulfuré, en arrivant à
l'air, produit des dépôts cristallins de soufre qui ont fait donner à
cette localité le nom de Fumas dCEnxofre {Etuves de soufre). Les
roches du voisinage ont conservé la coloration et l'apparence qui
les caractérisent d'ordinaire; mais, quand on les touche, on s'aper-
çoit qu'elles sont ramollies, et que le doigt s'enfonce facilement
même dans celles qui semblent le moins modifiées. Cette altération
profonde est due à l'action exercée par l'acide sulfurique qu'en-
gendre l'hydrogène sulfuré des émanations en s'oxydant au contact
de l'atmosphère.
L'ascension de la montagne de Santa-Barbara est assez rude du
côté du plateau. Un sentier escarpé et mal tracé grimpe au milieu
des broussailles jusqu'à la cime, et débouche sur une plate-forme
dénudée, semée de fragmens d'obsidienne et de ponces. La par-
tie méridionale du sommet est creusée d'une profonde caldeira
VOYAGE AUX AÇORES. Qb
formée par la n^'union de deux cratères accolés. L'une de ces
deux cavités renferme un petit lac et est. entourée d'une muraille
de prismes trachy tiques; la partie centrale de l'autre est occup e
par un amas de blocs de lave entassés dans le plus effrayant d(Vs-
ordre. Le point culminant du mont possède une altitude d'environ
1,000 mètres. De ce lieu, on jouit de la vue la plus étendue; on
aperçoit toute l'île de Terceire, San-Jorge, la cime de Pico, Gra-
ciosa, et, quand le temps est très clair, on découvre San-Migue!.
La partie ia plus élevée du massif est entièrement formée de laves
riches en silice ; quelques-unes des coulées épanchées à la Î3ase
présentent aussi exceptionnellement le môme caractère, et se font
remarquer par leur blancheur et l'abondance des cristaux vitreux
de felds;)ath qu'elles renferment, mais la plupart des laves sorties
à des altitudes peu élevées présentent les caractères des laves b.i-
saltiques, sont denses et noires, et dans le creux des torrens aux-
quels elles servent de lit abondent les gros cristaux noirs de py-
roxène ou les globules verdâtres de péridot. Il semble que la
matière en fusion aux dépens de laquelle se sont produits ces
corps ait subi une séparation spontanée semblable à la liquation
des alliages métalliques fondus. Les élémens les moins denses re-
montent vers la surface, les plus lourds offrent la tendance in-
verse. De là vient sans doute la diversité des laves fournies par un
même volcan à des époques peu éloignées, suivant le point où se
fait la sortie des coulées. Il se rencontre à la vérité quelques cas qui
semblent contredire cette explication si simple, et qui la font reje-
ter par beaucoup de géologues; mais la contradiction n'est le plus
souvent qu'apparente, et, pour mon compte, je ne connais pas aux
Açores un seul cas où cette théorie soit positivement démentie par
les faits.
Les détails géologiques dans lesquels je suis entré relativemerit
à Terceire me permettront, dans un prochain récit, d'abréger \,i
description du terrain des autres îles de l'archipel açorien. Quant
aux considérations d'un autre genre auxquelles je me suis laisso
aller, je ne puis les clore sans insister sur la richesse que les ha-
bitans de Terceire pourront tirer de la partie centrale de leur île
lorsqu'ils la mettront en culture, et surtout lorsque le goût du pro-
grès aura pénétré dans les mœurs de cette population honnête et
laborieuse.
F. FOUQTIÉ.
1873.
LE SERGENT HOFF
EPISODE DU SIEGE DE PARIS.
I.
11 fut célèbre deux mois entiers : on l'appelait le chasseur
d'hommes, et les Parisiens avaient fait de lui leur héros. C'était
bien là en effet le type du franc-tireur, un de ces hommes comme
il en fallait pour harceler l'ennemi, lui tuer du monde, donner du
temps aux armées de province et préparer la grande sortie. A l'ordre
du jour sur les rapports partis de la place, le nom de Hoff revenait
sans cesse, et les plus sceptiques étaient forcés de croire des choses
presque invraisemblables. Au 10 novembre, n'avait-il pas déjà tué
de sa main plus de trente Prussiens? Seul ou presque seul, il cou-
rait la campagne, faisant la guerre en vrai partisan, enlevant les
sentin(3lles ennemies, surprenant les postes. Un jour il délogeait les
Prussiens de l'île des Loups, une autre fois il s'emparait de Neuilly.
De Nogent à la Ville-Évrard, sur toute la rive droite de la Marne,
il était roi du pays. Pour tant de hauts faits, il avait reçu la croix.
Des reporters aUèrent le voir aux grand' gardes, les gazettes pu-
blièrent sa biographie, son portrait courut les rues, et plus que
jamais dans Paris on parla de sorties, de surprises, de francs-ti-
reurs et de guérilleros.
Cependant le siège traînait en longueur : janvier était venu, et
invinciblement les cœurs se fermaient à l'espérance; on ne s'atten-
dait plus qu'aux mauvaises nouvelles. On sut qu'cà Champigny Hoff
avait disparu. Qu'était-il devenu? Un journal chercha, s'informa;
les révélations furent accablantes. Le fameux sergent n'était qu'un
espion; de son vrai nom il s'appelait Hentzel, et avait grade de
lieutenant en premier dans un régiment de chasseurs bavarois. Ses
exploits si vantés ne s'expliquaient que trop bien : à la faveur de sa
LE SERGENT HOFF. 67
réputation, il traversait librement nos lignes, passait chez ses ca-
marades, leur révélait et nos mots d'ordre et nos projets, puis re-
venait chargé de faciles dépouilles, casques on fusils, qui lui ser-
vaient à nous tromper sur son véritable rôle. En vain quelques-uns
des hommes qui avaient marché avec Hoff voulurent-ils protester
de son innocence, en vain firent-ils connaître ses états de service et
le détail de sa vie. On refusa de les croire. Le faux sergent d'ailleurs
n'avait pas tardé à recevoir son châtiment : des francs-tireurs de la
Seine, dans une petiti3 expédition, l'avaient surpris, reconnu et fu-
sillé sans autre forme de procès; ils citaient l'endroit, c'était sur
l'autre rive de la Seine, du côté de Bezons. Dès lors le doute n'était
plus permis. Avec la même ardeur qu'elle avait mise à exalter son
héros, la population parisienne accueillit les bruits outrageans qui
couraient sur lui, on s'étonna d'avoir pu s'engouer ainsi d'un agent
des Prussiens; on accusa même le gouvernement de s'être prêté à
cette triste mystification, et plus d'un s'écria, — le mot alors était
à la mode : — Nous sommes trahis!
Or le sergent Hoff existait bien réellement; le pauvre garçon
était innocent, il avait fait son devoir jusqu'au bout, et à l'heure
même où on le traitait d'espion, prisonnier eu Allemagne, il était
forcé de changer de nom pour dérober aux Prussiens sa tête mise
à prix. Après quatre mois de captivité, de retour en France, il a
fait partie de l'armée de Versailles et a reçu, en entrant à Paris,
une blessure qui désormais le rend impropre au service. Récem-
ment encore il était au fort du Mont-Yalérien, attendant sa retraite;
c'est là qu'il m'a conté son histoire. Il parle lentement, sobrement,
d'un ton exempt de forfanterie, avec ces hésitations et ces tours de
phrase particuliers aux paysans alsaciens. Ne cherchez point une
tête expressive, une de ces physionomies qui frappent au premier
abord. Hoff est un homme d'une quarantaine d'années, de taille
moyenne, aux yeux bleus, à l'air doux et calme, une bonne figure
de soldat en un mot. Son dos déjà voûté, ses cheveux gris, ses
traits fatigués le font paraître plus vieux que son âge; on s'use vite
au métier qu'il a fait. Simple d'allures, un peu gauche même, il
craint de se livrer, et garde toujours une certaine réserve; mais
sous ces humbles dehors se cache une nature fortement trempée,
capable des plus beaux dévoûmens. Il ne manque d'ailleurs ni de
finesse ni d'intelligence; la lèvre mince a un sourire tont particu-
lier. Quand il s'anime, l'œil, petit et vif, semble lancer des éclairs,
ses traits prennent tout à coup une expression d'énergie singulière,
et il sait alors trouver le mot juste. — Mais comment donc avez-
vous fait pour en tuer autant à vous seul? lui demandait un général.
— Comme j'ai pu, répondit-il.
Il est admis en principe que les grands caractères se révèlent de
68 REVUE DES DEUX 5I0NDES.
bonne heure : préjugé ou non, Hofl' avant la guerre n'avait fait
pressentir en rien ce ([u'il devait être un jour. Il est né en Alsace,
dans le canton de Marmoutiers, à quelques kilomètres de Saverne.
Plâtrier de profession, des l'âge de quatorze ans, il quittait la mai-
son paternelle pour commencer son tour de France. En 1856, la
conscription le prit, et il entra au réginient. 11 ne savait presque
rien alors; il savait un peu lire, un peu écrire, et encore en allemand;
c'est au service qu'il apprit le français. Aussi son avancement lut-il
bien pénible; il mit dix ans à passer caporal. D'ailleurs, par un cu-
rieux hasard, dans ce long espace de deux congés il n'avait fait
aucune campagne, et ce vieux soldat, qui dès les premiers jours du
siège de Paris devait déployer tant d'audace et d'habileté, n'avait
jusque-là jamais vu le feu. Tout au plus avait-il passé quelques
mois à Rome avec l'armée d'occupation. La guerre le trouva sergent
instructeur à Belle-Isle-en-Mer, où était caserne le dépôt du 1b'' de
ligne. Qu'aurait-il fait? On ne saurait dire, — son devoir à coup
sûr, car il passait pour un bon serviteur, discipliné et solide; mais
un événement imprévu vint tout à coup surexciter son énergie et
décupler ses facultés. Vers le milieu du mois d'août, il apprenait
par une lettre que son père, vieillard de soixante-quatorze ans, avait
été pris et fusillé par les Prussiens en essayant de défendre sou
foyer. Heureusement la nouvelle était fausse, comme il le sut plus
tard; mais ie coup était porté. Dès ce moment, la guerre devenait
pour Hoff une question personnelle, le ressentiment privé s'ajouta
en lui à cette haine imprescriptible que tout Alsacien nourrit au
fond du cœur contre les gens de l'autre côté du Pdiin, et durant
toute la campagne ne songea qu'à venger son père. Il voulait partir
sur-le-champ, fùt-cc en simple soldat; on avait besoin d'hommes;
il piit garder son grade. En quelques jours, il passa de Belle-Isie
à Vannes et de Vannes à Paris; il fut incorporé au 7« de marche,
partit pour Châlons avec le corps du général Viuoy, et le 1" sep-
tembre au matin il se trouvait de grand'garde en avant de Reims.
On entendait dans le lointain gronder le canon de Sedan, et les dé-
tonations se succédant sans relâche disaient assez l'acharnement
de la lutte. Bientôt arriva la nouvelle du désastre, puis l'ordre de
battre en retraite. Il était temps. Les Prussiens entraient à Reims
deux heures à peine après nous. Déjà la veille aux avant-postes
une femme était venue dire que trois éclaireurs ennemis se repo-
saient dans une ferme voisine. Hoff s'offrait à les poursuivre, mais
l'officier n'avait pas d'ordres; la bonne femme fut congédiée. Alors
seul, sans mot dire, pour la première fois insoumis, le sergent se
lança dans la campagne. Il chercha pendant trois heures; il ne con-
naissait pas le pays, il s'égara et dut rentrer comme il était parti.
Les Prussiens du reste ne perdaient lien pour attendre.
LE SERGENT HOFF. 69
En sortant de Paris par le bois de Vincennes, on trouve à main
gauche le village de Nogent avec ses petites habitations rouges et
bhmches perdues dans le feuillage, ses ruelles désertes qu'embaume
l'odeur des jardins, et dans le fond son beau viaduc aux arches gi-
gantesques, qui, franchissant la Marne en deux enjambées, décroît
gradupllement de chaque côté et se dessine à l'horizon comme une
dentelle de pierre. Toujours à gauche et suivant le fleuve passe la
route de Strasbourg, qui de INogent par le faubourg du Ferreux mène
à Neuilly et à la Ville-Évrard. De cet endroit, la vue embrasse tout
l'autre côté de la Marne : dans le bas, Petit-Bry avec son clocher
rustique et ses maisons groupées par étages, à gauche Noisy-le-
Giand, cà droite la vaste ferme du Tremblay, et plus loin dans le
haut, Villiers, Cœuilly, tous ces villages de la banlieue parisienne
aux noms si rians jadis, aujourd'hui devenus sinistres, car la guerre
étrangère a passé par là, et partout les traces en sont restées,
comme si les choses, elles aussi, voulaient garder le souvenir. Sur
les deux berges de la Marne, piétinées au pas des soldats, le gazon
rare et poudreux, souillé de plâtras et de débris, semble après
deux ans n'avoir pu retrouver encore son ancienne fraîcheur, (jà et
là dans le sol des trous profonds d'un demi-mètre : ce sont les
trous des sentinelles perdues; puis des arbres coupés dont les
troncs morts percent la terre. Les murs des jardins et des maisons,
réparés à la hâte, montrent ainsi que des cicatrices la place des
meurtrières, et ces grands carrés blancs font tache sur le fond
noirci. Des balles ont cassé les treillis, brisé les clôtures. L'œil s'at-
triste à ce spectacle, et cependant voici venir de pesantes voitures
chargées de matériaux; au tournant de la route, des peintres en
chantant rétablissent l'enseigne d'un cabaret, tandis qu'aux envi-
rons s'entend le grincement du fer sur la pierre et le marteau des
ouvriers qui réparent le pont de Bry. Tout ce pays a maintenant sa
légende. C'est là en effet que Hoff devait se battre et se distinguer;
c'est là, à quelques pas de Paris, dans ces jardins et ces enclos, qu'il
allait faire cette guerre de ruses et d'embuscades dont les détails
rappellent les romans de Fenimore Cooper, et semblent empruntés
à la vie des Prairies.
Aux premiers jours de l'investissement, nos troupes, on le sait,
ne dépassaient guère la ligne des forts, et l'ennemi s'était avancé
bien au-delà des limites qu'il devait conserver plus tard. Le 7" de
marche était alors posté en avant de Vincennes, mais n'occupait
pas Nogent. Pendant la nuit, les éclaireurs prussiens poussaient des
reconnaissances jusque dans le village, et, quand ils passaient au
galop, à la clarté de la lune, on voyait leurs ombres rapides se
profiler sur les murs. Impatient d'en venir aux mains, Hoff s'adresse
"G ses chefs; à grand'peine il obtient l'autorisation, réunit une quin-
70 REVUE DES DEUX MONDES.
zaine d'hommes résolus, part à la tombée de la nuit, et, tournant
le village, va s'embusquer dans un fossé le long de la Marne, en
face des premières maisons de Bry. L'œil aux aguets, le fusil
armé, on attendit quatre grandes heures. Tout à coup de Petit-
Bry, sur le chemin de halage, par la rue qui de la mairie descend
vers la rivière, débouche un détachement de cavalerie : ils arri-
vaient en nombre, trois cents pour le moins, fumant sans défiance
et causant entre eux; les cigares des officiers brillaient dans la nuit.
C'était le moment. Au signal donné, les quinze fusils s'abaissent et
font un feu de peloton. Surpris dans cet étroit espace entre le fleuve
et les murs des enclos voisins, les Allemands ne peuvent ni avancer
ni reculer; les chevaux éperdus se cabrent, les cavaliers tombent,
l'escadron se débande, nos hommes tiraient toujours. Il y eut un
moment de confusion indescriptible. Enfin des maisons de Bry sor-
tent des fantassins qui commencent à riposter, en même temps
quelques coups de feu éclatent sur la gauche. Craignant d'être
tourné, HofT donne l'ordre de la retraite; lui-même quitte la partie
le dernier. Le lendemain, quand le jour parut, les Prussiens, comme
d'habiiude, avaient soigneusement enlevé leurs morts et leurs bles-
sés; mais une cinquantaine de chevaux jonchaient encore le terrain.
En se retirant, Hoff avait remarqué l'endroit d'où sur notre rive
étaient partis des coups de fusil : là devaient être leurs grand'-
gardes. En effet, à l'abri des ruines du pont, ils avaient établi un
poste de quatre hommes; chaque matin, pour les relever, ils pas-
saient la Marne en bateau. Le sergent résolut de s'en assurer. Un
soir, seul cette fois, il se dirige vers la Marne, et, moitié rampant,
moitié marchant, arrive sans être entendu. Accoudé à un tas de
pierres, un Bavarois faisait la faction; il regardait mélancoliquement
couler l'eau et rêvait sans doute au pays. Hoff s'élance et lui fend le
crâne d'un seul coup de sabre, puis il avise une sentinelle debout
sur la rive gauche à l'autre extrémité du pont, il prend son fusil, et
l'abat. Un Allemand accourt, tire sur le sergent, le manque, et
tombe à son tour frappé d'une balle. Tout cela n'avait pas duré
deux minutes. C'est ce que Hoff appelle son premier Prussien.
Un tel début méritait bien certains privilèges : Hoff put dès lors
s'écarter à sa guise et faire la guerre comme il l'entendait; on lui
confia même quelques hommes pour l'accompagner. Du reste, il
mettait grand soin à préparer ses petites expéditions, et, toujours
le premier au feu, il exposait mille fois sa vie avant d'engager celle
de ses camarades. Il partait seul à la brume, le fusil sur le dos, un
revolver au côté, le sabre nu passé dans la ceinture. Le long des
haies, par les sillons, au fond des fossés, il se glissait, rampait sur
les mains, à plat ventre, fouillant des yeux les ténèbres, s'arrêtant
au moindre bruit, puis reprenant sa marche. De temps en temps,
LE SERGENT HOFF. 71
il mettait l'oreille contre terre et écoutait. Un arbre, une branche
cassée, une pierre, des traces de pas sur l'herbe, tout lui était bon,
tout lui servait d'indice ou de point de repère. 11 s'approchait ainsi
des lignes ennemies et observait à loisir. Parfois il était entendu.
Wer du? qui vive? ciiait la sentinelle. Gut Frcundl bon ami! ré-
pondait-il dans la même langue, et le bon ami aussitôt sortait de sa
cachette, tombait sabre en main sur l'Allemand surpris, et d'un
seul coup bien asséné lui fendait le casque et la tête. Les coups de
sabre ne font pas de bruit.
Certain jour sur la route de Strasbourg, entre Nogent et Neuilly-
sur-Marne, vers l'endroit qu'on appelle le Four-à-Chaux, deux
cavaliers ennemis se trouvaient en reconnaissance. Iloff par aven-
ture cherchait fortune du même côté. Au bruit des pas, il se dissi-
mule derrière une palissade, tue son sabre et attend. L'un des
uhlans avait mis pied à terre, et, laissant son cheval à son cama-
rade, était parti en avant. Un à un, il suivait les arbres de la route,
le dos courbé, prêtant l'oreille; qu'on juge de son épouvante quand
il aperçut à trois pas dans l'herbe deux yeux ardens qui le regar-
daient. Sans lui laisser le temps de la réflexion , Hoff fond sur lui,
le tue raide, puis court à l'autre cavalier, qui, les mains prises dans
les rênes, essaie en vain de se défendre, et l'étend mort également.
Les deux chevaux partent au galop; Hoff les a toujours regrettés.
Quelquefois, il est vrai, les choses ne se passaient pas aussi sim-
plement : une sentinelle donnait l'alarme, le poste ennemi s'ar-
mait, il fallait jouer du fusil. Notre sergent est un excellent tireur,
mais il n'aimait pas à prodiguer la poudre. — « Voyez-vous, me
disait-il, il ne s'agit pas de tirer beaucoup. Deux, trois cents mè-
tres, voilà la bonne distance; à trois cents mètres, je suis sûr de mon
coup. J'ai fait mieux que ça une fois, mais ce n'est pas le cas ordi-
naire. J'étais avec mon lieutenant dans une maison de Nogent, une
petite maison rouge au bord de la Marne; on voit encore les trois
créneaux que j'avais percés près du toit. Tout en haut du viaduc,
sur l'autre rive, nous aperçûmes comme un point noir; à cette dis-
tance, quatre cents mètres au moins, on aurait dit une branche
d'arbre. Le lieutenant prend sa lorgnette. — Mais c'est un homme,
un officier, me dit- il; il y a quelque chose à faire. — Je regarde à
mon tour; avec la lorgnette, on le distinguait fort bien : un grand
beau garçon, ma foi! à favoris blonds, à casquette plate. Je vou-
drais le reconnaître, s'il vivait encore. Appuyé sur le parapet, il
prenait des notes. Je mets la hausse à quatre cents mètres, j'épaule,
je tire, il s'affaisse, et par-dessus le parapet va rouler dans le che-
min creux qui de chaque côté conduit au viaduc. Au bout d'un
moment, un des leurs arrive pour le ramasser; j'y comptais. Je tire
une seconde fois; l'homme ne tomba pas, mais la balle sans doute
/!2 REVUE DES DEUX MONDES.
avait passé bien près, car il s'enfuit et ne reparut plus. J'attendis
en vain jusqu'au soir. Ils n'osèrent enlever le corps qu'à la nuit. »
Outre son chassepot, dont il se servait si bien, Hoff emportait avec
lui dans les derniers temps une de ces carabines Flaubert, appelées
fusils de salon, qui partent presque sans bruit, et qui à trente pas,
pourvu qu'on vise à la tête, peuvent encore renverser un homme.
Elle lui avait été remise par l'aumônier de son régiment : c'était le
don d'une personne qui voulait rester inconnue. Un capitaine de
l'état-major du général d'Exea lui fit aussi cadeau d'une lorgnette;
il s'en servait pour étudier de loin les positions de l'ennemi.
Quand toutes ses mesures étaient prises, quand il avait pied à
pied reconnu sou terrain, choisi sa route et combiné son plan d'at-
taque. Hoir revenait pour chercher ses hommes; ils étaient bien
douze ou quinze, Klein, Huguet, Ghanroy, Barbaix, gens déterminés,
habiles à tous les exercices du corps et ne plaiguant pas leur peine.
En quelques mots, il leur expliquait la chose, tel bois à fouiller, tel
poste à surprendre; puis, prudemment, à la file indienne, la petite
troupe se mettait en marche. Dans la suite, chaque régiment eut
ainsi sa compagnie franche régulièrement formée : on a peu parlé
pendant le siège de ces francs-tireurs de la ligne, on leur préférait
les vestons éclatans et les chapeaux à plumes de coq; ils n'en ont
pas moins rendu de grands et réels services. Au matin, selon l'im-
portance des renseignemens obtenus, Hoff revenait faire son rap-
port : grande alors élait l'émotion parmi les troupes casernées à
Ts^ogent; gardes nationaux et mobiles, tous accouraient pour con-
templer ces vaillans, et, à les voir rentrer ainsi déguenillés, couverts
de boue, noirs de poudre, et plus semblables à des bandits qu'à des
soldats, les moins timides demeuraient stupéfaits. A.u régiment,
c'étiiit à qui leur ferait fête : les camarades étaient fiers d'eux, les
officiers les félicitaient et leur serraient la main; mais le plus heu-
reux encore était peut-être leur colonel. Court et fort, les traits
énergiques, la parole brève, sévère aux autres et à lui-même, le co-
lonel Tarayre ne plaisantait pas dans les affaires de service : « un
rude homme, » disaient les soldats; avec cela, le cœur grand et
bon. Son régiment était pour lui comme une famille, et dans cette
famille ses francs-tireurs étaient les plus aimés. Lorsqu'il les voyait
partir chaque soir : — C'est vous, mes enfans? leur demandait-il de
sa grosse voix. Allons! très bien, bon courage! Et maintenant me
voilà tranquille. Quand ces gaillards-là sont dehors, je puis aller
me coucher et dormir sur les deux oreilles. — Au fond, le brave co-
lonel dormait un peu moins qu'il ne voulait dire, et plus d'une fois
la nuit on le rencontra seul, revolver au poing, faisant sa ronde à
ti'avers nos lignes, au risque d'attraper lui-même un coup de fusil.
La discipline la plus sévère régnait chez les compagnons de Hoff";
LL SEIÎGKNT HOFF. 73
lui-même, dans un langage énergique, avait pris soin de les préve-
nir : — Vous voulez marcher avec moi, c'est fort bien ; mais le pre-
mier de vous qui dort en faction, le premier qui bat en retraite sans
avoir attendu mes ordres, je lui brûle la cervelle. De votre côté, si
vous me trouvez en faute, ne m'épargnez pas nou plus. — Chacun
d'eux, ainsi que lui, portait le sabre nu, sans fourreau, pour éviter
ce perpétuel cliquetis de fer qui de loin si souvent a trahi nos sol-
dats. Tout homme enrhumé était impitoyablement congédié et ren-
voyé à l'hôpital ; pour un franc-tireur, à quehjues mètres de l'en-
nemi qu'il est venu surprendre, un accès de toux ne vaut rien.
Défense de fumer : la nuit, par habitude, on allume sa pipe, et l'on
se fait envoyer une balle; défense aussi d'emporter le moindre objet
d'aucune maison. Nogent était alors complètement désert, et,
comme dans tous les villages autour de Paris, les habitans, surpris
par l'annonce du siège, étaient partis, abandonnant leur linge et
leur mobilier; mais Holf et les siens ne s'en souciaient guère, ils
ne songeaient qu'aux Prussiens; à peine prenaient-ils le temps de
dormir.
Pour cette guerre de sauvages, il faut du courage sans doute,
beaucoup de courage, de l'adresse aussi, de l'astuce, mais plus
encore du sang-froid. Or le Français, avec des qualités réelles,
manque de calme trop souvent. Pur chaleur de sang, par gloriole
même, par une sorte de bravoure inconsidérée, il ne s'accommode
pas longtemps de moyens qu'il juge trop peu généreux; content
d'avoir pour un instant prouvé son adresse, il a hâte d'égaliser la
lutte, il se découvre tout à coup et se fait tuer noblement au moment
même d'atteindre le but; mieux vaudrait tuer l'ennemi. Hoff un soir,
sortant de Nogent, demandait quelqu'un pour l'accompagner. Tous
ceux qui étaient là semblaient hésiter : un mobile s'offrit alors, un
petit niobiie de la Vienne qui n'avait jamais tiré un coup de fusil.
Il avait si bon air pourtant sous sa longue capote grise, il paraissait
si bien décidé, que le sergent l'accepta. Tous deux partirent à pas
de loup, et, s'engageant dans la vaste plaine qui sépare Nogent de
Neuilly-sur-Marne, arrivèrent près d'une ferme, sorte de bâtiment
plat où les Prussiens avaient établi un poste important. Une pre-
mière sentinelle tombe sans bruit sous le sabre de Hoff; un coup
de carabine fait justice de la seconde. Ce que voyant, notre mobile
vise à son tour et tire; mais il avait compté sans son chassepot,
dont la détonation plus bruyante vient troubler tout à coup le
calme de la nuit. A ce bruit bien connu, les wer da se croisent,
le poste s'agite, les hommes sortent et prennent position en avant
de la ferme. Ils n'étaient pas moins de deux compagnies, et
nos lignes se trouvaient à trois kilomètres. Sans hésiter, le mo-
bile met baïonnette au canon, et seul contre trois cents s'apprête
74 REVUE DES DEUX MONDES.
à charger : le danger le grisait. En vain Hoff veut-il l'arrêter, lui
faire entendre raison; il fallut l'entraîner de force, à coups de pied,
à coups de poing, sous une grêle de balles qui hachaient les buis-
sons. Parvenu à l'autre bout de la plaine, il n'était pas encore calmé.
Plus tard, il reconnut sa folie, cai;il avait vu la mort de bien près,
et comme après tout il avait du bon, suivant les termes du sergent,
celui-ci voulut bien s'occuper de lui : il apprit l'escrime du sabre
et de la baïonnette, et en peu de temps réussit à faire un vrai
soldat. Il a suivi Hofï plusieurs fois, et a reçu la médaille militaire.
Chaque jonr amenait ainsi quelque audacieuse tentative qui in-
quiétait l'ennemi. Le coup venait -il à manquer, — persévérant
comme un Peau-Rouge, Hoff patientait un peu, puis recommençait
sur de nouveaux plans. Tôt ou tard, si méfians qu'ils fussent, les
Prussiens se laissaient prendre à ses ruses. En effet, pour leur faire
du mal, il n'y avait pas de tour qu'il n'imaginât. Ne s'avisa-t-il
pas un jour de les effrayer avec du gros plomb? De l'autre côté de
la Marne, en face du Perreux, règne une longue haie vive couvrant
un enclos planté d'arbustes ; c'est ce qu'on appelle la Pépinière.
Au derrière de la haie, les Prussiens avaient creusé des tranchées,
et de là, bien abrités, défiant les balles, ils tiraillaient tout à leur
aise. Le Perreux n'était pas tenable, personne ne pouvait plus sans
péril s'aventurer près du fleuve; déjà des gardes nationaux, des mo-
biles, avaient été tués, et leurs cadavres abandonnés pourrissaient
sur la berge. Hoff cette fols semblait joué. En secret il dépêche un
des siens à Paris, et avec l'argent de sa paie se fait apporter pour
neuf francs de plomb numéro 5, — celui qui sert à tirer le chevreuil,
— puis il embusque ses hommes. Chacun, par-dessus la cartouche
ordinaire, glisse une bonne charge de plomb, et au signal donné
toute la bande tire à la fois. Le succès fut complet : le plomb siiïîait,
bruissait, les branches volaient en éclats, la haie entière semblait
s'agiter. Que durent s'imaginer les Prussiens? Virent-ils là quelque
mitrailleuse d'un nouveau genre? Toujours est-il qu'ils détalèrent
bien vite et ne revinrent plus.
Quelquefois avec de la paille, une vieille tunique, un pantalon
rouge, nos rusés compères, tant bien que mal, confectionnaient un
mannequin, on coiffait le tout d'un képi, et cela servait à occuper
les Prussiens. Le lieu de la scène était bien choisi : c'étaient d'or-
dinaire ces jardins en terrasse qui bordent la Marne au-delà du
Perreux, et qui tous alors étaient reliés entre eux par de vastes
brèches. Lentement, posément, deux bras hissaient le bonhomme
au-dessus d'un mur, la tête rouge se laissait voir un moment, dis-
paraissait, montait, puis s'éclipsait encore pour reparaître un peu
plus loin. Pendant ce temps, les camarades guettaient, et si, trop
curieux, un casque à pointe ou un béret bleu se trahissait à l'ho-
LE SERGENT IIOFF. 75
rizon, le châtiment ne se faisait pas attendre. Ce jeu-là, il est vrai,
n'était point sans danger, car les Prussiens, eux aussi, tiraient avec
fureur : de toutes parts, les balles arrivaient, ricochant sur les murs
et cassant les treillis. Par un beau jour du mois d'octobre, la partie
venait d'être chaudement engagée. Un lieutenant se trouvait là, un
tout jeune homme, récemment sorti de l'École, qui, peu habitué
au feu, se troublait et pâlissait. Alors un des hommes, d'un ton
bourru, avec cette familiarité brutale que donne le danger : — Ah 1
vous savez, vous, lui dit-il, si vous tremblez toujours comme ça,
nous ne vous emmènerons plus avec nous. — Le pauvre lieutenant
pâlit encore sous le reproche : il ne répondit pas; mais, prenant sa
lorgnette, il se dressa de toute sa hauteur au-dessus du mur, et là,
bien à découvert, se mit à regarder. Un feu nourri salua sa pré-
sence; lui ne broncha pas, et tranquillement : — Où visez-vous? A
cent cinquante mètres? Oui, c'est bien cela, la hausse à cent cin-
quante mètres, vous pouvez tirer. — Et il regardait toujours; ses
soldats durent l'emmener de force. A partir de ce jour, on ne l'a
plus vu trembler.
Contre de tels ennemis, les Prussiens redoublaient de précau-
tions, de prudence, et Dieu sait si à l'occasion ils savent être pru-
dens. Pour se garder, près du Four-à-Ghaux, ils avaient un gros
chien de ferme dont les aboiemens inquiets ne permettaient pas
d'approcher. Quand ils venaient relever leurs vedettes, c'était tou-
jours à plat ventre, en défilant derrière les haies, sans armes, de
crainte de s'embarrasser; celui qui entrait en faction prenait le fusil
de son camarade. Ils avaient un moment voulu grimper dans les
arbres, et de là observer nos lignes; mais les branches, déjà dé-
pouillées par le vent d'automne, ne les cachaient qu'à moitié; après
quelques essais malheureux, ils y renoncèrent. La nuit, ils se ras-
semblaient au cri de la chouette, un gémissement sourd, prolongé,
poussé par deux fois, puis tout à coup un cri plus aigu; Hoff avec
ses hommes se servait du sifflet. Eux aussi s'ingéniaient parfois à
trouver quelque bonne ruse. En avant de Petit-Bry, non loin de
l'endroit où furent jetés les ponts de bateaux la veille de Champi-
gny, la berge s'élève brusquement en forme de colline. Chaque jour,
à plusieurs reprises, des uhlans passaient par là pour porter des
ordres : ils couraient à bride abattue, car la route se trouve au som-
met de la crête; mais, si rapide que fût leur allure, bien souvent une
balle^les arrêtait en chemin. Un matin, comme Hoff et sa troupe fai-
saient le guet aux environs, ils virent venir de loin une vieille voi-
ture, sorte de berline démodée, recueillie dans quelque ferme voi-
sine : elle avançait cahin-caha, d'un air bien honnête, au petit pas
de deux chevaux maigres; sur le siège, et menant l'attelage, une
façon de paysan. En vérité, l'invention était trop grossière; sans
76 REVUE DES DEDX MONDES.
s'y laisser prendre un moment, nos Français tirent, les chevaux
tombent, trois ou quatre hommes s'élancent de la voiture et cher-
chent à fuir. On ne leur en donna pas le temps.
Ici se place un des faits d'armes qui firent le plus d'honneur au
courage et à l'intrépidiié du sergent. Auprès de Nogent, le lit de la
Marne est coupé par deux longues îles couvertes d'arbres et de
broussailles. Tout Parisien les connaît bien : la première est l'île
des Loups, elle se termine en museau de lièvre, et le viaduc y ap-
puie ses deux arcades principales; l'autre se nomme l'île des Mou-
lins. Toutes deux étaient alors au pouvoir des Prussiens. Depuis
plusieurs jours déjà, HofT explorait la rive : il avait remarqué en
aval du fleuve un banc de sable encombré d'ajoncs, et près de là
une petite barque engravée. Il se glisse à la nage, dégage la barque
à grand'peine, puis réunit deux ou trois hommes, bons nageurs
comme lui; à la nuit, l'un d'eux plonge et va sous l'eau, au bout
même de l'île des Loups, fixer la corde qui doit servir à remonter
le bac. Des rames, on n'en avait point; le moindre bruit d'ailleurs
eût tout perdu. Un jour presque entier s'écoule. Du milieu des
joncs 011 ils se tenaient blotiis, nos hommes pouvaient voir le fac-
tionnaire ennemi se promener paisiblement, l'arme au bras. Profi-
tant d'une minute où il a le dos tourné, ils sautent dans la barque;
l'autre les aperçoit, mais trop tard, lâche son coup de fusil et se
sauve. En même temps une escouade de quinze hommes, à l'abri
des arches du viaduc, passait la Marne en bateau et se répandait
dans l'île. Plus de trois cents rejoignirent ensuite; les Prussiens
avaient fui.
A peine maître de la place, avec cette promptitude qui à la guerre
fait la moitié du succès, Ilolf s'occupe de prévenir un retour offen-
sif de l'ennemi. La fusillade continuait toujours sur la gauche. En
quelques minutes, des tranchées sont creusées, des terrassemens
construits. Le sergent lui-même place ses hommes, et les endroits
les plus périlleux sont pour ses vieux amis. A l'extrémité de l'île
des Loups, du côté qui regarde l'île des Moulins, s'élève un chêne
gigantesque dont le tronc, formé de trois souches, penche au-des-
sus des eaux : ce fut le poste de Barbaix. Un singulier homme que
ce Barbaix 1 petit, courbé, la tête en avant, grommelant toujours,
les allures d'un vieux sanglier : ses camarades l'avaient surnommé
Le Rouge à cause de la couleur de sa barbe; un brave garçon d'ail-
leurs, bien qu'enragé contre les Allemands. Couché comme un ser-
pent le long de son arbre, entre ciel et eau, toute la nuit il tirailla.
En face à trente pas, derrière un arbre également, les Prussiens
avaient une sentinelle. Les deux hommes se surveillaient, s'épiaient.
Dès que l'un d'eux risquait un mouvement, montrait le bras ou la
tête, l'autre tirait : l'écorce des arbres est littéralement hachée
LE SERGEiNT HOFF. 77
par les balles; mais Barbalx, plus adroit, ne fut pas même touché,
deux fois le Prussien tomba et fat remplacé. Au malin, quand on
vint trouver Lô Rouge pour le relever de faction, il ne voulait pas
partir et demandait à tuer le troisième.
Cependant les Allemands s'étaient émus de cette attaque impré-
vue : ils crurent qu'une sortie se préparait vers Nogent. Toute la
nuit, on entendit dans le lointain rouler leurs caissons, leurs voi-
tures, et le lenfiemain, sur les hauteurs de Chennevière, on pouvait
avec la lorgnette distinguer des batteiies déjà installées. Or nous
n'étions guère en force de ce côté pour soutenir un choc sérieux.
Un seul régiment, quelques mobiles, suffisaient à peine à garder
Nogent et la rive droite de la Marne. Ordre fut donné d'évacuer l'île
des Loups; mais auparavant le général d'Exea voulut en personne
visiter les positions; il était suivi de tout son état-major. Il com-
plimenta le sergent de sa belle conduite, et en terminant lui atta-
cha sur la poitrine le ruban rouge de la Légion d'honneur. C'était la
première croix donnée par la république; il faut convenir qu'elle
avait été bien gagnée.
II.
Ceci se passait vers la fin du mois d'octobre. Le nom de Hoft
était déjà bien connu, mais son dernier exploit, la distinction dont
il venait d'être l'objet, mirent le comble à sa réputation. Parfois,
quand il rentrait à Nogent, on lui montrait tel ou tel personnage,
venu tout exprès pour le voir; ignorant de sa gloire, insou-
cieux même de ce qu'on pouvait dire, Hoff saluait et passait, —
et le lendemain les journaux redisaient les longues conversations
tenues avec lui. 11 recevait aussi dt^s lettres, lettres d'inconnus,
écrites pour la plupart dans un style bizarre et ampoulé. J'ai eu
moi-même une de ces lettres sous les yeux : c'était un curieux mé-
lange de phrases françaises et de mots allemands, de signature
point; mais on y reconnaissait sans peine le style et la m^ain d'une
femme, écriture anglaise nette et déliée, ton exalté, presque mys-
tique. « Je prie pour vous, disait-elle à Hoff. Sauvez de la mort des
milliers d'innocens; tuez Bismarck, tuez Guillaume; alors la paix
sera conclue, et votre père sera vengé. » Et plus loin des con-
seils : « usez du fulmi-coton; ne vous compromettez pas. J'espère.
Gott tvill es! Dieu le veut! » A diverses re[)rises, Hoft' reçut des
lettres de la même écriture; il ne les ouvrait même plus.
En effet, sans tuer Bismarck et Guillaume, il avait bien assez à
faire. iMalgré notre départ, les Prussiens n'avaient point osé rentrer
dans l'île des Loups, mais ils étaient toujours maîtres d'un de
bras de la Marne, et d'anciennes barques de canotiers leur ser
78 REVUE DES DEUX MONDES.
vaient à le parcourir. Hoff, sans prévenir, un soir se jette à l'eau
tout habillé et traverse les deux bras à la nage. Arrivé près de l'en-
droit où les barques étaient amarrées, il essaie de les détacher; les
chaînes étaient en fer. Du moins ne pourra- t-on dire qu'il s'est
dérangé pour rien. A quelques pas sur la berge était un trou, un
factionnaire dans le trou. 11 se glisse doucement hors de l'eau, les
bras d'abord, le buste ensuite, car ses vêtemens qui ruissellent
pourraient trahir sa présence, puis s'élance sur l'Allemand et le
sabre. A peine aperçu, il plonge de nouveau pour rejoindre le bord.
Par malheur, à mi-chemin entre les deux îles, un bas-fond tout à
coup l'arrête. Son fusil, qu'il avait en bandoulière, s'accroche parmi
les herbes, sa capote imprégnée d'eau gêne ses mouvemens. En
même temps, de l'une et l'autre rive Prussiens et Français tiraient
par-dessus lui : les ballts venaient en sifflant fouetter l'eau autour
de sa tête. Un moment, il se crut perdu; mais cette pensée même
lui a rendu des forces. Par un suprême effort, il réussit à se déga-
ger et atteint la berge. Il était temps. On s'empresse autour de
lui, on le débarrasse de ses armes, on fait sécher ses vêtemens. A la
lame du sabre, une poignée de cheveux roux était encore attachée.
Sur ces entrefaites,, Hoff est mandé chez le général Le Flô, alors
ministre de la guerre. 11 s'agissait de porter des dépêches au maré-
chal Bazaine, enfermé dans Metz. Pour forcer la ligne d'investisse-
ment, franchir cent lieues de pays, de pays occupé, traverser une
seconde fois avant d'arriver toute une armée assiégeante, on n'a-
vait pu mieux choisir que le brave sergent qui depuis deux mois
déjà déjouait par ses ruses les précautions de l'ennemi. En peu de
mots, le ministre lui exposa l'entreprise, non sans en reconnaître
les difficultés, les périls. Hoff accepta, et comme on lui offrait en
récompense le grade d'officier : — Non, répondit-il, je n'ai pas assez
d'instruction. — Mais alors que voulez-vous? — Ce que je veux?
Réussir! Oh ! je réussirai, j'en suis sûr; mais, vous ensuite, donnez-
leur donc une bonne roulée! — C'était tout à la fois demander bien
peu et beaticoup.
Pour remplir plus facilement sa périlleuse mission, Hoff avait be-
soin de détails précis sur l'effectif ou la position des dilférens corps
de l'armée allemande. Yoici ce qu'on imagina. Débarrassée dès
avant le siège de ses hôtes les plus ordinaires, la vaste prison de La
Roquette avait été tout spécialement réservée à nos trop rares pri-
sonniers de guerre. Ils n'étaient guère plus d'une centaine, des Ba-
varois, des Ilanovriens, des Saxons, tous bien traités, bien nourris.
Du dehors, on leur apportait des vivres et du vin, on leur avait
même laissé leurs sacs. Quel frappant contraste avec ce qui s'est
passé en Allemagne ! Ah! si ceux-là au retour ont pu voir la misère
et le dénûment de nos pauvres soldats prisonniers, franchement
LE SERGENT HOFF. /9
qu'ont-ils dû penser de leurs compatriotes, et qui ont-ils jugé le
plus grand du vainqueur ou du vaincu? Afin d'éveiller moins les
soupçons, Hoff avait revêtu l'habit d'un des gardiens de la maison;
il s'approchait des détenus d'un air bon enfant, s'a^lresait à eux en
allemand, leur offrait des cigares, les faisait causer. Eh bien ! s'il
faut le dire, il n'en tirait pas grand'chose. On a beaucoup raillé nos
pauvres mobiles de province, qui, jetés tout d'un coup dans cette vie
des camps qu'ils ne connaissaient pas, ballottés d'un corps d'armée
à l'autre, passant sans cesse de régiment en régiment et de batail-
lon en bataillon, épuisés, affamés, perdus, ahuris par la défaite,
pouvaient tout au plus nommer l'escouade dont ils faisaient partie.
Soyons pour eux moins sévères. Parmi ces lourds Allemands depuis
longtemps façonnés au métier de la guerre, la plupart ignoraient
tout de leurs armées, de leurs mouveniens, de leurs positions, et,
si quelques-uns se taisaient par défiance, beaucoup aussi ne disaient
rien parce qu'ils n'avaient rien à dire. Le départ de Hoff, plusieurs
fois retardé, avait été fixé au 28 octobre; il devait se mettre en
route le soir, sans arme aucune et sous le costume de paysan. Son
plan était, parvenu sur les bords de la Moselle, de se lancer à la
nage, et de pénétrer ainsi dans la place assiégée; mais, lorsque à
l'heure dite il se présenta au ministère pour prendre ses dernières
instructions, rien n'était prêt encore : on attendait de Metz une dé-
pêche qui n'arrivait pas. Un lit de camp lui fut installé au milieu
même des bureaux de l'état-major : il y passa la nuit, attendant
toujours. Enfin on l'appelle dans le cabinet du ministre, il entre. Le
vieux général paraissait triste, abattu, et d'une main fiévreuse tour-
mentait sa longue barbiche blanche. — Vous ne partez pas, sergent,
dit-il à Hoff précipitamment. Non, c'est fini pour cette fois, bien
fini: mais si jamais nous avons besoin d'un homme énergique, je
saurai que vous êtes là. — Il lui adressa encore quelques paroles
bienveillantes et le congédia. Deux heures plus tard, le bruit se ré-
pandait dans Paris que iMetz avait capitulé.
Jusque-là, et bien qu'il jouît d'une certaine indépendance, IIolF
était resté toujours attaché à son régiment, recevant hs ordres de
ses officiers. Par une faveur insigne, en le congédiant, le ministre
lui accorda de n'être plus soumis à personne, et de s'adjoindre douze
hommes qui relèveraient de lui seul. C'est ce que Hoff désirait le
plus. Libre désormais de ses mouvemens, il redoubla d'audace et
ne vécut plus qu'au dehors, allant et venant sans cesse au travers
des lignes prussiennes. H emportait sur lui une carte de l'état-
major. Des paysans aussi le conduisaient, gens du pnys instruits
de tous les détours et de tous les sentiers. L'un d'eux, Merville,
ouvrier maçon, garçon adroit et intelligent, s'était mis au service
du général d'Exea. Justice est due à ces pauvres campagnards,
80 REVUE DES DEUX MONDES.
— et il y en eut encore quelques-uns, — qui au-devant tle nos ar-
mées, par leur connaissance des lieux, soit comme guides, soit
comme espions, cherchèrent à se rendre utiles, et patriotes, eux
aussi, risquèrent bravement leur vie à ce métier sans gloire. Le
danger était double en effet. Il fallait, comme de raison, se garder
des Prussiens, mais bien plus encore des Français, gardes natio-
naux ou corps francs, qui dans leur zèle intempestif eussent fusillé
sans choisir amis et ennemis. Un jour qu'il venait d'explorer les
carrières à plâtre, au-delà de Nogent, pour s'assurer qu'elles n'é-
taient point minées, Merville par hasard tomba sur de« francs-ti-
reurs en reconnaissance. Avec sa blouse bleue, sa casquette, son
panier rempli de légumes, il devait paraître suspect; on l'arrête.
Restait à l'interroger. 11 eut beau se réclamer du général d'Exea,
fixer la place où l'on trouverait ses papiers cachés, non loin de là,
au bout d'un champ, sous une grosse pierre; nos guerriers d'occa-
sion ne voulaient rien entendre. Déjà ils l'avaient fait mettre à
genoux et s'apprêtaient à le fusiller, quand soudain quelqu'un de
la bande fut comme pris de scrupule. Réflexion faite, on le relève,
on lui lie les poings, et haut le pas, à grand tapage, on le conduit
au fort de Moisy. I! y demeura cinq jours, au bout desquels il fut
renvoyé. On s'était trompé, mais pendant ce temps-là nos géné-
raux n'avaient phis d'espions.
Conduit par Merville, Hoff s'était avancé jusqu'aux premières
maisons de Neuil!y-sur-Marne; il s'était rendu compte du nombre
des ennemis, il connaissait leurs positions, leurs ouvrages, et il
avait résolu de tenter un grand coup. Tout ce charmant pays est
admirablement disposé pour une guerre de surprises; parioul des
plis de terrain, des bouquets de bois, des haies vives. Au milieu et
plantée de beaux arbres, passe la route de Strasbourg, que conti-
nuent Neuilly et sa Grande-Rue. On arrive alors sur la place de
l'église, — édifice roman du xiii* siècle, à cintres bas et rappro-
chés, à clocher carré, coiffé de tuiles en forme de pignon. Dans
toute sa longueur, la Grande-Rue avait été dépavée, et les blocs de
grès arrachés, puis méthodiquement rangés l'un sur l'autre, fai-
saient comme un immense damier. En cas de sortie, notre artillerie
eût été arrêtée dès les premiers pas, forcée de prendre à travers
champs; mais l'ennemi n'avait pas tout prévu. Par les fossés qui
des deux côtés bordent la route de Strasbourg, Hoff a fait avan-
cer sa troupe; dpjà il pénètre dans la Grande-Rue, quelques coups
de fusil s'échangent, trois ou quatre hommes tombent du côté des
Prussiens, les antres s'enfuient. On combattit encore sur la place
de l'église, mais ce ne fut qu'un instant. Ils avaient été si bien sur-
pris que plusieurs, réunis dans l'ancien café du village, s'amu-
saient alors à jouer au billard ; ils n'eurent que le temps de s'é-
LE Str.GENT UOFF. 81
chnpper par les jardins, laissant les billes sur le tapis. Dans l'église
où ils avaient établi un poste de cavalerie, l'autel était souillé, les
vitraux brisés, des vêtemens sacerdotaux mis en pièces étaient
épars sur le sol. La première pensée du sergent fut de courir à la
cloche et de sonner le tocsin pour épouvanter les fuyards; la corde
ne se trouva plus. Hoff prit aussitôt toutes les mesures nécessaires :
deux hommes, par son ordre, grimpèrent dans le clocher, en obser-
vation, d'autres allèrent surveiller la route, du côté de la Ville-
Évrard; le reste se répandit un peu partout, aux endroits les plus
exposés.
Rien n'était fini en effet : vers la gauche, à l'abri d'un rideau
d'arbres d'où l'on ne pouvait guère les déloger, les Prussiens
avaient leurs réserves. HoflT s'attendait à être attaqué; il le fut, et
par des forces telles que toute résistance devenait impossible. Les
nôtres, à leur tour, durent se replier en hâte, il fallut même aban-
donner les deux hommes qui occupaient le clocher; c'étaient un
simple soldat et un caporal, du nom de Chanroy, souffreteux et dé-
bile, du moins en apparence, mais d'un courage à toute épreuve. Par
bonheur pour eux, personne ne songea sur l'heure à visiter le clo-
cher; mais leur situation n'en était pas moins critique. Du haut de
la poutre où ils se tenaient accroupis, ils avaient vue sur le poste;
les cavaliers, rentrés dans l'église, passaient et repassaient sous
leurs pieds. Un mot, un accès de toux, quelque plâtras se détachant
pouvait les perdre; au moindre bruit, l'ennemi montait. Une seule
consolation leur restait alors : lutter sans merci, à outrance, jusqu'à
la dernière cartouche, et dans l'étroit escalier de la tour vendre chè-
rement leur vie. Hoff cependant ne les oubliait pas; sans perdre de
temps, il a fait demander du renfort au village le plus voisin. Des
francs-tireurs s'y trouvaient, — francs-tireurs de la Presse, — qui lui
envoient une trentaine d'hommes et un lieutenant; le sergent com-
mandera seul comme de raison. Ainsi renforcée, par le même che-
min, la petite troupe se remet en marche ; mais il a fallu attendre la
nuit. Que sont devenus Chanroy et son camarade? Auront-ils pu res-
ter cachés si longtemps? Hoff le premier bondit en avant, une seconde
fois les Prussiens surpris se sauvent presque sans combattre. Au
pas de charge, on enfile la Grande-Rue, on arrive sur la place; en
ce moment, contre toute attente, les deux hommes sortaient de
l'église, mais pâles, les traits creusés, méconnaissables, à peine
avaient-ils la force de tenir leurs fusils. Hs avaient passé là qua-
rante-huit heures dans cette tour ouverte à tous les vents, transis
de froid, serrés au mur, n'osant ni broncher ni parler, sans autre
nourriture qu'un biscuit chacun ; ils chancelaient comme des
hommes ivres. Hs essayèrent de manger, mais ne purent; l'épreuve
TOME cm, — 1873. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
avait été trop pénible, on dut les envoyer à l'ambulance, et depuis
lors ni l'un ni l'auire ne s'est jamais bien relevé.
Neuilly cette fois nous appartenait. Renonçant à l'oiTensive, les
ennemis s'étaient retranchés plus au loin dans Ips vastes bâtimens
de la VJlIe-Évrard, l'asile d'aliénés bien connu, où devait plus tard
périr le général Biaise, et de là ils promenaient la nuit des feux
électriques pour prévenir toute nouvelle attaque. Ils avaient du
reste en-deçà de Neuilly conservé un poste avancé. C'était le cime-
tière, situé au centre d'une vaste plaine que domine le plateau d'A-
vron et isolé de toutes parts. Ils s'y glissaient le soir par derrière,
en rampant le long des sillons. Avec de l'audace et pourvu que
l'affaire fût lestement conduite, on pouvait encore les surprendre.
Ainsi pensa Hoff, qui au moyen de sa lorgnette avait reconnu des
chasseurs saxons. La nuit venue, à plat ventre selon l'habitude, nos
hommes se dirigent vers le cimetière. Se présenter à la porte, il n'y
fallait point songer; elle devait être barricadée. Le plus court était
de tourner le mur et de gagner la brèche qui servait d'entrée à
l'ennemi; mais dans cette immense plaine toute dénudée il n'était
guère facile de s'avancer sans être aperçu. Ils approchaient cepen-
dant, d('Jà le mur était tourné, quand un Wer da retentissant se fait
entendre. — Still, still 1 tais-loi! répond Hoff en allemand; offi-
cier saxon ! — Le sergent s'élance aussitôt, ses hommes le suivent;
une lutte terrible s'engage corps à coqis au milieu des tombes. En
un instant, une vingtaine de Saxons périssent égorgés, le reste s'é-
chappe éperdu.
Quelle devait être la colère des Allemands, leur terreur aussi, en
présence d'un tel adversaire! Un naïf témoignage nous permettra
d'en juger. A droite de la Ville-Évrard, au bord de la ror.te, est
une petite maison basse avec appentis bâti de plâtre et de bois;
il y a trois meurtrières percées dans le mur et au-dessous l'inscrip-
tion suivante : // ftiiit mourir bien jeune pour le roi de Prusse.
Albert Loflardt, Saxon. Voilà bien cette btlle écriture gothique,
ces caractères longs et inclinés qu'on retrouve un peu partout,
hélas! depuis la guerre, souillant les murs de nos maisons, et qui
du Rhin à la Miyenue marquent le passage de l'étranger. Le nom
Albert Loftardt est répété deux ou trois fois. Pauvre chasseur saxon,
pendant tes longues heures de faction sur la terre de France, peu
t'importaient, n'est-il pas vrai? les succès de la grande patiie alle-
mande, et la gloire du vieux roi Guillaume ne te rassurait guère sur
le dangereux voisinage du sergent Hoff!
Du reste les ennemis n'étaient pas seuls à souffrir. En dépit des
précautions, Iloff, lui aussi, perdait du monde, et sa petite troupe ne
revint pas toujours au complet. Ces murs crénelés surtout étaient
LE SERGENT HOFF. 83
terribles; il arrivait par là des feux de file auxquels on ne pouvait
répondre et qui faisaient bien du mal. Quand un homme était tombé,
avec leurs sabres- baïonnettes ses camarades lui creusaient une
fosse et l'enterraient au même endroit. Au retour, IIoiT faisait son
rapport, donnait le nom de l'iiomme mort, un autre prenait sa
place, et tout était dit. Parmi les survivans, nul qui s'effrayât pour
si peu; tout au contraire leur ardeur et leur rage en étalent accrues.
Plus d'une fois lloff fut forcé de les retenir, ils se seraient acharnés
sur les cadavres. N'est-ce point ainsi que les peuples sauvages
attestent leur victoire? Il faut bien le dire, et notre orgueil n'y
peut rien : chez les Peaux-Rouges ou au Mexique, au fond des mon-
tagnes de la Kabylie ou sur les bords de la Seine, cette guerre est
partout la même; à des périls incessans, dans une lutte toute de
ruse et d'astuce, le sang s'échauffe, la tête se perd, les instincts
féroces se réveillent, et sous l'homme civilisé bien vite a reparu
l'homme sauvage.
S'exposant plus que personne, tandis que ses camarades l'un
après l'autre tombaient à ses côtés, Hoff aussi plus de mille fois
avait failli périr. Lorsqu'il était allé trouver le ministre de la guerre,
il avait dû remplacer son képi, percé en quatorze endroits; son
pantalon, sa capote, étaient littéralement criblés, mais, par un
bonheur étrange, jamais il n'avait été lui-même sérieusement at-
teint. Près de la route de Strasbourg, il reçut une fois une balle au
mollet droit, et, comme il était alors en ex[iédition, pour ne pas re-
venir sur ses pas, il la garda deux jours entiers dans les chairs; elle
lui fut enlevée par un chirurgien de mobiles. Une autre fois, serré
de près par deux uhlans, en sautant un fossé plein d'eau et large
au moins de quatre mètres, il se donna un effort. Il n'en continua
pas moins à marcher : ni la maladie, ni la souffrance ne semb'aient
avoir prise sur lui. Le 2 décembre enfin, à YiUiers, il recevait au bras
gauche un coup de baïonnette également sans gravité.
Nous touchons à l'époque où, sans que personne pût dire ce
qu'il était devenu, Hoff disparut soudain, disparition qui devait
prêter dans Paris à de si étranges suppositions. Depuis quelques
jours déjcà, on préparait une grande sortie du côté de la Marne. Le
sergent fut rappelé à son corps, il prit part ainsi sur la gauche aux
deux jours de bataille de Charnpigny, et c'est en combattant dans
les rangs qu'il fut f lit prisonnier. Comme je m'étonnais devant lui
qu'étant donné son caractère il eût consenti à se rendre : « Cela
vous surprend, me répondit-il. Ah! parbleu! j'en ai été bien plus
étonné moi-même, car j'avais d'avance mes idées fixées là-dessus.
Que voulez-vous? on ne fait pas toujours ce qu'on s'est promis. Enfin
je vais vous dire la chose comme elle m'est arrivée.
Sh REVUE DES DEUX MONDES.
« Le 30 encore, tout allait bien : nous avions passé la Marne,
enlevé Petit-Bry, avec des pertes il est vrai, et le soir, quand on
s'arrêta, je fus placé de grand'garde avec ma compagnie juste en
face du parc de Villiers, vous savez bien? ce grand mur blanc qui
coupe le plateau et où nos zouaves sont restés. Toute la nuit, notre
artillerie tonna sur Villiers. Au malin, lorsque le jour parut, de
bonne foi je croyais qu'on allait marcher de l'avant. Avec mes
hommes, j'étais déjà sorti de nos lignes. J'arrive ainsi jusqu'aux
Prussiens : ils étaient à dix pas de moi, enfoncés dans leurs trous;
nous nous regardions dans le blanc des yeux, comme on dit, mais
lis ne tiraient pas. Cela m'étonnait. Je dépêche en arrière chercher
des instructions; on me répond au plus vite que je ne dois pas
tirer le premier, qu'un armistice vient d'être conclu. L'ordre était
formel. Nous nous mettons à relever les blessés et les morts : il y en
avait beaucoup de ce côté, des Français, des Allemands; mais les
Allemands étaient les plus nombreux. Je rencontrai un de leurs
majors qui me dit : — Ah! oui, vous nous avez donné bien de
l'ouvrage! — et debout avec sa lorgnette il regardait la plaine cou-
verte de neige, cherchant à reconnaître les siens. Près d'un grand
trou était le cadavre d'un général saxon tué avec son cheval, dans
le trou une quinzaine de blessés des deux pays; c'est là qu'ils
avaient passé la nuit par un froid terrible : plusieurs étaient déjà
morts. Quand j'arrivai, l'un des Prussiens donnait à boire à un mo-
bile qui, la jambe fracassée d'un éclat d'obus, râlait péniblement.
Plus loin, le long des haies, au milieu des vignes, des artilleurs
couchés dans leurs grands manteaux noirs. Leurs camarades tra-
vaillaient à les enterrer. Les fosses n'étaient pas bien profondes, d'un
pied à peine, car la terre était toute durcie par le froid; mais à
chacun des morts, sous la tête, les autres glissaient un obus chargé.
Il paraît que c'est l'usage dans ce corps-là : plus tard, quand on
retrouvera leurs os, on saura qu'ils étaient artilleurs. Des brancar-
diers, la croix rouge au bras, passaient et repassaient; les voitures
d'ambulance arrivaient à vide et partaient remplies. Oui, c'est fort
bien de relever les blessés; mais en attendant les Prussiens ren-
forçaient leur ligne. Par longues files noires, au travers des bois,
on les voyait arriver, arriver sans cesse et se masser devant nous.
Moi, j'étais furieux. Voilà leurs réserves qui vont donner, me di-
sais-je, et demain nous serons battus. Je ne m'étais pas trompé.
« Le lendemain, vers cinq heures, comme j'allais prendre mon
café, car je voulais être prêt à tout, des cris aux armes partent sur
ma gauche. La première compagnie d'avancée s'était laissé sur-
prendre. On m'a dit depuis que les Prussiens étaient arrivés jus-
qu'à la Marne, et qu'on avait relevé des cadavres à quinze mètres
LE SERGETN'T HOFF. 85
du bord. Notre régiment par bonheur tint sans faiblir dans Petit-
Bry, mais nous, nous étions tournés. Il y eut un moment de mêlée
à l'arme blanche; c'est là que j'ai reçu d'un chasseur saxon un
coup de baïonnette au bras gauche. Cependant la panique se met-
tait parmi les hommes : mon capitaine, avec le plus grand nombre,
se lance vers la droite et tâche de rejoindre le gros de nos troupes.
Bien peu y sont parvenus. Moi, je m'occupe de rallier les derniers;
un d'eux, épouvanté, s'était couché par terre dans un sillon, et se
cachait la tête entre les mains pour ne rien voir et ne rien entendre.
C'était le tailleur de la co.'npagnie. — Allons, allons, lève-toi, lui
dis-je, prends ce fusil et suis-moi. — Je lui tendais le fusil d'un
homme tué près de nous. Comme il ne remuait pas, je lui assénai
sur la tête un coup de crosse si violent que le sang jaillit. Il se leva
alors sans rien dire, prit le fusil et marcha. Je l'ai revu plus tard en
Allemagne; je me moquais de lui.
(( J'avais pu de la sorte réunir une poignée d'hommes ; je les
égrène en tirailleurs, et, nous faufilant vers la droite, nous essayons
de nous dégager; mais près du parc de Petit-Bry impossible
d'aller plus loin , le parc était occupé. Par devant, par derrière,
sur les deux côtés, des Prussiens, des Prussiens partout. Vous con-
naissez la hauteur qui du village de Bry mène au plateau de Vil-
liers. Il y a là à mi-côte des plants de vignes et des vergers
entremêlés de cultures : nous nous blottîmes comme nous pûmes
au revers des vignes, au creux des sillons, et, demeurant inaper-
çus dans ce grand tumulte de la bataille, nous commençâmes à
brûler nos cartouches. Chaque coup portait. Quand les miennes
furent épuisées, je pris celles d'un petit mobile qui gisait près de
moi, je ne sais comment, la tête ouverte, les bras en croix; cela me
permit de tirer plus longtemps.
« Or, vers dix heures, évidemment les Prussiens avaient le des-
sous; leur mouvement tournant avait échoué, les nôtres reprenaient
l'offensive. Nos mitrailleuses, installées de l'autre côté de la Marne,
venaient les prendre d'écharpe et balayaient les flancs du coteau.
C'était plaisir à voir que ces épais bataillons allemands tombant
fauchés par rangs entiers ! Par malheur, nous étions en leur com-
pagnie, et les balles arrivaient également pour tous. Je connaissais
déjà ce bruit rauque si particulier d'une mitrailleuse qui part; mais
c'est là que j'ai pu connaître le bruit non moins curieux de la dé-
charge lorsqu'elle arrive. On dirait par un coup de vent la grêle
frappant sur un toit. Les branches, les cailloux, la terre, s'éparpil^
laient autour de nous. En quelques minutes, mes hommes furent
étendus morts, il n'en restait plus que deux avec moi; encore l'un
avait-il les deux genoux fracassés, celui-là ne comptait pas. L'autre
s'appelait Besançon ; il s'est fait plus tard tuer dans Paris en rêve-
86 REVUE DES DEUX MONDES.
nant de captivité. Je le vois encore derrière un poirier qu'il avait
choisi pour s'abriter : l'arbre était criblé, mais l'homme était sans
blessure. Je n'avais rien attrapé, moi non pins.
« Cependant les Prussiens avaient opéré une conversion à droite;
lentement, par échelons, sous cette pluie de feu, ils remontaient
le plateau et se rapprochaient; nous allions être ramassés. Je n'a-
vais plus qu'une cartouche, une seule, que j'avais tenue en ré-
serve pour ce moment -là. Je pressais déjà la détente, j'en tuais
encore un, et c'était fini. — Sergent, sergent, me cria Besançon,
ne tirez pas; vous voyez bien qu'on ne peut plus se défendre ; à
quoi bon nous faire massacrer ici? J'ai une femme et deux enfans,
sergent! — Je le regardai; il était toujours là derrière son poirier,
me tendant les bras d'un air si étrange que je me sentis ému. Je
détournai la tête et je jetai mon fusil. Quand je relevai les yeux,
ces sacr'S Allemands étaient déjà sur nous. »
Pendant ce iccit de Hoff, nous étions arrivés sur le plateau de
Villiers : il avait tenu à revoir l'endroit. C'était par une belle après-
midi d'automne. Le soleil, à son coucher, ensanglantait l'horizon,
et cette vaste plaine, récemment moissonnée, avait une tristesse
indicible. Peu ou point d'arbres : ils ont été coupés, la mitraille les
avait hachés. Seulement aux flancs du coteau, au sommet surtout,
une foule de tertres de diverses formes; sur ces tertres des cou-
ronnes, des croix de bois blanc avec des inscriptions tracées au
crayon, la plupart pieusement banales; quelques-unes de ces croix
portent des noms allemands. C'est là qu'ils dorment pêle-mêle,
tous ceux qui en ce jour luttèrent pour leur patrie et succombèrent
en combattant, sombres chasseurs saxons et zouaves éclatans, dra-
gons bavarois à grand manteau bleu et petits mobiles à capote
grise! Chemin faisant, nous heurtions du pied des éclats d'obus,
de vieilles gamelles, des morceaux de cuir racornis par la pluie,
qui furent autrefois des kép's ou des casques. Par endroits, le sol
bosselé était fendu de sinistres crevasses, et des essaims de grosses
mouches bleues bourdonnaient à l'entour. Il y a là aussi des corps
enterrés, et le terrain vaut cher de ce côté, — les paysans vous le
diront. Petit à petit, le plateau se nivelle, le nombre des tertres di-
minue, la charrue chaque jour étend plus loin ses sillons. Quelques
moissons encore, et ces traces de mort auront pour toujours dis-
paru sous les efforts réunis de l'homme qui oublie et de la nature
qui pardonne.
III.
Toujours circonspect, en se voyant pris, Hoff" s'était débarrassé
bien vite de ses papiers, de ses galons et de tout ce qui eût pu éta-
LE SERGENT IIOFF. 87'
blir son identité; il savait trop quel sort Ini réservait la générosité
prussienne, s'il était jamais reconnu. Sa présence d'esprit le sauva.
Sur l'heure, il fut saisi, déboutonné, fouillé, et, comme i! avait en-
core sur lui sa montre et son couteau, on les prit : inutile de dire
qu'on ne les lui a pas rendus. C'est assez l'habitude chez ces gens-
là; du grand au petit, la guerre est pour eux comme une vaste opé-
ration commerciale, et la victoire ne leur est glorieuse qu'en pro-
portion des profits qu'elle apporte. Hoff les suivit deux heures
encore dans leur mouvement de retraite, puis il fut adjoint à d'au-
tres prisonniers et dirigé sur Lagny. Dans l'église étaient réunis
deux ou trois cents hommes tombés aux mains de l'ennemi dès le
début de l'action. Hoff reconnut le capitaine qui le matin, avec sa
compagnie, s'était laissé surprendre, et que des soldats exaspérés
accablaient de reproches; lui pleurait. Un autre officier, un lieute-
nant, était assis tristement à l'écart : on l'accusait de s'être évadé
de Sedan après la capitulation, d'avoir donné l'ordre à ses hommes
de tuer les blessés, et ils allaient le fusiller. Celui qui l'avait dé-
noncé était un Alsacien, un petit jeune homme de dix-hnit ans, en-
gagé volontaire pour la dm'ée de la guerre. Le fait, à notre honneur,
a été rare, et durant les épreuves d'une longue captivité nos mal-
heureux compatriotes ont su rester unis; mais il y a des misérables
partout. Quelques-uns aussi, sans intention mauvaise, se laissaient
prendre trop facilement aux façons engageantes de nos ennemis; on
les faisait causer, on les faisait boire, et, le vin aidant, ils en di-
saient parfois plus qu'ils ne voulaient dire. Quand le petit traîti'e ren-
tra dans l'église, d'où il ét;ut sorti à l'heure du dîner, il était ivre,
et ses nouveaux amis les Allemands eurent l'attention de l'étendre
sur une botte de paille; les autres couchèrent sur le pavé.
Les Prussiens furent-ils pris de pitié? eurent-ils honte de con-
damner un homme sur le seul témoignage d'un enfant aviné? Le
fait est qu'avant d'exécuter leur menace ils interrogèrent d'autres
soldats; ces explications nouvelles les satisfirent sans doute, car
l'ofTicier fut épargné. Seulement tout le long de la route on le sur-
veilla de près. De grand matin et sous bonne escorte, les prison-
niers, formés en convoi, avaient quitté Lagny. En avant marchait
un fort détachement de fantassins saxons, un second peloton ve-
nait en arrière, et sur les flancs des cavaliers qui en serre-file, la
lance au poing, accompngnaient la colonne. Quiconque voulait s'ar-
rêter, s'écarter un peu, impitoyablement, à grands coups de crosse
ou de bois de lance, était rejeté dans les rangs. Hélas! il s'est re-
nouvelé bien des fois, ce triste défilé, sur les routes de France. Plus
encore que le lieutenant, un autre des prisonniers était l'objet
d'une attention toute spéciale; il allait seul, par devant et entre
88 REVUE DES DEUX MONDES.
quatre baïonnettes. C'était un homme d'une quarantaine d'années,
aux cheveux gris, portant un pantalon sombre et une blouse
blanche. Il avait été pris dès le 30, non loin de la Pépinière, —
un de nos espions très probablement. — Oui, oui, espion, fusillé,
fusillé! — criaient les Prussiens d'une voix rauque en lui montrant
les poings. Le malheureux devenait blême et essayait de se dé-
fendre. « Il n'était qu'un pauvre paysan... Il allait chercher du
vin... On l'avait arrêté, pourquoi? Il l'ignorait. » Il ne sortait pas
de là, et il avait l'air si sincère, il parlait d'un ton si simple et
si naturel! Mais les bourreaux ne voulaient rien croire. — Quant
à Hoir, quant à tous les autres, par la boue et la neige, comme
un troupeau ils avançaient, et lorsqu'ils traversaient un village,
lorsqu'au seuil des maisons les enfans, les femmes, muettes de
douleur, les regardaient passer, eux brusquement baissaient la tête
pour qu'on ne vît pas leur figure, et ils pleuraient alors de grosses
larmes, des larmes *de rage et d'humiliation.
On arriva ainsi toujours à pied de Ghelles à Mitry et de Mitry à
Dammartin. Là on fit halte dans l'église. Les malheureux mar-
chaient depuis deux jours, mais leurs convoyeurs bien repus sem-
blaient se douter à peine que ces hommes pussent avoir faim; on ne
leur avait encore donné du pain qu'une fois, et en quantité déri-
soire. Du moins fut-il permis aux gens de Dammartin de venir les
voir; aussitôt toute cette bonne population d'accourir, portant qui
de la soupe, qui de la viande, qui une bouteille de vin. Le maire
était venu lui-même et présidait aux distributions. Les officiers pri-
sonniers l'attirèrent à l'écart : ne pourrait-il de façon ou d'autre
faire évader deux hommes à qui tout le monde portait un vif intérêt?
C'étaient Hoffet le lieutenant. Le maire, un vrai patriote, n'eut pas
demandé mieux; mais aucun moyen n'était réellement praticable.
Cependant nos soldats mangeaient, et, mêlés à eux, les habitans de
la ville s'étaient répandus dans l'église. Les Prussiens pour l'in-
stant semblaient se relâcher un peu de leur vigilance. Quelle éva-
sion tenter en effet hors de cet édifice nu et dépouillé, dont toutes
les issues étaient soigneusement gardées? L'espion lui-même avait
été rendu à une liberté relative. Hoff venait de l'apercevoir : il se
tenait près de la porte, la tête en avant, les narines dilatées, tout
le corps agité d'un tremblement fébrile, regardant au dehors. En
même temps passait une petite vieille chargée d'un panier et d'une
soupière. Hoff saisit la soupière, la met entre les mains du malheu-
reux, puis fait le geste de la retirer. — Allons, sauve-toi ! — lui dit-il
tout bas. L'homme a compris. Une lutte s'engage entre eux, lui ti-
rant d'un côté, Hoff de l'autre, comme s'il réclamait un reste de
soupe, et ainsi bataillant ils se rapprochaient de la porte. En fin de
LE SERGENT IIOFF. 89
compte, impatienté, le factionnaire attrape notre espion par le bras
et le pousse dehors ; il l'avait pris pour un des habitans de la ville.
Ah ! quelle joie pour le pauvre diable, et comme il dut avec bon-
heur respirer le grand air de la liberté! Il eut du reste la pré-
sence d'esprit de n'en rien montrer, et Hoff le vit disparaître au
tournant d'une rue, marchant d'un pas aussi égal et d'un air aussi
insouciant que s'il ne venait pas d'échapper h la mort. Le lende-
main au départ, quand les Prussiens passèrent leurs prisonniers en
revue, les ofiiciers d'abord, les soldats ensuite, placés sur trois
rangs, ils ne trouvèrent plus leur nombre. Ils eurent beau compter
et recompter : il leur manqua toujours quelqu'un.
A partir de Soissons, le reste du voyage se fit en chemin de fer;
il n'en fut pour cela ni plus rapide ni plus agréable. Le train avan-
çait lentement dans la crainte des francs-tireurs, qui plusieurs fois
déjà avaient coupé la voie, et nos pauvres soldats empilés dans des
wagons à bestiaux, brisés parles cahots et grelottant de froid, en
étaient presque à regretter de ne pouvoir faire à pied la route. En
chemin, à plusieurs reprises, de longues bandes de prisonniers vin-
rent s'adjoindre au convoi; ceux-ci avaient fait partie de l'armée de
la Loire; tous du reste étaient dirigés sur le camp de Grimpert, aux
environs de Cologne : ils y entrèrent le 8 décembre, et la vie de cap-
tivité commença pour eux. Bien d'autres par malheur ont eu à
raconter les mêmes misères : ces baraques de planches par où pas-
saient les vents et la neige, le travail forcé de chaque jour aux for-
tifications, la brutalité des soldats allemands à coups de crosse ac-
tivant l'ouvrage. En cas d'évasion possible, les prisonniers avaient
dû quitter leurs souliers et chausser d'énormes sabots. Chacun
d'eux en outre, comme nos anciens forçats, portait cousue sur l'é-
paule droite une large bande de toile marquée d'un numéro ma-
tricule. Ils ne recevaient de vivres qu'une fois par jour : du pain
noir, du riz, des légumes secs, du mauvais lard quelquefois; la ra-
tion de trois hommes n'aurait pas même suffi à satisfaire l'appétit
d'un seul. Encore les vieux soldats, de longue date faits aux priva-
tions, pouvaient prendre leur mal en patience et ne souffraient pas
trop; mais il y avait là des jeunes gens, des mobiles qui, dans la force
de l'âge, accoutumés chez eux à bien vivre et à bien manger, mou-
raient de faim littéralement. A l'heure des repas, ils allaient par
groupes craintifs rôder autour des postes prussiens, versant des
larmes et tendant la main pour obtenir de leurs ennemis quelque
reste de soupe. Ceux-ci alors, l'estomac plein et le cœur content,
prenaient leurs gamelles aux trois quarts vidées et les remplissaient
d'eau jusqu'aux bords, puis ils offraient le tout aux pauvres affa-
més, — et de rire ! Ils trouvaient cela plaisant. A ce régime, on le
90 REVUE DES DEUX MONDES.
comprend, la santé la plus robuste n'aurait pas résisté longtemps;
beaucoup toussaient parmi ces hommes, traînaient quelques jours
et mouraient; chaque matin sortait du camp un long fourgon rem-
pli de cadavres, les blessés mal soignés étaient partis les premiers.
Heureux qui dans cette misère avait un peu d'argent sur lui et pou-
vait en payant se procurer quelques douceurs ! mais la plupart man-
quaient de tout. C'était le cas du sergent Hoff. A Paris, pendant ses
longues expéditions, il négligeait souvent de toucher son prêt, dont
il n'aurait eu que faire au dehors, et lorsqu'il fut pris à Villiers, il
se trouvait sans un sou vaillant. Peu lui importait du reste, car son
argent à coup sûr eût suivi aux mains des Saxons la même route que
sa montre et que son couteau.
Le camp de Grimpert restait proprement affecté aux soldats. Des
officiers prisonniers, les uns logeaient en ville à Cologne, les au-
tres, ceux qui ne pouvaient payer une chambre, ceux aussi qui n'a-
vaient pas voulu donner leur parole, étaient internés dans le bâti-
ment de la manutention, de l'autre côté du Pihin. Un jour, comme
une corvée sortait du camp pour chercher du pain, Hoff s'était glissé
furtivement parmi les hommes désignés; il voulait voir son lieute-
nant, M. Magnien, celui même que les Prussiens avaient failh fu-
siller. Tandis qu'on charge les voitures, il réussit à s'esquiver, et
entre chez le lieutenant. Plusieurs officiers de toutes armes étaient
là réunis, les uns venus de Metz, les autres de Sedan. Au nom de
Hoff, qu'ils connaissaient bien, tous se levèrent et vinrent lui serrer
la main; on le fit asseoir pour déjeuner, on causa de ses exploits,
du pays, de la guerre. On parla mêm.e un peu d'évasion, quoique
la chose parût assez malaisée. Le déjeuner tirait à sa fin, lors-
qu'un officier des zouaves de la garde, sans songer à mal : —A pro-
pos, Hoff, s'écria-t-il, voyez donc ce qu'on dit de vous là-bas, — et
il lui tendait un journal; c'était un numéro de l'Indépendance belge
où se trouvaient reproduits tout au long les récits fantaisistes des
journaux de Paris. Dès les premières lignes, le pauvre garçon chan-
gea de couleur; ses yeux s'étaient remplis de larmes, et le papiar
tremblait dans ses mains. On essaya de le consoler : de telles inven-
tions ne méritaient point qu'on s'y arrêtât; qui voudrait y croire
d'ailleurs? N'était-il pas bien connu? Lui contenait toujours son
émotion; puis, comme en ce moment l'appel de la corvée se faisait
dans la cour, il salua et sortit. Il marcha quelque temps au milieu
des rangs, ne parlant pas, n'entendant rien : le coup l'avait atterré;
mais arrivé sur le pont du Rhin qui de Cologne mène à Deutz,
quand il vit en face de lui ses malheureux compagnons qui, sous la
surveillance des baïonnettes allemandes, travaillaient pour nos en-
nemis aux épaulemans d'une nouvelle redoute, quand il songea à
LE SERGENT IIOFF. 61
tout ce qu'ils avaient souffert, à tout ce qu'ils devaient souffrir en-
core, alors la rage le mordit au cœur. Lui, un traître ! lui, un es-
pion! Que lui avaient donc servi son dévoûment, son courage, ses
longues nuits passées sous la neige, et trenle-sept ennemis tués de
sa main en combat singulier? ïonrnant sa fureur contre lui-mêms,
il mit sa capote en lambeaux; rentré au camp, il brisait tout; plan-
ches et couvertures volaient dans la baraque. — Je voyais rouge,
j'étais fou, dis?.it-il; un de ces hommes eût été là, je le tuais! —
A la longue, ses camarades parvinrent à le calmer; mais il n'eut
plus qu'une pensée désormais : rentrer dans Paris, chercher ceux
qui l'avaient calomnié, obtenir d'eux réparation, au besoin même
se faire justice.
Un danger terrible vint pour un moment occuper son esprit et le
distraire de ses projets de vengeance. Il avait pris le nom de Wolft'
et se disait natif de Colmar-, mais avec tant de monde une impru-
dence était à craindre. Il s'était offert alors pour faire la cuisine;
comme il pariait bien l'allemand, les Prussiens l'avaient accepté.
Un de ses vieux camarades, H u guet, qui avait toujours marché
avec lui autour de Paris, lui servait d'aide cuisinier, distribuait la
soupe, découpait la viande, lui évitait enfin tout rapport avec les
autres prisonniers. Cela dura près d'un mois. Chaque matin, les
sous-officiers allemands venaient prélever un bouillon bien chaud
sur le maigre ordinaire des soldats français. A part cda, ils ne
s'occupaient guère du cuisinier et de son aide. Cependant depuis
peu Hoff se sentait surveillé : un Hanovrien, brave garçon celui-là,
avait même eu soin de le prévenir. Sans doute, quelque mot incon-
sidéré surpris au vol dans les baraques avait donné l'éveil, et, sa-
chant mieux que nos journaux à quoi s'en tenir sur le faux es-
pion, les Prussiens le cherchaient partout. Un jour qu'il se trouvait
dans sa cuisine, en apparence tout à ses fourneaux : « Sergent Hoff! »
lui crie-t-on de la porte. Il fit la sourde oreille et ne bougea pas.
(( Sergent Hoff! » répète-t-on par deux fois. C'était un officier alle-
mand qui, pour l'obliger à se découvrir, avait eu recours à cette
ruse. Un peu déconcerté d'abord, l'officier s'approcha de lui, et,
lui tapant légèrement sur l'épaule : — Yousêies le sergent Hoff? lui
dit-il. — Moi? reprend bien vite le vieux soldat en se retournant
d'un air étonné; vous vous trompez, je m'appelle Wolff, je suis de
Colmar, — et déjà il commençait à raconter son histoire. L'Allemand
haussa les épaules, sourit complaisamment d'un épais sourire qu'il
voulait rendre malin, et sans discuter davantage le fit conduire au
cachot.
Pourquoi tant de rigueurs, et comment expliquer ces représailles
tardives contre un ennemi vaincu? S'il faut en croire d'autres pri-
92 REVUE DES DEUX MONDES.
sonniers qui furent internés dans divers camps de l'Allemagne et
qui de leurs propres yeux auraient lu l'affiche, la tête de Hoff avait
été mise à prix pour plusieurs milliers de thalers. On lui reprochait
de faire la guerre d'une façon déloyale, non en soldat, mais en as-
sassin. A ce compte, que penser des Bavarois qui le matin de Villiers
levèrent la crosse en l'air comme s'ils voulaient se rendre, laissè-
rent approcher les nôtres et les mitraillèrent à bout portant ? Que
penser aussi de ceux qui, en bas du plateau d'Avron, partagés en
deux lignes, pour mieux tromper nos mobiles, tiraient à blanc les
uns sur les autres et simulaient un engagement entre Français et
Prussiens? Au bon moment, ils se retournèrent et firent feu tous
ensemble. Ce sont ruses permises après tout, et nous ne nous en in-
dignerons pas. Dès l'instant qu'on admet la guerre, il faut l'ad-
mettre dans toute son horreur, faite de haine et voulant tuer. Jus-
que-là donc, nos ennemis demeuraient logiques ; mais où l'on a
mauvaise grâce, c'est lorsqu'en étant si peu scrupuleux pour soi-
même on voudrait exiger d'autrui la générosité, la grandeur d'âme,
toutes belles vertus qu'on ne pratique pas. Quoi qu'il en soit, Hoff
passa trente jours entiers à la citadelle de Cologne; plongé dans
un cachot de six pieds sur quatre et nourri au pain et à l'eau, sans
même qu'il lui fût permis de changer de linge. On le pressait de
questions, mais il persistait à n'avouer rien. C'est alors qu'une
lettre arriva pour lui au camp do Grimpert. Lui-même, dès les
premiers jours du mois de décembre, avait écrit à ses parens un
petit billet qui se terminait ainsi sans plus : fai changé^ et il signait
Wolff. Madrés comme devrais paysans, ceux-ci comprirent à demi-
mot et répondirent au nom indiqué. Pour le coup, les Prussiens
étaient déroutés. On le fit comparaître encore devant un conseil de
guerre, on interrogea même ses camarades à plusieurs reprises :
tous furent unanimes à reconnaître en lui le nommé Wolff de Col-
mar. Il fallut bien le relâcher, et il rentra dans les baraques.
Le temps marchait cependant; l'armistice était signé, la guerre
finie; les prisonniers allaient revenir en France. N'ayant plus rien à
craindre désormais, Hoff se donna le malin plaisir de laisser voir sur
sa capote un petit bout de ruban rouge : les officiers allemands je-
taient un coup d'œil de travers et passaient. Déjà les camps du nord
étaient évacués. Hoff revit son frère cadet, qui, chasseur à pied dans
l'armée de Metz, rentrait de Kônigsberg, où il avait été interné : il
apprit de lui que leur vieux père vivait encore; mais un troisième
frère, soldat de Metz également, était tombé à Gravelotte. Les pre-
miers troubles de Paris, la proclamation de la commune, le pré-
texte spécieux qu'en tirèrent les Prussiens pour arrêter tout à coup
le rapatriement de nos prisonniers, tout cela prit un mois encore.
LE SERGEM' HOFF. 93
Quand l'ordre du départ arriva enfin, Hoff réussit à faire partie du
premier convoi; mais dans quel état d'abaissement trouvait-il la
France ! A la guerre étrangère avait succédé la guerre civile. Autour
de Cambrai, où le train s'arrêta, le général Glinchant formait en
toute hâte avec les captifs d'Allemagne un corps d'armée qui devait
marcher sur Paris. Les nouveau-venus furent inscrits dans des ré-
gimens provisoires; trois jours après, on partait pour Versailles.
Les natures simples et rudes ont parfois une sensibilité exquise,
une délicatesse de cœur qu'on chercherait en vain chez les hommes
de classes plus élevées. En voyant de si tristes choses, le pauvre Hoiî
fut pris de désespoir. Que lui importait la vie, puisque son pays
semblait perdu, puisque son zèle avait été inutile, puisque son bras
était armé encore et ne pouvait plus frapper les Prussiens? Il se
trouvait alors au-devant d'Issy; il avait résolu de se faire tuer,
mais l'occasion ne se présentait pas. Du haut des forts et des rem-
parts, les fédérés faisaient plus de bruit que d'ouvrage et brûlaient
leur poudre au vent. Dans Paris cependant, la lutte devint plus
sérieuse; chaque position, chaque coin de rue était défendu pied à
pied, et les insurgés, se voyant perdus, résistaient en désespérés.
Rue de Lisbonne, près de la gare Saint-Lazare, Hoff s'était élancé
résolument à l'attaque d'une barricade; il marchait seul, en tête,
bien à découvert, encourageant ses hommes et cherchant la mort :
il ne la trouva pas, mais il reçut une balle, une balle française, qui
lui fracassa le bras gauche. La blessure était grave; il fut soigné
d'abord à l'hôpital Beaujon, et de là, avec d'autres blessés, expédié
sur Arras, où il passa plus d'un mois en convalescence.
Dès qu'il revint, à peine guéri et le bras encore en écharpe, il se
rendit aux bureaux des divers journaux qui avaient fait courir sur
lui la triste histoire que l'on sait. Quelques personnes bien connues
l'accompagnaient; sa blessure d'ailleurs parlait assez d'elle-même.
L'accueil qu'il reçut fut des plus courtois : on s'excusa du malen-
tendu; on rejeta la faute sur les reporters aux abois, sur la diffi-
culté de contrôler les nouvelles, sur cette manie de voir partout
des espions qui fut comme une des épidémies du siège; on lui pro-
mit une réparation éclatante, et le jour même, dans les feuilles du
soir, parurent plusieurs articles qui rendaient pleinement justice
au courage et à l'honorabilité du brave sergent. Lui, peu méchant
après tout, se tint pour satisfait. Par malheur, en ce moment tous
les esprits étaient distraits par les terribles événemens dont la
France venait d'être le théâtre. Paris était presque désert. Beau-
coup, qui avaient lu la grande trahison du sergent Hoff, ne connu-
rent pas en province les preuves qui le réhabilitaient. En France
d'ailleurs, on se lasse vite de l'admiration; nous n'aimons pas trop
94 REVUE DES DEUX MONDES.
reconnaître les supériorités qui nous gênent, et, pour avoir le droit
d'être ingrats, nous nions même les services rendus. Longtemps
encore, bien des gens ne voudront pas être détrompés. Que de l'ois,
me trouvant avec le sergent, lorsque par hasard j'avais laissé échap-
per son nom : — Ah ! l'espion ! — faisait quelqu'un en se retour-
nant d'un air curieux. Le pauvre soldat ne disait rien, mais il
courbait la tête sous cette honte imméritée, et son visage devenait
sombre.
Dans quelques jours, le pergent Hoff aura quitté le service. Es-
tropié comme il est, privé du bras gauche, il ne saurait gagner sa
vie. Que va-t-il devenir? On a parlé pour lui d'une place de gar-
dien dans l'un des squares de Paris, et le chasseur dliommes à l'a-
venir protégerait des enfans et des fleurs. Après ce qu'il a fait,
peut-être méritait- il mieux encore. Ce n'est pas qu'il demande
rien : simple et modeste, il n'a jamais songé à tirer de ses exploits
ou vanité ou profit, mais ce désintéressesnent même est un titre de
plus. Quelque temps après la commune, un personnage, officier
supérieur dans une armée étrangère, fit appeler notre sergent,
et là, en présence du consul, lui offrit un brevet de capitaine. Hoif
refusa. — Je n'ai servi et ne servirai jamais que mon pays, —
dit- il simplement. Au ton dont cette réponse était faite, l'étranger
comprit et n'insista plus; mais il saisit la main de Hoff et la serra
cordialement. C'est que le sergent a son idée. Ses trois frères ont
opté pour la nationalité française et travaillent ici maintenant; le
jour venu, tous seront soldats; lui-même, malgré sa blessure, il
peut encore manier un fusil. Et il y a là-bas au pays le vieux père,
la vieille mère, demeurés seuls, mais vaiilans encore, qui ont tenu
à garder jusqu'au bout le coin de terre où leurs enfans sont nés.
Tant que l'Alsace restera prussienne, tant que par droit de conquête
les reîtres étrangers Liront chez nous !a loi, Hoff ne doit point cher-
cher à embrasser ses parens, il le sait. Sa liberté, sa vie peut-être
paierait cette imprudence. Et cspendant, d'une foi vive envisageant
l'avenir, il conipte bien les revoir un jour : il reverra les Vosges, et
Saverne, et Strasbourg, et le vieux Rhin qu'on a fait tout alle-
mand... Si c'est une illusion, je n'aurais garde de la lui ravir.
L. Louis- Lande.
ETUDES
SUR
LES TRAVAUX PUBLICS
LES VOIES DE COMMUNICATION EN RUSSIE.
La puissance militaire d'un gouvernement ne dépend pas seule-
ment du nombre de ses soldats, de leur armement, de leur disci-
pline, de leur bonne organisation; elle dépend encore à un bien
haut degré de l'outillage industriel que possède la nation. Les ma-
nufactures sont nécessaires pour équiper et entretenir les troupes,
les routes et les chemins de fer favorisent les mouvemens dvis ar-
mées, les habitudes commerciales stimulent la production, déve-
loppent les richesses naturelles de la contrée. Le trésor public
grossit en même temps que la fortune des particuliers. Lorsque
deux peuples en lutte peuvent s'opposjr des armées de même effectif
et dans un même état de préparation, la victoire appartient à celui
qui peut faire le plus de Facrifîces d'argent et répirer ses pertes
matérielles avec le plus de promptitude. On en a vu de notre temps
deux exemples remarquables. Il y a dix ans, au début de la guerre
d'Amérique, les deux adversaires étaient à peu près d'égale force :
le nord fut vainqueur à la longue, grâce cà l'esprit industrieux de sa
population. Pendant la guerre de Crimée, la Russie n'eut à com-
battre l'invasion que sur un petit coin de son territoire, et cepen-
dant après deux années de lutte elle était tellement à bout de
forces qu'elle dut solliciter la paix. D'où venait l'épuisement de ce
grand empire, qui combattait sur son propre sol contre des enne-
mis venus de très loin? De l'insuffisance de ses forces productives.
C'est donc un moyen d'estimer la puissance politique d'une nation
96 REVUE DES DEUX MONDES.
que de dresser le bilan de ses ressources industrielles. De notre
temps, la richesse d'un peuple se mesure par l'étendue de ses che-
mins de fer. Sachant comment ils s'établissent et quel usage on en
fait, on est apte à mesurer l'effort dont un peuple est capable. C'est
une étude que nous voudrions faire ici pour la Russie, en prenant
pour guide l'ouvrage d'un ingénieur français qui a consacré quel-
ques années de sa jeunesse aux chemins de fer russes (1). C'est
aussi d'après lui, sauf à puiser parfois à d'autres sources, que nous
essaierons de tracer le tableau physique et social de ce colossal em-
pire, préliminaire indispensable sans lequel on ne saurait com-
prendre les difficultés qui s'opposent à une plus rapide extension
des travaux publics.
I.
Le voyageur qui a traversé l'Europe occidentale se trouve tout à
coup, quand il entre en Russie, au milieu de plateaux immenses
tantôt légèrement ondulés, tantôt parfaitement de niveau, mais tout
à fait dépourvus de montagnes. Des Karpathes à l'Oural, de la Mer-
Noire à l'Océan -Arctique, — il y a dans chaque sens plus de
2,000 kilomètres, — l'on ne rencontre que des plaines et des ma-
récages. La chaîne de l'Oural, qui termine le plateau vers l'orient,
atteint tout au plus l'altitude de la chaîne des Vosges. Le Caucase,
beaucoup plus élevé, est en dehors de la Russie proprement dite.
Les eaux qui tombent sur cette vaste surface s'écoulent vers quatre
directions différentes, la Mer-Glaciale, la Baltique, la Mer-Noire et
la Caspienne; à l' encontre de ce qui se voit dans le reste de l'Eu-
rope, ces bassins ne sont séparés que par de faibles excroissances
de terrain. Des quatre versans, le plus large est celui de la Cas-
pienne, circonstance encore fâcheuse, puisque cette méditerranée
ne communique pas avec les autres mers du globe. Si l'on remar-
que en outre que l'océan glacial est obstrué pendant huit mois
d'hiver, que la Mer-Noire et la Baltique sont fermées par d'étroites
embouchures appartenant à d'autres puissances, et que la frontière
de l'ouest est ceinte de montagnes ou défendue par des nations ri-
vales, on se rendra compte de ce premier caractère de l'empire russe
d'être clos en quelque sorte par des barrières naturelles qui l'em-
pêchent d'étendre au dehors ses relations et son influence. Par là
s'explique la politique traditionnelle de la chancellerie russe, qui
est de gagner du terrain sur la Baltique et sur la Mer-Noire. Dans
le principe, le véiitable centre de ce peuple était Moscou, au cœur
du bassin du Volga. Pierre le Grand eut la prétention de trans-
(1) Les Chemins de fer russes de 18S7 à 1862j par M. Éd. Collignon, ingénieur de»
ponts et chaussées.
LES ClIliMINS DE FEK RUSSES. 97
porter à Saint-Pétersbourg, sur le littoral du golfe de Bothnie, la
capitale de l'empire; il fondait en même temps Arkhangel au nord
et Taganrog sur la mer d'Azof; il réussit assez bien. Ses succes-
seurs poursuivirent avec persistance le but plus difTicile de s'ouvrir
un débouché sur la Méditerranée, et, ne pouvant réaliser ce désir
assez vite, ils ont créé sur la côte orientale de l'Asie, à Vladivostock,
un port militaire qui leur permet de lancer une flotte sur le Paci-
fique.
Malgré ces efforts séculaires, la Russie n'a pas encore de débou-
chés suflisans vers l'Europe. Arkhangel et Saint-Pétersbourg sont
bloqués par les glaces une partie de l'année; Riga est une ville alle-
mande, Odessa appartient au monde latin. Astrakan est tartare. Un
peuple ainsi parqué au centre d'un continent était condamné d'a-
vance à une politique de conquête. Quoiqu'il se soit étendu vite en
surface, il n'a pas acquis de consistance d'unité. Les sujets du tsar
sont encore Allemands dans la Livonie, Cosaques ou Kalmouks sur
les bords du Don et du Volga.
L'aspect géologique de la contrée n'est pas moins défavorable
que la configuration géographique. Tandis qu'en Belgique, en
France, en Angleterre, tous les étages géologiques s'offrent à la
surface du sol dans une étendue restreinte avec les récoltes qui sont
particulières à chacun d'eux, en Russie au contraire le même ter-
rain se présente sur de vastes superficies. Le sol, parfois très riche
pour certaines cultures, se montre en même temps très pauvre
sous d'autres rapports. Ce qui manque en une province ne peut
être acquis que par échange avec les provinces éloignées; mais, la
population restant clair-semée par l'effet de ce vice originel, les voies
de communication font défaut, et ces échanges à grande distance ne
se peuvent établir.
On ne sera donc pas étonné d'apprendre que les biens de la terre
sont peu abondans et parfois gaspillés sans profit. Les forêts , qui
occupent plus d'un tiers du territoire, sont inégalement réparties, et
là où l'exploitation en est facile les paysans les épuisent par des
coupes irrégulières. C'est au nord que l'on trouve les plus grandes
ressources forestières. Entre le 65'^ degré de latitude et l'Océan-
Glacial, le pays, entièrement boisé, n'est occupé que par des peu-
plades nomades qui vivent de la chasse. Un peu plus au sud com-
mencent les populations agricoles, qui font paître leur bétail au
milieu des bois. Dans la région marécageuse, qui confine à la
Prusse et à la Pologne, la terre arable occupe plus de superficie, et
enfin les provinces du sud sont tout" à fait dépourvues de bois.
On n'y trouve plus de beaux arbres que sur les versansdu Caucase,
en des terrains accidentés où l'exploitation est presque impossible.
TOME cm. — 1873. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans les steppes qui environnent Odessa et Astrakan, on parcourt
des centaines de kilomètres sans voir ni une source ni un arbre.
11 n'existe du reste qu'un petit nombre d'essences dans la zone où
les forêts sont le plus abondantes; le sapin et le bouleau y domi-
nent. Ce dernier convient surtout au climat; on le trouve au nord
jusqu'au 69" degré de latitude, plus loin même que le sapin. Sans
valeur comme bois de construction, il est très apprécié pour les
usages domestiques. C'est le bois de luxe pour le chauffage; les
cendres fournissent une grande quantité de potasst;; l'écorce, em-
ployée dans la tannerie, donne au cuir une souplesse et une odeur
particulières. L'abondance de ces arbres se reconnaît à la seule in-
snection d'une carte, car ils ont donné leur nom, hvrcza^ à beau-
coup de villages et de cours d'eau. Par maiheur, ces forêts, qui
deviendraient une source précieuse de richesses entre des mains
prévoyantes, sont presque toujours abandonnées à l'incurie des
propriétaires riverains. Les incendies y font de fréquens ravages.
(( Une partie de ces sinistres, nous dit M. Collignon, doit être at-
tribuée ou à des imprudences ou à la malveillance, ou enfin au be-
soin que l'on peut avoir ressenti de masquer des défricbemens ir-
réguliers, car en Russie l'incendie s'applique en grand aux forêts,
aux magasins, aux arsenaux, aux ministères; c'est un moyen
commode et fréquemment employé de régidariser une fausse si-
tuation et de redresser une comptabilité infidèle. » Faut-il ajouter
foi entière aux appréciations pessimistes d'un auteur qui, nous le
verrons encore plus loin, semble avoir conservé une fâcheuse im-
pression de ses rapports avec l'administration russe?
Dans les provinces qui ont des ressources forestières, les mai-
sons se construisent en bois; c'est aussi une conséquence naturelle
de la pauvreté géologique du pays et de la rareté des matériaux. 11
en résulte que le Russe est devenu un charpentier habile; il manie
surtout la hache, dit-on, avec une adresse merveilleuse : non pas
toutefois qu'il exécute de beaux ouvrages de charpente comme en
contieunmt la plupart de nos vieux édifices; le bois s'emploie en
grume plu:ôt qu'équarri. La maison s'édifie avec des poutres su-
perpos'^es que jelient de grossiers assemblages, Vizba que l'on
voyait à l'exposition universelle de 1867 donne une i lée, peut-être
trop avantageuse, de ce mode de construction. Cependant les in-
cendies trop fréquens sont cause que l'on a proscrit les bâtimeus en
bois dans les grandes villes; c'est alors à la brique que les archi-
tectes ont recours, car la pierre est le plus souvent d'un prix trop
élevé. Les cari ières granitiques de la Finlande fournissent de su-
perbes matériaux à la ville de Saint-Pétersbourg; on les emploie
rarement, sauf pour les constructions d'apparat, comme par
LES CHEMINS DE FER RUSSES. 99
exemple l'énorme rocher artificiel qui supporte la statue de Pierre
le Grand.
Les richesses minérales ne manquent pas en Piussie; on peut dire
plutôt qu'elles sont négligées. On dit avec beaucoup de raison que
la houille est le pain de l'industrie; or les terrains houillers qui s'é-
tendent sur de grandes surfaces ne sont exploités avec succès que
dans le bassin du Donetz, allluent du Don, au centre d'une pro-
vince presque déserte, loin des chemins de fer et des voies naviga-
bles. Autour de Moscou règne une immense région carbonifère,
qui n'a donné jusqu'à présent que des produits de mauvaise qualité,
sans doute parce qu'on s'est contenté d'explorations insuffisantes.
La houille que l'on consomme dans l'empire vient donc du dehors.
La Silésie eu fournit à la Pologne; les navires anglais qui vont
charger à Saint-Pétersbourg des matières encombrantes, telles que
des céréales, des suifs, des peaux, prennent à l'aller une cargaison
de charbon de terre dont le prix de revient se trouve, par cette
circonstance, ne pas être trop élevé. A défaut de houille , on brûle
des quantités considérables de tourbe, que fournissent les vallées
marécageuses. Cette fois encore, la nomenclature géographique ré-
vèle la nature des productions locales. Le nom de TcJiernaia, que
portent beaucoup de petites rivières, veut dire noire, et dénote un
fonds tourbeux.
La métallurgie est plus avancée sous certains rapports. Dans la
région de l'Oural, féconde en minerais de toute sorte, on trouve
du fer, du cuivre, du plomb, du platine, de l'argent et de l'or.
Le minerai de fer en particulier s'y présente en couches inépui-
sables de la meilleure qualité, et si près du sol qu'on l'extrait à
ciel ouvert ou par des puits de 20 mètres au plus de profondeur.
L'histoire de cette industrie métallurgique ne remonte pas loin. A
peine exisiait-il quelques petites usines à la fin du xvii^ siècle, quand
Pierre le Grand, visitant la fabrique d'armes de Toula, distingua un
forgeron que l'on appelait Nlkita Demidof. Il voulait en faire un sol-
dat; mais, séduit par finteHigence et l'adresse de cet habile ouvrier,
il lui donna mission d'explorer les montagnes de l'Oural, oii l'exis-
tence de richesses métalliques était déjà soupçonnée. Le gouverne-
ment du t^ar avait établi près d'Ekaterinbourg l'usine de Nevlan^k,
qui donnait de médiocres résultats. Nikita offiit de l'acheter, pro-
mettant d'en payer le prix en cinq années, et il obtint en outre la
permission d'exploiter toutes les mines qu'il découvrirait sur la ri-
vière Tagnil, avec le droit de couper les bois nécessaires à cette in-
dustrie dans les forêts des environs. C'était en réalité une entreprise
bien difficile à conduire. Le pays ne produisait rien, l'Oural était
alors si loin des provinces civiUsées que les transports étaient in^-
possibles, il fallait fabriquer sur place les outils et les machines. Le
100 REVUE DES DEUX MONDES.
plus grave obstacle peut-être était le manque d'ouvriers. On ne pou-
vait compter que sur les condamnés que le gouvernement envoyait
subir leur peine en Sibérie et sur les serfs fugitifs, au profit desquels
les mines exerçaient le droit d'asile. Pierre le Grand avait accordé
de plus des prérogatives tyranniques : les habitans des villages voi-
sins étaient corvéables des usines; les concessionnaires pouvaient in-
fliger des peines corporelles à leurs ouvriers, ils étaient indépendans
des autorités locales, et ne relevaient que du collège des mines de
Saint-Pétersbourg. Nikita Demidof et ses fils surent profiter de ces
faveurs exceptionnelles, car leurs afi'aires devinrent prospères; mais
lorsque le père fut mort et que les enfans, anoblis par le tsar, eurent
pris des habitudes de luxe et d'absentéisme, cette prospérité s'éva-
nouit. La plupart des usines, sans en excepter les plus importantes,
ne sont plus que des ruines; les forêts ont été saccagées par une ex-
ploitation imprévoyante, on n'a pas même construit de routes dans
les districts miniers. 11 ne reste à l'avantage des propriétaires de mines
que des privilèges abusifs qui pèsent lourdement sur les ouvriers.
La main-d'œuvre est toujours très peu rétribuée. En 1851, les usines
payaient 25 centimes la journée d'ouvrier, en sus de la nourriture,
du logement et de l'entretien des bâtimens communaux. Malgré ce
bas prix des salaires et les droits de douane protecteurs, les four-
neaux de l'Oural ne sont plus en état de lutter sur les marchés de
Moscou et de Saint-Pétersbourg avec les usines étrangères. La dif-
ficulté des transports les tuera. Que l'on songe en effet que, pour
atteindre la rivière Kama, où la navigation est facile et sans dan-
ger, il faut parcourir des centaines de kilomètres sur des cours
d'eau torrentueux ou de mauvaises routes. Les gros chargemens
n'arrivent guère à Saint-Pétersbourg, par les canaux, que dix-huit
mois après leur départ de l'usine; ils passent un hiver dans les
glaces. Cependant le fer au bois de l'Oural est d'une qualité remar-
quable surtout pour les tôles et les aciers. Si l'on introduisait dans
ce pays les procédés modernes de la métallurgie et que les voies de
communication fussent améliorées, cette belle industrie retrouve-
rait ses anciens succès.
Les usines qui produisent d'autres métaux que le fer ne sont pas
dans une meilleure situation, sauf peut-être une exploitation de
graphite en Sibérie, fort habilement dirigée depuis quelques années
par un ingénieur français. En général, les établisseniens que pos-
sède la couronne sont les moins heureux. L'Oural recèle de l'or
dans les alluvions des rivières et dans les filons qnartzeux, comme
l'Australie et la Californie; mais l'activité que montre le travail libre
dans ces colonies nouvelles ne se retrouve pas dans l'empire russe.
Un seul fait en fournira la preuve. En Australie et en Californie,
les mineurs écrasent les quartz aurifères au moyen d'énormes pilons
LES CHEMINS DE FER RUSSES. 101
que de puissantes machines à vapeur mettent en mouvement; en
Russie, ce travail se fait à bras d'hommes. Cependant une transfor-
mation remarquable s'opère dans cette région, jadis redoutée, où
les géographes tracent les limites de l'Europe et de l'Asie. Si la Si-
bérie est encore un lieu d'exil, ce n'est plus un désert inhabitable.
L'industrie humaine y prend pied. Il y a des gens qui s'y rendent
de leur plein gré avec l'ambition d'y faire fortune. Il n'y manque
plus que des routes et des chemins de fer.
Avant de passer à l'agriculture, il convient de parler du climat,
qui est, on le sait, un élément essentiel de la végétation. Par son
étendue, l'empire russe offre d'une extrémité à l'autre des diffé-
rences de climat prodigieuses. Tout au nord, il va jusqu'au cercle
polaire, où le soleil reste en été vingt-quatre heures à l'horizon; au
midi, il atteint en Crimée la latitude de Venise et de Bordeaux. Un
caractère commun cependant à cette immense surface est une diffé-
rence considérable entre la température de l'hiver et celle de l'été;
il y a tout au plus exception pour le littoral de la mer Baltique. Le
doux climat de l'Irlande ou de notre Bretagne est inconnu sur ce
vaste plateau, que les vents balaient sans rencontrer d'obstacle.
Tandis que l'Europe occidentale reçoit toute l'année l'influence
bienfaisante des vents de l'Atlantique, la Russie est limitée au nord
par des mers qui gèlent plusieurs mois de l'année. Aussi le froid y
est-il vif et durable. A Saint-Pétersbourg et à Moscou, le thermo-
mètre tombe parfois à 30 degrés au-dessous de zéro; il monte
aussi parfois à 30 degrés au-dessus. Il est à propos d'observer ici
que l'excès du froid exerce une influence fâcheuse sur les travaux
publics : d'abord la morte saison est de six mois, tandis qu'elle dure
à peine quelques semaines dans notre pays; puis la gelée, qui pé-
nètre le sol à une grande profondeur, impose la nécessité de des-
cendre plus bas les fondations des ouvrages en maçonnerie, et,
quand le thermomètre reste longtemps au-dessous de zéro, le fer
devient cassant et ne présente plus qu'une médiocre résistance.
De plus le sol se recouvre en hiver d'une épaisse couche de neige.
Chez nous, c'est une incommodité dont on cherche à se débarras-
ser au plus vite. « Pour le Russe, dit M. Collignon, c'est un hôte
qui sans doute a ses exigences et ses caprices, mais dont le retour
annuel est désiré avec ardeur et salué par de joyeuses fêtes. » Avec
la neige vient le traîneau, véhicule préféré des Russes, qui est à la
ville et à la campagne le moyen de transport le plus rapide et le
plus économique. Le moindre voyage est impossible en certaines
provinces pendant l'été, car on n'y voit que des sentiers imprati-
cables. Dès que le thermomètre descend à 5 degrés au-dessous de
zéro, ces sentiers, couverts de neige, deviennent les plus belles
routes du monde. Les fleuves se gèlent entièrement. Au mois de
102 REVUE DES DEUX MONDES.
janvier, la Neva n'est plus à Saint-Pétersbourg qu'un plancher bien
solide, encaissé entre deux rives : des rues éclairées au gnz, des
maisons de bois provisoires, des campem 'ns de Samoièdes se mon-
trent sur l'emplacement où l'on ne voit l'été qu'une belle eau bleue
sillonnée par des embarcations. Le golfe de Bothnie lui-même se
cristallise à une grande distance du rivage; on se rend à pied sec
de Saint-Pétersbourg à Cronstadt.
Tant que persiste cette température rigouieuse, la vie est en
quelque sorte suspendue; les plantes ne végètent plus, les sources
tarissent, les matières moites cessent de se décomposer. Lorsque le
printemps ramène un peu de soleil et de chaleur, la nature semble
se réveiller -subitement : une crisp violente s'opèi-e tout à coup en
quelques heures; elle se manifeste surtout par la débâcle des fleuves
et des rivières. Alors surviennent des crues extraordinaires qui
transforment en lacs les larges vallées de cette contrée presque
plate* La débâcle est un phénomène annuel qui mérite de fixer
l'attention. Après quatre ou cinq mois de gelée incepsant-^, la couche
solide atteint dans les rivières une épaisseur de 80 centimètres et
plus, car elle s'accroît de jour en jour, en dessous par l'eau qui se
congèle et en dessus par la neige qui s'y dépose. Les pluies qui
succèdent à la neige dès que le thermomètre remonte nu-dessus de
zéro modifient ce banc de glace ; l'eau le pénètre par les moindres
fissures, s'y gèle à son tour et divise la masse en milliers de gros
fragmens. L'eau liquide reprend son écoulement dans le fond du lit,
et entraîne la couche supérieure. Les blocs se mettent eu mouve-
ment. Aux coudes et aux étranglemens des rivières, les fragmens
s'accumulent en monceaux et se précipitent avec une nouvelle
force, balayant devant eux tout ce qui s'oppose à leur passnge. En
inême temps la végétation reprend partout avec une vigueur sin-
gulière, que favorise une brusque élévation de température. La
nature répare en quelques semaines le retard que lui a imposé ce
long sommeil.
Passer sans transition suffisante du froid au chaud est ce que
l'on appelle un climat extrême. L'agriculture s'en accommode assez
mal. Cependant les provinces centrales de l'empire doivent être
classées parmi les régions les plus fertiles du globe. Ainsi l'Ukraine
et la Petite-Russie sont formées d'une terre noire, analogue à la Li-
magne d'Auvergne, qui contient tous les principes nécessaires à la
culture des céréales. C'est une surface égale à la moitié de la
France, d'un sol modèle dont on ne rencontre dans l'Europe occi-
dentale que quelques rares échantillons. Les steppes, qui occupent
tout le midi de la Russie depuis la Bessarabie jusqu'à l'embouchure
du fleuve Oural, sont des plaines perméables d'une horizontalité
parfaite, ce qui fait qu'il n'y existe point de sources. Il n'y a non
LES CHEMINS DE iEIl RUSSES. 103
plus ni bois ni matériaux de construction, en sorte que la popula-
tion s'en écarte. Cependant ces déserts seraient susceptibles de
produire de belles rt^coltes. En l'état actuel, ce ne sont que d'im-
menses pâturages. L'élève des troupeaux en est. la seule industrie,
et cette région stérile empêche les provinces fertiles de communi-
quer avec la Mer-Noire ou la Gaspi^mne. Au nord, nous l'avons
déjà dit, les forêts dominent. Au-d là des terres noires, qui pro-
duisent le froment, viennent les zones du seigle et du lin, puis celle
de l'orge, qui remonte jusqu'au 70* degré de latitude, ensuite la
zone excl'.islvement forestière, où ne vivent que des pasteurs et des
chasseurs nomades, enfin la zone glaciale, d'une stérilité absolue.
En somme, le sol de la Russie produit tout autant de céréales qu'il
en faut pour ses 5.5 millions d'habitans, il serait même capable
de nourrir une population beaucoup plus considérab'e ; mais las
330 millions d'hectolitres de froment que réclame la consommation
intérieure de l'empire exigent des transports lointains et difficiles.
Le midi nourrit le nord, d'un côté l'abondance, de l'autre la disette.
Le traînage est le seul moyen de transport économique. Que la neige
arrive tard, les villes septentrionales sont exposées à manquer du
nécessaire.
Il reste à dire ce qu'est la population agricole de la Russie. Il se-
rait superflu d'exposer ici comment s'est établi jadis le servage,
qu'un ukase de l'empereur Alexandre abolit en 1861. Le paysan
culiivait les terres du seigneur, et par compensation le seigneur
devait préserver le paysan de l'indigence. Le serf n'était pas, à pro-
prement parler, un esclave : il n'était pas non plus un ouvrier comme
il y en a dans nos pays; suivant une expression fort juste de M. Gol-
lignon, c'était un fonctionnaire-laboureur, exempt de soucis, assuré
du lendemain. Si le paysan ne possédait pas la terre qu'il cultivait,
du moins il en avait la jouissance assurée; il était la m lître dans sa
maison, il avait à lui ses outils et ses biens mobiliers. Dans ces
conditions, le seigneur était un intermédiaire le plus souvent bien-
veillant entre le serf et la couronne. Le résultat le plus clair de
l'abolition du servage est d'avoir supprimé cette autoriié mitoyenne
entre le cultivateur et le pouvoir despotique du tsar. Est-ce un
bien? est-ce un mal? Ce ne peut être en tout cas qu'un état transi-
toire. M. CoUignon n'est pas tendre pour l'administi-ation, dont les
petits agens sont, suivant lui, mal rétribués, déshonnôtes et vexa-
toires. « L'administration est en Russie, dit-il, le plus terrible des
fléaux. » Les paysans, débarrassés du seigneur et da son intendant,
retrouvent des maîtres plus durs et plus absolus dans les employés
de la couronne. La véritable émancipation sociale et politique, qui
viendra plus tard, sera peut-être l'occasion de grands désordres.
104 REVUE DES DEUX MONDES.
Sous Nicolas, la Russie était plutôt un empire asiatique qu'un
royaume européen. Les idées d'affranchissement étaient proscrites;
tout esprit réformateur était suspect. Le tsar, qui se croyait in-
faillible et tout-puissant, fut cruellement détrompé par la guerre
de Crimée. Lorsque Alexandre II monta sur le trône avec la con-
viction que de grandes réformes étaient devenues nécessaires, sa
première préoccupation fut d'affranchir les serfs ; mais leur de-
vait-on donner la liberté seule ou la liberté avec la terre? Telle était
la question que le nouvel empereur résolut dans le sens le plus
favorable aux paysans. Affranchir les hom.mes sans leur assurer de
quoi vivre, c'était courir le risque d'une jacquerie. L'empereur en
eut le pressentiment, et transforma les serfs en propriétaires malgré
l'avis de ses conseillers, dit-on. Les nobles seuls en souffrirent, car
ils perdaient la plus forte partie de leurs revenus. Fait singulier,
l'affranchissement n'a pas beaucoup modifié l'existence des paysans
russes. Comme autrefois, ils habitent des villages qui sont de pe-
tites républiques avec leurs chefs élus par le suffrage universel. La
terre est mise en commun; tous les trois ans, on la divise par parties
égales entre les hommes mariés de la commune. Les anciens rendent
la justice, condamnent les délinquans au fouet et à la prison. Un
citoyen ne peut s'absenter sans permission, — autrement on le met
à l'amende. Celui au contraire qui encourt la haine de ses voisins
est expulsé sans autre forme de procès; cette expulsion a des con-
séquences terribles, car le malheureux qui en est l'objet, incapable
de trouver asile dans une autre commune, n'a d'autre ressource
que d'être soldat pour la vie ou de s'engager à perpétuité dans les
mines de la Sibérie.
Tel est l'état social des campagnes dans la Grande-Russie, entre
Kazan, Smolensk et Arkhangel, c'est-à-dire dans les provinces qui
sont le patrimoine véritable du peuple russe. A l'ouest, ce sont des
Polonais, à l'est des Tartares. De Kazan à la Caspienne, le Volga
est la limite entre chrétiens et mahométans. Le Yolga franchi, le
voyageur est au milieu de steppes habitées par des peuplades pres-
que sauvages qui regardent moins vers Saint-Pétersbourg que vers
Bokhara. Ces vastes espaces, qui tiennent beaucoup de place sur la
carte, n'ajoutent à peu près rien à la force de la Russie.
IL
Ce qui vient d'être dit explique combien les voies de communi-
cation seraient utiles et quelles difficultés s'opposent à ce qu'on les
établisse aussi vite qu'il conviendrait. Il y a encore cet autre dés-
LES CHEMINS DE FER RUSSES. 105
avantage, qu'il s'agit d'un pays neuf qui n'a pas derrière lui des
siècles de travail et de civilisation. Tous progrès datent de Pierre
le Grand. Jusqu'à la fin du xvii'' siècle, les bassins supérieurs du
Dnieper et du Yolga constituaient toute la Russie; c'est là que sub-
sistent les villes saintes, Moscou, Yladimir, Kief. La conquête de la
Finlande et du littoral de la Baltique, la création de Saint-Péters-
bourg, déplacèrent le centre de gravité de l'empire. Pour mettre
ces nouvelles provinces en relation commerciale avec les anciennes,
los fleuves ne suflisaient plus, il fallait des canaux : ce fut l'œuvre
du xviii^ siècle; les routes ne devaient s'ouvrir que cent ans plus
tard. Relier les bassins de la Neva, du Niémen et de la Vistule à
ceux du Dnieper et du Volga fut la première préoccupation des
ingénieurs. Au surplus, ces travaux n'exigeaient pas de grands
efforts de génie, car les lignes de faîte qui séparent les versans de
la Baltique, de la Mer-Noire et de la Caspienne ont un très faible
relief au-dessus des vallées. II existe maintenant plusieurs lignes
de canaux qui supportent fort bien la concurrence des routes et
des chemins de fer. En une seule année, 1856, la navigation inté-
rieure amenait dans la capitale 18,000 bateaux et 1,200 radeaux
portant des cargaisons évaluées à 50 millions de roubles. Ce résul-
tat est d'autant plus remarquable que le transit par eau ne dure
que de sept à neuf mois de l'année.
II y a soixante ans, les routes n'existaient pour ainsi dire pas.
C'étaient des plates-formes en terre mal réglées, bordées de fossés
étroits, renforcées au passage des marais par des madriers et des
troncs d'arbres. Se rendre de Moscou à Saint-Pétersbourg était
alors aussi difficile que de pénétrer aujourd'hui au centre de l'A-
frique. En 1809, l'empereur Alexandre I", en un moment de géné-
reuse initiative, institua le corps des ingénieurs des voies de com-
munication, dans lequel, faute d'élémens indigènes, il fut heureux
d'introduire plusieurs ingénieurs français. Les cadres en étaient
assez étendus; mais, par suite de déplorables habitudes bureaucra-
tiques, plus du quart des fonctionnaires résidaient à Saint-Péters-
bourg. Aussi les travaux accomplis depuis soixante ans ont-ils peu
d'importance. Il n'existait naguère (en 1860) que 10,000 kilomètres
de routes, ce qui est peu pour un si vaste empire. Pour avoir été
construites si récemment, ces routes ne sont pas mieux tracées que
les vieilles chaussées de la France. On a suivi les anciens sentiers,
sans chercher par des détours à éviter les pentes. Les alignemens
droits s' (tendent à perte de vue. En outre, mal entretenues en été,
bouleversées par le dégel à chaque printemps, elles sont presque
toujours en mauvais état. Quand il fallut ravitailler l'armée du sud
pendant la guerre de Crimée, les attelages de provinces entières
106 REVUE DES DEUX MONDES.
furent mis en réquisition, et cependant les transports éprouvèrent
de longs retards.
Si défectueuses que soient ces routes, la poste y circule néan-
moins avec une célérité remarquable. Il n'est pas rare d'atteindre en
marche u'ie vitesse de plus de 20 kilomètres à l'heure, bien que de
fréquens arrêts all'ongent beaucoup la durée du voyage, surtout
au printemps, lorsque là neige fond et que le traîneau d'hiver est
remplacé pa:- la ièUga^ voiture à quatre roues non suspendue (1).
M. Colllgnon observe avec raison que l'activité des correspondances
postales donne une appréciation assez exacte du niveau économique
d'un pays. Or en 1860 !a poste russe avait un départ par jour pour
Moscou, grâce au chemin de fer, mais elle n'en avait que deux par
semaine pour Odessa, un par semaine pour Nijni-Novgorod en temps
ordinaire et trois pendant la foire annuelle de cette ville, deux pour
Arkhangel, quatre pour Revel et Riga dans les provinces si pro-
spères de la Baltique, cinq pour la Pologne et l'étranger. Bien que
nos courriers quotidiens ne remontent pas à une époque très éloi-
gnée, c tte intermittence de la poste est une incommodité qui
semble contraire à toute activité commerciale.
La construction des ponts offrait de bien plus grandes difficultés
que celle des routes ordinaires. A ce point de vue, la débâcle an-
nuelle des cours d'eau était un obstacle formidable, puisque lleuves
et rivières roulent au printemps des monceaux de glaces auxquels
il semble que les ouvrages les plus solides ne puissent pas résister.
En réalité, on ne rencontre encore que très peu de grands ponts en
Russie. On franchit bien les petites rivières sur des travées en char-
pente; mais sur les cours d'eau plus importans il est habituel de
voir des ponts de bateaux ou des bacs que l'on replie le long des
rives en hiver. Quand survient une crue ou une débâcle, la commu-
nication entre les deux rives reste interrompue penlant plusieurs
semaines-. C'est ainsi que de Moscou à INijni-Novgorod, sur une lon-
gueur de ZI50 kilomètres, on franchit quatre ponts flottans. Les che-
mins de fer ne pouvaient s'accommoder de pareilles interruptions.
Les ingénieurs fiançais qui ont établi les principaux railivûi/s russes
ont donc eu de grands travaux à faire en ce genre. Le plus souvent
ces ponts servent à la fois au chemin de fer et aux routes paral-
lèles. L'obstacle principal étant, on l'a dit plus haut, la débâcle des
glaces, on y a remédié par une disposition ingénieuse des avant-
becs de piles qui sont non pas verticaux, comme en nos pays, mais
(.1) La téléga est la seule voiture possible dans un pays où les routes sont mauvaises
et les campagnes sont peu habitées. Qu'elle se brise en chemin, avec une hache ou
taille une pièce de rechange dans la forêt voisine, tandis qu'une voiture Suspendue
sur des ressorts devrait être abandonnée sur place au premier accident.
LES CHEMINS DE FER RUSSES. 107
bien inclinés en forme du contre d'une charrue. La masse de glace
qui s'avance entraînée par le courant s'élève alors sur l'avant-bec
et se brise eu fragmens, comme une terre forte que la charrue en-
tame par le dessous.
Nous arrivons enfin aux chemins de fer. De même qu'en bien
d'autres contrées, le premier railway fut une ligne de plaisance,
établie pour l'agrément des promeneurs de la capitale. Elle allait
de Saint-Pétersbourg à la résidence impériale de Tsar.skoe-Selo, et
n'avait que 25 kilomètres de long. Le gouvernement entreprit
ensuite de relier Moscou à Saint-Pétersbourg. Ce grand travail,
commencé en ISlii, ne fut terminé qu'en 1861. Il est vrai que la
distance officielle entre ces deux villes est de 604 verstes on 640 ki-
lomètres. Nous di>ons la distance officielle, car on se raconte que
la distance réelle n'est que de 586 verstes, et que cette exagération
de la longueur véritable est une des nombreuses fraudes dont l'ad-
ministration russe est coutumière. Au reste, l'exploitation de ce
chemin de fer n'a pas les allures de vitesse précipitée auxquelles
nous sommes habitués dans l'Europe occidentale. Il n'y avait dans
le principe que deux trains de voyageurs par jour en chaque sens :
l'un, le tiain-poste, restait vingt heures en route; l'autre, train om-
nibus, employait trente heures à faire le trajet. Il y a de longs
arrêts aux stations, pour déjeuner, pour dîner, pour souper, pour
le thé du matin et pour le thé du soir; le temps n'a pas encore
grande valeur en ce pays. Les wagons ont d'énormes dimensions,
sans compartimens intérieurs, comme les wagons américains. C'est
peut-être une nécessité du climat, qui exige que les voitures soient
chaufiées en hiver par des poêles.
Après avoir achevé cette première ligne, dont l'importance est
surtout commerciale, le gouvernement commença celle de Saint-
Pétersbourg à Varsovie, qui était plutôt stratégique, quoique ce dût
être aussi le lien entre la Russie et l'Occident. La guerre de Crimée
fut d'abord un obstacle; peu de temps après la conclusion de la
paix, le gouvernement, reconnaissant son impuissance, résolut de
faire appel à l'industrie et aux capitaux étrangers. Un ukase du
26 janvier (7 févriei) 1857 concéda diverses lignes à une compa-
gnie, la grande société des chemins de fer russes, qui prit à son ser-
vice plusieurs ingénieurs français. Le réseau concédé comprenait les
sections de Saint-Pétersbourg à Varsovie avec embranchement à
Vilna vers la frontière de Prusse, de Moscou à Nijni-Novgorod, de
Moscou à Thpodosie en Crimée par Koursk et la région du bas-
Dnieper, et enfin une ligne transversale de Koursk à Liban sur la
Baltique. C'était une longueur d'environ 4,000 verstes que la com-
pagnie concessionnaire s'engageait à construire en dix ans sous
108 REVUE DES DEUX MONDES.
l'unique garantie d'un intérêt de 5 pour 100 et avec une durée
d'exploitation de quatre-vingt-cinq ans. « Moyennant une voie fer-
rée continue à travers vingt-six gouvernemens, disait l'ukase, se
trouveront reliés trois capitales, nos principaux fleuves navigables,
les centres de nos excédans agricoles et deux ports accessibles pres-
que toute l'année sur les mers Noire et Baltique, l'exportation sera
facilitée, les transports et l'approvisionnement intérieurs seront as-
surés. » En réalité, l'intérêt militaire l'emportait en ce moment,
puisque la ligne de Théodosie laissait tout à fait à l'écart le beau
port d'Odessa, comme si nous avions fait en France un chemin de
fer de Paris à Toulon sans passer par Marseille. La société des che-
mins de fer russes se mit résolument à l'œuvre. En 1859, elle
comptait de 50,000 à 60,000 ouvriers sur ses chantiers. Elle ouvrit
la ligne entière de Varsovie en 1861 et celle de Nijni-Novgorod en
1862, résultat d'autant plus remarquable que ces travaux compor-
taient 60 millions de mètres cubes de terrassement et plusieurs
ponts sur des rivières de grande largeur.
11 n'est pas hors de propos de dire ici quelle sorte de main-
d'œuvre les grandes entreprises de travaux publics ont à leur dis-
position. Les salaires sont peu élevés, on l'a vu plus haut; mais ils
s'augmentent de beaucoup de frais accessoires, qui sont une con-
séquence du climat et de la situation économique du pays. Avant
1861, le servage était alors en vigueur, l'entrepreneur empruntait
les paysans au seigneur moyennant un prix convenu pour la saison
d'été, du 1" mai au 1" novembre. L'entrepreneur était tenu, après
avoir payé le seigneur, de nourrir ces ouvriers, de les loger, de les
vêtir en partie, de leur procurer un bain russe une fois la semaine.
Il fallait en outre fournir des outils, soigner les hommes malades,
donner des gratifications aux bons ouvriers et faire rechercher ceux
qui désertaient. L'église russe a beaucoup de fêtes chômées, sans
compter les jours de fêle de la famille impériale, où le serf avait le
droit de se reposer, en sorte que, déduction faite encore des mau-
vais temps, la période de six mois ne comportait guère que cent
vingt-cinq jours de travail effectif. Aussi les terrassemens revien-
nent-ils à un prix assez élevé. Par compensation, la valeur des ter-
rains est extrêmement faible. M. Colhgnon indique le prix moyen
de 278 fr. l'hectare pour l'ensemble des lignes de la grande so-
ciété, et ce chiffre s'est même abaissé à 30 fiancs en Crimée.
La grande société s'était constituée au capital de 275 millions de
roubles, ce qui équivalait, au pair de cette époque, à 1,1(^0 millions
de francs. Une première émission d'actions, pour un capital de
75 millions de roubles, réussit bien, en 1857, en Russie et en Hol-
lande; elle échoua complètement à Londres par l'effet d'une ja-
LES CHEMINS DE FER RUSSES. 109
loiisie politique que les souvenirs récens de la guerre de Crimée
expliquaient dans une certaine mesure. L'année d'après, la com-
pagnie se procurait une nouvelle somme de ô5 millions de roubles
en émettant des obligations avec un intérêt de à 1/2 pour 100,
remboursables sans prime. La rente de l'argent n'était pas chère.
Par malheur, il y eut, comme partout, des mécomptes dans les
prévisions de dépenses, la main-d'œuvre s'était enchérie; le taux
du change sur l'étranger s'élevait, l'administration imposait à la
compagnie des travaux onéreux qui n'étaient pas indispensables
ou qui auraient pu être ajournés. Le gouvernement contractait
lui-même un assez gros emprunt, dont la conséquence immédiate
était de faire monter à plus de 5 pour 100 le loyer des capi-
taux. La grande société dut réclamer la révision de son contrat
primitif. Le gouvernement profita de cette occasion, au dire de
AL CoUignon, pour enlever à la compagnie l'indépendance dont
elle avait joui jusqu'alors. On lui imposait un certain nombre d'ad-
ministrateurs nommés par l'état, en même temps qu'on lui retirait
les lignes de Moscou à Théodosie et de Koursk à Libau, dont les
travaux étaient à peine commencés. Une grande association finan-
cière était, paraît-il, chose si nouvelle en Russie que l'administra-
tion s'en effrayait, craignant que ce ne fût pas un instrument assez
docile.
Quelques autres chemins de fer furent encore exécutés en di-
verses provinces de l'empire, soit par l'état, soit par des particu-
liers, tels que de Riga à Dunabourg, d'Odessa au Dniester et du Don
au Volga, dans l'étroit espace qui sépare ces deux fleuves, près de
Tsaritsin. Après ces petits embranchemens, auxquels suffisait l'ini-
tiative locale, le gouvernement voulut tracer des lignes plus impor-
tantes; mais l'état des finances publiques, aussi bien que les habi-
tudes autocratiques de la bureaucratie, le rendaient incapable de
poursuivre de si grands travaux. Ses procédés arbitraires n'étaient
pas faits pour encourager les hommes d'affaires étrangers. Quel-
ques tentatives malheureuses lui apprirent qu'il convient d'être
moins arrogant envers les compagnies financières. D'un excès de
sévérité, il passa presque sans transition à une tolérance extrême.
On vit alors surgir une foule d'entreprises de chemins de fer, mal
tracés, plus mal établis, qu'il faudra rectifier ou reconstruire plus
tard. Il y a là sans aucun doute un certain gaspillage de la fortune
publique ou privée ; par compensation, on peut dire que le pays y
fait son éducation industrielle.
Ce second réseau, construit avec trop de hcàte et d'économie,
comprend notamment les lignes de Varsovie à Moscou par Minsk et
Smolensk, de Moscou à Saratof et Tsaritsin, sur le Volga, de Mos-
110 REVUE DES DEUX MONDES.
COU à Odessa avec embranchement sur Taganrog. Il est question en
outre d'une ligne de Perm en Sibérie à travers l'Oural, afin de des-
servir les importantes usines de Njjiii-Taguil, Alapaïef, Neviansk,
qui dépérissent faute de débouchés. On serait peut-être tenté de
comparer ces travaux à ceux du même genre qu'exécutent les Amé-
ricains des Étals-Unis, qui visent de même à la plus grande écono-
mie, et qui se contentent de railways imparfaits en attendant qu'ils
soient capables de les faire avec plus de soin. Cette comparaison
serait inexacte. Aux Etats-Unis, les chemins de fer sont l'œuvre de
tout le monde, cultivateurs et habitans des villes; en Russie, les
paysans, qui sont la grande masse de la population, se soucient peu
de voies de communications rapides, confinés qu'ils sont dans leurs
villages. Sous un autre rapport, la juste proportion entre l'impor-
tance du but et les moyens employés pour l'atteindre est un ca-
ractère essentiel des entreprises américaines; la Russie au contraire
sacrifie beaucoup à la parade. N est-ce pas le défaut habituel des
gouvernemens absolus et des administrations fortement centrali-
sées? C'est ainsi que, lorsfiue l'impératrice Catherine traversait ses
états, on lui oifiait à chaque relais le mirage d'un hameau d'opéra-
comique, et que, aujourd'hui encore, lorsque le tsar doit visiter une
province, on interdit longtemps à l'avance toute circulation sur les
routes, afin que le maître les trouve en bon état d'entretien et se
figure qu'il en est toujours ainsi.
Et cependant, si les Russes veulent mettre en valeur les richesses
de leur sol, il leur faut des routes et des chemins de fer; il leur en
faut encore, s'ils veulent favoriser l'expansion de leur politique en
se reliant de plus près aux contrées limitrophes; il leur en faut sur-
tout, s'ils entrevoient dans un avenir plus ou moins lointain une
lutte contre l'Allemagne, leur puissante voisine. On peut dire que
cette dernière considération a jusqu'à présent été préfiomlnante.
M'est-ce pas à cette préoccupation par exemple qu'il convient d'at-
tribuej- l'excès de largeur de la voie dans les chemins de fu' russes?
Dans toute l'Europe centrale, de Varsovie à la frontière d'Espagne,
i'écartement des rails est le même ; à l'est de la Vistule, il est de
9 centimètres pins grand. Cet excédant est trop faible pour avoir
aucun avantage pratique: il empêche que les wagons ne passent
d'une ligne à l'autre; il exige un transbordement aux gares de rac-
cordement, et voilà tout. Serait-ce au moins en temps de guerre
un sérieux obstacle à l'usage des railways par une armée d'inva-
sion? On n'y peut guère compter, car la réfection de la voie à la
jauge des chemins de fer prussiens serait en définitive un travail
de médiocre durée.
En réalité, cette querelle entre Allemands et Russes, que bien
LES CHEMIXS DE FER RUSSES. 111
(les gens imaginent être imminente depuis deux ans, est peut-être
beaucoup moins probable qu'on ne le pense en général, car l'élé-
ment germanique tient une place importante dans l'empire du tsar.
Si la niasse de la population est slave au centre et tartare dans l'est,
il n'est pas moins certain que dans les villes, dans les fonctions
publiques, à la cour même, la suprématie appartient le plus sou-
vent aux hommes de race allemande, originaires des provinces de
la Baltique. Ceux-ci sont })lus instruits, ont l'esprit plus progressif
que les vrais Russes. A toutes les cadses de faiblesse qui ont été
énumérées déjà s'ajoute donc encore ce défaut d'une population
disparate, mal amalgamée. On obs rvera peut-être à sa louange
qu'elle est respectueuse en apparence des droits divins du tsar;
qui sait ce que vaut et ce que dmera ce respect pour la personne
du souverain? On nous assure que les tendances anarcbiques exis-
tent là, plus développées peut-être qu'ailleurs, quoique plus la-
tentes, car la Russie est par-dessus tout le pays du silence. Ajou-
tons encore que c'est un pays presque impénétrable; il est rare
qu'un étranger y séjourne, y vive, y circule dans des conditions à
bien voir la véiité. A ne considérer du dehors que les entreprises
hardies de ce gouvernement, autrefois sur Constautinople, aujour-
d'hui sur l'exirèuie Orient et sur l'Asie centrale, on se croit en pré-
sence d'un colosse. C'était un fantôme qui effrayait l'Europe en-
tière il y a vingt ans, qui inquiète encore l'Angleterre à cause de
ses possessions de l'Iude; dès les premiers coups de canon de 1854,
ce colosse s'est évanoui. Il serait imprudent toutefois d'en conclure
que le péril ne renaîtra pas plus tard. La Russie a beaucoup appris
pendant ces vingt ans, s'est beaucoup réformée; l'abolition du ser-
vage a eu pour consé((uence de rendre le peuple plus laborieux,
de relever la noblesse en la rappelant au seutirupnt de ses devoirs,
d'épurer l'ndminis'ration en lui doimant le contrôle d'hommes libres.
Si jamais l'ambition du tsar semblait redevenir un péril pour l'Eu-
rope, ou recounaîtrait vite si la Russie est en état de reprendre la
vieille politique de conquête; il suffirait d'examiner si ses routes
sont en bon état, si son reseau de chemins de fer est complet et
bien exploité, si ses ports de commerce sont bien garnis. Un sem-
blable examen eût révélé en 185/i la faiblesse réelle de cet empire
inconnu, que l'on croyait si puissant.
H. Blerzy.
MARCELLA
LE CONTE BLEU DU BONHEUR
ï.
Ce fut dans l'été de 1857 que je revins au pays, après une absence
qui avait duré près de dix ans. Mon impatience de revoir la terre
natale était devenue peu à peu une maladie, une fièvre, dont je ne
fus guéri que lorsque je respirai de nouveau l'air embaumé de thym
et d'absinthe de nos villages, que je retrouvai les sarraus de toile
et les chapeaux de paille de nos paysans, les caftans noirs et les
calottes de nos Juifs. Je doute que jamais dans ma vie j'aie été aussi
gai, aussi complètement content, ou que je doive l'être jamais au
même degré que pendant ces jours heureux, et c'est dans cette belle
disposition d'esprit que le hasard me fit rencontrer dans une au-
berge du grand chemin le plus cher de mes camarades d'enfance,
le comte Alexandre Komarof.
Petits garçons, nous nous étions livré des batailles acharnées
avec des soldats de carton, et en jouant aux brigands nous avions
rapporté tous les deux plus d'une bosse; aussi en nous retrouvant
hommes faits fut-il entendu tout de suite que nous ne nous quitterions
pas de sitôt, et que je serais pour quelques semaines l'hôte du comte
et le compagnon de ses parties de chasse. Dans cette intimité de
tous les jours, pendant nos courses à travers champs, marais et fo-
rêt, la sympathie instinctive des enfans ne tarda pas à devenir une
forte et virile amitié. Plus âgé que moi de quelques années, Alexandre
pouvait avoir à peu près vingt-huit ans. Il était grand, svelte, avec
des muscles de fer ; sa poitrine bombée donnait à son port une
fierté qui imposait. Sa tête avec ses traits sévères, ses yeux sérieux,
enfoncés dans les orbites, ses cheveux d'un blond roux et sa barbe
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. 113
taillée très court, offrait le vrai type petit-russien. II y avait en lui
quelque chose de la nature sauvage, indomptée du Cosaque; sa
manière était brusque, presque farouche ; s'il cueillait une prune,
la branche lui restait dans la main. C'était un de ces hommes dont
la volonté est plus forte que la nature et le destin ; mais quelque
froid, quelque raide que fût son abord, quelque sarcastique sa
parole, un esprit droit et très cultivé était associé chez lui à une
rare probité des intentions et à une grande sensibilité. Toutefois
l'imagination n'avait guère d'empire sur lui : c'est ce qui lui don-
nait une fermeté si sûre d'elle-même. Malgré sa jeunesse, on le di-
sait dédaigneux des femmes, voire misanthrope.
Un soir, — nous avions exterminé beaucoup de bécasses, et nous
prenions le thé après avoir changé nos bottes et nos vêtemens
mouillés, — je le questionnai à ce sujet. Il se mit à sourire. —
C'est bien simple, répondit-il. Au lieu de jouer ou de faire la cour à
quelqjie jolie femme incomprise, je travaille comme un paysan, afin
de mettre en valeur mes propriétés délabrées ; au lieu de faire des
dettes nouvelles, je paie celles de mon père. Au reste je dédaigne
si peu les femmes que je songe sérieusement à me marier.
— Toi?
— Moi. L'ordre sera absent d'ici tant qu'il n'y aura pas une
brave ménagère à la maison.
— Fort bien ! et où trouveras-tu ce qu'il te faut?
— Je veux trouver, répliqua mon ami avec son assurance en-
jouée, et je trouverai.
— Alors j'admire que tu aies le courage de te marier par le temps
qui court.
■ — Pourquoi donc pas? dit le comte. Je n'ai pas peur que ma
femme me trahisse, car je saurais être au besoin « le médecin de
mon honneur. » Ce ne serait pas assez ; je veux vivre heureux et
voir ma femme heureuse à mes côtés. Je te dirai une autre fois
comment je compte m'y prendre. J'ai mes idées là-dessus ; mais ce
soir tu es fatigué, et tu tombes de sommeil.
— Pas le moins du monde...
— Trêve de complimens! ça se voit assez. Je n'ajoute qu'un
mot : je me garderai d'installer ici ce qu'on appelle une femme à la
mode. Il y a longtemps que j'ai fait mon apprentissage, et je ne
veux pas en perdre le bénéfice.
— On prétend que tu as été un homme à bonnes fortunes.
— Comme on prétend maintenant que je suis misanthrope.
Crois-moi, j'ai conservé mon cœur intact au milieu d'une exis-
tence agitée. Cependant j'ai mené la vie à grandes guides. A vingt
ans, je suis allé à l'étranger, j'ai fréquenté les universités de
TOME cm. — 1873. g
114 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Allemagne et ses écoles d'agriculture; j'ai visité l'Italie, l'Es-
pagne, la France, l'Angleterre, la Russie, l'Amérique et l'Orient,
ouvrant partout les yeux et les oreilles. J'ai beaucoup vu et beau-
coup vécu, et les aventures ne m'ont pas manqué. J'ai aimé et j'ai
été aimé, j'ai souffert et j'ai fait souffrir. A la lin, j'ai pris le monde
en ho; reur, et il m'est venu un ardent désir de retrouver la sim-
plicité de la vie et la glèbe natale. Une nuit, j'étais assis aux pieds
de la femme étrange gui fut ma dernière passion, sur la terrasse de
sa villa, au bord du Bosphore, sous un ciel noir semé d'étoiles.
Lady Arabella regardait la vague qui se balançait, pendant qu'une
négresse lui rafraîchissait ses joues brûlantes avec un éventail en
feuilles de palmier. Je ne sais pourquoi il me vint tout à coup à l'es-
prit un conte de ma nourrice, — tu le connais sans doute, — c'est
le Colite bleu du bonheur.
— Je ne me rappelle pas...
— Yeux-tu l'entendre?
— J'écoute.
— Il y avait une fois trois frères qui demeuraient dans une
grande foiêt noire, pas loin de la mer bleue. Us demeuraient là
tout seuls. Un jour, l'aîné dit: — Derrière la forêt, il y a une
haute montagne, et derrière la montagne il y a un pays vaste et
fertile. — Le second dit: — Derrière la forêt, il y a encore la mer
bleue, et au-delà de cette mer sont de riches cités. — Et le troisième
dit: — Dieu sait si on y trouve aussi des arbres comme ceux de
notre forêt, et des oiseaux qui chantent aussi bien que ceux de
notre forêt! — Mais l'aîné reprit: — Nous allons partir pour cher-
cher le bonheur ! — et le second répéta: — Oui, nous allons partir
pour chercher le bonheur, — et le troisième ne dit rien. Et ils sel-
lèrent leurs chevaux, leurs bons chevaux noirs, et saisirent leurs
lances, leurs bonnes lances pointues, et s'en furent tous les trois
à la recherche du bonheur. L'aîné franchit les montagnes et entra
dans le vaste pays fertile; le second traversa la mer bleue sur un
navire pour visiter les riches cités, et ils cherchèrent partout le
bonheur, et ne le trouvèrent point. Le plus jeune, lui, n'était pas
allé bien loin, seulement jusqu'à la lisière de la forêt ; là il eut le
cœur gros, et il dit à son cheval noir: — Nous ferons bien mieux
de retourner chez nous, à la maison dans la grande forêt. — Et
il tourna bride. Alors les arbres se mirent à murmurer douce-
ment et s'inclinèrent devant lui pour le saluer, et les oiseaux le
suivaient en sautillant de branche en branche et chantant à plein
gosier, et la forêt semblait lui dire : — Tu as bien fait de revenir!
— Et, comme il arriva devant sa maison, il vit une jeune femme
aux cheveux d'or qui était assise sur le seuil et fdait, et à côté
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. 115
d'elle le chat ronronnait au soleil. Et il demanda à la femme aux
cheveux d'or: — Qui es-tu? — Elle le regarda avec ses grands
yeux doux, qui souriaient, et répondit : — Je suis le Bonheur.
— Elle est fort jolie, ta légende, m'écriai-je.
— Je uie la rappelai à propos, reprit mou ami. Le mal du pays
me gagna. Je n'eus de repos que le jour où je revis notre clocher
de bois avec sa croix grecque, et où le vieux lendrik de ses mains
tremblantes ni'aid lit à descendre de voiture, pendant, que mon
père, dans le piemier trouble de sa tendre émotion, ôtait poliment
sa casquette conune s'il saluait un étranger de distinction, pour se
jeter ensuite à mon cou en pleurant.
Je trouvais bien du changement à la maison. Ma mère était
mortp. La solitude régnait au château, et la propriété était dans
un état pitoyable; mais j'étais chez moi. J'eus avec mon pèrj une
explication; je le piquai d'honneur, il m'abandonna les rêufs. Dès
lors jem'enteriai ici comme un blaireau dans son terri.r. Je n'ai en-
core vu personne, ni parens, ni amis, ni voisins, pas même ma vieille
nourrice, qui demeure à Zolobad, de l'autre côté de la forêt. J'é-
touffai en n)oi tout ce qui ressemblait à du sentinient, pour mener
ici l'existence idyllique d'une machine à battre le blé. INos domaines
étaient non-seulement négligés, mais grevés de dettes; je me mis
en tête, quelque chimérique que cela parût à tout le monde dans
la maison, de rétablir l'ordre dans nos affaires. J'y réussis, sans
le secours de personne, par un effort de ma volonté. Ce qui vaut
mieux encore, je pris confiance dans ma force, que je trouvai à la
hauteur de tontes les privations et de toutes les corvées.
Mon père eut encore le temps de voir comme tout se relevait
peu à peu, puis il mourut à son tour; je l'ai perdsi il y a six mois.
Depuis sa mort, me voilà seul avec le vieux lendrJk, qui a dépassé
soixante-dix ans; mais je sais que je ne serai pas toujours seul.
Chaque Ibis que je rentre le soir, couvert de pousnère et biûlé par
le soleil, il me semble que je trouverai sur mon seuil la femme
aux cheveux d'or, — et je ne trouve personne que le vieux chien
aveugle et boiteux, qui remue la queue dès qu'il reconnaît mon pas.
Nous nous tûmes tous les deux pendant quelques instans, puis
je hasardai une question sur les qualités que devrait avoir sa
femme.
— Avant tout, répondit-il, je la veux belle et bien portante. Pas
de mariage heureux, si les sens n'ont pas leur part légitime. En-
suite il faut qu'elle ait l'esprit juste et un bon cœur, qu'elle sache
travailler, et qu'elle ait de l'honneur comme un homme.
— Qu'esf.-ce que tu entends par là?
— J'entends que le monde n'ira pas mieux tant qu'on s'obstinera
116 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours à trouver le manque de probité aimable chez la femme et
à l'appeler complaisamment faiblesse féminine. Il faut que les
femmes soient habituées à comprendre que les lois de l'honneur
sont les mêmes pour les deux sexes ; alors seulement l'union^ f era
possible sur le pied de l'égalité. Gomme elles sont élevées aujour-
d'hui, peut -on leur reconnaître leurs droits naturels?
— Eh bien ! il faut alors t' élever une compagne toi-même.
Il me regarda d'un air surpris. — Tu as peut-être raison, dit-il
enfin; mais voici lendrik qui bâille dans l'antichambre, et toi aussi,
tu as déjà les yeux tout petits. Bonne nuit, mon ami !
— Bonne nuit!
Nous nous séparâmes. Quand je le revis le lendemain à l'heure
du déjeuner : — Figure-toi, me dit-il, cette nuit j'ai rêvé, les yeux
ouverts; j'ai vu ma nourrice assise près de mon lit et me racontant
sa légende, et à ses pieds était assis le Bonheur, — une femme
jeune et belle; ce qui me surprit, c'est que ses cheveux n'étaient
pas blonds, mais châtains; elle avait un fuseau à la main et filait.
Je m'appuyai sur le coude pour mieux contempler ce ravissant vi-
sage inconnu, lorsqu'elle leva les yeux sur moi, et à ses yeux je la
reconnus.
— Oui, elle a des yeux bleus, dit tranquillement le vieux servi-
teur en passant sa serviette sur le dossier de la chaise du comte.
— Es-tu fou? reprit celui-ci; de qui parles-tu? Qui est-ce qui
a des yeux bleus?
— Eh bien ! Marcella.
— Marcella? Qui est-ce, Marcella? demanda le comte abasourdi.
— Mais la petite-fille de la vieille Hania, la fille ds Nikita
Tchornochenko, qui demeure à Zolobad, répondit simplement le
brave lendrik sans se douter de l'impression qu'il avait produite.
— Ma nourrice a une petite-fille, |continua le comte, qui a des
cheveux châtains?..
— Et des yeux bleus,... sans doute, monseigneur, ajouta len-
drik.
— Tu la connais?
— On dit qae c'est un beau brin de fille, belle et bonne et point
sotte.
Le comte tomba dans une rêverie profonde. — C'est bizarre, dit-
il enfin:.. Un de ces jours, nous irons faire une visite à la vieille
femme.
Il était nuit lorsque le lendemain nous sortîmes des marais de
(]rokhovo et que nous arrivâmes à Zolobad. Le village dormait;
on n'entendait que le cri lugubre du hibou et le toctoc des vers
dans les vieux troncs des arbres qui bordaient la route, un bouil-
LE CONTE BLEU DU lîONHEUK. H?
lonnement d'eaux invisibles et de loin en loin des abois de chiens,
quand la voix puissante de la forêt n'étouffait pas ces faibles bruits.
De ci, de là, un filet de lumière s'échappait par une fente des volets
fermés, et le murmure d'une prière monotone comme une plainte
funèbre résonnait dans une chaumière. Le comte me montra une
ferme à droite de la route, où, derrière la haie d'épines, un gros
chien blanc faisait la sentinelle. — C'est là, dit-il, que demeure ma
nourrice; mais je ne vois plus de lumière; ils sont déjà couchés,
n'allons pas les réveiller.
Nous n'avions pas fait cent pas, que la bise nous apportait les
notes d'une chanson qui semblait s'adresser à nous, une mélodie
bizarre, et une voix plus étonnante encore. — Connais-tu cet air?
demanda le comte, qui s'arrêta.
— C'est la chanson du Hriciou (i).
A ce moment, la forêt se tut, les chiens dans le village et le hi-
bou se turent également, les eaux seules continuaient leur mélan-
colique murmure, et il fut possible de distinguer les paroles, que
cette mélodie pleine d'une langoureuse tristesse portait au loin.
Ne va point chez les fileuses
Qui veillent le soir;
Car des œuvres ténébreuses
Sont en leur pouvoir.
Si tu vois monter la flamme,
C'est trop tard pour toi :
La vidma t'a pris ton âme,
Tu subis sa loi.
— C'est une voix de femme, dit le comte, une de ces voix d'alto
qui semblent venir des profondeurs insondables de l'âme. — Et de
nouveau les sons flottaient autour de nous comme des esprits amis
qui auraient voulu nous avertir.
II.
iNous nous étions égarés dans les bois. Le soleil était déjà très
bas, ses rayons perçaient entre les troncs rougeâlres qui nous rete-
naient captifs, et qui semblaient aller devant nous uniquement pour
nous faire prisonniers de nouveau.
— Je pourrais me mettre en colère, dit le comte, si ce n'était
pas de ma faute ; mais c'est à toi de me faire des reproches.
— Je n'ai garde, répliquai-je en riant; on est très bien ici, —
(I) Chanson populaire des Petits-Ru ssiens de Galicie. Elle fait allusion aux veillées
(vetchernitci), où l'on se réunit le soir pour filer, causer, raconter des histoires, égre-
ner le maïs et se livrer à toute sorte de pratiques supertitieuses. — V»cf»»a, sorcière.
118 REVUE DES DEUX MONDES.
et je m'assis sur la plate-forme d'une souche d'arbre fraîchement
coupé, où se dessinaient les anneaux concentriques des fibres li-
gneuses.
— Le pins sage sera de faire une halte, reprit mon nmi, de finir
nos provisions et d'appeler de temps à autre. 11 p i>sera bien par
ici quelque chasseur, quelque bûcheron ou quelqut^ fil'e qui récolte
des champignons. — Il se fit un porte-voix de ses deux mains et se
mit à crier : — Hop ! hop !
— Hop ! hop ! répondit la forêt.
Nous recommençâmes notre appel tous deux, mais l'écho seul
nous donna la réplique. De guerre lasse, nous nous étendîmes sur
les feuilles de sapin qui jonchaient le sol, pour déboucher notre
dernière bouteille et partager un reste de viandes froides. Une
heure se passa ainsi. Nous causions tout en mangeant, et de temps
en temps nos hopl hop! troublaient le silence de la forêt. Déjà le
crépuscule voilait les objets à notre portée, et toujours pas de ré-
ponse, pas une voix amie qui vînt nous délivrer.
— Viens, dit enfin le oomte; nous tenterons la chance encore une
fois. 11 faut bien que nous finissions par sortir de ce taillis.
11 eut cà peine annoncé sa résolution que le son d'une voix frappa
nos oreilles, — c'était cette voix douce et profonde que nous avions
entendue l'autre nuit dans le village, c'étaient les mêmes paroles :
Ne va point chez les fileuses
Qui veillent le soir...
— Hop 1 hop ! criai-je de toute la force de mes poumons.
Car des œuvres ténébreuses
Sont en leur pouvoir.
Portée sur les ondes de la mélancolique mélodie, la voix flottait,
semblait se rapprocher.
— Ohé! la sorcière! cria le comte. Où es-tu?
Si tu vois monter la flamme,
C'est trop tard pour toi,...
La voix était déjà tout près de nous lorsqu'elle termina le se-
cond couplet.
La vidma t'a pris ton âme,
Tu subis sa loi.
J'entrevis à travers les arbres la taille élancée d'une jeune pay-
sanne qui se dirigeait vers nous. — Que demandez-vous? dit-elle
de sa voix voilée en s'arrêtant à une certaine distance, et en nous
jetant un regard ferme, presque hostile.
LE CONTE BLEU DU BONDEUR. 119^
— Nous nous sommes égarés.
— Na coûtez pas les bois, si vous ne connaissez pas le chemin,
répliqua la jeune fille. — Elle dit cela d'un ton de réprimande.
Je gardai le silence, et me retournai vers le comte; il paraissait
absorbé dans une muette contemplation devant cette jeune fille, qui
se tenait debout dans une attitude hardie, presque altière, comme
si elle eut eu conscience de sa virginale royauté. G'éLait l'éclat de
la pureté qui rayonnait de chaque pli de sa chemisette de neige,
comme de toute sa personne et des traits de son visage. Elle était
belle à coup sur, mais non de cette beauté qui enflamme à première
vue et éveille des passions orageuses; sa beauté était d'une nature
plus élevée, de celles dont la vue réjouit le cœur. Elle était grande,
svelte, et pourtant toutes les lignes de cet admirable corps étaient
souples, arrondies et pleines. Elle portait avec une grâce singulière
le costume si coquet de nos paysannes, la jupe plissée et le corsage
lisse de drap bleu avec la chemise bouffante. Son col et ses bras
nus étaient bruns, ses mains portaient les traces du travail. Son
visage, d'un ovale parf lit, aux lignes harmonieuses, était aussi bi ûlô
par le soleil, les lèvres étaient d'un rouge incarnat, des cheveux
soyeux d'un châtain clair pendaient en boucles légères des deux
côtés d'un front noble et pur, et retombaient derrière la tête en
deux lourdes tresses entrelacées de rubans rouges. Ses grands yeux
bleus paraissaient encore plus grands etplus lumineux dans le cadre
sombre de ses longs cils.
— N'est-ce pas le type de la Fornarina? me dit le comte en fran-
çais, sans détourner les yeux.
La jeune fille sentit qu'il était question d'elle. Sans me laisser le
temps de répondre, elle s'écria en fronçant les sourcils avec dépit:
— Que me voulez- vous alors? qu'avez-vous à parler entre vous?
— Nous avons perdu la route, repartit le comte. Veux-tu nous
conduire?
— Vous ne savez donc pas vous guider sur le soleil ou d'après
les arbres? dit-elle d'un ton railleur.
— Gomment cela?
— Regardez, dit- elle en frappant de la main le tronc de l'arbre
le plus voisin. Qu'est-ce que vous voyez là?
— De la mousse'.
— Et ici? — Elle touchait le côté opposé du tronc.
— Ici je ne vois rien.
— C'est cela, poursuivit-elle. Examinez ces arbres; ils sont tous
moussus, mais d'un côté seulement, et c'est toujours le même côté,
et là où se trouve la mousse est le nord. — Un sourire découvrit
ses dents de nacre.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
— Yeux-tu nous montrer le chemin? dit le comte.
— Pour aller où?
— A Lesno.
— Eh bien ! venez.
Elle se mit en marche, nous la suivîmes.
— Comment t'appelles-tu? demanda le comte au bout de quel-
ques minutes.
Elle ne répondit pas.
— Je te demande comment tu t'appelles, répéta-t-il avec une
nuance de hauteur.
— Est-ce que je vous demande votre nom, moi? repartit-elle d'un
ton froid.
— Elle ne manque pas de logique, la petite sorcière, murmura
le comte.
— D'où te viennent ces yeux-là? reprit-il après une pause.
Au lieu de répondre, elle pressa le pas. Le comte l'eut bientôt re-
jointe, et se mit à marcher à ses côtés. — Tu me plais, dit-il encore.
Elle le regarda en dessous sans mot dire, mais ce regard parlait
clairement.
— Viens chez moi, insista mon ami; je suis riche, tu demeureras
dans mon château, tu porteras du satin et du velours, tu auras des
bijoux, des fourrures, tu ne sortiras qu'en carrosse à quatre che-
vaux blancs comme le lait.
La pauvre fille était devenue cramoisie. — Pourquoi m'insultez-
vous? s'écria-t-elle d'une voix entrecoupée par un sanglot.
— Je n'ai pas voulu t'insulter, dit le comte.
— De quel droit me parlez- vous ainsi? reprit-elle. Le bon Dieu
a fait tous les hommes de la même façon ; vous avez beau être un
comte, devant lui je vous vaux bien. Pourquoi m'olTensez-vous?
— ■ Mais vois toi-même, dit le comte. Tu es une belle fille, tu me
plais; comment faire? Penses- tu par hasard que je devrais t' épouser?
— Je n'y songe pas, dit-elle en éclatant de rire; comment pour-
rions-nous vivre ensemble? Comme un cheval et un chat attelés au
même brancard. Mais, si vous voulez dire que je ne suis pas assez
bonne pour être votre femme, je vous réponds, moi, que je suis
trop bonne pour être votre maîtresse.
— Tu es une brave fille, dit le comte avec chaleur; je t'aime en-
core mieux maintenant. Donne-moi ta main.
Elle hésita.
— Donne-moi la main, — répéta-t-il d'un ton d'autorité qui n'ad-
mettait pas de réplique, et elle obéit. Ils reprirent leur marche côte
à côte, sans proférer un mot de plus, jusqu'à ce que nous sortîmes
de la forêt. 11 faisait nuit, les étoiles brillaient déjà.
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. 121
— Voici le sentier, dit la jeune fille en étendant le bras; derrière
l'image de la Vierge, vous prenez à droite. Vous ne pouvez plus vous
tromper. — Elle se pencha, cueillit une fleur, et resta immobile à
deux pas de nous.
— Où demeures-tu? demanda le comte.
Elle ne répondit pas, et ne bougea pas davantage.
— Où pourrai-je te revoir? insista mon ami.
— Pourquoi voulez-vous me revoir? répondit-elle, mais en lui
jetant un regard étrange.
— Soit ! dit le comte. Je saurai te retrouver. Pour le moment,
merci et bonne nuit! — Il lui tendit la main, et, voyant qu'elle
cachait la sienne dans les plis de sa jupe, il s'en empara, la secoua
cordialement, fit un salut en se découvrant, et s'engagea dans le
sentier qu'elle venait de nous indiquer.
— Bonne nuit! — cria-t-elle derrière nous, quand nous avions
déjà fait quelques pas ; puis elle se mit à courir sur la lisière de la
forêt.
Le comte la regarda s'éloigner. On voyait les plis blancs de sa
chemise briller dans la nuit. — Il faut que cette femme soit à moi,
murmura- t-il.
— Et comment cela?
— Je n'en sais rien encore moi-même ; mais je sens qu'elle est
mienne, qu'elle doit être à moi.
Le lendemain, je le vis entrer chez moi à une heure tout à fait
matinale. Il tourna d'abord pendant quelques minutes dans la
chambre sans mot dire; il avait l'air ému, presque égaré. A la fin,
il s'arrêta devant la fenêtre, et dit à demi-voix, comme s'il ne
s'adressait pas à moi : — Crois-tu à la seconde vue?
— Pourquoi cette question?
— Moi, j'y crois; ma mère était voyante. Elle pressentait des
choses qui ne devaient arriver que longtemps après. Et moi...
— Toi,... je dirais que tu es un songeur, si je ne te connais-
sais pas.
— Je ne suis pas un songeur; mais j'ai des pressentimens
étranges, qui me viennent subitement, qui se fixent malgré moi
dans mon esprit et finissent par devenir de véritables visions, — et
toujours cela se réalise de point en point.
— Et quel est le pressentiment qui t'agite à cette heure?
— Je t'avais dit que je voulais me marier, reprit le comte. C'a
été le point de départ. Puis j'ai vu en rêve ma nourrice, et à ses
pieds le Bonheur sous les traits d'une femme aux cheveux châtains
et aux grands yeux bleus. Cette femme, c'est l'inconnue de la.forêt,
et cette inconnue, c'est Marcella, la petite-fiUe de ma nourrice, et,
— tu verras, — cette Marcella sera ma femme.
122 REVDE DES DEUX MONDES.
— Est-ce que tu perds l'esprit?
— Je sais ce que je dis. Et j'ajoute que je serai heureux avec
elle comme jamais mortel n'aura été heureux.
— Ainsi tu es bien résolu?..
— Il s'agit bien de résolutions! Je vois ce qui sera. J'ai vu Mar-
cella, non pas dans son costume de paysanne, mais en robe de ve-
lours garnie d'hermine, et elle était entourée de ses enfans... Cette
après-midi, nous irons chez ma nourrice, etMarcella sera assise sur
le seuil de sa chaumière, occupée à filer.
III.
Je ne pus me défendre d'une certaine émotion quand le soir de
ce jour, traversant le vilhtge de Zolobad, nous approchions de la
ferme de Nikita Tchornochenko. On ne voyait encore personne. La
porte de la haie était entre-bâiUée, le chien-loiip était à la chaîne et
se contentait de nous suivre du regard de ses petits yeux. Dans la
cour stationnait une carriole de paysan, une banne d'osier posée
sur quatre roues, attelée de trois petits chevaux bruns fort maigres,
parmi lesquels une jument en train d'allaiter son petit poulain
brun, qui aspirait la mamelle d'un air de parfaite béaiitude en fai-
sant de temps à autre tinter la clochette qu'il portait au cou. Au
moment où nous tournions la voiture, la maison de bois, blanchie
à la chaux et couverte en chaume enfumé, se trouvait devant nous,
et sur le seuil était assise une jeune fille qui avait un fuseau à la
main et filait, et à côté d'elle une chatte blanche s'allongeait au so-
leil, et clignait des yeux en nous regardant. La jeune fille leva les
yeux et tressaillit : c'était l'inconnue de la forêt.
— Tu es Marcella? dit le comte.
— Que désirez-vous? répondit-elle.
— Ta grand'mère est-elle à la maison?
— Oui, elle y est. Donnez-vous la peine d'entrer.
Nous entrâmes. Au milieu d'une chambre proprette était assis
sur un escabeau un petit garçon d'une huitaine d'années, vêtu
d'une chemise et d'un pantalon de toile, pieds nus, coiffé d'un pot
de terre; un homme d'un certain âge était occupé à lui déshonorer
les cheveux avec ses ciseaux en se guidant sur le contour du pot.
Le gamin faisait une grimace comme un patient qu'on mène au
supplice.
— Où est Hania, ma nourrice? demanda le comte.
— Qu'y a-t-il? répondit une voix de la pièce voisine. Qui est-ce
qui me demande? — Un moment après parut sur la porte une vé-
nérable matrone d'une taille élevée et en cheveux blancs. Ses yeux
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. 123
s'étant arrêt(^s sur le comte, — Mon Dieu ! s'écria-t-elle d'une voix
hésitante, serait-ce possible? Est-ce toi, Sacha?
Déjà le comie était pendu à son cou, et la vieille femme sanglo-
tait et couvrait de baisers son visage basané. — Sacha, mon enfant,
mon enfant ch'^ri! répétait-elle en balbutiant; gloire à Dieu! comme
tu as bonne mine ! et cette barbe qui t'a poussé ! Venez donc tous,
Marcella, INikita, Eve, venez! Voici mon enfant, mon Sacha!
En un clin d'œil, la hutte s'était remplie, et de jeunes têtes cu-
rieuses s'avançaient autour de nous.
— Voici mon gendre INikita Tchornochenko, dit la nourrice; viens
donc saluer M. le comte.
— Monsieur, je vous tire ma révérence, dit le paysan avec un
léger embarras et sans quitter les ciseaux qu'il tenait à la main. —
Vous avez bien fait de venir nous voir; mais où est donc Marcella?
— Marcella s'approcha. — C'est ma seconde fille, poursuivit Ni-
kita; voici l'aînée. — Une jeune femme fort jolie, aux cheveux noirs
et au profil oriental, qui tenait un enfant sur ses bras, s'inclina en
souriant. — C'est ma fille Eve, et voilà Bodak, son mari, — il dé-
signa du doigt un jeune paysan qui à ce moment vint baiser l'épaule
du comte; — ils ont déjà trois enfans, et les miens sont encore là.
Approche un peu, Liska ! — Il happa une petite sauvagesse de qua-
torze ans et l'amena moitié de force; mais nous ne pûmes jamais
voir que son joli menton rond, tout le reste était caché sous la
manche de sa chemise. — Et celui-ci, c'est Vachkou! — C'était le
gamin, qui était toujours sur son escabeau, coiffé de son pot, bouche
bée, et n'osant bouger.
La vieille femme était trop heureuse pour parler, elle se conten-
tait de sourire à son nourrisson. — Comme tu es beau et fort! dit-
elle enfin. Et tu es devenu un brave homme. Je sais tout, tout, le
vieux lendiik m'a tenu au courant. Je serais dpjà venue te voir,
mais je n'ai plus mes jambes de vingt ans. Marcella, apporte donc
quelque chose,... un peu de lait, ma chérie.
Marcella ne répondit pas; ses grands yeux restaient attachés avec
une expression singulière de curiosité et d'admiration sur la figure
du comte.
— Nous n'avons pas grand' chose de bon, mais je pense qu'il y a
du lait caillé, du beurre, du fromage et du pain; tu sais, mon en-
fant, comme c'est chez nous.
— C'est tout ce qu'il faut, dit le comte. Ne faites pas de façons
avec nous. Mon ami est du pays.
La vieille femme nous conduisit dans la seconde pièce et nous in-
vita à prendre place sur le banc qui courait le long du vaste poêle
vert; Nikita approcha la table pendant que la nourrice prit Marcella
par la main, et l'amena devant le comte.
l^â REVUE DES DEUX MONDES.
— Regarde-la, dit-elle. C'est mon enfant gâté, comme toi, toi
aussi. C'est une bonne fille,... dix-huit ans, et droite comme un
jeune arbre, et un brave cœur, tu n'es pas meilleur!.. Yois-tu, mon
enfant, si tu n'étais pas un comte, un grand seigneur, et elle une
paysanne, ce serait une femme pour toi.
— Que dites- vous là, grand'mère? interrompit Marcella, qui rou-
git jusqu'au blanc des yeux en voyant que le comte l'examinait.
— Eh bien! il n'y a pas de mal, dit la vieille femme; apporte
toujours ton lait caillé; apporte aussi du lait doux pour les en-
fans.
Marcella sortit, et revint bientôt avec une grande terrine de lait
caillé bien épais; elle était suivie de Liska, qui consentait enfin à
nous laisser voir son petit nez retroussé et ses tresses blondes, et
de Vachkou, que l'on avait débarrassé de sa coiffure; la première
portait une pelote de beurre jaune et un fromage, posés sur de
larges feuilles vertes, le second une miche de pain noir. Le père de
Marcella nous donna deux cuillers de bois, et le comte prit son cou-
teau de chasse pour couvrir de beurre et de fromage nos tranches
de pain.
Toute la famille nous regardait manger. Le vieux paysan fumait
sa pipe, la grand'mère était assise, les mains jointes sur ses ge-
noux, Eve berçait son enfant, Marcella avait repris son fuseau. Le
gendre de Nikita vint ensuite avec une seconde terrine. — Bonne
maman, dit-il, voici le lait pour les enfans.
— C'est bien, répondit-elle, mets-le par terre; mais où sont les
petits?
Eve déposa par terre le bébé qu'elle tenait sur ses bras, et qui
pouvait avoir dix-huit mois, puis elle alla chercher les deux autres,
âgés de deux à quatre ans, et leur mit à chacun sa cuiller de bois
dans la main.
Et voilà les trois marmots attablés autour de leur écuelle, trem-
pant leurs cuillers dans le lait et l'aspirant bruyamment. Le soleil
plaquait sur le plancher de petits carrés d'or; sur le rebord du
poêle dormait le chat; les hirondelles qui nichaient sous le plafond
allaient et venaient par la porte restée ouverte, et avec de petits
cris donnaient la becquée à leur progéniture affamée et avide.
Le bruit que faisaient les trois bébés avait été entendu; tout à
coup on vit sortir de dessous le poêle une petite couleuvre qui se
pressa tellement pour atteindre la gamelle qu'une seconde cou-
leuvre, qui l'accompagnait, pouvait à peine la suivre. Je me levai,
croyant les enfans menacés d'un danger.
— Ne faites pas attention , monsieur , dit la vieille nourrice, ce
sont nos serpens familiers; ils ont leur nid sous le poêle, et on les
voit accourir dès qu'ils entendent le bruit des cuillers. Ils mangent
LE COiNTE BLEU DU BONHEUR. 125
avec les bambins, et souvent l'un ou l'autre couche dans le berceau
du plus petit.
— La couleuvre est une bête innocente, ajouta le comte, d'un
bon naturel et sans défiance, l'amie du paysan et la compagne de
S2S enfans. Tu la rencontreras dans beaucoup de maisons, et on
dit qu'elle porte bonheur.
— C'est la vérité, dit Nikita.
Les deux couleuvres s'étaient dressées sur leurs queues et avaient
plongé leurs petites langues fines par-dessus le bord de la jatte
dans le lait, qu'elles mangeaient avec tant d'empressement que les
marmots commençaient à craindre pour leur souper. L'aîné souleva
d'un air délibéré sa cuiller et en donna une tape sur la tête du ser-
pent qui buvait près de lui; le serpent se retira, se tapit sans trop
de frayeur, regarda autour de lui avec ses petits yeux noirs pleins
de malice, puis, passant derrière l'enfant, il alla s'attabler à côté du
plus jeune, qui semblait lui inspirer plus de confiance, et se remit
à boire.
— Une véritable idylle ! fit le comte.
Il ne cachait pas le plaisir qu'il goûtait à se voir entouré de ces
braves gens, et je subissais moi-même l'influence de ce milieu
calme et exempt d'orages; j'eus à ce moment comme une vision
lointaine du vrai bonheur.
Marcella était assise un peu à l'écart; elle filait et ne paraissait
pas faire attention à nous.
— Regarde-la maintenant, me dit le comte. Je ne comprends
pas comment j'ai pu comparer un instant cette beauté spiritualisée
à la Fornarina; c'est qu'il faisait déjà nuit. Aujourd'hui elle me
rappelle un autre tableau qui exprime admirablement la sublime
sainteté d'une nature féminine noble et pure, la Sibylle samienne
du Guercino... Mais il est temps de partir.
11 se leva, embrassa sa vieille nourrice, serra la main d'abord aux
deux paysans, puis à Eve et à Lise, caressa jes enfans, et alors
seulement il s'approcha de Marcella.
— Adieu ! lui dit-il.
— Que Dieu vous accorde tout bonheur ! répondit-elle, ses yeux
tranquilles fixés sur les siens.
— Et qu'il te conserve telle que tu es ! répliqua le comte en dé-
posant un baiser sur son front. — Elle tressaillit au contact de
ses lèvres, mais elle le laissa faire. — Bonne nuit !
— Bonne nuit ! et portez-vous bien.
Nous traversâmes le village en silence jusqu'à la lisière de la
forêt. Là le comte s'assit, et ses yeux cherchèrent le vieux toit de
cliaume sous lequel Marcella était née, et où s'écoulait sa vie si
126 REVUE DES DEUX MONDES.
calme, si simple et si pure. Il resta longtemps sans parler, puis il
dit à mi-voix : — Je l'aime.
— Alexandrd !
— Que veux-tu ? Je n'y puis rien.
— Toi, un homme supérieur ! Et comme cela, sans crier gare !
— L'amour vrai naît du premier regard qu'échangent deux âmes,
ou jamais...
— Un pareil amour n'est qu'une passion des sens.
— D'accord. C'est la base de toute affection profonde, hors de là
pas d'amour, pas de bonheur! mais il ne faut pas en rester là...
Pardonne-moi, je crois que je dis des bêtises... Je ne suis pas en
veine de philosopher ce soir,
11 se leva, et à son insu peut-être reprit le chemin du village,
poussé par cette force mystérieuse qui domine la volonté. Je le
suivis. Il faisait nuit noire; de rares étoiles brillaient dans les
éclaircies des nuages blancs. Le comte fit le tour de la ferme et s'ar-
rêta devant la haie, les coudes appuyés sur un des poteaux qui sou-
tenaient la claire-voie. Quelqu'un sentait peut-être sa présence, car
les notes d'une chanson bien connue arrivèrent jusqu'à nous :
Ne va point chez les fileuses...
La fenêtre de la chaumière s'éclaira tout à toup d'un reflet de
feu qui grandissait rapidement, et dans la lueur rouge nous vîmes
Marcella debout devant l'âtre; elle ajoutait de la paille et jetait
des herbes dans une marmite qui était sur le feu. Sou beau visage
avait'une expression fatidique, et elle disait à voix haute des pa-
roles sans suite, moitié refrains d'enfans, moitié formules magi-
ques. — La vois-tu? murmura le comte.
— Que fait-elle donc?
— C'est une incantation.
— Et à l'adresse de qui?
Le comte garda le silence, et Marcella, comme pour me ré-
pondre, continuait sa chanson.
Si tu vois monter la flamme,
C'est trop tard pour toi :
La vidma t'a pris ton âme,
Tu subis sa loi.
— Et tu as du poison dans les veines, ajouta le comte.
— Que veux-tu dire?
— Le dénoûment est tragique; elle finit par l'empoisonner, la
sorcière, par jalousie, je crois. C'est un avertis-senient. J'avoue
que ces choses m'émeuvent; mais la volonté peut forcer le destin.
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. 127
Va! Fais tes sortil^^ges! Entre toi et moi, cela finira bien, comme
dans le conte de ma nourrice! Ta n'es point une sorcière, tu es le
bonheur qui m'attend sur le seuil de cette chaumière! Et je me
présenterai quand le temps sera venu.
A partir de ce jour, Alexandre retourna tous les soirs à Zolobad,
et je le laissais en tête-à-tête avec Marcella aussi souvent que l'oc-
casion s'offrait. 11 ne manifestait aucun trouble, vaquait à ses af-
faires comme d'habitude, se montrait insouciant et presque gai.
Rarement il parlait de Marcella; son amour avait quelque chose de
chaste, de timide.
Un jour, je remarquai sur son bureau une excellente aquarelle
de la Sibylle stnniciine, et je fus frappé de la ressemblance. — Oh!
dit le comte, si tu connaissais l'original! Quand Marcella m'écoute,
les mains croisées sur ses genoux, la tête inclinée à droite, coiffée
de son foulard vert d'où s'échappent ses cheveux en ondes légères
qui retonjbent sur les tempes, et le regard levé comme en extase,
alors je crois voir la belle sibylle en chair et en os, dans sa su-
blime pureté, et surtout ses yeux, étoiles sombres où brûle une
céleste langueur et comme une révélation divine. Et cette voix ! je
ne me lasse pas de l'écouter. J'aime ce timbre voilé comme j'aime
le son de l'orgue, la voix de la forêt et les notes sourdes des clo-
ches. — Hier, c'était l'anniversaire de sa naissance; elle vient d'a-
voir dix-huit ans. Espérant lui faire plaisir, je lui apportais un collier
de corail; elle l'a refusé, non par orgueil, mais avec une nuance
de tristesse, comme pour me reprocher de l'avoir mal comprise.
— D, sirerais-tu autre chose? lui dis-je avec intention. Je t'aime
bien, et je voudrais te le prouver. Que puis-je faire pour toi?
Elle hésita un moment, puis, comme je lui pris la main d'un
geste ému : — Instruisez-moi ! dit-elle.
— Comment cela? — Je ne comprenais pas d'abord.
De sa belle main brune, elle me montra les étoiles qui scintil-
laient sur nos tètes. — Dites-moi ce que c'est ! Qui retient le soleil
dans le ciel, et la lune? Expliquez-moi ces merveilles. Pourquoi
voyons-nous les plantes pousser et se faner plus tard? Pourquoi
les animaux viennent-ils au monde, et pourquoi meurent-ils? Et
quel est notre lot?
— Je la regardai en tenant sa main dans les miennes, et une
larme me monta aux yeux.
Depuis trois semaines, le comte donne des leçons à son élève. Il
travaille comme d'habitude et tout lui réussit; mais, une fois sa
besogne terminée, il monte à cheval et prend la route de Zolobad.
11 n'arrive ordinairement qu'à la tombée du jour. Marcella l'attend
128 REVUE DES DELX MONDES.
sur le pas de la porte; elle caresse le cheval et le conduit elle-
même à l'écurie lorsqu'il a mis pied à terre.
— Vous n'êtes pas trop las? lui demande -t- elle au moment
d'entamer la leçon.
— Je ne suis jamais las, répond-il en souriant, s'essuie le front
et commence.
11 lui apprend à lire, à écrire, à compter, mais en évitant de la
fatiguer. 11 ne fait pas le maître d'école; il sait animer tous les su-
jets auxquels il touche. Suspendue à ses lèvres, cette fille ignorante
apprend à connaître les héros antiques et les mystères de la nature.
Le comte lui apporte des livres en commençant par les chefs-
d'œuvre de la poésie russe, les chansons de Kolzof, les Ames
mortes, les Mctnoires d'un chasseur et Onèghine.
Lorsqu'il remonte à cheval, Marcella lui tient l'étrier et le re-
mercie par quelques paroles émues; une fois même elle lui a
baisé la main.
L'autre jour, je trouve Alexandre occupé du Faust. — Est-ce
que tu médites d'écrire un commentaire? lui dis-je.
— Non, je traduis.
— Voyons? — Je pris un feuillet. — En dialecte petit-russien et
en prose! Aurais-tu l'intention de faire imprimer cela?
— Dieu m'en garde ! C'est pour Marcella.
— Ah çà ! C'est donc sérieux ? Tu es persuadé qu'elle profitera
de ton enseignement?
— Je n'ai jamais rencontré une âme humaine ayant à ce point
soif de lumière et de vérité. Et comme elle saisit les moindres
nuances !
— Et as-tu fini par pénétrer son caractère?
— Je commence à la deviner. On l'appelle entêtée ; cependant
elle ne vous contredit jamais : il est vrai qu'elle n'approuve pas
non plus. Elle va son petit bonhomme de chemin et finit par n'en
faire qu'à sa tête. On la croit fière; c'est qu'elle ne rougit pas à tout
propos comme font les jeunes filles, elle a le regard franc et loyal;
si elle est fière, c'est la touchante fierté de la vierge, et une majesté
qui lui est innée. On dit enfin qu'elle est taciturne. Elle parle peu
en effet; en revanche, elle écoute, et elle ouvre les yeux; elle
semble avoir une intuition profonde de toutes choses. Sa vraie na-
ture, selon moi, c'est une gravité sereine : je ne l'ai jamais vue ni
triste, ni folâtre; elle rit rarement, mais sur sa figure rayonne
toujours comme un sourire intérieur. — Elle tient de son père... En
général, n'oublie pas ceci : quand tu choisiras une femme, re-
garde avant tout le père, puis la mère, et, s'il se peut, aussi les
grands parens. Or sa grand'mère, ma nourrice, et la mère de Mar-
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. 129
cella et surtout son père, quel sang magnifique ! Elle est de bonne
race.
— Le père me paraît tant soit peu méfiant.
— 11 l'est en effet, dit le comte. C'est le vrai type de nos pay-
sans, avec ses qualités et ses défauts : prudent, taciturne, méfiant,
bon jusqu'à la faiblesse, d'une ténacité invincible dans ses obsti-
nations, diflicile à persuader et encore plus difficile à convaincre,
esclave des vieux usages, lent en toute chose, mais ensuite don-
nant de tout le poids de sa nature lourde, comme un puissant rocher
qu'il est malaisé d'ébranler, et que personne ne peut arrêter une
fois qu'il roule.
Le lendemain, je voulus accompagner le comte. Je revis Mar-
cella; elle me parut bien changée. Elle était rêveuse, absorbée,
comme dans l'attente de quelque chose d'inconnu. Parfois ses traits
exprimaient une sorte d'étonnement, mais comme si elle fût en con-
templation devant le monde intérieur qui s'épanouissait en elle. Je
la vois encore assise avec le comte devant la chaumière sur le banc
de bois, suspendue à ses yeux, à ses lèvres, altérée de savoir : ses
paroles coulent sur elle comme des Ilots de lumière, ses pensées
planent au-dessus de sa tête comme des étoiles, et entre eux vient
d'éclore invisible la fleur enchantée de l'amour; ils en aspirent la
parfum et se sentent heureux.
— Seuls, les cœurs qui ont été purifiés par la douleur sont capa-
bles de bonheur, me dit le comte un jour en revenant assez tard
de Zolobad. Ceux qui n'ont pas souffert demandent trop aux au-
tres, tout en donnant peu. J'ai connu la douleur,... et de chaque
épreuve je suis sorti meilleur; mais pour être sauvé tout à fait j'avais
besoin de rencontrer un vrai cœur de femme. Eh bien! ce cœur, je
l'ai trouvé dans Marcella. Elle aussi a beaucoup souffert. Quand je
suis arrivé aujourd'hui, — j'avais devancé l'heure, et elle ne m'at-
tendait pas, — on me dit qu'elle était allée au cimetière. Je l'y
suivis. C'est un coin singulièrement tranquille et avenant: des haies
vives l'entourent au lieu de laides murailles; une herbe haute et
fraîche couvre tous les chemins, chaque tombe est un parterre de
fleurs, et les croix de bois portent des couronnes fanées. Sur un
tertre qui disparaissait sous un buisson de roses, et dont la croix
affaissée portait une couronne d'immortelles, était assise Marcella.
EHe ne paraissait pas surprise de me voir, on eût dit qu'elle m'at-
tendait. Je pris place à côté d'elle. — Qui est enterré ici? lui dis-je.
— Elle me montra l'inscription à demi effacée, et je déchiffrai
ce nom : lAuyan Trebinsky. — Je croyais, repris-je, que c'était
la tombe de ta mère. — C'est celle-là, en face. — Et qui était ce
Trebinsky? — Un pauvre /'^'çon qui avait beaucoup d'affection
lOME cui. — 1873. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
pour moi, dit-elle avec mélancolie. C'est lui qui m'a ouvert ce
monde du bon Dieu, souvent j'éprouve encore le besoin de causer
avec lui; mais il ne peut plus me répondre. — Une larme vint mouil-
ler ses paupières; je lui pris la main. — Vous savez, continua-t-elle,
comment j'ai perdu ma mère, à l'époque du choléra. En moins
d'une heure, c'était fini. Je n'avais pas quinze ans; mais ma sœur
aînée avait ses enfans sur les bras, je dus remplacer ma mère au-
près des deux petits. J'eus beaucoup de tracas et de souci ; toutes
les calamités arrivèrent à la fois, la grêle, les inondations, les mau-
vaises récoltes. Ce fut au milieu de ces malheurs qu'il nous tomba
ici. — Lucyan? — Oui. C'était le fils d'un curé, qui avait fait ses
études à Vienne. Il avait une maladie de poitrine, et les médecins
lui ordonnaient la campagne. Notre curé connaissait ses parens, et
il nous pria de le prendre chez nous. 11 vint donc. Il n'était pas
beau, mais il avait des yeux si doux! Souvent il me tenait compa-
gnie avec son livre quand j'étais occupée à faucher l'herbe sur la
prairie, sur le bord de la forêt de sapins. Il était bien jeune encore,
jmais déjà très savant. Il me racontait sa vie, me conseillait, et me
mettait en garde contre les entraînemens de mon cœur. Je l'ai bien
pleuré lorsqu'il est mort. Depuis ce temps, je ne peux plus en-
tendre les plaisanteries brutales de nos gars, et lorsque j'ai quel-
que grand chagrin, je viens ici, et il me semble qu'il me tend la
main du fond de sa tombe.
Quelques jours plus tard, après avoir chassé ensemble, nous
avions fait une visite à Zolobad, et nous revenions à pied par un
splendide clair de lune.
— Tu l'aimes donc réellement? commençai-je.
— Oui, je l'aime, me répondit Alexandre. Ah! mon ami, si tu
savais comme je l'aime ! Je commence maintenant à comprendre les
pai;;oles du Cantique : « l'amour est fort comme la mort, et le zèle
de l'amour est inflexible comme l'enfer. »
— Pardonne-moi de douter; mais tu ne montres rien de cette In-
quiétude qui caractérise les grandes passions.
— Aussi je songe à me marier, repartit mon ami en souriant.
Tu ne comprends donc pas cette affection calme et sereine, exempte
de doute, qui est la conviction intime que deux êtres ont été créés
l'un pour l'autre, que rien ne peut plus les séparer? Quand je plonge
mon regard dans ses grands yeux bleus, d'un calme si profond,
j'éprouve une sensation comme si le soir, au cœur de l'été, j'étais
couché sur le dos, dans mon champ, le regard perdu dans l'océan
d'azur au-dessus de moi, que voile à peine une vapeur lumineuse,
— et la caille chante, et à côté de moi les gerbes s'inclinent comme
endormies... L'âme s'apaise, le doute s'évanouit; on croit tout à
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. 131
coup se comprendre soi-même, la vie paraît si simple, ce monde
n'a plus de mystères pour nous; toute lutte et toute contradiction
se résolvent en paix et en clarté...
lY.
Il me faut maintenant l'accompagner tous les soirs à Zolobad. Il
évite d'être seul avec elle. L'harmonie est troublée. Marcella l'aime;
mais elle lutte contre cet amour avec l'énergie indomptée d'une
nature vierge, et ainsi ce qui est sa joie, à lui, et son espoir devient
pour elle une souffrance, un tourment. A voir la tournure que
prennent les choses, on dirait que cela finira mal, comme dans la
chanson. Ce n'est pas là le bonheur, encore moins un jeu; c'est la
lutte de deux fortes natures, dont l'hostilité s'accroît de la con-
science que chacune a de la puissance de l'autre, et s'aggrave de
toute la violence de leur amour.
Elle lui montre presque de la haine; elle est farouche avec lui,
brutale. Est-il question de la leçon, le champ ou ses bêtes la ré-
clament; cependant il ne se passe pas un quart d'heure qu'on la
voit arriver. Lorsqu'il parle, qu'il fait un récit, elle reste assise à
l'écart, mais elle l'écoute et le dévore des yeux. Pourtant jamais
une question, jamais elle ne lui adresse la parole. Elle ne lui fait
pas accueil lorsqu'il vient, ne le reconduit pas lorsqu'il part.
Aujourd'hui, quand nous sommes arrivés, elle était assise devant
la chaumière, les mains croisées sur ses genoux et absorbée dans
une rêverie; elle a rougi en reconnaissant son pas, mais elle a fait
semblant de ne pas nous voir.
— Bonjour, Marcella, dit mon ami.
— Ah! c'est encore vous, monsieur le comte? — et elle éclate
de rire. — Vous n'avez donc rien à faire à la maison, puisque
vous pouvez vous déranger si souvent? On dit pourtant que tout
ne marche pas chez vous comme il le faudrait.
Le comte ne répond rien; il entre, et va s'asseoir auprès de sa
vieille nourrice.
Au bout de quelques minutes, elle nous suit, et va fouiller dans
ses pelotes de fil. Le comte place sur la table le manuscrit de son
Faust en petit-russien. — Voici le plus beau poème qui existe, dit-
il; je l'ai traduit pour toi.
— Vous auriez pu vous épargner cette peine, s'écria-t-elle. Je
ne suis qu'une piysanne, je n'y comprendrai rien; je n'ai pas assez
d'esprit pour cela.
— Ce n'est pas l'esprit qui fait défaut, répliqua le comte, et il la
regardait dans le blanc des yeux, mais c'est quelquefois la bonne
132 REVUE DES DEUX MONDES.
volonté. Depuis quelque temps, tu es rude avec moi; tu n'as pas
toujours été ainsi.
— Eli bien ! alors je le suis maintenant ! s'écria- t-elle avec em-
portement. Je ne suis pas une panna, une grande dame ; pourquoi
ne serais-je pas rude? On ne m'a point enseigné les belles ma-
nières.
— INe te retranche pas derrière ton ignorance, dit le comte avec
calme; ne t'ai-je donc pas donné des leçons comme un frère? « Mais
tu n'as pas le loisir pour apprendre... » Comme il te plaira! Si tu
veux rester sauvage, à ton aise ! j'ai assez à faire pour m'instruira
moi-même. Le monde est si grand, et le passé est là comme un
autre monde! Et la vie est si courte!
La grand' mère se leva, lui fit signe des yeux, et sortit; il la sui-
vit. Sur le pas de la porte, il se retourna pour m'appeler. Nous tra-
versâmes ensemble le verger, et nous entrâmes dans les champs;
aucun de noas ne disait mot. Enfin la vieille femme prit la parole.
— Il vaudrait mieux, mon enfant, que tu ne vinsses plus.
— Pourquoi?
— Dame ! parce que...
— Parce que Marcella ne peut me souffrir?
— Non, parce qu'elle t'aime.
Le comte garda le silence.
Comme nous rentrons, par la fenêtre ouverte, nous voyons Mar-
cella assise devant le manuscrit, qui était resté sur la table, occu-
pée à le déchiffrer en suivant les lignes avec son doigt. Il l'appelle
par son nom; la pauvre fille tressaille, repousse le manuscrit, et
l'instant d'après paraît sur le seuil.
— Eh bien ! n'es-tu pas d'avis qu'il vaut mieux le lire ensemble?
Elle n'ose pas le regarder. — Si vous voulez bien avoir encore
de la patience avec moi, dit-elle enfin en balbutiaut,... je ne sais
ce que j'ai depuis quelque temps... il me prend des... Et elle fond
en larmes.
Il y a de l'orage dans l'air. Le ciel est d'un bleu sombre ; les
hirondelles rasent le sol, aucun oiseau ne chante dans la feuillée
immobile. Les moissonneurs sont tous rentrés, Maicella seule est
encore dehors. Nous apercevons au loin son foulard rouge qui se
lève et s'abaisse dans les blés comme un coquelicot agité par la
brise. Le comte va pour la chercher; mais les premières gouttes
tombent pesamment, et ils ne viennent pas encore.
— Allez doue voir ce qu'il y a, monsieur, dit la vieille paysanne.
— Elle resta elle-même debout dans la cour, s' abritant les yeux
d'une main et regardant.
Je traversai le verger ; en arrivant à la clôt'jre, je vis de l'autre
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. 133
côté Marcella et le comte dans une conversation animée, presque
véhémente. Marcella, la tête enveloppée de son fichu couleur de
feu, ressemblait vaguement à une bohémienne ou à un démon ;
elle tenait une faucille dans sa main droite pendant qu'elle éten-
dait l'autre main comme pour repousser le comte; elle semblait
l'avertir, le menacer, et lui, très pcàle, essayait de sourire. Jamais
je ne l'avais vu ému à ce point. Je pressai le pas pour les rejoindre.
Marcella, en reculant toujours, se trouvait adossée à la clôture ;
elle leva la faucille, et, comme il voulut l'étreindre, elle l'en frappa
sur la tête.
Un flot de sang jaillit aussitôt; mais en un clin d'oeil i! lui eut
arraché la faucille pour la jeter loin de lui. Alors il la prit dans
ses bras; en vain elle tenta de le repousser de ses deux mains
tendues et du genou, il l'enleva et la pressa sur sa poitrine, et son
sang ruissela sur elle.
Le lendemain, le comte descendit un peu plus tard que de cou-
tume au jardin, où nous prenions alors notre déjeuner; il avait
un bandage sur la tête, mais ne paraissait ni pâli ni fatigué, bien
qu'il eût perdu beaucoup de sang, et semblait au contraire de
belle humeur.
— Que penses-tu que je ferai maintenant? me dit-il d'un ton
enjoué et avec un sourire moqueur.
— Que tu vas renoncer à tourmenter cette brave fille.
— Cette brave fille, je vais l'épouser, mon ami.
Le soir, après vêpres sonnées, nous étions tous assis devant la
chaumière, comme si rien ne fût changé, et cependant pour deux
cœurs honnêtes, mais passionnés, entre la veille et le lendemain
il y avait un monde. Marcella était pâle, ses grands yeux humides
demeuraient presque constamment fixés sur le sol. Le comte, assis
près d'elle, lui lisait le dernier acte de Faust, la tragique aven-
ture de la blonde Marguerite. Tout le monde comprit l'allusion,
même le vieux paysan, qui appuyait le menton sur ses mains cal-
leuses, et dont l'honnête figure exprimait un réel chagrin. — Eh
bien ! qu'en penses-tu? dit le comte lorsqu'il eut fini, en déposant
le manuscrit sur les genoux de Marcella.
— Ce que je pense? répondit la jeune fille sans lever les yeux.
Que vous importe ce que j'en pense?
— Il m'importe beaucoup de le savoir.
— Comment voulez-vous?., moi, une pauvre fille...
— Je t'en prie, dis-moi ta pensée.
Tout à coup elle se redressa, et lui lança un regard ferme,
presque hautain. — Soit, je veux vous la dire, — sa voix vibrait
douloureusement, — votre Faust, qui est si savant et que rien ne
IM REVUE DES DEUX MONDES.
peut satisfaire, me semble un grand sot, et sa conduite envers la
pauvre Marguerite est d'un misérable... Oh ! ne riez pas, je m'en-
tends... Voilà un homme qui voudrait être un des rois de la terre
et presque un dieu, et que trouve-t-il pour montrer sa puissance? il
écrase une pauvre âme... Je m'explique peut-être mal...
— Va, je t'ai comprise, dit le comte, c'est tout ce qu'il faut;
mais tu t'échauffes comme si j'étais moi-même ce Faust.
— Je ne sais si vous êtes un Faust comme celui-là, répliqua Mar-
cel!a d'un ton froid; mais ce que je sais, c'est que je ne suis pas la
Marguerite qui se jetterait à son cou.
A quelques jours de là, nous étions à nous promener sous les
antiques tilleuls du parc. L'air était pur et tiède, le soleil dorait le
feuillage et les herbes, qu'une brise légère remuait à peine. Nous
gardions le silence, et cependant nous sentions l'un et l'autre qu'il
fallait parler.
— Mon temps est fini, dis-je enfin, je te quitterai dans peu de
jours. Pourtant je ne voudrais pas partir sans être fixé sur ton ave-
nir. Es-tu décidé à prendre Marcella pour femme?
— Oui, me répondit-il d'une voix grave.
— Tu ne crains pas ce qu'en dira ta famille?
— Mon ami, s'écria le comte, et son cœur débordait, je ne peux
plus vivre sans elle. Pourtant ne me crois pas aveugle, ma résolu-
tion est d'accord avec ma raison. J'ai sur le mariage des idées que
l'expérience de la vie et la réflexion fortifient et confirment chaque
jour. Le fondement, le principe de l'union des sexes est sans nul
doute l'amour physique, ce désir qui nous traverse comme un éclair.
Cependant la nécessité d'une alliance durable, d'une alliance qui
dure au moins tant que grandissent les enfans, fait naître le besoin
d'un accord intime des âmes. Si donc la satisfaction des sens est
la première condition, — et j'ajouterai qu'elle gagne par le con-
traste physique, — l'harmonie morale est égalem nt nécessaire au
bonheur de deux époux. Enfin ce qu'il faut placer au-dessus de
tout, c'est le travail en commun. Le mariage n'est-il pas la forme la
plus ancienne, la plus pure et la plus sage de l'association humaine
qu'il y ait eu et qu'il y aura jamais? Le partage de la peine est un
commandement de la nature. Ce n'est point à dire que chacun doive
travailler de son côté, indépendamment, isolément; non, ce qu'il
faut, c'est que la femme nous soutienne, qu'elle s'intéresse à nos
occupations, et qu'elle y prenne la part spéciale que la nature lui a
réservée. Si l'homme est plus hardi dans la conception, la femme
sera plus pratique et plus soigneuse dans l'exécution ; s'il fournit
l'idée, le plan, la composition, elle se chargera du détail. Ce n'est
que l'association dans le travail qui pourra conduire à l'égalité des
LE CONTE BLEU DU BONHEUR, 135
droits dans le mariage, de même que dans l'état et la société. L'in-
fériorité actuelle de la femme est le produit de l'éducation qu'elle
reçoit; élevez-la comme une créature libre, laissez-la être de moitié
dans la vie sérieuse, et elle saura être votre égale, votre camarade,
votre associé. C'est un associé qu'il me faut, à moi, un associé qui
soit_|chez lui à la grange et aux champs; eh bien! je prends une
fille de paysans 1
— Mais cette conlormité des goûts et des jugemens qui, selon toi,
est la conditioa du bonheur conjugal?
— Je ne choisis point Marcella uniquement parce que je l'aime,
— bien que ce soit l'essentiel, — dit le comte, ni parce qu'elle est
belle, et tu ne trouverais pas facilement sa pareille parmi les frêles
jeunes filles de notre aristocratie; ce qui me séduit en elle, c'est sa
candeur. Elle ne sait rien? tant mieux, je serai son maître. Et, sois
tranquille, elle ne trompera pas mes espérances, car elle est mer-
veilleusement douée, et j'ai pour la façonner du temps devant moi.
— Mais en attendant?
— En attendant, répondit mon ami en me posant doucement la
main sur l'épaule, en attendant elle saura me deviner, car elle pos-
sède ce génie du cœur qui révèle aux femmes ce que s'efforce vai-
nement de comprendre notre esprit subtil.
Le soir mêuie, le comte retournait à Zolobad avec l'intention de
se déclarer. Lorsqu'il revint, il avait l'air &i gai, si satisfait, que je
ne doutais pas du succès de sa démarche. — Lui as-tu parlé? de-
mandai-je dès qu'il entra.
— Oui, répondit-il en ôtant ses gants, sans se presser.
— Et...
— Elle m'a refusé, dit-il avec un sourire.
— Est-ce possible?
— C'est comme je te le dis. Voici comment les choses se sont pas-
sées. Nous étions assis sur le banc de bois, les enfans et les couleu-
vres mangeaient leur lait doux dans une entente idyllique, le reste
de la famille était encore aux champs. Je pris la main de Marcella,
et lui dis : — Je t'aime, veux-tu être ma femme? — Elle rougit, se
leva. — A quoi pensez-vous? balbutia-t-elle; vous et moi!.. — Dis
plutôt que tu ne m'aimes pas, et que tu es assez franche pour l'a-
vouer. — Qui vous dit cela? s'écria-t-elle, mais ce que vous de-
mandez ne se peut pas... — Et elle me regarda; je ne puis te dire
l'expression de ce regard;... puis elle rentra précipitamment, et
moi, je montai b. cheval et m'en fus au galop.
— Et tu es si calme?
— Je sais qu'elle m'aime.
— Qui te le dit?
136 REVUE DES DEUX MONDES.
— La voix mystérieuse qui parle en nous. Tous ne l'écoutent
pas; mais moi, je m'y fie toujours, et je ne m'en suis jamais re-
penti.
Nous avions chassé des bécassines dans les marais de Grokhovo
jusqu'à la nuit tombante. — Il est temps de rentrer, dit enfin le
comte. — Et, ayant tiré en l'air sa dernière charge, il jeta sur l'é-
paule son fusil à deux coups, et sifïla son chien-courant anglais à
robe jaune.
— J'irai faire ma visite d'adieu à Zolobad , dis-je au bout de
quelques minutes.
— C'est donc sérieux? tu nous quittes?
— Il faut que je parte demain.
— Alors allons-y.
Nous trouvâmes la famille à table, c'était l'heure du souper. Le
"vieux Tchornochenko se leva pour nous apporter lui-même un siège,
et nous invita à prendre part au repas.
— Tiens, tiens! s'écria le comte, je crois que vous avez àes pi-
rogui (1); est-ce Marcella qui les a préparées?
— Sans doute, répondit dame Hania; les aimes-tu, mon en-
fant?
— Mais il faudrait de la crème aigre avec, dit le comte. — L'in-
souciance qu'il témoignait blessait évidemment la pauvre Marcella;
elle se leva, quitta la table, et alla s'asseoir sur le banc du poêle,
dans le coin le plus obscur.
— Tu auras ta crème, dit la vieille nourrice. Liska, vas-en cher-
cher, vite.
La petite Lise ne fit qu'un bond, et revint avec une grande jatte.
— Maintenant mange, mon enfant, dit Hania.
— Je ne me le ferai pas dire deux fois, répondit le comte. Je suis
sur pied depuis cinq heures du matin, j'ai une faim de loup, et j'ai
toujours eu un faible pour les pirogui. — 11 s'attabla sans façon
et se mit à manger à belles dents. Quand il eut fini, le vieux Ni-
kita essuya avec soin la cuiller, et prit la parole. — On dit, mon-
sieur le comte, que vous avez fait venir ces nouvelles machines qui
sèment et battent le blé toutes seules?
— Voulez-vous les voir?
— Je vous remercie, dit le vieux paysan. A quoi bon? Toutes ces
inventions nouvelles, voyez-vous, ces chemins de fer, et ces télé-
graphes, et ces machines, je ne m'y fie pas... On dit, monsieur le
comte, que vous vous donnez beaucoup de peine pour nous faire
avoir le chemin de fer, et on dit aussi, — après ça, ce n'est peut-
(1) Mets national, sorte de boulettes de farine de blé noir, farcies de fromage.
LE CONTE BLEU DU T50NIIEUR. 137
être pas vrai? — que vous vous proposez de labourer vos champs
avec la vapeur au lieu de bœufs; cela est donc possible?
— Très possible.
— Et supposé que ce soit possible, continua le bonhomme en
sounirant, n'e.st-ce pas un péché, toutes ces inventions nouvelles?
Ne m'en voulez pas, monsieur, ne vous fâchez pas, mais nous autres
paysans, tout ça nous semble contraire à la religion, et on dit en-
core, monsieur le comte, que vous faites tout cela parce que vous
ne croyez point en Dieu, parce que vous n'admettez pas que l'homme
ait une âme immortelle et que vous croyez qu'il a une âme pareille
à celle d'un chien ou d'un cheval.
■ — Je vais vous répondre, mon ami, dit le comte, aussi nette-
ment que je le pourrai. Croire, c'est tenir pour vraie une chose que
l'on n'a pas vérifiée, et on croit généralement ce qu'on désire.
— Ou bien ce que Dieu nous a révélé, interrompit le paysan.
— S'est-il révélé à vous directement?
— Non.
— Vous acceptez donc ce que d'autres hommes vous donnent
comme ayant été révélé? Je ne dis pas que vous avez tort; mais,
pour moi, je veux savoir. A quoi vous sert votre religion ? Elle vous
soutient, vous relève dans votre misérable vie, dans votre rude la-
beur, elle vous enseigne à aimer le prochain et à mépriser la mort;
mais que direz-vous si ma philosophie m'enseigne la même chose?
si elle me dit de ne pas courir après le plaisir ou après un bonheur
fragile et fugitif, mais de supporter mon lot immuable en silence,
patiemment, voire avec joie, de tendre au bien sans relâche, de
me remuer, de travailler, d'aider le prochain dans la mesure de
mes forces? Voilà pourquoi, mes amis, l'homme n'a pas le droit de
s'arrêter, qu'il doit toujours marcher en avant et s'efforcer de maî-
triser la nature. Vous nous voyez construire des chemins de fer,
ériger des télégraphes, installer des machines, afin de rapprocher
les hommes et de faire tomber les barrières de peuple à peuple, —
afin que l'homme soit affranchi de la tyrannie des élémens, de la
servitude et de la misère, et que son lot devienne sans cesse plus
noble et meilleur... Par conséquent, s'il peut être question de pé-
ché ici, c'est vous autres qu'il faut accuser quand vous vous ré-
voltez contre les chemins de fer et les machi;ies, et, au lieu de blas-
phémer, vous devriez remercier le bon Dieu à genoux en voyant la
première locomotive traverser votre vallée.
Le comte s'était échauffé peu à peu, et le feu de ses paroles se
reflétait en quelque sorte sur tous les visages. Sa vieille nourrice
l'embrassa sur le front; Marcella ne pouvait détacher de lui ses
grands yeux lumineux. Le vieux paysan obstiné souriait dans sa
138 REVUE DES DEUX MONDES.
barbe. — Monsieur, dit-il avec une sage lenteur, vous avez plus de
religion que vous ne voulez en convenir.
A ces mots, Marcella ne put retenir ses sanglots, et elle sortit
précipitamment. Nous la regardâmes s'éloigner très surpris. —
Qu'a-t-elle donc, ma fille? murmura le vieux Nikita en hochant la
tête.
Le comte se leva. Nous prîmes congé de nos hôtes, et sortîmes.
Il faisait nuit noire. J'appelai : — Marcella ! — Pas de réponse. —
Marcella, je pars demain; je voudrais vous dire adieu.
— Attendez ! répondit-elle d'une voix noyée de larmes, qui sem-
blait venir du jardin.
Le comte prit, les devans avec son chien. Marcella s'approcha de
moi, et me tendit la main sans parler.
— Pourquoi pleurer? lui dis-je. Il vous aime. Rendez-le heureux.
La destinée du meilleur des hommes est entre vos mains.
Elle se détourna, et garda le silence.
V.
J'écrivis au comte Komarof aussitôt mon arrivée à Vienne; ce ne
fut qu'au bout de quinze jours que je reçus une réponse, La voici.
« Lesno, 17 octobre 1857.
« Mon cher camarade , tu voudras savoir sans doute ce qui s'est
passé depuis ton départ. Je n'ai pas besoin de te dire que je suis
retourné tous les soirs à Zolobad; mais ce qui te surprendra davan-
tage, c'est que le père Tchornochenko, ce type du paysan galicien,
a voulu voir mes machines. Le père Tchornocheoko est donc venu
voir mes machines agricoles.
« Marcella s'était montrée taciturne, docile, presque humble vis-
à-vis de moi depuis le soir où tu étais venu prendre congé. Je fei-
gnais de ne pas m'en apercevoir.
« Or voici ce qui s'est passé. C'était avant -hier, dans l'après-
midi. Tu te rappelles sans doute encore nos serpens familiers ? Le
soleil était donc encore au-dessus de l'horizon, et ses rayons sur le
seuil de la chaumière et sur les pierres devant la porte. Sur l'une
de ces pierres, à quelque distance de la maison, un serpent se
chauffait au soleil. Tu sais que j'aime les animaux; je m'approchai
pour caresser cette bête, mais elle se dressa subitement, me mor-
dit à la main, puis se mit à nager à travers la cour vers le jardin.
A ce moment, Marcella parut sous la porte. — J'ai voulu flatter
votre serpent, lui dis-je en riant; le petit monstre m'a mordu.
« — Mordu? quel serpent? dit-elle.
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. 139
« — Mais... celui-là!
« Ses yeux suivirent la direction que je lui indiquais; elle poussa
un grand cri : — Jésus! Maria! — sauta sur moi, saisit ma main
et colla ses lèvres sur la plaie.
« — Que fais-tu là? dis-je assez embarrassé. — Elle me fit un signe
de la main, je compris tout d'un coup. — C'était donc un reptile
venimeux? — Elle inclina la tête. — Et tu suces le venin? Grand
Dieu! — m'écriai-je, et je tentai de retirer ma main; mais elle la
retint avec un effort désespéré jusqu'à ce qu'elle jugea tout danger
passé, puis elle cracha le sang dont elle avait plein la bouche. — •
Mais toi, lui dis-je avec terreur, il y va de ta vie?
« — Oh ! pour vous je mourrais volontiers ! — Il y avait dans ce
cri une passion qui m'effraya presque; puis tout à coup elle fondit
en larmes.
(c — Tu vivras pour moi, m'écriai-je; tu m'aimes, tu es à moi!
« Et elle, elle se laissa tomber à genoux, et, comme la créature
qui dans sa peine amère appelle son Dieu, elle cria : — Oui, je vous
aime, je ne pourrais plus vivre sans vous; je ne suis pas digne
d'être votre femme, mais je serai votre servante ! — J'étais si ému
que je ne trouvai pas d'abord de réponse. — Faites de moi ce qu'il
vous plaira, continua-t-elle avec plus de calme, je quitterai mon
père, les enfans, et la maison où je suis née, et mon pays, si vous
l'ordonnez,... oh ! je ferai tout, tout, pour vous suivre, mon maître,
mon maître adoré !
« — Tu es mienne, répondis- je, et tu me suivras comme ma
femme.
« — Gela ne se peut,... balbutia- t-elle; comment cela se pour-
rait-il ?
« J'étais très ému; je la relevai pour la serrer contre moi, et elle
pleura sur ma poitrine; puis je lui renversai la tête et l'embrassai
de tout mon cœur. Alors elle me jeta ses bras autour du cou avec un
débordement de passion, et ses lèvres cherchèrent les miennes. —
Gomment te décrire ce doux moment? Tu me comprendras sans pa-
roles.
« — Est-ce donc possible que vous m'aimiez ? disait encore la
pauvre fille, poursuivie par ses doutes,
« — Il est difficile de ne pas t'aimer, lui répondis-je. Pauvre
âme chérie, où donc trouverais-je dans ce monde perverti un cœur
plus digne de battre contre le cœur d'un honnête homme?
« — Ah! mon Dieu! dit-elle, je crois que j'en mourrai.
« — Tu ne mourras pas, sois tranquille, lui dis-je en la serrant
dans mes bras, — et elle se cacha la figure dans mon sein.
« — Ah ! vous ne savez pas combien je vous aime.
lÛO REVUE DES DEUX MONDES.
« — Si, je le sais. Je le sais depuis longtemps ; c'est toi qui ne
voulais pas le savoir.
({ — Je l'ai senti, dit-elle sans lever les yeux, je l'ai bien senti
dès la première heure, mais je ne me comprenais pas moi-même.
C'était souvent comme de la colère et de la haine contre vous, puis
d'autres fois j'avais le cœur si gros; mais le soir où vous avez répondu
à mon père, c'a été comme si on me retournait le cœur,... j'aurais
volontiers crié : Vous avez raison ! et j'aurais voulu vous aider à in-
staller les machines et à poser les rails, et je sus tout à coup que je
vous aimais, que je ne poiivais plus vivre sans vous... C'est pour
cela que je me suis sauvée dans les champs en pleurant à chaudes
larmes.
{( Ah ! que n'étais-tu là quand j'ai parlé aux vieilles gens ! Le
père Tchornochenko s'essuya les yeux avec sa manche pendant
que les larmes lui coulaient dans sa moustache grise, et dame
Hania ne cessait de crier : — Mon Dieu ! mon Dieu ! j'ai donc assez
vécu pour voir cette chose, mes enfans, mes chers enfans!
« Dimanche prochain, on doit publier les bans à l'église de Zo-
lobad, et dans trois semaines la noce!
(( Ton frère, Alexandre. »
« Lesno, le 12 novembre 1857.
« Mon cher ami, Marcella est ma femme, — et quelle femme ! Je
ne puis te dire comme elle a été belle et touchante dans son cos-
tume de fiancée. Après la bénédiction nuptiale devant l'autel, elle
se retourna vers la foule qui remplissait la petite église de bois, et,
les yeux brilians de larmes, elle leur dit : — Bénissez-moi tous! —
Et tous l'ont bénie.
« Pardonne-moi ! je suis trop heureux pour t'écrire longuement.
« Ton Alexandre. »
Au-dessous, en lettres tracées par une main novice et inclinées
comme des gt-rbes, il y avait ces mots :
« Je vous salue de tout cœur. « Marcella, »
« Lesno, 21 avril 1858.
« Tu as raison, mon ami, la rareté de mes lettres est de bon au-
gure; plus on est heureux et moins on en parle. Le papier surtout a
quelque chose de franchement indiscret qui effarouche les senti-
mens vrais. Aussi je ne te parle pas : je me contente de te prendre
par la main à l'heure du crépuscule pour te conduire à travers le
parc jusqu'à l'épais buisson de roses blanches au bas du perron, où
tu pourras entendre et voir sans être vu.
« Voici Marcella dans sa robe blanche; ses beaux cheveux sont
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. 141
lissés sur le front en ondulations naturelles, relevés sur la nuque
en une simple torsade, ce qui donne à sa tête une expression sé-
vère, idéale. La table est mise, elle m'attend...
« La voilà qui descend les marches pour courir au-devant de
moi et se jeter à mon cou; j'entoure sa taille de mon bras, et nous
nous promenons ainsi en attendant que lendrik apporte le samo-
var. Nous causons de nos alTaires et de cjlles du pays, et nous conti-
nuons de causer pendant qu'elle prépare le thé. Ensuite... mais où
trouver les mots pour parler de tout cela? Le langage des hommes
n'est pas encore assez parfait pour refléter les divines radiations du
bonheur.
« Depuis que cette apparition lumineuse se montre dans les
sombres appartemens du château et parcourt les allées ténébreuses
du parc, depuis que cette voix jeune retentit entre les murailles
grises de cet antique château, on dirait qu'un charme a été rompu.
Autrefois tout avait ici un air de vétusté poudreuse, on ne voyait
que poussière et moisissures; à présent chaque pierre brille comme
si elle était neuve, le toit me fait l'effet d'être doré. Le lierre dont
est couverte la façade qui donne sur le parc était sur là point de
mourir, il a repris comme par enchantement, un buisson de myrte
a poussé tout seul dans un coin, les arbres et les fleurs se sont mis
à croître comnic jamais auparavant. Des colombes ont fait leur nid
dans le jardin, — on les entend jusqu'ici, — et les hirondelles, qui
semblaient éviter ces vieux murs, sont venues s'installer dans
l'angle de la fenêtre de notre chambre à coucher.
(( Sur la grange, il y a un nid de cigognes ; le mâle vient de
rentrer, il caquette avec effronterie, et Marcella sourit en rougis-
sant : une douce espérance fait tressaillir son être.
« Il a fallu une femme pareille pour détruire le charme qui pe-
sait sur cet antique manoir des voïvodes. Et n'est-elle pas elle-,
même une belle-au-bois-dormant que j'ai réveillée d'un sommeil
magique?
«( Elle est comme un jeune aigle qui apprend à s'élancer vers le
soleil, mais qui ne pourrait pas l'apprendre, s'il n'avait pas l'œil
qui supporte la lumière. « Ton Alexandre, i
« Lesno, 28 mai 1858.
« Tu veux savoir comment je m'y prends pour façonner son es-
prit? Sais-tu de quelle manière nos paysans apprennent à leurs
enfans à marcher? On les emmène aux champs, on les dépose quel-
que part sur le sable, et tout d'un coup ils marchent.
« C'est ainsi que j'élève Marcella, en la plaçant d'emblée au mi-
lieu de ma vie de travail et de ma vie intellectuelle, et en lui de-
mandant tout de suite ce que je veux qu'elle apprenne. Je suis
1/52 REVUE DES DEUX MONDES.
sûr qu'elle-même ne sait pas quel jour elle a appris à monter à
cheval. Je l'ai mise en selle, et elle partait. C'est ainsi qu'elle ap-
prend le fiançais et l'allemand par l'usage, en causant avec moi,
comme l'enfant apprend sa langue maternelle. C'est de la même
manière qu'elle s'approprie des notions de toutes les sciences. La
peau d'ours qui lui sert comme descente de lit donne des étincelles
au moment où elle l'effleure de son pied nu : c'est le cas de lui par-
ler du fluide électrique; un cachet taillé à facettes fournit le pré-
texte pour lui expliquer les effets du prisme. Et ainsi tous les jours.
Elle vit dans une atmosphère de clarté et de vérité. Peu à peu, elle
pense, elle raisonne correctement ; elle prend des idées viriles sur
l'honneur, le devoir, le travail, la loi et les droits de chacun, les
usages, les plaisirs, — et elle vit comme elle pense. Le matin, en
sortant du lit, un bain froid, après quoi on déjeune et on monte à
cheval, peu importe qu'il pleuve ou qu'il vente. Jusqu'au coucher
du soleil, elle est occupée, soit au dehors, soit à la maison, ayant
l'œil à tout ce qui se fait, ordonnant tout, réglant tout. Je la vois
passer comme une valkyrie sur son cheval noir, et je puis m'occu-
per tranquillement de la haute direction des travaux, car je sais
qu'elle se chargera de tout ce qui concerne l'exécution.
« Avant de voler de ses propres ailes, il faut qu'elle apprenne à
m'obéJr. Je dis : Telle chose doit se faire, et cela lui suffit. Si parfois
elle a eu des doutes quant au succès, sa joie n'en est que plus
grande en voyant mes calculs se réaliser, et sa confiance s'en ac-
croît. Nous avons ordonné notre vie avec une précision militaire. A
midi, avant de nous mettre à table et à la fin du jour, elle vient
faire son rapport avec le sérieux d'un vieux sergent chevronné.
Pendant la journée, nous ne nous voyons guère qu'à l'heure du dî-
ner. Eu sortant de table, on prend un peu de repos :' nous fumons
nos cigarettes russes, nous lisons les journaux, nous jouons au bil-
lard, nous tirons à la cible avec des pistolets de salon. Le soir,
notre besogne terminée, nous prenons le thé, et, pendant que l'eau
chante dans le samovar, on cause, on se fait la lecture, ou bien en-
core on reste sans rien dire, la main dans la main; elle appuie la
tête sur mon épaule, et nous rêvons. Quelquefois elle s'endort dans
cette position, alors je la soulève dans mes bras et l'emporte dans
la chambre à coucher,... où le public n'entre pas : le seuil est gardé
par les gnomes familiers aux vénérables barbes blanches.
« Je termine ici ; ma femme a besoin de moi. Tu as compris,
n'est-ce pas? que depuis quelque temps nous nous sommes un peu
relâchés de nos habitudes de travail, parce qu'elle doit éviter de se
fatiguer? En revanche, nous lisons beaucoup,
« Adieu ! Ne nous oublie pas. « Ton Alexandre. »
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. l/i3
« Lesno, 14 août 1858.
« Ma femme vient de me donner un garçon tout à fait splendide.
Le soir, elle était encore assise avec moi sur la terrasse, riait et cau-
sait; tout à coup elle se lève, rentre; une heure après, l'enfant s'é-
gosillait d(^jà comme un vrai rejeton de paysans qu'il est. Elle'se porte
à merveille et l'allaite elle-même : je le vois boire sans jalousie, le
petit fripon, à ce beau sein si plein de santé, que j'envierais à tout
autre que mon héritier. Et le père Tchornochenko et ma nourrice,
toute la famille est là : on dirait que le miracle de Bethléem s'est
renouvelé; les paysans arrivent de leurs villages avec des offrandes,
et demandent cà voir l'enfant, — et Marcella ne se lasse pas de le
montrer, et ne fait que sourire d'orgueil maternel et de félicité.
« Au baptême, le moutard recevra mon nom et le tien, car tu
seras parrain, et le mari d'Eve, mon beau-frère, le tiendra sur les
fonts à ta place.
« Ah ! mon ami, je suis bien'^heureux.
« A toi de cœur, A. »
Ce fut dans l'automne de 1863, après la fin des troubles polo-
nais, que je revis le comte Komarof à Lemberg. Toute sa personne
était devenue en quelque sorte plus virile, et ses yeux rayonnaient
de satisfaction, c'est le seul changement que je remarquai en lui.
— Eli bien ! me dit-il quand nous fûmes assis chez moi, en face
d'une bouteille de tokay, je pense que mes théories sur le mariage
ont eu le temps de subir l'épreuve de la pratique. Voilcà bientôt six
ans que j'ai vu Marcella pour la première fois, et je puis te dire que
nous nous aimons davantage de jour en jour, je ne sais où nous
nous arrêterons! Et il faut voir comment la comtesse Komarof sait
tenir son rang au milieu des dames de la noblesse ! Et belle ! H est
vrai qu'elle n'a encore que vingt- quatre ans, cependant nous avons
déjà trois enfans...
— Comment sont-ils, tes enfans?
— Sacha, l'aîné, qui a cinq ans à l'heure qu'il est, c'est tout le
portrait de sa mère; Constantin, qui marche déjà tout seul aussi,
tient de la maison Tchornochenko, et Olga, qui aura tantôt un an,
me ressemble, à ce qu'on prétend. Nous avons maintenant beau-
coup de besogne à la maison, surtout à cause des enfans, et d'un
autre côté je ne puis plus me passer de ma femme : nous en
sommes là, qu'elle ne peut pas choisir un dessin de broderie sans
avoir pris mon avis, et que moi, je n'ai pas confiance dans un pro-
jet avant d'avoir obtenu son approbation. J'ai donc été obligé de
prendre chez nous une vieille demoiselle, une de ces créatures du
iMl REVUE DES DEUX MONDES.
bon Dieu qui semblent ne vivre que pour les autres ; c'est M"^ Ba-
bette, qui a donné à Marcella des leçons de chant et de piano. —
Le comte s'arrêta pour allumer un nouveau cigare.
— Et M. Tchornocbenko, vit-il toujours?
— Ils sont tous en vie et se portent bien. Nous allons les voir sou-
vent avec les enfans et ils nous font des visites, et mon beau-père,
pense un peu 1 a une charrue américaine et vient d'installer une
machine chez lui. Aussi les paysans l'appellent un « Souabe (I). »
— Je t'avouerai, lui dis-je, que depuis quelque temps mes idées
se sont beaucoup rapprochées des tiennes.
— Tous les chemins y mènent, répondit le comte, car ce sont
les idées du temps. Quant à moi, depuis que nous ne nous sommes
pas vus, j'ai encore fait des progrès. Tu ne saurais croire combien
le mariage contribue à notre développement. Je dois autant à Mar-
cella qu'elle me doit sous ce rapport.
— Et quels sont les points de vue nouveaux que tu as gagnés?
— Quant à êlre nouveaux, ils ne le sont guère, dit le comte en
souriant; en revanche, ils sont; justes. J'ai appris par exemple quelle
satisfaction on éprouve à remplir un devoir. Ne crains pas que je
veuille faire de la morale. Gomme je ne connais qu'une loi : ne fais
pas à ton prochain ce que tu ne veux pas qu'il te fasse, ainsi je ne
connais qu'un devoir qui prime tout, c'est la gratitude. Crois-moi,
quand on a partagé toute joie et toute douleur, qu'on s'est aidé ré-
ciproquement, souienu, consolé tous les jours, on finit par éprouver
l'un pour l'autre comme une ineffable pitié, qui vous unit encore
alors que les illusions disparaissent...
— Ah ! tu conviens donc que tu as eu des illusions que tu as per-
dues?
— Gela va de soi, repartit mon ami. Ne faut-il pas toujours en
rabattre, se résigner? Mais on renonce au clinquant et on gagne de
l'or pur. Ce qu'il y a de si beau dans le mariage, c'est qu'il réunit
les deux facteurs du bonheur véritable, la jouissance et le renonce-
ment. L'amour, qui est l'abandon de soi-même, cesse d'être un dan-
ger dans le mariage, parce que l'abandon est réciproque ; quelle
satisfaction plus grande que celle qu'on éprouve lorsqu'on croit se
sacrifier au bonheur d'une personne aimée? Au reste je dois dire
que le destin a tout fait pour me rendre le devoir facile...
— Continue ! lui dis-je; tu ne sais pas combien je me réjouis de
te voir si content.
— Ah ! mon ami, la femme est le salut; qu'y a-t-il dont elle ne
(1) En Galicie, « Souabe » est le sobriquet qu'on donne aux Allemands, probable-
ment parce que toutes les colonies allemandes y ont été fondées par des Souabcs.
LE CONTE BLEU DD BOiNHEUR. 145
puisse nous sauver? Elle nous sauve de la mort en nous faisant re-
naître dans nos enfans. C'est ainsi que je comprends le mystère
de la rédemption; c'est ma femme qui me l'a fait comprendre. Un
soir, j'entre chez elle sans être aperçu. Notre bébé n'avait en-
core que dix-huit mois; je le vis debout sur une chaise dans sa pe-
tite chemise, riant et gambadant des pieds et des mains; ma femme
était à genoux devant lui, les mains croisées et le regardait, et son
visage rayonnait. Ce fut comme une révélation ; je compris tout à
coup la Madone du Correggio, cette madone qui adore l'enfant, et ce
tableau merveilleux est devenu pour moi le symbole le plus pur de
l'humanité. En effet, quoi de plus humain et de plus touchant
qu'une mère en adoration devant son enfant? Voici les énigmes de
la vie toutes résolues : plus de lutte contre la nature, car c'est la
nature elle-même qui s'offre. Nous existons, nous vivons pour trans-
mettre la vie. Aussi aucune horreur, aucune tristesse n'est compa-
rable à une mère qui perd son enfant! — Le comte se tut, et s'ab-
sorba dans ses réflexions.
— Nous sommes si heureux dans nos enfans, dit- il après une
pause, et en tout ! Je ne me rappelle pas la plus petite mésintelli-
gence qui ait troublé notre tranquillité. Pourtant l'ange de la mort
nous a effleurés un jour du bout de son aile, et ma femme a failli
mourir pour moi. C'a été un avertissement pour nous rappeler la fra-
gilité du bonheur terrestre. C'était dans ces temps troublés de la
révolution polonaise. Un jour M. Jordan, que tu connais peut-être,
se présenta chez moi avec un autre propriétaire polonais ; ils pré-
tendaient percevoir l'impôt au nom du comité national. Ce n'était
pas assurément pour les quelques sous, mais j'envoyai ces messieurs
au diable. Ils répondirent par les menaces que tu connais. — Je ne
suis pas Polonais, leur dis-je; je suis citoyen d'un état libre, com-
posé de beaucoup de nationalités, et où chacun a les mêmes droits.
Je ne souffrirai aucune contrainte. Je me mets sous la protection de
la loi, — et comme je les vis ricaner, — au besoin même, ajoutai-je
d'un ton ferme, je saurai faire respecter ma liberté personnelle et
mon droit les armes à la main.
Là-dessus, ils partirent, et au même instant entra Mapcella, qui
toisa les deux patriotes d'un regard impossible à rendre. — Je ne
sais, lui dis-je, si tu m'approuveras.
— J'ai tout entendu, répondit-elle. Si chacun avait ton courage
et ta fermeté, les troubles et la misère du pays seraient finis avant
peu. — Elle me prit les deux mains, et je sus dès lors que j'avais
fait mon devoir.
— Nous sommes ici au milieu des Polonais, lui dis-je, comme les
trappeurs américains au milieu des Indiens, un poste avancé de la
TOME cm, — 1873. 10
IhQ REVUE DES DEUX MONDES.
civilisation, et ils s'en apercevront, rien moins qu'un poste perdu!
Le lendemain, au point du jour, le vieux lendrik vint me trouver
tout pâle et effaré.
A la porte du château était affiché ma condamnation à mort, si-
gnée du gouvernement révolutionnaire. Je descendis, et, ayant lu
le placard, l'arrachai pour le montrer à ma femme. — 11 vaut mieux
t' éloigner et emmener les enfans, lui dis-je. — Elle m'entoura de
ses bras, et pour la première fois répondit : Non, d'une voix ferme.
Elle resta en effet, et ce fut mon salut.
Je chargeai aussitôt mes deux revolvers, j'en gardai un, et Mar-
cella prit l'autre. — On ne sait pas ce qui peut arriver, dit-elle. —
fous mes gens étaient sous les armes, et nous ne négligions aucune
précaution. Néanmoins, — Dieu sait comment cela se lit, — nous
étions le soir sur le perron à prendre le thé, quand trois paysans
passent sur la route, qui nous tirent leurs chapeaux et nous sa-
luent : — Loué soit Jésus-Christ!
— En éternité l Amen ! répondis-je. Aussitôt l'un des trois saute
sur moi, et cherche à me frapper par derrière avec son poignard;
mais Marcella se jette au-devant de lui, elle pare le coup de son
bras gauche; je réussis à désarmer le meurtrier et à le terrasser.
Pendant ce temps, les deux autres me visent. Deux coups partent.
C'est ma femme qui vient d'abattre l'un des deux bandits pendant
que l'autre tirait sur moi; j'entends siffler la balle près de mon
oreille, et elle va s'enfoncer dans le mur. Déjà ma femme l'a saisi
au collet et appuie le canon sur sa poitrine : il est son prisonnier.
Mes gens ont entendu les coups de feu, ils accourent et se met-
tent en devoir de lier les gendarrnes du gibet (1) pour les livrer
aux tribunaux. A ce moment, je vois Marcella pâlir; ses lèvres se
décolorent, le revolver lui glisse de la main, et elle tombe à la ren-
verse. Je la reçois dans mes bras; son sang coule sur moi; alors
seulement je m'aperçois qu'elle est blessée. Je demande de l'eau à
grands cris. Les enfans arrivent, ils se pendent à ses jupes en pleu-
rant; lendrik lui rafraîchit les tempes. Enfin elle rouvre les yeux,
et son regard rencontre le mien; je respirai, et je me pris à sanglo-
ter comme un enfant.
Heureusement l'accident n'eut point de suites fâcheuses. Je tins
à me venger. Des papiers que nous avions trouvés sur les Polonais
me fournirent des indications précieuses, à l'aide desquelles, au
terme de huit jours, je pus cerner pendant la nuit le château de
(1) Organes du gouvernement révolutionnaire, chargés de l'exécution des amendes
et peines décrétées, telles que bastonnades, pendaisons, etc. — II ne faut pas oublier
que c'est un Petit-Russîen de Galicie qui parle ici sous l'empire de la haine nationale
qui existe entame tlusseâ et Polonais.
• LE COÎJTE BLEU DU BONHEUR. 147
Zavale avec les paysans de Lesno et de Zolobad, et enlever le co-
mité révolutionnaire de notre cercle avec tous ses papiers, sa caisse
et une grande quantité d'armes, pour livrer ces gens à la justice.
YI.
J'ai revu Marcella et son mari il y a deux ans. L'automne était re-
venu; les teintes du paysage, toute la physionomie de la nature dans
sa maturité dorée, me rappelaient les heures passées dans la société
de mes amis, lorsque par une belle journée claire et tiède je poussai
mon cheval dans la direction de Lesno. Des deux côtés de la route,
les chaumes à perte de vue, entrecoupés de prairies vertes et fleu-
ries, s'étalaient au soleil comme des tapis de Smyrne; la forêt verte
s'émaiilait déjà de teintes jaunes et rouges; le petit ruisseau lim-
pide, qui semblait inséparable de la^route, cheminait avec moi à
travers ses cailloux blancs, et me racontait mille choses curieuses.
De petits saules y trempaient leurs branches folles, qui se jouaient
dans l'onde claire; des abeilles, des papillons, des libellules, courti-
saient les fleurs bleues et rouges dont les rives étaient ornées et
remplissaient l'air de leur bourdonnement. Je traversai le parc, et
mis pied à terre devant le perron ; deux cosaques se précipitèrent
pour recevoir mon cheval et m'annoncer au maître de la maison.
L'antique manoir disparaissait sous l'étreinte du lierre qui grim-
pait sur les balcons et enveloppait les tourelles. Les fenêtres res-
plendissaient au soleil, dont les rayons répandaient sur les murailles
grises une teinte dorée tout à fait en harmonie avec le caractère
slavo-byzantin de l'édifice. La terrasse du perron était entourée
d'espaliers de vigne où luisaient des grappes d'un rouge vermeil;
des roses rouges et blanches étaient semées sur la pelouse; du
parc, on entendait le roucoulement des pigeons sauvages, qui sem-
blaient s'y trouver en nombre, et à toutes les corniches du château
les hirondelles avaient collé leurs nids de torchis.
Alexandre parut bientôt sur le perron; il me serra dans ses bras
avec effusion, et ne cherchait pas à cacher les larmes qui brillaient
dans ses yeux. Nous nous regardâmes quelques instans sans parler
en nous tenant par les mains; puis il m'introduisit dans un salon
tendu de damas rouge, où des tapis de Perse brochés d'or témoi-
gnaient d'un luxe de bon goût. Bien que le comte eût alors qua-
rante ans sonnés, il paraissait plus jeune que jamais, jeune de
corps, d'esprit et de cœur.
— Voici ma femme, s'écria-t-il au bout de quelques minutes.
Marcella entra d'un pas léger, me tendant dès la porte ses deux
mains, que je saisis avec empressement pour y déposer un baiser.
IhS REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu nous restes? me dit Alexandre,
— Cela va de soi, interrompit Marcella. Il faut rester.
— Non, il faut partir.
— Ah ! et pourquoi, s'il vous plaît? demanda- 1- elle vivement.
— Vous êtes trop belle, madame, en vérité, répliquai-je en sou-
riant.
Elle était belle en effet, d'une beauté transcendante : vierge et
femme à la fois, si cela peut se dire, la force unie à la grâce, une
naïveté enfantine avec un aplomb de grande dame, et une élévation
de pensée comme il est rare de la rencontrer chez une femme.
— Et vos héritiers? repris-je.
Marcella sortit, et revint bientôt, entourée de ses beaux enfans :
c'étaient quatre garçons, qui tous rappelaient plus ou moins leur
mère, — l'aîné, Sacha, avait onze ans, le cadet, Julian, en avait
trois, — puis la petite Olga, âgée de huit ans, qui avait les traits
sévères et les yeux pensifs et expressifs de son père. Ils me ten-
dirent les mains sans l'ombre de timidité, leur regard franc expri-
mait la confiance; et leur petite sœur entama aussitôt avec moi une
conversation sur un sujet extraordinairement important.
— C'est par ce sang vermeil de paysan que ma famille s'est ra-
jeunie, me dit Alexandre. Regarde mes garçons; quelle race! Un
ourson semblerait délicat à côté d'eux... Mais viens, il faut que je
te fasse visiter la propriété.
La comtesse mit un petit chapeau de paille d'Italie à rubans verts,
et prit mon bras. Alexandre nous conduisit à travers ses cours et
ses bâtimens, et la belle châtelaine m'expliquait en détail les instru-
mens aratoires et les machines. Ensuite nous montâmes tous à che-
val, pour visiter les champs, les prairies avec leur système d'irri-
gation, le grand pâturage, — sorte de steppe en miniature dont les
herbes parfumaient l'air, et où l'on voyait des troupeaux de mou-
tons, de bœufs, de chevaux et d'oies manœuvrer comme des corps
d'armée, — la forêt, l'abatage, les carrières, enfin les métairies
avec la distillerie et la fabrique de sucre de betterave. Partout le
même ordre parfait, les mêmes signes du triomphe de l'esprit sur
la matière, et comme une bénédiction visible sur toute chose.
Nous fûmes de retour vers midi pour le dîner, qui fut servi dans
une salle à manger décorée en vieux chêne sculpté. En sortant de
table , Alexandre proposa une partie de billard, où Marcella nous
battit à plate couture. J'allai ensuite faire avec le comte un tour
dans les bois. La soirée fut fraîche, et ce fut avec un plaisir marqué
que je vins m'asseoir à notre retour près du feu qui pétillait dans
la cheminée de marbre d'un petit salon où nous attendait le thé.
Les jeunes oursons s'empressèrent de grimper sur nos genoux. Mar-
LE CONTE BLEU DU BONHEUR. 1ÛÎ>
cella parut bientôt en robe de soie gris clair et tunique de velours
grenat, doublée et garnie de zibeline merveilleuse aux reflets d'or.
Elle vint remplir nos tasses, nous offrit des cigarettes, puis alla se
mettre au piano.
— Eh bien ! me dit vUexandre après une pause; à quoi penses-tu
donc?
— J'ai beaucoup réfléchi sur le problème du bonheur, répondis-
je, et je suis arrivé à cette conclusion, que le bonheur n'est que dans,
l'effort que l'on fait pour l'atteindre. Chacun porte en soi la mesure
de la félicité dont il pourra jouir, car nous vivons chacun dans un
monde à nous, qui est terne et pauvre ou bien riche et coloré, sui-
vant le prisme à travers lequel nous le voyons. C'est pour cela qu'il
faut savoir se borner en ce qui touche les biens extérieurs, s'arrêter
à temps, et ne plus s'appliquer qu'à tirer parti de ce qui est en
nous. Aussi le seul lien durable est celui qui résulte de l'accord des
âmes : si les contrastes attirent, l'harmonie seule peut maintenir
l'union.
— La nôtre dure depuis douze ans, dit Alexandre ; c'est qu'au
lieu de passer la lune de miel à nous conter des fleurettes, nous
avons étudié et travaillé ensemble.
Tout en causant, nous nous étions levés, et le comte s'était ar-
rêté devant un portrait de Marcella, qu'il contemplait dans une
muette rêverie. — Je crois vraiment, lui dis-je, que tu es toujours
amoureux de ta femme?
— Mais je l'espère bien, répondit-il, et tous les jours je lui dé-
couvre de nouveaux charmes. IS'oublie pas ceci : une femme ne
vieillit jamais pour qui sait l'aimer.
A ce moment, la petite Olga entra, escortée de sa chatte blanche;
elle tenait à la main un fuseau, qu'elle tendit à sa mère. Marcella
quitta son piano, alla s'installer près du feu dans une bergère, et
se mit à filer pendant que la petite fille suivait avec attention les
mouvemens de sa main. Bientôt les enfans furent tous réunis au-
tour de son fauteuil; le chat était monté sur le tabouret de velours
où elle appuyait ses pieds et faisait entendre un frémissement vo-
luptueux. Le fuseau dansait, dans le mur le cri-cri chantait, et les
bons lutins quittaient leurs retraites et venaient, invisibles et sour-
nois, grimper sur le dossier du siège pour brouiller l'écheveau de
la fileuse.
— Regarde! dit Alexandre à mi-voix en me montrant le groupe,
voici mon conte bleu devenu réalité. Le reconnais-tu, mon Bonheur
aux cheveux d'or?
Sacher-Masoch.
IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D'ART
VII.
SOUVENIRS DE BOURGOGNE (1).
A VALLON. — VEZELAY.
La seule chose qui nous ait réellement intéressé dans la très an-
cienne petite ville d'Avallon, c'est son paysage. Elle a cependant,
comme toute autre ville, son lot de monumens et de curiosités his-
toriques; mais, comme nous ne leur devons le plaisir d'aucune
impression originale, nous n'avons pas à y insister. C'est sans émo-
tion d'aucune sorte que nous avons passé et repassé à travers son
ancienne porte fortifiée, sur laquelle s'élève une tour carrée de date
plus moderne, dite la Tour de l'Horloge. La vieille église de Saint-
Lazare est un assez remarquable monument, dont nous admirerions
volontiers le porche en style roman fleuri et les colonnes torses et
ondulées, si nos souvenirs ne nous présentaient pas des échantil-
lons autrement parfaits du roman fleuri dans telles de nos églises
du centre, Notre-Dame et Sainte-Porchaire de Poitiers par exemple,
le porche à colonnes torses de l'église de la Souterraine, dans la
Marche, et bien d'autres encore. A l'intérieur, un mur construit sur
toute sa longueur la sépare en deux parties, comme dans nos mai-
sons une cloison sépare deux appartemens, si bien qu'on a le spec-
tacle assez original de deux églises dans une seule : ce sont en effet
deux églises, car le premier compartiment est une ancienne chapelle
(1) Voyez la Revue du l^"^ novembre dernier.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 151
qui autrefois avait son existence distincte, et qui par le cours du
temps s'est trouvée réunie à réclifice principal ; cette bizarre dis-
position intérieure est le seul détail vraiment nouveau que Saint-
Lazare nous ait présenté. A l'extrémité opposée de la ville s'élève
une autre église, Saint-Martin, naguère encore simple écurie, au-
jourd'hui retirée de cet état de servitude et entièrement recon-
struite. Tout ce qu'elle me rappelle, c'est qu'elle m'a permis de
vérifier ce mot d'une dame de Chàtillon-sur-Seine : « Châtillon est
un bon pays pour la piétO; mais dans ma ville natale, à Avallon, on
n'est pas dévot du tout. » J'y ai entendu la messe des Rameaux au
milieu d'une adluence considérable de fidèles, mais cette afiluence se
composait exclusivement du sexe aimable et croyant, et je m'y trou-
vai le cinquième représentant du sexe désagréable et raisonneur.
Si les pierres assemblées par l'art des hommes nous ont dit peu
de choses, il n'en est pas de même du paysage, dont l'àpreté et
la sauvagerie réveillent puissamment l'imagination assoupie par la
monotone vulgarité de la campagne de l'Auxerrois, qu'il a fallu
traverser. La promenade d' Avallon domine un ravin profond où le
petit ruisseau du Cousin débouche avec une furie de torrent et
roule des eaux limpides qui d'en haut paraissent noires. Une végé-
tation morose, d'un brun foncé ou d'un vert sombre, tapisse de ses
couleurs vigoureuses les deux versans de ce ravin, divisés en jar-
dins et en enclos murés à pierres sèches, étages les uns au-dessus
des autres comme des espèces de vergers suspendus. C'est à peu
près le coup d'œil que présente la campagne de Poitiers vue du haut
de la promenade de Blossac, avec cette différence, que la fraîche
verdure des bords du Clain est remplacée ici par une nature d'une
énergie farouche. Le caractère de ce paysage austère, presque me-
naçant, est tellement prononcé que l'abondance des vergers étages
sur les flancs des deux montagnes ne parvient pas à l'adoucir, et que
l'imagination en est presque à regretter ce témoignage de civilisa-
tion, qui fait comme tache sur la sauvagerie du lieu. L'àpreté de ce
paysage suffirait seule pour nous indiquer qu'ici nous touchons aux
extrêmes limites de la province que nous parcourons, et que nous
sommes placés sur le point de séparation de deux pays. En effet,
c'est encore la Bourgogne selon l'histoire et la géographie adminis-
trative, ce n'est plus la Bourgogne selon la nature. Ici commence,
à proprement parler, le sauvage Morvan, dont Avallon forme la
lisière, la région des tristes montagnes, de la fièvre, des eaux pures
et froides chargées d'élémens calcaires qui paralysent et corrodent
les dents. La rivière qui traverse ces campagnes est la jolie Cure
aux flots d'une limpidité sans pareille, la rivière des flotteurs du
Morvan. Quelques tours de roue, et vous êtes à Clamecy, dans cette
partie du Nivernais qu'on peut appeler le Nivernais sombre par op-
152 REVUE DES DEUX MONDES.
position au Nivernais gai, qui longe la paresseuse Loire, à Clamecy,
dont les liabitans étaient autrefois tellement détestés par ceux d'A-
vallon, pour je ne sais plus quelle indignité du temps des guerres
anglaises, que pendant plusieurs siècles les mariages furent inter-
dits entre les enfans des deux pays (1). A ne consulter que la na-
ture, nous serions donc ici hors de la Bourgogne; mais en quel lieu
et en quel temps l'histoire a-t-elle jamais respecté les convenances
de la nature?
Il y a, je crois, quelques débris de sculptures antiques à Avallon;
je n'ai eu nul empressement de les voir, préoccupé que j'étais de
visiter Vézelay, car c'était pour Vézelay plutôt que pour Avallon
même que je m'étais rendu dans cette dernière ville. Si grande était
ma curiosité de voir cette localité célèbre dans l'histoire de notre
moyen âge et de notre architecture nationale, qu'elle ne se laissa
pas rebuter par une froide tempête de neige qui vint subitement
interrompre une série de douces journées de printemps. Ma curiosité
fut en cela d'ailleurs bien inspirée, car sous cette tempête de neige
l'aspect âpre et sinistre de la campagne qui s'étend entre Avallon
et Vézelay ne ressortit qu'avec plus de vigueur. On ne peut rien
imaginer de plus désolé; c'est l'image du dénûment dans toute sa
brutalité, de la stérilité dans sa plus profonde misère. De tous côtés
s'élèvent des mamelons noirs comme des montagnes de l'Érèbe,
couverts de mousses sombres ou de courtes végétations épineuses
qui les font ressembler à des géans dont les cheveux seraient cou-
pés ras. La lumière du soleil ne peut égayer leur physionomie cha-
grine, et, lorsque la lune les éclaire, ils se revêtent d'une sorte de
poésie lugubre qui n'a d'analogue dans la nature que le cri rauque
du corbeau. C'est un désert montagneux fait à souhait pour des con-
ciliabules de bandits morvandiaux en sabots, de nocturnes marau-
deurs de fermes, et les sorciers du sabbat ne peuvent rêver un lieu
plus propice à la célébration de leurs affreux mystères. En traver-
sant ces gorges sinistres, ma mémoire me rappela que ces Heux
avaient été jadis parcourus par des hôtes dont les âmes remplies
des passions les plus fauves étaient bien en harmonie avec ce pay-
sage ; là avaient certainement erré par bandes furieuses comme
(1) Cette interdiction était tellement expresse, qu'elle avait donné naissance à une
sorte de dicton rimé comme les commandemens de Dieu, et dont le texte était à peu
près celui-ci :
Fille qui passe la rivière
Aura sous sa cotte étrivières;
mais tout finit en ce monde, même la haine. Aujourd'liui une diligence fait journelle-
ment le trajet d'Avallon à ce Clamecy détesté, et je u'ai pas besoin de longues infor-
mations pour apprendre à quel point le fameux dicton est tombé en désuétude, car à
ses petits traits, si différens des traits robustes de la plantureuse Yonne, je reconnais
une Nivernaise dans mon hôtelière d'Avallon.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 153
des loups pris de rage les malheureux habitans de Yézelay, lors-
qu'abandonnés par le comte Guillaume ils furent obligés de s'en-
fuir au retour de l'abbé Pons de Montboissier. Bien avisés ceux
qui emportèrent quelques provisions pour passer ces jours d'é-
pouvante, car je doute qu'ils eussent pu trouver dans ce désert
quoi que ce soit pour apaiser leur faim. Quant à leur sécurité
de proscrits, il est évident qu'elle était complète dans de telles
gorges et parmi les fourrés qui les avoisinent. Enfin, après avoir
cheminé à travers cette campagne à physionomie peu rassurante
pendant une heure et demie environ, et au moment où l'on déses-
père d'en sortir jamais, on aperçoit quelque chose qui brille comme
de l'argent sur une vaste étendue d'une belle couleur verte. Ce
quelque chose qui brille, c'est la Cure aux claires eaux, qui annonce
l'approche de Vézelay. Une montagne d'aspect imposant se présente
bientôt, et tout au sommet de sa crête la superbe église de La Ma-
deleine se dresse altière, impérieuse, presque menaçante, toute
semblable à un château-fort féodal. Cette apparence n'est point
trompeuse, car ce fut en toute vérité une église féodale, une des
plus féodales de toute la chrétienté.
Elle le fut de toutes les manières, et d'abord par cette situation
même que nous venons de décrire en partie. Nous avons vu bon
nombre d'abbayes célèbres, et quelques-unes placées dans des sites
pittoresques et sauvages dont les approches auraient pu au besoin
être défendues facilement, mais aucune ne fut jamais perchée sur
une pareille éminence. C'est un spectacle admirable d'ailleurs qu'on
ne peut mieux comparer qu'au spectacle que dut présenter l'arche de
Noé quand elle s'arrêta sur la pointe du mont Ararat, et je me plais
à croire que quelque prédicateur du moyen âge aura trouvé avant
moi pour son église cette comparaison, tant elle s'impose aisément
à l'imagination. Par exemple le jour où les habitans fugitifs de Vé-
zelay envoyèrent des messagers de paix à l'abbé Pons, quelque
moine lettré aurait pu facilement comparer ce message à la co-
lombe de l'arche, dire que c'était signe que les eaux du déluge s'é-
taient retirées, qu'on avait pied partout sur la terre ferme; cette
réminiscence biblique n'aurait été que l'expression très vraie du
spectacle qu'avait nécessairement présenté ce grand vaisseau de
pierre, battu, entouré et parfois submergé pendant de si longs mois
par les flots du déluge populaire. Je suis très porté à penser que le
choix de cette situation singulière a exercé une influence décisive
sur les destinées de Yézelay, et que l'histoire de cette ville aurait
été tout autre, si l'abbaye dont elle dépendait, au lieu de grimper
au sommet de la montagne, eût continué à se dresser dans la plaine,
où elle fut d'abord construite. Nul doute que cette situation escarpée
n'ait fait sentir aux abbés de Vézelay l'orgueil de la souveraineté avec
154 REVUE DES DEUX MONDES.
plus de force. Le choix de cet emplacement était d'ailleurs, il en
faut convenir, en parfaite harmonie avec l'origine de cette abbaye,
qui fat essentiellement une création féodale, et féodale de la pre-
mière heure, c'est-à-dire contemporaine de la naissance des pre-
miers fiefs et des coramencemens du démembrement de l'empire,
car son fondateur, le comte Gérard de Roussillon, — le Gérard de
Roussillon de nos romans de chevalerie, — transporta, avec le con-
sentement diplômé de Charles le Chauve, tous ses droits sur les
terres et les habitans du district de Vézelay aux moines ses héri-
tiers, en toute franchise et exemption d'obéissance, à l'exception de
celle qui était due à la cour de Rome.
Les abbés de Vézelay, dont l'autorité ne relevait d'aucun pou-
voir, soit politique, soit religieux, exerçaient donc la s-ouveraineté
temporelle avec une liberté que les plus grands feudataires eux-
mêmes ne connurent jamais. Il faut voir dans la vieille chronique
du moine Iliigues de Poitiers jusqu'où allait cette liberté, non-seu-
lement dans l'ordre politique, mais encore dans la discipline et le
temporel ecclésiastique; nous sortons justement de cette lecture, et
nous ne croyons pas qu'il y ait jamais eu indépendance plus com-
plète que celle dont elle nous présente le spectacle. Un abbé meurt,
le chapitre des moines s'assemble et lui nomme un successeur sans
que ce choix ait besoin d'être ratifié par une autorité quelconque,
sans qu'aucun des évêques des diocèses avoisinans, pas même celui
d'Autun, dont l'abbaye de Vézelay aurait dû logiquement relever,
sans qu'aucun des monastères les plus illustres, pas même celui de
Gluny, la première abbaye de la chrétienté, aient le plus petit droit
de représentation ou d'approbation. Est-il besoin de conférer cer-
tains sacremens, d'ordonner des prêtres et des diacres, l'abbé de Vé-
zelay s'adresse non à l'évêque d'Autun, dont il est le diocésain, mais
à celui de Nevers, à celui de Langres, à celui d'Auxerre, à celui de
Sens, à celui d'Orléans, à n'importe quel évêque de l'est ou de
l'ouest, du midi ou du nord; ses sympathies et sa fantaisie sont à
cet égard la seule règle. L'abbé entre-t-il en querelle avec un pou-
voir voisin quelconque, le comte de Nevers ou tout autre, il se
trouve qu'aucune autorité n'a devoir d'en connaître, sauf la loin-
taine cour de Rome , qui ne juge jamais de la cause à un point de
vue local, et que l'adversaire reste ainsi sans recours possible. Si
cet adversaire fait alors appel à la force et à la révolte, il se place
dans cette situation singulière, qu'il peut tourner contre lui cette
même autorité à laquelle il ne pouvait avoir recours, car il lui est
vassal, tandis que l'abbé de Vézelay lui échappe : le roi ne peut rien
pour connaître de sa cause; mais, s'il prend les armes, il peut tout
pour l'écraser. 11 n'y a donc guère lieu de s'étonner que le caractère
des abbés de Vézelay ait répondu à la nature de cette souveraineté
, IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 155
exceptionnelle : telles sont les institutions, tels deviennent les
hommes.
D'ordinaire les grandes abbayes, surtout dans les premiers siècles
de leur fondation, ont compté parmi leurs chefs un nombre consi-
dérable d'hommes pieux et illustres par leurs vertus morales; que
de saints ont fournis par exemple les premiers siècles de Cluny!
Oa ne voit rien de pareil à Yézelay. J'ai sous les yeux la liste com-
plète de ses abbés, je n'y découvre pas un seul saint. L'excessive
indépendance dont ils étaient armés en fit de purs seigneurs féo-
daux, et des politiques altiers ou habiles. Le vent qui a soufflé en ces
lieux n'est pas celui de l'esprit et de la grâce, c'est celui des âpres
contentions et de la violence. Que de querelles et de luttes! Ces
abbés sont toujours en procès avec quelqu'un, avec l'évêque d'Au-
tun, avec le monastère de Cluny, avec les comtes de Nevers,'avec
leurs propres vassaux; il n'est pas jusqu'aux doux franciscains qui
n'aient eu à pâtir de leur esprit de chicane. Lorsque les pieux frères
apparurent à Yézelay, quelques' années après la création de leur
ordre, les abbés, jaloux à l'excès de leur pouvoir, regardèrent ces
nouveau- venus comme un grand seigneur regarde un pauvre hère,
sans sou ni maille, qui prétend partager son influence, et leur sus-
citèrent toute sorte d'obstacles. Heureusement le seigneur de Ghas-
tellux de cette époque se déclara leur protecteur, et leur fit con-
struire un monastère dont les débris, connus sous le nom de La
Gordelle, se voient encore sur la montagne de Yézelay. Enfin cet
esprit de contention fut tellement fort qu'il a coloré d'un vigoureux
reflet le récit que Hugues de Poitiers commença du vivant de l'abbé
Pons et sur la demande même de cet abbé, ce qui prouve par paren-
thèse que ce dernier savait choisir ses hommes. Dans ce récit net,
clair, qu'on peut dire marqué d'un véritabl-e talent, si l'on considère
l'époque où il fut écrit, je n'ai pas relevé un seul mot pour l'édifi-
cation, pas une expression qui trahisse un esprit mystique; le lan-
gage est celui d'un homme plus habitué à promener ses regards
sur les affaires de ce monde qu'à les tourner vers le ciel , et quand
d'aventure le style ecclésiastique y est employé, ce n'est que pour
maudire et fl-étrir, soin dont ce chroniqueur de combat, comme on
dirait en style de l'heure présente, s'acquitte avec un zèle et un
soin tout à fait louables.
De tous ces abbés, Pons de Montboissier, sous lequel naquit et
mourut la commune de Yézelay, est le plus célèbre, grâce aux
Lettres sur V histoire de France d'Augusûn Thierry; mais, préoccupé
qu'il était de raconter la rapide et orageuse existence de la com-
mune, le grand historien a négligé de nous présenter le très curieux
spectacle qui ressort de la lutte de l'abbé avec le comte de Nevers.
Ce spectacle, qui serait amusant au dernier point, si l'on ne songeait
156 REVUE DES DEUX MONDES,
à la conclusion sanglante, est celui de deux entêtemens aux prises,
la lutte de deux montagnards de régions diverses, d'un Morvandiau
contre un Auvergnat. Chacun des deux adversaires peut être pris
comme une représentation parfaite de la race dont il est sorti; mais
des deux le plus remarquable est l'abbé Pons. Contemplé dans la
chronique d'Hugues de Poitiers, Pons m'apparaît comme un homme
politique de premier ordre, s'il est vrai que c'est le caractère en-
core plus que l'intelligence qui fait l'homme politique. Rarement on
vit employer avec plus d'habileté cette force redoutable qui s'ap-
pelle l'inertie. Portant dans son obstination autant de calme que
Guillaume de Nevers porte de violence dans la sienne, Pons se con-
tente d'opposer à tous les orages une résolution passive et pour
ainsi dire une énergie d'indifférence. Lui parle-t-on de guerre, il
déclare qu'il n'y pense pas, et laisse à ses adversaires le tort de
l'agression, en sorte que, lorsqu'il est exhorté à entrer en com-
position, il peut répondre : Ce n'est pas moi qui fais la guerre,
c'est à moi qu'on la fait ; c'est donc au comte de Nevers et non pas
à moi qu'il faut vous adresser. Lui parle-t-on de paix, il ne de-
mande pas mieux; eh bien! en ce cas, que chacun rentre chez soi et
que les choses soient comme devant. Rien n'est curieux comme son
attitude devant certaine députation des habitans révoltés de Véze-
lay qui venait le presser d'entrer en accommodement avec son
adversaire et de consentir à l'établissement de leur commune : il
répond qu'il n'a pas à entrer en accommodement, puisqu'il n'a cher-
ché aucune querelle, et que, quant à eux, s'ils veulent bien garder
la paix, il continuera de protéger leur liberté, c'est-à-dire qu'il con-
tinuera de se conduire comme par le passé. A cette impassibilité,
Pons semble avoir joint le don de l'ironie, qui est en politique une
arme décisive, lorsque, perçant sous la conduite apparente jusqu'aux
mobiles secrets de l'âme, elle fait apparaître en toute évidence la
mauvaise foi de l'adversaire. Après avoir fait condamner le comte
de Nevers et l'avoir forcé de souscrire à une clause honteuse qui
lui enjoignait d'arrêter et de punir les hommes de Yézelay qu'il
avait lui-même soulevés , Pons rentra dans son abbaye , et là il
attendit que Guillaume exécutât ses engagemens, au sein d'une
paix d'autant plus profonde que Yézelay était vide de population
mâle, les habitans s'étant tous enfuis sur l'avis secret du condamné.
Enfin après plusieurs jours d'attente arrivèrent quatre hommes
d'armes qui, se présentant devant l'abbé, lui dirent qu'ils étaient
venus pour exécuter l'indigne clause, mais qu'ils n'avaient trouvé
que des femmes et des enfans. Là-dessus Pons eut un très joli mot :
« ah vraiment! ainsi donc vous étiez venus quatre pour en arrêter
plusieurs milliers? » La querelle finit sur ce mot, Guillaume se trou-
vant forcé sinon de remplir les engagemens qui le constituaient
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 157
bourreau de ses propres alliés, au moins de lés abandonner à leui
sort, et depuis oncques ne se releva la commune de Vézelay. Dans
cette lutte, la commune de Vézelay fut vaincue, non faute d'habi-
leté politique malgré la violence dont elle fit preuve, mais par la
nature du caractère de l'abbé. Elle avait cru jouer un jeu sûr en se
plaçant du côté du marteau contre l'enclume, — il vint un moment
où le dur marteau rebondissant contre l'inerte enclume se rompit et
frappa de ses éclats meurtriers ceux qui l'aidaient à se mouvoir.
Si Vézelay posséda jamais un genius Ion, ce fut celui de la dis-
pute, et l'esprit trop exclusivement politique des abbés n'était guère
fait pour l'adoucir et le transformer. La révolte comprimée se chan-
geait facilement en hérésie, les habitans se vengeaient sur la reli-
gion de leurs mécomptes politiques. Au pied de la montagne de
Vézelay, on voit le petit village d'Asquin, où furent brûlés sept ou
huit de ces sectaires qui furent connus au moyen âge sous le nom
de patarins. Or, comme Hugues de Poitiers nous apprend que ces
pauvres diables furent brûlés tout justement après la fin des démê-
lés de l'abbé Guillaume de Mello, successeur de Pons, avec le comte
de Nevers, il est plus que probable que ces hérétiques ne furent
autre chose que des débris et des épaves des anciennes factions,
une queue de l'orageuse commune, qui de colère avait pris cette
forme antireligieuse. Au xvi" siècle, la réforme y rencontra des ad-
hérens sinon très nombreux, au moins très actifs et très ardens; on
le vit bien aux facilités de défense qu'y trouvèrent les calvinistes
lorsque, maîtres de la ville, ils durent soutenir le siège opiniâtre
de l'armée catholique. Un nom d'ailleurs en dira plus long que
toutes les considérations; un seul homme remarquable est né à
Vézelay, et cet homme, c'est Théodore de Bèze, le lettré par excel-
lence de la réforme, le controversiste du colloque de Poissy, c'est-
à-dire le génie de la dispute fait homme. C'est lui qui fut surnommé
le Mélanchthon de Calvin, pour signifier sans doute qu'il représen-
tait la douceur à côté de la force : terrible douceur, s'il faut en ju-
ger par son image, et qu'il serait pardonnable de prendre pour la
plus redoutable âpreté. La seule chose intéressante que contienne
le très pauvre musée de Nevers est un portrait du célèbre réfor-
mateur : les muses et les grâces qu'il s'efforça de chanter dans sa
jeunesse n'ont en vérité laissé aucune trace sur son visage har-
gneux au possible, marqué d'une empreinte de fermeté et de soli-
dité remarquable; c'est un type suprême de logicien et de raison-
neur, qui a rappelé à mon souvenir certain portrait d'un ministre
de Hollande, chef-d'œuvre de Van der Helst, que l'on voit à Rot-
terdam. Tout à l'heure nous disions que le paysage d'Avallon et de
Vézelay nous avertissait que nous n'étions plus en Bourgogne; com-
bien ce visage et ce caractère nous en avertissent mieux encore!
158 * REVUE DES DEUX MONDES.
Que nous voilà loin, avec Théodore de Bèze, du riche, large, com-
préhensif génie de la Bourgogne, aussi loin de Bossuet, dont il re-
jetait les croyances, que de Buffon, qu'il aurait condamné comme
il condamna Michel Servet, et que nous voilà près au contraire de
l'esprit du Nivernais, terroir révolutionnaire par excellence, qui a
donné à la terreur son apôtre le plus démocratique dans Anaxago-
ras Chaumette et son théologien le plus implacable dansSaint-Just!
A mi-chemin de la longue rue escarpée par laquelle on grimpe plu-
tôt qu'on ne monte à l'église de La Madeleine, on montre encore la
petite maison où Bèze naquit et vécut. C'est une maison du moyen
âge finissant, qui retient encore son ancien caractère, et qui mieux
que de longues lectures nous explique ces restes du passé qui per-
sistent chez tous ces novateurs du xvi^ siècle et nous frappent comme
des inconséquences et des contradictions.
L'église de La Madeleine, qui menaçait ruine il y a quelque trente
ans, à ce point que Mérimée raconte que, pendant qu'il en prenait
les dessins, il entendait une pluie incessante de petites pierres
tomber autour de lui, est désormais à l'abri de tout danger. Elle a
été presque entièrement reconstruite dans ces dernières années par
les soins de M. Vio!let-Le-l)uc, qui par ses habiles restaurations a
rendu tant de services à notre histoire nationale. Comme cette église
a été fort habilement décrite plusieurs fois, et par M. Viollet-Le-Duc
lui-même et par M. Mérimée, nous devons nous borner simplement
à retracer les impressions qu'elle nous a laissées. Malgré la beauté
des trois porches, surtout de celui du milieu, malgré la richesse des
ornemens dont la façade est décorée, l'extérieur produit, il faut
l'avouer, un effet assez médiocre, et laisse le spectateur quelque peu
désappointé; mais comme ce désappointement passe vite dès qu'on
pénètre dans l'intérieur! En entrant, on rencontre d'abord un vesti-
bule assez vaste, surmonté des deux côtés par deux galeries qui se
réunissent au centre en une sorte de tribune analogue à certains
jubés. Ce vestibule, c'est ce qu'on appelle en langage d'architecte le
narihex, et en langage populaire ïéglîse des catéchumènes. Cette
disposition intérieure, dont il ne reste aujourd'hui que de rares
échantillons, semble avoir été commune en Bourgogne à toutes les
églises abbatiales de dates rapprochées de celle de La Madeleine.
La grande église de Cluny possédait une église des catéchumènes;
Saint- Philibert de Tournus en possède encore une, dont l'effet est
positivement sublime. 11 n'en est pas tout à fait ainsi à La Madeleine
de Vézelay; cependant son église des catéchumènes a du caractère,
et ce caractère est bien d'accord avec celui du temple entier. A
Saint-Philibert de Tournus, on retrouve tout vivant encore dans le
narthex le sentim.ent qui dans l'église primitive donna naissance
à cette disposition architecturale : c'est bien un purgatoire visible,
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 159
un lieu d'attente sacrée pour des âmes croyantes, soutenues par
l'espoir de leur réunion à la communion générale des fidèles; à
Vézelay, ce n'est qu'une forme architecturale conservée par la
tradition et respectable à ce titre, une sorte de splendide anti-
chambre de la maison de Dieu, où serfs et vassaux peuvent sta-
tionner en attendant l'heure de leurs maîtres. Les portes du nar-
thex une fois ouvertes, l'œil, saisi tout vif par une perspective à
laquelle ne se peuvent comparer les plus étonnans effets du dio-
rama, plonge avec surprise dans une profondeur singulière, et em-
brasse d'un seul regard l'église dans toute sa longueur. Une spa-
cieuse avenue (je n'ose dire une nef, car le mot rendrait mal le
caractère propre à cette magnificence), bordée de colonnes ro-
manes sur chacun des côtés, comme les avenues qui conduisent
aux résidences seigneuriales sont bordées de grands arbres, dé-
bouche en face du chœur. Des deux côtés de cette avenue, deux
allées plus étroites l'accompagnent avec une sorte de modestie
et l'abandonnent respectueusement aux deux portes latérales. Dieu!
que cette avenue est vaste et longue, que ce chœur est profond
et paraît lointain ! Si on pénètre dans le chœur et qu'on regarde
la nef, un autre effet de diorama se présente, mais celui-là tout
différent du premier. Comme l'axe de ce chœur n'est pas le même
que celui de la nef, il s'ensuit que, lorsqu'on se place derrière
le maître-autel, on voit la nef de biais au lieu de la voir de face,
et alors on a l'aspect d'une forêt de colonnes, assez comparable
à celui des bois de haute futaie bien aménagés. La comparaison
est aussi exacte que possible, car ces colonnes n'ont rien de com-
mun avec ces énormes piliers, géans massifs semblables à des
éléphans chargés de tours, ou avec ces piliers de diamètre bien
pris, mais trapus et ramassés sur eux-mêmes, qui soutiennent
d'ordinaire les églises romanes; ce sont des colonnes sveltes, élan-
cées, à la fois élégantes et robustes comme de beaux arbres bien
venus. C'est de l'élégance de cette colonnade que résulte pro-
bablement une beauté d'un ordre plus général qui s'étend à tout
l'édifice et qui en fait la véritable originalité. L'église en effet n'a
pas d'unité de style, et cependant au premier abord l'œil est aussi
pleinement satisfait que si l'harmonie la plus étroite régnait entre
les diverses parties de l'édifice. La nef et le chœur sont de styles
et de siècles différens, la nef est romane, le chœur est gothique;
mais cette diflerence n'engendre ni contraste, ni heurts d'aucun
genre. Les deux ordres de notre architecture religieuse se sont
alhés dans le plus intime et le plus amoureux des mariages; cha-
cun d'eux s';ijoute à l'autre pour le continuer et le compléter, et
cherche moins à valoir par lui-même, à montrer tout ce qu'il est,
qu'à montrer et à faire valoir les beautés propres à son rival. Les
160 REVUE DES DEUX MONDES.
changemens survenus dans le goût général, les reconstructions
partielles opérées dans le cours des siècles, ont mis bien des
fois en présence les deux ordres d'architecture; mais les anti-
thèses que présentent d'ordinaire ces juxtapositions sont plus faites
pour piquer l'intérêt de l'archéologue que pour satisfaire l'instinct
d'harmonie de l'artiste : ici tout au contraire, c'est l'instinct de
l'artiste qui est satisfait le premier par cette entente en quelque
sorte cordiale entre les deux architectures, qui cependant conser-
vent l'une et l'autre leurs caractères bien nettement distincts. Je ne
connais pas d'autre exemple de ce phénomène, dont je laisse aux
architectes le soin de déterminer la véritable cause, et je serais
volontiers porté à le croire unique.
Ce n'est pas sans raison que j'ai employé plusieurs fois les mots
de palais, d'avenue, de résidence seigneuriale; ces mots sont auto-
risés par l'impression qui résulte de la contemplation de ce bel édi-
fice. La Madeleine de Yézelay, si j'ose m'en fier à l'empreinte qu'en
a reçue mon imagination, c'est le type même du temple de l'église
triomphante. Par le peu que nous avons dit de son église des catéchu-
mènes, le lecteur a pu soupçonner à quel point cette disposition ar-
chitecturale, tradition et souvenir des églises des premiers siècles,
avait perdu le cachet de son origine. Tout l'édifice est à l'avenant.
L'admiration seule y trouve pâture ; rien n'est resté pour l'atten-
drissement et la sympathie. Oh! que nous voilà loin des temps de
l'église militante ! Religion hautaine, pieuse fierté, moral esprit de
discipline et de contrainte, voilà ce qu'on sent en parcourant cette
vaste nef et en suivant le tour de ce chœur élégant. Ici l'église règne
autant qu'elle prie, et commande autant qu'elle bénit. Ce temple
est un palais où des religieux, qui sont des maîtres, convoquent des
fidèles, qui sont des sujets. L'esprit évoque sans efforts le spectacle
qu'il présenta pendant de longs siècles, spectacle qui nous éloigne
autant de la démocratie fraternelle des pasteurs de l'église primitive
que de la démocratie des fonctionnaires sacrés des temps nouveaux.
Là-bas, à l'entrée du temple, la cohue des pauvres et des infirmes
encombre l'église des catéchumènes, la vaste nef est remplie par la
foule chrétienne des vassaux, et tout en haut, autour de ce chœur
exhaussé de trois marches et disposé comme un trône, siège, sénat
souverain, le chapitre des moines présidé par l'abbé debout sur
les gradins de l'autel. Voilà le spectacle qui seul convient à La Ma-
deleine, et dont elle ne pourrait trouver les élémens à jamais dis-
parus dans la foule des modernes chrétiens libres et dans des ec-
clésiastiques fonctionnaires salariés. Aussi, bien que remise à neuf,
bien que servant toujours au culte public, est-on saisi dans cette
église comme par le froid de la tombe. C'est un superbe monument
funèbre, et ce monument est vide, car le mort même en a été retiré.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 161
Ce sentiment du vide n'est pas un simple phénomène moral; rien
ne lui est resté de ce qui la faisait autrefois vivante. Un seul tom-
beau presque informe à force d'altérations, qui a contenu, si je ne
me trompe, un ancien évêque de Langres, se laisse voir encore dans
une niche pratiquée très haut près d'une des portes latérales. Parmi
les débris de l'église qui n'ont pu être utilisés dans la réparation, je
remarque un buste de sainte de grandeur naturelle, œuvre évidente
de la renaissance, d'une expression charmante, qui me rappelle
d'assez près le caractère des femmes de Léonard de Vinci. Est-ce un
fragment d'une statue de sainte Madeleine? C'est tout. Je ne crois
pas avoir de ma vie ressenti une impression aussi sépulcrale.
Du reste ce froid de mort s'étend à tout ce qui entoure l'église
et à la localité même où elle s'élève. Du chœur, je passe dans la salle
capitulaire, aujourd'hui transformée en chapelle dédiée à la Vierge,
et avoisinée par une charmante galerie claustrale à courtes colonnes
romanes. C'est tout ce qui reste de l'ancienne abbaye. 11 y eut un
jour où cette salle fut le théâtre d'une scène bruyante et mémorable,
sous le gouvernement de l'abbé Guillaume de Mello, successeur de
Pons de Montboissier. Uabbé avait quitté l'abbaye pour aller de-
mander justice des violences du comte de Nevers, fils de l'ancien
adversaire de Pons et héritier de toutes ses haines. Ses religieux.
assiégés dans leur monastère, voyaient venir le moment où la ré-
sistance serait inutile; en outre l'intrigue avait introduit la division
dans leurs rangs, et un parti s'était formé, qui parlait de se sou-
mettre au comte de Nevers. Alors le prieur Gilon, qui gouvernait
en l'absence de l'abbé, homme plein de sens et d'éloquence per-
suasive, s'il faut en juger par les remarquables fragmens de ses
discours que nous a conservés Hugues de Poitiers, une sorte de
prudent Ulysse du cloître, assembla ses moines dans cette salle, et
leur démontra que la résistance étant désormais inutile, et la sou-
mission impossible, puisqu'elle équivaudrait aune trahison, un seul
parti était digne, celui de la désertion en niasse et de l'exil volon-
taire, résolution qui fut exécutée au grand embarras du comte de
Nevers, qui, en place d'ennemis auxquels il pensait dicter sa loi, ne
rencontra que des salles vides. Lorsque je l'ai visitée, cette salle
était encore occupée, mais c'était par une bande d'inoffensifs mar-
mots auxquels un jeune prêtre enseignait le catéchisme.
De la salle capitulaire, je suis allé sur la terrasse qui domine la
vallée de la Cure. Le paysage que l'œil embrasse est d'une remar-
quable étendue; en dépit de son manteau do verdure, il est singu-
lièrement triste à force d'être nu et dépouillé. Aussi loin que la
vue s'étende, elle n'aperçoit pas un arbre. J'ai demandé à quoi cela
tenait, on m'a répondu que tous les arbres des environs avaient été
TOBB cm. — ifilZ. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES,
arrachés, parce que, ces arbres étant des noyers, les paysans avaient
fini par remarquer que rien ne poussait à leur ombre. L'observation
est, je crois, fondée; il n'en est pas moins regrettable qu'il ne soit
pas resté quelques bouquets ou quelques rangées de ces noyers
condamnés pour rompre çà et Là la monotonie du paysage. C'est
sur le versant qui descend au-dessous de cette terrasse que se tint <
l'assemblée des chevaliers convoqués par Louis le Jeune pour la
plus mal combinée des croisades. Je reconnais sans trop de peine
la place où s'élevait l'estrade royale et celle où saint Bernard prê-
cha cette malencontreuse entreprise, la seule de ses œuvres qui
n'ait pas réussi. Elle lui fut cruellement reprochée plus tard par
l'opinion de l'époque, et fort injustement, comme il arrive pres-
que toujours pour les actions des grands hommes, car avec la
prescience du génie il n'en avait jamais eu bonne opinion, s'était
longtemps défendu de la prêcher, et n'avait cédé à la (in que par
déférence pour la papauté. Je me demande à la vue de cette place
comment cet homme si débile, qui pouvait cà [)eine se tenir debout,
et dont l'estomac refusait presque tout aliment, parvenait à se faire
entendre dans un lieu qui par sa nature réclame le volume de voix
d'un géant, et au milieu de multitudes que leur appareil de guerre
rendait nécessairement bruyantes au plus léger fréinissetnent. Pa-
reil phénomène serait à peu près inexplicable, si l'on ne savait qu'il
est des grâces particulières pour les hommes d'une grande âme et
d'une forte volonté. Un silence presque ftmèbre remplit seul la soli-
tude de cette campagne, autrefois animée du tapage le plus ardent
et traversée par la plus bigarrée des foules.
La ville même n'échappe pas à ce linceul de silence qui re-
couvre de toutes parts cette grandeur défunte. Il n'en est pas de
Vézelay comme d'autres très anciennes cités qui, en perdant leur
importance, n'en ont pas moins continué de vivre tant bien que mal,
Autun, Gluny par exemple. Ici, la vie a tari d'une manière complète;
elle s'est enfuie un certain jour, et n'y a jamais reparu, même sous
la pi us modeste des formes. 11 y a tels endroits de la petite ville où l'on
croit parcourir un cimetière, tant ces maisons du xii^ et du xiu* siè-
cle semblent vous dire : il y a sept cents ans que nos habitans sont
morts. Le passé n'est pas triste lorsque la vie n'a pas été inter-
rompue et qu'il se trouve marié au présent; mais Vézelay, c'est le
passé sans nul présent, et probablement, hélas! sans aucun avenir,
car l'importance tout accidentelle de cette ville tint à l'abbaye, qui
en fit un point de jonction entre la Bourgogne et le Nivernais. Une
fois l'abbaye détruite, Yézelay redevint ce qu'il était par nature,
une simple crête de montagne qui n'avait par elle-même aucune
utilité essentielle. Une telle histoire est faite pour suggérer d'assez
piquantes réflexions sur la légèreté humaine; combien de fois il ar-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 16S
rive que les hommes se révoltent précisément contre les choses sans
lesquelles ils ne seraient rien! Ce fut le cas pour Vézelay, dont la
commune devait être ne'-cessairement et fut en effet le plus stérile
de tous les mouveinens analogues qui éclatèrent au xii^ siècle.
Maintenant voulez-vous sav(»ir comment finissent tous ces grands
souvenirs, descendez la montagne étaliez passer quelques instants au
petit village de Saint-Père. C'est là que fut l'emplacement piimitii
de l'abbaye. On y voit une charmante église dont la façade repro-
duit en miniiture celle de La Madeleine de Vézelay. L'intérieur a été
reconstruit tout récemment, et à l'heure qu'il est on travai'le pro-
bablement encore à en réparer le porche et le narthex microsco-
piques, car cette (église, qui n'est, à tout prendre, qu'une spacieuse
chapelle, possède un narthex comme Vézelay, sans doute par imi-
tation, ce qui prouve qu'en architecture aussi toute grenouille veut
égaler le bœuf, et tout marquis avoir des pages. Comme dans celle
de Vézelay, il n'est à peu près rien resté dans cette église des sou-
venirs et des décorations du passé. Voici pourtant une inscription
qui est enchâssée dans la muraille d'une chapelle ; approchons-
nous donc et lisons.
Pour bien dévotement supplier ce grand Dieu,
Où gît riionneiip de la gloire future,
Nous a donné ce lieu pour notre sépulture,
Marin Roux et les siens ont obtenu ce lieu. 1636.
Il ressort de cette inscription que dans le premier tiers du
xvii^ siècle un parfait imbécile vivait en ces alentours. Il avait vu
les églises pleines de monumens funèbres, il avait lu les inscrip-
tions et les épil;aphes gravées sur ces monumens, et, sa vanité s'ea-
flammnnt à ce spectacle, il s'était promis que lui aussi aurait une
épitaphe rimée qui transmettrait son nom à la postérité. Non-seu-
lement il a réalisé sou désir grotesque, mais il a daté son ineptie,
ayant remarcjué sans doute que la date ajoute un grand lustre aux
souvenirs du passé. Ce millésime de 163G surtout me paraît su-
blime. Ainsi voilà une sottise qui a maintenant deux siècles et
demi d'existence, ce qui lui fait des quartiers de noblesse assez
respectables. Elle est née en 1636, longtemps avant que les Phé-
lippeaux fussent ducs, que les Colbert vinssent au monde, et que
les Piiquet fussent anoblis. On aurait voulu démontrer que la no-
blesse ne peut être constituée par la seule antiquité, et que l'an-
tiquité séparée d'une sagesse toujours renouvelée équivaut à une
superstition, qu'on n'aurait pu mieux s'y prendre que cet ingé-
nieux Marin Roux. Cette inscription saugrenue méiiterait vrai-
ment d'être transformée en proverbe : antique comme Vêpilaphe
de Saint-Père sous Vézelay, pourrait-on dire toutes les fois qu'on
Î6& REVUE DES DEUX MONDES.
se trouverait en face d'une sottise qui n'aurait pour elle que le
temps. Tel est le sort de toutes les choses de ce monde ; les plus
belles fleurs sont piquées par les chenilles, les plus tendres arbris-
seaux broutés par les chèvres, et les plus nobles coutumes désho-
norées par la bêtise.
IL — CHASTELLUX.
Dans la foule immense des petits dieux qui composaient le pan-
théon du paganisme romain, y en avait-il un qui présidât aux
voyages? et y en a-t-il un dans cette Chine qui reconnaît les génies
tutélaires de la porcelaine, de la laque et des lanternes? Pour moi,
je suis porté à croire qu'il existe en effet une providence toute spé-
ciale pour le touriste, pourvu toutefois que celui-ci joigne à l'ardeur
du curieux quelque chose du respect du pèlerin. Combien de fois il
m'est arrivé de reconnaître par exemple que des accidens que tout
voyageur aurait le droit de regarder comme des contre-temps se
trouvaient au contraire des rencontres fortuitement heureuses! Une
journée de pluie ou de brouillard ne sera jamais la bienvenue, et
cependant il est tel site, tel paysage, tel monument même, qui ne
rassortent dans tout leur caractère que par de pareilles tempé-
ratures. Ainsi j'ai fait la route d'Avallon à Vézelay par une tempête
de neige, que j'avais maudite au départ comme un mortel aux ju-
gemens précipités, et celle d'Avallon à Chastellux par le plus gai
des soleils de printemps, justement les deux températures qui con-
viennent à l'une et à l'autre excursion; la nature avait donc mieux
choisi pour moi que je n'aurais choisi moi-même. Autant ces ra-
fales de neige s'harmonisaient bien avec l'âpreté sombre de la cam-
pagne qui mène à Vézelay, autant ce gai soleil était bien d'accord
avec la sauvagerie riante de la campagne qui mène à Chastellux.
Peu d'horizon et de perspective, car la vue rencontre presque par-
tout un obstacle, bornée qu'elle est par les accidens d'une na-
ture montagneuse. Une jolie route serpentant en plis et en replis
sans fin vous présente un à un chaque trait de cette campagne,
sans que vous puissiez en perdre un seul, et vous en fait pour
ainsi dire jouir en détail. A chaque tournant, le décor change, dé-
cor étroit dont l'œil caresse tout à loisir le moindre aspect, un
bouquet d'arbres bien groupé, un rocher pittoresquement campé
sur le flanc de la route, un bout de bruyère; il n'y a de perma-
nent dans cette succession de gentils changemens à vue que l'ai-
mable persistance avec laquelle le petit ruisseau du Cousin s'a-
charne à vous escorter pendant la plus grande partie de votre
route, tantôt se dérobant sous les ombres des arbres, tantôt pour-
suivant sa course à découvert de toute la vitesse de ses petits flots,
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. 165
et faisant ainsi au paysage vert une mobile lisière d'argent, comme
une frange borde le champ d'une étoffe ou d'un tapis. Enfin à un
dernier tournant apparaît Chastellux, véritable résumé et expres-
sion parfaite de tous les caractères de la nature qu'on vient de par-
courir. Le lieu est d'une sauvagerie d'un goût exquis, d'une sauva-
gerie heureusement proportionnée, agreste avec art, tourmentée
pour ainsi dire avec esprit; c'est une pensée de la nature des mieux
conçues et des mieux rendues, une inspiration romantique de la
grande déesse exécutée avec une netteté toute classique. Cela est
fauve avec grâce comme le cerf et le chevreuil, et non sinistre-
ment fauve à la manière du loup, comme la campagne de Vézelay
f ue nous avons précédemment décrite. La route court par une des-
cente rapide au ravin que forme la Cure : en face, le château de
Chastellux se détache avec un vigoureux relief à mi-côte d'une
hauteur dont l'escarpement n'a rien de bien pénible; au bas, la
limpide Cure, bien endiguée entre deux murailles de rochers, tourne
avec une rapidité torrentueuse au pied de la colline, qu'elle vou-
drait plus étroitement embrasser, et, murmurant son dépit avec des
clameurs de cascades, pousse avec une vivacité quasi colérique ses
Ilots sans souillures sur un lit de roches aussi vierge d'impuretés
que le fut la nature à son premier état. Voilà toutes les parties con-
stitutives de ce paysage : vous voyez qu'elles sont simples et faciles
à dénombrer; mais ce qui ne peut se rendre, c'est la perfection avec
laquelle ces quelques élémens se sont groupés et fondus. C'est ainsi
qu'avec quelques accords un musicien de génie sait enfanter une
mélodie ravissante, et qui reste d'autant mieux gravée dans le sou-
venir qu'elle est moins compliquée.
Le château de Chastellux est le lieu de résidence des derniers
descendans d'une des familles les plus illustres de Bourgogne. Avec
un peu d'envie de flatter, on pourrait la faire remonter aisément
jusqu'au x*" siècle, car on suit sans difficulté à travers toutes les vi-
cissitudes des héritages, des mariages, des transferts de titres, l'his-
toire des seigneurs de Chastellux jusqu'à cette lointaine époque;
mais le représentant actuel de cette famille, démontrant une fois de
plus que la véritable noblesse se contente de ses titres et n'éprouve
pas le besoin de s'en fabriquer d'apocryphes, a découragé par
avance les efforts des flatteurs futurs. De ses recherches, qu'il a
consignées dans un livre d'une étendue considérable (1), il résulte
qu'il y a eu jusqu'à ce jour deux maisons très distinctes de Chas-
tellux, celle des premiers seigneurs, qui s'éteignit dans la seconde
moitié du xiv* siècle par un mariage et un transfert de titres, et
(1) Histoire généalogique de ta maison de Chastellux, par le comte de Gliastellux;
Avallon, 1869.
REVUE DES DEUX MONDES.
celle des Beauvoir, qui prit naissance à cette dernière époque. La
maison des Beauvoir à son tour se subdivise en plusieurs branches,
et c'est de la branche cadette que les comtes actuels de Chastellux
sont descendus. Ainsi le noble généalogisie ne se reconnaît pas une
origine immédiate plus lointaine que la seconde moitié du xvi*' siè-
cle; c'est léelle modestie de sa part, car avec les documens que
nous avons sons les yeux on peut sans hésiter remonter bien au-
delà de cet Âitaud de Chastellux qui prit la croix à cette seconde
croisade que nous avons vu prêcher par saint Bernard à Vézelay. Il
est vrai que l'antiquité de la famille ne perd pas grand'chose à cet
aveu, car, si elle ne descend que très indirectement des anciens
Chastellux, elli descend en revanche en ligne ininterrompue des
Montréal, dont la tige première se montre dès le x*" siècle. La bonne
foi, la recherche scrupuleuse de la vérité, la modestie de ton, qui
régnent dans ce travail généalogique, sont faites pour toucher.
Quand l'auteur rencontre chez quelqu'un de ses ancêtres une erreur
de conduite ou une faute politique, il l'expose franchement sans
songer à l'atténuer ou à la dissimuler: arnica nobililas, sed magis
arnica veritas serait une bonne épigraphe à placer en tête de son
livre. C'est ainsi qu'il condamne sans détours Tinerlie du maréchal
de Gliastellux en face des bandes irrégidières connues sous le nom
à'écorcheurs et les compositions répréhensibles qu'il fit plusieurs
fois avec leurs chefs. Quelquefois même il nous révèle avec candeur
des actes privés parfaitement inconnus, et qu'il n'eût tenu qu'à lui
de laisser dans lombre où ils dormaient ensevelis. En voici un
exemple as^ez curieux.
Longtemps le maréchal de Chastellux n'eut d'autre postérité
qu'un enfant illégitime, anobli selon la coutume de la noblesse du
temps [)ar sa bâtardise même et s'en parant en guise de titi e comme
son contemporain Dunois et bien d'autres. Ce bâtard de Chastellux
était un jeune homme d'une âme vaillante et violente, qui nous
plaît singulièrement sur la simple silhouette qui nous en est pré-
sentée, quelqu'un d'assez semblable à ce bâtard de Rlchaixl Cœur-
de-Lion qui figure dans le Roi Jean de Shakspeaie. Ln des parens
des Chastellux, Jean d'Anglure, ayant commis la faute de se con-
fier aveugh^'ui 'Ut à un certain Malaquin, son intendant, celui-ci, éri-
geant sa tyrannie sur cette faiblesse, se mit à trafiquer des terres
de son maître avec tant de dextérité qu'en peu de temps ce dernier
se vit à la veille de mourir de faim. Malaquin, appréhendé et em-
prisonné, ne voulut, paraît-il, accorder d'autre répaiation que des
insolences, sur quoi le bâtard de Chastellux et son camarade le bâ-
tard de Savoisy l'envoyèrent dans la Cure exercer ses talens pour
la natation. « Certainement, écrit M. de Chastellux à ce sujet, Ma-
laquin avait mérité une sévère punition; mais il n'appartenait point
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. 167
aux deux bâtards d'ea faire justice. Ils le sentirent si bien qu'ils
sortirent du royaume : la terre de Gourson fut confisquée. » Voilà
qui prouve sans réplique que nous n'avons pas précisément inventé
la justice, et qu'il eu existait une assez dure même à l'époque d'a-
narchie où vivait le bâtard; cependant nous ne pouvons nous em-
pêcher de trouver bien sévère le blâme infligé par M. de Cliastellux
à ce cousin des âg.^s passés. Eh! mon Dieu, qui n'a pas ses petits
momens de vivacité, à quelque condition qu'il ap[)artienne? Je
conçois qu'au xvin" siècle, lorsqu'on avait perdu au sein d'une
longue paix sociale tout souvenir de ce qu'est la vraie natiu'e hu-
maine, on eût songé à flétrir un pareil abus de pouvoir; mais au-
jourd'hui qu;; l'expérience nous a suflisaniment révélé quede simples
roturiers peuvent eti faire tout autant que le bâtard de Cliastellux,
cette incartade a droit à plus d'indulgence. Le maréchal de Chas-
tellux fut probablement moins dur pour son rejeton ; il avait vu
bien d'autres excès de la force lorsqu'il commandait à Paris les
troupes de Jean sans Peur, et il avait pu comprendre par les ex-
ploits de ces deux remarquables hommes d'action, (^apeluche, valet
du bourreau, et Caboche, équarrisseur, de quoi l'honime est capable,
de quelque rang qu'on le tire. De tous les mauvais instincts du
cœur humain, le plus enraciné est celui de l'arbitraiie, et de toutes
les vanités de l'hornme celle qui lui sera toujours la plus chère,
c'est l'étalage de sa force.
Le plus célèbre de tous ces anciens seigneurs de Chastellux, et
celui qui nous importe le plus, est précisément celui que nous ve-
nons de citer en dernier lieu, Claude de Beauvoir, créé maréchal de
France par Charles VI. Bourguignon tout dévoué à son duc, il fut ua
des trois capitaines qui introduisirent les troupes de J>an sans Peur
dans Paris, grâce à la trahison de Périnet Leclerc, pendant cette nuit
fatale qui eut un lendemain tellement aifreux qu'aux alentours de
l'Hôtel de Ville on marcha dans le sang jusqu'à la cheville, disent
les contemporains. Quand nous sommes trop portés à desesp'^rer du
présent et à croire que les dangers qui nous menacent ne seront ja-
mais surmontés, faisons un retour en arrière, repassons par le sou-
venir l'état de la France pendant les guerres anglaises, et avouons
que nos pères ont connu de bien autres épreuve > que les nôtres. Ce
ne fut pas une commune de deux mois et l'anarchie d'une seule
ville qu'ils eurent à subir, ce fut une commune de plus de soixante-
quinze années et sur toute l'étendue du territoire français. Que de
comtnuneux, bon Dieu, et de combien d'espèces et de variétés! I
y en a toute une flore et toute une faune, maillotins, Jacques, écor-
cheurs, cabochiins, routiers, sans compter les factions avouables
politiquement; la d'-esse Anarchie fut vraiment à cette époque une
mère Gigogne incomparable. C'est au beau milieu du gàchissan-
168 REVUE DES DEUX MONDES.
glant qui suivit l'entrée des Bourguignons dans Paris que Claude
de Chastellux reçut son bâton de maréchal des mains du pauvre
Charles VI, tout occupé de chercher des moyens de conciliation. Le
nouveau maréchal se trouva donc, par suite de cette faveur, avoir
deux maîtres à la fois, le roi de France et le duc de Bourgogne;
mais les circonstances se chargèrent bientôt de le débarrasser de
cette obéissance à deux têtes. Après l'assassinat de Jean sans Peur,
dont il ramena le corps en Bourgogne, la rupture fut consommée
entre les deux maisons en lutte, et le maréchal de Chastellux suivit
en vassal fidèle le parti de Philippe le Bon. Ce n'était pas précisé-
ment celui de la France, mais y avait-il alors une France comme
nous l'entendons aujourd'hui? C'est pendant ces lamentables années
de division que Claude de Chastellux accomplit le plus connu de
ses exploits, la reprise de la petite place de Cravan sur les troupes
écossaises au service de Charles YII. Cette victoire eut un résultat
intéressant qui s'est perpétué presque jusqu'à notre époque. Cravan
appartenait au chapitre d'Auxerre, le maréchal le lui rendit, et,
pour le récompenser de ce service, le chapitre lui conféra le titre
de chanoine héréditaire. A chaque nouvelle génération, l'aîné des
Chastellux se présentait à la porte du chœur de la cathédrale, botté,
éperonné, en habit militaire recouvert d'un surplis, une aumusse sur
un bras, un faucon sur le poing, un chapeau à plume blanche à la
main, et, après avoir prêté le serment de maintenir les droits du
chapitre, il était investi du titre de chanoine que ses pères avaient
porté (1).
Il est possible aussi qu'il faille mettre au nombre des témoi-
gnages de reconnaissance du chapitre d'Auxerre la sépulture que le
maréchal reçut dans la cathédrale. On y voit encore aujourd'hui son
monument funèbre, ou, pour être plus exact, une seconde édition
de son monument funèbre, édition revue et corrigée encore de nos
jours. En effet, la tombe du maréchal fut brisée par les calvinistes
pendant les guerres de religion, et fut refaite longtemps après dans
le cours du xvii* siècle. Ce second monument fut-il une simple re-
production du premier? On peut l'admettre pour les figures du
tombeau, mais difficilement pour le petit bas-relief qui l'accom-
(1) Ce fut en 1732 que cette cérémonie fut célébrée pour la dernière fois; depuis
ce temps, les Chastellux se sont contentés de joindre à leurs titres celui de chanoine
d'Auxerre. Au sujet de ce titre, je trouve une assez piquante anecdote et un assez joli
mot dans les Souvenirs de l'abbé Fortin, curé actuel de la cathédrale d'Auxerre. Le
comte de Chastellux de la restauration fut un des chefs militaires de l'expédition du
Trocadéro. A son retour, se trouvant en compagnie du prédécesseur de l'abbé Fortin,
l'abbé Viard, il raconta divers épisodes de son expédition, et dit entre autres comment
il avait fait mettre bas les armes à un corps de révoltés commandés par un curé.^
— Eh! vraiment, répondit l'abbé Viard, il était trop légitime qu'un curé comme lui
rendît les armes à un chanoine comme voi;s!
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aUT. 169
pagne et qui me paraît de travail bien moderne. Toutefois les figures
même ne laissent pas que d'inspirer quelques doutes, car elles ren-
ferment une énigme fort difficile à expliquer. Elles représentent
deux chevaliers en armures complètes couchés aux côtés l'un de
l'autre sur la même dalle funèbre, et l'inscription qui accompagne
ce tombeau nous dit qu'elles sont les effigies de Claude de Beau-
voir, mnréchal, et de son frère, George de Beauvoir, amiral de
France. Or le maréchal de Chastellux n'eut jamais de frère, et il n'y
eut jamais non plus de Chastellux amiral de France. Ce n'est pas du
reste la seule erreur que contienne l'inscription, car elle nous dit
que Cravan fut repris sur les Anglais, tandis qu'il fut repris sur les
troupes de Charles VII, et très particulièrement sur les troupes écos-
saises au service de ce roi. Cependant on peut trouver plusieurs
raisons très plausibles de cette dernière erreur, outre la raison de
l'ignorance; mais comment expliquer la première, si le monument
du xvii^ siècle a reproduit le précédent? Il n'est guère croyable
qu'au lendemain de la mort du maréchal on ait inventé un frère à
un homme aussi considérable, dont la famille était si connue, lors-
que tant de ses contemporains vivaient encore, et il n'est pas moins
singulier que cette erreur ait pu se commettre sous les yeux du cha-
pitre d'Auxerre, qui avait des raisons si particulières de connaître
la vérité. Comme personne ne donne d'explications de cette erreur
passablement étrange, je me hasarderai à donner la mienne. Il est
très probable que, le premier monument ayant été entièrement brisé
par les calvinistes, on n'aura eu plus tard pour le reconstruire d'au-
tres données que celles d'une tradition vague qui aura peut-être
confondu les souvenirs de deux monumens, celui de Chastellux et
celui de deux frères chevaliers quelconques, brisés en même temps,
et que par conséquent le monument de la cathédrale d'Auxerre,
loin d'être une reproduction du précédent, se trouve n'être qu'une
œuvre de pure fantaisie.
Ce monument du vieux maréchal à Auxerre nous est une transi-
tion toute naturelle pour parler des sépultures des Chastellux. Ils
sont ensevelis un peu partout en Bourgogne. Les membres de la
première famille avaient pour habitude de confier leurs restes à l'é-
glise dite de La Cordelle, église d'un couvent de franciscains élevé
à leurs dépens, dont on voit encore les ruines sur la montagne de
Vézelay. Ces ruines elles-mêmes ont péri, les murailles et les clô-
tures ont été renversées, et chèvres et brebis broutent sans façon
l'herbe et les ronces que pousse la terre grasse de ces anciens sei-
gneurs. Ilamlet lui-même ne trouverait pas son compte dans ces
décombres, car il n'y pourrait même pas ramasser un crâne qui lui
permît de philosopher. Plusieurs membres de la seconde famille
'"i'3nt ensevelis à Sai>it-La,zare d'Avallon; il n'en reste aujourd'hui
i70 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une inscription enchâssée dans un des murs de l'église. Enfin
les mt'nibres les plus récens de la fanjille, c'est-à-dire les Chastel-
lux des quatre derniers siècles, sont ensevelis dans la petite église
paroissiale du village qui leur a donné leur noui nobiliaire. Ces sé-
pultures sont de beaucoup la chose la plus remarquable qu'il y ait
à Chastelliix. Ce n'est pas que toutes ces tombes soient recomman-
dables par la beauté, la plupart sont au contraire singulièiement
modestes; mais l'effet moral qui résulte de l'ensemb'e est tiès frap-
pant, et involontairement on se surprend à répéter devant ce spec-
tacle le vers de notre vieux régent du Parnasse :
La noblesse, Dangeau, n'est pas une chimère.
La chapelle qui contient ces restes forme presque la moitié de la
petite égli-e, et cette moitié est pleine jusqu'aux bords de mauso-
lées, de tombes, de colonnes, d'urnes, d'inscriptions, pins pres-
sés les uns contre les autres que les rameaux morts dans les bois
en novembre. Devant ce spectacle, on revoit en imagination je
ne sais combien d'états de société diflérens, tous abo'is succes-
sivement, je ne sais combien d'époques tontes rapprochées et fon-
dues dans une même éternité, toutes contemporaines maintenant
les unes des autres, comme ces morts que la vie avait séparés par
de tels intervalles de temps, et qui ont tons maintenant le même
âge. Celui ci, dont le cœur est renfermé dans un beau monument
sculpté et dont voici la mâle image à genoux devant son prie-Dieu,
mourut en 1580, gouverneur de Meiz et de Marsal. Metz! quel
sentiment douloureux s'éveille dans le cœur à ce n)Ot, et comme il
fait penser combien la durée même est nn^. faible protection pour
les choses d'ici-bas! Si nous l'avions perdue à cette époque, c'eût
été un retour de fortune moins douloureux, car Metz était alors un
trophée nouveau de la France, elle ne s'etail pas encoie soudée à
notre vie, et plus de trois cents ans d'existence commune ne lui
avaient pas assuré une prescription tutélaire. Celui-là, tué à Nord-
lingue, fut contemporain des premières victoires de Turenne et de
Condé, à l'aurore de la suprématie française, dont il fut un des
ouvriers inconsciens et pour laquelle il mourut. Cet autre a connu
les dangereuses espérances du xviii* siècle, cet autre les duretés de
l'exil et les tristesses du retour, ce dernier enfin a rçcueilii les dé-
bris d'une fortune continuée pendant tant de siècles et d'une illus-
tration accumulée à travers tant de vicissitudes. Certes ce spectacle
a sa philosophie, et l'impression en grandit encore quand on songe
que'ces tombes si j)ressées sont en bien petit nombre comparative-
ment à la durée de cette famille, qu'on n'a là sous les yeux que
les sépultures de quelques-uns de ses membres, de ceux que les
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. 171
accidens de la fortune n'ont pas entraînés trop loin, ou dont la ma-
rée des circonstances a rejeté complalsammenl les restes sur la
plnge natale. La plupart dorment là où la mort les a surpris, ce-
lui-ci à Strasbourg, celui-là à Perpignan; les innombrables champs
de bataille de l'ancienne France renferment la cendre anonyme des
autres.
Bien que le cliâteau de Chastellux ait retenu en grande partie
son ancienne forme féodale, on peut dire que c'est un château tout
moderne. Sauf les premières salles, surtout celle dite des gardea^
qui conservent le grand aspect des habitations seigneiiriiles da
xvir s'ècle, les dispositions intérieures nous ont paru toutes eu
parfaite liarinoiiie avec les exigences et les commodiiés de la vie
nouvelle. Quant à cette première salle, elle compose un décor des
plus heureux: là vivent encore les mânes et les ombres des longs
siècles écoulés. Comme un diadème aux nombreux fleurons, les
blasons des anciens Chastellux, des Montréal, des Beauvoir, cou-
ronnent la haute cheminée féodale; au-dessous serpente une belle
devise chevaleresque dont le texte, si ma n)émoi e n'est pas trop
infidèle, est à peu près celui-ci : contra virtulem fortana nequit.
Les murs sont tendus de jolies tapisseries représentant des scènes
d'équiîation, voltiges, dressages de chevaux, et que pour cette rai-
son je serais porté à croire assez rapprochées de l'époque Louis XIII,
où i'éqiiitation devint chez nous un art qui eut ses philosophes
et ses docteiu's. Aux quatre angles de la salie sont suspendues
en faisceaux habilement formés des armes de toutes les époques,
cottes de mailles, boucliers, gantelets de chevaliers, haches d'armes
féodales, arquebuses et pistolets de gentilshommes du xvi'' siècle,
épées et mousquets d'officiers du roi. La salle des portraits des
ancêtres serait aussi fort curieuse, s'il était possible de croire que
toutes ces innges offrent la ressemblance approximntive des per-
sonnages qu'elles représentent; malheureusement le doute est per-
mis, au moins pour les siècles qui précèdent le xv% et il est trop
probable que ces portraits n'ont pas plus d'authenticité pour la
plupart que les images des rois de la premiéie et de la seconde
race qui ornai nt auirefois les histoires de France populaires. Plus
intéressante pour nous est la salle où sont suspemlus les por-
traits des meuibres et des alliés modernes de la famille, surtout
ceux qui apparue nnent à l'ancienne magistrature, les Daguesseau,
les d'Oruiesson. Parmi ces portraits, il en est un qui réveille mieux
que des souvenirs historiques, car, soulevant dans le cœur une
fraîche brise poétiq'ie, il chasse en un instant toute cette pous-
sière du passé comme un doux souffle d'avril chasse les débris des
feuilles rouillées pir l'hiver.
Ceux qui ont une âme sensible à la beauté peuvent aller en pèle-
172 REVUE DES DEUX MONDES.
rinage contempler le portrait d'Anne de Chastellux, comtesse de
Comarin; ils ne regretteront pas leur voyage. 0 la ravissante
femme! En la regardant, je n'ai pu m'empêcher de faire cette ré-
flexion assez triste, que la fortune et la nature sont en guerre mor-
telle, car il n'y a peut-être pas un tiers des dons de la nature qui
soit utilisé en ce monde. La personne dont voici l'image dispa-
rut de la terre sans que sa beauté ait donné ce qu'elle pouvait
produire, ce qu'elle contenait intrinsèquement, et même certaine-
ment sans qu'elle ait été comprise dans sa réalité par ceux qui l'ad-
miraient le plus. Peut-être même a-t-elle passé simplement pour
une jolie femme, ou plus modestement encore pour une agréable
personne; mais si un artiste d'un génie pénétrant se fût rencontré
là, il aurait reconnu en elle l'existence d'un certain germ.e qui, épa-
noui par l'art, pouvait produire un type féminin d'une originalité
séduisante à l'égal de la Joconde de Léonard de Vinci. C'est un mé-
lange analogue de malice et de bonté, cette fois sans rien d'énig-
matique. L'épigramme brille dans ces yeux d'une limpidité de
source, la bonne humeur circule dans ces traits d'une douceur char-
mante; l'innocence est complète sur ce visage, seulement cette
innocence porte une empreinte d'exceptionnelle vivacité. C'est le
type de la candeur déniaisée et pourtant restée aussi entière que
si la naïveté originelle ne l'avait jamais quittée. Cette âme est ve-
nue au monde comme nous tous enveloppée d'ignorance; mais tan-
dis que chez la plupart des humains cette ignorance est un cuir
épais dont ils ne se débarrassent qu'au prix d'une sanglante expé-
rience, ce ne fut, dirait-on, pour elle qu'une mince pellicule qui
se fendit sans efforts, et lui permit de voir clair. Elle y a vu clair;
le monde ne peut la tromper, elle sait ce qu'il vaut, et cependant |
il ne lui inspire aucune défiance, et elle n'en redoute rien. Hélas!
l'artiste de génie ne s'est pas rencontré, et à la place de la Joconde
française qui aurait pu être, il n'existe que le portrait d'une jolie
femme morte en emportant avec elle le germe et la matière d'un
chef-d'œuvre qui n'a pas été fait.
Parmi ces portraits, il en est un qu'en notre qualité de lettré
nous aurions aimé à rencontrer, celui du chevalier de Chastellux,
membre de l'Académie française et ami zélé des philosophes du
xviii^ siècle. Si ce portrait se trouve au château, j'ai le regret de
l'avoir laissé échapper. Après le maréchal Claude de Beauvoir, c'est
celui de tous les Chastellux qui nous intéresse le plus; celui-là nous
touche très directement, car il a été l'un des parrains les plus actifs
de notre société nouvelle. Esprit libéral à l'excès, comme on dirait
aujourd'hui, il partagea toutes les généreuses erreurs de son temps
et écrivit, pour les soutenir, un livre intitulé De la prospMté pu-
blique, aujourd'hui peu lu, mais encore curieux en ce sens que ce
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. l73
rejeton d'une si vieille race s'y montre tout le contraire du laudiè-
tor temporis acli. 11 prit part à tous les mouvemens de cette époque,
depuis la querelle des gluckistes et des piccinisles, jusqu'aux dé-
bats que souleva la découverte de la vaccine, dont il fut dès l'ori-
gine le partisan si convaincu que, pour vaincre l'obstination de ses
paysans par son exemple, il fit pratiquer sur lui-même l'opération
du vaccin, que peu de personnes osaient alors affronter. Encore dans
toute la force de l'âge lorsque l'expédition d'Amérique fut décidée,
le chevalier de Ghastellux fit partie de cette petite armée de Ro-
chambeau, qui contenait tant de volontaires de la noblesse, plu.",
jeunes, mais non pas plus enthousiastes que lui. C'est un des plus
parfaits représentans de la manière de penser de cette noblesse du
dernier siècle, à laquelle l'opinion révolutionnaire aurait dû plus de
justice, et qu'elle a payée d'une si cruelle ingratitude. Pour moi,
plus je lis les écrits de cette noblesse de la fin du xviii* siècle, le
chevalier de Ghastellux, le comte de Ségur, le prince de Ligne,
pour ne citer que les noms qui ne sont pas sur les lèvres de tout
le monde, et plus je suis étonné de l'ardeur et de l'imprudence de
leur libéralisme. Ce qui se rencontre de généreuse illusion, quel-
quefois même de magnanimes utopies dans leurs opinions est incon-
cevable. Les uns ont complètement oublié ce qu'est en réalité la na-
ture humaine, les autres ne veulent pas s'en souvenir et reportent aa
passé les parties de mal dont elle est mêlée, les autres enfin refusent
nettement d'y croire et sont tout disposés à traiter de menteurs et
de charlatans ceux qui leur montrent l'homme tel qu'il est. Encore
une fois, plus de justice leur aurait été due, mais quand donc les
sociétés humaines ont-elles eu le temps et la liberté d'être recon-
naissantes, quand donc l'ingratitude n'a-t-elle pas été leur loi?
Dans une vieille tour distincte du château actuel et de date plus
ancienne, on m'a montré six pavés en mosaïque, découverts récem-
ment dans une propriété du comte de Ghastellux. Ge dallage de
maison romaine avait fait espérer d'autres découvertes; les fouilles
entreprises sont restées sans résultat. Ces mosaïques n'ont d'ail-
leurs rien de particulièrement remarquable, si ce n'est une par-
faire conservation; nous avons voulu les mentionner cependant parce
qu'elles nous fournissent une conclusion toute naturelle pour ce
chapitre, consacré aux souvenirs d'un passé très ancien. Par derrière
ce passé, ne nous eu montrent-elles pas en efi'et un plus ancien
encore, ne nou^ rappellent-elles pas qu'il y a maintenant dix-neuf
siècles que nos pères furent tirés de la barbarie et introduits dans
a civilisation par la main puissante de Jules César, et ne nous di-
sent-elles pas combien nous sommes vieux? réilexions qu'il est
utile drf faire de temps à autre comme la meilleui'e des sauvegardes
contre l'imprudence et la présomption.
174 REVUE DES DEUX MONDES.
III. — CLUNT. — PRCD'HON. — L'ABBAYE.
Comme nous avons fortement insisté sur le caractère de Vézelay,
nous franchirons i'espace, et, dédaignant une fois encore les sta-
tions intermédiaires, nous irons jusqu'à Gluny chercher d'un bond
sa parfaite antithèse.
Il ne saurait en effet exister de plus complet contraste. Tout dif-
fère entre ces deux localités célèbres, la nature, l'histoire, le gé-
nie. Autant la campagne de Vézelay est âpre et violente, autant la
campagne de Cluny est douce et gracieuse. Autant Vézelay est
froid et sec, brutalement battu qu'il est sur son éminence par tous
les vents du ciel , autant Gluny est tiède et humide, baigné qu'il est
par les eaux qui de'-cendent de ses collines. Ces collines sont pour
la vue et encore plus pour l'âme un véritable enchantement. Grou-
pées autour de la ville en amphithéâtre harmonieusement ordonné,
au-tères p^r leur couleur qui est d'un vio'et foncé, voluptueuses par
leur forme, elles m'ont donné l'impression d'un cercle de nonnes
dont la chasteté sourit doucement au sein de la beauté. Rien n'é-
gale la mollesse correcte, la précision onduleuse de leur dessin; ces
contours ne sont pas sèchement arrêtés avec une rigidité mathéma-
tique, mais semblent avoir été tracés par une main caressante;
c'est la libre pureté, la fuyante exactitude, le flou même des lignes
de la vie. Plus on les contemple et plus on se setit comme pénétré
par de tièles vapeurs de grâce et de paix délicieuse. Si prononcé
est le charme de ce paysage qu'il résiste même aux mauvais génies
du brouillard et de la pluie. Je n'ai vu Gluny qu'au déclin suprême
de l'automne, mais je doute qu'il m'eût séduit davantage même aux
plus beaux jours; en tout cas, yi n'ai pas eu de peine à comprendre
ce qu'il est dans l'heureuse saison parce que je l'ai vu sous le pâle
soleil de la Saint-Martin. Il était cependant bien sale avec ses vieilles
petites maisons, dont les brumes huuiides faisaient ressortir toute
la crasse, et ses rues pavées d'une manière plus qu'élémentaire,
transformées par les pluies en étangs de boue; au milieu de cette
boue, il était charmant encore et ressemblait de la manière la plus
exacte à un modèle de Prud'hon qui aurait besoin de prendre un
bain. Une lumière tendre et voilée, pareille à l'éclat sans rayonne-
ment d'un métal précieux en fusion, enveloppe ce paysage : au prin-
temps, ce doit être de l'or jaune; à mon passage, c'était de l'argent
le plus fin.
Telle la nature, telle la population. Ici la race change complète-
ment. Cluny possède un genre de beauté dont il semble qu'il ait le
privilège exclusif; on dirait un district particulier dont la nature
ûe relève que d'elle-même, comme ces petites principautés d'au-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 176
trefois qui possédaient leur souveraineté en propre au milieu de
voisins plus puissans. Cette beauté commence et finit à duny, car
je n'ai rien aperçu de pareil dans les villes les plus voisines. Les
formes opulentes, les chairs plantureuses, lincarnat prononcé du
teint, q>ii disiingueuL la solide population bourguignonne, disparais-
sent absolument, et font place k des formes d'une mollesse sou[)le, à
des traits d'une langueur exquise, à des chairs d'une pâleur atten-
drissante, qui s'emparent des yeux avec tout l'attrait de la nouveauté
et toute la puissance de l'inconnu. J'ai campé trois jours entiers à
Cluny, et pendant ces trois jours, exclusivement occupés à regarder,
je n'ai pas vu un seul visage qui démentît ces caractères. Ce n'est
pas la beauté, car ces traits-là résisteraient mal à l'analyse, si on
les prenait tour à tour isolément; mais c'est la grâce dans ce qu'elle
a de plus irrésistible et de plus insaisissable, de plus fugitif et de
plus réel. La grâce, cette chose que l'on voit et que l'on ne sait
comment définir, dont on est enveloppé et qu'on ne sait comment
atteindre, la grâce, comparable seulement à ces libellules ailées
dont le vol défie toute approche, est là tout entière dans ce que
nous appellerons, faute d'un meilleur mot, son incertaine certitude.
A ces traits, vous reconnaissez le genre de beauté propre au
pinceau de Pierre-Paul Prud'hon, et qui a valu au séduisant artiste
le surnom de Corrége français. Jusqu'à présent, cette giâce om-
breuse et cette tiède suavité qui le distinguent avaient toujours
été pour nous un mystère; le séjour de Cluny nous a révélé l'é-
nigme de cette si originale am:ibilité. Ah ! par exemple, ce n'est
point à la petite maison oîi il naquit et passa son enfance qu'il faut
aller demander ce secret; cette affreuse bicoque n'a rien de com-
mun avec la grâce, et ce n'est évidemment pas aux ténèbres de
ce trou noir qu'il fut redevable de son crépuscule sensuel et de ses
ombres semblables à des nuages chargés de pluie amoureuse, prêts
à crever à la moindre étincelle de l'électricité passionnée. J'ima-
gine que, si cette bicoque a exercé une influence sur l'enfant, c'est
une iniluence d'aniipathie, qu'il était plus volontiers à la fenêtre
qu'à l'intérieur, et qu'il s'en échappait le plus souvent qu'il pou-
vait. Bénie soit à jamais la mémoire du boa curé qui retira de ces
limbes vi&ibles cet enfant aux aptitudes charmantes (1). JNon, c'est
(1) Je àoU copfindant à cfitte bicoque cette leçon-ci : le touriste ue doit reculer de-
vant rien. Je n'ai pas voulu y entrer do crainte de me cogner le front ou de trébuclier
dans les ténèbres, et j'ai appris après avoir quitté Cluny qu'elle contenait les restes
d'un barbouillage do Prud'iion lorsqu'il était encore écolier en peinture. Ce qui a
diminué mes regrets c -pi-ndant, c'est que ces restes sont, paraît-il, entièrement confus
et effacés. Il semble que cette pi'inture ait été ua témoignage de recoQuaissauce du
jeune artiste enve.-s le curé protecteur.
176 REVUE DES DEUX MONDES.
aux collines, à la lumière, à la douceur de l'air, à la grâce de la tribu
humaine à laquelle il appartenait , qu'il faut s'adresser pour com-
prendre Prud'hon. Dans toutes celles de ses œuvres que nous avons
vues, sauf une seule, la célèbre allégorie de la Justice poursuivant
le crime, Prud'hon n'a pas fait autre chose que se rappeler le spec-
tacle familier à son enfance et cette grâce des visages de Cluny,
qui n'avait pu manquer de séduire sa nature, trop finement sen-
suelle pour son bonheur. Son dessin, non pas incorrect, mais vo-
luptueusement énervé, a son origine dans les molles lignes de ces
collines; son clair-obscur lascif est un souvenir de la lumière voilée et
de l'air humide de cette vallée de la Grosne, aux eaux abondantes à
l'excès. Ses enfans qui ne sont que sourire, ses femmes qui ne sont
que languissant spasme ou agaçant désir, ne sont qu'un souvenir
idéalisé des formes et des traits dont son imagination avait gardé
l'empreinte caressante. La caresse pour être douce n'en a pas moins
été profonde, car on retrouve ce souvenir non-seulement dans ses
compositions erotiques, mais dans ses inspirations les plus élevées
et les plus austères, par exemple dans la Madeleine affaissée au
pied de la croix de son Christ expirant. Son plafond allégorique de
l'hôtel de ville de Dijon, œuvre laborieuse de sa première jeunesse
où son originalité ne s'est pas encore nettement dégagée, n'est
pas entièrement exempt de ce caractère.
Un autre exemple bien illustre de ce génie propre à Gluny, c'est
Lamartine. La famille des Prat était originaire de cette ville, où
l'on voit encore leur vieille et jolie maison des derniers jours du
moyen âge, marquée du trèfle emblématique qui traduit leur nom
en langage figuré (1). Sommes-nous bien loin de Prud'hon avec
Lamartine? Eh! non; au fond, si les formes de l'expression sont
différentes, les facultés agissantes, les instincts du talent et les
préférences de la nature sont identiques. Môme mollesse, même
flou, même adorable énervement des lignes, même tendre lumière
et même profond sentiment des ombres, même sensualité purifiée
chez l'un par la mélancolie, chez l'autre par la grâce; seulement
ces qualités chez Lamartine tendent toujours à la grandeur et cher-
chent les horizons lointains et vagues, tandis que chez Prud'hon
elles se restreignent volontairement, et se précisent avec liberté
dans la prison aisée d'un souple contour.
L'histoire à Cluny est aussi noble que la nature est gracieuse.
Mous avons vu à Vézelay le type de l'ablmye f 'odale par excellence,
tout occupée d'âpres intérêts politiques qui , aussi considérables
(1) En parcourant, dans la chapelle de l'hôpital de Cluny, les noms des bienfaiteurs
des siècles écoul(?s, j'y trouve au xvii« siècle celui d'Alamartine. Est-ce un ancêtre de
M. de Lan:)artiue, et lo nom de la famille portait-il auirefois celte fonno?
IMPRESSIONS DE VOÏAGK ET D ART. 177
qu'ils fussent, n'étaient après tout que des intérêts de clocher; mais
à Gluny, première des abbayes de la chrétienté, on n'aperçoit rien
de ce mesquin esprit de dispute et de cette rage de contention.
Elle avait été fondée cependant par Guillaume le Pieux, duc d'Aqui-
taine, dans les mêmes conditions que Vézelay par Gérard de Rous-
sillon; comme cette dernière, elle était exempte de toute obéissance,
et ses privilèges à cet égard étaient même plus grands, car d'après
la volonté du fondateur le saint-siége ne pouvait y porter atteinte,
et n'était autorisé à s'en occuper que pour les agrandir, permis-
sion dont il usa avec une générosité qui, pendant quatre siècles, fit
de Cluny une véritable république chrétienne universelle. Des mil-
liers de monastères édifiés en tout pays relevaient de son obédience
et propageaient les inspirations de ses abbés; aussi les pensées po-
litiques de ces abbés furent-elles grandes comme leur puissance, et,
sortant de l'enceinte étroite de Gluny, embrassèrent-elles l'ordre
universel du monde. Gluny a eu une importance capitale non-s u-
lement pour la Bourgogne, non-seulement pour la France, mais
pour l'humanité entière; sans la célèbre abbaye, l'histoire géné-
rale ne serait pas du tout telle que nous la connaissons. G'est
d'ici qu'est sortie la pensée que toutes les souverainetés temporelles
devaient être soumises au pouvoir unique de l'église, qu'elles de-
vaient lui obéir comme les membres obéissent à l'âme, que les
pouvoirs appuyés sur la force n'avaient de légitimité que comme
exécuteurs des ordres de l'esprit, et qu'il ne fallait chercher qu'en
Dieu, dont la souveraineté sans commencement ni terme échappe à
tout contrat, à toute obscurité, à toute négation, le véritable suze-
rain. G'est ici qu'est née, qu'a été voulue, préparée et poursuivie
dans l'ombre du cloître cette sanglante lutte du sacerdoce et de
l'empire qui a duré trois siècles, et qui ne s'est terminée qu'après
avoir emporté deux maisons impériales. Là a vécu, prié, médité,
avant d'être Grégoire VU, le terrible Hildebrand qui déchaîna cette
longue guerre. Est-ce cependant à son ardent génie que revient le
seul honneur de cette formidc'.ble pensée? Ah! si ces lieux pouvaient
parler, s'ils avaient retenu et s'ils pouvaient nous redire les confi-
dences et les chuchoteniens du cloître, de même que derrière les
actes de Richelieu nous apercevons le capucin Joseph, nous ver-
rions apparaître derrière le moine fougueux l'ombre impérieuse-
ment niodeste de saint Hugues, abbé de Gluny. G'est dans ce grand
personnnge, aujourd'hui en partie recouvert par l'obscurité des
siècles, qu'il faut chercher, je le crois, enveloppée dans une discré-
tion tout ecclésiastique, l'origine de cette querelle célèbre. Avant
que la lutte pût même être soupçonnée, c'est lui qui nia le premier
à l'empereur tout droit sur la papauté en décidant Brunon, favori
TOME Cill. — Ï612, 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Henri III, à renoncer à la tiare qu'il devait à l'influence de son
patron. Saint Hugues était le supérieur et l'ami d Hildebrand, il
avait reçu les coiifideuces de son âme, il savait les secrets de sa
nature énprgi(|ue; est-il bien difficile de supposer qu'à son tour il
lui souilla une partie de son esprit, et que, l'ayant choisi dans le si-
lence de ses pensées comme l'homme qui était seul capable de réa-
liser une telle conception, il le pré[)ara par ses conseils au rôle
qu'il devait remplir? A Grégoire Yll la gloire de l'action, l'autorité
extérieure; à lui, saint Hugues, la gloire plus modeste de l'inspira-
tion cachée, l'autorité intime du conseil : il n'est pas impossible que
les rôles aient été ainsi partagés. Toujour^î e>t-il qu'on aperçoit
l'abbé de Glimy activement mêlé à la lutte dès qu'elle fut engagée,
comme médiateur il est vrai; mais ce rôl ; de concibation lui était
en quelque sorte imposé devant le monde par sa double qualité
d'ami de Grégoire \ll et de propre parrain de l'empereur Henri IV.
Et quelle conciliation d'ailleurs qua celle qui consistait à décider le
pape à consentir à l'entrevue de Canossa et à recevoir Henri en
chemise sous l'air froid et les pieds nus dans la neige! Les abbés,
successeurs de saint Hugues, suivirent la nième politique, et, si le
début de cette lutte nous montre Gluny dans rimmensiié de sa
puissance, la lin nous le présente dans tout l'éclat de sa magnifi-
cence et de sa lichesse. Lorsqu'au milieu du xiu" siècle Innocent IV,
ce violent Fieschi, que nous avons déj'x rencontré si souvent dans
nos excursions, vint présider à Lyon le concile qui devait porter le
coup de mort à lam lison de HohenstaulFen, i! fit séjour à Gluny pour
y avoir une entrevue avec notre roi saint Louis. Or on peut se faire
une idée de la grandeur de l'abbaye, si l'on sait qu'elle logea dans
ses bàtimens, sans avoir besoin de déplacer le moindre de ses
moines, le pape et sa suite, le roi et sa cour, l'empereur de Gon-
stantinople, le roi d'Aragon, le roi de Gasiille, tous avec leurs
suites, et pour com[)lément l'évêque de Sens avec sa maison. Ainsi
cette querelle du sacerdoce et de l'empire, qui constitue tout le
moyen âge, c'est Gluny qui l'a ouverte et fermée.
Occupée de ces hautes ambitions et de ces nobles intérêts, Gluny
n'eut donc pas de temps pour les ambitions terre à terre. Riche et
puissante comme elle l'était, elle devait cependant exciter les mêmes
convoitises et les mêmes envies que nous avons vu Vézelay exciter
chez les comtes de Nevers. Aussi voit-on fréquemment des attaques
violentes dirigées contre l'abbaye, soit par les comtes de Mâcon,
soit par les comtes de Ghâlon; mais ces attaques, ne rencontrant
pas le moindre écho dans les vassaux des abbés, s'éteignent aussi
vite qu'elles sont nées et restent sans résultat. Est-ce à la donceur
du peuple de Gluny qu'il faut faire honneur de cette sécurité? Sans
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 179
doute le tempérament du peuple y doit être pour quelque chose;
toutefois je croirais volontiers qu'il en faut plutôt cherchfr la cause
dans la sagesse des abbés de Cluny pendant les trois premiers
siècles. Avant même le début du mouvement cornnuinal, le bon
saint Hugues avait accordé pleines franchises aux habitans de Cluny;
ils n'avaient donc aucune raison de seconder l'ambiiioti des comtes
de Cliâlon et de Mâcon, comme les habitans de Vézelay secondèrent
celle des comtes de Njvers.
La grande force de Cluny, c'est qu'elle fut pendant les premiers
siècles goiivern'^e par des saints, c'est-à-dire par de grands hommes,
saint étant alors le nom qu'on donnait à tout ho nme dont les ver-
tus et les pensées excédaient la mesure d^ l'humanité, et qui rap-
portait toutes ses préoccupations aux intérêts de l'ordre moral,
saint Odon, saint Mayeul, saint Odilon, saint Hugues; c'est là qu'il
faut cliercher le secret de cette fortune extraordinaire. Nous ve-
nons de voir ce que fut saint Hugues et de quelle cause il fut le
champion. Les autres sont restés plus obscurs, et leur iâ<-,he fut plus
modeste; mais, à la distance où nous sommes ti'eux, il est encore
facile, pour peu qu'où fixe sur eux son att^niiou, de reconn lîire de
vrais grands hommes. 11 n'est pas très difficile de comprendre par
exemple que saint Mayeul, dont nous avons rericoniré le souvenir
encore vivant à Souvigny, en Bourbonnais, f"t le véri able régula-
teur de l'abbaye, celui qui institua sa discipline, forma les cadres
de ses milices et les arma pour les combats futurs. Quant à saint
Odilon, cin'juièuie abbé, outre beaucoup d'autres œuvres aujour-
d'hui périmées, il en a fait deux d'extrême injpoitance, l'une ^ui a
été un bienfait inestimable pour les peuples du moyen âge, l'autre
qui s'est continuée jusqu'à nos jours, qui est encore mêlée à notre
vie morale, et qui nous survivra à nous et à notre postérité. Il fut
l'un des inspirateurs les plus actifs de cette trêve de Dieu qui met-
tait un temps d'airêt périodique aux guerres f^od-i'es, et c'est de
l'une de ses saintes pensées qu'est sortie l'iustiiaiiion de la fête des
morts, qui est restée en tout pays si justement populaire. II faut
bien se dire qu'en politique toute fortune durable est toujours mé-
ritée, et que les fortunes imméritées sont des surprises qui n'ont
jamais longue existence. Cluny ne fait pas exception à cette loi gé-
nérale de l'histoire.
Si les grandes choses persistent longtemps, il s'en faut qu'elles
aient une égale importance à toutes leurs péri xips, et c'est vérita-
blement une consolation pour les hommes de bien que de voir
à quel p'.nni une œuvre peut stu'vivre à sa mission et durer par
la seuL force des vertus qui l'ont fondéi". Longue est donc la
vie des iusiiiutions, mais courte celle de leur épanouissement et
180 REVUE DES DEUX MONDES.
de leur floraison; Gluny en est un remarquable exemple. Fondée
au commencement du x*" siècle, l'abbaye a duré jusqu'à la révolu-
tion française, à l'état de corps et de forme extérieure s'entend,
car pour son âme elle s'était éteinte trois siècles juste après sa fon-
dation. Dès la fin du xii^ siècle, le grand rôle de Gluny est ter-
miné. L'abbaye aura encore de beaux jours et présentera de
grands spectacles, par exemple celui qu'elle donna au xiri^ siècle
lors de l'entrevue d'Innocent IV et de saint Louis; en réalité, elle
dit son dernier mot avec Pierre le Vénérable, le correspondant
et souvent l'antagoniste de saint Bernard , le consolateur d'Abé-
lard dans ses infortunes, issu comme l'abbé Pons de Vézelay de
la famille auvergnate des Montboissier. A partir de la mort de
Pierre de Montboissier, une existence toute mondaine commence
pour Gluny, qui devient l'apanage princier de tous les rejetons des
maisons royales qui ont besoin d'être pourvus , princes d'Angle-
terre, princes de la maison de France, princes de Bourbon, etc.
Cette nouvelle existence, qui commence à la fin du xii" siècle, ne fit
que se continuer jusqu'à la révolution française en s'affermissant
un^peu plus à chaque période. De la fin du xii* à la fin du xv* siècle,
tant que l'abbé fut régulièrement nommé, c'est-à-dire nommé par
les moines, cet apanage princier fut pour ainsi dire librement con-
senti et dépendait d'une élection qui pouvait changer cet ordre de
choses; mais à partir du concordat de François I" avec Léon X l'ab-
baye perdit toute liberté, et devint l'héritage par droit de naissance
de tous les puissans de chaque règne. Les noms des abbés des trois
derniers siècles parlent assez haut; ce sont tous les membres ec-
clésiastiques de la maison de Guise, Richelieu, un prince de Conti,
Mazarin, Renaud d'Esté, deux La Tour d'Auvergne, deux La Roche-
foucauld. Dans sa servitude dorée, Gluny restait encore la première
abbaye de la chrétienté, au moins par le nom, l'illustration et la
qualité princière de ses maîtres.
De tous ces abbés des derniers siècles, un seul a pour nous de
l'importance, non parce qu'il est le plus illustre, mais parce qu'il
est le seul dont il reste à Gluny un souvenir durable, Emmanuel
de La Tour d'Auvergne, cardinal de Bouillon. Il était le neveu de
Tiirenne et le fils de ce dac de Bouillon si célèbre sous Louis XIII
par ses complots contre Richelieu, qui lui coûtèrent sa principauté
et sa forteresse de Sedan. Ge fut un seigneur dans l'acception la
plus fastueuse du mot, dont la magnificence est faite pour paraître
une pure fable à la modestie de notre vie moderne. Pendant qu'il
habitait Rome, son train de maison s'élevait à 100,000 livres par
mois, ce qui, au taux actuel de l'argent, représente au moins
500,000 francs de notre monnaie. Avec un nom comme le sien et
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 181
les souvenirs de guerre civile que son père avait laissés, il eût
fallu beaucoup de prudence pour ne pas éveiller les soupçons du
roi; mais il semble avoir été aussi léger qu'il était prodigue, et
malgré les grands services de Turenne, qui couvraient d'un man-
teau de gloire ce passé de révolte, il s'attira plusieurs fois l'animo-
sité de Louis XIV. Aussi le voit-on perdre ou recouvrer ses revenus
selon que le roi était plus ou moins mécontent de sa conduite; mais
pendant la dernière coalition il fut soupçonné d'êlre en intelligence
avec le plus acharné des ennemis du roi, le rebelle et illustre prince
Eugène de Savoie, et alors, sa disgrâce devenant complète, il per-
dit définitivement ses immenses revenus. Parmi les diverses ven-
geances que Louis XIV tira de l'abbé, il en est une de nature fort
singulière, que je ne puis m'empêcher de trouver mesquine, et qui
est comme par avance entachée de violence révolutionnaire et de
tyrannie jacobine.
Parmi toutes ses folies de magnificence, le cardinal de Bouillon
en avait fait une qui était au moins excusable dans son principe, et
que tous les amis des arts auraient trouvée louable par ses résul-
tats. 11 avait rêvé de construire à la mémoire de son père et de sa
mère un mausolée dont le faste surpassât tous les monumens prin-
ciers passés et à venir. Nous connaissons le plan de ce monument,
il est gigantesque en effet. Il devait atteindre presque jusqu'à la
voûte d'un des transepts de la grande église abbatiale; l'échan-
tillon qui nous reste de ce transept nous permet déjuger de cette
élévation. Aux deux côtés devaient s'élever deux statues de gran-
deur naturelle, l'une consacrée au fondateur de sa maison, Godefroy
de Bouillon, comte de Flandre et roi de Jérusalem, l'autre consacrée
au fondateur de Cluny, Guillaume le Pieux, comte d'Auvergne eî
duc d'Aquitaine, qui était lui-même un de ses lointains ancêtres.
Au-dessus du monument étaient groupées d'autres statues allégo-
riques, le Temps, la Charité, la Force. Enfin le tombeau présentait
les statues du duc de Bouillon et de sa femme Éléonore de Berg.
Ce rêve d'orgueil était réalisé ; le cardinal avait fait exécuter les
statues en partie à Rome et en partie en France; toutes les pièces
diverses du tombeau étaient arrivées à Cluny dans des caisses soi-
gneusement fermées, et il n'y avait plus qu'cà disposer le mausolée,
lorsqu'un ordre de Louis XIV, appuyé de considérans rédigés par
d'Aguesseau, vint défendre que le monument fût érigé, sous le pré-
texte qu'il tendait « cà conserver et à immortaliser, par la religion
d'un tombeau toujours durable, les prétentions trop ambitieuses de
son auteur sur l'origine et la grandeur de sa maison. » A cette dé-
fense, le cardinal abbé de Cluny put comprendre, s'il ne l'avait pas
encore soupçonné, que, si les aristocraties n'oublient jamais, les rois
182 RETUE DES DEUX MONDES.
en revanche se souviennent toujours. J'en suis fâché pour le ver-
tueux d'Aguesseaa, mais son langage en cette circonstance ne dif-
féra pas bien essentiellement de celui que tiendront quatre-vingts
ans plus tard les théoriciens du jacobinisme. Je ne sais si Alexis de
Tocqueville a connu ou s'est rappelé le fait, mais il mérite de faire
partie de l'habile dossier que le subtil auteur a dressé contre l'an-
cienne monarchie comme complice par anticipation des théories
révolutionnaires. Les caisses, paraît-il, ne furent même jamais ou-
vertes; quant à ce qui est advenu des pièces qu'elles contenaient, on
ne donne aucune réponse satisfaisante. Tout ce qui reste de ce mau-
solée, ce sont les deux figures du duc de Bouillon et de sa femme,
une tour crénelée et une figure d'ange s' envolant du pied de cette
tour et portant entre ses bras un vase fumant. La tour f lit aujour-
d'hui partie du musée de Gluny; l'ange l'a quittée pour aller désor-
mais prendre son vol au-dessus de l'autel de la chapelle de l'hôpi-
tal, et les deux statues du duc et de la duchesse de Bouillon décorent
les deux côtés de l'entrée de cette même chapelle.
Ce sont deux belles figures dont il faut admirer le travail, mais
dont l'originalité nous paraît contestable, et qui laissent assez froid,
gêné qu'on est par le souvenir d'autres monumens de cette même
époque. A coup sûr, on serait plus disposé à les louer, si l'on n'a-
vait pas vu les figures du tombeau de Montmorency à Moulins,
qu'elles rappellent d'une manière frappante. Cette imitation d'ail-
leurs ne se bornait pas aux figures, elle s'étendait au monument
tout entier, car le plan que nous venons d'en donner reproduit en
les agrandissant d'ime manière démesurée les dispositions princi-
pales du mausolée déjà si colossal élevé par la princesse des Ursins
à la mémoire de son mari. Cependant, si ces figures font souvenir
pour le travail et l'art des figures du tombeau de Moulins, elles en
diffèrent esseniit-Uement par l'expression. Le piquant et la nou-
veauté de ces sculptures pour le curieux est dans l'hi-toire qu'elles
racontent, histoire certes bien différente du roman pathétique et
passionné de la princesse des Ursins, mais qui a cependant son in-
térêt. Le duc de Ijouillon est étendu à terre, le buste relevé, à peu
près dans l'attitude de Henri de Montmorency; sa physionomie est
pensive, un peu soucieuse; il paraît absorbé dans uiie sorte de rê-
veuse incertitude. En face de lui, la duchesse, assise dans une pose
pleine d'élégance, lui montre du doigt quelques lignes écrites dans
un livre que soutient un petit ange nu; mais que sa physionomie
est différente de celle de son époux! Une gaîté ra'lieuse, qui n'est
pas exemple d'une sorte de malice espiègle, brille sur son visage;
on dirait qu'elle a surpris son mari en flagrant délit d'erreur, et
qu'elle s'amuse à le confondre par un texte sans réplique. Le secret
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. J 83
de cette joie doit être contenu dans les lignes qu'elle lui montre, et
il y est contenu en eflet, car ces lignes se rapportent à la consécra-
tion de l'hostie et aiïirment le mystère de la transsubstantiation, nié
par les protestans. Cette expression et cette pantomime veulent donc
dire : le duc de Bouillon était protestant, et il se convertit au ca-
tholicisme par les conseils et sur les instances d'Eléoiiore de Berg,
sa femme. La base de la statue du duc de Bouillon est ornée d'un
petit bas-relief du travail le plus remarquable, qui nous paraît de
beaucoup la pièce la [)lus originale de ces sculptures. Ce bas-relief,
qui consacre le souvenir de quehju'uiie di-s batailles auxquelles le
duc prit part, la Marfée ou toute autre, représente une mêlée pleine
de furie et de mouvement. L'artiste s'est évidemment ins[)iié des
mêlées classiques de l'art italien; mais, transformant ses souvenirs
avec une intelligence des plus rares, il a donné un aspi et tout mo-
derne à ces batail'es italiennes, qui ont toujours l'air de se rapporter
aux combattans d'Euée et du roi Turnus, et n'en a conservé que ce
qu'elles ont d'éternellement confortiie aux lois de l'art, c'est-à-dire
un mélange de furie dans l'ensemble, en même temps que le relief
individuel le plus prononcé dans chacun des acteurs. Cette mêlée
est un carnage de gentilshommes Crançais du temps de Louis XIII;
ces têtes, ces corps, sont modernes et français. Le sculpteur, en
empiuniant son mouvement à l'art italien, n'a pas vo'ulu sacrifier
à son amour exagéré des formes robustes. Pas d'épaules carrées à
la manièje des athlètes, pas de muscles en saillie, pas de mame-
lons de chair, rien de tous ces détails si clioquans d'une anato-
mie trop prodiguée. Ces visages sont fins et nobles, ces tailles
sveltes, longues, bien prises, ces membres soup'es, élégans, bien
proportionnés; en un mot ce que nous coniemplons dans ce bas-
relief n'est pas seulement une belle mêlée, c'est une mêlée de
l'ancien régime français, d'une époque irè- déterminée.
Tous nos lecteurs se doutent-ils qu'il y avait encore au com-
mencement de ce siècle, dans une petite loc;diiô de Bourgogne,
une église aussi grande que Saint- Pierre de Borne, qu'ils vont
admirer de si loin? L'église abbatiale répondait à la grandeur de
l'abbaye; de même que CInny était la première abbaye, son église
était le premier temple de la chrétienté. I ongiem[)S avant que
le pape Nicolas de Sarzana conçût la pensée élémentaiie de la ba-
silique romaine, deux moines architectes de Climy avaient réalisé
la même conception gigantesque sur la foi et avec le secours d'un
rêve qui leur avait fourni le plan de l'édilice, et en avait déterminé
les dimensions, Cetie église portait ciufj clochers à l'extérieur, et
présentait à l'intérieur un naithex ou église des cathécumènes,
cinq nefs soutenues par soixante piliers, deux transepts, un grand
184 REVUE DfS DEUX MONDES.
et un petit, formant la croix d'archevêque, un chœur et une ab-
side, et était percée de trois cent une fenêtres. De cet immense
édifice, tout ce qui reste maintenant, c'est une énorme tour octo-
gone^.à l'extérieur, d'aspect un peu lourd et bizarre aujourd'hui
qu'elle est séparée de l'ensemble avec lequel elle s'harmonisait,
— et à l'intérieur l'extrémité méridionale d'un des bras du grand
transept. C'est bien peu certes, et cependant ce peu suffit pour re-
composer assez bien l'édifice en imagination , surtout si on com-
plète ce précieux document de pierre par les souvenirs de quel-
ques-unes des églises abbatiales qui avaient emprunté en partie
leur architecture à l'église-mère dont elles dépendaient, Saint Phi-
libert de Tournus, Sainte-Croix de La Charité sur Loire par exemple.
On aura une idée de la grandeur de l'édifice, si nous disons que ce
bout de transept restant suffit à lui seul à constituer toute une
église, et qu'il forme aujourd'hui la chapelle où les cinq ou six
cents enfans et jeunes gens qui composent le collège et l'école nor-
male professionnelle de Cluny assistent aux cérémonies du culte. Je
dois à ce transept la perte d'un préjugé très ancien. Jusqu'à pré-
sent j'avais cru que l'art roman était moins capable que le gothique
d'élancement, de sublimité mystique; il a bien fallu me rendre à
l'évidence, et certes toute personne qui pénétrera sous cette voûte
d'une hardiesse sans égale sera détrompé comme moi. L'œil suit
avecétonnement le vol de ces colonnes qui s'élancent vers la voûte
avec une agilité qui défie celle de la plus svelte ogive, et qui vien-
nent réunir leurs extrémités dans un arc brisé d'une élégance in-
comparable. Nul édifice n'a jamais produit, avec des proportions
restreintes qu'on peut calculer et mesurer, une pareille idée de la
hauteur. Cette voûte, c'est vraiment l'inaccessible rendu visible;
mais, hélas ! ce sentiment de la hauteur est tout ce que ce transept
crée avec certitude : il ne peut nous donner à aucun degré un égal
sentiment de la profondeur, car les longues allées auxquelles il se
reliait ont disparu, et l'œil, rencontrant de toutes parts la barrière
de cloisons infranchissables, n'a d'autre ressource pour échapper
à cette pri?on que de se lever en haut et d'aller chercher sa liberté
dans la contemplation de la voûte.
Ce transept, dis-je, est tout ce qui reste de l'ancienne église de
Cluny, sauf une chapelle gothique construite au xv^ siècle par
l'abbé Jean de Bourbon, et qui est maintenant distincte de l'édifice
auquel elle se reliait autrefois. Cette chapelle, très bien conservée,
à l'exception des sculptures, qui ont été fort mutilées, est d'une re-
marquable élégance, mais cette élégance paraît bien fade au sortir
du grand transept. Quant aux débris de l'abbaye qui ont été sauvés
de la destruction complète, aux éclats lancés par la mine qu'il fal-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D ART. 185
lut employer ponr faire sauter ses murailles et ses tours, aux frag-
mens de ses tombes, que la pioche s'est lassée de morceler, les cu-
rieux doivent les aller chercher au palais abbatial, dont le proprié-
taire actuel, M. Ochier, avec une libéralité tradidonnelle (1), a
transformé en musée ouvert au public quelques-unes des salies
et des galeries. Ils y trouveront un certain nombre de chapitea.ix
curieusement sculptés, des fragmens intéressans des tombes de
saint Hugues et de Pierre le Vénérable. Nous nous abstiendrons
de décrire ces fragmens, qui perdent une partie de leur intérêt à
n'être pas vus sur place, et qui ne sont pas même des membriis
séparés du grand corps dont ils faisaient partie, mais des atomes
désormais éparset sans cohésion. Pour tout ce qui regarde ces restes
de l'abbaye et l'ancienne abbaye elle-même, nous nous faisons un
devoir d'inviter tout curieux à se munir en Bourgogne d'un petit
livre paru il y a peu de temps et écrit par M. Penjon, habitant
de Cluny même, travail excellent où ils trouveront de toutes ces
miettes un catalogue aussi minutieux que fidèle. Ils y trouveront
encore, hélas! une révélation bien tristement curieuse, car ils y
apprendront que ce n'est pas à la révolution française qu'il faut
attribuer la destruction de cette église abbatiale, chef-d'œuvre de
l'architecture romane et merveille unique au monde. L'église ab-
batiale était tout entière debout au sortir de la révolution, et les
habitans de Cluny firent tout ce qu'ils purent pour la sauver; mais
le consulat, qui avait de bien autres soucis que ceux de l'architec-
ture, resta sourd à leurs réclamations, et l'église, mise en adjudi-
cation à plusieurs r^^prises, tomba sous la pioche des compagnies
de démolitions restées célèbres sous le nom de bande noire.
Cluny présente un curieux spectacle. Son abbaye a disparu, et
il n'est encore quelque chose que par elle, il ne vit matériellement
que d'elle. A l'exception de son égliso paroissiaJe de Notre-Dame,
église gothique fort sombre où règne un crépuscule éternel, Cluny
ne possède rien qui ne soit un démembrement de l'abbaye. C'est
l'abbaye qui lui tient lieu d'hôtel de ville et de justice de paix;
c'est dans les immenses bâti mens de l'abbaye transformés en salles
d'étude et en dortoirs qu'on a installé le collège et l'école profes-
sionnelle qui fut instituée, il y a quelques années, sous le minis-
tère de M. Duruy; c'est donc grâce à l'abbaye qu'on a pu loger le
surcroît de cette jeune population qui est un des élémens de la
modeste prospérité de Cluny, et qui l'aide doucement à vivre. Un
(I) En parcourant les registres des bienfaiteurs de l'hôpital, curieux par les noms
qu'ils contiennent, j'y trouve bien des fois au xvii'' siècle celui de membres de cette
famille, tous dass les ordres.
186 KEVUE DES DEUX MONDES.
second établissement d'utilité publique, un haras, est installé dans
une autre partie des constructions. Les interminables jardins, au-
jourd hui réservés aux récréations des enfans, ont longtemps servi
de promenale publique aux habitans; ils seraient assez vasies pour
la promenade d'une ville de premier ordre. Il n'y a qu'une seule
habitation rnagtiilique à Gluny, c'est l'ancien palais abbatial. Que
dis-je? la ville même n'existe que de ses débris, car des rues en-
tières ont été construites avec ses pierres. Ainsi le Gluny actuel,
c'est encore l'abbaye, et rien que l'abbaye : le vivant non-seulement
a hérité du mort, mais il est lié à son cadavre, dont il ne pourrait
être détaché sans niourir lui-même sur l'heure; c'est le passé qui
fournit encore au présent son aumône et sa sportule de chaque jour.
Aussi la petite ville a-t-e!le peu changé de caractère et prési^nte-
t-elle à peu près l'aspect qu'elle devait avoir autrefois. Un certain
nombre de vieilles maisons du moyen âge ont disparu, il est vrai,
mais il lui en reste encore en quantité suffisante pour lui garanti
la persistance do son ancienne originalité. Je ne sais si ces maisons
sont bien commodes, en tout cas elles sont charmantes avec leurs
fenêtres en arc roman séparées en deux ouvertures par une élé-
gante colonnette, imitation visible de l'archilectnre religieuse dont
les habitans avaient, le modèle sous les yeux. Les maisons modernes
qui ont reu)pl;i,cé les anciennes visent peu d'ailleurs à inaugurer
une vie nouvelle, tant elles affichent peu de prétentions; les rues
ne sont ni mieux p ivées, ni plus correctement tracées qu'elles ne
le furent probablement autrefois, et les habitans semblent, dirait-
on, borner leur ambition à continuer dans l'indépendance la vie
tranquille que menèreni leurs pères dans la soumission. Une fois
encore, je constate à Gluny cette insouciance de tonte apparence
extérieure, ce sans-façon et cette bonhomie populaire qui distin-
guent les anciennes villes ecclésiastiques; ici ce sans-façon arrive à
une modestie réelle, et cette bonhomie à une profonde tranquillité.
C'est une viile qui est recouverte pour toujours par une grande
ombre, et elle possède la paix et la douceur de l'ombre.
Emile Montégdt.
ÉTUDES FINANCIÈRES
LES ANCIENNES GABELLES ET L'IMPOT DU SEL.
Depuis la mort de Colbert, c'est-à-dire depuis le 6 septembre
16S3, un Siul exercice, celui de 1829, s'est soldé par un excédant
de recettes, sans emprunts, sans surtaxes, sans suspension de
l'amoriissement, sans contributions de guerre levées en pays en-
nemi. Cet excédant s'élevait à près de 80 nïillions; mais c'est là
un phénomène financier qui ne s'est plus rep'oduit. La révolution
de juillet, toute pacifique qu'elle fût, jeta une perturbation pro-
fond ; dans la fortune publique; les six premières annoes du nouveau
règne furent marquées par des crises continuelles, et ce n'est guère
que vers 1836 que la prospérité reprit son essor, que les recettes
arrivèrent à peu de chose près à couvrir les dépenses. Les subven-
tions accordées par l'état aux chemins de lér, le développement de
la viabilité, les grands travaux d'utilité publique, les arméniens né-
cessités en 18ZiO par la question d'Orient, forcèrent le gouvernement
de juillet à re<ourir à quelques emprunts; cependant le chiffie de
ces emprunts fut toujours très modéré. La dette inscrite ne s'était
augmentée en dix-huit ans que de 14 millions de rentes annuelles,
le 5 pour 100 avait atteint 126 francs, le 3 92 fi-ancs; le crédit de
l'état était assis sur les bases les plus solides. On pouvait espérer
de voir se réaliser dans un avenir prochain cet éqiàlibre que Sully,
Colbert et lesd Tuiers ministres de la restauration étai -nt seuls par-
venus à établir depuis le jour où Philippe le Bel avait posé la base
du système moderne par la création des impôis d'état, étendus à
toutes les classes et à toutes les provinces du royaume, lorsque la
188 REVUE D£S DEUX MONDES.
révolution de février vint brusquement renverser tous les calculs et
détruire toutes les espérances.
A dater de cette époque, le budget et la dette suivent d'année en
année une effrayante progression. Sous la seconde république, les
impôts fonciers et personnels s'augmentent de 219,667,727 francs;
les impôts indirects, qui donnent la mesure de l'aisance des popu-
lations, perdent llil millions. L'amortissement est suspendu, ainsi
que le remboursement en numéraire des bons du trésor et des dé-
pôts faits aux caisses d'épargne, et la dette inscrite est portée à
227 millions de rentes annuelles, soit en une seule année 51 millions
de plus que sous le règne de Louis-Philippe.
Ce n'était point le second empire qui pouvait rétablir l'équilibre.
De 1852 à 186^ , 239 millions furent ajoutés à la dette inscrite. La
guerre du Mexique vint encore aggraver les charges, et la guerre
contre l'Allemagne, en nous attirant les plus terribles désastres,
nous a mis en présence d'une situation financière qui rappelle les
plus tristes jours de notre histoire. Aujourd'hui, par suite des fata-
lités de la défaite, le capital de notre dette s'élève à plus de 20 mil-
liards, notre budget à 2 milliards hOQ millions, non compris les dé-
penses départementales, et près de la moitié de cette énorme somme
est absorbée par l'intérêt de la dette. L'illustre homme d'état à qui
la France a confié ses destinées a fait tout ce qu'on pouvait attendre
de son patriotisme et de sa haute raison pour relever les ruines
amoncelées sous nos pas. Le pays s'est soumis sans murmure à
tous les sacrifices pour payer la rançon de la France aux Germains,
comme Charles le Gros, dans la décadence cailovingienne, l'avait
payée aux pirates normands. L'Europe nous a donné un éclatant
témoignage de sa confiance et de sa sympathie en s'associant à nos
emprunts avec un empressement dont on ne trouve aucun exemple
dans l'histoire des autres peuples, — et pourtant, malgré la bonne
volonté de tous et les immenses ressources de notre agriculture
et de notre industrie (1), le redoutable problème de l'équilibre bud-
gétaire est loin d'être résolu. ^
Pour faire face aux 600 millions de dépense annuelle que nous
a imposés la guerre de Prusse, il a fallu épuiser toutes les inven-
tions de la fiscalité, augmenter les anciens impôts, en créer de nou-
veaux, et fouiller la société dans ses profondeurs comme les pion-
niers californiens fouillent la terre pour y chercher de l'or; mais les
augmentations et les nouvelles taxes peuvent compromettre, anéan-
tir même certaines industries, elles peuvent diminuer dans une
(1) Le prsduit annuel de notre industrie est évalua à 6 milliards et le produit de
notre agricullture à 7 milliards 500 millions. Paris figure a lui seul pour 1 milliard
300 millions dans la statistique industrielle.
l'impôt du sel. 189
forte proportion le chiffre des recettes, car l'impôt se détruit lui-
même par sa propre exagération, soit en provoquant une contre-
bande active, soit en ralentissant la consommation, soit enfin en
nécessitant des frais de perception qui absorbent une partie de ses
produits. Ce sont là des vérités élémentaires; les faits qui se pas-
sent sous nos yeux, la discussion du budget de 1873, les rapports
des commissions de l'assemblée nationale, ne les confirment que
trop, et les preuves à l'appui sont malheureusement trop nom-
breuses.
Ainsi les postes, qui figuraient au budget des recettes de 1872
pour 117,628,000 francs, ne sont portées au budget de 1873 que
pour 11/1,128,000 francs, et pour les neuf premiers mois de l'exer-
cice courant elles accusent un déficit de plus de 9 millions, ce qui
tient exclusivement à la surtaxe territoriale et locale des 5 centimes.
L'impôt sur le sucre, qui donnait àO millions, n'en donnera plus
que 30, bien qu'il ait été augmenté de 50 pour 100, parce que la
fraude s'est organisée sur la plus grande échelle, et qu'elle est fa-
vorisée par un mode vicieux de perception; il en est de même pour
le tabac, de même pour les poudres. L'impôt sur les chevaux et les
voitures porte un coup fatal à notre industrie chevaline, déjà si peu
prospère, et qui ne réalise aujourd'hui quelques bénéfices qu'en
vendant, par l'intermédiaire d'agens anglais, ses chevaux de trait à
l'intendance prussienne pour la remonte de l'artillerie de l'empe-
reur Guillaume. L'impôt si vivement discuté sur les matières pre-
mières semble également devoir donner lieu à de graves mécomptes,
et ce qui résulte en définitive de l'application du nouveau système,
c'est que les recettes de 1872 resteront de 160 à 200 millions au-
dessous des prévisions budgétaires.
Il y a là un fait inquiétant pour l'avenir, car l'évaluation anticipée
des recettes n'est et ne peut être exacte que pour les contributions
directes, dont le rendement est connu d'avance et le recouvrement
assuré, sauf quelques non- valeurs relativement peu importantes;
pour tout le reste, douanes, tabacs, boissons, voitures, matières pre-
mières, timbre, etc., les fixations laissent toujours un aléa considé-
rable, en raison de l'influence que peuvent exercer sur la consom-
mation, la circulation et les transactions commerciales, la politique
intérieure, les agissemens des partis, les crises agricoles ou indus-
trielles, les conditions climatériques, les relations internationales.
Or les contributions indirectes forment le plus gros chapitre de
notre budget, et, comme les dépenses sont fixées, non pas sur les
recettes elfectives, dont le chiffre ne peut être exactement déterminé
à l'avance, mais sur les recettes présumées, c'est-à-dire sur de
simples probabilités, nous sommes exposés à voir nos exercices fu-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
turs se solder enrore avec un découvert plus ou moins considé-
rable, comme dans la présente année 187*2. Dans les temps ordi-
naires, un di^couvert de 150 à 200 millions serait facile à cmnbler;
dans les circonstances actuelles, ce serait un véritable désastre, car
on ne pourrait y porter remède qu'en suspendant l'amortissement.
Que faut-il faire pour le prévenir?
Ici les dilTiciikés surgissent de toutes parts, et le problème est
trop complexe pour que nous l'abordions dans son ensemble, et
surtout pour que nous ayons la prétention de le résoudre; mais, en
attendant que l'application des nouveaux impôts ait permis d'en
vérifier les avaiitage's et les inconvéniens et d'y introduire, en se
fondant sur l'expérience à laquelle rien ne supplée, les améliora-
tions qui peuvent les rendre tout à la fois moins onéreux aux con-
tribuables et plus productifs pour le trésor, nous voulons (hercher
si par hasard on n'aurait point laissé perdre en partie, par des dé-
grèvemens que rien ne justifiait, l'une de nos plus importjintes res-
sources financières, l'une de celles qui peuvent donner les produits
les plus certains, les plus réguliers, sans entraîiier aucuns frais
supplén)efliaires de recouvrement, rapporter beaucoup sans sur-
charger les populations, et diminuer dans une large mesure les
chances du découvert que peuvent laisser après elles nos contri-
butions indirectes. Cette ressource, c'est l'impôt du sel.
On s'étot)nera peut-être que dans un temps de démocratie, où
l'amélioiation du bien-être matériel des classes laborieuses est-
considérée comme l'un des premiers devoirs dts économistes et des
gouvernemens, nous venions, au nom de l'équilibre du budget,
prendre la défense d'une taxe souvent condamnée comme désas-
treuse |)0ur les consommateurs peu aisés, comme essentiellement
préjiidiciable à l'agriculture, à l'alimentation piiblifjue, à l'industrie,
à la pêche côtière, à la grande pêche, aux intérêts de notre marine
marchande. Pour nous, la question se résume en quelques mots :
l'impôt du sel justifie- t-il les accusations dont il est l'objet? Faut-
il chercher la cause de son impopularité dans la taxe en elle-même,
telle qu'elle est établie depuis le commencement du siècle, ou dans
des souvenirs qui remontent à l'époque où, sous le nom de gabelles,
il formait ie dixième environ des revenus de la monarchie? La ré-
probation dont quelques hommes politiques l'ont frap[)é a-t-elle
toujours eu pour seul mobile l'intérêt des consommateurs? Peut-on
enfin lui demander plus qu'il ne donne sans jeter dans la vie éco-
nomique du pays une nouvelle et regrettable perturbaiion? Telles
sont les questions auxquelles nous allons essayer de répondie, en
montrant d'abord ce qu'était cet impôt sous l'ancien régime.
l'impôt du sel. 191
I.
Les érudits ont longuement disserté sur la question de savoir à
quelle époque remontait en France la gabelle du sel. i.es uns en
ont attribué r(>tablissemeiit à Philippe-Augus'e, les autres à saint
Louis ou à Philippe de Valois. Ou trouve en effet, dès le xii" siècle,
des droits sur cet.te denrée; mais ces droits n'étaient fjue des péages
féodaux, et la gabelle, coiiime iuipôt royal, date très certainement
du régne de Louis X. Une ordonnance de ce prince porte que, les
fraudes et les exactions commises par les marchan'ls de sel étant
une cause de misère pour le peuple, le commerce de cette denrée
sera fait à l'avenir par les officiers royaux. Eu 13û"2, Philippe de
Valois, pour régulariser l'action de ces officiers, institua, sous le
nom de greniers à sel, des juridictions qui connaissaient de tous les
faits relatifs à la vente de cette marchandise, à la perception des taxes
dont elle était frappée, et qui jugeaient au criminel les fraudeurs et
les contiebandiers. Ce fut là l'origine du monopfda que le gouver-
nement de l'ancien régime a exploité pendant cinq cents ans avec
une rigueur qui ne rappelle que trop l'implacable dureté du fisc im-
périal romain. Le sel, pour parler le langage du temps, fut incorporé
au domaine, c'est-à-dire qu'il devint la propriété exclusive du roi,
une sorte de substance privilégiée que Dieu avait créée tout exprès
pour alimenter son trésor. On ne pouvait l'extraire des mines ou
des eanx de la mer sans son autorisation, on ne pouvait le vendre
à d'autres qu'à lui, l'acheter à d'autres qu'à lui, et toujours au
prix qu'il fixait lui-même.
Le gouvernement, maître absolu de la matière imposable, ne se
contentait pas d'exagérer les larifs de vente et de les doubler ar-
bitrairement d'un jour à l'autre; il forçait les contribuables à
prendre chaque année une quantité de sel détermin^^e, ajoutant
ainsi la consoumiation forcée au monopo'e, et, pour s'assurer que
le fisc ne perdait aucun de ses droits, il exerçait un espionnage de
tous les instans ou plutôt une inquisition aussi ombrageuse que
l'inquisition catholique. Cette surveillance était d'autant plus vexa-
toire qu'elle était confiée à des commis ramassés dans les bas-fonds
de la société, que l'on avait soin de choisir, comme le dit un vieil
économiste, parmi les animaux les plus terribles, pour effrayer les
populations et leur montrer qu'elles n'avaient à espérer aucune pi-
tié, si elles osaient se permettre la moindre résistance.
Ma'gré quelques adoucissemens passagers, l'adniinistration des
gabelles fut aus.^i oppressive, plus oppressive mèuie sous les Bour-
bons que sous les Valois, car les dépenses de l'état étaient plus
192 REVUE DES DEUX MONDES.
fortes, le pouvoir royal plus absolu; les états- généraux, réunis
pour la dernière fois en l(5l/i, ne pouvaient plus protester, comme
ils l'avaient fait au xiv* et au xv'' siècle, « contre les violences, in-
justices et rançonnemens des gabeleurs, et les charges importables,
mortelles et pestiférés qui travaillaient merveilleusement le pauvre
peuple. » Le fisc pouvait tout se permettre, et les précautions
les plus minutieuses, les plus tyranniques même, étaient prises
pour que le sel du î-oi, qu'on appelait aussi sel de devoir, entrât
seul dans la circulation. Les habitans voisins des mines et les ri-
verains de l'Océan se voyaient soumis à un véritable état de siège,
et, comme le dit l'intendant des finances Moreau de Beaumont, dont
le témoignage ne saurait être suspect, puisqu'il était à la tète de
l'administration, « malheur à l'habitant du littoral qui, s'autorisant
de la liberté naturelle, aurait été prendre de l'eau de mer pour la
mêler avec de l'eau douce et l'aurait employée à faire cuire les lé-
gumes qui composaient sa seule nourriture! » Les animaux eux-
mêmes étaient mis en surveillance, et, quand ils approchaient des
marais salans ou des grèves que le retrait des marées laissait à dé-
couvert, on les confisquait au profit du trésor.
Les gabeleurs fixaieut tous les ans la quantité de sel que chaque
famille devait acheter dans les greniers royaux, sans tenir aucun
compte de ses besoins et de ses ressources. Ils en réglaient ensuite
l'emploi livre par livre, ou plutôt poignée par poignée : il y en avait
tant pour la salière, tant pour le pot-au-feu et pour les viandes de
conserve, tant pour les hommes, les femmes et les enfans. Les
commis pénétraient sans cesse dans les maisons pour recenser les
individus, constater que les règlemens n'étaient pas enfreints, et
que les consommateurs n'employaient point par exemple à saler du
lard ce qui leur avait été assigné pour saler leur soupe. L'absurdité
du formalisme était poussée si loin, qu'en vertu d'une ordonnance
de janvier 1629 les étrangers qui approvisionnaient la France de
morue et de saumon étaient tenus, en passant la frontière ou en
abordant sur les côtes, de jeter le sel de leurs barils comme im-
monde parce qu'il n'avait pas été pris dans les greniers du roi.
Malgré les besoins du trésor, la permanence du déficit et l'âpreté
du fisc, le régime des gabelles ne fut jamais étendu à la France en-
tière. Un certain nombre de provinces avaient stipulé, au moment
de leur annexion, qu'elles n'y seraient point assujetties ; d'autres
s'en étaient rachetées, d'autres encore en avaient obtenu l'exemp-
tion en récompense de leurs services militaires et de leur attache-
ment à la cause nationale, de telle sorte que, dans ce royaume
formé de lambeaux péniblement arrachés l'un après l'autre à la
féodalité ou à l'étranger, les contribuables se trouvaient soumis.
l'impôt du sel. 193
pour le même impôt, à des conditions très différentes, suivant les
lieux qu'ils habitaient. A la veille même de la révolution, on dis-
tinguait encore les provinces de grandes gabelles, — de petites ga-
belles, — de salines, — les pays du quart bouillon, — les provinces
rédimées, et les provinces franches. Les provinces de grandes ga-
belles comprenaient les plus anciennes enclaves de la monarchie;
elles s'approvisionnaient dans les greniers du roi, la consommation
forcée y était établie, et c'était sur elles que l'exploitation fiscale
s'exerçait avec le plus de rigueur. Les provinces de petites gabelles
s'approvisionnaient également dans les greniers; elles étaient su-
jettes aux mêmes tarifs, mais la consommation y était libre. Les
provinces de salines subissaient la consommation forcée; cependant,
comme elles alimentaient Jes greniers , elles payaient le sel moins
cher que dans les deux premières zones. Les provinces rédimées ne
payaient rien et jouissaient d'une liberté complète, parce qu'elles
s'étaient rachetées sous Henri II moyennant 1,700,000 livres; il en
était de même des provinces franches, Bretagne, Artois, Flandres,
Trois-Évêchés, Basse-Navarre, c'est-à-dire des provinces le plus
récemment annexées ou conquises, les rois ayant cherché à gagner
leur attachement et leur fidélité par des privilèges d'exemption.
Enfin les pays de quart bouillon, tout en jouissant de certaines im-
munités, ne pouvaient user que du sel produit sur les lieux mêmes
par l'ébuUition du sable imprégné d'eau de mer.
Au milieu de cet enchevêtrement, la consommation variait, sui-
vant les lieux, entre 9 livres et 25 livres par tête; elle rapportait au
fisc 30 millions sous Louis XIV, et 58 sous Louis XYI; mais, par
suite des franchises locales, cette somme n'était prélevée que sur les
deux tiers environ de la population totale, soit 16 millions de con-
tribuables, et encore fallait-il déduire de ces 16 millions les privi-
légiés de la noblesse , du clergé et de la bourgeoisie, car, s'il était
admis en principe que les trois ordres étaient soumis aux impôts
de circulation et de consommation, y compris les gabelles, une foule
d'individus trouvaient moyen de s'en faire exempter, soit par fa-
veur, soit par argent. Une grande partie du fardeau se trouvait
ainsi rejetée sur les non-privilégiés, qui payaient pour les autres,
et, comme tous les impôts exagérés, inégalement répartis et dure-
ment perçus, les gabelles, depuis le xiv^ siècle jusqu'à la fin du
xviii^, donnèrent lieu aux plus vives réclamations, et produisirent
les mêmes effets que tous les impôts entachés des mêmes vices,
c'est-à-dire la contrebande et la révolte.
Ce n'était point seulement aux frontières du royaume, c'était au
cœur même de la France que la contrebande s'exerçait sur la plus
grande échelle. Les droits étant très élevés dans certaines zones, et
TOME cm. — 1873. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
le prix de revient très minime dans d'autres, elle ofï'rait de grandes
chances de bénéfices, et elle s'était organisée comme une iiidustrie
régulière, comme une sorte de commandite commerciale, dont les
contribuables s'empressaient de seconder les opérations , pour les
venger du fisc. Les faux-sauniers, bien armés et bien montés, se
réunissaient par bandes de trois ou quatre cents, livraient des
combats en règle aux gabeleurs, et forçaient les lignes des douanes
intérieures. Les soldats eux-mêmes prenaient part à ce trafic. Sous
Louis XIII et sous Louis XIV, on vit des compagnies entières faire
la fraude, d'accord avec leurs officiers, qui partageaient les béné-
fices, ou qui fermaient les yeux quand ils n'avaient point d'argent
pour payer leurs hommes, comme le colonel de Pontis, qui se
vante, dans ses Mémoires, d'avoir trouvé le moyen de faire vivre
ainsi son régiment, « sans que le roi ait eu rien à débourser. »
Au désordre de la contrebande s'ajoutaient, comme nous l'avons
dit déjà, les désordres sanglans de l'émeute. Reims, Dijon, Rouen,
furent le théâtre, au xv® siècle, de troubles très graves, uniquement
provoqués par la tyrannique administration des gabelles. En 1548,
les paysans se rassemblèrent au nombre de 40,000 dans les envi-
rons de Cognac et de Ghâteauneuf; ils mirent les troupes royales en
déroute, s'emparèrent de Saintes, qu'ils livrèrent au pillage, rava-
gèrent les environs d'Angoulême, de Poitiers et de Blaye, et firent
sommer Bordeaux de leur fournir un contingent d'hommes armés
et équipés. La populace de cette ville, surexcitée par leur approche,
brûla les gabeleurs, pilla les maisons des riches, resta en état de
révolte ouverte pendant tout un mois, et le gouvernement, pour la
faire rentrer dans le devoir, fut obligé de mettre en campagne un
corps de 6,000 hommes sous les ordres du duc d'Aumale et du con-
nétable de Montmorency. Des faits analogues se passèrent dans la
Bretagne en 1675, c'est-à-dire au moment où Louis XIV était à
l'apogée de sa puissance : quatorze paroisses du pays d'Armorique
publièrent sous le nom de Code paysan les statuts d'une association
qui avait pour objet de faire abroger l'impôt du papier timbré, de
la marque des ouvrages d'étain et du sel. « Il est défendu, disait le
Code paysan, à peine d'être passé par la fourche, de donner retraite
à la gabelle ou à ses enfans, de leur fournir ni à manger ni aucune
commodité; mais au contraire il est enjoint de tirer sur elle comme
sur un chien enragé. » Cet ordre fut ponctuellement suivi depuis
Douarnenez jusqu'à Goncarneau, et cette fois encore il ne fallut pas
moins de 6,000 hommes des meilleures troupes du roi pour rétablir
l'ordre (1).
(1) On trouvera la cosflrmatîon de tous les faits ci-dessus mentionnés dans les do-
l'impôt du sel. 195
Au lieu de réformer les abus qui soulevaient les populations, le
gouvernement déployait pour les maintenir une impitoyable rigueur.
Les moindres contraventions étaient punies de fortes amendes, et,
comme les délinquans se trouvaient presque toujours hors d'état
de les payer, tous les habitans de la paroisse en étaient rendus so-
lidaires. On avait recours, pour arrêter la contrebande, « à des
peines extravagantes et pareilles à celles que l'on inOige pour les
plus grands crimes (1). » Les cahiers des états de lù8/i constatent
que dans l'espace de quelques années plus de cinq cents faux-sau-
niers avaient été exécutés rien que dans le Maine, l'Anjou et le
pays chartrain. La mort, dans les derniers siècles, fut remplacée
par la prison, le fouet, la marque et les galères. Sous Louis XIV, on
arrêtait en moyenne chaque année 2,000 hommes, 1,800 femmes,
6,500 enfans. Sur ce nombre, 300 individus de tout âge étaient
envoyés aux bagnes pour le reste de leurs jours, et sous Louis XVI
on y comptait encore 1,800 forçats exclusivement condamnés pour
faux-saunage. Quant aux révoltes, on peut dire qu'elles étaient
noyées dans le sang. Les chefs du mouvement de 1548 périrent
tous dans d'affreux supplices à Saintes, à Angoulême et à Bor-
deaux; les paysans des paroisses unies du pays (TAnnorique, les
bonnets rouges, comme on les appelait, furent décimés, et M'"^ de
Sévigné, qui déraisonne toujours et qui perd la pudeur de la pitié
quand il s'agit des vilains, eut la satisfaction, en se rendant à sa
terre des Rochers, de les voir pendus aux arbres des routes et des
villages, comme elle l'avait souhaité, « pour leur apprendre à par-
ler. »
Cinq siècles d'oppression fiscale avaient amassé dans toutes les
classes de la vieille société française des ressentimens profonds
contre les gabelles. Les états-généraux de 89 déclarèrent que cet
impôt détesté devait disparaître à jamais. Le premier acte des ven-
geances populaires, dans l'irrésistible mouvement de la révolution,
fut de piller les greniers et de brûler les bureaux des gabeleurs. Le
sel du roi avait fait son temps comme la royauté capétienne elle-
même, et la loi du 10 mai 1790 vint détruire le monopole qui depuis
Philippe de Valois avait soulevé « la malgrâce des grands comme
cumens suivans : Traité des aydes, tailles et gabelles j par Lazare du Crot, '1G3G, in-8°;
— Moreau de Beaumont, Mémoires concernant les droits et impositions, 17G8-1789,
in-4'', t. 111, p. 1 à 276; — Forbonnais, Recherches sur les finances, passim; — Necker,
De l'Administration des finances, t. Il, p. 1 et suiv. — Les principale^ ordonnances
sur les gabelles sont celles du 25 septembre 1315, 15 février 1345, 24 janvier 1372,
23 mai 1499, juin 1517, 25 août 1535, 13 août 1579, juiu 1U60, mars 1G81. — On les
trouvera dans le Recueil des ordonnances du Louvre et les Anciennes lois françaises
d'Isambert.
(1) Montesquieu, Esprit des Lots, liv. xni, cbap. 8.
196 RKVUE DES DEUX MONDES.
des petits; » mais elle n'en a point effacé le souvenir, car il est des
institutions qui disparaissent sans se faire oublier, quand elles ont
été une source d'oppression et de misère, témoin l'inquisition, la
dîme et les droits féodaux (1), dont les partis s'arment encore aujour-
d'hui contre le catholicisme ou les éventualités d'une restauration
monarchique. Il en est de même pour l'impôt du sel. On sait va-
guement dans les foules qu'il a contribué à la chute de l'ancienne
monarchie; on sait qu'il a fait peser sur les classes roturières un
intolérable fardeau, que les bagnes se sont ouverts, que les écha-
fauds se sont dressés pour ses victimes, et c'est là sans aucun doute
la cause obscure et lointaine de la réprobation qu'il inspire , sans
que rien dans le présent vienne justifier, comme nous allons le voir,
les préventions dont il est l'objet.
II.
La loi de 1790 avait déclaré le commerce du sel entièrement libre.
Ce fut pour le budget une perte nette de 60 millions, et par suite
une cause aggravante des embarras financiers; mais on était encore
trop près du régime des gabelles pour rétablir, même après la ré-
forme complète des anciens abus, un droit quelconque, si minime
qu'il pût être, sur une denrée qui, après avoir été regardée comme
la propriété du roi, était regardée comme la propriété du peuple.
Au lieu d'imposer le sel, on vendit les salines appartenant à l'état;
cependant, comme tous les gouvernemens, quels que soient leurs
principes et leur origine, finissent toujours par se retrouver en pré-
sence des mêmes nécessités budgétaires, il fallut après quelques
années rendre au fisc la matière imposable que la révolution lui
avait enlevée, et de nouvelles taxes furent établies en 1803. La loi
du 24 avril 1806 fixa les droits à deux décimes par kilogramme, et
le produit de ces droits dépassa l'année suivante la somme de
ho millions, ce qui représentait 1 fr. 25 cent, environ par tête d'ha-
bitant. Les tarifs restèrent à peu de chose près les mêmes pendant
toute la durée du premier empire, car Napoléon se défiait sage-
ment des innovations en matière de finances, et c'était surtout par
des contributions levées en pays ennemi qu'il faisait face aux dé-
penses intérieures et aux armemens de terre et de mer, conformé-
ment à la maxime que « la guerre doit nourrir la guerre. »
(1) La dîme et les droits féodaux ont été exploités, dans certaines professions de
foi radicales, comme l'un des argumens les plus concluans en faveur de l'abolition
définitive de la monarchie. « Si vous choisissez des députés qui travaillent au rétablis-
sement de la royauté, elle vous ramènera la dlme et les droits féodaux. » Il n'en fal-
lait pas davantage pour faire voter les ruraux contre les candidats prétendus monar-
chistes.
l'impôt du sel. 197
La restauration, qui devait payer un milliard à la coalition euro-
péenne pour débarrasser le territoire de la présence de l'étranger,
n'eut garde de toucher à l'impôt du sel. A la veille même de la
révolution de juillet, M. de Chabrol, dans son Rajjport au roi sur
V admimslraiion des finances, en faisait valoir les avantages. Il
constatait que, malgré les droits, la consommation ne s'était ja-
mais ralentie, qu'elle était en 1829 de 7 kilogrammes ZiOO grammes
par individu, et le produit total de la taxe de 60,120,130 francs, ce
qui donnait une moyenne de 2 francs par tête. « La place impor-
tante que cette contribution occupe dans le budget de l'état, disait
M. de Chabrol, ne permet pas d'en modifier le tarif sans s'exposer
à déranger l'équilibre de notre situation financière, et ce sera tou-
jours une mesure difficile et embarrassante que de proposer une
réduction qui pourrait considérablement affaiblir cette ressource
indispensable, et forcer ensuite le gouvernement à redemander de
plus onéreux sacrifices à ceux-là mêmes qui auraient obtenu un
dégrèvement dont les résultats auraient trompé sa prévoyance (1). »
C'est en grande partie le droit de 28 fr. 50 cent, par quintal mé-
trique qui a permis à la restauration de constituer un fonds d'amor-
tissement annuel de 79 millions, et de rembourser 34 millions de
rentes. Les contribuables ne se plaignaient pas, car l'impôt était en
définitive fort léger, et, réparti sur une faible consommation de
chaque jour, il passait inaperçu; mais la révolution de juillet vint
tout à coup lui susciter de nombreux adversaires. L'opposition ra-
dicale de 1830 s'en fit une arme contre le nouveau gouvernement,
parce qu'il faut toujours aux oppositions une formule vulgaire et
banale qu'elles exploitent, à défaut de motifs plausibles et sérieux,
contre les pouvoirs qu'elles veulent renverser. — Louis-Philippe, di-
sait-on, touche 12 millions de liste civile, et cette somme est en par-
tie prélevée « sur la nourriture du peuple.» — Les quêteurs de popu-
larité répétèrent à la chambre et dans les journaux que l'impôt du sel
faisait peser sur les classes laborieuses des charges hors de propor-
tion avec leurs ressources, qu'il ruinait la grande pêche et la pêche
côtière, qu'il était contraire aux intérêts de l'agriculture, qu'il ne
rappelait que trop la désastreuse administration des gabelles, et
qu'il devait disparaître comme toutes les taxes qui frappaient le
prolétariat. Le gouvernement, tout en s'effoi'çant d'améliorer l'exer-
cice, jugea, comme M. de Chabrol, qu'on ne pouvait supprimer la taxe
(1) Le rapport de M. de Chabrol est une œuvre des plus remarquables. 11 fut pré-
sent*^ à Charles X le IS mars 1830, et il prouve avec la dernière évidence qu'en fait
d'administiation financière la restauration n'a rien à envier aux plus habiles gouver-
nemens. C'c^t à deux de ses ministres, le baron Louis et M. de Villèle, qu'est due
notre orsanisation moderne dans ce qu'elle a de sage et de pratique.
198 REVUE DES DEUX MONDES.
sans désorganiser le budget des recettes; mais l'opposition, qui s'in-
quiétait peu de l'équilibre budgétaire, n'avait point désarmé. De nom-
breuses pétitions furent rédigées pour réclamer soit un dégrèvement,
soit l'entière franchise, et au mois de janvier 18^8 le gouvernement
adressa aux chambres de commerce un questionnaire pour savoir
s'il était opportun de retrancher les deux tiers des droits établis. « La
gravité des manifestations, disait le questionnaire, doit attirer toute
la sollicitude du gouvernement. Sans doute, c'est pour lui un devoir
de résister aux entraînemens les plus honorables, mais c'est égale-
ment son devoir de reconnaître et de constater l'opinion publique,
et de concilier, si cela est possible, avec la réalisation des vœux
qu'il doit respecter, l'intérêt de l'état qu'il doit défendre. » Le ques-
tionnaire rappelait en même temps que, la consommation étant de
240 à 2/i5 millions de kilogrammes, un dégrèvement des deux tiers
réduirait de hS millions le revenu public, et qu'en supposant que le
trésor retrouvât dans une consommation plus active ce que le dé-
grèvement lui faisait perdre, il fallait arriver à 700 millions de ki-
logrammes pour établir les compensations fiscales. Tous les pro-
blèmes que pouvait soulever le maintien ou l'abaissement des droits
étaient posés avec une grande clarté et une grande bonne foi, et
sur tous les points du territoire les conseils-généraux, les chambres
de commerce, les propriétaires des mines et des marais salans, se
mettaient en mesure d'y répondre, lorsque la révolution de février
vint brusquement suspendre l'enquête et laisser à la merci du gou-
vernement provisoire, c'est-à-dire à l'arbitraire de quelques dicta-
teurs de hasard, la solution des diuicultés que le gouvernement
déchu ne croyait pouvoir résoudre qu'après avoir consulté tous les
intérêts et fait appel à toutes les expériences.
Le parti que les surprises de l'émeute venaient de porter au
pouvoir avait promis pendant dix-huit ans « d'améliorer le sort
des masses; » mais il n'est pas donné aux hommes d'improviser
le bien-être, et la situation économique du pays, profondément
troublée par les événemens, ne démentit que trop les utopies des
réformateurs de l'ordre social. Il fallait cependant faire quelque
chose pour ce peuple qui mettait généreusement trois mois de mi-
sères au service du nouveau gouvernement, et l'on ne trouva rien
de mieux que de supprimer l'impôt du sel. 60 millions furent ainsi
rayés d'un trait de plume du budget des recettes; mais cette sup-
pression laissait dans le trésor un vide trop grand pour qu'il fût
possible de la maintenir. Tandis que d'un côté on faisait disparaître
une taxe qui ne mettait à la charge des contribuables que 1 franc
60 centimes environ par tête, on doublait, par les hb centimes, la
contribution foncière, et cet énorme accroissement n'en laissait pas
l'impôt du sel, 199
moins dans le budget des recettes un déficit de près de 560 mil-
lions. L'année I8/18 n'était point encore écoulée, que l'assem-
blée nationale rétablissait la taxe, en la diminuant toutefois des
deux tiers, c'est-à-dire en la fixant à 10 francs par 100 kilogrammes
au lieu de 30 francs, comme sous la restauration et !e règne de
Louis-Philippe. Ce tarif fut maintenu sous le second empire, et par
sa modération même il semblait ne devoir provoquer aucune plainte;
toutefois au milieu de nos vicissitudes politiques, et par suite de
causes très diverses, une question nouvelle, celle de la décadence
des salines de l'ouest, avait surgi à côté de la question purement
fiscale.
La région de l'ouest occupait, on le sait, il y a trente ans à peine,
une situation prépondérante dans l'industrie des sels : elle appro-
visionnait les trois quarts du territoire de la France; mais elle a vu
depuis sa prospérité décroître rapidement. L'est et le midi l'ont re-
foulée par une marche continue, et aujourd'hui la zone de consom-
mation de ses produits se trouve réduite à vingt départemens. La
valeur de ses marais salans a diminué de moitié, et la crise a
frappé Z!5,000 individus, répartis entre 7,000 familles de paludiers
et 5,000 familles de propriétaires. Des pétitions nombreuses et pres-
sant;;s furent adressées au sénat afin de provoquer des mesures ré-
paratrices en faveur des intéressés. "Iles pétitions donnèrent lieu
à plusieurs rapports très remarquables de M. Dumas; une en-
quête fut ordonnée par décision impériale en date du 15 mars
1866, et des commissions, composées des hommes les plus compé-
tens, se rendirent simultanément sur les divers points du terri-
toire. L'ouest, le midi et l'est furent mis en présence; producteurs
de toutes les régions, raffineurs, commerçans, industriels employant
le sel, ouvriers travaillant de leurs mains, en un mot tous les inté-
ressés, à quelque titre que ce soit, ont apporté leurs renseignemens,
leurs explications, leurs prétentions. Les résultats de cette vaste et
consciencieuse enquête ont été consignés dans trois volumes in-fo-
lio publiés en 1868 et 1869 par le ministère de l'agriculture, du
commerce et des travaux publics, et l'on trouverait difficilement
dans les annales administratives un travail plus approfondi, et qui
mette plus sûrement sur la voie des améliorations et des réformes
de nature à concilier les intérêts, trop souvent contradictoires, des
diverses zones territoriales où s'exerce l'industrie du sel.
INous ne suivrons point ici dans leurs détails multiples et com-
plexes les procès- verbaux et les rapports des commissions; il suffit
de les signaler en exprimant le vœu qu'une prompte satisfaction
soit donnée aux plaintes souvent trop légitimes qui s'y trouvent
consignées, car les événemens dont notre malheureux pays a été le
théâtre dans ces trois dernières années n'ont point permis de mener
200 REVUE DES DKUX MONDES.
à bonne fin l'œuvre commencée en 1866. Ce que nous voulons seu-
lement constater, d'après l'enquête elle-même, au point de vue
particulier de la question budgétaire, c'est que l'impôt n'est entré
pour rien dans les souffrances de l'industrie salinière de l'ouest, que
les motifs mis en avant pour le combattre ne résistent pas à
l'examen,, et que, pour certaines branches de la consommation, on
peut le surtaxer sans entraîner les inconvéniens que quelques per-
sonnes s'obstinent encore à redouter aujourd'hui.
III.
La répartition des sels français entre les divers débouchés pré-
sente pour la période quinquennale de 1861 à 1865 les résultats
suivans :
Consommation alimentaire G0,8 pour iOO
Grande pêche 5,1 pour 100
Petite pêche 2,8 pour 100
Soude et produits chimiques 15,0 pour 100
Exportation 10,3 pour 100
C'est, on le voit, la consommation alimentaire qui absorbe la plus
grande partie des produits indigènes, et c'est sur elle que porte la
presque totalité des droits, -car le sel appliqué aux autres usages
est admis à des dégrèvemens pîus ou moins considérables, et quel-
quefois même il jouit d'une entière franchise. Cette consommation
paie au fisc 10 centimes par kilogramme, et comme prix marchand
20 centimes. L'impôt représente donc la moitié de la valeur totale
du kilogramme, et c'est là ce qui a donné lieu à de si vives récla-
mations. Toutefois la question n'est point de savoir s'il y a une dis-
proportion excessive entre le chiffre de l'impôt et la valeur intrin-
sèque de la matière première; il s'agit seulement de constater que ce
chiffre s'applique à une denrée d'un usage indispensable et univer-
sel, ce qui lui donne, par cette universalité même, une grande im-
portance comme revenu fiscal, que la consommation individuelle de
cette denrée est en même temps très restreinte, et que, dans les
conditions actuelles du droit de 10 centimes, elle n'impose aux
contribuables qu'une charge annuelle de 85 centimes par tête. Ceci
posé, on peut se demander si, dans la triste situation financière où
nous sommes réduits, une surtaxe de 10 centimes n'apporterait pas
au budget un supplément de recettes fort important et qu'on peut
évaluer par le doublement à 30 millions au minimum, car le di'oit
actuel figure au budget de 1872 pour 38,686,000 fr., dont 27 mil-
lions sont perçus par les douanes, et 10 millions par les contribu-
tions indirectes.
Peut-on invoquer contre cette surtaxe de 10 centimes l'intérêt du
l'impôt du sel. 201
consommateur? nous ne le pensons pas, car la totalité de l'impôt
s'élèverait par tête à 1 fr. 70 cent., et de toutes les contributions
existantes celle-là serait encore la plus modérée et la plus inoffen-
sive. La consommation ne serait évidemment point ralentie, parce
qu'elle est générale, constante, forcée en quelque sorte, — et ce
qui prouve avec la dernière évidence qu'elle n'est point subordon-
née au tarif des droits, c'est que d'une part, au moment même où
les tarifs étaient le plus élevés, elle suivait une marche uniforme
et régulière sans autre accroissement que celui qui résultait de
l'accroissement de la population, et que, d'autre part, la suppres-
sion des droits en 18/i8 l'a laissée exactement dans les mêmes con-
ditions, sans que le progrès ait été appréciable. Or, du moment où
la consommation ne diminue pas, les intérêts du producteur sont
pleinement sauvegardés; quant au petit commerce, au commerce
de détail, — et sur ce point les renseignemens que nous avons re-
cueillis sont unanimes, — l'augmentation lui est parfaitement in-
différente , parce qu'il est habitué à regarder depuis longtemps le
sel comme un article sacrifié, sur lequel il ne gagne pas, et qui n'a
pour lui qu'un seul avantage, celui de faire prendre aux cliens la
route de ses magasins. « Nous vendrons le sel 10 centimes de plus,
disent les détaillans, et nous n'en vendrons pas 1 kilogramme de
moins (1). »
Il est bien entendu qu'en proposant une augmentation de taxe,
nous la faisons porter uniquement sur la consommation alimentaire,
et que nous respectons les dégrèvemens et les franchises accordés
par les règlemens actuels à la grande et à la petite pêche, aux usines
qui fabriquent des produits à base de sel, ainsi qu'à l'agriculture;
mais sur ces points on ne saurait encore appeler avec trop d'insis-
tance l'attention des économistes et des législateurs, parce que le
régime de la franchise est lui-même susceptible d'améliorations
importantes.
Depuis plus d'un demi- siècle, l'emploi du sel dans l'agriculture,
soit comme engrais, soit comme addition à la nourriture des ani-
maux, a été l'objet des plus vives controverses. Non-seulement,
a-t-on dit, le sel marin doit fournir au sol la soude et le chlore
nécessaires à la végétation, et remplacer les sels de potasse dans
les terres où ils font défaut, il doit encore augmenter la produc-
tion de la viande dans des proportions considérables, et préser-
ver les animaux contre la plupart des épizooties. Le fondateur de
l'école de Roville, l'illustre Mathieu de Dombasle, parut un moment
(1) Nous nous empressons de remercier ici M. Mondiaux, président de la chambre
de commerce d'Abbeville, et M. Emile d'Orval, l'un des agriculteurs les plus distingués
de la région du nord, qui nous ont fourni d'exacts renseignemens avec la plus parfaite
obliïeance.
202 REVUE DES DEUX MONDES.
partager cette opinion, mais il n'acceptait jamais une théorie agro-
nomique sans la vérifier par l'expérience, et les essais qu'il a tentés
ne lui ont donné que des résultats négatifs. Dès 1839, il les signa-
lait à ses élèves, et il constatait que la suppression des droits d'en-
trée en Angleterre en vue du progrès agricole n'avait rien produit
d'avantageux. « La demande du sel, dit-il, s'est accrue durant la
première année, mais elle se réduisit bientôt, à peu de chose près,
aux mêmes limites qu'elle avait avant l'établissement de la fran-
chise. » Dans un rapport adressé au sénat le 31 mai 186/i, M. Dumas
a émis la même opinion que Mathieu de Dombasle au sujet de l'em-
ploi du sel dans les exploitations agricoles, et les faits qui se sont
passés en France depuis 18/i6, époque de la réduction de la taxe,
laissent peser une grande incertitude sur l'efficacité pratique de
cette nouvelle méthode de fumure du sol et d'alimentation du bé-
tail. La consommation a été en effet très irrégulière, et elle pré-
sente des intermittences qui semblent indiquer que de nombreuses
déceptions se sont produites. De 18Z16 à 1851, elle passe du chiffre
de 250 à 2,000 tonnes, pour retomber dans les années suivantes
à 800, 300 et même 150 tonnes, et se relever ensuite à 2,030 en
1866, à 2,150 l'année suivante. Ce fait est d'autant plus remar-
quable que le sel est de beaucoup le moins cher de tous les en-
grais commerciaux, et qu'il est en môme temps très peu coûteux
comme élément nutritif; le tableau ci-joint le prouve surabondam-
ment :
Prix comparé des engrais du commerce par 100 kilos.
Sel de morue pour engrais 2 fr. 50 cent.
Sels dénaturés pour engrais et bestiaux:. . 4 fr. 50 cent.
Poudrette ÎO fr. » cent.
Tourteaux de colza triturés 1 8 fr. 50 cent.
Guano 38 fr. » cent.
Nitrate de sonde 48 fr. » cent.
Sulfate d'ammoniaque C3 fr. » cent.
Nitrate de potasse 85 fr. » cent.
Des renseignemens recueillis pendant l'enquête et des expé-
riences le plus récemment faites, il résulte que, si le sel ne paraît
point jusqu'à présent avoir réussi comme engrais, il n'en est pas
tout à fait de même pour ralimentation des bestiaux; mais il n'en
est pas moins important que les essais puissent être reproduits en
grande culture dans des conditions très diverses de sol, de pro-
duits agricoles, de saison et d'assolement. H est donc indispensable
que le dégrèvement soit ici maintenu; mais aujourd'hui le cul-
tivateur ne peut jouir de cet avantage qu'à la condition de rendre
par divers mélanges, tels que son, tourteaux de graines oléagi-
neuses, etc., les sels qu'il emploie impropres à tout autre usage que
l'impôt du sel. 203
la nutrition du bétail. Ces mélanges, connus sous le nom de dénatii-
ratîon, se font sous la surveillance des agens du fisc; ils entraînent
une suite d'opérations très minutieuses et très gênantes. Quelques
praticiens préfèrent même, pour s'y soustraire, perdre le bénéfice du
dégrèvement et employer du sel pur, qu'ils paient le double. C'est
là ce qui retarde et souvent ce qui empêche les essais et les ap-
plications, et il est urgent que ce système soit modifié, si, comme
on a tout lieu de l'espérer, il est démontré que la consommation
agricole, en devenant plus active et en se généralisant, puisse
améliorer l'élevage et l'engraissement du bétail, ce qui rendrait
un immense service en raison du prix toujours croissant de la
viande de boucherie.
Les franchises accordées à la pêche donnent également lieu à une
réglementation très compliquée et en certains points préjudiciable
au trésor. On accorde en effet pour la salaison de 900 harengs 30 ki-
logrammes de sel en franchise, ce qui est une proportion trop forte,
au dire des hommes les plus compétens, et pour 12,2/iO harengs
saurs on accorde 200 kilogrammes, ce qui est encore beaucoup
trop; mais ce n'est point là le seul inconvénient. Comme la plupart
des règlemens fiscaux, ceux qui régissent la salaison nécessitent
par l'extrême minutie des détails une surveillance des plus actives;
ils imposent à l'administration des douanes un service très pénible,
et ils exigent un personnel plus nombreux. Ici encore, tout en
maintenant les franchises, il y a à réformer, à simplifier, et par
cela même à économiser des frais de régie.
Quant aux sels étrangers importés en France, l'opinion était una-
nime en 1866 pour demander que les droits, très minimes d'ailleurs,
dont ils étaient frappés fussent strictement maintenus : aujour-
d'hui elle est unanime à demander qu'ils soient surtaxés, et elle le
demande avec raison, car l'introduction de ces sels n'est d'aucun
intérêt pour l'alimentation ou l'industrie, la production française
dépassant de 20 pour 100 la consommation, ce qui laisse tous les
ans 125,000 tonnes invendues, quantité équivalente, à peu de
chose près, aux quantités importées.
Nous n'ajouterons pas d'autres détails à ceux qu'on vient de lire,
car le but de cette étude n'est pas de résoudre les difficiles pro-
blèmes que soulèvent toujours les questions de tarifs. Il nous suffit
d'avoir montré que l'impopularité de l'impôt du sel tient au souve-
nir des gabelles; que les dégrèveraens dont la consommation ali-
mentaire a été l'objet ont été avant tout inspirés par l'esprit de
parti et cette recherche de vaine popularité qui égare les hommes
les mieux intentionnés eux-mêmes; que de toutes les contributions
acquittées en France celle-là est la plus légère, la plus certaine, et
qu'elle peut, par une surtaxe qui ne compromet aucun intérêt,
20/l REVUE DES DEUX MONDES.
assurer au trésor une ressource inespérée de 30 millions; nous
avons voulu rappeler en même temps les enquêtes ouvertes et pu-
bliées de 1866 à 1869, parce qu'elles ont eu pour résultat de con-
stater les souffrances trop réelles des saliniers de l'ouest, qu'elles
ont indiqué, autant qu'on peut le faire en semblable matière, le re-
mède de ces souffrances, et que depuis rien d'important n'a été
fait pour l'appliquer. La faute en est sans nul doute aux circon-
stances inouies que nous venons de traverser; mais, même dans
les temps calmes et réguliers, nous ne sommes que trop disposés à
laisser la proie pour courir après l'ombre, à nous passionner pour
des abstractions, au détriment des idées pratiques. Nous oublions
qu'au moment où l'un des plus grands hommes de notre histoire,
Colbert, a voulu abolir l'absurde système des douanes intérieures,
il a passé quatre ans à se renseigner et à préparer les nouveaux
tarifs, et que, grâce à la prudente habileté de son administration,
à sa sollicitude étendue aux détails les plus indifférens en appa-
rence, il a su en six ans réduire les dépenses de 53 millions à 32,
obtenir un excédant de 30 millions, et faire entrer au trésor 50 mil-
lions de plus que sous ses prédécesseurs, par les économies réalisées
sur les frais d'exercice, par l'activité que donnait à la consomma-
tion la juste proportion des tarifs, par la répression de la fraude et
des malversations impudemment commises par les comptables.
Aujourd'hui nous n'avons plus à craindre les détournemens, les
exactions et les manœuvres frauduleuses dont les plus grands per-
sonnages eux-mêmes se rendaient coupables sous l'ancien régime.
Les contribuables ne paient que ce qu'ils doivent payer, l'état encaisse
tout ce qu'ils ont payé, et nous connaissons à un centime près les
sommes qui sortent de notre bourse pour entrer au trésor et qui
reviennent du trésor à notre bourse; mais par malheur les ques-
tions budgétaires, les questions de tarifs, à la fois si importantes et
si obscures, si décisives même pour la prospérité et la puissance
du pays, n'obtiennent pas chez nous l'attention qu'elles méritent.
Nous improvisons nos budgets avec une désinvolture sans égale,
et quand nous voyons les chapitres les plus importans des recettes
ou des dépenses défiler à la minute devant nos législateurs, nous
nous rappelons le vers que M""' Pernelle adresse à sa bru :
Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre,
et nous n'avons plus à nous étonner des nombreux mécomptes que
nous réservent des fixations hâtives et insuffisamment étudiées.
Chables Louandre.
SURSUM CORDA
Si tous les astres, ô nature,
Trompant la main qui les conduit,
S'entre-choquaient par aventure
Pour se dissoudre dans la nuit ;
Ou, comme une flotte qui sombre,
Si ces foyers, grands et petits,
Lentement dévorés par l'ombre,
Y disparaissaient engloutis.
Tu pourrais repeupler l'abîme
Et rallumer un firmament
Plus riche encore et plus sublime
Avec la terre seulement!
Car il te suffirait, pour rendre
A l'infini tous ses flambeaux,
D'y secouer 1" humai ne cendre
Qui sommeille au fond des tombeaux,
La cendre des cœurs innombrables,
Enfouis, mais brûlans toujours,
Où demeurent inaltérables.
Dans la mort, d'immortels amours.
Sous la terre, dont les entrailles
Absorbent les cœurs trépassés,
En six mille ans de funérailles
Quels trésors de flamme amassés !
Combien dans l'ombre sépulcrale
Dorment d'invisibles rayons !
Quelle semence sidérale
Dans la poudre des passions !
206 REVUE DES DEUX MONDES.
Ah ! que sous la voûte infinie
Périssent les anciens soleils,
Avec les éclairs du génie
Tu feras des midis pareils ;
Tu feras des nuits populeuses,
Des nuits pleines de diamans,
En leur donnant pour nébuleuses
Tous les rêves des cœurs aimans;
Les étoiles plus solitaires
Eparses dans le sombre azur,
Tu les feras des cœurs austères
Ardens d'un feu profond et sûr;
Et tu feras la blanche voie,
Qui nous semble un ruisseau lacté,
De la pure et sereine joie
Des cœurs morts avant leur été ;
Tu feras jaillir tout entière
L'antique étoile de Vénus
D'un atome de la poussière
Des cœurs qu'elle embrasa le plus;
Et les fermes cœurs, pour l'attaque
Et la résistance doués,
Reformeront le zodiaque
Où les titans furent cloués I
Pour moi-même enfin, grain de sable
Dans la multitude des morts,-
Si ce que j'ai d'impérissable
Doit scintiller au ciel d'alors,
Qu'un astre généreux renaisse
De mes cendres à leur réveil !
Rallume au feu de ma jeunesse
Le plus clair, le plus chaud soleil !
Rendant sa flamme primitive
A Siiius, des nuits vainqueur.
Fais-en la pourpre encor plus vive
Avec tout le sang de mon cœur !
SURSUM CORDA. 207
LA COUPE.
Dans les verres épais du cabaret brutal,
Le vin bleu coule à flots et sans trêve à la ronde ;
Dans les calices fins moins fréquemment abonde
Un vin dont la clarté soit digne du cristal.
Solitaire, attendant du haut d'un piédestal
Un cru dont la noblesse à la sienne réponde,
La coupe d'or toujours, bien que large et profonde,
Est vide : on y respecte et l'œuvre et le métal.
Plus le vase est grossier de forme et de matière.
Mieux il trouve à combler sa contenance entière,
Aux plus beaux seulement il n'est point de liqueur.
C'est ainsi : plus on vaut, plus fièrement on aime,
Et qui rêve pour soi la pureté suprême
D'aucun terrestre amour ne daigne emplir son cœur,
l'étranger.
SONNET.
Je me dis bien souvent : De quelle race es-tu ?
Ton cœur ne trouve rien qui l'enchaîne ou ravisse,
Ta pensée et tes sens, rien qui les assouvisse :
Il semble qu'un bonheur infini te soit dû.
Pourtant quel paradis as-tu jamais perdu?
A quelle auguste cause as-tu rendu service?
Pour ne voir ici-bas que laideur et qut3 vice.
Quelle est ta beauté propre et ta propre vertu ?
A mes vagues regrets d'un ciel que j'imagine,
A mes dégoûts divins, il faut une origine :
Vainement je la cherche en mon cœur de limon,
Et, moi-même étonné des douleurs que j'exprime,
J'écoute en moi pleurer un étranger sublime
Qui m'a toujours caché sa patrie et son nom.
Sully Prudhomme.
ÎL\
31 décombro 1372.
Les jours s'envolent, les mois se succèdent avec une étonnante rapi-
dité, et voilà que déjà nous touchons à la dernière heure de la deuxième
année révolue depuis que la France a vu se tourner contre elle la for-
tune irritée, depuis qu'elle a été devant le monde la victime d'une in-
comparable catastrophe publique. Autrefois cette heure privilégiée et
consacrée qui sépare deux périodes du temps revenait avec son cortège
de pensées heureuses, de vœux illimités et d'espoirs renaissans. Tout au
plus se laissait-on aller un instant, avant de reprendre sa course , à la
vague et émouvante impression de la fuite des choses. On oubliait
qu'une année de plus venait de passer pour ceux qui se rapprochent du
terme mystérieux, et on ne voyait que la joie aimable, bruyante, des en-
fans entrant dans la vie par la porte dorée, faisant leur première étape
vers un avenir qu'on pouvait envisager avec confiance. Maintenant on
aurait beau vouloir se faire illusion en renouant de son mieux les vieilles
et familières habitudes, le destin est devenu sévère pour nous. Les fêtes
les plus douces elles-mêmes se voilent d'une ombre insaisissable. Dans
tous les souhaits qu'on peut former, il y a comme une amertume se-
crète, comme un souvenir involontaire et obsédant des malheurs qu'on
a traversés. On ne peut se défendre d'un certain mouvement de tris-
tesse et d'anxiété, car enfin, à ce point imperceptible du temps oii nous
sommes aujourd'hui, on se trouve entre un passé douloureux qui pèse
sur tous les cœurs patriotiques et un avenir qui est la plus redoutable
énigme, qui sera ce qu'on le fera, — qui réserve dans tous les cas à
notre pays des luttes nouvelles et des efforts nouveaux pour retrouver
tout ce qu'il a perdu. Puisqu'il y a déjà deux ans que ces grands deuils
publics ont été infligés à la France, on est invinciblement porté à se de-
mander ce qui a été fait, quelles résolutions généreuses ont été prises,
quels travaux sérieux et fructueux ont été accomplis, comment en un
BÉVUE. — CHRONIQUE. 209
mot cette année qui s'achève, qui va se perdre dans le tourbillon des
choses évanouies, a préparé l'année qui commence.
Non certainement, cette année qui finit n'a point été perdue. N'eût-
elle d'autre recommandation dans l'histoire que d'avoir donné à la
France le temps de respirer, de se reposer et de se reconnaître après
la guerre étrangère et la guerre civile, au lendemain de ce double ac-
cès de fièvre pernicieuse qui pouvait être mortel, elle serait encore
bienfaisante, elle mériterait le renom modeste d'une année utilement em-
ployée. Ce malheureux pays si dévasté, si broyé, si menacé dans sa puis-
sance et jusque dans son existence, il s'est retrouvé très promptement
debout, ne demandant qu'à vivre, aimant la paix qu'on lui faisait, accep-
tant sans murmurer les sacrifices nécessaires, et tout prêt à payer d'une
popularité honnête les efforts tentés pour lui rendre la sécurité et le
travail. En vérité, le pays, c'est le héros collectif et obscur de cette pé-
riode d'épreuves où nous sommes engagés. On le fait bien souvent par-
ler, on lui prête des exigences, des prétentions ou des passions qu'on
voudrait sans doute lui inspirer, et dont on compterait peut-être se ser-
vir. Le fait est que, fixé à peu près sur ce qu'il ne veut pas, également
éloigné de tous les partis extrêmes, il se montre volontiers facile et ré-
signé sur tout le reste, attendant ce qu'on fera de lui, et jusque-là se
soumettant sans peine et sans effort à un gouvernement qu'il sait bien
intentionné, qui lui inspire de la confiance. Aux yeux de la nation fran-
çaise, c'est le gouvernement de la convalescence et du repos après les
crises violentes. Le secret de la popularité de M. Thiers est là tout en-
tier. Depuis un an, c'est vraiment l'histoire de la France, de la France
qui travaille obscurément, qui reprend tous les jours la tâche à peine
interrompue, sans s'intéresser bien vivement aux diversions dont on lui
offre parfois le dangereux et inutile spectacle. Oui, depuis un an , le
pays a donné sa patience et son calme. Que lui a-t-on donné en échange?
qu'a-t-on fait pour cette réorganisation nationale, qui reste toujours le
premier mot de tous les programmes politiques? Assurément on n'est
point resté inactif ou indifférent devant tant de nécessités impérieuses. Il
y a eu quelques grands actes, et le premier de tous a été cet emprunt
de trois milliards, véritable victoire du crédit de la France, qui assure
désormais tous les moyens d'obtenir, de hâter sans doute la libération
du territoire. On a fait aussi cette loi de recrutement qui prépare la
reconstitution militaire de la France, qui va justement entrer en vigueur
avec l'année nouvelle. On est allé au plus pressé, à l'emprunt, à la loi
de recrutement, aux lois de finances, aux impôts devenus nécessaires, à
tout ce qui assure l'expédition des affaires dans un grand pays où la
vie nationale ne peut rester interrompue.
C'est là ce qu'on pourrait appeler le côté utile et fructueux dans
l'œuvre que l'assemblée et le gouvernement poursuivent ou doivent
TOME cm. — 1873. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
poursuivre en commun, et, si on s'en était tenu à ces travaux aussi pro-
fitables que sérieux, il y avait certes de quoi enflammer les zèles les
plus patriotiques et occuper les activités les plus impatientes. C'était ce
qui répondait aux nécessités de toute une situation, aux dispositions pu-
bliques. Malheureusement, par une de ces fatalités étranges et inva-
riables de la vie des peuples, les passions politiques, un moment ré-
duites au silence par l'excès des misères nationales, ces passions n'ont
pas tardé à se réveiller plus vivaces et plus implacables que jamais.
Les partis, qui avaient paru d'abord s'incliner devant le malheur de la
France, ont bientôt cédé à la tentation, ils sont revenus au combat avec
leurs antagonismes irréconciliables, avec leurs armes, leurs mots d'ordre
et leurs drapeaux. L'apaisement même qui se faisait sentir dans le pays
n'a servi qu'à irriter les espérances des impatiens de tous les camps,
pressés de faire triompher leur cause. Les questions les plus graves de
réorganisation publique n'ont été qu'un prétexte de conflits où les ressen-
timens, les ambitions, les antipathies personnelles, les amours-propres
ont fait oublier les intérêts les plus essentiels. Légitimistes, monarchistes
du centre droit, radicaux, impérialistes, républicains de la gauche ou du
centre gauche, tout s'en est mêlé, et une fois de plus la France a offert
le spectacle d'une société où la masse nationale laissée à elle-même ne
demande qu'à vivre paisible, où ceux qui sont chargés de la représen-
ter et de la conduire, qui devraient donner l'exemple de la prévoyance
et de la modération, sont les premiers à se laisser emporter, à déchaî-
ner les tempêtes, à provoquer des crises périlleuses ou inutiles. C'est
en réalité l'histoire de cette dernière et courte session de six semaines.
Elle a été une sorte d'orage permanent, une mêlée confuse de passions
et de partis se jetant à la fois sur toutes les questions irritantes et inso-
lubles, lorsque des vacances nouvelles de quelques jours sont venues
heureusement interrompre cette œuvre d'agitation en laissant à la ré-
flexion, aux inspirations patriotiques, à toutes les influences de concilia-
tion, le temps de reprendre leur empire.
On en est là aujourd'hui. L'année qui finit laisse à l'année qui com-
mence ce difficile héritage. Est-ce la guerre des partis qui se rallumera
à la rentrée prochaine de l'assemblée? est-ce la paix intérieure qui sor-
tira définitivement de ces complications imprudemment soulevées? As-
surément les questions qui ont suscité ces conflits ou qui en ont été le
prétexte ne sont point réglées; les partis n'ont point désarmé, ils res-
tent au contraire dans cette sorte d'attente fiévreuse où il suffit quel-
quefois d'une circonstance imprévue pour ranimer toutes les passions de
combat, où les plus violens, se jetant en avant, sans écouter les esprits
modérés et réfléchis, peuvent engager les luttes les plus dangereuses.
Il y a cependant un fait sensible et favorable qui apparaît au premier
coup d'œil : c'est que de jour en jour, d'heure en heure, la paix re-
REVUE. — CHRONIQUE. 211
trouve des chances, parce qu'elle est manifestement le vœu le plus pro-
fond du pays, parce qu'elle est une véritable nécessité publique qui
s'impose à toutes les volontés, parce qu'enfin les partis viennent d'éprou-
ver une fois de plus qu'ils sont impuissans lorsqu'ils veulent changer à
leur profit une situation qui les domine, qui se résume tout entière
dans la coexistence de l'assemblée et du gouvernement. La droite a
voulu ouvrir une campagne contre le gouvernement, elle a essayé de lui
imposer, sous la forme d'une responsabilité ministérielle qui n'était
qu'une combinaison de guerre, une direction exclusive de parti ; elle a
échoué. Elle a créé des difficultés, une confusion momentanée, une in-
terversion de tous les rapports naturels des opinions; elle n'a réussi
en définitive qu'à rendre plus apparente la nécessité de ce gouver-
nement qu'on ne pouvait remplacer que par l'inconnu , par des pou-
voirs contestés, par une crise en permanence. La gauche à son tour a
voulu faire sa campagne contre l'assemblée : elle a échoué d'une ma-
nière plus éclatante encore, et, par une compensation favorable dans ce
jeu étrange des partis, il s'est trouvé que l'impatience agitatrice de la
gauche est venue fort à propos rétablir un certain équilibre, réparer les
fausses manœuvres de la droite, en offrant aux fractions conservatrices
de l'assemblée et au gouvernement une occasion de se rapprocher pour
écarter résolument une question périlleuse. C'est M. le garde des sceaux,
c'est M. Dufaure qui, dans un discours d'une éloquence sensée et vigou-
reuse, a tranché le nœud en redressant, en éclairant et en précisant cette
situation, en replaçant le gouvernement dans ses conditions naturelles
d'impartialité conciliante et protectrice.
Si jamais faute politique a été promptement et sévèrement punie, c'est
à coup sûr celle que la gauche a commise en soulevant avec la précipita-
tion la plus imprudente cette question de la dissolution de l'assemblée.
Elle avait suivi jusque-là une conduite qui n'était pas dépourvue d'une
certaine habileté et d'une certaine adresse. Elle avait su se contenir, se
donner l'avantage d'une alliance de raison et de modération avec le
gouvernement, accepter la république, telle que la définissait M.Thiers,
avec toutes les garanties de conservation et de protection pour les inté-
rêts sociaux de la France. Elle avait été un jour, le 29 novembre, un
des élémens d'une majorité qui avait été le bouclier du gouvernement
dans un conflit déplorablement engagé. Elle n'a pas su résister à la ten-
tation décevante d'une occasion qu'elle croyait favorable, et qui ne l'é-
tait pas. Là, comme partout, les plus modérés se sont laissé entraîner
par les plus violons. La gauche en un mot a voulu jouer le tout pour le
tout : en croyant mettre l'assemblée dans l'embarras, elle a perdu la
partie; mais aussi quelle étrange pensée d'engager une lutte sur un
terrain semblable, dans un pareil moment! La faute de la gauche n'é-
tait pas seulement de ne tenir aucun compte de la situation générale et
212 REVUE DES DEUX MONDES.
des conditions de prudence que doit imposer une douloureuse occupation
étrangère, de vouloir exposer le pays aux agitations lorsqu'il a besoin
au contraire d'éviter toutes les crises jusqu'à la libération complète de
son territoire. L'erreur de ceux qui ont soulevé cette question de la dis-
solution était de croire que le gouvernement pouvait les suivre ou tout
au moins leur laisser le bénéfice d'une connivence indirecte, d'un silence
énigmatique. C'était une méprise presque puérile. Le gouvernement ne
pouvait ni laisser affaiblir l'intégrité et les droits de l'assemblée, dont
ii est le délégué, ni même se taire, sous peine de paraître pactiser avec
une agitation révolutionnaire. Élever une telle question, c'était le con-
traindre à prendre un parti; soutenir la dissolution par des discours
comme celui de M. Gambetta ou de M. Louis Blanc, c'était lui offrir
roccasion facile de décliner publiquement toute solidarité avec ceux
qu'on l'accusait d'avoir pour alliés. Il en est résulté ce qu'on a vu, —
le discours par lequel M. Dufaure, faisant ce que M. Thiers lui-même
ne pouvait faire comme chef du gouvernement, a exécuté la gauche,
M. Gambetta, M. Louis Blanc, et le vote écrasant qui a clos cette dis-
cussion, qui fait de l'agitation dissolutioniste une sorte de manifesta-
tion factieuse sans écho dans le pays. Le 29 novembre, le gouver-
nement avait eu une faible majorité avec l'appui de la gauche; le
14 décembre, il a eu une majorité considérable contre la gauche. Voilà
ce qu'on a gagné, La situation s'est trouvée sensiblement modifiée par
ce seul fait de l'accord du gouvernement et de la majorité conservatrice
de la chambre sur la question la plus grave, celle de l'existence même
de l'assemblée, et après la gauche, si quelqu'un a été mis en déroute,
c'est en vérité un des généraux du centre gauche, M. Ricard, qui, se
trouvant sur le terrain, ayant à livrer bataille, a demandé une remise
au surlendemain. La bataille, à ce qu'il paraît, ne se passait pas comme
M. Ricard l'avait prévu. Voilà encore un chef de parti bien compromis,
et le centre gauche réduit à se remettre du désarroi où il est un in-
stant tombé dans cette affaire.
Un fait reste certain, cette discussion a montré une fois de plus
qu'une intelligence sérieuse, patriotique, est toujours possible entre le
gouvernement et une majorité considérable de l'assemblée. Puisqu'on
s'est entendu sur un des points les plus décisifs, pourquoi ne s'enten-
drait-on pas sur les autres questions qui restent à résoudre? Cette intel-
ligence, elle a été préparée par ce premier rapprochement si naturel et
si simple, dont les conséquences n'ont pas tardé à se faire sentir. A par-
tir de ce moment en effet, il est visible que la situation s'est en quelque
sorte détendue. Les rapports sont devenus plus faciles, l'esprit de con-
ciliation est en progrès, la confiance semble renaître entre le gouverne-
ment et cette commission des trente, que M. ïhiers appelait spiri-
tuellement la petite fille de la commission Kerdrel, qui reste chargée
REVUE. — CHRONIQUE. 213
d'examiner la grande question semi-constitutionnelle des relations des
pouvoirs publics et des conditions de la responsabilité ministérielle. Que
se passe-t-il dans cette commission et ces sous-commissions qui se sont
réunies plus d'une fois déjà, qui ont eu des conférences avec M. le pré-
sident de la république? Peu importe pour le moment. L'essentiel est
qu'il y ait un terrain commun sur lequel on se retrouve, et ce terrain
existe. A l'origine, la droite, représentée par la commission Kerdrel, puis
par la commission des trente, demandait simplement et exclusivement
la responsabilité ministérielle, dont elle se faisait une arme de guerre.
Le gouvernement de son côté demandait qu'on ne séparât pas la res-
ponsabilité ministérielle de l'organisatioa et de la régularisation des
pouvoirs publics. Aujourd'hui, du consentement de tout le monde, ces
questions sont inséparables : voilà le point de rapprochement. Il est bien
clair cependant que tout n'est pas fini, et que, si l'on veut aller heureu-
sement jusqu'au bout, la première condition est d'écarter d'une volonté
résolue les susceptibilités, les irritations, les défiances de l'esprit de
parti, de ne pas s'attarder dans ces polémiques vaines ou irritantes par
lesquelles on poursuit avant tout quelquefois un triomphe exclusif, en
quelque sorte personnel.
L'esprit de parti est véritablement ingénieux. Depuis quinze jours, il
n'est occupé qu'à scruter les dernières péripéties pour en faire sortir des
divisions nouvelles. Il ne cherche pas, quant à lui, ce qui peut rappro-
cher, il est à la poursuite de ce qui peut entretenir la guerre. Ses thèmes
sont tout trouvés. Il s'agit de savoir si le discours de M. Dufaure a dés-
avoué le message de M. Thiers ou si M. le président de la république a
désavoué à son tour M. le garde des sceaux dans le langage qu'il a tenu
devant la commission des trente, si le vote du H décembre est le dé-
menti du vote du 29 novembre, et si tous ces derniers incidens ne sont
pas une victoire de la droite sur le gouvernement. On pourra discuter à
perte de vue sur tout cela, on ne fera pas une politique bien profitable,
on n'arrivera qu'à multiplier les confusions. Non, sans doute, il n'y a
rien de tout ce qu'on voit. M. Dufaure, quand il s'est prononcé avec
une si verte éloquence sur la dissolution, n'a nullement désavoué le
message de M. Thiers, et M. Thiers, en parlant comme il l'a fait des pro-
jets constitutionnels devant la commission des trente, n'a nullement
désavoué M. Dufaure. Le vote du H décembre n'a point été une vic-
toire de la droite sur le gouvernement, qui s'y est associé, qui l'a
provoqué, qui lui a donné toute sa signification, et le vote du 29 no-
vembre n'était pas lui-même une victoire de la gauche, puisqu'il n'a
été certainement déterminé que par l'attitude du gouvernement. La
vérité est que la situation reste la même, telle que M. le président de
la république la définissait dans son message, et M. Thiers n'a eu rien
à rétracter de ce message, parce que dans ses paroles il n'y avait rieu
214 REVUE DES DEUX MONDES.
d'inconciliable avec ce que peuvent penser les hommes les plus con-
servateurs. Que disait M. Thiers? Il exprimait tout simplement l'opi-
nion qu'il était nécessaire de donner plus de fixité, plus de régula-
rité aux pouvoirs publics, plus de consistance au régime actuel. Comment
parlait de son côté M. d'Audiffret - Pasquier dans son discours sur la
dissolution? « Ne sortons pas, a-t-il dit, de la forme actuelle, de la ré-
publique au bon et grand sens du mot, la chose publique gérée dans l'in-
térêt de tous, avec le concours de tous les partis... Nous avons apporté
notre concours au gouvernement, acceptant la forme actuelle sans réti-
cence et sans arrière-pensée... » Au fond l'idée est la même. Pourquoi
dès lors compromettre ces élémens de conciliation dans des luttes nou-
velles dont nul ne peut prévoir l'issue? Pourquoi ne pas se rallier à ce
message, qui n'a pas certainement la prétention d'engager l'avenir,
qui est tout simplement le programme d'une politique prévoyante et
pratique?
Il y a des momens où il faut savoir se défendre des subtilités de mé-
taphysique parlementaire, des passions de combat, des entraînemens,
des luttes trop vives de parole, des conflits d'influence. La situation de
la France ne se prête plus à ces jeux, qui ont eu leur noblesse, mais qui
ne remédient pas à tous les maux, et tout ce qui s'est passé depuis deux
mois nous rappelait un discours que M. de Montalembert adressait à la
chambre de 1851 dans une heure où le pays était calme, où l'assem-
blée était agitée et où il y avait aussi des conflits de pouvoirs, a Consi-
dérez, disait-il, l'état du pays. Le pays était tranquille; il jouissait de
la paix que nous lui avious faite... Qu'est-ce qui l'a agité? Qu'est-ce qui
l'alarme en ce moa.ent? Permettez-moi de m'adresser du haut de cette
tribune aux deux pouvoirs... Je leur dis à tous deux d'une voix loyale et
respectueuse : Cessez cette guerre qui ne peut profiter qu'à nos ennemis
communs. Je leur demande à tous deux grâce pour le pays, grâce pour
son repos, pour son travail, pour son crédit... » 11 y a plus de vingt ans
de cela, les circonstances sont bien autrement graves aujourd'hui. Ce
n'est plus le moment de recommencer ces luttes, de risquer pour des
victoires de parti cette paix qui peut inaugurer heureusement l'année
nouvelle, qui, sans faire tort à personne, est certainement tout d'abord
l'œuvre d'un gouvernement qui a résolu ce double problème d'arracher
notre pays à la guerre étrangère et à la guerre civile.
Parce que la France a retrouvé un peu de repos après les formidables
événemens qui l'ont remuée jusqu'au plus profond de son existence na-
tionale, ce n'est pas une raison pour croire qu'on puisse tout se per-
mettre et qu'on en ail déjà fini avec ce funeste passé d'hier. Ce passé,
il reparaît au contraire à tout instant et sous toutes les formes; il fait
sentir son aiguillon , il pèse sur nous du poids de ces désastres qu'il faut
maintenant réparer, et dont le secret n'est même pas encore entière-
RETUE. — CHRONIQUE. 215
ment éclnirci. Comment ont-ils été possibles et comment se sont-ils pro-
duits, ces affreux désastres? C'est la grande et douloureuse question qui
se réveille sans cesse, qui s'agite surtout dans cette enquête dont l'as-
semblée nationale a pris l'initiative, où se pressent les témoignages, les
justifications et les explications quelquefois aussi accusatrices que les
faits eux-mêmes. La catastrophe a été si soudaine et si violente qu'on
est resté d'abord dans une sorte d'étourdissement. Peu à peu cependant
on commence à se remettre, à voir plus clair; la vérité jaillit par de-
grés du choc des contradictions, et cette vérité, telle qu'elle apparaît
aujourd'hui comme hier, après tous les éclaircissemens qui se succèdent,
c'est que jamais réellement on n'a conduit un pays à sa perte d'un
cœur plus léger, selon le mot étourdi et naïf de M. Emile OUivier, qui
disait certainement bien plus vrai qu'il ne le croyait.
Que M. le duc de Gramont, par les révélations qu'il laisse entrevoir
maintenant, cherche à préciser ce qu'on peut appeler la partie diploma-
tique de cette triste aventure, qu'il s'efforce de dégager sa responsabilité
de ministre des affaires étrangères, rien n'est plus simple. On lui a re-
proché de s'être jeté dans la guerre sans alliances, M. le président de la
république lui-même, évoquant les souvenirs de son voyage à travers
l'Europe au lendemain du k septembre, a dit nettement que l'empire ne
pouvait compter sur personne, que M. de Beust et M, Andrassy n'avaient
rien négligé pour arrêter le gouvernement français, pour lui enlever toute
illusion sur la possibilité d'un concours armé de l'Autriche. M. le duc de
Gramont ne veut pas rester sous le coup de ce reproche, et, sortant cette
fois de la réserve diplomatique où il s'était renfermé devant la com-
mission d'enquête, il soutient qu'on ne lui a pas tenu le langage que
M. Thiers prêle au cabinet de Vienne, qu'on lui a fait au contraire cette
déclaration significative : « l'Autriche considère la cause de la France
comme la sienne et contribuera au succès de ses armes dans les limites du
possible. )) Soit, c'est l'incident diplomatique du jour, qui fait du bruit à
Vienne comme à Paris, qui ne laisse point évidemment d'avoir quelque
importance, et qui sera sans doute éclairci jusqu'au bout. Au fond, ce
n'est pas là précisément la question, ou du moins, ce n'est qu'un des
élémens de cette terrible question de la guerre de 1870.
L'important, l'essentiel, ce qui apparaît désormais distinctement à tra-
vers les dépositions de l'enquête, c'est que, depuis le premier moment
jusqu'au dernier, on marche à cette effroyable aventure en se laissant al-
ler à une sorte de fascination puérile, sans savoir où l'on va ni ce qu'on
veut, sans se rendre compte de la portée de ce qu'on fait, et il est mal-
heureusement vrai que tout le monde a eu un peu son rôle dans cette
grande et fatale étourderie. Le premier exemple de ce décousu de la
politique impériale, c'est l'histoire de cette déclaration du 6 juillet, qui
engageait tout. Comment se produisait-elle, cette déclaration ? Ceux qui
216 REVUE DES DEUX MONDES.
l'ont imaginée semblent avoir tout oublié, tant leurs témoignages sont
contradictoires, lis ne s'entendent même plus sur la réalité d'un fait
qui, selon nous, est tout simplement celui-ci. A la première nouvelle de
la candidature du prince de Hohenzollern au trône d'Espagne, M. le duc
de Gramont se rend au conseil des ministres, à Saint-Cloud, porteur
d'une note qui doit être lue le même jour au corps législatif, et qui est
d'une diplomatie assez modérée, assez correcte pour ne rien compro-
mettre. Aussitôt, autour de cette table de conseil, on s'échauffe à l'envi,
on trouve que la note du ministre des affaires étrangères ne répond
pas à la situation, qu'elle ne montre pas assez l'épée de la France, et
sur-le-champ dans un impromptu, de la meilleure plume qu'on peut
trouver, on ajoute une phrase à effet sans se donner même le temps
d'en peser les termes et les conséquences. C'est cette note ainsi modifiée
que M. de Gramont va lire peu d'instans après au corps législatif, et qui
en quelques heures va retentir en Europe. Ainsi, voilà un gouvernement
qui en quelques minutes, sans plus de réflexion, improvise une note
par laquelle il va se rendre toute retraite presque impossible, qui est
par elle-même une véritable déclaration de guerre!
Autre fait. Une fois sur cette pente, tout marche rapidement. Les né-
gociations à coups de télégrammes conduisent à une rupture inévitable.
Il faut s'adresser au corps législatif, et une commission se réunit pour
examiner la situation, pour proposer les crédits de la guerre. Cette com-
mission interroge le ministre des affaires étrangères, et veut savoir si la
négociation avec la Prusse n'aurait pas été compliquée par des exigences
nouvelles du gouvernement français. M. de Gramont, sans répondre di-
rectement, se borne à lire une série de dépêches. Le président de la
commission, M. d'Albuféra, peu édifié sans doute, reprend la question.
« // me semble, dit-il, qu'il résulte de ces dépêches que vous avez de-
mandé toujours la même chose. Nous considérons ce point comme très
important. » M. de Gramont ne dit rien « qui puisse démentir ces pa-
roles. » Sur cela, on se tient pour satisfait, et on arrive devant le corps
législatif en déclarant qu'on sait tout, qu'on a été mis au courant de
tout, qu'il ne reste plus qu'à tirer l'épée. M. Thiers a beau protester et
demander un peu de réflexion, les passions soulevées le couvrent d'ou-
trages. Ainsi, voilà une commission parlementaire qui s'associe à la ré-
solution la plus redoutable, qui propose de jeter la France dans la
guerre la plus périlleuse sur l'interprétation très incertaine de quelques
dépêches lues en courant, sur cette simple assurance : « il me semble
que vous avez toujours dit la même chose! » Décidément il y a des res-
ponsabilités pour tout le monde.
Ce qu'il y a de plus curieux, ce qu'il est bien facile de saisir à plus
d'un témoignage, c'est que visiblement on marchait à cette effroyable
crise sans conviction, sans idée arrêtée, avec plus d'inquiétude que de
RKVUE. — CHRONIQUE. 217
confiance. On se donnait tout l'air d'avoir sauté sur un prétexte de
guerre, selon l'expression de l'ambassadeur d'Autriche, M. de Metter-
nich, lorsque dans le fond on avait bien des doutes, lorsqu'on ne deman-
dait pas mieux que de s'arrêter, si on l'avait pu, à la renonciation du
prince de HohenzoUern. M. Emile Ollivier disait à M. Thiers de l'accent
d'un homme qui se sentait fort soulagé : « Nous tenons maintenant la
paix, nous ne la laisserons pas échapper. » L'empereur lui-même, dans
ses fluctuations, inclinait plus volontiers vers la paix que vers la guerre, et
au moment le plus décisif il s'exprimait d'une façon singulière, peut-être
assez peu connue. Le jour où l'on venait d'apprendre le désistement du
prince de Ilohenzollern, au sortir du conseil où il avait été décidé qu'on
s'en tiendrait à cette satisfaction, l'empereur revenait à Saint-Cloud avec
un aide-de-camp. Il paraissait satisfait et restait silencieux, lorsque vers
le haut des Champs-Elysées, se tournant lentement vers celui qui l'ac-
compagnait, il lui disait comme s'il eût suivi sa pensée : a Une île vient
de surgir dans la Méditerranée. La France dit : Cette île est à moi. La
Prusse dit : Non, elle est à moi. Il faut se battre, c'est la guerre. Voilà
que tout à coup l'île disparaît, l'objet du litige n'existe plus. Pourquoi
se battre alors? C'est notre histoire. La candidature HohenzoUern a dis-
paru. C'est la paix, et il vaut mieux qu'il en soit ainsi! » Oui, il se peut
qu'à un certain moment on ait désiré la paix. Comment donc la guerre
sortait-elle fatalement de ces complications? Parce que dès la première
heure on avait engagé l'affaire avec la plus étrange légèreté, parce qu'on
s'était mis à la n:ierci des incidens et des mobilités d'une opinion im-
prudemment surexcitée, parce qu'au fond on voulait la paix comme on
voulait la guerre, sans conviction, sans avoir la force d'une résolution
fixe, parce qu'enfin on était toujours sous le poids de toutes ces fautes
et de ces imprévoyances qui depuis quatre ans avaient créé une situa-
tion si tendue entre la France et la Prusse, qui ne laissaient plus une
faute à commettre, selon le mot de M. Thiers.
Cette légèreté qu'il y a eu en tout, elle a été et elle est encore, nous
le craignons fort, dans l'idée que M. le duc de Gramont s'est faite des
engagemens du cabinet de Vienne. Que l'Autriche ait pu considérer la
cause de la France comme sa propre cause, c'est assez naturel. L'An-
gleterre elle-même aurait pu en dire autant, si elle eût réfléchi sur ses
intérêts; elle s'en est bien aperçue trois mois plus tard, lorsque s'est
élevée la question de la Mer-JNoire. Que l'Autriche, allant plus loin que
l'Angleterre, ait eu l'intention d'intervenir à un moment favorable, dmis
les limiies du -possible, comme elle le disait, on peut très bien l'admettre
et si cette intervention se fût réalisée, c'eût été sans doute pour noui
un sérieux soulagement; mais, à parler avec franchise, dans tout cela
nous cherchons encore ce qui peut ressembler à une alliance formelle,
arrêtée, convenue. Si c'est tout ce que l'ancien ministre des affaires
218 KEVUE DES DEUX MONDES.
étrangères avait à révéler, s'il n'a rien déplus à dire, il aurait tout aussi
bien fait de ne pas rompre le silence qu'il s'était imposé d'aliord devant
la commission d'enquête de l'assemblée. Il n'eût point donné l'exemple
d'une diplomatie indiscrète s'exposant à compromettre les intérêts du
pays par la divulgation de pourparlers confidentiels échangés entre les
gouvernemens, et se servant de pièces qui n'appartiennent qu'à l'état,
que personne n'a le droit de jeter dans une discussion publique.
Chose étrange, M. le duc de Gramont convient lui-même dans sa der-
nière lettre que le cabinet de Vienne « n'avait pas vu avec plaisir éclater la
guerre de 1870, » qu'il l'avait encore moins encouragée, que cette guerre
l'avait au contraire « péniblement surpris. » Qu'a-t-on dit de plus ? On a
objecté à l'ancien ministre des affaires étrangères qu'il s'était jeté dans la
guerre sans alliances, et ce qu'il avoue aujourd'hui ne fait que confirmer
ce qu'on lui a dit. N'est-il pas de toute évidence que, lorsqu'il se rédui-
sait à chercher des alliés après une déclaration de guerre qui contrariait
les idées ou les intérêts de ceux dont il avait à invoquer l'appui, il lais-
sait ces alliés moralement maîtres de leurs résolutions, libres de n'agir
que « dans les limites du possible? » C'est une singulière politique, on
en conviendra, de commencer par se jeter dans la bagarre, avec l'espoir
qn'on sera suivi. Eh! cela est bien clair, on sera suivi si on a des succès,
si on a des revers, on sera abandonné, et le mieux à faire alors est de
ne point se plaindre des autres, de ne point récriminer contre ceux qui
refusent de se jeter aveuglément dans une guerre sur laquelle ils n'ont
pas été consultés, qu'ils ont blâmée.
Sait-on quelle est la moralité qui se dégage de tous ces documens
réunis par la commission d'enquête, aussi bien que des divulgations de
M. le duc de Gramont? C'est que malheureusement depuis longtemps,
soit par légèreté, soit par infatuation, soit enfin parce qu'on ne se rendait
plus compte de nos intérêts nationaux, les affaires de notre pays ont été
conduites à l'aventure, avec une incohérence désastreuse; on a épuisé
jusqu'au bout la fortune de la France. Le résultat a été la perte de deux
provinces, une indemnité de cinq milliards à payer, et l'éclipsé mo-
mentanée du vieux prestige de notre patrie. 11 est plus que temps, si
l'on veut relever notre grandeur nationale, de se remettre à l'œuvre
avec cet esprit de suite, cette précision de desseins, cette fermeté et
cette vigilance qui refont les fortunes perdues.
C'est tout un travail à recommencer dans la politique extérieure
comme dans la politique intérieure, et la première condition évidem-
ment est de s'occuper de la France sans créer des difficultés inutiles.
Ce n'est peut-être rien de plus qu'une de ces difficultés inutiles qui vient
de s'élever à Rome par la démission soudaine de notre représentant
auprès du saint-siége, M. de Bourgoing. M. de Bourgoing s'est retiré
brusquement, il est parti au plus vite pour rentrer en France, comme
REYUE. — CHRONIQUE. 219
s'il craignait de rester un instant de plus à Rome. Que s'est-il donc
passé? Pourquoi M. de Bourgoing a-t-il donné sa démission? Y a-t-il eu
quelque changement soudain dans la nature de sa mission? Nullement,
rien n'a été changé; mais il paraît que nos diplomates ont encore du
temps à dépenser dans les affaires d'étiquette et de susceptibilité. Il
paraît que M. de Bourgoing n'admettait pas que les officiers d'un bâti-
ment français stationné à Givita-Vecchia dussent aller faire leur visite
au roi Victor-Emmanuel pour le jour de l'an. Peut-être aussi ce dernier
fait n'était-il que la suite ou le couronnement d'une série de conflits
intimes. Sans doute, la situation est toujours assez compliquée et déli-
cate à Rome : elle l'est pour les Italiens eux-mêmes, qui ont à concilier
deux intérêts différens; elle l'est aussi pour la diplomatie étrangère ac-
créditée auprès de ces deux intérêts , ou , pour mieux dire , auprès du
souverain pontife et du roi Victor-Emmanuel. En définitive cependant,
la difficulté n'est qu'apparente; elle ne peut être sérieuse, puisqu'il est
bien clair que les deux agens envoyés par un même gouvernement à
Rome, auprès du pape et auprès du roi, ne sont pas là pour représenter
deux politiques différentes; ils ne représentent qu'une seule et même
politique.
Le jour oi!i la France a reconnu ce qui s'est accompli en Italie, et par-
ticulièrement à Rome, la question a été résolue. Depuis ce moment,
l'ambassadeur auprès du pape n'est plus qu'une sorte de plénipotentiaire
d'honneur, le représentant d'une pensée de déférence et de respect pour
le chef de la religion catholique. La vraie représentation politique est
passée tout entière à la légation accréditée auprès du souverain qui
règne à Rome comme dans toutes les autres parties de l'Italie. Concilier
les difficultés qui résultent de cette situation complexe, c'est une affaire
de tact entre des agens qui ne sont certainement pas nommés pour élever
des conflits d'attributions ou de prérogatives. L'erreur ou le malheur de
M. de Bourgoing, c'est d'avoir fait quelque confusion, de s'être laissé
aller à représenter moins la politique du gouvernement qui l'a envoyé
que la politique de ceux qui sont perpétuellement occupés à contester
l'existence nationale italienne, à combattre ce qu'ils appellent l'usurpa-
tion italienne àRoma. Il n'était pas là pour jouer ce rôle, et ce qui vient
d'arriver doit tenir le gouvernement en garde contre le danger d'envoyer
des hommes qui, faute de connaître ce monde romain, ou parce qu'ils se
font une idée exagérée de leur mission, parce qu'ils se croient les délé
gués d'une croyance religieuse, finissent invariablement et inévitable-
ment par créer des difficultés, — oui, des difficultés à Romj et aussi des
difficultés à Versailles, oii les cléricaux de l'assemblée qui font de la
politique avec leurs passions religieuses ne manqueront pis peut-être
de saisir le prétexte de la démission de M. de Bourgoing. Ils feront du
bruit, ils essaieront de soulever les passions religieuses de l'assemblée,
220 REVUE DES DEUX MONDES.
ils proposeront sans doute des ordres du jour. En définitive, ils échoue-
ront, ils ne changeront rien, c'est bien évident; mais ces grands politi-
ques, ces prévoyans patriotes auront une fois de plus o!)tenu ce résultat
de témoigner leur mauvaise humeur contre l'Italie, de réveiller chez les
Italiens cette pensée que, si l'assemblée pouvait, elle recommencerait
quelque expédition de Rome, et M. de Bismarck ne pourra sûrement
qu'applaudir à leurs efforts! ch. de mazade.
REVUE MUSICALE.
Nous savions bien à quel sentiment nous obéissions en nous élevant
contre cette espèce de pangermanisme musical qui nous déborde. Notre
susceptibilité nationale n'a pas été du goût de tout le monde, les beaux
esprits l'ont même assez agréablement raillée et les directeurs de con-
cert n'en ont pas moins continué d'émailler leur programme de noms
allemands, parmi lesquels il s'en trouvait un qui devait particulièrement
offusquer le public français. C'était compter sans la force de l'opinion
et vouloir aussi trop abuser de la patience des artistes; l'exemple donné
par les musiciens des « concerts populaires » à propos de cette malen-
contreuse ouverture de Rienzi n'est point à passer sous silence, et nous
avons applaudi de tout cœur à cette unanime protestation d'une compa-
gnie de braves gens contre la plus haineuse et la plus insupportable des
personnalités anti- françaises. Nous n'empêchons point les artistes alle-
mands d'avoir du patriotisme, mais nous demandons que de son côté
notre public en ait quelque dose, et qu'il sache au besoin s'abstenir d'aller
fêter de mauvaise musique sous prétexte que cette musique est l'œuvre
d'un homme qui ne professe envers notre pays que dénigrement et ran-
cune. Parmi tous ces compositeurs illustres auxquels nous prodiguons un
si bénévole enthousiasme, aucun assurément n'aima la France outre me-
sure ; mais ne serait-ce point juste de distinguer aujourd'hui entre ceux
qui, comme Beethoven et Mendelssohn, ont pu nous vouloir du mal
sans nous en faire, et ceux qui, comme Weber et tel autre à sa suite,
tout en nous en voulant nous en ont fait?
On prétend que l'œuvre doit rester en dehors des sympathies ou
des antipathies que son auteur nous inspire; ne voit -on pas que
l'homme, l'artiste, la nationalité, tout cela se tient? L'homme est un
être tellement conditionnel, qu'on ne se le figure même pas en dehors
REVUE. — CHRONIQUE. 221
d'un certain cadre. Otez-lui sa nationalité, il flotte insaisissable; c'est
une ombre dans le vide. Le proverbe qui nous raconte que le génie n'a
point de patrie, s'il ne ment pas, signifie simplement que le beau a
pouvoir de franchir la limite des états et de rayonner sur le monde.
Oui certes, mais derrière le beau humain il y a le beau national particu-
lier à tel ou tel pays ; cette manièie de sentir, de créer, sans laquelle
Dante ne serait pas le grand Italien, Shakspeare le grand Anglais, Mo-
lière le grand Français, et Beethoven le grand Allemand que nous
connaissons. Séparer un artiste de sa nationalité, la chose ne se peut.
Un artiste n'a de personnalité qu'en raison même de cette nationalité,
qui, selon les circonstances et les sentimens qui nous affectent, parle
dans nos âmes pour lui ou contre lui et fait que, notre admiration res-
tant au fond la même, l'expression s'en refroidit ou se rallume. Il semble
que de pareilles vérités devraient sauter aux yeux; essayez de les vou-
loir faire mettre en pratique, et les contradictions surgiront de partout.
« Illustres écrivains et libres littérateurs-, — écrivait le Ihéosophe Saint-
Martin dans un style qui, pour n'être plus de notre temps, n'en exprime
pas moins des choses bonnes à reproduire, — vous ne concevez pas
jusqu'où s'étendraient les droits que vous auriez sur nous, si vous vous
occupiez davantage de les diriger vers notre véritable utilité. Nous nous
présenterions nous-mêmes à votre joug, nous ne demanderions pas
mieux que de vous voir exercer et étendre votre doux empire, la dé-
couverte d'un seul des trésors renfermés dans l'âme humaine, mais
embelli par vos riches couleurs, vous donnerait des titres assurés à no^
suffrages et des garans irrécusables à vos triomphes. » Le malheur veut
que la Ihtérature entre les mains des hommes, au lieu d'être le sentier
du vrai et de la vertu, ne soit souvent que l'art de voiler sous des traits
piquans le mensonge, le vice et l'erreur. C'est assez qu'un écrivais
émette une idée qu'il croit juste et honnête pour qu'à l'instant un
autre écrivain traite de paradoxe ou de superstition ridicule cette
idée, qui finalement se trouve au fond de toutes les consciences. Oser
soutenir qu'à l'heure douloureuse où nous sommes ce prosélytisme ta-
pageur, entêté à l'honneur de l'Allemagne musicale, importune la pu-
deur publique, ne saurait être évidemment pour quelques-uns que l'in-
cartade d'un habitué du vieil Opéra-Comique français, ou la prédication
d'un critique morose, imbu de préjugés étroits.
Qu'est-ce que cela peut faire à la France qu'on ne chôme que les
Allemands dans nos salles de concert? Existe-t-il seulement en musique
une nationalité française? Méhul, Nicolo Isouard, Dalayrac, Boïeldieu,
Hérold, Auber, est-ce une école? Que ceux qui sont de cet avis aillent
entendre la Dame blanche, le Pré aux Clercs ou Fra Diavolo ; quant à
nous, ce patrimoine bourgeois ne nous suffit pl'us, le iranscendantal
nous attire, nous voulons des musiciens spécifiques, comme TAllemagne
222 REVUE DES DEUX MONDES,
seule en produit, et du diable si les circonstances, quelles qu'elles
soient, nous feront changer une lettre à nos programmes ! A quoi ser-
virait-il d'être des esprits forts et libres de toute espèce de préjugés
pour reculer ainsi devant un nom, sous prétexte que ce nom, déjà gros
et tout gonflé de la musique de l'avenir, représente en même temps les
plus acres et les plus venimeux ressentimens d'une certaine fraction de
TAllemagne contre notre pays? Demain il prendrait fantaisie au directeur
de l'Opéra de monter Lohengrin ou les Mailrcs chanleurs de Nuremberg
que dans ce groupe dont nous parlons personne n'y trouverait à redire.
La chose au contraire plairait beaucoup, on vanterait l'intelligent direc-
teur de sa courageuse initiative, faite pour inaugurer une ère d'harmo-
nie universelle. On s'évertuerait à travailler l'opinion, à célébrer d'a-
vance l'œuvre phénoménale destinée à montrer à notre prétendue école
française comment on écrit le vrai drame lyrique, et ce mouvement se
prolongerait jusqu'au jour où le public, — ce tout-le-monde qui a plus
d'esprit, de bon sens et de patriotisme que Voltaire, — viendrait, par ses
protestations et ses huées, mettre lin au scandale et faire en grand cet
acte de justice et de réparation que l'orchestre des concerts populaires
faisait naguère aux applaudissemens de tous les honnêtes gens.
Ce n'est point l'administration actuelle de l'Opéra qu3 nous soupçon-
nerions de jamais vouloir courir telle aventure; de ce côté du moins,
nous voilà pleinement rassurés. En somme, nous ne formions qu'un
vœu très naturel, et notre discussion se bornait à ceci : obtenir que sur
une scène si noblement dotée par la France les compositeurs français
eussent le premier pas. Nous ne demandions rien davantage, et triom-
phons aujourd'hui d'apprendre qu'une fois par hasard la cause juste ait
réussi. A dater de l'heure présente, la perspective se dessine, il devient
clair qu'on va sortir enfin de cette longue période de confusion et
de tàtonnemens : un plan se montre. Dans quelques jours, I0 Roi de
Thulè prendra la scène, et dans quelques mois Jeanne d'Arc sera mise à
l'étude pour être représentée vers octobre prochain. Découvrir, encou-
rager, produire les talens nouveaux, un directeur de l'Opéra ne saurait
désormais avoir d'autre lâche; disons mieux, en dehors de ce pro-
gramme, sur quoi spéculerait-on? Les étoiles? On n'y peut atteindre,
la misère des temps s'y oppose, et c'est bien le moindre de nos regrets.
Les reprises? L'ancienne administration a systématiquement tiré de ce
moyen tout ce qu'il pouvait rendre. Il se trouve donc que l'unique voie
où l'on puisse marcher est la droite.
Cela ne nous avancerait à rien de continuer à répéter sur tous les
tons qu'il n'y a plus au théâtre un seul homme de génie. Rossini et
Meyerbeer sont morts, Auber est allé les rejoindre, et l'inconvenante
mercuriale dont un ministre de l'instruction publique a cru devoir ac-
compagner son ombre, tout en offensant le goût des gens bien élevés.
REVUE. — CHRONIQUE. 223
n'entachera certes d'aucun discrédit la gloire du plus charmant de
grands maîtres de l'école française. Période féconde, illustre, où le gé-
nie du compositeur, sa renommée et sa force d'attraction sur le public
rendaient l'œuvre facile aux directeurs. En même temps que l'auteur
de Guillaume Tell, on avait l'auteur des Huguenots, et quand Auber
n'arrivait pas, on prenait Halévy. Aujourd'hui nous n'en sommes plus
là; les âges héroïques sont clos, nous commençons l'ère des épigones. A
nous de ne ri^en négliger pour la parcourir dignement. Tout le monde ne
peut être Homère, et c'est bien aussi quelque honneur d'être un homé-
ride. En ce sens, le mot d'épigone ne saurait blesser personne, et doit au
contraire être pris en bonne part. M. Gounod, M. Thomas, M. David,
M. Massé, sont des épigones, ce qui ne nous empêche pas de les appe-
ler des maîtres comme en Angleterre on donne à tous les fils de duc le
titre de lord par courtoisie. La nature, si prodigue qu'elle soit, n'en-
fante pas que des héros, elle a ses temps d'arrêt pour donner au public
le loisir de se reconnaître et prendre pleine et entière possession des
richesses de son héritage. C'est même une des attributions de ces esprits
venus aux périodes intermédiaires de nous faire mieux apprécier (fût-
ce par le simple contraste) ces chefs-d'œuvre dont ils parlent forcément
la langue, qui s'impose à eux dès l'origine. Quand nous avons la veille
entendu Hamlel ou Faust, la grandeur de Guillaume Tell on des Hugue-
nots nous entreprend davantage, et l'autorité parfois souveraine de cette
inspiration, de ce style, agit sur nous d'autant plus vigoureusement que
nos impressions récentes sont de nature moins relevée. On n'esiime à
sa valeur le vieux sèvres qu'en mettant à côté d'autres porcelaines, qui
d'ailleurs n'en sont point pour cela dépréciées. De même que ces talens
à la suite se sont formés après et d'après les grands modèles, de même
se forment et se formeront d'autres épigones, avec lesquels la nou-
velle administration trouvera bien moyen de faire son jeu. Les vieilles
étoiles s'en vont, d'autres les remplacent de moindre valeur, et ce
n'est ni la fin du monde, ni la fin de l'Opéra.
Nous parlions naguère de la troupe et de ce qu'il était permis d'en at-
tendre. L'ensemble peu à psu se coordonne et se complète, d'intéressantes
virtuosités se signalent à l'attention : M"^ Fidès Devriès par exemple,
qui l'autre soir dans l'Elvire de Don Juan prenait place au premier rang.
Qu'on vienne encore nous parler de mauvais rôles; ainsi chanté, joué, ce
personnage sacrifié d'Elvire accuse àl'instant une importance dramatique
et musicale dont le public ne se doutait pas. C'était dans la salle une
surprise toute joyeuse, et sur la fin de l'air qui se chante aux Italiens, et
que M"« Devriès a rétabli dans la partition française, des applaudisse-
mens ont éclaté comme jamais aucune Elvire n'en avait entendu.
M"* JNilsson, au sujet de laquelle on fit trop grand bruit jadis au Théâtre-
Lyrique, avait des qualités exquises, de merveilleux essors de voix, dans
22A REVUE DES DEUX MONDES.
le trio des masques nommément, où sans façon elle s'attribuait la par-
tie de dona Anna ; mais elle ne tenait pas le rôle, et, sauf quelques bi-
joux fameux dont on renjolivait, le personnage restait entre ses mains
ce que nous l'avions connu jusqu'alors, — tandis qu'avec M''^ Devriès la
cantatrice distinguée n'est point seule en évidence, vous sentez là une
élude sérieuse, intelligente, du type entrevu par Mozart, et que jamais
on n'avait si bien saisi dans son ensemble. Rien ne manque à cette créa-
lion de la jeune artiste, ni la voix, ni le ton, ni le geste. Son Elvire est
ime dame qui peut hardiment, et sans risque de se compromettre, cou-
rir les grands chemins à la recherche de son mari et subir en pleine rue
la complainte narquoise d'un valet. Depuis, M"" Devriès s'est montrée
dans VHamlet de M. Thomas, et ce fameux rôle d'Ophélie réputé inabor-
dable a trouvé en elle une interprète des plus remarquables. Jusqu'alors
on avait pensé n'avoir affaire qu'à un talent de genre; mais l'Opéra
pourrait bien avoir trouvé là sa cantatrice dramatique. Reste à savoir
maintenant si la voix résistera. C'est un succès très franc, très réel,
que trois épreuves coup sur coup sont venues confirmer, et dont Chris-
tine Nilsson, si loin qu'elle soit de l'ancien théâtre de ses prouesses,
n'aura pas manqué d'entendre l'éclat.
Le jour même où cette Elvire lui naissait, Don Juan célébrait sa cen-
tième représentation depuis la reprise avec M. Faure. Qui jamais se fût
avisé de prévoir une pareille destinée? Assurément aucun de ceux qui
dans l'origine contribuèrent à la mise en scène de l'ouvrage. Nourrit,
tout en s'évertuant de son mieux, ne croyait pas au succès. « C'est se
donner bien du mal, disait-il aux répétitions, pour une pièce qui sera
jouée quinze fois! » Il se trompait, mais point tant qu'aujourd'hui cela
nous semble. Et ce qu'il faut reconnaître, c'est que son manque de con-
fiance n'était pas le moins du monde une injure au public du moment,
lequel accueillit le chef-d'œuvre avec ce sentiment d'admiration mêlée
d'indifférence que l'homme témoigne d'ordinaire aux choses qu'il res-
pecte, mais dont il use peu. C'est un fait qu'à cette époque la fréquen-
tation du beau n'était pas encore entrée dans nos mœurs. Pour Don
Juan, la vraie naturalisation française ne date que de la reprise en
1866. Quand on avait Nourrit, Levasseur, M"'' Falcon, M'"'' Dorus et
M'"^ Damoreau, le public ne venait point, ou venait sans ardeur ni suite.
Plus tard, avec un personnel beaucoup moins brillant (quant aux femmes
surtout), la fortune changea complètement; au succès d'estime se sub-
stitua le succès d'argent, et maintenant c'est par onze et douze mille
francs que les receltes se comptent.
Dire que M. Faure a grande part dans ce revirement n'est que juste.
Tout comédien marque ainsi de son individualité certain rôle du réper-
toire où la popularité l'adopte et le consacre : ce que fut jadis pour
Nourrit le Raoul des Jlucjuenols, pour Duprez l'Arnold de Guillaume
REVUE. — CHRONIQUE. 225
TcU, le héros de Mozart l'est aujourd'hui pour M. Faure, — non que la
critique n'ait qu'à se montrer de tout point satisfaite; dramatiquement,
l'interprétation de M. Faure manque de relief, de mordant, le côté dé-
moniaque disparaît, et par instans vous croiriez voir, entendre Joconde,
tant ce geste s'arrondit mollement, tant cette voix cède à son propre
charme. Dans le duo avec Zerline, la période se forme et se développe
harmonieuse et pure, d'un goût, d'un art irréprochables; mais la situa-
tion, que devient-elle? et dans cette rhétorique musicale, où saisir l'ar-
rière-pensée du tentateur? Une femme d'esprit disait d'un grand écri-
vain de la restauration qu'il faisait d'abord sa phrase, puis cherchait
ensuite quelque chose à mettre dedans. C'est trop souvent l'histoire de
M. Faure, et j'ajouterai aussi de M'"^ Garvalho. On n'arrive pas à cette
perfection sans concentrer sur un point toutes ses facultés, et peu à peu
on en vient à prendre pour le but ce qui ne doit jamais être que le
moyen. Au lieu de mettre toute sa voix et tout son style au service de la
situation, on .s'étudie, on se manière, on se réserve; on chante en de-
hors de son rôle. Don Juan caresse sa mélodie ore rotundo, et Chérubin
file des sons et fait du style. N'importe, cette virtuosité n'est pas un
vain mot, et pour notre part, nous aurions grand regret à voir s'éloigner
de l'Opéra un chanteur qui nous semble le dernier représentant de ces
belles études vocales italiennes dont l'influence de Rossini décida chez
nous le mouvement.
Espérons encore que la vieille Europe conservera son roi des bary-
tons; on nous assure que les fameuses négociations américaines traînent
en longueur. M. Faure, pour s'en aller faire campagne dans le Nouveau-
Monde, ne demanderait pas moins de quarante mille francs par mois,
et devant l'énormité de cette somme l'organisateur ordinaire de ces
sortes d'expéditions, M. Strakosch, reculerait un peu. C'est qu'en effet
un tel denier donne à réfléchir, à comparer. Nous lisions dernièrement
dans des Mémoires sur la cour d'Autriche qu'en 1809 Napoléon, enten-
dant à Schœnbrunn la Milder, eut un mouvement d'enthousiasme,
(c Voilà une voix! s'écria-t-il , je n'ai jamais rien entendu de pareil! » Et
séance tenante le glorieux souverain, ne voulant pas mettre de bornes
à sa magnificence, offrit à la cantatrice quarante mille francs par an
pour l'engager à venir à Paris. Quarante mille francs, ce que nos vir-
tuoses à nous gagnent dans un mois! Et notez qu'il s'agissait d'Anna
Milder, l'étoile et la merveille du moment, d'une cantatrice à qui le pa-
triarche Joseph Haydn avait dit en la bénissant : « Chère enfant, vous
avez une voix grande comme une cathédrale! » Que les temps sont
changés! Les empires où des potentats offraient aux virtuoses des dota-
tions de quarante mille francs ne sont plus de ce monde, autant vaudrait
chercher sur la carte le pays dont les rois épousent des bergères. Ce qui
dans le passé fut un art est de nos jours un simple et banal moyen de
TOME ciir. — 187J. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
spéculation et d'agiotage. Une voix se cote à la Bourse, un chanteur ne
s'appartient plus; il relève en tout et pour tout du capitaliste qui l'en-
treprend, de la société d'hommes d'affaires qui l'exploitent. De là ces
annonces tapageuses, ces étourdissans carillons d'éloges, ces obsédantes
manifestations que vous rencontrez à chaque pas : articles de journaux,
découpures des gazettes étrangères, portraits et bustes à la vitrine des
magasins du boulevard, et jusqu'à ces télégrammes qui viennent ap-
prendre à notre pauvre France tout affligée et saignante encore comment,
à huit cents lieues de distance, telle diva hier a vu tomber à ses pieds
des monceaux de couronnes! Chose en vérité de nature à nous émou-
voir! A ce manège, si l'artiste s'amoindrit par maint côté, ses chances
de succès s'accroissent. De quoi s'inquiéterait-il? n'a-t-il pas, pour lui
frayer la voie, tous les gens intéressés à sa fortune?
Aux Italiens l'Albani, que nous venons d'entendre d'abord dans la
Sonnamhula , puis dans la Lucia et Rlgolello, est un talent de rare dis-
tinction ; maintenant l'accueil honnête et modéré que nous lui faisons
la contentera-t-il, contentera-t-il surtout l'Angleterre, qui nous l'en-
voyait à la recherche d'une position de diuct? Nous le souhaitons sans
oser l'affirmer. L'art de la cantatrice est ici hors de question; mais la
voix est petite, fragile à l'excès dans sa souplesse de roseau, incapable
d'effort dramatique, et c'est avec les grandes voix que se font les
grandes héroïnes. Voyez la Nilsson, la Patti, quels gosiers! la qualité
de son est peut-être au théâtre ce qui se paie le plus cher, l'art ne vient
qu'après. J'ai cité les deux princesses du moment, le passé me fourni-
rait au besoin vingt exemples. Qu'était-ce que la Caialani, la Sontag,
la Malibran, la Grisi, la Lind, sinon de merveilleux organes au service
de vocations supérieures? Or, quand on parle de M"« Albani, c'est le ta-
lent, la dextérité qu'il faut premièrement louer, — curieuse chose pour-
tant, qu'avec des moyens si limités on arrive à produire tant d'illu-
sion, car ce n'est pas une Damoreau, une Miolan; c'est bel et bien une
cantatrice dramatique. Il y a l'intelligence, le foyer, tout fors la voix, et
bien plus, quand cette voix délicate et mince veut s'affirmer en pleine
situation, lutter contre les sonorités ambiantes, attaquer des ré hèmol
par delà les registres, comme dans le quatuor de Bigoletlo, elle y réussit,
et c'est alors un de ces effets de mirage tels que la fée Morgane seule
en savait évoquer dans le détroit de Messine. Le phénomène s'évanouit
presque aussitôt, mais vous avez eu pendant quelques secondes le spec-
tacle d'une grande cantatrice. Ce que doivent coûter à l'Albani de tels
éclairs, on le devine ; elle tend, sur le passage visé, tous les ressorts de
sa voix, de son être. Crepamo, ma canliamo ! 'janmis ce mot sublime de
la Frezzolini ne fut plus vaillamment mis en action. Vous sentez qu'elle
y va de sa propre vie, et que toute une soirée de ce vouloir intense la
tuerait; impossible de détailler une cavatine avec plus de goût, de pureté.
REVUE. — CHRONIQUE. 227
Caro nome che il mîo cor, — allez l'entendre dans Rigoletto dire cet air
de l'escalier; c'est la perfection. Son trille pour la netteté de vibration
et la tenue vaut la cadence du rossignol. Dans Lucia, elle enlève la scène
de folie de manière à défier tous les souvenirs.
Mais, bon Dieu! que cette musique a donc vieilli ! Que toutes ses fan-
freluches vocales sont démodées! Otez le sextuor et la première partie
si profondément pathétique de l'acte des tombeaux, il ne reste qu'un
assemblage de formules mélodiques hors de cours, un banal canevas à
fioritures; du moins faut-il au théâtre qu'il y ait un objet quelconque
d'attraction. Ce bon vieux genre italien, usé, passé, caduc, volontiers
nous l'accepterions encore, si, en dédommagement de l'intérêt drama-
tique et du spectacle absens, on nous offrait une exécution quelque peu
complète et soutenue, capable de redorer à nos yeux l'ancien clinquant.
Nous ne demandons pas qu'on nous ramène au temps de Rubini et de
Lablache; mais, puisqu'on nous atteste que ce genre n'est pas mort,
qu'on nous en donne donc enfin des preuves. N'est-ce point surprenant
de voir un ténor de l'Opéra-Comique, M. Capoul, et l'Albani, une Améri-
caine, faire à eux seuls les frais du Théâtre-Italien? Du personnel ordi-
naire en vérité on n'en saurait parler; dans la Lucia, M. Ugolini chante
Rawenswood comme ferait un ténor de province, violentant la phrase,
n'observant ni temps ni mesure. Si le Théâtre-Italien n'est pas une école
de chant, à quoi sert-il? Nous n'allons point là, je suppose, pour admi-
rer des costumes et des décors ou pour prendre intérêt au poème. Ces
ouvrages d'une instrumentation à la fois vide et bruyante, où dans les
airs les duos, les ensembles, se reproduisent invariablement les mêmes
rhythmes, les mêmes coupes, n'avaient qu'un avantage, celui d'être bien
écrits pour les voix et de fournir aux virtuoses toute occasion de mettre
leur talent en évidence. Lorsqu'après un Rubini, un Moriani, Mario
abordait telle partition du répertoire, on accourait. C'était une curiosité,
un rare attrait de suivre pas à pas le débutant et de comparer ce qu'on
entendait avec ce qu'on avait entendu. Rubini avait son magnétisme in-
descriptible, ces effets de lumière à la Rembrandt qu'il appliquait à son
art, ce velouté mystérieux, crépusculaire, de la voix succédant à l'é-
blouissement du son; Mario avait ses vingt-cinq ans, son élégance pa-
tricienne et cette juvénilité de résonnance, ce timbre d'or qui, dès la
première intonation, mettait la salle entière sous le charme; Moriani
avait la fibre émue et pathétique, et jamais interprète ne rendit avec
plus de tendresse éplorée le romantisme où se noie, comme dans un
rayon de lune, tout le troisième acte de la lucia. Est-il besoin d'insister
sur tant d'élémens de succès, qui tenaient en éveil le public de cette
période et qui désormais n'existent plus? Donnez à des Fiançais un spec-
tacle qui leur prête à discuter, et vous pouvez être sûr qu'ils s'y ren-
dront. Cela seul vit qui nous passionne; or pour qui se passionner à
228 REVUE DES DEUX MONDES.
cette heure, quel sujet en vaudrait la peine? Des comparaisons, où les
prendre? Rubini, Moriani, Lablache, ont disparu; Mario, vieilli, éprouvé,
maugréant, fait son tour du monde, et promène dans l'extrême Orient le
reste d'une voix qui s'éteint et d'une ardeur qui tombe. A l'instant où
nous écrivons, peut-être chante-t-il à Pékin, ombre de lui-même! Entre
ce que fut le Théâtre-Italien et ce qu'il est, la distance est trop grande :
ne parlons ni de glorieux passé, ni de traditions à ressaisir, il y a so-
lution absolue de continuité ; à ce qui n'est plus, on ne compare point
ce qui n'est pas.
Ne serait-ce pas bientôt le moment d'en finir avec ce trop facile sys-
tème qui consiste à transformer en opéras nouveaux de vieilles pièces
ayant fait leur temps sur des scènes de vaudeville et de mélodrame?
Nous voyons que, même en ce genre secondaire, les anciens se don-
naient la peine d'inventer : Sedaine, Marsollier, Etienne, Dupaty dans le
passé, plus près de nous Planard, Scribe, Saint-Georges, trouvaient bon
de se mettre en certains frais d'imagination; nos auteurs ont décou-
vert quelque chose de plus commode. Les uns s'adressent à leurs propres
ouvrages pour en tirer ainsi doubles profits, d'autres exploitent gran-
dement les chefs-d'œuvre et se fabriquent avec Roméo, Hamlet et Faust
des répertoires fort avantageux et pour le poète, cela va sans dire, et
pour le public, qui, dès longtemps au fait de l'anecdote, n'a pas même
besoin de s'aider du programme, et comprend tout de suite de quoi il
s'agit. Nous nous étonnions dernièrement de voir venir Roméo et Ju-
lietle s'installer à l'Opéra -Comique; avouons que la présence de Don
César de Bazan n'y paraîtra pas moins singulière. Où trouver une rai-
son d'être musicale à ce mélodrame, qui ne vivait à la Porte-Saint-Martin
que par un personnage, lequel n'empruntait son intérêt qu'au jeu tra-
gique à la fois et funambulesque, à la pantomime extravagante, aux
costumes insensés d'un comédien de génie? Devant cette sublime entrée
de Frederick, arpentant les p-lanches au milieu des huées de toute une
marmaille de carrefour, la musique n'a qu'à se taire, de pareilles scèn^
appartiennent à Callot. Grétry ni Boïeldieu, Hérold ni Auber, n'ont rien
à voir là dedans. La musique peint des passions et ne crayonne pas des
attitudes. Quand Frederick, d'un coup de poing magnifique, enfonçait
son chapeau à plumes sur sa tête, et, soulignant chaque mot, s'écriait
en face de Charles II abasourdi : « C'est moi qui suis le roi d'Espagne,
le roi de toutes les Espagnes! » sa physionomie, son accent et son
geste enlevaient la salle. C'était de la bouffonnerie shakspearienne,
quelque chose comme un éclair d'inspiration qui vous faisait passer de-
vant les yeux tout le romantisme de la vie picaresque. Cette scène,
pour laquelle on accourait jadis, à peine aujourd'hui si l'on y prend
garde; le grand comédien qui la faisait vivre a disparu, et les violons
perdent leur peine à vouloir s'escrimer à sa place. D'ailleurs c'était mal
RïiVUE. — CHRONIQUE. 229
saisir Toccasioa que de remettre ce drame à la scène, juste au moment
où cent représentations de Ruy Blax à l'Odéon viennent encore d'en ava-
rier le type principal, usé désormais jusqu'à la corde.
Je ne puis me figurer que M. Jules Massenet ait choisi cet ancien
drame uniquement pour se donner le plaisir d'écrire de la musique es-
pagnole, de rhythmer des boléros et de scander des fandangos et des
sévillanes. Quand on compose comme lui des suites d'orchestre, on ne
s'amuse point aux séguidilles. M. Massenet aura pris ce texte tout sim-
plement parce qu'il n'en avisait point d'autre à sa portée, et c'est ici
que nous démasquons l'inconséquence de ces jeunes et fougueux esprits
qui se prétendent les adeptes de la musique de l'avenir, et qui la plu-
part du temps, inabordables dans la théorie, se montrent pleins d'ac-
commodemens dans la pratique. Ainsi M. Bizet, le meilleur du groupe,
écrit des intermèdes de vaudeville pour l'Aïiésimne, une sorte d'églogue
prétentieuse en désaccord avec tous ses principes, et M. Jules Massenet,
l'auteur des suites, embrasse les autels de M. d'Ennery. Est-ce donc là
ce que nous enseigne la doctrine? Et d'abord le véritable réformateur,
le sincère apôtre de la mélodie continue n'admet point qu'on s'adresse
à des librettistes; il est à lui-même son poète et son musicien, ses opéras
sont des légendes, des mystères, des mythes, qu'il distribue autant que
possible en trilogies et tétralogies. La belle affaire en vérité de venir
dogmatiser au nom d'une école pour en trahir ensuite devant le public
les règles fondamentales! Mettre en musique Don César de Bazan, écrire
sur ce sujet de libretlo italien des duos, des trios, des cavatines et jus-
qu'à des chansonnettes, mais vous n'y songez pas! Et la théorie, et le
système? Vous vous appelleriez Verdi ou Mercadante que vous n'agiriez
pas autrement. Si ces deux noms me viennent à la plume, c'est que le
sujet les invoque à tout instant, et qu'on se dit : Pourquoi l'un ou l'autre
n'est-il point là? Personne, j'en réponds, ne contestera les qualités sym-
phoniques de M. Massenet : il y a même dans sa partition un ou deux
morceaux bien réussis au point de vue de la scène, le duo des deux
basses et le quatuor du duel. C'est écrit d'un style net et sûr, qui néan-
moins, à force de courir après la distinction, tourne souvent au pré-
cieux, et dans sa chasse continue aux sonorités embrouille ses timbres,
et sophistique tellement son jeu qu'il lui arrive d'obtenir juste le con-
traire de l'effet qu'il poursuit et de faire sourd. Quant au sens drama-
tique, rara avis, rien ne dit qu'un jour ou l'autre M. Massenet ne mettra
pas la main dessus ; mais ce qui est certain, c'est qu'il ne l'a pas trouvé
dans son berceau. Il faut d'ailleurs que l'inexpérience de l'âge s'accuse
par certains côtés; ce n'est guère au début qu'on écrit le quatuor de
Rigoleilo ou le duo du Giuramento. Cette musique intéresse, elle n'é-
meut point, et, comme elle laisse presque toujours la situation à décou-
230 REYUE DES DEUX MONDES.
vert, c'est dans ses détails et ses recoins qu'on la doit saisir pour l'ap-
précier à sa valeur.
A l'une des premières représentations, nous avions à côté de nous un
amateur délicat, passé maître en fait d'élégances, qui ne se lassait pas
d'admirer tant de savoir-faire. « Ces jeunes gens, disait-il, commencent
aujourd'hui comme finissaient Auber, HéroldetBoïeldieu !» Qu'est-ce que
cela prouve? Que nous sommes plus forts en thème, voilà tout. La tech-
nique n'a plus de secret pour personne, tous les procédés de métier sont
divulgués; pas un peintre, un musicien qui n'ait de la main, pas un
rimeur qui ne s'entende mieux que Lamartine à trousser une strophe.
Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème,
chantait jadis Boileau dans un vers aussi peu applicable aux poètes de
notre temps que le serait aux musiciens ce vers de Regnard :
Une fugue en musique est un morceau bien fort!
Fugues et sonnets sont le pont aux ânes; ce qui fut pour nos pères un
casse-tête nous est devenu, par le mouvement des esprits et la diffu-
sion des méthodes, un joyeux et charmant badinage. « On travaille
aujourd'hui d'un air miraculeux! » Molière a dit le mot, car c'est bien
en effet de travail qu'il s'agit et non d'inspiration. Tandis que les poètes
affinent des rhythmes, entre-croisent des féminines et puérilement ca-
ressent des assonances, les jeunes musiciens n'étudient que les ques-
tions de forme, cherchent l'avenir de la musique dans son passé, et,
lorsque par-delà la symphonie à quatre et cinq parties de Robert Schu-
mann, la symphonie-cantate de Mendelssohn, par-delà la neuvième
symphonie de Beethoven, par-delà Mozart et Haydn, ils ont découvert
Bach, les voilà tout triomphans qui nous rapportent leurs suites comme
s'il s'agissait d'une vraie trouvaille. On remonté à son origine, et cela
s'appelle progresser, — éternelle histoire du serpent qui se mord la
queue! Otez de l'opéra les airs, les duos, tout ce qui constitue la
forme contre laquelle s'insurge si bruyamment tout ce radicalisme mu-
sical, que vous restera-t-il? Le récitatif, c'est-à-dire ce qui fut l'art à
son enfance.
Franchement, toutes ces recherches d'école, toutes ces curiosités ap-
partiennent-elles bien à la jeunesse? Les anciens n'y mettaient point
tant de malice. Ni l'auteur de Joconde, ni Boïeldieu, ni Hérold, n'en sa-
vaient si long à leurs débuta; était-ce un grand mal? Beaucoup d'âme
vaut mieux que beaucoup de savoir-faire, et telle partition de jeunesse,
Ma Tante Aurore ou le Nouveau Seigneur par exemple, vous dénonce
tout de suite une vocation bien autrement que tout ce bric-à-brac poly-
REVUE. — CHRONIQUE. 231
phonique. Le Boïeldieu de la première manière n'a point cette expé-
rience de l'orchestre, il obéit à son entrain, à son idée; mais sa phrase
généreuse, vivante, bien posée, toujours chantante et toujours fran-
çaise, est le siyle même. Prenez le duo du Chamberlin dans le Nou-
veau Seigneur, Mozart signerait cette page. Les belles pensées viennent
de l'âme, et c'est avec la tête, seulement avec la tète, que nous pré-
tendons maintenant composer. Tout est parti -pris, tout est voulu. Je re-
proche à ces jeunes talens, en leur tenant compte des qualités que les
maîtres d'autrefois n'avaient point à leur âge, c'est certain, — je leur re-
proche de méconnaître les conditions du drame lyrique, de rater dans
un opéra tout ce qui est air, duo, morceau d'ensemble, et de ne réussir
que dans les hors d'œuvre symphoniques, en un mot de ne savoir, ne vou-
loir et ne pouvoir faire autre chose que ce que les Allemands appellent
de la musique absolue. Dans César de Bazan, le croira-t-on? c'est sur
un entr'acte, un prélude, une suite d'orchestre que se porte le principal
intérêt musical de la soirée. Et cet entr'acte même, — une véritable aqua-
relle de Forluni, — n'est-ce pas au charme du rhythme espagnol, de
cette façon de boléro si curieusement détaillé, ouvragé, bien plus qu'à
l'originalité du motif, qu'il doit la faveur dont on l'accueille? Force
nous est d'en convenir, en ce bienheureux pays de la mélodie conti-
nue les idées ne coulent pas de source; on les prend où l'on peut, et
les recueils d'airs nationaux, les vieux opéras-comiques, sont mis à
contribution selon les besoins. L'inventeur de ce beau système, dans
un des nombreux et facétieux volumes où complaisamment il étudie
sa propre personnalité, pour la plus grande édification des généra-
tions présentes et futures, M. Richard Wagner nous raconte commenr,
la fantaisie un jour l'ayant pris de composer un opéra-comique en deux
actes, il s'aperçut tout à coup avec horreur qu'il écrivait une musique à
laAubcr! C'était le cas de s'écrier, comme le marquis de Mascarille
dans les Précieuses :
Oli! olî! je n'y prenais pas garde.
Tandis que, sans penser à mal, je le regarde,
Auber en tapinois me dérobe mon cœur.
Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur!
M. Wagner n'y manque point, et son haut-le-cœur de résipiscence n'en
est certes pas moins grotesque. « J'en ressentis un désespoir profond,
immense, écrit-il; tous mes sentimensse révoltèrent à cette découverte,
et je me détournai de mon travail avec dégoût! » Voilà qui est dicté, et
M. Jules Simon, parlant de l'auteur de la Muelle devant le conservatoire
assemblé, ne montrerait pas plus de mépris; mais, ô vanité de la théo-
rie! l'archi-poète et l'archi-musicien en sera pour sa courte honte, et
c'est d'un motif du P/uVire (l'air du sergent), d'un vil pont-neuf d' Auber,
232 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il fera, bon gré mal gré, le thème de son chant nuptial de Lohengrin.
Il faut croire que M. Jules Massenet n'y aura pas regardé de si près,
sans quoi il se serait, lui aussi, détourné de son travail avec dégoût en
s'apercevant qu'il s'approvisionnait de mélodies au marché des Italiens,
et wagnèrisnil tout bonnement du mauvais Donizetti.
Chose étrange d'avoir à retourner contre ce système actuellement en
honneur le vieil argument dont on poursuivait jadis le genre italien,
qu'on accusait de n'être qu'un simple concert vocal; aujourd'hui c'est
concert instrumental, soirée symphonique qu'il faut dire. Aux habitués
du Conservatoire, qu'on demande du recueillement, rien de mieux;
mais le pubhc qui hante l'Opéra-Comique entend se réjouir un peu, et
préfère aux sublimités de l'école d'humbles motifs faisant corps avec
une pièce amusante. Vous nous dites : Ce public-là est méprisable et ne
se compose que d'un tas de bourgeois incapables de comprendre quoi
que ce soit à l'unité d'une œuvre d'art. Nous ne demanderions qu'à vous
croire; mais alors quelle rage est la vôtre d'écrire des opéras-comiques
pour ces philistins qui ne veulent que des variations sur des thèmes
connus? Réservez donc à plus noble usage vos thèmes neufs, gardez
pour les vrais cliens vos trésors de science précoce, faites des sympho-
nies, faites des suites.
Nous ne détestons pas le moins du monde la théorie, nous désirons
simplement la voir s'exercer sur un champ libre. Il y a un genre qui
n'existe qu'en France et qui s'appelle l'opéra-comique; ce genre a pro-
duit des chefs-d'œuvre, et ce qui prouve qu'il n'est point mort, c'est
qu'après mille et douze cents représentations la Dame blanclie et le Pré
aux Clercs attirent encore la foule. Venir à présent réagir contre ce
genre sur la scène même de ces succès, est-ce nécessaire, est-ce habile?
Tout ceci prêche irrésistiblement en faveur d'une restauration du Théâtre-
Lyrique tel que nous l'avons vu jadis fonctionner au Chàtelet. Il faut
entre l'Opéra, presque inabordable, et l'Opéra-Comique, dont la forme
doit être maintenue, qu'il y ait à Paris une salle où se puissent pro-
duite les musiciens qui veulent, comme on dit aujourd'hui, faire grand.
Les occasions ne nous manqueront pas d'étudier ces tendances nou-
velles, dans lesquelles jusqu'ici la préoccupation technique, la curiosité
seules prédominent. Les situations , les conflits dramatiques sont d'a-
vance abandonnés, les caractères deviennent ce qu'ils peuvent; on s'en
tiendrait volontiers à n'écrire que des introductions et des entr'actes :
espèce d'arabesques, d'illustrations où la virtuosité se donne carrière. Et
remarquez l'analogie entre la peinture du jour et cette musique. Des
deux côtés bizarres amalgames, dissonances et criardes juxtapositions
qui réussissent par des audaces magistralement calculées. Songez aux
partis-pris de M. Carolus Duran dans ses portraits, aux tonalités tapa-
geuses de Rcgnauld; nos musiciens n'ont pas d'autre système. Nourris
REVUE. — CHRONIQUE. 233
de Bach, de Mendelssolin, de Schumann, aussi doués d'aptitudes et de
talensque dépourvus d'idéal, ils négligent, dédaignent la France, écou-
tent religieusement les voix qui leur viennent d'Allemagne, et combinent
des sonorités comme fait un peintre des couleurs de sa palette. On trouve
ainsi des harmonies que les collectionneurs de raretés paient hors de
prix. « Tiens! s'écrie-t-on en langage d'atelier à propos de telle réso-
lution de phrase bien venue, n'est-ce pas que c'est amusant? » Et naïve-
ment on s'imagine qu'il n'en faut pas davantage pour composer des
opéras.
L'Institut vient de ramener dans ses attributions la nomination des
prix de Rome. Peut-être cette reprise de possession récemment célébrée
en séance solennelle paraîtra-t-elle un peu hâtive. C'est en effet couper
bien court à l'essai des commissions spéciales, et pour nombre de gens
il s'en faut que la question soit résolue. Nul ne prétend contester à
l'Institut ses titres et sa compétence; il n'en est pas moins vrai qu'ici
le juge est trop rapproché de l'élève. Aurait-on la poitrine cuirassée
du triple airain, il y a de ces influences auxquelles on n'échappe pas,
et jamais vous n'étoufferez cette voix des entrailles qui parle et parlera
toujours au professeur des avantages de son élève sur le concurrent.
Comment écarter les questions de personnes, les compromis tacites,
dans un aréopage où tout le monde se connaît de vieille date, cù
l'œil paterne des juges plonge forcément dans sa vie privée des can-
didats, où des considérations d'âge, de fortune, l'imposent à vous
malgré vous? Tel candidat concourt depuis des années, le voilà par-
venu aux limites d'âge : s'il n'a le prix cette fois, il ne l'aura ja-
mais; tel autre, plus jeune, mieux rente, peut attendre. Il y a là un
côté humain, sentimental, qui frappe les yeux les moins clairvoyans.
Un jury composé par le vote répondait mieux, ce semble, à l'idée
abstraite de justice; rien n'empêchait d'ailleurs que des membres de
l'Institut ne fussent appelés en compagnie d'arbitres tout aussi compé-
tens et plus désintéressés, qu'on eût alors choisis parmi les directeurs
de théâtres lyriques et les musiciens non pratiquant. Quelque chose
était à faire, c'est certain; on a préféré rentrer au plus tôt dans l'ancienne
ornière; les sorboniqueurs, comme disait Voltaire, ont reconquis leur
vieux droit féodal , et c'est à M. Thomas que l'honneur est échu d'an-
noncer urbi et orbi cette bonne nouvelle.
Tout musicien n'a pas besoin d'être un grand lettré ; mais, quand on
s'arroge l'honneur de prendre la parole au nom de l'Institut de France,
au moins -devrait- on y mettre quelque style et ne point s'exprimer comme
un pédagogue de village. « Nos solennités académiques ont retrouvé
leur parure! » Passe encore s'il se fût agi d'un morceau d'improvisa-
tion; mais non, c'était de l'éloquence à tête reposée, de l'éloquence lue !
Pauvre Halévy ! que n'assistait-il à cette fête de l'intelligence et des
23a
REVUE DES DEUX MONDES.
arts, lui, le discoureur aimable et d'un esprit si cultivé que M. Cousin
voulait toujours le porter à l'Académie pour ses notices et ses rapports.
La harangue ayant pris lin, est venue la cantate couronnée, une Ca-
lypso s'il vous plaît! Le sage Mentor, le pieux Télémaque et sa nymphe,
comment faire aujourd'hui pour aborder de pareils personnages avec
les égards dus ^ leur majesté? Après tant de grotesques travestissemens,
de cascades, il faudrait en vérité, pour reconquérir son sérieux vis-à-vis
de l'antique, se trouver devant la Noce aldobrandim, ou devant YOrphée
el Eurydice de la villa Albani. La cantate, estimable à divers points, de
M. Salvayre, loin de tendre à la réaction, semblerait plutôt abonder dans
le courant. Son Télémaque, comme son Mentor et sa Calypso, ne nous
inspirent que le plus affligeant scepticisme; vous éprouvez à leur endroit
cet impardonnable sentiment d'irrévérence que vous causent, chaque
fois que vous passez devant le nouvel Opéra, tous ces Phébus et tous
ces Pégase de zinc installés et groupés sur l'espèce de cimier impérial
dont le monument se couronne. Ce qu'on peut dire de cette musique,
c'est qu'elle est l'œuvre d'un normalien accompli. M. Salvayre sait son
affaire; ses fugues sont bien manœuvrées, ses airs et ses duos coupés,
écrits selon la règle, il ne lui manque plus maintenant que des idées et
du style, choses qui doivent se trouver à Rome dans la villa Médicis, et
qu'il nous en rapportera. La cavatine que chante Calypso, la nymphe
éplorée et déplorable, est un morceau brillant, instrumenté avec art,
mais dont le trait principal rappelle un motif de Zampa, ce qui n'est
peut-être point absolument dans la couleur du sujet.
Nous ne quitterons pas l'Institut sans dire un mot des nombreuses
candidatures qui s'agitent autour du fauteuil laissé vacant par la mort
de Carafa. La section musicale, qui, lorsqu'elle est au complet, compte
six membres, se trouve donc en ce moment réduite à cinq, MM. Tho-
mas, Gounod, Reber, David et Victor Massé, ce qui nous constitue un
personnel au demeurant très sortable, et dont un pays peut encore se
faire honneur après avoir perdu ses Cherubini, ses Roïeldieu et ses Au-
ber. Il s'agit, pour l'illustre compagnie, de bien ménager le peu de
prestige qui lui reste et de beaucoup réfléchir à cette occasion. Quant
à nous, en parcourant la liste des noms mis en avant,nous nous sommes
demandé s'il ne vaudrait pas mieux renvoyer aux calendes grecques
toute décision. Parmi ces candidatures, celles qui nous seraient sympa-
thiques nous semblent prématurées, et nous en voyons d'autres, prises,
nous dit-on, en considération par quelques membres, mais dont le
triomphe découragerait l'opinion publique. On n'arrive point à l'Institut
par l'ancienneté et pour avoir instrumenté des vaudevilles. Le mieux
serait alors de surseoir, de laisser faire le temps et grandir nos épi-
Rones. Les statuts académiques ont d'ailleurs prévu la circonstance; de
six mois en six mois, on peut différer. Jetons un coup d'œil sur le passé ,
REVUE. — CHRONIQUE. 235
et que son exemple nous enseigne, avec le respect des traditions, la
conduite que nous avons à tenir. Avant d'entrer au palais Mazarin,Che-
rubini avait écrit bien des chefs-d'œuvre, Boïeldieu avait donné son pre-
mier répertoire, Auber la Muette, et parmi ceux qui siègent aujourd'hui
à la place de ces maîtres il n'en est pas un qui n'ait son bagage et ses
titres. Les membres du corps musical actuel doivent comprendre assez
les intérêts de leur propre gloire pour ne vouloir admettre dans leur
sein que des hommes qui soient leurs égaux par le talent. A ce compte,
il ne saurait y avoir de vote, du moins en ce qui regarde l'heure pré-
sente; l'important est de voir venir, d'attendre que ce qui promet se soit
affirmé, et de laisser tranquille une saison ou deux l'arbre des candi-
datures : de celte manière, les fruits caducs tomberont, et les autres
arriveront à maturité. f. de lagenevais.
ESSAIS ET NOTICES.
L'HISTOIRE DE FRANCE, depuis les temps les plus reculés jusqu'en 1789,
racontée à mes pelits-enfans, par M. Guizot, 2« volume.
Nous demandions naguère, à cette même place (1), comme un des
meilleurs gages de progrès et de rénovations dans les études de nos gé-
nérations nouvelles, comme une sorte de renfort à nos patriotiques es-
pérances, que M. Guizot, de sa plume oclogénaire, pût mener à bonne
fin l'œuvre attachante et lumineuse entreprise par lui pour ses petits-
enfans. Nos vœux se réalisent : voici déjà le second volume de cette
Histoire de France entièrement terminé; il va jusqu'à la fin du règne
de Louis XII; le seuil du xvi'' siècle est franchi.
Ce volume à lui seul, dans l'espace de deux cents ans, est tout
un drame plein d'enseignemens et de grandeur. L'unité nationale, le
royaume de France vient à grand'peine de se constituer. Par l'épée de
Philippe-Auguste, par l'héroïsme et les lumières de saint Louis, notre
chaos féodal s'est transformé en une monarchie intelligente et guerrière,
puissante et respectée, placée déjà, sans conteste en Europe, à la tête
de la civilisation. C'est un noble édifice, habilement construit, mais nou-
vellement fondé : va-t-il tenir debout? Que de rivalités s'éveillent contre
lui! que de redoutables influences I Dès le siècle précédent, une nation
voisine, tout autrement constituée et d'un tempérament tout autre, une
nation insulaire, s'est glissée sur le continent, et a mis en échec pen-
(1) Voyez la Revue du 15 mai 1872.
236 REVUE DES DEUX MONDES.
dant longues années notre naissante monarchie. Refoulée, confinée sur
un seul point de notre sol, vers nos frontières méridionales, cette rivale
n'a renoncé à aucun de ses ambitieux desseins; mais l'occasion lui au-
rait manqué peut-être, lorsqu'on montant au trône, le jour même de
son sacre, un jeune et imprudent monarque la lui fournit comme à plai-
sir. De là cette guerre acharnée qui devait durer plus de cent ans (1340-
IZ16O), de là ces trois batailles exactement semblables, décidant toutes
les trois du destin de la France, et offrant toutes les trois le spectacle
lamentable des mêmes fautes et des mêmes revers, amenés par les
mêmes causes, par l'incurable indiscipline de forces déréglées, sans
ordre et sans chefs, venant vaillamment se briser contre une force
compacte, commandée et docile. Le cœur saigne à penser que, pendant
près de cent années, nos pères ont dû subir, de désastre en désastre,
cette poignante humiliation de recevoir sous leur toit, à leur table, l'é-
tranger établi en maître, les dominant, les possédant, les gouvernant
sans merci. Ce qui naguère nous a semblé, même pour quelques se-
maines, absolument intolérable, ce qui est encore la plaie vivante, mais
à court terme, nous l'espérons, de quatre de nos départemens, la France
presque entière en a souffert l'angoisse pendant nombre d'années sans
en prévoir la fin. Elle a vu sacrer dans sa capitale, sous les voûtes de sa
métropole, un roi de France anglais! Elle a pu croire que c'en était fait
de sa vie propre, de sa vie de nation, qu'elle tombait en domesticité.
Quel désespoir ou plutôt quelle mort ! mais aussi quelle résurrection,
quel réveil! quel délire de bonheur à l'heure de la délivrance! Balayer
l'ennemi, purger le sol de la patrie, tout reconquérir pied à pied, tout
recouvrer, tout reprendre, sans conditions, sans rachat, sans rançon,
voilà d'indicibles joies, de ces joies qu'on envie surtout quand on est
d'âge à ne les sentir jamais!
Ce grand miracle de la libération de notre territoire est le point cul-
minant du second volume dont nous parlons ici. L'auteur avait à sa dis-
position, pour mettre en scène Jeanne d'Arc, une abondance de docu-
mens, d'études, de recherches, de matériaux de toute sorte, qui ne lui
laissaient que l'embarras du choix. Il semble que le triste à-propos qui
nous rend aujourd'hui cette page de nos annales de plus en plus pré-
cieuse et chère ait été pressenti de nos paléographes et de nos histo-
riens, tant ils se sont, comme à l'envi, attachés dans ces derniers temps
à découvrir, à commenter, à éclaircir toutes les pièces de conviction,
tous les titres, tous les témoignages de ce prodigieux épisode. Les sa-
vantes publications de M. Quicherat et de M. Wallon, les travaux de
bien d'autres, dignes aussi d'être écoutés et consultés, nous ont rendus
presque contemporains de Jeanne, de ses compagnons d'armes, de ses
juges et de ses bourreaux. Le récit de M. Guizot condense et résume
tous les autres. Ce qui en fait le prix, ce n'est pas seulement cet avan-
REVUE. — CHîlONIQUli. 2;>7
tage très réel d'arriver le dernier, c'est une lucidité sereine, une parfaite
simplicité, et je ne sais quelle émotion contenue, pleine de sympathie
et de reconnaissance, sans le moindre lyrisme, sans enthousiasme exa-
géré. Hommage vraiment digue de la modeste héroïne ! Il nous la
montre sous son vrai jour, avec sa vraie physionomie, sa foi ferme et
naïve et son grand caractère. Personnage hors de pair, unique dans
notre histoire comme dans l'histoire de tous les peuples, et qui même
aujourd'hui, après l'excès de nos récens désastres, nous porte cette con-
solation de pouvoir espérer sans un trop grand orgueil que le salut de
notre France n'est pas indifférent à Dieu !
A côté de ce charmant et glorieux portrait, il en est un qui lui suc-
cède et qui n'est, en son genre, ni moins vrai, ni moins instructif. C'est
de Louis XI qu'il s'agit. M. Guizot se complaît à peindre cette figure
dans les moindres détails et sous tous les aspects, en même temps que
l'ensemble des grands traits qui la caractérisent. Ce qu'il y a de pi-
quant à mettre en regard ces deux portraits, c'est que les deux modèles,
la sainte et le roué, poursuivent au fond le même but, obéissent au
même devoir et s'y dévouent avec la même passion. Affranchir le sol
de la patrie, en expulser jusqu'à l'ombre du dernier Anglais, assurer le
triomphe de l'indépendance et de la royauté nationale, voilà pour le
sombre habitant du Plessis-les-Tours, comme pour la martyre de Rouen,
le premier et le suprême but. Quant à lui, dans ses vingt-deux années
de règne, il en devait poursuivre encore un autre avec une opiniâtreté
presque égale, l'agglomération successive de provinces françaises, que
la féodalité détenait encore et qu'il lui arracha peu à peu, sans bruit,
non sans efforts, et, il faut bien le dire, n'importe par quels moyens. Il
avait repris, avec moins de scrupule, l'œuvre de Louis le Gros et de Phi-
lippe-Auguste, La Provence, le Roussillon, la Franche-Comté, l'Artois, le
Barrois et partie de la Bourgogne firent ainsi successivement retour à la
couronne, ce qui avançait singulièrement l'œuvre capétienne, l'œuvre
monarchique et nationale par excellence. Et, comme le persévérant mo-
narque ne pouvait dépouiller ses grands vassaux sans s'appuyer sur le
petit peuple ou tout au moins sur la bourgeoisie, il s'ensuit qu'en modi-
fiant sans cesse, en élargissant nos frontières, il modifiait du même
coup, il élargissait nos idées, donnant ainsi à l'esprit moderne, dans la
bonne acception du mot, le plus efficace concours qu'il eût encore reçu,
— si bien que, somme toute, cet égoïste, ce rusé, ce superstitieux, ce
fourbe, ce cruel n'en est pas moins un roi, un vrai roi, comme l'a dit
un de ses historiens du dernier siècle, Duclos, et comme M. Guizot le
répète tout en flétrissant ses maximes, ses vices et ses cruautés.
Ainsi voilà la France, grâce à Jeanne d'Arc et à Louis XI, grâce à l'as-
sistance combinée du bien, du mal, de l'innocence et de l'astuce, voilà
la France affranchie, agrandie, fortifiée; le but principal semble atteint.
238 REVUE DES DEUX MONDES.
Eh bien ! c'est à ce moment même que la Providence qui vient de nous
combler va de nouveau s'éloigner de nous et nous livrer, dans la per-
sonne des trois princes qui tour à tour remplaceront le vieux monarque
tant haï, aux malheureux défauts de notre race, à la fougue, à la fan-
faronnade, à l'esprit d'aventures, au courage inconsidéré. C'est pitié de
voir l'héritier direct de ce prudent Louis XI, à peine devenu roi, s'en
aller chevaucher au bout de l'Italie, poursuivant à six cents lieues de son
royaume la ruineuse folie d'une guerre de conquête, et recueillant pour
tout profit, au milieu des dangers d'une retraite hâtive et désespérée, le
juvénile honneur d'avoir donné quelque beau coup de lance comme un
preux de la Table-Ronde. Ce n'est pas tout : lorsqu'au bout de seize an-
nées cet étourdi cesse de vivre et de régner, un esprit modéré, un sage
lui succède, et ce sage, ce père du peuple, ce Louis XII, est emporté, lui
aussi, par le même torrent. Il ne fait résistance qu'au dedans du royaume,
dans son administration intérieure : là il reste lui-même, il est juste,
sensé, raisonnable, prudent; au dehors, la contagion le gagne, il est plus
fou que tous les autres, compromettant, dilapidant, dans de lointaines
et incohérentes entreprises, tous les biens qu'il s'épuise à récolter et à
répandre sur ses sujets.
Nous n'indiquons dans cette brève esquisse que les sommités du su-
jet, quelques rares momens de ces deux cents années si bien, si vive-
ment, si nettement racontées et dépeintes par notre historien. Deux vo-
lumes encore, et l'œuvre sera complète. La division de ces deux nouveaux
volumes s'offrira d'elle-même; elle est tracée d'avance. Dans l'un, dans
le troisième, devra se dérouler le xvi^ siècle tout entier, depuis l' avène-
ment de François \"' jusqu'à la mort du dernier des Valois. Là nous
verrons l'ardeur des guerres lointaines s'éteindre dans d'autres ardeurs,
dans les audaces de la libre pensée, dans les controverses religieuses
aboutissant à des massacres. Trente ans de guerre civile, notre sol ouvert
de nouveau aux hordes de l'étranger, l'Espagnol remplaçant l'Anglais
pour ravager nos plus belles provinces, pendant que sous le masque de
la foi et de l'orthodoxie une démagogie effrénée prélude à toutes les
violences, à toutes les barbaries, dont deux cents ans plus tard le comité
de salut public devait épouvanter le monde, voilà ce qui nous attend
dans le troisième volume. Le quatrième sera tout entier consacré aux
cinq monarques de la maison de Bourbon. Il nous dira le grand règne
de Henri IV, la grande politique du xvu« siècle, les faiblesses du xvm^
jusqu'à cette mémorable date 1789, dernier terme de l'œuvre, sorte de
barrière entre le passé et l'avenir, en-deçà de laquelle l'auteur entend
s'arrêter.
Nous ne dirons jamais assez combien dans l'intérêt de la vérité aussi
bien que des saines études, dans l'intérêt des pères non moins que des
enfans, l'achèvement de cette œuvre historique nous sembla désirable.
REVUE. — CHRONIQUE. 239
Ce ne sera ni le premier ni le plus grand service que M. Guizot aura
rendu à son pays; ce sera le digne complément de sa laborieuse vie,
de sa vie d'homme d'état non moins que d'historien , car c'est bien
encore de la politique, et de la bonne, que ces véridiques et judicieux
récits. Semer des idées justes, des données vraies, sur notre histoire
nationale, c'est, nous aimons à le redire, préparer à coup sûr l'apaise-
ment de nos querelles, la solution de nos problèmes, le triomphe de
l'ordre et du droit. l. vitet.
LES LIVRES D'ÉTRENNES.
Bihliolhèque du Magasin d'éducation et de récréation. J. Hetzel. — La morale famUièrc, récils
de MM. P.-J. Stahl, J. Verne, J. Macé, E. Muller, etc. — Histoire du ciel, par M. Camille
Flammarioa. — Livres pour renfance.
Voici le jour des étrennes. Quel embarras c'était autrefois! On avait
bien vite épuisé le catalogue des livres qui pouvaient être donnés à la
jeunesse et à l'enfance; ce genre de littérature existait à peine. Il y
avait là pourtant une mine féconde à exploiter, et le succès le plus lé-
gitime était réservé aux auteurs intelligens qui sauraient la découvrir.
Ces auteurs se sont rencontrés. Aujourd'hui toutes les grandes librairies
tiennent à honneur d'ajouter à leur catalogue une série d'ouvrages des-
tinés à la jeunesse, et devant cette masse de livres, illustrés et dorss»
qui s'amoncelle chaque année à l'époque des étrennes, on n'a plus que
l'embarras du choix.
Il n'est rien de si difficile que d'écrire pour de jeunes lecteurs, et même
pour les enfans. Tous les sujets ne conviennent pas. Il faut éviter les
sujets trop graves, qui risqueraient de n'être pas compris, et s'abstenir
avec le même soin de la fausse simplicité, qui, sous prétexte de se mettre
à la portée du premier âge, n'aboutit qu'à des œuvres tout à fait pué-
riles. De même pour le style; il doit être d'une correction irréprochable
et conserver, dans la ligne droite, l'allure tempérés qui n'exclut ni l'é-
lévation ni la finesse. Comment ne point parler des gravures qui, selon
l'expression consacrée, illustrent le texte, et qui ont une si grande part
dans le succès de ce genre d'écrits? L'œuvre commune exige, de la part
de l'éditeur, de l'écrivain et de l'artiste, des qualités d'intelligence et de
goût, et surtout un sentiment très vif de ce qui doit plaire aux jeunes
esprits, les intéresser et les instruire.
2^0 BEVUE DES DEUX MONDES.
L'éditeur Hetzel a parfaitement compris les services que peut rendre
la littérature destinée à la jeunesse. Son catalogue s'enrichit chaque
année de productions nouvelles où il s'applique à réunir tout ce qui doit
éclairer l'esprit et récréer les yeux. Secondé par les artistes les plus re-
nommés, il a formé une bibliothèque où la morale, la science, l'histoire,
l'aimable fiction , obtiennent une large part. Lui-même sous le pseudo-
nyme de P.-J. Stahl, il occupe l'un des premiers rangs dans cette cam-
pagne entreprise pour l'instruction et l'agrément de la jeune génération.
Le journal qu'il a fondé, il y a huit ans, sous le titre de Magasin cVècliir-
cation et de récréation, continue à mériter tous les suffrages après avoir
obtenu les encouragemens de l'Académie française. Son livre sur la Mo-
rale familière, également couronné par l'Académie, excelle par le choix
des sujets. L'Histoire d'une bouchée de pain de M. J. Macé est depuis
longtemps populaire. Les voyages ingénieux de M. J. Verne, Cinq se-
maines en ballon. Vingt mille lieues sous les mers, sont plus instructifs
et certes beaucoup plus amusans que ne le sont la plupart des récits de
voyages. Cette année même, la collection de ces ouvrages s'est augmen-
tée de V Histoire du ciel, beau volume où M. Camille Flammarion ex-
pose les problèmes de l'astronomie. Rien ne manque dans cette biblio-
thèque, ni les anciens contes, ni les Aventures de Jean-Paul Choppart,
Robinson suisse, etc., ni les œuvres plus sérieuses qui sont faites pour
charmer tous les âges, le Vicaire de Wakefield (traduction de Charles
Nodier), Picciola, de Saintine, et la Roche aux Mouettes , l'un des plus
émouvans récits de M. Jules Sandeau.
Et les enfans? la Bibliothèque de récréation ne les a pas oubliés. On
peut y puiser pour eux à pleines mains. De petites histoires bien courtes,
imprimées en grosses lettres qui se lisent toutes seules, et, avec cela,
de belles images dont les couleurs rebondissent, voilà ce qu'il leur faut,
et ils sont servis à souhait. Qu'ils choisissent dans ce long catalogue, au
milieu duquel brille de tout son éclat le fameux Cadet Roussel. De notre
temps, je vous le dis en vérité. Cadet Roussel n'était pas si beau, et ses
trois habits n'étaient que des loques. Nous l'avons reconnu pourtant,
superbement habillé et bon enfant toujours,dans les vignettes de M. Frœ-
lich. C'est le progrès; nos enfans en profitent. c. lavollée.
Le directeur-gérant, C. Buloz.
META HOLDENIS
DEUXIÈME PARTIE (1).
III.
Si jamais vous passez à Crémieu, je vous conseille de vous y
arrêter. Figurez-vous une vieille petite ville commandée d'un côté
par une terrasse naturelle, aux murailles à pic, et par les restes
d'un ancien couvent fortifié, de l'autre par un rocher qu'escaladent
des vignes basses et que couronnent les ruines d'un château ha-
billé de lierre de la tête aux pieds. Cette petite ville, dont les hôtels
sont recommandables, occupe le centre d'un cirque de montagnes,
lequel s'ouvre au couchant et donne vue sur la grande vallée ondu-
leuse où le Rhône cherche son chemin pour aller à Lyon. Crémieu
est un endroit charmant pour tout le monde, mais surtout pour les
artistes. Ils peuvent s'y croire en Italie, tant les lignes du paysage
affectent une majesté classique, tant les terrains sont chauds de
couleur, tant la roche est blonde ou dorée, et semble s'c'crier avec
la Sulaiiiite : « Vous voyez que le soleil m'a mordue! » Là, dans un
étroit espace, se trouvent rassemblés les motifs les plus divers, les
courts et les vastes horizons, les monts et la plaine, en haut des
chênaies dans lesquelles serpentent des sentiers parmi les ronces et
le buis, en bas la fraîcheur des noyers, la gaîté des treilles, les
grandes routes et leurs longs rideaux de peupliers, — tantôt des
gorges encaissées où un clair ruisseau promène son murmure,
ailleurs sous un ciel immense des marécages, plantés d'aulnes,
(1) Vo>ez la Revue du l*' janvier.
TOME cm. — 15 JANVIER 1873. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES,
que baignent des eaux noires et paresseuses. Aimez-vous une cam-
pagne grasse, riante, des champs de trèfle ou de maïs que traver-
sent des vignes en arcades? Aimez-vous plus encore des landes
arides, elTiitées, dominées par quelque vieille roche qu'épousent de
jeunes verdures? Vous verrez à Crémieu tout ce qui vous plaira.
J'habitais aux Charmilles une tour qui faisait saillie; l'une de mes
fenêtres donnait sur le sauvage vallon dont le château occupe l'en-
trée, l'autre sur la plaine qui déroulait à mes yeux la savante com-
position de ses lignes harmonieuses et de ses plans successifs, et
où je voyais par endroits scintiller le Rhône. Je n'avais qu'à tra-
verser ma chambre pour passer de Poussin à Salvator, du style à
la fantaisie.
Pendant que j'admirais et courais la campagne, Meta Holdenis
faisait tranquillement la conquête de tous les habitans des Char-
milles. Peu de jours lui suffirent pour mater l'indocile Lulu. Elle
avait demandé que [)ersonne ne s'entremît entre elle et l'enfant,
que personne ne levât les défenses qu'elle lui intimait, ni les puni-
tions qu'elle jugerait à propos de lui infliger. Ce fut un point diffi-
cile à gngner sur M'"^ de Mauserre; elle se rendit pourtant aux re-
présentations de son mari. A la première grosse peccadille que
commit Lulu, sa gouvernante la condamna sans rémission à garder
la chambre et s'enferma avec elle dans une grande pièce où il n'y
avait rien à casser. Puis, prenant son ouvrage, elle se mit à coudre
dans l'embrasure d'une fenêtre, la laissant tempêter tout à son aise.
Lulu ne s'y épargna pas; elle trépigna, bouscula les chaises, hurla;
ce fut pendant trois heures un sabbat à ne pas entendre Dieu ton-
ner. Sa gouvernante cousait toujours, sans s'émouvoir ni s'irriter
de ce grand tapage, jusqu'à ce qu'épuisée, à bout de forces et
de poumons, Lulu s'endormit sur le plancher. Après deux ou trois
épreuves de ce genre, elle se dit qu'elle avait trouvé son maître, et
que, comme au demeurant ce maître paraissait l'airner et ne lui de-
mandait rien que de raisonnable, le mieux était de se soumettre de
bonne grâce.
L'enfant e^t ainsi ftiit qu'il estime ce qui lui résiste, et que la rai-
son tranquille qui ne raisonne pas agit sur lui comme un charme.
Lulu, qui malgré ses fougues était une fille bien née, s'aitacha peu
à peu à sa gouvernante, au point de ne pouvoir plus la quitter et
de préférer quehjiiefois à ses jeux les leçons qu'elle lui donnait.
Cette habile institutrice s'entendait à éveiller ses curiosités, à tenir
son esprit en ha'eijie, assaisonnant toujours ses instructions de
belle humeur et d'enjouement. Bref, il se fit une métamorphose si
rapide dans les allures de cette fillette que tout le monde en fut
étonné; quand ses quintes la reprenaient, il suffisait souvent d'un
META HOLDENIS. 24B
regard de Meta pour la faire rentrer dans le devoir. On criait au
miracle. Une fermeté douce , l'esprit de suite, le sang-froid, les
longues patiences, feront toujours des merveilles; mais il faut con-
venir, madame, que ces qualités sont bien rares.
Je ne sais où Meta prenait le temps de tout faire sans jamais avoir
l'air affairé. L'éducation de Lulu n'était pas une sinécure; elle y
joignit bientôt roiïice d'intendante. M'"® de Mauserre avait trop bon
cœur pour savoir gouverner une maison. Son principal soin était
de ne voir autour d'elle que des visages heureux. Je me souviens
qu'un jour, dans un méchant cabaret des environs de Rome où la
pluie nous avait fait chercher un refuge, elle s'imposa l'effort de
manger jusqu'à la dernière bouchée une détestable omelette, pour
ne pas humilier l'auiour-propre d'un cabaretier. Elle-rnême avouait
sa faiblessî. — Quand j'ai grondé ma femme de chambre et qu'elle
me fait froide mine, disait-elle, je lui fais mes soumissions, e m'av-
vilisco.
Ses gens, qu'elle ménageait trop, en prenaient à leur aise. Meta
ne fut pas longtemps à s'apercevoir que certains services étaient en
souffrance, et qu'il y avait du gaspillage dans la maison. Sur l'ob-
servation qu'elle en fit, M. de Mauserre, qui tenait pt;u à l'argent,
mais qui aimait l'ordre en toutes choses, pria sa femme de la mettre
de paît dans le gouvernement du ménage, lequel fut en peu de
temps réformé comme Lulu. Elle avait l'œil partout, à la buanderie
comme à l'ofilce. On entendait sans cesse dans les escaliers son pas
de souris, et on voyait flotter au bout des longs corri iors la queue
de sa robe grise, qui, sans être neuve, était si fnâche et si pro-
prette qu'elle semblait sortir des mains de la couturière. Les su-
balternes n'agréèrent pas tout de suite son autorité, elle essuya
plus d'une incartade; elle réussit à désarmer les familiarités et les
brusqueries par son inaltérable politesse. Elle avait des grâces d'é-
tat pour apprivoiser toutes les espèces d'animaux; dès le premier
jour, les dogues du château lui avaient présenté leurs révérences.
C'était proprement sa vocation.
A six heures, la souris dépouillait son pelage cendré pour mettre
une robe de taffetas noir qu'elle relevait à l'ordinaire d'un nœud
ponceau; elle en plaçait un autre dans ses cheveux, et c'est ainsi
qu'elle paraissait au dîiier, pendant lequel elle parlait peu, s'occur-
pant de surveiller les vivacités de Lulu. Entre huit et neuf heures,
elle allait coucher l'enfant et revenait aussitôt au salon, où elle était
attendue avec impatience. Tout le monde aux Cii irmilles, M. de
Mauserre surtout, r ffolait de musique, et personne n'était musi!-
cien, hormis M™'" d'Arci, qui avait la voix juste et agré.ible, mais
timide. Je ne sache pas d'exemple de mémoire musicale comparable
2A4 REVUE DES DEUX MONDES.
à celle de Meta; sa tête était un répertoire complet d'opéras, d'ora-
torios et de sonates. Elle jouait ou chantait tous les airs qu'on lui
demandait, suppléant de son mieux à ce qui pouvait lui échapper,
— après quoi, pour se faire plaisir à elle-même, elle terminait son
concert par un morceau de Mozart. Aussitôt son teint s'animait, ses
yeux jetaient des étincelles, et c'est alors que, selon le mot de
M. de Mauserre, sa laideur devenait lumineuse; mais il avait fini
par me concéder que Yeîasquez et Rembrandt eussent préféré peut-
être cette laideur à la beauté.
Trois semaines après son arrivée aux Charmilles, Meta Holdenis
avait si bien su s'y faire sa place qu'elle semblait avoir toujours été
de la maison, et qu'on aurait eu peine à se passer d'elle. Si aux
heures où l'on se réunissait au salon elle était retenue dans sa
chambre, chacun disait en entrant : — W^" Holdenis n'est pas ici? où
donc est M"'' Holdenis? — M. d'Arci lui-même, dans ses bons jours,
ne se faisait pas faute d'avouer qu'il commençait à se réconcilier
avec l'idéal, que jusqu'alors il ne l'avait pas cru si facile à vivre.
M'"" de Mauserre ne se lassait pas de célébrer les louanges de la
perle des gouvernantes; elle l'appelait son ange, et souvent elle
bénissait l'Américain Harris de lui avoir fait cadeau de cette bonne,
de cette aimable fille, de ce cœur innocent et pur comme un ciel de
printemps. Ainsi s'exprimait son enthousiasme; je n'y trouvais rien
à redire.
Un jour, elle me prit k part et me dit d'un ton pénétré que sa
conscience lui faisait un devoir de tout expliquer à Meta, qu'elle me
suppliait de m'en charger. — Je ne sais, ajouta-t-elle, comment on
parle de nous hors d'ici; mais je serais désolée que M"® Holdenis
apprît par d'autres que nous qui je suis et le malheur attaché à la
naissance de ma fille» J'aime à croire que cette révélation ne chan-
gera rien à l'affection qu'elle nous a vouée et dont elle nous donne
de si précieux témoignages. Dût- il en être autrement, la loyauté
nous commande de ne pas lui laisser plus longtemps ignorer ce
qu'elle aurait dû savoir avant d'entrer dans cette maison. — Je lui
répondis que j'approuvais ses scrupules, et je lui promis de faire
ce qu'elle me demandait.
J'en trouvai l'occasion dès le lendemain. Je sortis vers quatre
heures de l'après-mini et poussai jusqu'à un village heureusement
situé, qu'on appelle Ville-Moirieu. M"'' Holdenis était allée faire
avec son élève un tour de promenade en calèche découverte; le ha-
sard voulut que la calèche me croisât au haut de la côte qui pré-
cède le village. Je proposai à Meta de mettre pied à terre, de se
laisser conduire par moi à quelques pas de là dans un joli cime-
tière, attenant à une église rustique et qui commande le plus beau
META HOLDENIS. 245
point de vue. Elle se laissa tenter et me suivit, tenant Lulu par la
main. Le cimetière dont je lui faisais fête mérite en effet d'être vi-
sité; je n'en ai jamais vu de plus herbu, ni de plus fleuri. Au mo-
ment où nous y entrâmes, un grand saule pleureur lui versait une
ombre douce où le soleil s'amusait à dessiner des lacis d'argent.
Partout des roses et des asters en fleurs; partout des insectes errans
et bourdonnans, dont la musique devait distraire les morts sans les
déranger : n'est-il pas agréable à un mort d'entendre au-dessus de
lui, du fond de l'éternel repos, un vague bourdonnement de vie qui
procure des rêves à son sommeil?
Nous nous assîmes sur un petit mur en pierres sèches. Comme
Lulu ne trouvait pas assez de champ pour ses ébats, je lui mon-
trai dans la pelouse joignante au mur un beau papillon, et je l'en-
gageai à lui donner la chasse, à quoi sa gouvernante finit par con-
sentir.
Je m'étais procuré un tête-à-tête avec Meta pour lui donner les
explications que vous savez; il se trouva pourtant que je commençai
par lui parler de tout autre chose. Il est des jours, madame, où,
sans avoir bu une goutte de vin, je suis en pointe d'ivresse; c'est un
méchant tour que me joue mon imagination : elle se grise du plai-
sir de vivre comme un loriot d'avoir mangé trop de cerises. Ce jour-
là, je venais d'expédier un tableau à celui qui me l'avait commandé,
et en le clouant dans sa caisse j'avais déclaré, comme le bon Dieu
quand il eut créé le monde, que mon œuvre était correcte. Notez
aussi que le temps était superbe et la chaleur tempérée par un vent
frais; quelques nuages qui se promenaient dans l'azur du ciel fai-
saient courir leur ombre sur les prairies; ces ombres voyageuses
ressemblaient à des messagers affairés et hâtifs qui portaient à je ne
sais qui d'heureuses nouvelles de je ne sais quoi. Ajoutez que de-
puis quatre semaines des juges désintéressés louaient à outrance
devant moi une personne qui jadis me récitait le Roi de Tlmlé et
m'avait permis de l'appeler Maiischen ; vous étonnerez-vous que
chemin faisant j'eusse fait certaines réflexions, agité dans ma tête
certains si, certains peut-être, auxquels je répondais : Eh ! mon
Dieu, pourquoi pas? Ajoutez encore que Meta portait une robe
neuve, que M'"" de Maaserre lui avait fait faire par sa femme de
chambre; elle était d'un brun marron et lui allait à ravir. Enfin
daignez considérer que nous étions assis vis-à-vis l'un de l'autre
dans le plus aimable des cimetières, et qu'en levant le nez j'aperce-
vais juste en face de moi un grand pot de myrte. Madame, ce myrte,
ces nuages, cette robe et le reste furent cause qu'à peine Lulu s'é-
tait éloignée, la montrant du doigt, je m'écriai brusrjuement :
— Pourtant, si ïony Flamerin avait épousé, il y a six ans, Meta
246 REVUE DES DEUX MONDES.
Holdenis, ils auraient aujourd'hui pour s'amuser une poupée en-
core plus jolie que celle-ci.
Le chevet de l'église faisait écho, et cet écho répéta l'un après
l'autre tous mes mots. Ne s' attendant à rien moins, Meta tressaillit
comme si un pétard venait de lui crever dans la main. Elle pencha
par-dessus le mur son visage rougissant. — Lulu, ma mignonne,
crla-t-elle, vous feriez mieux de revenir. — Occupée de son papil-
lon, Lulu fit la sourde oreille.
— Aurais-je été inconvenant? lui demandai-je. 11 me semble que
ce que je dis est assez raisonnable.
— Est-il jamais raisonnable, répliqua- t-elle d'une voix brève, de
regretter un bonheur douteux dont on n'a pas voulu?
— Ah! permettez, qui de nous deux n'en a pas voulu? repris-je.
— Et du bout de ma canne je dessinai sur le sol une couronne de
violettes, au milieu de laquelle je ti'açai ces mots : « Madame la
baronne Grûneck. » Elle nous regardait d'un air interdit, ma canne
et moi. Enfin il se fit une lueur dans son esprit.
— Et c'est pour cela, s'écria-t-elle en joignant les mains, que
vous avez écrit au-dessous de mon portrait : « elle adore les étoiles
et le baron Grûneck! » Cette couronne, cette inscription... Vous
n'aviez donc pas reconnu l'écriture de ma sœur Thecla? C'est une
espièglerie qu'elle m'avait faite, connaissant mon aversion pour mon
beau prétendant. Quand vous m'avez surprise, la tête dans mes
mains, je n'étais pas en extase, monsieur, je méditais une ven-
geance. Ainsi vous avez pu croire sérieusement?..
Elle s'interrompit, des larmes lui vinrent aux yeux. Elle promena
son doigt le long d'une fissure de la muraille; la grattant avec son
ongle, elle en arrachait la mousse. Puis elle reprit : — Voulez-vous
que je vous dise la raison sérieuse que vous avez eue de ne pas
épouser Meta Holdenis? C'est que la pauvre Maûschen était la fille
d'un homme ruiné.
A mon tour, je bondis sur place. — M. Holdenis, lui demandai-je
vivement, a-t-il refait sa fortune?
— Quelle question! Aurait-il consenti, sans une nécessité pres-
sante, àm'éloigner de lui?
— Fort bien, tout peut se réparer, et un jour l'histoire racontera
que, Tony Flamerin que voici ayant retrouvé au bout de six ans
Meta Holdenis que voilà, et l'ayant amenée dans un joli cim.etière
tout plein de roses et près d'une église où il y avait un écho, il lui
demanda sa main, qu'elle lui accorda par pure charité.
Elle se leva et cria aussi fort qu'elle put : — Lulu, il est temps de
nous en aller. — L'émotion assourdissait sa voix, Lulu n'entendit
pas.
META. HOLDENIS. 247
Je la forçai de se rasseoir. — Laissez donc tranquilles Liilu et
ses pnpillons, lai dis-je, et écoutez-moi. Que diable! s'expliquer
honnêtement, à la façon bourguignonne, n'a jamais fait de mal à
qui que ce soit. Je ne vous dirai pas que je vous adore, je ne vous
décrirai pas le martyre de mon amoureuse (lamme. D'abord cela vous
ennuierait beaucoup, et ensuite je mentirais. Je me suis cru plu-
sieurs fois amoureux; je ne l'ai été qu'une fois, l'an dernier, à Ma-
drid : ma maîtresse était une grande toile de Yelasquez qu'on
appelle le tableau des Lances. Après l'avoir vue, cette coquine de
toile, j'ai eu dix jours de fièvre et dix nuits d'insomnie. C'est alors
que j'ai connu le dieu; mais la divine folie ne remplit pas l'existence
ni le cœur. 11 est des maisons où l'on fait un jour par semaine un
festin d'empereur; le reste du temps, on s'y nourrit de pain sec et
de rogatons. Vivent les banquets 1 mais un bon ordinaire a son prix,
et l'oAlinaire du cœur est une chère compagnie dont il ne peut plus
se passer, une amitié partagée, tendre et fidèle, accompagnée d'un
impérieux besoin de vivre ensemble. Or, je vous le déclare en toute
franchise, je n'ai jamais rencontré qu'une femme qui m'ait inspiré
le désir de vivre avec elle, — c'est la personne qui est assise sur ce
mur, à côté de moi, et qui a tout, l'intelligence, la sagesse, la dou-
ceur des forts, le charme des humbles, sans compter qu'elle aime
le gris, le rouge et le marron, qui sont mes couleurs. Gomme on n'a
jusqu'à présent inventé qu'un moyen honnête de vivre avec une
femme, qui est de se marier avec elle, du premier jour que je vous
ai vue, j'ai eu, le diable m'emporte! le désir de vous épouser. Cette
idée m'a paru d'abord très bête, elle me paraît aujourd'hui pleine
d'esprit. Maudit soit le baron Grûneck! Sans lui, vous seriez ma
femme. Bah ! ce qui ne s'est pas fait peut se faire. Et après tout il
nous est bon d'avoir attendu. Autrefois, comment vous dirai-je?
je vous désirais plus que je ne vous aimais; à cette heure, je vous
aime plus que je ne vous désire. D'ailleurs, dans ce temps là je
n'étais rien, et je n'avais rien à vous offrir qu'une tête pleine de
vent et deux mains vides. Aujourd'hui nous ne sommes pas le
Grand-Mogol, mais nous sommes quelqu'un; nous avons un nom,
un avenir assuré. La bête est lancée; tayaut! ma femme aura des
rentes.
Elle m'écoutait en silence, avec recueillement, la tête basse, les
yeux attachés à la terre. Ses mains tremblaient légèrement, et je
voyais par instans se renfler son fichu, ce qui me donnait bon es-
poir. Au mot de rentes, il lui échappa un geste d'indignation. Elle
me montra du bout de son ombrelle, gravés en lettres d'or sur une
pierre tumulaire, ces quatre vers, composés par l'auteur de Jocclyn
pour un de ses amis qui dort sous ce marbre :
248 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout près de son berceau, sa tombe fut placée.
Peu d'espace borna sa vie et sa pensée ;
Content de son bonheur, il sut le renfermer
Autour des seuls objets qu'il eût besoin d'aimer.
— La poésie est une belle chose, m'écriai-je, un peu de fortune
n'y gâte rien, et je vous garantis que ma femme... Allons! j'oublie
que ma femme n'est pas encore à moi. — Et allongeant le cou : —
Chère petite souris de mon cœur, voulez-vous de moi? Si vous dites
non, je repartirai demain pour Paris, où je me pendrai ou ne me
pendrai pas selon les caprices de mon humeur. Si vous dites oui,
j'éprouverai un transport de joie qui se traduira par des cabrioles et
des turlutaines, et tout à l'heure j'irai enseigner à Lulu comment
on s'y prend pour marcher sur la tête. Peut-être demanderez -vous
du temps. Une fois que j'aurai en poche une promesse authentique
signée et paraphée en bonne forme, j'attendrai tant qu'il vous
plaira; j'ai l'espérance patiente.
Elle releva la tête et me dit : — Les Allemandes ont la fâcheuse
habitude de parler sérieusement des choses sérieuses; aussi éprou-
vent-elles souvent en France de grands embarras. Il est si difficile
de savoir quand un Français plaisante et quand il est sérieux !.. Je
ne dis ni oui ni non; je me défie.
— Regardez-moi, lui dis-je. Me voilà sérieux comme un âne
qu'on étrille, et je vous affirme très pertinemment que vous ne
sortirez pas de ce cimetière avant de m'avoir répondu.
A ces mots, je lui pris la main. Elle tâcha de la dégager; mais je
la tenais ferme. Elle chercha des yeux Lulu, et ouvrit la bouche
pour l'appeler. Lulu était dans les espaces. Elle venait de se cou-
cher sur le dos et regardait courir les nuages; elle causait tout haut
avec eux, et du bout d'une grande gaule dont elle gesticulait elle
leur indiquait leur route.
— Poiut 03 défaites, poursuivis-je. Vous me répondrez. J'entends
vous prouver qu'un Bourguignon est plus têtu qu'une Allemande.
— Et j'ajoutai : — Douce main que je tiens dans la mienne, toi qui
m'as révélé Mozart et qui un jour m'as montré toutes les étoiles du
ciel en les appelant par leur nom, tu as la sagesse de ne rien mé-
priser, ni l'aiguille, ni le tricot, ni le fer à repasser. Tu as toutes
les grâces, toutes les perfections, toutes les sciences, et je te dé-
clare que ta destinée est de m'appartenir, que tu as été créée pour
mon bonheur, pour montrer à ma vie son chemin et pour me re-
coudre mes boutons de guêtre. Que si jamais je fais rien qui te dé-
plaise, je te livrerai ma joue, tes soufflets me seront délicieux. Pe-
META IIOLDENIS. 2Û9
tit8 main souple et moite, qui te tords dans la mienne comme une
couleuvre, veux- tu être à moi? Parie, dis-moi ton secret.
Elle leva sur moi ses grands yeux candides et me dit : — Vous
êtes Français, vous êtes artiste, et vous m'avez oubliée pendant six
ans. Je demande à réfléchir. Si dans deux mois... Tenez, j'ai là su-
perstition des anniversaires. Le 1" septembre 1863, nous étions
assis le soir sur un banc; la nuit était belle, et vous m'avez dit des
folies. Le 1" septembre de cette année, nous reviendrons ensemble
dcAis ce cimetière. Les roses que voici seront mortes, peut-être y
en aura-t-il d'autres. Nous nous assiérons sur ce mur comme nous
voilà, et je vous dirai oui ou non.
— Tôpe! repartis-je en lui rendant sa liberté.
— Et vous me permettez cette fois de rappeler Lulu?
— Un moment encore, m'écriai-je. Lulu n'a pas fini de causer
avec les nuages, et je n'ai pas même commencé de m'acquitter d'une
commission dont on m'a chargé. C'est une aventure que je dois vous
raconter et qui sans doute vous intéressera.
Elle écouta mon récit jusqu'au bout avec une extrême attention.
Dès les premiers mots, elle changea de visage et d'attitude. Par in-
tervalles, elle fronçait le sourcil ou mordillait ses lèvres, ou fouil-
lait la terre avec son ombrelle, ou, prenant son menton dans sa
main, elle regardait fixement l'horizon comme pour y chercher
quelque chose.
Quand j'eus fini : — Vous me paraissez très affectée de mon his-
toire, lui dis-je.
Elle me répondit que, si elle l'avait siue plus tôt, elle ne serait sans
doute jamais venue aux Charmilles, parce qu'elle n'aurait pu triom-
pher des scrupules de son pauvre père. Je fis à part moi la réflexion
que son pauvre père était un drôle d'homme pour se donner le luxe
d'avoir des scrupules, et que, quand je serais en ménage, je ne
permettrais pas à sa conscience de fréquenter chez moi. Puis elle
me cita le proverbe allemand qui dit : « Qui me donne le pain, je
chanterai sa chanson, ivess' Brod ich esse, dess' Lied ich singe. »
— Il est difficile de persuader au monde, ajouta-t-elle, qu'on désap-
prouve les principes des gens qu'on aime et qu'on sert. — Je lui
répondis que le soin de sa réputation regardait avant tout Tony
Flamerin, qu'elle n'avait rien à craindre de ce côté, qu'au surplus
M. et M'"** de Mauserre n'avaient point péché par principe, qu'une
cruelle fatalité les empêchait seule de s'épouser, et que le jour
où la mairie leur ouvrirait sa porte serait le plus beau de leur
vie.
Elle était en humeur de sermonner, ce qu'elle faisait d'un petit
ton docte et convaincu qui n'était point désagréable. — C'est une
250 REVUE DES DEUX MONDES.
tâche bien délicate, me dit-elle, que d'élever un enfant qui doit sa
naissance à une faute. Comment lui apprendre à concilier le res-
pect de la loi divine et celui qu'il doit à ses parens? — Je lui re-
présentai que Lulu était fort jeunette encore, que je ne voyais pas
l'urgente nécessité de lui expliquer le septième commandement.
Après être demeurée quelques instans silencieuse, elle s'écria :
— Je voudrais m'en aller que je ne le pourrais plus. Un mois m'a
suffi pour m'atiacher si fort à cette enfant qu'il m'en coûterait beau-
coup dj la quitter. 11 me semble que je suis responsable devant
Dieu de sa chère petite âme.
— Respo:isable, lui dis-je, jusqu'au 1" septembre. Au reste, il y
a manière de s'arranger, et, si le cœur vous en dit, vous pourrez
après notre mariage vous occuper encore de cette demoiselle. Elle
passera les hivers à Paris, nous viendrons passer l'été aux Char-
milles. Voyez si je suis un mari complaisant.
Elle n'eut pas l'air de m'entendre; elle continuait de fouiller la
terre avec son pied. Elle me questionna sur certains détails de mon
histoire que j'avais passés légèrement et qui l'intéressaient fort.
— C'est un vrai roman, fit-elle; mais les seules aventures qui me
plaisent sont celles où le héros et l'héroïne sont pauvres; M. et
M'"^ de Mauserre sont tous les deux riches, très riches, n'est-ce
pas?
— M™^ de Mauserre a laissé sa dot entre les griffes de son pre-
mier mari, mais depuis elle a hérité de son père.
— A qui appartiennent les Charmilles?
— A M. de Mauserre, qui possède en outre deux maisons à Paris.
Au risque de lui faire perdre à jamais votre esiime, je dois vous
confesser que le pauvre homme a deux cent mille livres de rente.
— Vous prononcez le mot rente avec quelque emphase, dit-elle
en souriant: il vous remplit la bouche. Je vous le répète, toute pe-
tite je ne goûtais déjà que les romans où la faim épouse la soif.
Celui que vous m'avez conté m'agréerait davantage, si M. et M'"" de
Mauserre s'étaient enfuis ensemble pour aller vivre dans un mé-
chant taudis où ils auraient travaillé en s' aimant. Sainte pauvreté!
s'écria-t-elle avec une certaine exaltation, vous purifiez tout! vous
remplacez l'innocence! vous êtes la poésie et le bonheur!
J'allais lui répliquer; Lulu nous rejoignit sans qu'on l'eût appe-
lée. Meta fit quelques pas au-devant d'elle, et, l'enlevant dans ses
bras, la pressa contre son cœur avec une impétuosité de tendresse
qui eût charmé M'"« de Mauserre. Nous regagnâmes la voiture, où
on me fit une place. L'enfant ne tarda pas à hocher la tête et à
s'endormir; Meta la coucha sur ses genoux. A plusieurs reprises,
j'essayai de renouer l'entretien; elle me répondit d'un air distrait.
^
META HOLDENTS. 251
Elle regardait vaguement dans la campagne; décidément elle était
rêveuse.
Quand nous atteignîmes la grille du château •. — Croyez-vous,
me deraanda-t-elle tout à coup, que M. et M'"'' de Mauserre soient
heureux ?
— Ils le seraient davantage, s'ils pouvaient s'épouser; mais on
s'accontume à tout.
— L'homme est né pour l'ordre, repartit-elle, et, quand il l'ou-
blie, l'ordre se venge.
Il me parut qu'elle tournait trop au grave. Je lui chatouillai les
lèvres avec la pointe d'une bardane que j'avais rapportée du cime-
tière. — Ce qui me rassure pour cette maison de désordre, lui
dis-je, c'est que vos armoires lui feront trouver grâce devant le
Seigneur. Elles sont si bien rangées ({ue du pins haut des cieux
l'armée des chérubins prend un plaisir extrême à les contempler.
Elle m'arracha des mains ma bardane et me répliqua : — Si vous
voulez me plaire, tâchez d'être m^oins Français et moins artiste. —
Elle ajouta : — Promettez-moi que vous ne parlerez à personne de
ce qui s'est passé aujourd'hui entre nous, et que vous ne m'en re-
parlerez pas à moi-même avant le l'^'" septembre.
Je lui répondis par un des quatre vers qu'elle avait admirés. —
N'ayez crainte, lui dis-je;
Content de son bonheur, il sut le renfermer.
A table et pendant toute la soirée, elle redoubla d'attentions res-
pectueuses pour M'"" de Mauserre; elle semblait vouloir lui prouver
que, bien qu'elle sût tout, elle ne la considérait et ne l'aimait pas
moins. Elle en fit trop; en lui souhaitant une bonne nuit, elle lui
prit la main et la porta humblement à ses lèvres. — Ah 1 ma chère,
lui dit M'"* de Mauserre, depuis que vous êtes ici, voilà la première
fois que vous faites quelque chose qui me déplaît; je veux vous ap-
prendre comment on s'embrasse entre amies. — Et elle la baisa
tendrement sur les deux joues.
IV.
Qaoique Meta Holdenis fût si savante dans l'emploi du temps
qu'elle en avait de reste pour tout, elle ne trouva pas en six se-
maines le moment de causer une seconde fois tête à tête avec votre
serviteur. Elle n'avait pas l'air de m'éviter; mais elle ne me cher-
chait pas. Une institutrice ne saurait trop s'observer.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
D'ailleurs il lui était venu un surcroît d'occupation. M. d'Arci
nous quitta pour aller passer quelque temps dans une terre qu'il
avait héritée en Touraine, et M"»^ d'Arci fut l'y rejoindre quelques
jours après. Son père la vit partir avec regret. Il avait presque ter-
miné les deux premiers volumes de son histoire de Florence, et il
songeait à les faire imprimer dès qu'il aurait achevé la mise au
net. Comme on lui ordonnait de ménager ses yeux, qu'il avait fort
délicats, sa fille s'était chargée de recopier son manuscrit plein de
ratures, de surcharges et d'apostilles; elle savait se reconnaître
dans ce grimoire. Après son départ, il voulut prendre un secré-
taire. Meta lui offrit ses services; il les refusa d'abord, finit par les
accepter, et fut bientôt dans l'enchantement de son nouveau co-
piste. Meta avait une plus belle main et plus d'intelligence encore
que M"*^ d'Arci; — ce qui le toucha davantage, c'est qu'elle prit tant
de goût pour sa noble besogne qu'elle avait peine à s'en arracher.
Elle trouvait l'histoire de Florence admirable et l'historien un très
grand homme. Ce sont des choses qu'un auteur ne craint pas de
s'entendre répéter, on en connaît qui regrettent de ne pouvoir faire
des rentes à tous ceux qui les admirent; mais tout le monde n'a
pas au mêm.e degré le talent de l'admiration. La voix, le geste, ne
suffisent pas; il faut que le regard s'en mêle, qu'il accentue l'éloge,
et que ses caresses infligent à la modestie du patient un délicieux
supplice. Le regard de Meta était parlant. Saint-Simon a dit d'une
grande dame de son temps, qui s'est mêlée de très gi-andes affaires,
qu'elle était « brune avec des yeux bleus qui disaient sans cesse
tout ce qui lui plaisait. » Meta Holdenis ressemblait beaucoup à cette
grande dame.
Elle rendit à M. de Mauserre un autre service plus essentiel en-
core; elle lui sauva la vie ou à peu près. Ses nerfs le tourmentaient
par intervalles. Le remède dont il usait pour se soulager était de
sortir le soir à cheval et de s'en aller courir la campagne; la fatigue
amenait le sommeil. Dans une de ses promenades nocturnes, il se
refroidit, et ce refroidissement dégénéra en une pleurésie qui de-
vint alarmante. M'"'' de Mauserre voulut d'abord le soigner et le
veiller seule; ses forces furent bientôt épuisées, elle dut se faire ai-
der par Meta. Le mal empirant, elle fut dévorée d'invquiétudes
qu'elle ne savait ni maîtriser ni dissimuler, et le médecin lui enjoi-
gnis de ne plus approcher le malade. Il fut question de rappeler
jjme (i'Afci; Meta assura qu'elle suffirait à tout et tint parole. Quand
il eut connu le charme d'être soigné par elle, M. de Mauserre, qui
dans ses maladies était un véritable enfant gcâté, ne voulut plus
prendre de remèdes que de sa main ni souffrir que personne autre
pénétrât dans sa chambre. Non-seulement elle possédait quelques
META HOLDENIS. 253
lumières en médecine et le génie des potions, des lochs et des ju-
leps, ayant traité ses frères et ses sœurs dans plusieurs cas assez
graves, — elle avait aussi la douceur, la patience, le pied léger,
la main souple et l'infatigable sourire d'une garde-malade accom-
plie. Ses lassitudes étaient courtes. Après une nuit blanche, elle
s'endormait sur une chaise et se réveillait au bout d'une heure,
fraîche, alerte, aussi dispose, aussi allante que devant. Voilà ce
que c'est que d'aimer Dieu et le prochain; ces sentimens opèrent
des miracles.
Tant de peines furent récompensées. M. de Mauserre entra en
convalescence et se rétablit rapidement, comme il arrive aux na-
tures nerveuses, lesquelles tombent et se relèvent tout d'un coup.
Un matin, après déjeuner, appuyé sur le bras de M"* Holdenis, qui
portait à son autre bras un pliant, et précédé de Lulu, qui avait
promis d'être sage comme un enfant de chœur, il réussit, moyen-
nant quelques haltes, à faire le grand tour du parc. M'"* de Mau-
serre ne pouvait assez remercier Meta de ses soins et de son dé-
voûment. Voulant lui donner une faible marque de sa gratitude,
elle pria M'"^ d'Arci, qui à son retour devait passer par Lyon, d'y
acheter la plus jolie montre qu'elle pourrait trouver, enrichie de
brillans, pour remplacer l'humble petite montre d'argent qui mar-
quait à cette aimable fille les heures d'une vie si utilement oc-
cupée.
Le jour même où M. et M'"* d'Arci arrivèrent aux Charmilles, je
dus partir à mon tour ; j'étais rappelé à Paris par un tableau que
l'acheteur réclamait et que je ne voulais pas livrer sans y avoir fait
les dernières retouches. Meta, que je vis un instant avant mon dé-
part, me souhaita un heureux voyage ; elle ne me demanda pas
quand je reviendrais, et je la trouvai un peu trop discrète. J'étais
depuis huit jours dans mon atelier de la rue de Douai quand
M'"* d'Arci m'écrivit pour me charger d'une commission. La der-
nière ligne de sa lettre était ainsi conçue : — « nous avons des
raisons particulières, mon mari et moi, de souhaiter que vous reve-
niez le plus tôt possible. » — Ce post-scriptum me surprit; je ne
me savais pas si nécessaire au bonheur de M™^ d'Arci. Je m'étais
proposé de ne retourner aux Charmilles qu'à la fin du mois. J'avan-
çai mon départ de quelques jours, et en arrivant au château je ren-
contrai sur le perron M"'^ d'Arci, qui me dit à demi-voix : — Il se
passe ici certaines choses qui nous déplaisent.
— Que voulez-vous dire? lui demandai-je.
— N'en croyez que vos yeux, me répondit-elle. Je souhaite que
nous nous trompions.
A la vî'rité, il ne se passait rien aux Charmirics qui fût digne de
254 REVUE DES DEUX MONDES.
remarque; mais, quoi qu'en dise l'arithmétique, des riens addi-
tionnés finissent quelquefois par être quelque chose. M. de Mau-
serre, tout à fait remis, s'occupait de son histoire de Florence, et
malgré le retour de sa fille il ne l'avait pas rétablie dans sa charge
de copiste; — je vous ai dit que Meta avait une plus belle main
que M"''' d'Arci. J'observai encore qu'il avait gardé l'habitude de
faire chaque jour après son déjeuner une grande promenade dans
le parc, qui durait quelquefois deux heures. Meta seule et Lulu
l'accompagnaient; quelque indiscret se mettait-il de la partie, il
faisait sentir à l'intrus par son air froid et préoccupé qu'il était de
trop. Il faut convenir que son caractère était plas inégal qu'avant
sa m.aladie; il était souvent sombre, taciturne; à ses mélancolies
succédaient des gaîtés un peu forcées. Quand un homme a eu la
pleurésie, il est tout simple que son humeur s'en ressente, et il faut
pardonner beaucoup à un historien qui s'évertue à éclaircir quel-
ques points controversés de la conjuration des Pazzi. Meta elle-
même n'était pas dans son assiette ordinaire. Elle avait des ab-
sences pendant lesquelles, laissant trotter ses yeux, elle regardait
voler les mouches. A d'autres momens, on remarquait en elle quel-
que chose d'agité, d'un peu tendu, et des longueurs de respiration
à faire croire qu'il n'y avait pas assez d'air dans la chambre pour
ses poumons ou pour ses espérances; — mais il fallait être M. d'Arci
pour se figurer qu'elle espérait quelque chose. Il était plus naturel
de penser que ses fatigues de garde-malade et ses nuits blanches
avaient pris sur sa santé.
Le soir de mon arrivée, comme elle chantait d'une manière ravis-
sante je ne sais plus quel air de Don Juan, elle eut une attaque de
nerfs. Elle devint iiès pâle, se renversa brusquement en arrière. Par
bonheur, M. de Mauserre se trouva juste à point derrière son esca-
beau pour la recevoir et l'emporter dans un fauteuil. Le moyen de
transporter une femme sans la prendre par la taille? Peut-être,
après avoir déposé son fardeau, fut-il un peu long à dégager ses
bras; à cinquante ans, on n'a pas l'agilité d'un jeune homme. Le
lendemain, l'impitoyable M. d'Arci se permit de plaisanter xMeta
sur son évanouissement; son beau-père releva vertement ses bro-
cards.
Ce qui me parut certain, c'est que M'"^ de Mauserre n'entendait
malice à rien de tout cela; elle avait son visage, sa beauté, son sou-
rire de tous les jours. Elle croyait en son mari comme vous pouvez
croire en Dieu , madame; elle le tenait pour un être surnaturel, su-
périeur à toutes les communes faiblesses, dont la loyauté était
aussi inviolable que la parole de Jupiter quand il avait juré, par le
Styx. Et puis cette âme de cristal s'imaginait que tout le monde
META HOLDEMS. 255
était transparent comme elle, et que ce qu'on lui cachait n'existait
pas; — mais lui cachait-on quelque chose? J'étais disposé à croire
que M'"'' d'Arci épousait trop aveuglément les préventions de son
mari. M. de Mauserre lui avait dit un jour devant moi : — Oh!
vous, ma chère, si M. cl'Ârci vous affiimait de son ton décisif qu'il
aperçoit les astres en plein midi, après une courte hésitation vous
verriez distinctement toute la voie lactée sans qu'il y manquât une
étoile.
Le 29 août, dan«; l'après-midi, je me rendis à mon atelier, qui,
comme vous le savez, était au premier étage d'une toiu' isolée et à
quelques centaines de pas du château. Je m'étais remis avec ar-
deur cà mon tableau de Boabdil. Pour être sûr que personne ne
viendrait me déranger dans mon travail, je fermai au verrou la
porte du donjon, et je retirai la clé de la serrure. Je peignais depuis
une demi-heure lorsque le vent m'apporta par ma fenêtre entr'ou-
verte un murmure de voix et de pas. C'étaient M. de Mauserre et
Meta, qui, accompagnés de l'enfant et de sa bonne, revenaient de
leur promenade accoutumée. La tour occupait le milieu d'un terre-
plein qui avait vue sur le château; à l'un des bouts, il y avait un
hamac et une escar[)o!ette. Lulu pria sa bonne de la ]ia!ancer; je
n'entendis d'abord que ses bruyans éclats de rire. Bientôt il me pa-
rut que deux personnes s'approchaient. Elles frap,:èrent à la porte
et tâchèrent d'ouvrir; je demeurai coi. On se retira, jugeant que
l'atelier était vide; il renfermait pourtant une paire d'oreilles très
attentives et qui pensaient avoir le droit de l'être.
Pendant que Lulu se balançait, les deux personnes qui n'avaient
pu s'introduire dans la tour commencèrent d'arpenter l'esplanade.
Gomme elles revenaient sur leurs pas, j'attrapai à la volée quelques
bribes de leur conversation. Ce ne furent d'abord que des mots dé-
cousus, puis une phrase tout entière prononcée par une voix très
douce : « jamais personne n'a si bien connu les hommes. »
On se rapprocha encore, et on fit une halte juste sous ma fe-
nêtre. La même voix douce se prit à dire : — Ah! monsieur, vous
êtes né non-seulement pour écrire l'histoire, mais |)oi]r en faire.
Que ne suis-je reine ou impératrice? C'est aux Charmilles que je
viendrais ch. rcher mon premier ministre. Je l'arracherais à sa re-
traite en lui disant que les hommes supérieurs se doivent à la so-
ciété, que Dieu ne leur permet pas d'enfouir les talens qu'il leur a
donnés.
M. de Mauserre répliqua vivement : — Vous êtes cruelle. Ne
voyez-vous pas que vous rouvrez une plaie mal fermée?
— Pardomiez-moi, ré,)ondit-elle avec un accent de contrition. J'ai
parlé trop vite, j'avais oublié...
256 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous avez le droit de me faire souffrir, interrompit-il. Ne vous
dois-je pas la vie?
11 y eut un silence, après lequel M. de Mauserre parla longtemps
à voix basse. Son discours fut perdu pour moi, hors la conclusion,
qu'il prononça d'un ton appuyé : — Quand j'ai fait ce sacrifice, je
n'en avais pas mesuré l'étendue.
Là-dessus, ils se remirent en marche. — Voilà donc de quoi l'on
s'entretient quand on se promène dans le parc! pensai-je en ra-
massant mon pinceau, que j'avais laissé tomber.
Quelques minutes après, ils étaient de nouveau sous ma fenêtre,
et de nouveau je prêtai l'oreille. — Vous parlez de compensations,
disait M. de Mauserre. Je n'en connais qu'une, c'est qu'on finit par
vieillir, et qu'il arrive un temps où on ne se juge plus digne de ses
propres regrets.
— N'y comptez pas, monsieur; ce temps ne viendra pas de
sitôt.
— Oh! bien, quel âge me donnez-vous donc?
— Je ne sais... Vous devez avoir, M'"^ de Mauserre et vous, elle
un peu moins, vous un peu plus de quarante ans.
Il se mit à rire d'un petit rire qui partait d'un cœur épanoui. —
Vous ne vous y connaissez pas; ôtez-lui en dix et ajoutez -m'en
douze, et vous aurez notre compte à tous les deux.
— Que votre visage est menteur! fit-elle; mais je l'accuse à tort,
il dit vrai. Vous avez l'éternelle jeunesse du cœur et de l'esprit,
et jamais vous n'aurez d'âge. — Elle s'interrompit pour crier à
la bonne, qui balançait Lulu : — Prenez garde! pas si haut! —
Puis elle reprit : — La voici, la vraie compensation. Vous revivez
dans cette chère enfant, qui vous ressemble, qui ne tient que de
vous. Hélas! je touche à une autre plaie. Puisse-t-elle bientôt se
fermer, celle-là, et le jour venir où Lulu sera tout à fait votre fille!
Il asséna un grand coup de sa canne contre le seuil de la tour et
répondit d'un ton bref : — Si vous connaissiez le code, vous sauriez
que c'est impossible.
Ils restèrent si longtemps hors de portée de mes oreilles, que je
crus que je n'entendrais plus rien. C'eût été dommage; leur con-
versation m'intéressait. Heureusement Lulu ne s'intéressait pas
moins à son escarpolette; il en résulta qu'ils eurent le temps de
faire encore un tour, et que cinq minutes plus tard j'ouïs une voix
grave qui dis^ût : — Vous croyez qu'elle souffre, elle aussi?
— Elle est si bonne, monsieur, repartit une voix flùtée, qu'elle
vous cache ses regrets, son ennui, son chagrin. Elle était faite pour
le monde, pour y briller, pour y être admirée. A en juger par son
portrait, elle a dû être merveilleusement belle.
META UOLDENIS. 257
Je fus sur le point de courir à la fenêtre et de leur crier : — Ne
vous en déplaise, c'est encore la plus jolie femme de France. — Je
n'en fis rien, et M. de Mauserre eut le loisir d'adresser cà Meta je ne
sais quelle question. Elle répondit : — Vous m'embarrassez, mon-
sieur. L'amour est si exigeant, si égoïste, qu'il fait rarement le
compte des sacrifices qu'il impose. 11 me semble pourtant que, si
j'avais l'affreux malheur d'être un empêchement à la carrière de
l'homme que j'aimerais. Dieu me donnerait la force de me séparer
de lui, de me sacrifier, heureuse si sa reconnaissance et son affec-
tion venaient quelquefois me chercher dans ma solitude.
Cette fois il m'échappa de dire à demi-voix : — Voyez la langue
de serpent!
— Je crois qu'on a parlé, fit M. de Mauserre, — et il cria : —
Tony, êtes-vous ici? — Je ne soufflai mot. — Vous vous êtes trompé,
je n'ai rien entendu, lui répondit Meta.
Peu après, elle appela Lulu et lui représenta qu'il était temps
de retourner au château. Comme l'enfant ne faisait pas mine de
quitter son jeu, elle courut la chercher et donna l'ordre à la bonne
de l'emmener; puis elle vint retrouver M. de Mauserre, qui l'avait
attendue, assis, je crois, sur un banc de pierre à quelques pas de
la tour.
— Monsieur, lui dit-elle, j'ai une confidence à vous faire, un con-
seil à vous demander. Je ne sais si j'en aurai le courage.
Il repartit du ton le plus gracieux : — Je n'ai rien de caché pour
vous, et je serais heureux de penser que je possède toute votre
confia : ce comme vous avez la mienne.
Eile s'eaibariassa dans un long préambule qu'il la supplia d'abré-
ger. — Que signifie ce tortillage? arrivons au fait, je vous prie, lui
disait-il. — Enfin elle se résolut à entamer son récit, parlant si bas
qu'à grand'peine quelques syllabes parvenaient à mon oreille. Il me
parut qu'à plusieurs reprises elle prononçait mon nom. M. de Mau-
serre était fort ému de son histoire; il s'écriait de temps en temps :
— Est-ce bien possible? j'étais à mille lieues de me douter d'une
chose pareille.
Quand elle eut fini, comme il gardait le silence, elle lui demanda
si à son insu elle avait laissé échapper quelque mot qui pût le cha-
griner ou l'offenser. Il lui répliqua brusquement : — Que vous con-
seille votre cœur?
— Que sais-je? répondit-elle; je crains de le mal comprendre.
Après une nouvelle pause : — Aimez-vous Tony ou ne l'aimez-
vous pas? leprit-il avec la même vivacité où perçait la colère.
La réponse fut si indistincte qu'à mon vif regret je ne pus la
saisir.
TOME cm. — 1873. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous voulez donc que je vous conseille ? fit-il d'un ton ra-
douci. A mon tour, je suis embarrassé. Vous parliez tout à l'heure
de l'égoïsme de l'amour; l'amitié a le sien. 11 n'y a que trois mois
que nous nous connaissons, et votre société m'est devenue une si
douce habitude que je frémis à l'idée d'y renoncer, si vif est pour moi
le charme de nos chères causeries. Pourtant je veux m'oublier pour
ne consulter que votre intérêt. Je suis très attaché à l'homme dont
vous parlez; il m'a rendu des services que je n'oublierai pas. Quel
que soit son mérite, je doute que vous fussiez heureuse avec lui. Il
est artiste, il l'est dans l'âme; la peinture et la gloire sont ses deux
maîtresses, sa femme ne passera qu'après. Souffrez que je vous
dise toute ma pensée : vous seriez quelque temps son joujou, pour
ne plus être ensuite que sa ménagère. Mon amitié vous souhaite un
mari qui ait avec vous une parfaite conformité de goûts et de
sentimens, qui sache tout ce que vous valez, un homme capable
d'apprécier votre rare intelligence, votre caractère à la fois si so-
lide et si souple, cette charmante complaisance de votre esprit qui
sait si bien entrer clans les pensées qui vous sont le plus étran-
gères et vivre, pour ainsi dire, dans l'esprit d'autrui. Ce mari, vous
le rencontrerez un jour, et il fera de vous sa compagnie favorite,
la confidente de toutes ses pensées, sa conseillère et son amie dans
le sens le plus intime et le plus doux de ce mot.
Ces dernières paroles furent prononcées avec tant de chaleur que
Meta parut s'attendrir.
— Ainsi vous m'engagez à refuser? s'écria-t-elle. Je n'ai plus
que trois jours pour me décider.
— Voulez-vous m'en croire ? le i^"" septembre n'allez pas à Ville-
Moiricu. Ce sera le mieux. Il vous est facile d'éviter ici tout tête-
à-tête avec M. Flamerin; s'il devenait trop pressant, vous me char-
geriez de m'expliquer avec lui.
— Qu'il soit fait comme vous l'entendrez î répondit-elle du ton
soumis d'une carmélite qui prononce ses vœux.
La curiosité étant la plus forte, je m'étais coulé jusqu'à ma fe-
nêtre, j'avais soulevé un coin du rideau. Ou j'eus la berlue, ou M. de
Mauserre prit la main de Meta et lui baisa légèrement le bout des
doigts. Elle avait le visage à demi tourné de mon côté; son front
était radieux, ses lèvres entr'ouvertes respiraient l'émotion de la
joie. Ainsi sourit l'homme des champs lorsque, après de pénibles
semailles et les rigueurs d'un hiver opiniâtre, il voit lever le grain,
et contemple en espérance la moisson qu'il se promet d'engranger.
L'instant d'après, je ne vis plus rien; ils étaient partis.
Je me plongeai dans un fauteuil où je demeurai quelque temps
immobile, les bras engourdis, la tête lourde et, je pense, l'œil
META HOLDENIS. 259
morne. Tout à coup, par un effort de ma volonté, je me retrouvai
sur mes pieds, me tâtant le corps comme un homme qui est tombé
d'un balcon sans se tuer et qui s'assure qu'il a tous ses membres.
Après ce rapide examen, je fis deux fois le tour de l'atelier en sif-
flant, et je fus heureux de découvrir que je savais encore siffler. Je
me souvins que c'était à Dresde que j'avais cultivé ce talent; je pen-
sai au portrait de Rembrandt, et Rembrandt me fit rêver à Velas-
quez. Je crus entendre une voix qui disait : — C'est le seul dieu
qui ne trompe pas. — J'ouvris le tiroir d'une table, j'en tirai une
vieille pipe d'écume que j'avais héritée de mon père, je la bourrai,
je l'allumai, et je me surpris à m'écrier : — Tonnelier de Reaune,
votre fils se porte bien ! — Puis je me rassis devant mon chevalet, je
retouchai la draperie de mon Roabdil. Je dois confesser toutefois
que ma brosse tremblait un peu, que jamais mon appui-main ne
me fut si nécessaire.
Au bout d'une heure, on frappa de nouveau à la porte de la tour.
Ce n'était cette fois ni M. de Mauserre, ni Meta; — je me trouvai
face à face avec la plus effrontée, avec la plus basanée des gita-
nilles. Elle avait des yeux pareils à des taches d'encre et l'air sour-
nois d'un oiseau de nuit que la lumière effare. Ayant rencontré le
matin cette beauté parmi les traînards de la bande de bohémiens
qui avaient tant fait aboyer nos dogues, je m'étais féru de sa dia-
blerie, de ses grâces scélérates, et je l'avais invitée à venir poser
dans mon atelier. Je m'empressai de l'introduire, enchanté qu'elle
fût de parole. Le ciel m'envoyait en sa personne un modèle et une
compagnie dont j'avais grand besoin. Tout en troussant mon cro-
quis, je pris plaisir à causer avec elle. Je vous ai déjcà dit, madame,
que, quand j'ai rencontré dans le monde certaines vertus, il me
vient au cœur de saintes tendresses pour la canaille. A la vérité,
ce sont des transports assez dangereux.
Le soleil déclinait lorsque je levai la séance et sortis avec mon
modèle. Comme nous traversions le terre-plein, j'aperçus au pied
de l'escarpolette un objet brillant : c'était le médaillon de Lulu, qui
l'avait perdu en se balançant. Je le ramassai, et au même instant
j'avisai Meta au bout de la grande charmille. Elle s'avançait de
notre côté, la tête penchée, promenant ses yeux autour d'elle et
s'arrêtant par intervalles pour fureter dans les buissons. Je dis
quelques mots à l'oreille de la bohémienne et je lui glissai une pièce
d'or dans la main. Je n'eus pas besoin de m'expliquer tout au long;
outre qu'elle avait de l'école, la pièce qu'elle tenait dans ses doigts
crochus et qu'elle contemplait en souriant lui allumait le regard et
l'intelligence. En la payant grassement, madame, on lui aurait fait
apprendre le chinois en huit jours.
260 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous étions, elle et moi, à demi masqués par un massif. Meta,
que sa recherche absorbait, arriva jusqu'à dix pas de nous sans
nous apercevoir. — Je me suis oublié dans ma promenade, dis-je
tout haut à la gitanille. II se fait tard; il faut remettre notre séance
à demain.
La gouvernante de Lulu s'arrêta court, l'air interdit; évidem-
ment ce n'était pas moi qu'elle cherchait dans les buissons. Elle
parut peu charmée de la rencontre et se disposait à battre en re-
traite. — Lulu a perdu son médaillon, lui criai-je, le voici. — Elle
me remercia et vint le prendre. Avant de le lui remettre, — souf-
frez, lui dis-je, que je vous présente une fille de l'Egypte; n'est-
eile pas charmante?
Cette figure moricaude ne lui revint pas. Elle la regarda d'un ceil
sévère et un peu inquiet; on eût dit une colombe à qui on demande
son avis sur un corbeau.
— C'est une fille, repris-je, qui a tous les vices, mais qui ne
manque pas d'honneur à sa façon. Si elle est menteuse comme un
laquais de grande maison, elle n'est pas fausse, elle se donne à peu
près pour ce qu'elle est. Elle ne croit ni Dieu ni diable; aussi ne
les prend-elle jamais l'un pour l'autre. Quand elle les rencontrera
dans l'autre monde, elle aura le plaisir de la surprise, et le bon
Dieu lui dira : Gitanille, viens à ma droite; je m'accommode mieux
des gens qui m'ignorent que de ceux qui me compromettent. Je
vous accorde qu'elle est gourmande comme un brochet, amoureuse
comm.e une chatte; remarquez pourtant qu'elle aime les hommes
l'un après l'autre, que son cœur ne chante pas deux airs à la fois.
Pour l'achever de peindre, elle a volé ce matin trois poules et deux
canards; mais je vous donne ma parole qu'elle n'est jamais allée en
maraude dans le bonheur des autres, qu'elle ne leur a jamais es-
croqué ce qu'ils aimaient.
Puis , me tournant vers la bohémienne : — Devineresse de mon
cœur, lui dis-je, tu n'as pas lu Jean-Paul, ni son traité de l'éduca-
tion des femmes. Tu seras toujours incomplète et d'un terre-à-terre
déplorable; mais je crois à ta sagacité dans les choses d'ici-bas.
Tout à l'heure tu m'as annoncé ce qui doit se passer après-de-
main dans un cimetière où il y a des roses, maintenant fais-moi
le plaisir de révéler sa destinée à la personne que voici.
Meta me lança un regard courroucé et essaya de s'enfuir. Je lui
barrai le passage, je m'emparai de sa main droite. — Gitanille,
m'écriai-jc, dis-moi le secret de cette main que je n'ai pas su de-
viner.
La fille de l'Egypte avança la tête, fit un geste de stupeur. Elle
paraissait plongée dans une si vive admiration que Meta en fut
META HOLDENIS. 261
frappée et que la curiosité la gagna; elle consentit à poser sa main
dans celle de la bohémienne, tout en détournant son visage et en
souriant de pitié, comme si elle se fût prêtée par complaisance à
un enfantillage qu'elle réprouvait.
Je vous assure, madame, que c'était une scène à peindre. De son
regard sinistre et profond, le corbeau avait magnétisé la colombe.
Il chantait en espagnol d'une voix rauque, triomphante : — Petite
belle, petite belle, toi dont les mains sont d'argent, tu es une co-
lombe sans fiel; mais parfois tu deviens terrible comme une lionne
d'Oran, comme une tigresse d'Ocagna. Tu as un signe au visage,
qu'il est charmant! Doux Jésus, je crois voir briller la lune. Petite
belle, Dieu vous préserve des chutes; il en est de dangereuses pour
les dames qui veulent devenir princesses.
En ce moment, le soleil à son coucher éclairait vivement le châ-
teau dont toutes les vitres étincelaient. Les quatre tours à mâchi-
coulis et à échauguettes qui le flanquaient aux quatre coins, la
terrasse bordée de balustres en marbre blanc et décorée de deux
lions monumentaux qui vomissaient de l'eau par leurs mufles, le
perron en fer à cheval, les baies cintrées de la façade traversées
de larges meneaux en pierre, le grand attique à pilastres dont les
arêtes se profilaient sur un ciel opale mêlé de vert, tout nageait
dans une lumière éclatante et veloutée. La bohémienne chantait
toujours :
Hermosita, liermosita,
La de las manos de plata,
Eres paloma sin hiel,
Pero à veces ères braba.
Un lunar tienes : que liado!
Ay Jésus, que luna clara!
Tout à coup, changeant de voix, elle s'écria sur une note claire :
— Sefiorita, vous vivrez cent ans; il est des cœurs qui ne s'usent
jamais.
Puis, faisant un geste grand comme le monde et embrassant dans
le cercle que décrivait son index et le parc et le château, elle mur-
mura doucement : — Ces chênes, ces charmilles, ces tours, ces
girouettes, ces lions, tout cela, petite belle, sera un jour à vous.
Je contemplais fixement Meta. Je vis comme une longue flamme
jaillir de ses yeux, sur lesquels elle se hâta d'abaisser ses pau-
pières; elle sentit que mon regard était sur elle, et, perdant conte-
nance, elle me tourna brusquement le dos pour me dérober son
trouble et sa rougeur.
La gitanille ne lâcha pas sa main, qu'elle continuait d'examiner.
Soudain elle fronça le sourcil, promena lentement son doigt sur
262 REVUE DES DEUX MONDES.
deux lignes qui se croisaient, et dit avec un ricanement sauvage :
— Seùorita, un petit conseil : ne courez jamais deux lièvres à la
fois.
A ces mots, elle prit ses jambes à son cou et détala le long de
l'avenue, emportant sa pièce d'or qu'elle avait bien gagnée.
Meta fut, je crois, sur le point de la rappeler; mais, revenant à
elle-même, elle surmonta son émotion en personne accoutumée à
se commander, et, sans accepter le bras que je lui offrais, elle re-
prit le chemin du château. Je marchais à côté d'elle ; il y avait
dans son regard un pétillement singulier, et elle allait si vite qu'on
eût dit qu'elle partait pour le bout du monde.
— Eh bien! lui dis-je, ma bohémienne n'est-elle pas gentille?
— Je ne comprends pas, me répondit-elle avec sa douceur ordi-
naire, qu'un homme tel que vous s'intéresse à une diseuse de bonne
aventure et à son sot méiier.
— Il n'est pas prouvé, repartis-je, que ce métier soit sot. Les
uns croient à la chiromancie, les autres aux grands et aux petits
prophètes, car il faut bien croire à quelque chose. Vous savez
mieux que moi ce qu'on entend par les sorts bibliques, et je suis
sûr que vous les pratiquez. Si peu biblique que je sois, je me suis
permis ce matin d'ouvrir le saint livre au hasard, et comme votre
avenir, qui est un peu le mien, m'occupe beaucoup, j'ai décidé que
le passage sur lequel je tomberais se rapporterait à vous. Or voici
le verset qu'a rencontré mon premier regard : « Dieu dit à Abra-
ham : j'ai fait alliance avec toi, et je te donnerai la terre de Ca-
naan, où lu demeures comme étranger. » N'êtes-vous pas frappée de
cette coïncidence? La Bible et les bohémiens semblent s'être donné
le mot.
Elle me répondit sèchement : — Vous ne cherchez pas à me
plaire, vous savez qu'il est un genre de plaisanterie que je ne puis
souffrir.
Et, parlant ainsi, elle doubla le pas et arriva au château tout
essoulllée. En gravissant le perron derrière elle, je fredonnais entre
mes dents des vers de Henri Heine que vous connaissez : « Sur les
jolis yeux de ma bien-aimée, j'ai composé les plus belles romances,
et sur sa petite bouche les meilleurs tercets, et sur ses petites joues
les stances les plus magnifiques; si ma bien-aimée avait un petit
cœur, je composerais là-dessus un joli sonnet. »
V.
Le lendemain, vers le soir, un domestique m'annonça que M"* de
Mauserre m'attendait au saJon. J'y trouvai une femme hors d'elle-
META HOLDENIS. 263
même, qui dans son trouble ne pouvait rien dire, sinon : Ahî Tony,
mon cher Tony, si vous saviez!.. Craignant qu'on ne la surprît dans
cet état, elle m'entraîna dans une pièce voisine qui lui servait de
salon particulier. Elle se laissa tomber sur un sofa, et tira de sa
poche, pour me la faire lire, une lettre qu'elle venait de recevoir de
sa mère et qui contenait ces mots : a j'espère, Lucie, pouvoir t' ap-
prendre très prochainement la plus heureuse des nouvelles. »
— Que pensez-vous que cela signifie? me demanda-t-elle en at-
tachant sur moi ses yeux, où se peignait le désordre de son esprit.
— Cela me paraît clair, lui dis-je, et me voilà aussi content que
vous. Cela signifie...
— Ne le dites pas, Tony, interrompit-elle en posant sa main de-
vant ma bouche. Et pourtant, oui, vous ne vous trompez point,
cela veut bien dire cela... J'étais si loin de m'y attendre que j'ai
éprouvé tout à l'heure une surprise et, s'il faut que je le confesse,
un transport de joie... N'est-ce pas mal à moi de me réjouir ainsi
de la mort prochaine d'un homme que je devrais en ce moment soi-
gner ou pleurer? Nous nous convenions peu, il m'a bien fait souf-
frir. 11 fut gravement malade il y a trois ans; je lui écrivis que je
lui pardonnais tout et que je le suppliais de me tout pardonner. Je
vous assure, Tony, qu'il y avait du cœur dans cette lettre; il aurait
dû se dire en la lisant : « Elle vaut mieux que je ne pensais. » Sa-
vez-vous de quoi il s'est avisé? 11 m'a fait répondre par une de ses
maîtresses, et cette réponse était si dure, si insultante, que j'en ai
pleuré pendant huit jours. Maintenant je pleure encore, mais il y
a de la joie dans mes larmes. Vrai, Tony, ne suis-je pas bien cou-
pable?
— Je le suis plus que vous, car j'éprouve une joie sans mélange
de ce qu'enfin ce vieux coquin a rendu à Dieu sa belle âme.
Elle m'adressa un geste suppliant. — Taisez -vous! il y a des
paroles qui portent malheur. — Pour en effacer l'effet, elle fit, ou
peu s'en faut, l'éloge de son brutal. — D'ailleurs, poursuivit-elle,
ai-je le droit de rien reprocher à personne? On pourrait me répli-
quer : Toi-même, qu'as -tu fait dans ta vie de si vertueux et de si
rare? Cela serait bien répondu, car enfin, Tony, l'homme que nous
évitons l'un et l'autre de nommer, tous ses torts se réduisent à
s'être rendu aussi heureux que possible, et à sa façon, qui en vé-
rité n'était pas belle. N'en ai-je pas fait tout autant ? Un jour que
j'étais triste, le bonheur a passé en chantant sous ma fenêtre, il m'a
fait signe du doigt, et je l'ai suivi au fond de l'Italie, d'où il m'a
ramené aux Charmilles. Nous y voilà établis, lui et moi, chaque
matin plus enchantés de vivre ensemble. Il y a des momens où je
me demande ce que j'ai bien pu faire pour mériter mon cher bon-
264 REVUE DES DEUX MONDES.
heur, et il me vient des inquiétudes, ne trouvant pas dans mon
passé une seule action méritoire.
— Il y avait quelqu'un, interrompis-je, qui se vantait de n'avoir
fait durant sa vie qu'une méchanceté; on lui répondit: Quand
finira- 1- elle? Vous, madame, vous n'avez à votre compte qu'une
bonne action, laquelle consiste à faire tous les jours le bonheur de
tout ce qui vous entoure, sans parler des pauvres.
— Oh! dit-elle, il n'y a d'actions vraiment bonnes que celles qui
coûtent. Vous êtes trop indulgent, Tony. Je vous assure que, si Dieu
ne consultait que sa justice, au lieu d'une heureuse nouvelle il
m'enverrait l'un de ces jours quelque gros chagrin.
— Et moi, je soutiens qu'il y a une justice au ciel, puisque le
coquin dont le nom nous déplaît à prononcer s'est décidé à crever.
Un seul point m'inquiète, la chose n'est pas encore faite. Nous
disposons de la peau de l'ours; au diable, s'il s'avisait de ressus-
citer !
— Gela est vrai, fit-elle vivement. Ma pauvre mère n'est que trop
sujette à prendre ses désirs pour des réalités; elle m'a donné déjà
plus d'une fois de fausses alertes, et je suis une folle de me monter
la tête sur un mot en l'air, qui après tout ne dit rien. Je ferai
mieux, n'est-ce pas, Tony? de ne point parler de cette lettre à
M. de Mauserre. Il serait fou de joie, et, s'il apprenait demain qu'il
s'est réjoui trop tôt, son chagrin serait bien amer.
— Oh! bien amer! répétai-je en articulant et martelant chaque
mot avec énergie.
Elle renversa sur le coussin sa charmante tête, et resta quelques
secondes les yeux fermés, rongeant du bout des dents la dentelle
de son mouchoir; puis, s'étant redressée : — On m'accuse, conti-
nua-t-elle, vous tout le premier, de n'être qu'une paresseuse. On a
raison, c'est un vice de naissance. Pourtant, dans mes longues pa-
resses, ma tête ne chôme pas, mes pensées vont toujours. Allez, je
suis moins étourdie, moins insouciante qu'on ne se l'imagine. Il
n'est pas de jour où je ne me dise : Étais-je digne qu'il me sacrifiât
son avenir? Ce qui me console un peu, mais bien peu, c'est qu'à
Dresde je n'ai rien épargné pour le faire renoncer à moi. Il me jura
qu'il n'aurait jamais de regrets, et en vérité je ne crois pas qu'il en
ait. Mon grand défaut après ma paresse, c'est que je suis trop sen-
sible aux jugemens du monde. Bien souvent j'ai été tentée de dire
à M. de Mauserre : Allons à Paris, vous y serez dans le centre de
tout ce qui vous intéresse et de vos études favorites. Le courage
m'a failli; Paris m'épouvante, il me semble que j'y lirais mon his-
toire dans les regards de celui-ci et de celui-là. Décidément mes
yeux ont peur des yeux des autres. — Et, joignant les mains : —
META HOLDENIS. 265
Ah ! Tony, si un jour j'étais sa femme ! Si un jour, mon bras autour
du sien, il faisait sa rentrée dans le monde et bientôt après dans les
affaires ! . .
— Ayez confiance, lui dis-je; ce temps viendra.
Elle se leva, passa ses doigts dans son admirable chevelure d'un
brun fauve. Ses cheveux, madame, frisaient si naturellement qu'à
vrai dire elle n'avait pas besoin de se coiffer, elle secouait la tête
et c'était fait. — Je voudrais être belle ce jour-là, reprit-elle, et
que M. de Mauserre fût fier de moi, que tout le monde se récriât
et dît : Il a fait une grande folie, mais cette folie n'était pas une
sottise... Hélas! c'est moi qui suis folle! — Et me montrant son
portrait, qui nous faisait face : — Oa bien vous m'avez indigne-
ment flattée il y a cinq ans, ou bien j'ai beaucoup perdu. Qu'en pen-
sez-vous?
Tour à tour elle se regardait dans la glace ou levait les yeux sur
le portrait en hochant la tête, ce qui ne l'empêcha pas de s'écrier :
— Après tout, il me semble que je ne suis pas encore laide à faire
peur.
— Vous êtes la plus candide, la plus innocente, la plus aimante
et la plus jolie de toutes les femmes, lui dis-je en lui baisant la
main avec une effusion dont elle ne soupçonna pas le motif.
Je m'aperçus, comme je relevais le menton, que la porte s'était
ouverte, et que Meta venait d'entrer dans la chambre. Quand elle le
voulait, elle avait le marcher si léger et si subtil qu'on ne l'enten-
dait pas venir. En ce moment elle me parut laide. 11 est des sites
qui n'ont rien d'enchanteur par eux-mêmes et que rendent déli-
cieux certains jeux de la lumière, à ce point qu'on les préfère à
des paysages plus gracieux et plus rians. L'âme aussi a sa lu-
mière qui transforme un visage, et c'est pour cela qu'à de cer-
taines heures Meta me semblait ravissante ; mais j'avais remarqué
qu'elle était rarement à son avantage auprès de M'"^ de Mauserre,
non par l'effet d'une comparaison impossible à faire, mais parce
qu'elle ressentait en sa présence de la gêne, de la contrainte, im
secret malaise dont elle était occupée à se cacher. J'en savais la
raison depuis peu.
Elle nous regardait avec surprise, et l'expression de sa figure
était à la fois dure et embarrassée. — Savez-vous, lui demandai-je,
de quoi nous parlions? M'"^ de Mauserre me soutient qu'elle est
moins jolie que son portrait.
— Celui qui a fait le portrait est un grand artiste, répondit-elle;
celui qui a fait le modèle est plus qu'un artiste.
— C'est une affaire à débrouiller entre le bon Dieu et moi, re-
pris-je; mais les portraits ont l'avantage de ne pas vieillir, et M'"* de
266 REVUE DES DEUX MONDES.
Mauserre prétend qu'elle est en train de devenir une vieille femme
de trente ans.
— Ah! madame, de nous deux, c'est moi qui suis la vieille
femme, et je n'ai que vingt-quatre ans, répondit-elle avec un ac-
cent de mélancolie.
— Vous êtes l'un et l'autre de vils flatteurs, fit M""^ de Mauserre.
Nous parlions, ma chère, d'autre chose encore; j'ai reçu une lettre.. .
— Madame, interrompis- je en lui faisant de gros yeux, le roi
Louis XIV avait coutume de dire qu'il ne faut pas se vanter trop tôt
de l'avenir parce qu'on dérobe à l'événement la grâce de la nou-
veauté.
— Voilà ce que pensait le roi Louis XIV, repartit Meta; mais
l'opinion de M. Flamerin est qu'il est bon de ne pas se fier à
tout le monde.
— Que dites-vous là? s'écria M'"' de Mauserre. A qui me fierais-je
si ce n'est à vous? Tenez, lisez bien vite cette lettre; je suis sûr
que vous partagerez l'émotion qu'elle m'a causée.
Elle n'eut pas le temps de la lui remettre ni d'ajouter un mot; la
cloche du dîner sonna, et Lulu, qui avait faim, accourut nous ap-
peler. Pendant le repas, M. d'Arci donna carrière à son humeur ta-
quine et pointue. Soit distraction, soit renchérissement de modes-
tie, Meta était venue à table dans sa robe grise du matin; il lui en
fit la guerre et lui demanda pourquoi elle aimait tant le gris, si c'é-
tait à titre de sœur grise. Elle le remercia de l'attention qu'il faisait
à sa toilette et lui répondit que de tout temps on l'avait surnom-
mée Maiischen, qu'elle était née souris, que souris elle mourrait, et
qu'elle aimait à en porter la livrée. — Voilà, dit-il, qui m'explique
bien des choses. J'ai toujours pensé qu'il y a deux sortes d'ambi-
tieux, les dévorans et les rongeurs; les premiers happent le mor-
ceau, les autres le grignotent à petits coups de dent,
— A l'application, monsieur! lui dit-elle avec un peu d'impa-
tience.
— Oh! fit-il, voire ambition est fort louable, vous vous piquez de
conquérir tous les cœurs; depuis Lulu jusqu'à moi, il n'est personne
ici qui ne vous adore.
— Son secret est bien simple, dit M""^ de Mauserre; elle passe sa
vie à s'oublier pour penser aux autres.
— C'est précisément ce que je voulais dire, répliqua-t-il en vi-
dant son verre.
L'instant d'après, il critiqua le nœud de ruban brun que M"' Hol-
denis avait mis dans ses cheveux; il affirma que le brun et le gris
n'allaient pas ensemble, que l'un est une couleur franche, l'autre
une couleur sournoise, et il s'en remit à mon arbitrage. Je n'eus
META HOLDENIS. 267
pas le temps de prononcer. M. de Mauseire lui reprocha d'être l'es-
prit le plus gloseur et le plus décisif qu'il eût jamais connu, et
M. d'Arci rengaina son compliment; il savait par expérience jus-
qu'où il pouvait aller.
Deux heures plus tard, nous étions au salon. Meta venait de sor-
tir pour aller coucher Lulu. Un domestique entre, remet un pli à
M'"^ Mauserre. Elle l'ouvre, pousse un grand cri; elle pleurait d'un
œil, riait de l'autre. Elle se leva, et d'un pas chancelant courut le
jeter au cou de M. de Mauserre; ses sanglots étouffaient sa voix.
Enfin elle réussit à dire : — Alphonse, me voilà libre.
Il se dégagea un peu vivement, la curiosité rend impatient. Il se
saisit de la dépêche et fit un haut-le-corps; la surprise produit de
ces effets. Puis il ouvrit ses bras à sa femme en s'écriant : — Il
nous a bien fait attendre.
Comme vous voyez, madame, il est faux que le premier mouve-
ment soit toujours le meilleur. Sur ces entrefaites, Meta rentra dans
le salon. M'"^ de Mauserre s'élança vers elle, lui tendant le pli et
lui criant : — Mais arrivez donc, mademoiselle !
Meta lut à son tour. Si elle était maîtresse de sa langue, elle l'é-
tait moins de son visage, et, pour employer un vieux mot, elle ne
commandait pas toujours à ses petits esprits; ils la trahissaient
quelquefois. J'avais cru voir la veille une flamme jaillir de ses yeux;
je la vis en cet instant devenir pâle comme la mort, et je crus
qu'elle allait se trouver mal. M. d'Arci la regardait comme moi, il
avait aux lèvres un sourire noir. Elle eut la ressource de se jeter à
corps perdu sur M'"^ de Mauserre et de l'embrasser si longuement
que M. d'Arci finit par lui dire : — Permettez, mademoiselle, on
embrasse les gens, on ne les étouffe pas. — Puis, décrivant un
quart de cercle. — Chère madame, ajouta-t-il, veuillez agréer les
félicitations de votre gendre.
— Merci, lui répondit M"^ de Mauserre; mais nous avons encore
devant nous dix mois d'attente.
— Ainsi le veut la loi, dit M. de Mauserre d'un ton résigné.
La pauvre femme nous embrassa tous à la ronde et se sauva dans
sa chambre, où elle s'enferma seule. Son bonheur lui donnait des
scrupules, sa joie lui faisait peur; elle éprouvait le besoin de la
cacher, et, comme elle le disait, de n'en parler qu'à celui qui com-
prend tout.
M. d'Arci ne cachait pas la sienne; elle était bruyante à ce point
que pour une raison ou pour une autre elle devint importune à
tout le monde. M. de Mauserre s'empara d'un journal; je pris une
feuille de papier et me mis à dessiner. Une ombre vint s'interposer
entre la lampe et mon crayon. Je levai les yeux; Meta était debout
268 REVUE DES DEUX MONDES.
auprès de moi. Elle n'était plus laide; elle avait le teint animé, l'air
coquet, une langueur fiévreuse dans le regard.
— Ne peut-on savoir, me demanda- t-elle à voix basse, ce que
vous a prédit la bohémienne?
— A propos de quoi?
— Sur ce qui doit se passer après-demain dans un cimetière où
il y a des roses.
— Elle m'a prédit qu'il ne s'y passerait rien.
— Rien du tout?
— Piien du tout.
— Par quelle raison?
— Par une raison fort simple, c'est qu'après-demain ni vous ni
moi n'y mettrons les pieds.
— Ni vous ni moi? fit-elle. La bohémienne a menti de moitié;
j'y serai et je vous attendrai.
M. de Mauserre posa son journal, s'approcha de nous. Je ne sais
ce qu'il avait pu saisir de notre conversation. Il dit à Meta de l'air
le plus naturel : — Puisque nous sommes tous en joie, il me semble
convenable que Lulu en ait sa part. Elle meurt d'envie depuis
longtemps de voir le lac Paladru, qui, s'il m'en souvient, est un
charmant lac. J'ai décidé, mademoiselle, que nous l'y mènerions
après-demain l^"" septembre. — Il ajouta d'un ton plus dégagé
qu'engageant : — Serez-vous des nôtres, Tony?
— Assurément.
— Et moi de même, cher père, dit M™^ d'Arci.
— Puisqu'on ne m'invite pas, fit à son tour M. d'Arci, je m'invite.
J'écrivis en grosses lettres sur mon papier, que Meta n'avait pas
cessé de regarder : « La chiromancie n'est pas un art menteur. »
Quand je me retirai, M. d'Arci courut après moi dans le corridor,
et m'ayant tiré par la manche : — Monsieur Flamerin, murmura-
t-il à mon oreille, j'aurai demain à vous parler d'une affaire très
sérieuse.
Victor Cherbuliez.
{La troisième partie au prochain numéro.)
LE
NOUVEL HISTORIEN
DE FRÉDÉRIC II
THOMAS CARLYLE.
I. Carlyk's llistory of Frederick the great, a new édition; London, C'hapman and Hall, 7 vol.
— H. Leopold Ranke, Origine de la gtuTie de sept ans (allemand), 1871; — Les puissances
aiUmandes el la ligue des p'inces ( allemand), 1871. — III. Ad. Trendelenburg, Petits
écrits (allemand), 1871.
Au moment où la Prusse, ayant conquis l'Allemagne, semble dé-
libérer si elle voudra l'absorber ou s'absorber en elle, une histoire
nouvelle de son roi le plus célèbre, de celui qui l'a créée et mise
au rang des grandes puissances, ne saurait demeurer indifférente.
L'o{)inion publique était depuis longtemps bien instruite sur le
compte de ce prince; le jugement nous semblait prononcé : une sta-
tue assez belle après tout lui était élevée dans le panthéon de l'his-
toire. Voici pourtant que ses admir.iteurs outrés prétendent agran-
dir celle-ci et même la déplacer; ils lui veulent faire un piédestal
de tout ce qui s'est accompli depuis sa mort, de tout ce qu'il n'a
pas prévu, de ce qu'il n'aurait pas fait peut-être. Frédéric est-il le
héros de cette nation restreinte qui date de lui, ou bien le héros de
l'Allemagne moderne? Telle est la question que se posent naturel-
lement ceux à qui le passé, tout bien constaté qu'il est, ne suffit
pas, ceux qui par moiif d'intérêt ou de passion prétendent recom-
270 REVUE DES DEUX MONDES.
mencer l'histoire, comme si les événemeiis d'aujourd'hui devaient
changer ceux d'il y a cent ans, comme si les talens heureux, les
vertus vraies ou fausses des vivans, devaient ajouter aux talens et
aux vertus des morts, comme si ce n'était pas assez que les hasards
fussent changeans sans faire du récit des faits accomplis une toile
de Pénélope. Une légende nouvelle est en train de se former autour
du nom de Frédéric II. Il n'est plus seulement le roi éclairé, philo-
sophe, faisant sous sa main prospérer les peuples et fleurir les arts;
il est le héros du protestantisme, un chrétien méconnu, un type
suprême de la royauté perfectionnée, avec mission de la Provi-
dence, une révélation vivante des desseins d'en haut envoyée à
l'Allemagne, que celle-ci n'a pas su comprendre et qu'elle com-
mence peut-être à déchiffrer. Si ce haut mysticisme politique avait
quelque chance de se substituer à l'histoire, il devrait en remercier
M. Thomas Carlyle, qui a beaucoup fait pour opérer cette transfigu-
ration du philosophe de Sans-Souci. Cet écrivain, qui ne fait rien à
demi, pousse le zèle beaucoup plus loin que les Allemands. M. Léo-
pold Pianke, dans les écrits cités en tête de ce travail, semble se
défier sagement de l'innovation en histoire, peut-être aussi ei^ po-
litique; M. Adolphe Trendelenburg se risque davantage, surtout
quand il parle des grandeurs de Frédéric et de l'honnêteté imma-
culée de ses conceptions politiques, mais il parle en fonctionnaire
prussien qui brûle de l'encens officiel. Notre intention est non pas
de prendre à partie M. Carlyle, mais de consacrer à son ouvrage
une étude attentive, consciencieuse, sévère quelquefois, autant que
le mérite un nom célèbre, un peu compromis dans sa patrie depuis
quelque temps, cité souvent chez nous à la légère et sur la foi
d'une critique dont il avait autrefois justifié la bienveillance pres-
que excessive.
I.
Jusqu'ici, Anglais et Français s'accordaient assez dans leur opi-
nion sur Frédéric II : de part et d'autre, on reconnaissait en lui
le général et le roi le plus grand du xviii* siècle; des deux côtés
aussi, sa politique était jugée plus adroite et heureuse que loyale et
honnête. L'absence trop fréquente de bonne foi dans le vainqueur de
Rosbach ne faisait pas, pour nos voisins comme pour nous, l'ombre
d'un doute; seulement les griefs respectifs des deux nations se rap-
portent à des dates différentes. Yoltaire dans sa Correspondance
générale et Macaulay dans ses Essays sont également sévères pour
lui. M. Carlyle a entrepris de justifier toujours son héros : il a écrit
un livre plus prussien que ne le ferait la Prusse elle-même.
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 271
Nous sommes en présence d'un parti-pris absolu qui produit des
conséquences assez curieuses : selon M. Garlyle, tout le monde a
tort contre Frédéric, y compris l'Angleterre. Il suffit que le parle-
ment britannique vote une alliance avec la Prusse pour être le sou-
tien de la liberté du monde; lui déclare-t-il la guerre, la bonne
cause devient mauvaise, les mots de justice et de liberté dans les
discours des ministres ne sont plus que mensonges et faux pré-
textes, les plaisanteries de l'historien ne tarissent plus sur le bon
peuple anglais, qui prodigue son argent pour des entreprises insen-
sées ou coupables. Bien plus, il suffit que le roi de Prusse se retire
d'une cause ou s'y rengage pour en changer la valeur morale : ainsi
dans l'intervalle de la première et de la seconde guerre de Silésie,
l'Angleterre, qui avait jusque-là le tort de combattre Frédéric,
commence à trouver grâce aux yeux de l'historien; mais aussitôt
que ce roi, sans se faire de scrupules, rompt un traité avec autant
de désinvolture qu'il l'avait signé, aussitôt qu'il reparaît sur le
champ de bataille, l'Angleterre retombe en disgrâce, et sa fidélité
envers Marie-Thérèse lui est comptée pour une récidive de sa faute.
Certes jamais la Grande-Bretagne ne soutint des guerres plus glo-
rieuses qu'au milieu du siècle dernier, jamais l'aristocratie de ce
pays ne se montra plus digne de diriger une grande nation; Fré-
déric lui-même, avec son génie, n'aurait pas résisté deux ans au
triple effort de l'Autriche, de la France et de la Russie sans les bud-
gets anglais. Dans la guerre de sept ans, il fut le soldat habile,
mais généreusement stipendié de l'Angleterre. M. Garlyle est le
seul qui ait oublié ces beaux souvenirs, et à l'exception de Pitt, au-
quel il fait une place honorable, les hommes d'état anglais ne ser-
vent qu'à entretenir sa bonne humeur. Frédéric est pour lui une
sorte de dieu qui règle non-seulement les destinées des empires,
mais les droits de la vérité et de la vertu.
Il fallait s'y attendre : un esprit paradoxal, qui se joue avec les
idées, qui s'est mis à l'école de l'humoriste Jean-Paul pour traiter
de la politique et de la société, qui s'est fait des habitudes, des sys-
tèmes, un langage à lui, et dont le langage, les systèmes, les habi-
tudes sont la négation radicale de tout ce que dit, pense et pra-
tique la moderne Angleterre, ne pouvait condescendre à tenir pour
authentique et véritable le Frédéric de tout le monde, celui de
l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne elle-même, car celle-
ci, dans les rayons de cette gloire qui lui appartient, consent à voir
quelques taches. On pouvait prévoir que M. Garlyle aurait un Fré-
déric à lui. Il commença par en faire un mystère. C'est son procédé
favori : tout ce qu'il daigne toucher change de nature, ou plutôt
tout ce que d'autres ont touché avant lui a été altéré, contrefait.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
et il veut bien rendre aux objets leur vraie figure. Dès le premier
volume, qui parut en 1858, il promet un personnage qui avait été
mal connu et qu'il était très malaisé de retrouver sous les débris
du siècle dernier, une véritable exhumation compliquée de toute
sorte de difficultés, grâce à l'ignorance des historiens et aux con-
tradictions des témoignages.
Les travaux antérieurs de M. Carlyle devaient exercer sur ce
livre une influence que son esprit de système ne pouvait qu'exagé-
rer. Sans parler de ses études sur l'Allemagne, où il a puisé une
métaphysique entachée de fatalisme, il s'était fait connaître par de
brillantes leçons sur le Ilero-ivorship, le culte des héros, et par
une llisloire de la révolution française , estimée chez nous sur pa-
role et négligée depuis qu'elle a été traduite. Des pamphlets po-
litiques sur le chartisme et sur l'école de Manchester lui ont valu
la popularité; sa meilleure part de renommée, il la doit à son grand
ouvrage sur les Lettres et discours d Olivier Cromwell (1). S'il
n'avait pas écrit sur le culte des héros des pages où il soutient
cette thèse, que certains hommes, un ou deux par siècle peut-être,
devraient seuls parler et agir dans le monde, que l'Angleterre et
la France feraient bien de se mettre au régime du silence pour une
cinquantaine d'années, et par conséquent que le genre humain
est appelé à vivre comme un troupeau sous la conduite d'un élu
de la destinée; s'il ne s'était pas alors et depuis rempli de ces
idées-là, il n'aurait sans doute pas fait du roi-philosophe son idole
un échantillon de ces héros dictateurs, de sa politique un modèle
de bon gouvernement et de véritable humanité, de son règne un
âge d'or et de la Prusse un paradis terrestre. Notons en passant
que, le jour où il publiait le Hero-norshi}) , il n'avait pas môme
songé au roi de Prusse : dans le panthéon des héros et en particu-
lier de ceux de fonction royale, il avait ménagé une place pour
Cromwell et pour Napoléon ; Frédéric était oublié. Apparemment il
ne l'avait pas encore exhumé. S'il n'avait pas fait sur la révolution
française le travail que l'on connaît, il n'aurait pas eu l'idée de re-
présenter tout le xviir siècle, même anglais, comme une période
maudite, désastreuse pour les peuples et honteuse pour l'esprit hu-
main, ridicule à tous égards par ses formules trompeuses, par ses
mensonges, par ses charlatanismes, n'ayant qu'un mérite, celui de
finir par la révolution. Celle-ci n'est à ses yeux qu'une combustion
générale, stérile en soi, il est vrai, mais utile comme un incendie.
Prétextes, fourberies, vanités, autant de matériaux brûlés non pas
sans laisser pourtant de la fumée et des flammèches un peu partout
(1) Voyez à ce sujet l'étude de M. de Rémusat dans la Revue du 15 mars 1854,
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 273
et notaniTTient en France. — Mirabeau, Danton, Saint-Jnst, Robes-
pierre, autant d'avaleurs de formules, swulloivers of formulas^
destructeurs assermentés par la destin(^e, pour réduire en cendres
un monde pourri, menteur, vermoulu moralement et physique-
ment.
Si tout cela n'avait pas été mis autrefois en toutes lettres dans
des pages que je ne puis appeler éloquentes, ni surtout humaines,
mais qui sont oiiginales à coup sûr et spirituelles, nous n'aurions
pas sans doute aujourd'hui un intermmable tableau des folies vraies
ou prétendues de no3 devanciers du siècle dernier, de leurs peti-
tesses, de leurs hypocrisies, de leurs roueries misérables, et au
centre la figure rayonnante d'un Frédéric irréprochable, vrai, na-
turel, rarement tron)pé, mais jamais trompeur. Il fallait au milieu
du mensonge universel un homme représentant le génie de la vé-
racité, un roi qui ne ment pas, et ce fut le roi de Prusse! Ne vous
étonnez pas trop de ces assertions énormes, il y a mieux encore.
Frédéric a été seul à entendre la voix du ciel, — et comment, s'il
vous plaît? En obéissant aux lois de l'univers, en se montrant le
frai fils de la nature, en méprisant les formules, les h\i%s>e.srcspec-
tabililh, les décorations de tliéâlre. 11 avait une religion qui ne s'ex-
primait pas eu paroles, qui se faisait entendre par autre chose que
les paroles ou par des paroles à contre-sens [voiceless, nny ultra-
voireless, or voiccd the wrong ivay). Telle est la phraséologie moyen-
nant hujuelle l'historien habille un prince incrédule, ouvertement
impie, en héros du protestantisme, et livre tout le reste au démon
en des anathèmes pédantesques. Grcâce à la doctrine mystérieuse do
M. Carlyle, et surtout au jargon dont il l'enveloppe, les Ilobenzol-
lern deviennent des élus de Dieu, et la piété une veitu patrimoniale
de la maison de Brandebourg. C'est par piété qu'Albert, le grand-
maître de l'oidre leutonique, trahit son double serment à Dieu et à
l'empereur, se reconnut vassal du roi de Pologne, lit d'un domaine
ecclésiastique et chevaleresque un duché temporel, et d'une di-
gnité viagère une propriété de famille; ils étaient si déréglés, si
peu moraux, ces chevaliers teutons ! C'est par piété qu'Albert, sur-
nommé Alribiade, viola un traité signé par lui, se retourna contre
ses allies, mit en feu l'Allemagne parce qu'il n'était pas content de
son lot, se ut battre, se réfugia dans ce pays de Fiance, à la porte
duquel ils sont toujours venus frapper dans les heures de crise, et
mourut comme un ennemi de la paix publique. C'est par piété en-
fin, une véritable piété à l'égard des lois de « l'univers » et de « la
nature des choses, » que Frédéric le Grand conqiiit la Silésie et
provoqua le premier partage de la Pologne; cette .Silésie n'avait-
elie pas été créée pour donn?r une frontière au Brandebourg, ce
TOME cm. — ISIS, 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
pays si pieux? et qu'y avait-il de plus immoral que les divisions
perpétuelles des Polonais?
M. Garlyle pouvait, comme tous ses devanciers, expliquer les
accroissemens de la Prusse sans mêler les intérêts du ciel à ce que
la terre a vu quelquefois s'accomplir da plus odieux; mais M. Gar-
jyle a écrit une histoire de Gromwell dont le but est de prouver que
le grand despote anglais n'était pas ambitieux, que Dieu l'avait
mis en réserve, vivant silencieux entre sa Bible et sa charrue, pour
l'élever tout d'un coup vers les plus hauts sommets, afin que par
lui l'Angleterre fût à jamais grande et forte. L'historien a puisé
dans la société prolongée de ses indépendans, dans sa familiarité
intime avec ce dictateur fanatique , un fatalisme de sang-froid, un
enthousiasme à tête reposée, qui font de lui le Gromwell de l'histoire
et de la politique, un Gromwell gouvernant le genre humain du
fond de sa chambre à Londres, un illuminé arrangé pour le goût
moderne, un soldat de Dieu ou plutôt des dieux, car sa phraséologie
est volontiers polythéiste, surtout un ennemi du diable, car celui-ci
apparaît fort souvent dans son livre. De là vient que les Hohenzol-
lern, dont il s'occupe aujourd'hui, sont plus ou moins inspirés d'en
haut, et que le second héros de M. Garlyle ressemble fort à son
premier. J'imagine que Frédéric aurait bien ri de cette assimilation.
Lui qui aimait tant à tromper avec profit, et qui l'avouait tout au
moins, s'il ne s'en vantait pas, il aurait surtout ri des apologies la-
borieuses de M. Garlyle sur le partage de la Pologne. Il faut que le
cromwellisme ait une vertu bien puissante pour mettre la con-
science en repos, puisque personne en Angleterre, sinon M. Garlyle,
n'a jamais prétendu innocenter cette iniquité. C'est un mal peut-
être irrémédiable, on peut l'excuser tout au plus; M. Garlyle seul a
eu le courage d'instruire le procès des victimes!
Il n'est pas jusqu'aux essais politiques et aux pamphlets de
M. Garlyle qui n'aient laissé des traces dans son dernier ouvrage.
Trente ans se sont écoulés depuis que l'auteur prononça sur l'An-
gleterre ces sortes d'oracles funestes. Geux-ci attendent encore
leur accomplissement; mais la foi de M. Garlyle n'en paraît pas
ébranlée : il pense toujours de même sur la liberté, sur les parle-
mens, sur l'économie politique. Le régime anglais lui semblait un
minimum de gouvernement approchant de plus en plus de l'anar-
chie : il était un admirateur préparé d'avance pour ce maximum
de gouvernement en vertu duquel Frédéric se chargeait de tout
dans son royaume, étant non-seulement son premier, mais son
unique ministre. L'historien approuve, il vante les plus mauvaises
parties de cette administration et de cette politique. On pouvait
aisément le prévoir. II n'a rien eu à changer dans ses convictions
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC If. 275
pour écrire ce dithyrambe en très gros volumes sur le césarlsme
prussien, sur une monarchie alliant la dictature héréditaire à une
mysticité de convention. L'identité de la puissance et de la jus-
tice était déjà dans son livre du Chartisme : les mights (forces) qui
deviennent des riglds (droits), ce n'était pas là une simple antithèse
et un jeu de mots; M. Carlyle avait fourni depuis longtemps à M. de
Bismarck une maxime trop célèbre. Le Frédéric de l'historien écos-
sais est donc un modèle qu'il propose à tous égards aux chefs de
nation. L'illustre roi de Prusse est généralement reconnu pour un
grand homme et un grand général, sinon tout à fait un grand roi :
M. Carlyle le proclame le premier de tous; il prétend ajouter à ses
vertus celles de la véracité, de la droiture, et dans un sens relatif
la piété même.
Un critique grec disait que l'historien devait être apolis, sans
patrie. M. Carlyle va plus loin encore : à force d'admirer le roi de
Prusse, il devient Prussien, et il épouse sans réserve les passions
antifrançaises qui ont leur foyer à Berlin. Il en devient, pour ainsi
dire, infidèle à son héros, puisque celui-ci, s'il aimait quelque chose
au monde, a aimé la France et l'esprit français. Le zèle de M. Car-
lyle dépasse celui des sujets mêmes de l'empereur Guillaume, et
l'on est forcé de se demander si c'est de sa tendresse exagérée pour
cette nation moitié germaine, moitié slave, ou bien de son inexpli-
cable haine pour nous que vient l'aveuglement qui s'étale en cer-
taines pages. Nous croyions que M. Carlyle avait assez à se louer
du public français pour mêler quelque sympathie à ses duretés.
Assurément il était libre de pousser jusqu'à l'extrême sa sévérité à
notre égard; mais un peuple a toujours droit au respect, surtout
quand il occupe dans le monde et dans l'histoire une certaine place.
De cette haine si peu méritée, M. Carlyle nous oblige à fournir quel-
ques preuves; nous y trouverons d'ailleurs plus d'un avertissement
dont la France devrait profiter.
La bataille de Bosbach est pour lui l'occasion d'un transport de
joie triomphante qui serait malséant même dans un écrivain de la
nation victorieuse. Sur ce point, le pubUc français n'avait rien laissé
à dire au vainqueur : Paris épuisa les épigrammes sanglantes dont
il était possible d'accabler l'armée de Soubiss. M. Carlyle, s'il ne
voulait pas imiter la dignité de Frédéric lorsqu'il parle de cette
journée fatale, pouvait se contenter, ce semble, du jugement pé-
remptoire de Napoléon, qui admire le roi de Prusse et ne craint pas
d'ajouter : « Ce qui me remplit d'étonnement et de honte, c'est
une bataille gagnée par six bataillons et trente escadrons sur une
telle masse de troupes ! » Cela ne suffit pas à l'écrivain, il faut qu'il
y ajoute son coup de pied dans les termes suivans : « rarement,
jamais peut-être, pas même à Crécy et à Poitiers, une armée ne
276 REVUE DES DEUX MONDES.
fut mieux battue, et en vérité jamais aucune ne mf^rita mieux de
l'être. Oui, messieurs (ce mot français revient sans cesse sous la
plume de M. Carlyle quand il jouit de notre humiliation), oui,
messieurs, vnilà ce petit marquis de Brandebourg, vous le recon-
naîtrez quan'l vous le rencontrerez de nouveau! »
L'état de gnerre explique, s'il ne justifie pns, bien des petitesses :
à l'ennemi l'on ne pardonne rien, on ne lui reconnaît ni qualité ni
mérite, on HiraiL que M. Carlyle est en état de guerre avec la France.
Les choses les plus avérées, quand elles sont à notre avantage, ces-
sent d'être croyables. Qui ne se souvient dans le monde entier du
dévoûment du chevalier d'Assas? L'histoire de Decius n'est pas plus
belle, ni snriout plus authentique. On rougit presque d'avoir à
insister là-dessus. A Kloster-Kamp, d'Assas, sorti de nos lignes,
tomba entie les mains des Anglais, qui à la faveur des ténèbres
allaient nous surprendre. Menacé de périr sur place s'il dit un mot,
son choix lut bientôt fait. « A moi, Auvergne! » ce cri sauva l'ar-
mée. M. Pieuse, l'éditeur des œuvres de Frédéric, cite un ouvrage
inconnu de iSih où. il est prouvé, dit-il, que le Decius français fut
un pauvro soldat nommé Dubois. Qu'importe à la France après tout
que son héroïque enfant s'appelle Dubois ou d'As'^as? Admirez pour-
tant la logi(|ue de M. Carlyle : parce qu'un doute s'élève sur la
personnalité du héros, ne s'avise-t-il pas d'étendre ce doute à l'his-
toire elle-nif^me? Nous aurions volontiers pardonné à l'auteur de
diminuer, comme il le fait, notre victoire de Fontenoy; c'est une
défaite pour sa nation, les circonstances y contiibuèrent beaucoup,
et le vainqueur, Maurice de Saxe, répondit aux remerrîmens du
roi : « \in\s voyez à quoi tiennent les batailles! ;) Ce langage est
d'un galant homme et d'un homme de guerre qui a de l'expérience.
Cependant pourquoi M. Carlyle se montre-t-il injuste, non sans
gross'èret.é (c'est malheureusement sa manière), envers Maurice?
A-t-il oublié que Frédéric voulait bien le saluer comme son maître
et l'appcKr le Turenne de son siècle? Qui s'avisera de croire,
comme il le piétend, que notre lâcheté seule nous retint dans nos
lignes et q le les Français durent la victoire de Fontenoy à leur pol-
tronnerie? Nous l'avertissons que le document inédit qu'il possède
{cxeerpt pênes me) ne prouve rien contre la légende chevaleresque
bien connue qui sert de début à tous les récits de celte bataille. Il
est permis de croire, même après la lecture du fragment précieux
qui est en s» j^ossession, qu'un officier des gardes françaises dit en
saluant : «- Après vous, messieurs! nous n'avons pas l'habitude de
tirer lespiv miers.» Nous l'avertissons encore que l'idée de Lally (1),
(1) Ce Lally, trop fameux plus tard par ses Rialhcurs, était un jacobite de race
irlandaise illustre, dont Je vrai nom, avant l'émigration à la suite des Stuarts, était
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC. II. 277
conseillant de pointer quatre canons contre la fameuse colonne
d'infanterie anglaise, n'est pas chose nouvelle : Voltaire en parle,
et il n'en résulte pas que Lally, qui donna ce conseil saus l'exé-
cuter, puis'iu'il commandait l'infanterie irlandaise, soit le vainqueur
de Fontenny. Les chicanes en histoire sont de tous les temps; mais
il y avait au siècle dernier, dans ce siècle menteur que M. Garlyle
méprise, une certaine politesse qui s'en va, et que l'auteur écossais
moins que tout autre fera revivre. Il faudrait au moins s'imposer
pour règle ce mot qui fait grand honneur à la nation et cà la langue
anglaise, le fair play, le jeu loyal; M. Garlyle, citoyen de Londres
depuis longues années, le devrait mieux pratiquer.
Malheureusement il a condamné sans appel le peuple fjançais; il
s'est comme engagé d'honneur à nous tenir pour une nation per-
due. Notre révolution est un incendie auquel nous avons le tort de
survivre. La combustion, il est vrai, n'est pas complète; c'est qu'il
y avait bien de l'humidité dans les décombres, et que la surface
seule était sèche et tout à fait bonne à brûler. En attendant que
nous soyons absolument réduits en cendres, tout ce que la France
a fait, ce qu'elle fera encore, est gênant pour M, Garlyle et pour
ses prédiciions. Nous avons dit qu'il y a pour nous quelque pro-
fit à tirer des colères de l'auteur de cette histoire : il convient de
l'indiquer sur-le-champ, et, puisqu'il se plaît en maint endroit à
porter sur nous la malédiction annoncée à Balthazar, voici quelques-
uns des passages sur lesquels on appellera l'attention des lecteurs.
A la fin de la seconde guerre de Silésie et lors de la paix d'Aix-la-
Chapelle en 1748, il nous adresse cette leçon :
« Les pertes en hommes et en argent, par suite de cette folle entre-
prise de Belle L<le, furent énormes, palpables, pour la France et pour le
monde entier; mais peut-être était-ce une bagatelle en comparaison de
la gloire qu'elle procura, la gloire de se plonger dans la guerre sans aucun
motif, et avec des résultats consistant en je ne sais quelles fumées mal-
saines de nature fort peu solide. Ces messieurs avouent leur promptitude
à prendre les armes, et leur talent dans ce métier en certaines occasions
est fort grand, je l'avoue. Cependant cette façon de traiter le combat et
la tuerie, la mort, le jugement dernier et l'éternité comme des incidens
de comédie, cette manière de valeur transcendante qui ressemble à des
chiquenaudes qu'on donnerait à la face du Tout-Puissant, cette conduite-
là, messieurs, permettez-moi de vous le dire, vous mènera au diable,
si vous n'en changez pas, vous et votre première nation dit monde. Cela
O'Mulally of Tullindally. Le roi de France fit de ces Mulally des barons de ïolendal,
comtes de Lally.
278 REVUE DES DEUX MONDES.
est inévitable, c'est moi qui vous le dis. C'est là que vous marchez. Bon-
jour, messieurs! Espérons encore qu'il n'en sera pas ainsi! »
Le vœu de M. Carlyle n'est pas cordial ; un sage avis n'en est
pas moins toujours bon à recueillir. On pourrait demander à l'au-
teur s'il ne fait pas une erreur de date, et si de telles tirades ne
lui sont pas inspirées par la récente guerre d'Italie ou par celle du
Mexique plutôt que par celles de Silésie et de la succession d'Au-
triche. Sans doute ce titre ridicule de première nation du monde a
été inventé pour la perte de la France; mais on pourrait penser
aussi que cette demi-page était plutôt faite pour un journal de 1859
ou de 1863 que pour une histoire un peu sérieuse. Enfin M. Car-
lyle ne s'aperçoit pas que le poids de son indignation vertueuse
tombe encore plus lourdement sur Frédéric, dont la France dans
cette guerre n'était que ja complice, et que l'ambition de celui-ci,
pour avoir été plus positive et mieux récompensée, n'en est pas
plus honnête. Toutefois laissons de côté les excuses. Oui, la France
a été folle, elle a été coupable, si l'on veut, d'obéir à des maîtres
insensés qui se croyaient appelés à étonner le monde. Oui, c'est la
destinée des états qui ont fait de grandes choses de tomber quel-
quefois en des mains téméraires qui veulent à leur tour se signaler
et qui les mènent à leur perte. Les minisires de Louis XV ont eu
des ambitions au-dessus de leurs forces et de leur intelligence; ils
voulaient faire de la politique de Louis XIV. Nous avons vu se re-
nouveler les mêmes folies : on a tranché du Napoléon; mais les té-
méraires périssent, les nations ne meurent pas quand elles savent
recevoir les conseils.
La guerre de sept ans n'est pas une occasion moins heureus-e
pour la veine de l'auteur; à propos du traité de Paris, il prend
ainsi congé de l'Allemagne et de la France :
« Il paraît que la noble vieille Allemagne, avec sa piété, sa vaillance
invincible et silencieuse, ses trésors de prospérités humaines et divines,
ne sera pas coupée en quatre et obligée de danser sur les airs de Ver-
sailles ou de toute autre puissance. C'est le contraire qui arrive. Le ju-
gement final de Versailles, que Versailles sache ou non le lire, a été
écrit sur le mur. « ïu as été pesé dans la balance et trouvé au-dessous
du poids. )) Le voilà donc condamné enfin! La France battue, désha-
billée, humiliée, pécheresse non repentie, gouvernée par des hommes
perdus, tout au plus des fous spirituels, la France s'écroule comme un
corps que ses membres trahissent; elle tombe dans une sorte de ban-
queroute silencieuse, dans une fermentation sans nom, dans la pourri-
ture. Et quelle sera la fin? Nul ne la devine : ce sera cette conflagration
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 279
spontanée trois fois extraordinaire qu'on vit en 1789. Elle s'est allumée
sur le monde entier, graduellement ou par explosion, cette éruption
inattendue de toutes les divinités infernales qui étaient enchaînées jus-
que-là comme beaucoup d'autres fléaux, ce vaste incendie des anar-
chies rugissantes, sous lesquelles les pauvres générations présentes sont
destinées à vivre pour je ne sais pas combien de siècles encore. — Cours
à la combustion, mon aimable enfant! — avaient dit les destinées à cette
belle France, si fort possédée du besoin de briller, d'effacer les autres,
— à la combustion allumée de tes mains! C'est par ici! Ne seras-tu pas
bien aise de briller comme nul ne l'a jamais fait? Brille donc, France,
jusqu'à ce que tu deviennes un caput mortuum, aimable enfant! »
Telles sont les conclusions que l'historien tire de la guerre de
sept ans, avec renfort de figures de rhétorique et de lettres majus-
cules. 11 voit de loin les choses : son héros n'avait pas le regard si
perçant, lui qui ne prévoyait pas la révolution. Il se contentait, le
simple homme d'état, d'apercevoir la Silésie comme résultat très
assuré de la guerre, et d'entrevoir peut-être la Prusse occidentale,
que le partage de la Pologne allait lui faire tomber entre les mains.
Et puisque M. Carlyle est si bon prophète après coup, s'il a vu si
clairement l'incendie révolutionnaire, comment n'a-t-il pas distin-
gué à travers ce feu et cette fumée léna et Tilsitt, qui se levaient
au loin sur l'horizon? Ils n'ont pas duré, il est vrai; mais quels
sont les léna et surtout les Tilsitt qui durent toujours?
A la rigueur, nous pourrions prendre les jugemens de M. Carlyle
pour des conseils très durs, et tâcher de nous persuader qu'il ne
veut pas la mort du pécheur; mais il a des pages qui ne permettent
même pas cette illusion. Que dire en effet de ses griefs contre les
armées françaises? Il n'y a pas de guerres plus funestes, on le sait,
que celles qu'on vient de subir, ni d'ennemi plus intraitable que
celui qui vous a fait souffrir : on dirait que M. Carlyle a eu sa mai-
son brûlée, son foyer insulté par les soldats français du temps de
Louis XV. 11 recueille toutes les historiettes, vraies ou fausses, des
journaux du temps; il ajoute peut-être aux plaintes des intéressés
pour noircir notre nation, plus capricieuse que méchante. Il amasse
des trésors de haine contre nous, comme si de l'autre côté du Rhin
l'œuvre de colère n'était pas déjà faite, comme si les revanches
prises de part et d'autre n'étaient pas égales depuis longtemps,
comme si la Prusse avait besoin d'excitations étrangères, comme si
nous étions responsables de tout le mal qui se faisait en Allemagne
et dont les Allemands avaient leur bonne part! Il faut une rancune
de bien vieille date, il faut un malheureux goût pour entasser de
mécbans propos d'il y a cent ans et poui- terminer cette kyrielle de
280 REVUE DES DEUX MONDES.
récits apocryphes par des phrases telles que celle-ci : a jnrssieurs,
vous allumerez le courroux du genre humain quelque jour, et vous
recevrez quelque terrible volée pour vos manières d'agir! » On de-
vine que M. Carlyle compromettait ainsi sa plume et son nom d'é-
crivain avant la guerre; il écrivait ces paroles vers 1863. On vou-
drait se persuader, malgré certains indices, qu'il les a regrettées.
Le moindre inconvénient auquel il s'est exposé, c'est de faire
penser qu'il flattait des passions déjà bien enflammées, et que le
désir de trouver des débouchés en Allemagne n'était pas étranger
à ces emportemens.
II.
INous serons plus équitables que M. Carlyle : nous oublierons ses
injustices, son aversion, sa mauvaise humeur, pour ne songer qu'à
la vérité. Bien que son Histoire de Frédcric le Grand pè(^he contre
le goût, contre les proportions, bien que depuis ses ouvrages pré-
cédens il n'ait fait de progrès que dans les défauts, son livre ne
laisse pas de présenter de l'intérêt, et un lecteur armé de longue
main contre les singularités de l'auteur verra sa patience récom-
pensée par plus d'une page éloquente ou originale. Cet éloge d'ail-
le^urs est tout littéraire; un historien du tempérament de celui-ci
ne peut prétendre à l'autorité. 11 arrive quelquefois à M. Carlyle de
s'émouvoir sincèrement : il a des narrations de bataille dont la cha-
leur est communicative, quand ses chers grenadiers prussiens ont
marché sous le feu de l'ennemi et rompu des lignes que trois ou
quatre charges n'avaient pu ébranler, surtout quand il a débrouillé
à son gré le chaos des descriptions antérieures, car il se plaint vi-
vwneut et à chaque instant que les historiens de ces guerres de
Frédéric lui ont tout laissé à faire. Je ne sais si le reproche n'atteint
pas le héros lui-même, qui a raconté ses campagnes et que Napo-
léon ne trouvait pourtant pas si obscur. M. Carlyle se montre plus
difficile, et il semble s'en attribuer le droit : à le voir au milieu de ces
grands conflits de bataillons et d'escadrons, dessinant des mouve-
mens qu'il devine, ressuscitant des physionomies de combats dont
les traits, il le dit lui-même, étaient perdus, il est plus d'cà moitié
feld-maréchal; il monte à cheval sur ses phrases retentissantes, et
jette les masses humaines les unes sur les autres. On désire que ses
descriptions soient authentiques, mais on se défie, malgré qu'on en
ait, de son imagination. Les choses y sont trop d'une couleur, les
hommes trop d'une pièce. Il n'en est pas ainsi des récits de ba-
tailles plus rapprochées de nous. M. Thiers ne montre pas avec ce
relief les hommes et les choses; il est sobre par convenance et par
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 281
nécessité de rester dans le vrai. Ses batailles n'ont pas le quart tant
de variété que celles de M. Garlyle, et cependant il n'est qu'à trente
années des événemens, et aucun document ofTiciel ou privé ne lui
a manqué.
Au reste l'auteur s'élève rarement jusqu'à l'éloquence; il préfère
l'usage de la plaisanterie, et quand il s'anime, ce qui est fréquent,
c'est par une sorte d'entrain familier qui est dans sa nature. La
bataille de Leuthen en peut fournir l'échantillon : ce fait d'armes,
le plus beau de Frédéric, est désigné le plus souvent sous le nom
de Lissa, et M. Garlyle aurait du l'indiquer pour écarter les con-
fusions. Gomme toujours, l'auteur se met lui-même de la partie,
et nous en met aussi. « Nous sommes ici, les Autrichiens là...
Nous allons essayer une bonne fois de l'ordre oblique;... jusqu'ici
nous l'avions tenté à trois ou quatre reprises, jamais pleinement...
L'ordre oblique remonte à Épaminondas, d'autres disent à Cé-
sar, etc. )) Le récit des mouvemens commence; le roi entend les
soldats d'une colonne entonner, avec l'accompagnement de la mu-
sique, une strophe d'un psaume allemand. « Gela est contraire à la
discipline; votre majesté veut-elle qu'on les fasse taire? — Pas du
tout. » Bonne preuve, dit l'auteur, de cette religion ne passant
pas dans les paroles ou passant au-delà, ou bien y passant de tra-
vers! L'his;orien s'arrête avec l'état- major du roi sur un point d'où
la vue s'étend au large; il nous montre le pays. Vous voyez cette
montagne au sud, cette campagne ouverte de tous les autres côtés,
des champs cultivés, un terrain sablonneux, le clocher de Leuthen
à moitié dérobé par un pli de terrain. Suit le récit d'un touriste
qui est monté sur ce clocher et n'a rien vu : on devine que le tou-
riste est l'historien même. Le prince Gharles de Lorraine et Daun,
le général autrichien, sont là; ils ne voient pas les Prussiens, et se
figurent que ceux-ci fuient par quelque autre chemin. On a beau
les prévenir; lush! [hahl] répondent-ils. Cependant les Prussiens
exécutent leur manœuvre : là-dessus l'historien demande aux lec-
teurs s'ils veulent tâter encore un peu de l'ordre oblique, a touch
more; il va pour leur plaisir faire le sergent instructeur, drill-
sergeant. a Vous marchez en échelon,... le premier bataillon s'a-
vance, etc.. » INous ne sommes ni sergent instructeur ni feld-ma-
réchal, et M. Garlyle seul a cette confiance heureuse qui ne craint
jamais d'abuser. Contentons-nous d'ajouter que la bataille s'engage
autour du village de Leuthen, et que les Autrichiens sont détruits,
ayant essayé trois fois de rétablir le combat. Après la victoire, nous
avons un dialogue entre le roi et un aubergiste; ils causent, chemin
faisant, durant une reconnaissance de nuit : l'entretien, tiré d'un re-
cueil d'anecdotes, ne mène pas à grand' chose, si ce n'est qu'on en-
282 REVUE DES DEUX MONDES.
tend soudain des coups de feu: cracï Ce sont des Croates qui
courent les champs; on leur donne la chasse. — Telles sont les nar-
rations de M. Car) y le, conformes à son humeur et réglées sur son
caprice, précédées d'informations curieuses et variées, jamais en-
nuyeuses d'ailleurs.
Tout historien digne de ce nom est pourvu d'abondantes lectures.
Ce fonds indispensable ne manque pas à l'auteur de Y Histoire de
Frédéric le Grand', il n'est guère de correspondances contempo-
raines qu'il n'ait feuilletées. Il aime, après le récit des événemens,
à chercher dans la vie et dans les papiers de ceux qui ont joué
quelque rôle un témoignage vivant de leurs impressions person-
nelles. Les batailles, les négociations, les actes importans de Fré-
déric sont suivis d'extraits qui souvent paraissent pour la première
fois dans l'histoire générale. Cependant il y a plus de curiosité,
plus de désir d'amuser, plus de système et de partialité que de
critique dans le choix des documens. M. Carlyle a le secret de
rendre la vie à ce qui lui plaît dans le passé : il divertit, il instruit
souvent; plus souvent encore il fait réfléchir et répand sur la chaîne
des événemens muets ou équivoques des leçons morales intéres-
santes; mais il ne s'efface jamais, et l'on sent trop qu'il vous mène
à sa guise et qu'il est lui-même esclave de sa prévention ou de sa
fantais-ie. D'autres historiens promettent le vrai et conduisent à
Fen-eur sans persuader l'esprit bien fait qui les suit : ils ont dans
leur logique une rigueur qui est un avertissement; comme ils sont
convaincus de leur infailHbilité, leur système est impérieux, et on
les abandonne. M. Carlyle a une bonhomie qui trompe. Bien que
sa thèse générale soit connue, il ne paraît pas tenir aux vérités de
détail , ni être bien décidé entre le vrai et le faux. On se demande
quelquefois s'il les distingue nettement, ou si les choses de part et
d'autre ne lui semblent pas égales. Il veut amuser et s'amuser; il
y parvient, et l'on ne sait par momens si c'est là son but principal.
Il se moque volontiers; il plaisante de toutes choses et même de
son héros, avec lequel il prend des libertés fort grandes. La certi-
tude historique paraît le moindre de ses soucis. De là vient que les
anecdotes jouent un grand rôle dans son ouvrage, et que l'histoire
est débordée par une armée interminable de petits faits. Il ne fau-
drait pas beaucoup d'historiens de cette école pour faire perdre au
public le goût des études sérieuses. Nous n'en voulons pas d'autre
preuve que la légèreté avec laquelle il parle de M. Léopold Ranke
et des documens diplomatiques (1). M. Carlyle a beau dire qu'il
écrit pour les Anglais, il se compare assez visiblement à Y ingénieux
(!) Voyez le tome IV, p. 93.
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 283
M. Railke, auteur d'une Histoire de Prusse où Frédéric revêt les
formes d'un esprit habitant les régions étoilées, astral- spirit-,
M. Ranke, avec ses études de diplomatie admirablement distillée
et concentrée, n'a fait, à son avis, qu'un fac-similé de l'autre
monde. Il y renvoie les esprits affamés de documens officiels et
les écrivains appelés à distribuer ce genre d'aliment. N'en déplaise
à M. Cailyle, la diplomatie est le domaine des hommes d'état et des
historiens, et ceux qui savent en entendre le langage et l'expliquer
au commun des lecteurs sont pour le moins autant de ce monde et
au courant de ses affaires que les amateurs d'anecdotes et de faits
inédits. Que M. Ranke et les professeurs de Berlin ne soient pas à
l'abri du mensonge officiel et du convenu de la chancellerie prus-
sienne, cela est certain ; mais, s'il faut en passer par un parti-pris,
les archives valent bien les vieilles gazettes.
Au reste ne demandons pas à M. Garlyle d'être l'opposé de ce que
sa nature l'a fait. Il croit de bonne foi ramener l'histoire, la poli-
tique, l'administration, la stratégie elle-même, du ciel sur la terre,
ce qui a été fait pour la philosophie par Socrate. Une vocation en
quelque sorte invincible l'appelait à s'écarter de ses devanciers.
Une de ses notes en fournit une preuve singulière. Une faveur spé-
ciale en haut lieu, in high qiiarters, avait mis en sa possession pour
quelques mois un exemplaire de l'Histoire des batailles de la guerre
de sept ans, par l' état-major royal prussien : pour un motif ou pour
un autre, il ne s'en est pas servi. C'était encore de l'officiel, chose
qu'il dédaigne. Ses descriptions sont au récit exact et autorisé ce
qu'un article de journal est au bulletin d'un général d'armée.
M. Garlyle tient beaucoup du reporter^ il voyage à la suite de Fré-
déric et ne doute pas que ses informations ne soient les meilleures;
il doute à peine qu'il ait vu de ses yeux tout ce qu'il raconte. Ses
mérites comme ses défauts sont ceux des chroniqueurs de nos jours;
ses procédés ne diffèrent pas beaucoup de ceux qu'ils suivent. Il
se fait écrire par des correspondans imaginaires, et met ses opi-
nions sous la plume d'un ami , d'un philosophe, d'un homme d'é-
tude; surtout il fait grand usage du touriste, car il est fort des-
criptif. Ainsi nous sommes bien aises qu'il nous fasse parcourir le
champ de bataille de Prague à propos du combat livré en mai
1757; mais pourquoi nous faire visiter avec lui le double monu-
ment élevé au général prussien Schwerin? L'écrivain se plaît à faire
l'histoire des deux pyramides qui le composent, et pour l'agrément
des siècles futurs il raconte son entrevue avec le vétéran qui les
garde. Grâce à lui, l'image de ce vieux soldat va passer à la pos-
térité, ainsi que le souvenir du vœu fort humain de M. Garlyle, qui
lui souhaite une corde de bois de plus pour se chauffer durant
284 REVUE DES DEUX MONDES.
l'hiver. Que nous apprennent ces petits détails, si ce n'est que
M. Carlyle est un agréable conteur, et qu'il ne veut rien perdre de
ce qu'il a vu, dit et pensé?
Si M. Garlyle était moins uniforme dans ses procédés, nous di-
rions que c'est un humoriste dans le domaine de l'histoire. Bien des
écrivains de nos jours ont le tort de croire que l'art sérieux des Thu-
cydide et des Tacite se peut concilier avec Vhumour : heureuse-
ment la nature des choses résiste à ce caprice, et l'histoire, comme
une noble et forte muse, se défend elle-même. M. Michelet, malgré
ses efforts, ou plutôt à cause de ses efforts, ne parvient pas à être
un historien humoriste : il a trop le parti-pris de plaire ou d'étonner;
or l'humour est avant tout naturel, presque involontaire. Il en est
de même de M. Carlyle pour des raisons différentes. On ne peut
pas dire qu'en vue de plaire ou d'étonner il ait changé sa façon
d'écrire; mais on sait que l'humour est chose presque incompatible
avec le tempérament écossais, et l'auteur est Ecossais, quoi qu'il
fasse. L'Écossais est de sa nature dogmatique, attaché à son opi-
nion, amoureux des batailles du raisonnement. Eu toutes choses,
il insiste et persiste, il argumente et maintient son dire parce qu'il
l'a dit. 11 ne sait ni glisser au besoin sur la surface des choses
comme le Français, ni prendre la moyenne des idées comme l'An-
glais, et concilier quelquefois l'inconciliable. Lors même qu'il est
spirituel et doué d'une imagination originale comme M. Carlyle, il
s'égaiera méthodiquement; il ne promènera pas, il appesantira son
humour sur les points essentiels. Rien d'inattendu, rien qui jaillisse
de source. On voit arriver au moment prévu sa lettre d'un ami, son
journal d'un touriste ; on voit arriver jusqu'à ses bons mots : il dé-
veloppe ceux-ci comme des paragraphes dans une dissertation. Ses
plaisanteries se reproduisent jusqu'à la fatigue. On sait le nom que
le langage de nos ateliers donne à cette sorte d'esprit; la langue
usuelle anglaise possède le même mot pour ce coup de whist dans
lequel deux partners coupent à tour de rôle deux couleurs diffé-
rentes qu'ils se renvoient successivement; c'est un va-et-vient du
même moyen répété, et qui s'appelle a saiv {une scie).
Parmi les griefs de l'Angleterre contre l'Espagne figuraient les
mauvais traitemens exercés sur un capitaine au long cours nommé
Jenkins. Des Espagnols visitant son navire, qu'ils soupçonnaient de
contrebande, lui avaient coupé l'oreille et la lui avaient jetée à la
face en lui disant de la rapporter à son roi; c'est ce que rappelle
Pope dans un vers où il parle de cette nation « qui coupe nos
oreilles et les envoie au roi. » On se souvient aussi que M. Garlyle
s'amuse du prétexte que l'on fournissait en parlement pour justifier
la guerre contre Frédéric en disant que c'était la cause de la liberté.
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 285
L'auteur est intarissable sur « la cause de la liberté » et sur l'oreille
de Jenkins. Cette oreille ne revient pas moins de douze fois dans
l'ouvrage. Tantôt l'écrivain suppose que le brave marin la porte
dans sa poche, tantôt qu'il la conserve dans du coton : ce sont des
plaisanteries sans fin. Il semble que la mer se couvre de vaisseaux
et la terre de soldats, que l'on se bat aux quatre coins du monde
pour l'oreille de Jenkins. Sans l'oreille de Jenkins, l'Angleterre
n'aurait pas contrarié d'abord l'utile accroissennent de la puissance
de la Prusse; elle joue enfin un rôle dans toutes les pages où il
s'agit des négociations européennes durant trente-deux ans. Assu-
rément, pour traiter ainsi l'histoire, il faut avoir un grand fonds de
gaîté, et M. Carlyle est un homme d'un caractère bien heureux. Un
autre exemple de son inépuisable bonne humeur est dans le récit
circonstancié qu'il fait du voyage et de la résidence à Berlin de la
danseuse Barberina. Cette artiste habitant Venise avait signé un
engagement envers le roi de Prusse, qui était tout dans son royaume
et par conséquent son propre directeur d'opéra. Cependant elle se
souciait peu de quitter Saint-Marc et le Lido pour les frimas du
Brandebourg. Dans les cas semblables, les administrations inten-
tent des piocès aux danseuses récalcitrantes : le royal directeur
avait d'autres moyens pour ranger au devoir son corps de ballet; il
fit arrêter au passage un ambassadeur de la sérénissime répu-
blique^ saisit les effets et peut-être la personne de celui-ci comme
gage de l'exécution du contrat. La Barberina fut remise entre les
mains du chargé d'aflaires de sa majesté et transportée à travers
les montagnes. M. Carlyle rit beaucoup de cette personne livrée
avec procès-verbal et recommandée comme un colis avec le Jurul et
le bas marqués visiblement. Ce qui nous ferait rire, c'est beaucoup
moins ce h/iiit et ce bas, sur lequel il revient à satiété, que le soin
qu'il prend de justifier le grand Frédéric d'avoir un opéia et une
danseuse qu'il paie 5,000 thalers. Ses précautions oratoires sur la
légèreté du sujet où il se complaît ne sont pas moins amusantes.
Assurément ces traits font assez connaître que M. Carlyle a des
procédés fort nouveaux, les uns simplement piquans et qui ré-
veillent la curiosité, je l'avoue, sans défigurer l'histoire, les autres
étranges et trop contraires à la gravité du genre. On n'est pis moins
étonné de l'usage et de l'abus qu'il lui plaît de faire de la mytho-
logie. On perniet à Voltaire, qui est poète et qui plaisanie avec Fré-
déric, de h comparer à Phœbus Apollon; mais l'arc d'argent avec
lequel ce dieu du soleil anéantit les serpens Python de Fiance et
d'Autriche est un médiocre ornement pour la biograpliiLi d'un roi
de Prusse. Ailleurs Frédéric aux prises avec un général russe, c'est
Thésée combattant le Minotaure; Voltaire égaré par la colère ou
286 RETUE DES DEUX MONDES.
l'amour-propre, c'est Penthée poursuivi par les Ménades et Actéon
déchiré par ses chiens. Ces Ménades et ces chiens sont autant de
démons qui s'étaient emparés de l'auteur de la Henriade, car
M. Garlyle est encore par là Écossais de la vieille roche et sectateur
de ce Cromwell dont il a recueilli les puissantes reliques. Ce mé-
lange de mythologie et de diablerie est une des bigarrures les plus
singulières de son style, et l'on trouve dans ses livres un amlDigu
du scolar et du puritain.
Au reste qui pourrait mieux que M. Carlyle donner le mot de son
système? Une page de son premier chapitre contient à la fois la
confidence et l'échantillon de sa manière :
« Je pense que tous les poètes réels, à cette heure, sont des psalmistes
et des Homôres à leur manière, qu'ils ont en eux une divine impa-
tience des mensonges, une divine incapacité de vivre parmi les men-
songes. De même, et c'est un corollaire de cette vérité, je pense que le
plus grand Shakspeare possible est proprement l'historien le plus utile
qu'il est possibls. Il est effrayant de voir le sot savant, ce que nous pou-
vons traduire par le nom de Dryasdust, sec comme poussière, faisant les
fonctions de l'histoire , et le Shakspeare ou le Goethe les laissant de
côté. Interpréter les événemens, interpréter le visible universel, révéler
la parole de l'auteur de cet univers! Comment Dryasdust le pourrait-il
faire, lui l'homme du chaos, le lourdaud qui n'y voit pas clair, qui ne
sait le sens de rien d'élevé, de rien de cosmique, qui n'en saura jamais
rien? Pauvre homme! on sait quel sens il a tiré de l'histoire de l'homme
jusqu'ici, quel sens il a aidé les autres à en tirer. Malheureux Dryas-
dust, trois fois malheureux genre humain qui cherche à lire dans Dryas-
dust les voies du Seigneur! mais pouvait-il en être autrement? Ceux qui
nous les pouvaient mieux enseigner étaient des riraeurs et des méné-
triers, ce qui rapporte un bon salaire. Le dommage que nous en éprou-
vons, un vrai dommage, si nous sommes encore des hommes et non des
cormorans, s'apprécie par des sommes qui dépassent toutes les Califor-
nies, la dette nationale anglaise, et des continens entiers d'or en barre!
« Persuadé que le genre humain n'est pas définitivement condamné
à la destruction comme la race des chiens, je crois qu'une bonne part
de tout ceci s'amendera, je crois que le monde ne perdra pas toujours
ses hommes inspirés au métier de rimer pour lui. Je crois que l'homme
de nature poétique se sentira de plus en plus appelé à interpréter les
faits, puisque c'est là et dans leur centre vital, si nous y pouvions at-
teindre, que réside toute mélodie réelle : je crois qu'il deviendra de
nouveau l'historien des événemens. Dryasdust effaré aura enfin le bon-
heur d'être son serviteur et de se voir un peu guider par lui. Alors il
méritera des bénédictions; pour le moment, Dryasdust me fait l'effet
UN HISTORIEN DE FREDERIC H. 287
d'un malheureux nègre qui a perdu son maître, d'un nègre tout à fait
incapable de se diriger. Il n'a de maître ni bon ni mauvais.
« L'histoire, avec un génie fidèle au sommet et une industrie ûdèle
à la base, pourra espérer alors d'être bien écrite ; elle sera réellement
écrite, l'inspiration de Dieu s'employant à illuminer les voies de Dieu :
chose trois fois urgente ! Ainsi les nations modernes pourront de nou-
veau devenir un peu moins athées, de nouveau posséder des épopées
(d'une espèce différente de l'ancienne), de nouveau jouir de plusieurs
biens dont elles ressentent la privation la plus fâcheuse. »
En attendant que le Shakspeare de l'histoire soit trouvé, il est
clair que M. Carlyle s'est proposé lui-même; à défaut d'un plus
habile, il essaie modestement de réaliser cet idéal. Schiller avait
songé quelque temps à écrire un poème épique sur Frédéric. On
devine bien que ce n'est pas là ce qui répondrait aux poétiques as-
pirations de M. Carlyle : il constate avec plaisir que Schiller aban-
donna son dessein. L'illustre poète eût gâté le sujet; nous y gagnons
d'avoir une épopée d'une nouvelle sorte en sept volumes. Une idée
singulière de l'auteur, et bien conforme aux inventions de Jean-
Paul et des maîtres qu'il suit, c'est d'avoir imaginé ces êtres fictifs
qui portent les noms de Sauerteig (pâte levée) et Smelfungus
(flaire-champignons). Il reçoit des communications fréquentes de
ces deux personnages, surtout quand l'auteur est embarrassé. Ainsi
Homère invoque la muse quand il va énumérer la flotte des Grecs;
Virgile en fait autant quand il se va plonger dans le royaume des
ténèbres. Aussi bien M. Carlyle, puisqu'il a des prétentions au titre
de poète épique, doit-il en réclamer les privilèges. Ces deux guides
sont comme les deux muses qui l'assistent. Le premier, Sauerteig,
est l'homme inspiré qui lui fait passer les notes où domine le ly-
risme; il parle en maître des lois de l'univers, des vues de la Pro-
Tidence, etc. Le second, Smelfungus^ est le critique ingénieux qui
juge les hommes historiques, et résout les problèmes difficiles.
Grâce à leur secours, l'auteur fait jaillir la lumière du chaos entassé
par Dryasdust, qui n'est, comme on sait, qu'un nom collectif pour
tous les historiens du passé. Au fond, c'est là une plaisanterie infi-
niment prolongée : soit que le public l'ait fait apercevoir à l'au-
teur, soit, ce qui m'étonnerait peu, qu'il en ait ressenti lui-même
de la fatigue, Sauerteig^ Smelfungus et Bryasdust deviennent plus
rares dans les derniers volumes, et finissent par disparaître entiè-
rement.
288 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Ce que l'on vient de lire sur la manière et sur les idées de
M. Garlyle suffît pour montrer qu'il ne pouvait faire un portrait res-
semblant da roi de Prusse, et que la solennité même avec laquelle
il l'annonce au monde devait mettre en défiance le public ami du
vrai beaucoup plus que des révélations et des prophéties. Nous ne
prétendons pas recommencer le travail de l'historien et substituer
le Frédéric véritable à cette peinture systématique et faite d'ima-
gination. Ce prince d'ailleurs n'est pas si mxéconnu que veut bien le
dire l'auteur, nous avons de lui des images peintes d'après nature
par des témoins, par des hommes d'élat, par des historiens qui
n'ignoraient pas leur métier, n'en déplaise à M. Garlyle. Il a com-
mencé par enterrer son héros sous je ne sais quels débris des révo-
lutions, afin de se donner le mérite de l'exhumer, semblable à ces
gens qui, pour surprendre la bonne foi des anti [uaires, enfouissent
une œuvre de leur façon qu'ils donnent ensuite pour un antique.
Kon, ce n'est pas là Frédéric II, et il nous suffira de réunir deux
ou trois traits principaux de cette figure caractéiisiique, originale,
que l'on peut aimer ou haïr, mais sur laquelle après tout le jour est
fait depuis longtemps.
Le titre de grand ne saurait lui être sérieusement contesté. A
quoi bon? tout est relatif en ce monde : la grandeur humaine com-
porte beaucoup de lacunes, des lacunes morales surtout, et cette
réserve n'est pas inutile quand il s'agit de Frédéiic. En seul mot,
ce semble, peut montrer combien il entre de hasards, de conditions
de fortune, de bonheur et même de force violente dans ce qui fait
appliquer à un homme cette ambitieuse épiihète : il n'y a guère que
des rois qui puissent l'obtenir. Ici nous rencontrons M. Adolphe
Trendelenburg, qui s'est imposé, dans un de ses discours récemment
publiés, la tâche de démontrer que Frédéric est le roi le plus vrai-
ment digne de ce titre exceptionnel. L'éminentpnifesseur se fait illu-
sion sur de simples formes de langage. Nous ne disons plus Henri le
Grand, Louis le Grand, mais ce n'est peut-être point parce que ces
rois sont déchus de notre primitive admiration; ce qui est diminué,
c'est le sentiment monarchique de la nation. Jamais l'histoire n'a
placé plus haut que de nos jours le nom, la capacité, la politique
de Henri IV, et !a première moitié du règne de Louis XIV est aux
yeux des Français d'un assez grand prix pour racheter les fautes de
la seconde. Ces deux rois demeurent grands, quoique leurs noms
ne le rappellent pas sans cesse. On dit encore Frédéric le Grand, je
le reconnais; mais, outre que cet adjectif si envié sert à le distin-
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 289
guer de tant de princes de ce nom, si nombreux en Allemagne, et
en parlicLilier d'un autre Frédéric H, l'empereur allemand du
XIII* siècle, l'attachement des Prussiens à la royauté des Hohenzol-
lern perpétue ce titre. Les épithètes de ce genre ne sont d'usage
qne dans les monarchies absolues : libre à leurs sujets d'en tirer
gloire. L'E'^pagne a son Isabelle la Catholique, le Portugal son Em-
manuel le Fortuné, Florence son Cosme le Grand; l'Angleterre seule
ne donne pas de titre à ses rois depuis qu'elle a eu la grande charte.
Il est donc assez puéril de bâtir ici toute une théorie de la gran-
deur, et d'expliquer à grand renfort de métaphysique un simple
usage; il ne le serait pas moins de contester sa gloire au roi de
Prusse. Qu'on l'appelle donc Frédéric le Grand, pourvu qu'on se
souvienne qu'à sa mort il y eut un sentiment général de délivrance,
une expression de soulagement public. Sa sortie de ce monde eut
cela de commun avec celle de Louis XIV et de tous les despotes,
même de ceux qui firent les plus grandes choses. Frédéric eut seu-
lement le mérite de soutenir son personnage, et, tranchons le mot,
de jouer la comédie jusqu'à la chute du rideau. Jusqu'à la fin, il
sut dire qu'il était le premier domestique de son peuple, tout en
étant un maître inflexible; il eut assez de tête pour ne jamais ou-
blier son rôle.
Frédéric fut un grand général et un roi très habile : c'est dans la
première de ces qualités qu'il est éminent, qu'il est le premier de
son siècle et entre les meilleurs de tous les siècles. Pour lui donner
une si belle place à titre de roi, il faudrait qu'il eût laissé autre
chose que de remarquables exemples et une durable tradition.
L'édifice de grandeur qu'il sut élever s'écroula presque à sa mort;
vingt ans seulement séparent l'achèvement de son œuvre et la chute
profonde d'Iéna. Dès que la main qui la soutenait fit défaut, îa
Prusse donna des signes d'affaissement visible. Il ne faut pas juger
la monarchie de Frédéric d'après l'empire allemand que nous voyons
aujourd'hui : la base de celui-ci est tout autre, et l'avenir seul
pourra dire si, les hommes dont le bras l'a construit venant à faire
défaut, le colosse doit rester debout et vaincre l'effort des années.
L'œuvre politique de Frédéric parut incapable de durer; le roi vieil-
lissant le pressentait, il augurait mal de l'avenir. Mirabeau, sé-
journant à Berlin au moment où s'exhala cette âme qui vivifiait une
Prusse composée de pièces et de morceaux, Mirabeau jugeait ainsi
ce grand corps abandonné à lui-même. — Frédéric avait fondé une
nation prussienne, cela est vrai, plus vrai peut-être que ne le vou-
draient ses héritiers d'aujourd'hui; il avait fondé le royaume de sa
majesté le roi Frédéric II, non un état solide.
Comme général, malgré ses fautes, il a été digne de l'admiration
TOME cm. — 1873, \Q
290 REVUE DES DEUX MONDES.
des meilleurs juges. Encore ne faut-il pas oublier qu'il a manqué
parfois des qualités dont les généraux allemands se piquent le plus,
la solidité par exemple, et qu'il a montré en revanche les défauts
dont ils ne sont pas exempts, tels que la vantardise. Sa bonne
étoile, qui s'est cachée si souvent et presque toujours par sa faute,
est venue à son secours de mille manières, en opposant à son infa-
tigable activité la lenteur autrichienne, à ses régi mens bien tenus
une indiscipline française qui ne s'est, hélas! que trop renouvelée,
à sa règle d'entietenir, suivant son expression, dans le ventre du
soldat le foyer du courage, des armées quelquefois sans pain, à
ses petites armées aguerries la cohue de ce qu'on appelait l'armée
de l'empiie. Il en vint de bonne heure à mépriser ses ennemis, ce
qui lui valut le désastre de Maxen; en cette circonstance, il fit la
folie de jeter dans une aventure d'où il n'aurait pu se tirer lui-
même son général Finck, qui était infiniment au-dessous de lui; il
eut même l'injustice de le faire passer en conseil de guerre pour
une faute dont il était lui-même et seul coupable. 11 ne lui pardonna
jamais de sa vie d'être le témoin de son erreur et la preuve vi-
vante des périls extrêmes où il s'était précipité. M. Carlyle a trouvé
l'occasion favorable pour dire qu'un roi parfait doit jouer quelque-
fois le rôle d'un Rhadamanthe. Jamais les affaires de Frédéric ne
tombèrent plus bas qu'à la suite de cette déconfiture de Maxen;
jamais il n'avait plus compté sur la victoire; il avait chanté son
triomphe d'avance. On lit dans ses poésies une ode à la Fortune
dont il eût bien fait d'ajourner la composition au lendemain de l'é-
vénement.
Il n'en est pas moins le plus grand guerrier et le meilleur géné-
ral de son temps; à force d'attention et d'activité, il répare la faute
grave d'avoir commencé la guerre de sept ans; il résiste à l'Europe
presque entière, n'ayant pour lui que l'alliance anglaise; il se porte
de l'est à l'ouest et du midi au nord pour combattre un ennemi
avant que l'autre soit prêt, pour arrêter l'un avant que celui-ci ait
fait sa jonction avec l'autre; il vient à bout de la fortune et force la
destinée. Son éminente qualité, celle où il surpasse peut-être tous
les autres grands capitaines, c'est le calme dans les circonstances
les plus extrêmes. La véritable énergie n'est pas celle de la pas-
sion : ce mot ne doit pas réveiller l'idée d'un feu qui dévore, ni
d'un torrent qui emporte les obstacles; c'est une force qui sait at-
tendre son heure, qui ne s'éteint pas après un échec, une force qui
dure même après la victoire. L'énergie de Frédéric était extraordi-
naire.
Ce mérite a tout son éclat après l'irréparable défaite de Kolin,
q[ui lui fait perdre sa position en Bohême , la ville de Prague , la
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 291
plus grande partie de son armée, ses meilleurs gf^néraux. Il se re-
tire à Leitmerilz, où il passe un mois, espérant protéger la Saxe,
la Silésie, le Brandebourg, qui sont menacés : c'est le moment de
se replier sur soi-même; il a commencé cetle guerre, et il en est
puni par l'Europe, qui se ligue contre lui, comme la société contre
un brigand qui a violé les lois pour la troisième fois. Cette ava-
lanche d'ennemis qui est suspendue sur sa tète, c'est lui qui l'a
provoquée. Que de réflexions amères, tandis qu'il interroge de tous
côtés le sombre horizon pour savoir sur quel point commencera l'at-
taque! Un chagrin irrémédiable s'ajoute à ses angoisses; il reçoit
la nouvelle de la mort de sa mère, qu'il a tendrement aimée. Ce-
pendant il charge sa sœur, la margravine de Bayreuth, d'entrer en
pourparlers avec M'"* de Pompadour; il y a 5 millions de thalers
pour elle, s'il obtient la paix de la France, la paix seulement, sans
alliance ni secours! pas d'autre condition que le silence, car, si elle
allait parler et que l'Angleterre eût vent de ces propositions, il se-
rait perdu. 11 avait beaucoup rabattu de celte fierté dont on lui fait
aujourd'hui trop grand honneur. « Je ne la connais pas, » avait-iî
dit l'année précédente, quand on lui parlait de faire quelque con-
cessicn à l'amour-propre de la puissante courtisane; il riait fort des
avances de la vertueuse Marie-Thérèse envers M"* Poisson, qu'elle
appelait sa dure cousine. Yoilà les princes, ou plutôt voilà les
hommes! Au reste, il s'agit de l'âme forte de Frédéric, et nous n'a-
vons pas dit qu'il eût une grande âme. Les propositions n'ont pas
de suite : il faut tenir tête à l'orage, n'ayant d'autre abri, que des
renforts anglais assez mal dirigés; le roi de Prusse ne pliera pas. Il
ne s'avouera ni vaincu ni coupable; seulement il se souvient de ce
qu'il oublie volontiers dans la bonne fortune, de la liberté alle-
mande et de la cause protestante. Une heure, une faute peut livrer
la patrie commune à la domination tyrannique de l'Autriche. C'est
un peu de môme que le joueur, lorsqu'il a perdu, se souvient de la
belle Angplique. Tel est le langage des usurpateurs malheureux.
Celui-ci se compare à un honnête homme enveloppé par une bande
d'assassins; il n'y a pas d'exemple d'une conspiration semblable à
celle dont il est victime. Les puissances se conduisent avec lui
comme des bandits méritant la roue! Cette indignation vertueuse,
dont il répand le torrent dans ses lettres à sa sœur, est toujours à
l'usage des despotes trahis par ia fortune. Celui-ci du moins a du
cœur, et ces effusions de la colère ne font que remplir le vide des
jours d'attente. « Nous devons rester, dit-il, ce que notre naissance
nous a commandé d'être. J'ai toujours compté qu'étant roi il me
fallait penser en souverain, et mon principe fut toujours qu'un
prince doit plus tenir à sa réputation qu'à sa vie. »
292 REVUE DES DEUX MONDES.
Il faut encore qu'il soit débusqué de ce poste d'observation, d'où
il veillait comme l'araignée au centre de sa toile, entamée de toutes
parts. Mal secondé par son frère, qui, faute de génie, ajoute à son
désastre, il est contraint de courir vers le nord au secours de Ber-
lin, arrive trop tard et se rejette vers les montagnes boisées de la
Thuringe, d'où il surveille les plaines de la Saxe occidentale. De
nouvelles ouvertures faites près du maréchal de Richelieu sont re-
poussées; la France, on ne sait pourquoi, était déterminée à l'écra-
ser. Cependant les plans contradictoires des armées ennemies re-
tardent le dénoûment de deux mois, durant lesquels ce roi-général,
qui ne connut jamais le découragement, court de l'est à l'ouest, se
prolongeant, se resserrant, cherchant quelque chose à fn'we, une
proie à dévorer. C'est alors que Soubise, avec une armée famélique
et des mesures mal prises, vint comme à plaisir se faire surprendre
par le lion exaspéré de trois mois dâ jeûne et de blessures que le
temps envenimait. Telle fut l'histoire de Rosbach, où l'on ne sait ce
qujil faut le plus admirer de notre impéritie ou des ressources d'es-
prit du roi de Prusse.
On ne saurait compter les vers de Frédéric parmi ses titres à
l'admiration. On y voit volontiers le caprice et le passe -temps
de ses jours de victoire : qui ne lui pardonnerait d'avoir rimé sur
un tambour quand il a lieu d'être content de lui-même? Mais ce
qu'il y a de plus caractéristique dans l^s singulières poésies de
C3 prince, c'est qu'il les prenait au sérieux. Jamais il ne fît autant
de vers que durant les trois mois dont nous venons de parler, et
c'est un trait qu'il faut ajouter à la peinture du grand guerrier,
quoiqu'il approche du ridicule. La comédie se mêle à la tragédie
dans cette crise de sept années, et Frédéric giiffonnait des vers
dignes de Colin avec une fiole de poison dans sa poche. Nous ne
savons si M. Carlyle, qui parle tant de Shakspeare et qui est si
rempli de Goethe et de Schiller, a le sentiment bien net de la poé-
sie, ou s'il ne s'est pas assez défié de sa compétence en matière de
langue française; mais à propos des vers de son héros il se met sur
le haut style un peu plus qu'il ne convient. 11 les corn pire au Coran
de Maliometet aux psaumes de David; il nous oblige de nous sou-
venir que Macaulay, qui s'entendait mieux à juger de la poésie
comme de la politique, a trouvé pour Frédéric le sobriquet un peu
dur, mais juste au fond, de Trissotin-Miihridate. Que les vers du
roi de Prusse aient servi à remplir des momens d'inaction forcée,
qu'ils aient été l'équivalent d'un jeu de quilles, comme disait Mal-
herbe, qui pourtant était bon poète, qu'ils aient tenu lieu de la
chasse, que le ro-l n'aimait pas, nous ne saurions y contre lire. D'un
autre côté, soutenir qu'ils ont le souffle du prophète des croyans
UN HISTORIEN DE FREDERIC II. 293
veillant dans le désert, ou du roi d'Israël frémissant sous l'aiguillon
de la colère divine, c'est se moquer d'une langue que l'on connaît
mal, et du bon sens, que l'on ne veut pas connaître. Quant à nous,
dans tout le recueil de Frédéric, nous ne trouvons qu'un vers qui
mérite ce nom :
Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, en aiïrontant l'orage,
Penser, vivre et mourir en roi.
Et cependant il est avéré que Frédéric se croyait poète : vaincu, il
se vengeait sur la fortune comme aurait fait Tyrtée; écrire des vers
en un moment de crise comme celle de 1757 lui paiaissait aussi
stoïque au moins que de philosopher comme avait fait Marc-Aurèle
ou Caton. Il était vaniteux en même temps que positif, et comptait
sur ses hémistiches autant que sur ses victoires et sa diplomatie
pour étendre sa renommée. Lorsqu'il fit courir après Voltaire pour
reprendre le volume de ses poésies, ce n'était pas qu'il les crût
mauvaises et capables de compromettre sa réputation d'homme d'é-
tat : il craignait le scandale et le danger des épigrammes qu'il y
avait répandues à pleines mains sur les princes d'Europe ses meil-
leurs amis.
11 aimait les vers comme il aimait ceux qui en font, pour son
plaisir et pour son intérêt. 11 invitait Voltaire avec des vues person-
nelles cachées pous l'apparence de l'enthousiasme et d'une vraie
passion. Il flattait l'auteur de la Henriade avec toute la perfection
que savent mettre dans la flatterie les vrais égoïstes, ce qui ne
l'empêchait pas de le déchirer par derrière. Au moment même où
il mettait en œuvre tous les artifices, toutes les séductions pour
gagner le poète, il exprimait à son ami et secrétaire Jordan tout
le mépris possible pour cet artiste de la parole qui se faisait payer
si cher. M. Gailyle a laissé une lacune dans la discursive et com-
plaisante histoire qu'il fait des relations de Frédéric et de Voltaire.
Est-ce un oubli très singulier? est-ce un embarras invincible en
présence de la vérité trop manifeste? On ne peut expliquer ce grave
péché d'omission. Tout le monde sait aujourd'hui que le roi de
Prusse trahissait le secret de la correspondance pour contraindre
Voltaire à se réfugier chez lui. Ce dernier, chargé à La Haye d'une
négociation dont le but était de renouer une alliance eflective avec
la Prusse, écrivait à Frédéric dans les termes lys plus virulens,
ajoutons aussi les p'us confidentiels, contre son ennemi le ministre
Boyer, évêque de Mirepoix. « Ce vilain Mirepoix, disait-il entre
autres douceurs, est aussi dur, aussi fanatique, aussi impérieux
que le cardinal Fleury était doux, accommodant et poli. » Ajoutez
294 REVUE DES DEUX MONDES.
que, Boyer étant dans l'habitude de signer a l'anc. {ancien) de Mi-
repoix, » Voltaire affectait toujours de mal lire et de l'appeler lâne
de Mirepoix. De la part d'un fondé de pouvoirs, surtout écrivant à
un prince étranger, l'indiscrétion n'était pas légère; mais comment
qualifier la conduite d'un roi, d'un ami qui envoyait des extraits des
lettres reçues à son ambassadeur pour les faire parvenir à Boyer
lui-même, au ministre? « Voici un morceau d'une lettre de Voltaire
que je vous prie de faire tenir à l'évêque de Mirepoix par un canal
détourné, sans que vous et moi paraissions dans cette affaire. Mon
intention est de brouiller Voltaire si bien en France, qu'il ne lui
reste de parti à prendre que celui de venir chez nous. » Il y revient
plusieurs fois. Impossible de nier l'authenticité de ces missives, de
ces noirceurs; elles sont aux dates du 17 et du 27 août 17Zi3 dans
la correspondance du roi publiée par M. Preuss. M. Carlyle les
supprime, et, comme si de rien n'était, il continue à peindre ce
héros de la véracité, seul ennemi du mensonge dans ce siècle du
cant et du mensonge, seul ayant conservé de la candeur dans la
correspondance du roi et du philosophe. 0 candeur royale de Fré-
déric! Lors même que la candeur serait bannie du cœur des rois,
elle devrait se retrouver dans celui des historiens; M. Carlyle n'en
montre guère ici, à moins que ce ne soit d'avoir cru que le public
ne s'apercevrait pas de son oubli. Il convient de le détromper : on
a lu cette correspondance officielle comme l'a fait M. Carlyle, qui
s'en sert à chaque instant; on a pu rencontrer ces fragmens accusa-
teurs dans plus d'une publication, par exemple dans Y Histoire de
la liitcrainre française à l" étranger de M. Sayous, et dans le Vol-
taire à Cirey de M. Desnoiresterres. Sans doute le nouvel historien
ne connaît pas le premier de ces deux ouvrages, et c'est tant pis
pour lui, car il eût mieux jugé les poésies de son héros; il a certai-
nement lu le second, et il en fait souvent usage.
La duplicité de Frédéric dans ses relations avec Voltaire est une
transition naturelle à l'honnêteté de sa politique. L'auteur de Y Anti-
Machiavel employait un moyen machiavélique pour mettre la main
sur le meilleur correcteur de ses poésies, aussi bien que pour se
rendre maître d'une province qui était à sa convenance. Le machia-
vélisiTie du xvni« siècle diffère essentiellement de celui du xyl*^; il
n'est plus question sans doute de surprendre grossièrement ses
voisins par les voies du brigandage, de les attirer dans un guet-
apens, de les assassiner dans quelque coupe-gorge ou de leur pré-
senter dans un festin le poison. Ces sortes de violences sont bonnes
pour un temps de barbarie, et nous sommes dans un siècle de dou-
ceur et d'humanité. On se contente de brouiller ses voisins entre
eux ou les princes avec leurs sujets; on donne à sa cause un sem-
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 295
blant de légalité, on inscrit sur son drapeau quelque devise respec-
table, comme la liberté religieuse. Les premières leçons de cette po-
litique astucieuse furent données par le ministre français Dubois,
dont le mensonge et la fourberie, soutenus d'un talent incontestable,
composaient en grande partie l'habileté : le régent, qui avait de
l'esprit sans principes, suivit les conseils de son précepteur et mi-
nistre en riant, comme un homme qui s'amusait volontiers de ce
qu'on appelait de bons tours. Ce n'était là que le commencement
timide et cirsconspect d'un machiavélisme nouveau : il n'avait pour
but et n'eut pour effet que de mettre en lumière les habiles, les
roués dans tous les sens, et de jeter dans la défaveur les honnêtes
gens. La politique destinée à triompher tout à fait fut la perfidie
avec des apparences honnêtes, revêtue du manteau de la philoso-
phie, parlant sans cesse de Marc-Aurèle, de siècle de lumières,
d'humanité, de bienfaisance, de tolérance, de toutes les choses
excellentes qui étaient l'idéal et faisaient l'honneur de la généra-
tion nouvelle. Quel fut le prince, l'homme d'état, dans lequel se
réalisa cette duplicité d'une autre espèce, si ce n'est Frédéric II?
Et quelle raison après tout empêche de voir dans le grand général
un grand roi, si ce n'est qu'il ne fut pas assez honnête homme? Un
mot de Macaulaj^, critique désintéressé, juge équitablement Frédé-
ric : « le prince trompa ses amis, le roi les détrompa. »
M. Trendelenburg, qui tient à faire de Frédéric le plus grand, le
seul grand roi, ne songe même pas à défendre sa politique contre
l'accusation de duplicité. Il prend au sérieux VAnfi-Marhiavel
comme si l'on n'avait pas dit depuis longtemps que c'est une dé-
clamation d'école. Que sera-ce donc si ce n'est pas même une décla-
mation de bonne foi, une œuvre de jeune hoiume répétant sa leçon
philosophique? Voilà un prince qui fait des tirades sur les crimes
des rois, qui feint d'être fort détaché de l'intérêt de la royauté, qui
va jusqu'à des professions de foi républicaine, qui déclare sa préfé-
rence pour le gouvernement d'Angleterre; si l'on entre dans h dé-
tail, on voit qu'il maudit la guerre, qu'il déteste les conquêtes. Il a
horreur de l'ambition, il se signe à l'idée de trahir une alliance ju-
rée, il méprise ceux qui jettent un œil d'envie sur les provinces de
leurs voisins, il considère ses sujets comme ses égaux, et, pour cou-
ronner son œuvre, il prie les souverains de ne se point offenser de
la liberté avec laquelle il leur parle : il puise dans leurs vertus et
dans la bonne opinion qu'il est obligé d'avoir d'eux le courage de
dire la vérité. Cependant, si nous lui faisons l'application de cette
règle qu'il établit, « que l'on juge les hommes non pas sur leur
parole, mais en comparant leurs actions avec leurs discours, » que
trouvons-nous? Frédéric n'a eu garde d'imiter le gouvernement d'An-
296 REVUE DES DEUi[ MONDES.
gleterre; jamais roi n'a été plus absolu, plus jaloux rie son pouvoir
personnel; il a fait la guerre toutes les lois qu'il a espéré d'y gagner
quelque chose, il a conquis la Silésie, et il se proposait de conquérir
la Bohême pour la troquer contre la Saxe, bien qu'il eût appelé les
conquérans des « voleurs illustres. » 11 a manqué de parole dès qu'il
y avait quelque intérêt; il a le premier conçu le plan du partage de
la Pologne, et il a été le seul à l'exécuter sans scrupules. Si Macau-
lay sait bien compter, il a trahi quatre fois ses alliés dans l'afTaire
de la Silésie, et il a essayé plusieurs fois de le faire dans la guerre
de sept ans. Est-ce une profonde hypocrisie que nous reprochons à
l'auteur de V Anii-Maddavel? En aucune façon. Frédéiic s'est mo-
qué de ses lecteurs comme de son siècle : c'est un comédien achevé.
Nous n'en voulons qu'une preuve. Le jjrînce dâ Fénelon le jette
dans l'admiration, il porte aux nues les préceptes du Télémaque ,
n'a-t-il pas le courage de parler de l'amour de Dieu qu'il oppose à
la doctrine de l'intérêt? Ea vérité, cela touche à la bouffonnerie, et
Voltaire a eu le bon goût de retrancher ce dernier passage, que
M. Trendelenburg a la bonhomie de rétablir, car son étude sur
VAiUi-MarJdavel a pour objet de revenir au texte primitif comme
plus moral, plus vertueux, plus digue de Frédéric. Nous sommes de
son avis, ce texte est plus conforme au caractère de ce roi, parce
qu'il est plus comique.
Si par hasard on était tenté d'attribuer cc.s beaux sentimens de
générosité, de vertu, à la jeunesse de Frédéric, si l'on se refusait à
penser qu'il y eût tant d'audace, nous n'osons pas dire d'effronte-
rie, dans un homme de vingt-sept ans, nous renverrions les scep-
tiques à l'équivoque plaisanterie qu'il se permet sur les mœurs de
Machiavel, et que Voltaire avait supprimée avec soin. Parce que le
secrétaire llorentin ne permet pas au prince l'amour des femmes, il
le tient pour suspect et s'en amuse. Que penser de ce trait dans
une telle bouche? Il est avéré qu'il ne vit la reine et ne lui parla
que le jour de son mariage, qu'il fut un parfait misogyne. A cette
qualité scabreuse, les plaisanteries perpétuelles et peu voilées de
Voltaire et de Frédéric servent de commentaire et mettent un cou-
ronnement qui ne laisse rien à désirer. Une certaine page bien con-
nue de la vie du loi par son ami le philosophe est trop positive pour
laisser lieu à des doutes. Mirabeau vient par là-dessus avec ses
témoignages formels sur le roi, sur son frère, sur ses parens; toute
la famille se ressemble à cet égard, et Mirabeau n'était ni prude
ni fort sévère sur la différence des goûts. Qu'on nous cite César
tant qu'on voudra, qu'on nous dise que les désordres les plus hon-
teux peuvent se trouver dans le plus grand homme d'état, nous y
consentons; tout ce que nous voulons montrer, c'est que l'auteur
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 297
de Y Anti-Machiavel n'était pas un comédien d'un médiocre aplomb
ni d'une audace ordinaire. Quand on lit cet ouvrage, il faut tou-
jours, à côté de ce qu'avance le royal écrivain, mettre ce qu'il pense,
et ce qu'il pense peut se dégager aisément soit de ce qu'il a fait,
soit de ce qu'il a écrit plus tard. En rhéteur a des phrases et pas
d'idées. 11 y a dans cet écrit, beaucoup moins jeune qu'on ne l'es-
time ordinairement, tantôt le contraire de la pensée, afin de trom-
per et de se faire valoir, tantôt le germe primitif de certains des-
seins qui se feront jour. Jeune, Frédéric ne l'a jamais été : il a
supporté le poids d'une tyrannie bigote et aveugle; le despotisme
grossier de son père, au lieu de le briser, l'a perverti. C'est peut-
être là son excuse; l'effet inévitable du despotisme est de détruire
le sens moral. Est-ce un jeune homme, est-ce un rhéteur qui a
écrit ceci sur la Pologne?
« Dans les royaumes électifs, où la plupart des élections se font par
brigues, et où le trône est vénal, quoi qu'on en dise, je crois que le
nouveau souverain trouvera la facilité, après son élévation, d'acheter
ceux qui lui ont été opposés, comme il s'est rendu favorables ceux qui
l'ont élu. La Pologne nous en fournit des exemples : on y trafique si
grossièrement du trône qu'il semble que cet achat se fasse aux marchés
publics. La libéralité d'un roi de Pologne écarte de son chemin toute
opposition; il est le maître de gagner les grandes familles par des pala-
tinats, des starosties et d'autres charges qu'il confère; mais, comme
les Polonais ont sur le sujet des bienfaits la mémoire très courte, il faut
revenir souvent à la charge; en un mot, la république de Pologne est
comme le tonneau des Danaïdes : le roi le plus généreux répandra vai-
nement ses bienfaits sur eux, il ne les remplira jamais. Cependant,
comme un roi de Pologne a beaucoup de grâces à faire, il peut se mé-
nager des ressources fréquentes en ne faisant ses libéralités que dacs
les occasions où il a besoin des familles qu'il enrichit. »
Si ce prince de vingt-sept ans était roi de Pologne, il saurait,
n'en doutez pas, distinguer entre ceux qui ont été utiles dans le
passé et ceux qui pourraient l'être dans l'avenir, entre la gratitude
et la politique bien entendue. Il n'aurait qu'à pratiquer en Pologne
la même conduite qu'il a tenue tout d'abord en Prusse, lorsqu'il
écartait comme gênantes la famille et la mémoire de son ami Katt,
qui mourut sur l'échnfaud, sous ses yeux, par sa faute et à cause
de lui, lorsqu'il oubliait dans la personne de Marie- Thérèse l'em-
pereur d'Alii^magne, père de celle-ci, qui avait sauvé sa vie en
évoquant son procès au tribunal de l'empire. Si la destinée ne l'a-
vait pas fait roi des Polonais , il devait en être le spoliateur, et le
298 REVUE DES DEUX MONDES.
mépris qui perce dans ces ligaes annonce déjà que l'oiseau de proie
a jeté des regards de ce côté.
Le partage de la Pologne est le dernier exploit et le plus carac-
téristique de Frédéric. C'est à tort que l'on accuse l'avidité russe
d'avoir im:?giné ce procédé pour établir un lien entre l'Autriche,
la Prusse et la Russie. Il est vrai que l'impératrice Catheriue dit
un jour au prince Henri, frère du roi : « Vous n'avez qu'à vous
baisser en Pologne et à prendre le morceau qui est à votre con-
venance. » Il est également vrai que le roi reçut cette ouverture
avec défiance; mais de quoi se défiait-il si ce n'est des intentions
qui pouvaient être cachées sous des avances flatteuses? Il n'en est
pas moins ceriain qu'il en avait fait la proposition un an ou deux
ans plus tôt par le comte Lynar; le Turc, prétexte toujours com-
mode, en fournit l'occasion. « L'intérêt de la Russie, nous le sivois
par lui-même, était de mettre la main sur une part de la Pologne,
bien à son gré, bien à sa portée surtout, et d'en laisser d'autres por-
tions à l'Autriche et à la Prusse. C'était d'abord le moyen de con-
tenter tout le monde, puis d'expulser de la chrétienté cette masse
abominable de sensualisme mahométan, d'ignorance et de fana-
tisme. » 11 ne faisait pas dire par son ambassadeur, mais il a dit
dans ses écrits, et nul n'en doute, que l'alliance avec la Russie « lui
rendait le dos libre, et que dans le changement des circonstances la
Prusse ne trouvera jamais avec les autres puissances l'é fui valent
des avantages qu'elle trouve avec ce pays. » Il écrit ailleurs, et nous
l'en croyons volontiers, que « jamais acquisition ne fut plus avan-
tageuse que celle de la province polonaise appelée Prusse occiden-
tale : elle joignait la Pomôranie et la Prusse orientale, « deux biens
mal acquis par un bien plus mal acquis encore; » elle lui donnait
la Yisiule et lui perinettait à la fois de défendre ses provinces loin-
taines et di « lever des droits considérables sur tout le commerce de
la Pologne. » Ce projet, plus fructueux que loyal, n'étant pas saisi
par l'impératrice, tomba d'abord : quand il revint à Frédéric sous
la forme d'un propos en l'air, il parut d'abord un piège, mais aus-
sitôt que l'Autriche, qui avait ses vues à part, eut témoigné de la
répulsion, la promptitude succéda à l'hésitation. Puisque l'Autriche
ne voulait pas, le gain était visiblement de son côté. Le vieux roi
fut tout feu et flamme pour le partage, il s'y jeta jusqu'au cou : le
bon temps de la conquête de Silésie semblait revenu; la cavalerie
prussienne était augmentée sur-le-champ de 8,000 hommes. Il
menaça l'^utrichi d'une nouvelle guerre de sept ans, et il avait
derrière lui les armées russes. Une activité juvénile ranimait cet
homme étrange, qui attendait des années dans une léthargie ap-
parente les occasions pour les saisir aux cheveux. Il commença gaî-
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 299
ment cette,affaire en citant des vers de Bojardo, et il la termina en
écrivant sur les malheureiix Polonais un poème dins le guire de la
Pucelle, On chercherait en vain un plus parfait exemple de cette
politique du xviii* siècle, de ces conquêtes poliment effrontées,
de ces brigandag 'S de bon gentilhomme, de ces coups de force exé-
cutés avec grâce.
Aujourd'hui l'on met de la philosophie et de l'érudition dans ce
machiavélisme. On loue cetta œuvre d'iniquité, qui ne fut d'aucun
côté plus criminelle que du côté de la Prusse; on dit, comme tou-
jours et partout, que le partage de la Pologne fut une revanche de
l'Allemngne, que les Allemands étaient persécutés dans cette Prusse
occidentale pour cause de religion, que l'on confisquait l'une après
l'autre les églises protestantes, qu'on mettait en prati({ue le pro-
verbe vexa lutheranum, dabit thalerum, « travaillez les côtes aux
luthériens, vous ferez sortir l'argent de leurs bourses. » Si nous en
croyons x\I. Freytag (1), on avait coupé la langue et les mains à un
Allemand pour avoir copié dans des livres venus d'Allemagne des
extraits contre les jésuites. Un gentilhomme polonais avait fait dé-
capiter un pasteur et jeter son corps dans un marais. Fié léric, ami
de l'humanité et bon protestant surtout, vengeait la religion persé-
cutée dans cette province. Ce n'est pas tout : après avo'r ramassé
tous les faits vrais ou faux qui représentent les Polonais de la
Prusse occidentale comme des fanatiques et des assassins, on s'at-
tendrit sur la malheureuse condition d'où ils n'auraient pas voulu
sortir. Ces nobles polonais qu'on faisait tout à l'h mre si tyranni-
ques, si avares, si cruels, on en fait maintenant ries misérables,
portant sabots, n'ayant pas toujours du pain, ni même un four
pour en faire dans la plupart des villages. Frédéric fut leur pro-
vidence. La Prusse occidentale devint, comme la Silésie, son en-
fant de prédilection; il eut pour ses nouveaux sujets des soins et
une sollicitude de mère, les habillant de neuf, les forçant d'aller
à l'école. Nombre d'instituteurs, d'ouvriers, de colons prussiens,
vinrent s'établir dans cette province, qui n'attend lit que l'arrivée
de ces généreux étrangers pour entrer dans la carrière d'une pro-
spérité sans limites. Ces rois de Prusse ont des entrailles pater-
nelles pour les peuples qu'ils veulent bien conquérir. Frédéric
avait au moins la pudeur de ne pas prendre de masque, et ce n'est
pas sa faute si certains docteurs allemands et certain historien
écossais en font un hypocrite mêlant à tout propos Di^^u, la religion,
l'humanité, aux desseins de sa politique ouvertement impudente.
Son habileté est d'une autre nature, et il faut bien admettre une
(1) Nouvelles peintures tirées de la vie du peuple allemand, Leipzig 1862
300 REVUE DES DEUX MONDES.
différence entre l'hypocrisie, qu'il a toujours méprisée, et la co-
médie, qu'il jouait avec délices. On ne trouve nulle part, dans ses
écrits pas plus que dans sa correspondance ou sa diplomatie, une
justification du partage de la Pologne. Il ne pervertit pas le sens
moral ; il se contente de n'en pas avoir. Après avoir soufflé à la
Russie l'idée première de l'audacieuse entreprise, il s'employa plus
que personne à l'exécution de ce projet, seconda Catherine dans
ce'qui lui paraissait un bon tour joué à la France et à l'Angleterre,
poursuivit l'Autriche l'épée dans les reins pour la forcer à tremper
dans le complot, et, sans perdre sa peine à de laborieuses apolo-
gies, se donna le mérite d'avoir épargné à l'humanité de nouveaux
malheurs. Ainsi Catherine s'agrandit, et fit un premier pas vers
Constantlnople en gardant le silence; Marie-Théi èse mit sur sa
conscience une usurpation dont elle gémissait en accusant son mi-
nistre Kaunitz; Frédéric écrivit k Voltaire une lettre fort dégagée
où il disait : « Je sais que l'Europe croit assez génrralernent que le
partage qu'on a fait de la Pologne est une suite de manigances po-
litiques qu'on m'attribue; cependant rien n'est plus faux. Après avoir
proposé vainement des tempéramens différens, il fallut recourir à ce
partage comme à l'unique moyen d'éviter une guerre générale. Les
apparences sont trompeuses, et le public ne juge que par elles. Ce
que je vous dis est aussi vrai que la quarante- huitième proposition
d'Euclide. »
Un trait manquerait à cette esquisse du portrait de Frédéric, si
nous omettions de dire qu'il créa la nation prussienne, qu'il lui
donna la naissance en prouvant qu'elle vivrait en dépit des obstacles,
et le baptême en la jetant avec succès parmi les épreuves les plus
redoutables, un vrai baptême de feu. Lui et ceux de sa race furent
d'autant plus Prussiens qu'ils pensèrent moins à l'Allemagne. Un
prince qui déchirait la grande famille allemande pour se faire pièce
à pièce un domaine arrondi et facile à défendre n'était pas, ne son-
geait pas à être, quoi qu'on en pût dire, le précurseur de l'unité.
Nous n'insistons sur ce point que pour conserver à cette image du
héros une ressemblance exacte et fidèle : c'est à l'Allemagne à me-
surer la reconnaissanse qu'elle lui doit; notre jugement, si nous
essayions de le faire pour elle, serait suspect aujourd'hui, bien que
celui des publicistes intéressés dans la cause prussienne ne le soit
pas moins. Frédéric demeura plus de quarante ans sur le trône sans
avoir l'idée de l'unité allemande; tant qu'il fut dans la vigueur des
années et de la puissance, rien de semblable n'entra dans son es-
prit. Quand sa vie un peu attristée fut au déclin et qu'il ne put
compter sur son bras et sur ses deux cent mille hommes pour
contenir Joseph II, il eut recours au Fûrstenbimd ou ligue des
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 301
princes, plus contre l'Autriche que contre l'étranger; il se rappro-
chait non de l'unité, mais, s'il est permis de le dire, de la triade. Il
réalisait le plan de la politique française sans la France, ce plan ex-
primé par Mirabeau en ces termes : « il faut que l'Allemagne ne
soit ni à un, ni à deux. » Frédéric voulait qu'elle fût à trois, l'Au-
triche, la Prusse et la confédération ou ligue des princes, ne pré-
voyant pas qu'elle put appartenir à un qui ne serait pas l'Autriche.
Ce prince n'eut d'autre pensée toute sa vie que d'agrandir la
Prusse, et c'est là sa véritable gloire; il fut le roi des soldais, comme
son père, mais pour employer sas régimens à des guerres profita-
bles. Tout son règne, toute sa politique, tous ses écrits sérieux,
n'ont qu'un but, relier dans un ensemble un royaume beaucoup plus
long que vaste, condenser un empire ouvert à toutes les attaques,
faire d'unô lisière prolongée et interrompue en plusieurs endroits
quelque chose de compacte, acquérir des frontières, et, si l'occasion
offrait çà et là des provinces nouvelles, ne les prendre que pour les
troquer contre des territoires plus utiles et bornés par de bonnes
montagnes. 11 continua les traditions de son devancier, le grand-
électeur, aussi sagace, aussi patient, aussi cauteleux que lui. Et il
n'était pas le seul; en effet, tous les hommes inielligens qui ont gou-
verné ce pays n'ont eu d'autre politique que celle de lui donner des
remparts, et ce pays, enfant disgracié de la nature, pauvre, peu
envié de ses voisins, envieux par la force des choses, s'est admira-
blement prêté à un tel gouvernement. Nulle part les princes n'ont
pu avoir à si bon marché un nombre de soldats si fort dispropor-
tionné avec le chiffre de leurs sujets; nulle part ils n'ont pu se
constituer avec une telle facilité dans la situation du chef de bande
guettant sa proie. Il va sans dire que toutes ces réflexions s'ap-
pliquent à la Prusse du siècle dernier : il y a sans doute entre elle
et celle d'aujourd'hui des différences dont l'avenir seul aura le der-
nier mot.
Si jamais Frédéric avait eu des sentimens en rapport avec le pa-
triotisme allemand de notre siècle, il les eût dévoilés sans doute
quan'l il était au milieu de la lutte, dans le feu des trois cam-
pagnes de Silésie ou de la guerre de sept ans. Quatre ou cinq fois
il sembla perdu; c'était l'occasion d'unir sérieusement la Saxe, le
Hanovre, la Bavière contre l'ennemi commun. Gomment n'eût-il
pas fait (lèche de tout bois? Il frappait bien à la porte de la France,
ce qui n'était pas, je pense, d'un excellent Allemand; il appelait les
étraiigeis sur un sol qui aurait dû lui être sacré. C'est que la na-
tionalité allemande n'existait ni dans sa pensée, ni dans celle d'au-
cun des princes qu'il avait à combattre. On le voit partout observant
ces deux règles, qu'il a consignées dans ses écrits : la première,
302 REVUE DES DEUX MONDES.
« qu'il faut avoir pour soi une apparence de l(^galité, » c'est-à-dire
jouer jus(|u'an bout son rôle, non de bon Allemand, mais de prince
électeur en guerre contre l'empire; lasecoude, « qu'il faut se pas-
ser autant que pos&ible d'alliés, » avec lesquels il serait nécessaire
ensuite de pariager les profits. Rien de plus concluant à cet égard
que la petite négociation infructueuse poursuivie auprès de Frédé-
ric par \oltaiie. Certes il est piquant de voir le poète attaquer le
roi de billets diplomatiques et de prose sur les allaires, le roi ré-
pondre par des vers et des plaisanteries; il ne l'est pas moins de
lire les notes qu'ils se passent, faute de se rejoindre, bien qu'ils ha-
bitent le même palais; il est plus curieux encore que ce soit Voltaire
qui demande l'union des petits princes allemands, et Frédéric qui
recule. Quand \oltaire l'exhorte à donner l'exemple, à réunir les
princes de l'empire en une armée de neutralité, il répond en marge:
(( Cela ser;iit p us beau dans une ode que dans la réalité. » Quand
le philosophe, français lui dit sur la même feuille : « Ne vous cou-
vrez-vous pas d'une gloire immortelle en vous déclarant efficace-
ment le protecti ur de l'empire?.. » le prince allemand ajoute ces
mots à côié : « la France a plus d'intérêt que la Prusse dans ce
que vous proposez. » Ceci est le mot de la situation : il est parfai-
tement vrai que les rois de France étaient considérés par la Prusse
comme les protecteurs naturels de ce qu'on appelait la liberté ger-
manique. Dès lors sans doute nous nous mêlions de ce qui ne nous
regardait pas: mais l'on ne s'est avisé de nous le reprocher que lors-
que la pr*^pondérance en Allemagne a changé de mains. On ne de-
vrait pas oublier que les expéditions françaises au-delà du Pihin ont
été considérées comme des services, qu'on les a demandées, implo-
rées. Ces choses-là sont tout au long dans la vie et dans les écrits
de Frédéric. Les reprocher aujourd'hui aux successeurs de Frédéric
serait de la naïveté : notre seul objet est d'ôter à celui-ci le titre
mensonger de patriarche et de partisan de l'unité allemande, pour
lui rendre son titre réel et sérieux de fondateur de la grandeur
prussienne. Hegel a dit que les hommes historiques sont ceux qui,
en cherchant un intérêt particulier, ont servi la cause d'un intérêt
général; ce n'est pas une raison pour dénaturer l'histoire, pour làire
de Frédéric l'inventeur d'une nationalité allemande parce qu'il en
a fait une purement prussienne, de rapporter à lui le triomphe de
la race germanique parce qu'il a battu la France de concert avec
l'Angleterre, de regarder la puissance des États-Unis comme un de
ses bienfaits parce qu'il a aidé à nous faire perdre des colonies.
On cherche pourquoi Frédéric ne faisait pas de cas de la littérature
allemande ; il n'y a peut-être pas d'autre raison que celle-ci : ce
prince était Prussien au fond de l'âme et Allemand aussi peu que
UN HISTORIEN DE FRÉDÉRIC II. 303
possible. Si Gotlsched, le cygne saxon, avait été Prussien, qui sait
si Frédéric n'eût pas mis en valeur ce produit national, con^me il
encourageait les manufactures de ses provinces? Mais comme le gé-
nie littéraire prussien dormait encore, comme la littérature était à
Berlin un article d'importation, il suivit ses goûts et préféra les
beaux esprits français à tous les autres.
Dévoué à la grandeur de sa maison, méprisant profondément les
petits princes d'Allemagne, roi-soldat, et en cette qualité ne vou-
lant que des nobles qui lussent militaires et pas d'autres officiers
que des nobles, aimant les lettres par distraction et vanité tout en
marchandant les hommes de lettres, monarque sans élévation d'es-
prit, î)ortant à l'excès le défaut ordinaire des princes, l'égoïsme,
administrateur d'une activité jalouse, sceptique accompli et comé-
dien sur le trône, despote qui a chanté l'amitié en accoutumant
tout ce qui l'entourait à marcher courbé, ayant fait après tout une
grande chose, qui est la Prusse moderne, tel est Frédéric. Il a man-
qué deux conditions à son nouvel historien pour en dessiner un
portrait lidèle : moins de systèmes et de théories mystiques, bonnes
tout au plus pour interpréter Ciomwell, moins de préventions enra-
cinées contre la France, fort déplacées quand il s'agit d'un roi qui
ilattait, qui aimait les idées françaises. L'histoiien s'éloigne autant
de son héros par ses passions personnelles que par ses préjugés
d'école. M. Carlyle a trop réussi à faire ce qu'il voulait, une image
de la royauté selon son cœur, d'un césarisme sans contrôle, d'un
gouvernement fondé sur le silence. Son monarque inspiré d'en haut,
ayant des révélations spéciales et continues des lois de l'univers,
ne peut se tromper, ne peut mentir ni mal faire. Ce n'est pas là
Frédéric. Le véritable est dans les écrits de ce prince exiraordi-
naire, pourvu qu'on les confronte avec sa vie. Il n'est pas si singu-
lier, si semblable à un oracle, si pieux surtout : il est plus sensé,
plus humain j)ar ses défauts et ses vices comme par ses grandes
qualités. On dirait que l'historien de Frédéric a tout lu, excepté
Frédéric lui-même.
Louis Etienne.
LE
DE PARIS
H suffit d'avoir va jouer l'Avare, d'avoir lu Gil Blas ou Jacques
le FatalistCy pour savoir que le prêt sur gage, c'est-à-dire l'usure
dans ce qu'elle a de plus condamnable, fut une des plaies de l'an-
cienne société française. Le besoin d'argent et l'âpreté au gain se
trouvaient mis face à face par les mille circonstances de la vie, et le
scandale des bénéfices illicites n'avait point de bornes. L'opération
était fort simple, et rendait l'emprunteur doublement dupe. Celui-ci
s'adressait à l'un de ces industriels sans scrupule que l'on appe-
lait indilféremment les Juifs, les Lombards, et en recevait, au lieu
d'espèces monnayéas ou de valeurs ayant cours, une série d'objets
mobiliers évalués à des prix léonins; c'étaient ordinairement des
défroques inutiles, parmi lesquelles on pouvait même rencontrer
« une peau de lézard de trois pieds et demi, remplie de foin, curio-
sité agréable pour pendre au plancher d'une chambre, » ainsi que dit
le mémoire lu par La Flèche et rédigé par Harpagon. Ces bric-à-brac
de toute sorte, que les bimbelotiers modernes dans leur langue qua-
lifient de a rossignols, » étaient engagés ou vendus à neuf dixièmes
de perte chez des individus qui le plus souvent n'étaient que les
agens secrets du prêteur. Ce genre de commîrce, qui n'était en réa-
lité qu'un vol habilement organisé, était tellement répandu à Paris
dans le xviii" siècle, faisait des gains si considérables et était si
profondément entré dans les habitudes, que l'on considérait comme
j)robes et modérés les prêteurs sur gage qui se contentaient de
10 pour 100 par mois, — 120 pour 100 par année, — sans compter
les droits fixes de commission, d'écriture et de manutention.
LE MOXT-DE-PIÉTÉ DE PARI.?. 305
De si crians abus, qui s'étalaient impudemment au grand jour,
frappaient tous les yeux et révoltaient les cœurs honnêtes; mais nul
n'osait y porter la main. Aux plaintes du public, aux observations
des magistrats, on répondait l'éternel mot qui pendant si longtemps
a perpétué tant de mauvaises institutions : c'est l'usage. La place
du Ghàtelet était encombrée par les meubles de pauvres diables
qui n'avaient pu remplir les engagemens excessifs consentis par
eux en un jour de nécessité : ceux-là étaient les plus heureux; les
autres, débiteurs insolvables, jetés pêle-mêle dans les geôles avec
les malfaiteurs, avaient le loisir de méditer sur les inconvéniens
que faisait naître l'absence de toute réglementation en pareille ma-
tière. On attendit bien des années avant de prendre un parti radical
à cet éi2;ard; il fallut l'avènement de Louis XVI et toutes les espé-
rances qu'il fit éclore pour qu'on se permît d'arracher enfin le pu-
blic aux oiseaux de proie qui le dévoraient. Le lieutenant-général
de police Lenoir, qui était plus à même que quiconque de savoir
jusqu'où le mal s'étendait, voulant tuer l'usure, régulariser le prêt
sur gage, en rendre les conditions peu onéreuses, obtint l'établisse-
ment à Paris d'un mont-de-piété analogue à ceux qui fonctionnaient
déjà régulièrement dans les Flandres et dans l'Artois.
L
L'invention n'était pas nouvelle, et en ceci l'Italie nous avait
devancés. Ce fut un moine récollet, Barnabe de Terni, qui, révolté
des misères dont il avait été le tém.oin, et prêchant à Pérouse en
lliQ'2, émut ses auditeurs à tel point que ceux-ci réunirent immé-
diatement une somme importante qui devait servir de dotation à
un établissement où l'on prêterait sur nantissement à très bas in-
térêt et même, s'il se pouvait, gratuitement. Dans l'esprit de Bar-
nabe de Terni, l'œuvre devait être avant tout charitable : aussi on
l'appela mont-de-piété; le nom est promptement devenu populaire
et a prévalu. Les récollets s'emparèrent de la création d'ua des leurs
et s'en allèrent répétant qu'il fallait installer partout ces caisses de
secours où les pauvres trouvaient, en échange d'un gage déposé,
un aide qui était pour eux un véritable bienfait. Les prédicateurs
ne gardaient sans doute que peu de mesure, car après avoir en-
tendu un sermon de Bernardin de Feltre le peuple de Florence alla
piller les maisons juives. Par suite d'une de ces jalousies de corps
si fréquences entre les ordres religieux, les dominicains accusèrent
les récollets de favoriser l'usure; les prêteurs snr gage firent cho-
rus avec les dominicains; la querelle s'envenima, on se battit à
coups de textes empruntés aux écritures saintes et aux pères de
TOME cm. — 1873. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
l'église. Pour mettre fm à la dispute, il ne fallut rien moins qu'une
décision du concile de Latran qui approuva les monts-de-piété,
tout en déclarant qu'ils ne devaient exiger que l'intérêt indispen-
sable à leurs frais d'administration. La religion catholique, en pre-
nant ce genre d'établissement sous sa protection, en assurait l'exis-
tence et en préparait l'avenir.
En France, le premier qui le proposa fut ce Jean Douet de Romp-
Croissant dont j'ai déjà parlé à propos de la mendicité et qui n'é-
pargnait pas ses projets. Dans sa France guerrière, il demande la
création des monts-de-piété comme complément de tout un sys-
tème d'assistance où il faisait entrer un refuge pour les soldats
invalides et l'enrégimentation des mendians. C'était au début de la
régence d'Anne d'Autriche : on avait bien d'autres préocci.'paiions
en tête, et le prêt sur nantissement continua d'être réglé par nos
vieilles ordonnances royales, qui le plus fréquemment se conten-
taient de défendre de prêter « sur habit sanglant ou soc de char-
rue. » Louis XIV, la régence, Louis XV, passèrent, et l'usure ne cessa
pas de fleurir avec impunité, dans des conditions que le roman et le
théâtre n'ont point négligé de retenir. Les lettres patentes qui, si-
gnées Louis, contre-signées Amelot, portent établis ement d'un
mont-de-piété à Paris, sont datées du 9 décembre 1777; elles ont
été enregistrées au parlement le 12 du même mois.
Ces lettres sont intéressantes à étudier, non -seulement parce
qu'elles créent une institution extrêmement utile , mais parce
qu'elles ont eu sur la destinée de celle-ci une influence capitale
et que, si le mont -de-piété de Paris ne rend pas encore tous les
services qu'on est légitimement en droit d'exiger de lui, s'il est
dans une situation qui parfois n'a pas touta la netteté désirable,
c'est dans l'acte constitutif qu'il faut en chercher la cause, car mal-
gré les décrets impériaux, les ordonnances royales, les lois qui à
diverses reprises ont réglé la matière en cherchant à la modifier,
les erremens du premier jour sont restés les mêmes, et les défauts
organiques n'ont point disparu. Le protocole indique nettement le
but poursuivi : on veut faire cesser les désordres que l'usure a
introduits, assurer des secours d'argent peu onéreux aux emprun-
teurs dénués de ressources, appliquer le bénéfice au soulagement
des pauvres et à l'amélioration des maisons de charité. Les articles,
au nombre de dix-huit, édictent les dispositions suivantes : les
fonctions des administrateurs nonunés par le bureau de l'hôpital-
général seront charitables et gratuites; — l'évaluation des objets
offerts en nantissement sera faiie par des appréciateurs « choisis
dans la communauté des huissiers-commissaires- priseurs du Châ-
telet de Paris, laquelle sera garante des évaluations et percevra
LE MONT-DF.-PIÉTÉ DE PARIS. 307
des emprunteurs un droit de prisée; » — au bout de treize mois,
les gages non retirés seront vendus par le ministère des liuissiers-
commlssaires-piiseurs; — les bénéfices seront employés au profit
de l'hôpital- général; — les actes sont exemptés du timbre; — l'in-
térêt est fixé à 10 pour JOO. — Telles sont les prescriptions prin-
cipales qui tracèrent à l'administration du mont-de-piété une ligne
de conduile qu'elle a toujours été forcée de suivre, au grand préju
dice du public, et dont elle n'est pas encore parvenue à s'écarter.
Quoi qu'il en soit de cette situation , dont nous aurons à faire
ressortir l'incohérence, le mont-de-piété était créé, et il fallait
arriver à le loger avec les caisses, les bureaux, les magasins, qui
sont indispensables à un fonctionnement régulier. On l'installa au
Marais, rue Paradis, dos à dos avec un couvent célèbre qu'il
devait bieniôt absorber. En 1258, des moines selon la règle de
saint Augustin qui s'intitulaient serfs de la vierge Marie et étaient
costumés de blanc vinrent chercher fortune à Paris; ils reçurent
en donation du roi Louis IX un vaste terrain, situé cà l'extrémité de
la ville et contigu aux murailles de Philippe-Auguste. Cet ordre,
détruit en 127/i par Grégoire X, qui, dans le deuxième concile de
Lyon, supprima tous les moines mendians, à l'exception des ja-
cobins, des cordeliers et des carmes, fut remplacé en 1297 par
les guillemites; ceux-ci étaient vêtus de noir, mais l'appellation
première continua de subsister, et pour le peuple ce furent toujours
les blancs-manteaux, ainsi que l'on disait alors. C'est près de ce
couvent ([ue s'ouvrait la porte Barbette, qui devait son nom au
« logis » construit par Etienne Barbette, maître des monnaies sous
Philippe le Bel, logis qui fut pillé et dévasté en 1293 par le peuple,
outré d'une nouvelle altération des espèces métalliques; le roi y
courut risque de la vie et ne fut sauvé qu'en se réfugiant au temple.
Plus tard, le 23 novembre 1407, Louis d'Orléans fut assassiné près
de là, au moment où il sortait de chez la reine Isabeau de Bavière,
qui habitait l'hôtel Barbette. — En 1397, le 30 novembre, on avait
consacré la première église des Blancs-Manteaux, qui fut recon-
struite en 1685, ainsi que la maison de la communauté. Les guil-
lemites avaient été réformés en 1618 et réunis aux bénédictins. Ce
qui reste encore de leur ancienne demeure doit inspirer quelque
respect au lettré et à l'historien, car là fut composé un Hvre des
plus importans, X Art de vérifier les dates.
C'est donc là que le mont-de-piété fut ouvert le 28 décembre
1777. Les ïnémolres contemporains afTirment la vogue qu'il obtint
immédiatement. « Rien ne prouve mieux, dit Mercier, le besoin que
la capital? avait de ce Lombard que l'ailluence intarissable des de-
mandeurs. On raconte des choses si singulières, si incroyables, que
SOS REVUE DES DEUX MONDES.
je n'ose les exposer ici avant d'avoir pris des informations particu-
lières qui m'autorisent à les garantir. On parle de quarante tonnes
remplies de montres d'or pour exprimer sans doute la quantité pro-
digieuse qu'on y en a porté. » En outre je lis dans la Correspon-
dance secrète, 1778 : « Le mont-de-piété a beaucoup de succès;
on y prête sur des effets mobiliers comme sur des lettres de
change, et les chalands abondent. Cet établissement nuit beaucoup
à de fort honnêtes gens qui faisaient le commerce ou le métier de
prêter sur gage. » En dehors de ces témoignages, on possède des
documens administratifs qui, en donnant des chiffres exacts, prou-
vent avec quel empressement on avait accueilli la création de ce
qu'on appelait voloniiers le Lombard royal. Au 31 décembre 1778,
les opérations se chiffraient ainsi : engagemens, 128,508 objets,
8,509,38^1 livres; dégagemens, 60,551 objets, 3,179,523 livres;
stock en magasin , 67,957 objets représentant une valeur de
5,129,861 livres. C'est fort considérable pour une année de début,
et les usuriers ne riaient pas; cependant la révolution avançait à
grands pas, ils n'allaient pas tarder à prendre leur revanche.
Le bureau de l'hôpital-général avait fourni les premiers fonds
nécessaires aux opérations légales du prêt sur nantissement; mais
toutes les prévisions furent bientôt dépassées. On se trouva sans ar-
gent, et des lettres royales du 7 août 1778 autorisent le mont-de-
piété à emprunter h millions de livres dont il avait absolument be-
soin pour satisfaire à ses obligations. C'est à ce moment que par la
force même des choses naît un abus qui s'est perpétué jusqu'à nos
jours, quoique la raison le condamne, et que la loi lui soit contraire.
Dans une ville aussi grande que Paris, où les distances h parcourir
sont énormes, un seul bureau de mont-de-piété, si vaste, si bien
aménagé qu'il fût, était insuffisant. Les lettres patentes de création
avaient prévu la difficulté, car l'article 3 dit: « Permettons aux
administrateurs d'établir aussi, s'ils le jugent nécessaire, dans
notre bonne ville de Paris, sous la dénomination de prêt auxiliaire,
différens bureaux dudit mont-de-piété, ou caisses d'emprunt de
sommes depuis 3 livres jusqu'à la concurrence de 50 livres. »
Ce n'est pas tout d'être autorisé à installer des bureaux auxi-
liaires et des succursales, il faut en avoir les moyens : il faut
louer des locaux, rémunérer le personnel des employés, établir des
magasins, alimenter les caisses. C'étaient là de grosses dépenses
auxquelles le mont-de-piété naissant n'était pas en état de subve-
nir. Il eut donc à subir une ingérence étrangère, et admit ce qu'on
pourrait appeler le prêt par procuration. Beaucoup de gens, n'ayant
pas le temps d'aller jusqu'au mont-de-piété, s'adressèrent à d'an-
ciens usuriers qui se chargeaient de faire les eng9,gemens moyen-
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 309
nant un droit de commission débattu. C'est ce qu'on nomme encore
les coJmnissionnaircs; ieurs bureaux servaient et servent d'étapes
entre l'emprunteur et l'établissement central. Le mont-de-piété
voulut regimber, faire tout seul ses diverses opérations; tout ce
qu'il obtint fut, le 10 août et le 0 septembre 1779, un double arrêt
du parlement, en vertu duquel nul ne pouvait faire la commission
du prêt sur gage sans avoir été autorisé par le mont-de-piété, et
qui fixait le droit acquis aux commissionnaires pour prix de leur
intervention. L'installation régulière des bureaux de commission
ouverts dans les différens quartiers de Paris complétait, empirique-
ment il est vrai, l'organisation du monl-de-piété, et lui permettait
d'aller vers les nécessiteux qui n'avaient pas le loisir de venir jus-
qu'à lui.
Tout fonctionna régulièrement, sagement, à la grande satisfac-
tion du public, qui trouvait dans cette administration nouvelle des
secours précieux en échange d'un intérêt des plus modiques, si on
le compare à celui que les Lombards particuliers lui avaient im-
posé. Pourtant dès la fin de 1789 l'établissement périclite, son cré-
dit s'affaisse, les demandes qui l'assaillent ne sont plus en rapport
avec ses ressources, et, comme tant d'autres institutions excellentes
qu'il a fallu réédifier depuis, il va soml)rer dans la tourmente où la
société française faillit périr, La création du papier-monnaie n'était
point faite pour le relever; de plus, il est atteint par les- mesures
inquisitoriales qui marquent l'esprit soupçonneux de l'époque, et un
arrêté de février 17t)3 prescrit de dresser l'inventaire de tout ce qui
appartient aux émigrés. Le 26 nivôse de l'an ii, la constitution du
mont-de-piété est modifiée profondément par un arrêté du dépar-
tement; à l'avenir, il sera sous la direction de six administrateurs
indépendansles uns des autres. Le résultat d'une telle organisation
ne se fait pas attendre; les nouveaux titulaires se dénoncent les
uns les autres, et l'on s'inquiète surtout de savoir où l'on placera
le buste de Marat dans la cour de l'établissement. Uns loi du
11 avril 1793 déclare que l'argent est une marchandise comme une
autre; dès lors, quel que soit le taux d'intérêt exigé, il n'y a plus
d'usure. Cette loi ne vit pas longtemps, elle est rapportée le 6 flo-
réal an II, mais elle est rétablie par une loi du 8 thermidor an iv.
En présence de ces contradictions économiques, de l'affluence im-
modérée des assignats, le mont-de-piété n'avait plus de raison
d'être, et l'on peut dire qu'il cessa de fonctionner sans avoir été
légalement fermé.
La terreur avait pris fin; Paris, sortant de ce long rêve sanglant
qui depuis la loi du 21 prairial était devenu un insupportable cau-
chemar, se réveillait par ce que la vie a de plus décevant et de
310 REVUE DES DEUX MONDES.
moins honorable : le plaisir à outrance, l'agio, le jeu eiïréné, la
prostitution sans retenue, tous les afiblemens d'une société corrom-
pue qui avait eu si peur de mourir qu'elle ne se préoccupait plus
que de jouir quand même. Plus encore que la régence et que le
règne de Louis XV, le directoire fut le beau temps des usuriers et
des préteurs sur gage. Nul mystère; sur les murs, en gros carac-
tères, on affiche le nom des maisons de prêt: — Lombard Augustin,
Lombard Serilly, Lombard Lussan, Lombard Feydeau, caisse auxi-
liaire du quai Malaquais. « Les lanternes qui les annoncent, dit un
écrivain du temps, suffisent pour éclairer la voie publique. » Par
l'intérêt qu'ils offrent aux prêteurs qu'ils sollicitent, on peut juger
de l'intérêL qu'ils exigent des emprunteurs. Ly n° \9li des Petites
affiches pub!ii3 le ili messidor an viii l'avis suivant : « une maison
de prêt offre de prendre des fonds à 5 pour 100 par mois. » C'est
une sorte de jeu qui fait concurrence aux tab:es de trente-et-qua-
rante, de creps, de roulette établies partout; aussi dans le langage
des usuriers l'emprunteur s'appelle un ponte. Quant à la sécurité
qu'on pouvait trouver dans de pareilles cavernes, on peut l'appré-
cier. Les prêteurs, lorsqu'ils avaient besoin d'argent, engageaient
pour leur propre compte les objets qu'ils avaient reçus en naniisse-
ment. Tout le monde s'en mêlait, et les anciens huissiers commis-
saires-priseurs exploitaient le Lombard Serilly, qui était situé rue
Yieille-du-Temple. — Le Lombard Foulon, rue des Fossés-du-Temple,
n° 1, annonce qu'il prête sur les sucres, les eaux-de-vie et les vins;
il ajoute : « On traite de gré à gré pour les prêts conséquens (1). »
Les représentans de la caisse auxiliaire des Lombards Lussan et
Serilly, demandant à leur profit un privilège qui les rendît maîtres
du prêt sur gage à Paris, disent en parlant des maisons rivales
auxquelles ils cherchent à se substituer : « On a \u l'intérêt monter
dans plusieurs endroits jusqu'à 6 francs par louis, c'est-à-dire un
quart par mois, soit 300 pour 100 par année. » Il était grand temps
d'en finir avec de tels excès.
On avait essayé, mais sans y réussir. Dans plus d'une circon-
stance et à diverses époques, on avait soutenu la mont-de-piété, on
en avait modifié l'organisation, il avait semblé reprendre; mais l'in-
suffisance des capitaux mis à sa disposition paralysait tous les ef-
forts et laissait toute facilité d'exploitation aux préteurs sur gage;
en l'an viii cependant les engagsmens dépassent 220,000 articles.
Le Buî^eau des améliorations adresse le 8 thermidor de la même
année au conseil- général du département un rapport sur la néces-
(1) Voyez A. Blaize, Des Monts-de-Piété et des Banques de prêts, t. I", p. 186 et
]i>assim.
LE MONT-DE- PIÉTÉ DE PARTS. 311
site de fermer les maisons de prêts, que l'on soupçonne véhémen-
tement le ministre Pitt de favoriser, afin « d'obtenir de la misère ce
qu'il n'a pu obtenir de la famine et des armées de la coalition. »
Cette sornette est imprimée et signée Debrmve, homme de loi. Peut-
être celui-ci était- il un sage qui n'employait ce misérable subterfuge
que pour arriver aux fins morales qu'il poursuivait. On proposa de
reconstituer le mont-de-piété sous forme de tontine; mais le projet
échoua, et il falhit attendre l'empire pour entrer enfin dans une
voie sérieuse et pratique. Le 26 pluviôse an xii, le premier consul
promulgua une loi votée le IG du même mois sur le rapport de Pie-
gnaud (de Saint-Jean-d'Angely), par laquelle toutes les maisons de
prêts sur gage devaient être fermées; la loi atteignait le prêteur et
l'emprunteur, car, si elle frappait l'un d'une amende importante,
elle confisquait les objets déposés en nantissement. Le 24 messidor
de la même année, Bonaparte, devenu Napoléon, règle par un décret
impérial la constitution du mont-de-piété. Il ne le détache pas du
bureau des hospices, et celui-ci est tenu de fournir le capital in-
dispensable aux opérations de l'établissement, qui doit être u régi
à l'avenir au profit des pauvres. » — On réédifiait l'institution telle
qu'elle avait été fondée par les lettres patentes de 1777.
Le décret parle des succursales à organiser; un nouvel acte sou-
verain daté du 8 thermidor an xiii revient sur cette question si
importante pour le public, et dit : « Les succursales seront des
bureaux et magasins particuliers situas hors de Penceinte de l'éta-
blissement central dont ils dépendront et distribués sur les divers
points de Paris où ils seront jugés nécessaires. » Cela est péremp-
toire.; le 24 du même mois, le conseil d'administration du mont-de-
piété délibère, a Le nombre des succursales à établir sera dès à
présent porté au maximum (six); il est provisoirement sursis de pro-
céder à la clôture des bureaux de commission, et ils continueront
leurs opérations jusqu'à l'époque de la mise en activité des succur-
sales. )) Ceci se passait en 1804; aujourd'hui le mont-de-piété n'a
que deux succursales, et il existe encore quatorze bureaux de com-
missionnaires. La faute en est-elle au mont-de-piété? Non pas; il
ne possède absolument rien, par conséquent il est soumis au bon
plaisir des administrations supérieures dont il dépend, et il est con-
traint de vivre dans les conditions absolument contradictoires qu'on
lui a créées. L'empire passa, la restauration vint ensuite, puis la
royauté de juillet; rien d'essentiel ne fut modifié dans Porganisa-
tion du mont-de-piété, seulement une ordonnance royale du
12 janvier 1831 soumet ses actes financiers au contrôle de la cour
des comptes. Sous la seconde république, une loi des 3 mars,
12 avril et 24 juin 1851 reproduit les dispositions des lettres de
312 REVUE DES DEUX MONDES.
Louis XVI et des décrets de Napoléon, et au titre P'" apporte des
améliorations constitutives qui sont annulées par le titre II, en ce
qui touche le mont-de-piété de Paris.
Là pourrait s'arrêter l'hisioire de ce grand établissement d'utilité
générale, s'il n'avait reçu le contre-coup des événemens dont nous
avons été assaillis, et s'il n'avait été sur le point de périr de mort
violente pendant la commune. Au moment où la marche des ar-
mées allemandes sur Paris ne put faire doute pour personne, le
mont-de-piété, qui est responsable des nantissemens qu'il accepte,
et dont l'ordre, la probité, la vieille réputation, offrent au public
d'indiscutables garanties, se vit assiégé par une foule de gens qui,
sans être pauvres ni nécessiteux, voulaient mettre leurs bijoux, leur
argenterie, leurs objets précieux à l'abri moyennant un droit de
garde de 9 1/2 pour 100 sur la valeur prêtée. C'était bien raisonné;
aussi les magasins furent encombrés au-delà de toute mesure, et
les employés eurent un surcroît de travail auquel ils ne purent suf-
fire qu'à force d'activité et de dévoûment. Ces apports excessifs
cessèrent au moment où l'investissement fut complet, et le mont-
de-piété rentra dans son calme habituel; mais seul, sans grand ar-
gent dans sa caisse, ayant à pourvoir à des besoins que la guerre,
le chômage, les maladies, le froid, la misère générale et la faim
rendaient de plus en plus impérieux, il se trouvait dans une situa-
tion qui n'était pas exempte de trouble. On voyait arriver l'instant
où les demandes d'emprunt dépasseraient les ressources mises en
réserve pour le prêt, ressources que la suspension forcée des ventes
avait encore amoindries. On estimait les objets offerts en nantisse-
ment bien au-dessous de l'évaluation à laquelle ceux-ci avaient
droit, afin de se découvrir le moins possible; mais c'était là un
moyen insuffisant et peu en rapport avec les circonstances. Ce-
pendant le maire de Paris avait pris, dès le 12 septembre, une
mesure radicale. Suspendant l'effet du décret du 12 août 1863, qui
limite à J 0,000 francs le maximum par engagement pour le bureau
central, à 500 francs pour les bureaux auxiliaires, il avait déclaré
que le mont-de-piété, tant que la position anormale de la ville
n'aurait pas pris fin, ne pourrait consentir d'avances dépassant
50 francs. Le public en fut quitte pour fractionner à l'infini les lots
qu'il apportait à l'engagement, et le mont-de-piété ne s'en trouva
pas beaucoup mieux; on en a la preuve dans la diminution rapide
de la réserve disponible déposée au trésor. A la fin de juillet, cette
réserve s'élevait au chiffre de 7,800,000 fr.; au 31 décembre elle
n'était plus que de 662,120 fr.; et au 6 février 1871 elle ne repré-
sente plus qu'une somme misérable de 62,121 francs qui, en temps
ordinaire, suffirait à peine aux besoins d'une seule journée. Le dan-
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 313
ger était imminent, le mont-de-piété allait être réduit peut-être à
refuser tout engagement; le gouvernement n'hésita pas : il lui fit
remettre 3 millions pris sur les fonds des caisses d'épargne, à titre
d'avance pour six mois et à 5 pour 100 d'intérêt. C'était le salut.
Du reste, pendant cette lamentable période de notre histoire ur-
baine, le mont-de-piété était désert; il regorgeait de gages emma-
gasinés, et le public ne s'y présentait plus. Le fait est constaté
en ces termes dans le Compte administratif de V exercice de iSH :
« soit que les classes nécessiteuses eussent épuisé le stock des nan-
tissemens qu'elles pouvaient offrir, soit qu'elles fussent alimentées
aux frais du trésor (c'est là la vraie cause), les demandes d'enga-
gement se raréfiaient de jour en jour. »
Aussitôt que les armées allemandes eurent détendu la ligne d'in-
vestissement et que les communications eurent été rétablies entre
la France et la capitale, le mont-de-piété reprit cette activité de
bon aloi qui en a fait une institution de crédit de premier ordre.
Les opérations ne languissaient guère, on retirait les objets pré-
cieux engagés au début du siège, l'argent aflluait dans les caisses,
on allait pouvoir payer les dettes et reconstituer la réserve, lorsque
le 18 mars amena la retraite du gouvernement et l'introduction à
l'Hôtel de "Ville d'un gouvernement d'aventure. Les institutions qui
par leur organisation même étaient contraintes de rester à Paris
avaient alors tout à craindre, et le mont-de-piété était du nombre.
Dès le 21 mars, on frappa d'interdiction la vente des nantisseme.ns
périmés, dont la reprise avait été annoncée. Si la mesure était in-
signifiante par elle-même, elle prouvait que la commune pensait
au mont- de -piété. A cette époque, les magasins renfermaient
1,708, 5/i7 articles, sur lesquels on avait avancé une somme de
37,502,723 francs; mais nul n'ignorait que le maximum du prêt
avait été abaissé à 50 francs, que par conséquent la valeur d'appré-
ciation restait bien au-dessous de la valeur réelle, qui s'élevait sans
doute à bien près de 100 millions. Il y avait là de quoi pousser à
une « mesure financière » des hommes qui, tout en détenant le
pouvoir, étaient toujours aux abois et bien souvent ne se doutaient
pas la veille comment ils feraient face aux difficultés du lendemain.
Ce qui sauva le mont-de-piété fut précisément l'incohérence des
projets mis en avant pour le détruire; on paraissait d'accord pour
supprimer radicalement ce que la commune appelait u une officine
d'usure; » mais, quand il s'agissait de formuler les moyens prati-
ques, on se disputait beaucoup, et l'on ne concluait à rien. Gagne
du temps, c'était tout alors; ceux qui ont vécu à Paris pendant ces
deux sinistres mois se rappellent avec quelle anxiété on regardait
du côté de Versailles et avec quelle naïveté on croyait toujours tou-
314 RE\UE DES DEUX MONDES.
cher à l'heure de la délivrance. Tout à coup on put lire dans le
Journal officiel de la république française, à la date du i^"" mai
1871, un « rapport de la commission du travail et de l'échange sur
la liquidation des monts-de-piété. » C'était le glas funèbre qui son-
nait, car un décret conforme était annexé à l'exposé des motifs, qui
ne ménageait ni les seigneurs, ni les rois, ni les prêtres. Il fallut
discuter alors avec ces hommes prévenus, leur prouver qu'en com-
promettant le gage du pauvre dans une opération aussi périlleuse
qu'une liquidation faite en des temps pareils ils allaient directe-
ment à l'inverse de leur but. Si l'on parvint à éviter cette ruine, on
le doit peut-être à un pauvre garçon maladivement vaniteux, qui
avait cherché dans la politique à outrance le moyen d'utiliser des
talens qu'il croyait méconnus. Celui-là fut plus à plaindre peut-
être que coupable; un sentiment de respect humain exagéré l'em-
pêcha de sortir d'une voie où il s'était imprudemment engagé, et
dont il n'ignorait pas l'issue. Il réagit selon ses forces dans les mo-
mens de crise les plus violens, et il sut mourir courageusement
pour une cause qui n'était pas la sienne, qu'il avait subie plutôt
qu'il ne l'avait acceptée, — je parle de Vermorel.
En attendant qu'on pût procéder à cette liquidation toujours me-
naçante, la commune, s'inspirant de la tradition de tous les gou-
vernemens possibles, décréta le dégagement gratuit de tous les
articles sur lesquels le mont-de-piété n'avait pas prêté plus de
20 francs. Dans l'origine, il avait même été question de faire rendre
à leurs propriétaires les objets déposés en nantissement de 50 francs;
cette mesure, qui eût entraîné des conséquences excessives, fut re-
poussée pour un motif baroque. Un nommé Clément avait fait la
proposition de la manière suivante : « considérant qu'il est urgent
de mettre à l'épreuve la science financière des membres de la com-
mune, je demande que le chiffre de 20 francs soit porté à 50 francs- »
La forme donnée cà la motion ayant été jugée impertinente, celle-ci
fut rejetée. Le 12 mai, les dégagemens prescrits commencèrent : la
commune versait au mont-de-piété un à-compte de 15,000 francs
par jour; on allait lentement, si lentement qu'on atteignit le jour de
la grande bataille sans avoir été liquidé, sans s'être trop dégarni, et
qu'on en fut quitte pour une perte sèche de 188,367 francs; c'était
s'en tirer à bon compte.
Ces jours maudits sont passés : le mont-de-piété a repris ses opé-
rations normales; on y emprunte, on y prête, on y engage, on y
dégage, on y renouvelle, on y vend tous les jours. Je voudrais pou-
voir dire que cette série d'opérations atteint le but cbei'ché dès le
principe, et que l'usure n'existe plus à Paris. Je ne crois pas ce-
pendant que le mont-de-piété l'ait tuée, pas plus que les jeux pu-
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 315
blics, si l'on avait la coupable imprudence de les rétablir, ne tue-
raient les tripots clandestins. L'appât du lucre sera toujours un
attrait puissant pour les âmes basses. Yoici ce qu'on lit dans un
ouvrage spécial que j'ai de'jà cité, et qui a été écrit par un homme
que ses fonctions ont mis à môme de connaître à fond ce triste su-
jet. « Malgré les dispositions de la loi du 16 pluviôse an xii et du
code pénal, le prêt clandestin s'opère h Paris sur une vaste échelle,
et ce serait une erreur de croire qu'il est pratiqué seulement par
de misérables brocanteurs. De riches bijoutiers, des négocians en
renom, des banquiers millionnaires ne dédaignent pas d'exploiter
la misère qui se cache, comme le faisaient leurs pareils avant 1777.
Ils ont comme eux le privilège de l'impunité, soit parce qu'ils ont
l'habileté de déguiser sous forme de vente à réméré leurs honteuses
spéculations, soit, c'est triste à dire, parce que leur position même
semble les mettre à l'abri des poursuites qui devraient les at-
teindre. Gomme directeur du mont-de-piété, nous avons reçu à ce
sujet de curieuses révélations; mais le plus souvent les victimes se
refusaient à ce qu'une plainte fût portée en leur nom, retenues
qu'elles étaient par la crainte du scandale qui s'attache à ces sortes
d'affaires (1). »
L'administration complète se compose d'un chef-lieu, de deux
succursales , de vingt-quatre bureaux auxiliaires et de quatorze
commissionnaires. Nous visiterons le chef -lieu, qui centralise toutes
les opérations importantes et dont les différens rouages sont inté-
ressans à étudier. Il s'ouvre sur la rue des Francs-Bourgeois et sur
la rue Paradis; il est gardé par un peloton de vingt-cinq munici-
paux; il a un poste de pompiers et un bureau spécial de police oc-
cupé par un sous-brigadier du service de sûreté accoiiq^agné de
trois agens. Il a été rebâti en grande partie vers 1805; l'escalier
étroit, la rampe alourdie de faisceaux romains, l'ornementation
tout entière, lui font un acte de naissance irrécusable; la façade
froide et triste est en pierres de taille, mais les autres bâiimens, en
simple limousinerie, sont peints de cet insupportable jaune admi-
nistratif, qui prouve que le Fi-ançais est le moins coloriste de tous
les peuples.
II.
Pour prêter de l'argent, il faut en avoir; or le mont-de-pié.té
n'en a pas, doue il emprunte. Toutes les prescriptions qui ordon-
naient aux hospices de lui fournir un capital suffisant sont restées
(I) A. Blaize, Des Monis-de- Piété, etc., t. I", p. 153.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
à l'état de lettre morte. Il verse ponctuellement tous ses bénéfices,
quels qu'ils soient, à l'assistance publique; en échange, celle-ci ne
lui donne pas un centime. Le système d'emprunt da mont-de-piété
est peu compliqué; il procède comme le trésor : il émet des bons,
véritables billets à ordre qu'on peut endosser, portant intérêt de la
somme reçue. Ces bons sont à un an, à six mois, à trois mois
même, et dans ce dernier cas attirent les fonds disponibles du com-
merce, fonds qui ne peuvent jamais s'immobiliser longtemps. L'in-
térêt normal, toujours fixé par le conseil de surveillance, est en
moyenne de 3 1/2; parfois il s'élève à 5. Pendant le siège, au mo-
ment de la grande pénurie, on le fit monter jusqu'à 6. Ces titres
sont très connus, très appréciés par les petites bourses, qui, bon
an, mal an, apportent une quarantaine de millions à la caisse du
mont-de-piété. Celui-ci ne garde que la somme jugée nécessaire
aux besoins prévus et dépose le reste au trésor, qui lui en tient
compte à raison d'un intérêt invariable de 3 pour iOO. La clientèle
des prêteurs est presque toujours îa même, et il est rare que les
bons ne soient pas renouvelés lorsqu'au bout de l'année on vient
toucher la redevance échue. Les porteurs sont pour la plupart des
maraîchers, des marchands à la halle, des cultivateurs de fruits,
des loueurs de voitures, gens économes et délians qui reclierchent
d'autant plus ces sortes de valeurs qu'elles sont immuables et ne
peuvent être atteintes par les fluctuations des cours de la Bourse.
Le prêt est permanent; il ne se passe pas de jour, pas d'heure, qui
ne voient quelques personnes apporter des sommes variant entre
500 et 5,000 francs en échange d'un bulletin découpé sur un livre
à souche. Cet argent ne reste pas stationnaire; il est promptement
mobilisé, car, si le mont-de-piété emprunte d'une main, ce n'est
qu'afin de pouvoir prêter de l'autre.
Le mécanisme du prêt qu'il consent est aussi simple que celui
de l'emprunt qu'il contracte, à cette différence près qu'il emprunte
sous sa propre responsabilité, et qu'il ne prête que sur la respon-
sabilité de commissaires-priseurs garantis par la caisse de leur
compagnie. A cet efi'et, quatorze commissaires-priseurs sont atta-
chés à radminlstration; ils font la piisée des objets offerts en gage
et la vente des nantissemens périmés. Ils opèrent directement l'ap-
préciation au chef-lieu et dans les deux succursales. Dans les bu-
reaux auxiliaires, ils sont représentés par des employés qui leur
appartiennent; ils révisent les avances faites par les commission-
naires. Leur intervention est rémunérée par un droit de prisée fixe
de 1/2 pour 100 perçu sur les engagemens et même sur les renou-
veliemens, par un droit proportionnel de 3 1/2 pour 100 sur le prix
des objets vendus. Ils sont responsables do leur évaluation; si l'ar-
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 317
ticle vendu n'atteint pas la valeur de la somme remise à l'emprun-
teur, ils doivent rembourser la différence à la caisse du mont-de-
piété.
Pour éviter l'encombrement et activer un service dont les em-
ployés sont parfois surmenés, on a séparé les bureaux d'engage-
mens en deux catégories parfaitement distinctes, désignées sous le
nom de première et de seconde division : dans la preaiière, on en-
gage les bijoux, les objets précieux et de petit volume; dans la se-
conde, on engage cette inconcevable diversité d'articles qu'on ap-
pelle génériqueaient les paquets. Au fond d'une cour qui n'est pas
trop large s'ouvre un étroit couloir aboutissant à une grande salle
dallée, triste, terne, d'aspect passablement morose et désagréable.
Deux ou trois bancs de bois polis par l'usage sont placés près de
la muraille; une grande cage vitri-e de carreaux blanchis forme le
fond. Cette cage a un guichet disposé de telle sorte que l'emprun-
teur et les employés ne peuvent se voir. C'est la première divi-
sion. La salle d'attente contient deux ou trois personnes qui fouil-
lent dans leur poche pour en retirer le gage qu'elles apportent :
ici la foule n'est jamais grande; mais de neuf heures du matin à
qualre heures de l'après-midi les emprunteurs se succèden-t inces-
samment. Derrière le vitrage, dans une chambre très claire, les
employés sont rangés autour d'une table en fer à cheval. Le com-
missaire-priseur-appréciateur est assis près de la fenêtre; à sa por-
tée, voici une loupe, une pierre de touche, un flacon d'acide ni-
trique, un gabarit pour mesurer la dimension des diamans; en face
de lui, à côté d'un paquet de bulletins formulés et numérotés d'a-
vance, se tient le commis aux écritures, la plume à la main. Deux
hommes vêtus d'une veste en cotonnade bleue rayée de blanc sont
placés sur des tabourets, près de la table. Devant l'un, des boîtes
sont répandues, des bâtons de cire à cacheter commune sont dis-
posés, et un bec de gaz brùîe constamment; devant l'autre, il y a
des écheveaux de gros fil et de fortes aiguilles; le premier est le
garçon boîtier, le second est le garçon couseur. Debout, faisant la
navette entre le guichet et la table , où je vois une balance et un
trébachet, le garçon peseur complète le personnel indispensable à
la régularité d'un engagement.
L'individu qui se présente au mont-de-piété pour emprunter
s'appelle un public. Presque toutes les administrations ont ainsi à
leuF usage une série de vocables avec lesquels le dictionnaire de
l'Académie n'a rien de commun, et qui sont nés des obligations
mêmes du service, qu'ils facilitent singulièrement; nous en verrons
d'autres tout à l'heure. Lq public dépose sur une planchette le gage
que saisit le garçon peseur; celui-ci, lorsque c'est un bijou, un
S18 REVUE DES DEUX MONDES.
couvert, le jette dans la balance, et à très haute voix énonce l'objet,
dit s'il est en or ou en argent, combien il pèse; puis il le passe au
commissaire-priseur, qui l'examine, l'éprouve au touchau, s'il a
des doutes sur la sincérité du métal, compte les diamans, s'il y en
a, vérifie si le poinçon indique le premier ou le second titre, et
offre une somme qui, quatre-vingt-dix fois sur cent, est acceptée.
L'employé aux écritures fait remettre au public, devenu engugif^.le,
une fiche reproduisant les deux derniers chiffres du numéro porté
au bulletin qui indique la date, la valeur de l'estimation, celle da
prêt, la désignation du nantissement; le commissaire-priseur y
ajoute bon pour la somme de... et signe. C'est là l'état civil du
nantissement; il ne le quittera plus. Ce bulletin est passé par une
bouche de boîte à lettres dans une chambrette contiguë , où il est
reçu par trois employés : l'un fait la reconnaissance détaillée, l'autre
écrit sur un registre la désignation de l'objet et indique en regard
la somme prêtée; le troisième enfin, délégué de la caisse, écrit le
nantissement et la somme, qu'il remet immédiatement à l'individu,
qui est dès lors un emprunteur. Si la somme ne dépasse pas 15 fr.,
on la livre sans formalités; si elle est supérieure, on fait signer un
reçu, de plus on exige un papier d'identité, — carte d'électeur,
quittance de loyer, patente, — sinon un répondant. Lorsque ces
conditions ne sont point remplies, le prêt est suspendu, le gage est
conservé, et l'on ouvre une enquête.
Le bulletin, renvoyé dans la salle d'appr.éciation, est remis avec
l'objet qu'il désigne au garçon boîtier; celui-ci place l'article dans
une boîte après avoir vérifié s'il concorde exactement à la désigna-
tion. Si l'article est d'une valeur au-dessous de 20 francs, la boîte
est simplement fermée à l'aide d'un fil noué; s'il est d'un prix plus
élevé, la boîte est enveloppée d'une couverture de papier scellée à
cire ardente et timbrée d'un cachet portant le numéro de la divi-
sion et les trois lettres M. D. P. Le bulletin et la boîte sont poussés
ensemble au garçon couseur, qui coud l'un sur l'autre aussi soli-
dement que possible, après avoir eu soin de plier la fiche indicative
de façon à laisser le numéro d'ordre en apparence. Les boîtes suc-
cessivement réunies sont enfermées dans un panier clos et portées
au magasin, où nous les retrouverons. Les précautions sont minu-
tieuses, ainsi qu'on a pu le voir; elles exigent le concours de plu-
sieurs employés, qui se contrôlent mutuellement; mais on n'en
saurait trop prendre pour éviter les erreurs possibles dans la ma-
nutention d'une si grande quantité d'objets. On est parvenu ainsi à
une sorte de précision mathématique qui permet de faire toutes les
opérations avec une certitude presque absolue.
11 arrive parfois, lorsqu'un individu a besoin d'une somme déter-
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 319
mmt''e, qu'il diminue celle qui lui est offerte. J'ai vu le fait à propos
d'un bracelet pour lequel on proposait 1,300 francs : la personne
qui l'apportait n'en voulut que 1,200 ; dans ce cas, sur le bulletin,
sur la reconnaissance, sur l(;s registres on écrit le mot requis, à la
suite de l'énoncé du prêt. Quand il n'y a plus de public, dans cet
intervalle toujours très rapide pendant lequel la salle d'attente est
libre, on appelle : les commissionnaires! Alors le garçon peseur
présente les articles engagés la veille dans les bureaux de commis-
sion et qui dès le matin, avant neuf heures, ont éûé déposés en
bloc, contre récépissé, au chef-lieu du mont-de-piété. Tous les lots
sont examinés les uns après les autres par le commissaire-priseur,
qui vérifie l'appréciation et la modifie péremptoirement. Le plus
souvent les deux évaluations concordent, parfois celle du commis-
saire-priseur est supérieure, mais il arrive aussi qu'elle est infé-
rieure. Dans ce cas, le commissionnaire, qui passe tons les jours à
la caisso du mont-de-piété pour y toucher le montant des prêts qu'il
a faits directement la veille aux emprunteurs, ne reçoit que !a somme
édictée parle commissaire-priseur, et reste à découvert du surplus,
lequel alors prend le nom d'avance. A cela, il n'y a pas grand mal;
mais en admettant qu'un commissionnaire ait prêté 200 francs, que
ceux-ci aient été réduits à 150 par l'appréciateur en dernier res-
sort, cela fait une différence de 50 francs qu'il ne peut ressaisir,
sur lesquels il touchera 6 pour 100 d'intérêt, et qui pour cette
somme le constituent prêteur sur gage, ce qui est absolument irré-
gulier et illégal.
On procè'îe à la seconde division exactement comme à la pre-
mière : au lieu d'avoir à évaluer des bijoux, on apprécie des étoffes,
des châles, des livres, des instrumens de musique, des matelas, des
cadres dorés. Là le mouvement est plus actif, et l'on voit parfois ap-
paraître sur la table de pauvres nippes qui exigent un prêt de cha-
rité qu'on ne refuse guère; le minimum est fixé à 3 francs, et,
pour les accorder, il faut savoir ne pas regarder de trop prè>. Il est
un autre endroit dans l'administration où l'on contracte aussi des
engagemens : c'est le cabinet du directeur, car le mont-de-piété
est autorisé à faire des engagemens secrets, afin de ménager cer-
taines susceptibilités et de respecter des pudeurs trop promptes h
s'effaroucher. Le fait en lui-même n'a rien de mystérieux, et il est
entouré de toutes les garanties de loyauté que nous avons vu mettre
en œuvre pour les engagemens ordinaires. Bien des personnes, igno-
rant le fonctionnement du mont-de-piété, ne sachant pas que la
discrétion y est considérée comme un devoir professionnel, crai-
gnant, — on ne sait pourquoi, — que leur nom ne soit divulgué,
redoutant peut-être surtout d'avoir cà faire queue aux guichets, s'a-
dressent directement au chef même de l'administration et lui confient
320 REVUE DES DEUX MONDES.
le nantissement qu'elles veulent engager. L'article est envoyé à l'é-
valuation du commissaire-priseur, et tout se passe comme d'habi-
tud3; seulement l'argent est remis de la main à la main, et le nom
de l'emprunteur, inscrit sur un carnet spécial, gardé sous clé, n'est
jamais connu que du directeur. Les gages sont parfois assez mé-
diocres, et j'ai vu apprécier une robe de soie « secrète » sur laquelle
on a prêté 60 francs. Il est difficile de dire à quelle catégorie appar-
tiennent les gens qui agissent ainsi, ou peut le deviner. Toutefois
je puis affirmer qu'il n'existe pas une subdivision du monde parisien
qui n'ait passé au mont de piété; cela n'a rien de surprenant dans
une société où l'envie de paraître est devenue le plus impérieux de
tous les besoins. Comme ce genre d'opérations est secret, je n'ai
naturellement pas pu m'en procurer le nombre; mais on ne s'éloi-
gnera pas beaucoup delà vérité en estimant que, sur un total moyen
de 1,200,000 engagemens, ceux dont nous venons de parler comp-
tent à peine pour A, 000.
Le mont-de-piété est responsable de tous les objets qu'il accepte;
ils ne lui appartiennent pas, puisqu'il doit les rendre en échange de
la somme prêtée; de plus ils sont pour lui le gage de ses avances.
On comprend dès lors qu'il les garde avec un soin particulier et
s'efforce de les conserver intacts, afin de n'en pas diminuer la va-
leur. Les magasins sont donc l'objet d'une surveillance spéciale, et
l'entrée n'en est permise qu'aux employés indispensables. Ils sont
disposés de manière à correspondre aux bureaux d'engagemens, et,
comme ceux-ci, sont séparés en deux divisions distinctes : la pre-
mière pour les bijoux, la seconde pour les paquets. La première di-
vision est située au premier étage, où elle s'étend sur trois côtés;
une grande salle précède les magasins proprement dits. C'est là
qu'on apporte les boîtes scellées et munies du bulletin indicateur,
qui est immédiatement transcrit sur un registre dont la couverture
varie de couleur selon les années. En effet, pour simplifier les re-
cherches et établir une sorte de classement préalable visible au pre-
mier coup d'œil, le mont-de-p;été a choisi quatre couleurs qui se
succèdent alternativement : le blanc, le rose, le jaune et le vert.
L'année 1871 était vouée au jaune; les bulletins, les reconnaissances,
les registres, tout, jusqu'à la couverture du rendu-compte adminis-
tratif, était jaune.
Lorsque l'inscription de l'article engagé a été faite, celui-ci est
pris par un garçon de magasin qui pénètre dans le capharnaûm le
plus étrange, le plus rempli, le plus méthodiquement rangé que l'on
puisse voir. C'est une série de ruelles parallèles les unes aux autres
et séparées par des murailles qui sont des casiers; dans ceux-ci, les
objets sont disposés selon le numéro d'ordre qu'ils ont reçu au bu-
reau des engagemens. Une ingénieuse précaution évite encore toute
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 321
cause d'erreur : le bulletin des articles engagés porte un numéro
pair, celui des articles renouvelés porte un numéro impair; on coud
le second sur le premier en ayant toujours soin de mettre le chiffre
bien en évidence. Les recherches sont donc d'une facilité extrême,
et le nombre des objets adirés (1) est singulièrement restreint. 11
n'y a pas que des casiers à claire-voie dans la première division;
il y a aussi de fortes caisses en fer, ne s' ouvrant qu'à deux clés,
dont l'une est confiée au garde-magasin et l'autre au contrôleur.
Ces armoires ai sûreté, à l'abri de l'effiaction et de l'incendie, sont
destinées à renfermer ce qu'on nomine les quatre chi/j'res, c'est-à-
dire les objets précieux sur lesquels on a prêté 1,000 francs et
plus; d'autres caisses se manœuvrant à l'aide d'une seule clé con-
tiennent les articles dont la valeur dépasse 500 francs. Ces caisses
sont intérieurement disposées de façon à offrir l'image d'un énorme
calendrier; elles sont divisées en douze casiers correspondant aux
douze mois, chaque casier est séparé en deux compartimens repré-
sentant les quinzaines, chaque compartiment est partagé par trois
petits gradins dont chacun figure cinq jours. Le point de repère
par le numérotage, par le chiffre pair ou impair est donc complété,
pour ces objets- précieux, par l'indication méthodiquement appa-
rente de la date. On voit que toute précaution est prise et que le
mont-de-piété est un fidèle gardien des nantissemens qui lui sont
confiés.
L'aspect général est triste; deux ou trois garçons munis de lan-
ternes glissent silencieusement le long des casiers, rangent les
gages apportés, cherchent les gages réclamés en faisant leur be-
sogne avec la régularité automatique d'une machine de précision.
On ne voit que des boîtes, des boîtes, et encore des boîtes; ce
qu'elles contiennent, on le devine : des bijoux, des alliances, des
pièces de mariage et surtout des montres, qui chaque jour arrivent
au mont-de-piété au nombre de 1,000 à 1,200, — au iDout de l'an-
née, on ne doit pas être loin des ZiO tonnes dont parlait Mercier. C'est
aussi à la première division qu'on emmagasine les objets suscep-
tibles d'être détériorés par des transports à travers les escaliers :
pendules, baromètres, thermomètres, cadres, miroirs, aflreuses
figurines qu'on appelle des bronzes d'art, garnitures de cheminées.
Il y a de tout dans ce pandémonium; si j'avais bien cherché, j'au-
rais trouvé sans doute le menton d'argent qu'un invalide peu sou-
IP' (1) Adiré est un vieux mot que la jurisprudence a retenu avec le senfs d'égaré ; il
était fort usité jadis; Ronsard a dit :
I
Voici venir Bellin qui seul avait erré
Tout un jour, en cherchant son mouton adiré.
TOME cm. — 1873. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
cieux de sa beauté plastique vient mettre « au clou » de temps en
temps.
Les magasins qui renferment les objets divers sont superposés
dans trois étages. Là sont les paquets, fort encombrans et exigeant
un emplacement considérable; on a tiré parti de tous les recoins,
on s'est adjoint une maison voisine, on a percé les gros murs, et
tant bien que mai on communique par des escaliers biscornus. Gela
sent l'eau de Javelle, odeur gardée par le linge, qui entre pour deux
tiers dans la compositioa de ces nantissemens uniformément revêtus
d'une serviette ou d'un mouchoir, sorte de linceul dont ces épaves
sont enveloppées et sur lequel le bulletin est attaché. Il y a Là des
caisses, des malles, des tas de livres rassemblés dans du gros pa-
pier d'emballnge, des parapluies appendus aux murailles, des boîtes
à violons, des étuis d'où s'échappe la gueule de cuivre d'un ophi-
cléide. Au dernier étage, sous les combles, dans des chambres con-
struites en brisis et éclairées par des fenêtres à tabatière, voilà les
matelas roulés, les lits de plume, les oreillers couverts d'une forte
taie en gros coutil blanc et bleu. Parfois une seule personne apporte
d'un seul coup dix, douze matelas et plus; c'est un maître de pen-
sion qui n'a pas d'élèves, c'est un propriétaire de maison garnie
qui n'a pas de locataires. Les matelas ne sont pas très nombreux
au chef-lieu, en revanche il y en a beaucoup dans les magasins de
la succursale de la rue Servan, auprès de la Petite-Roquette; lors-
que je les ai visités, on en pouvait compter 8,8U0.
Cette succursale a été bâtie exprès, elle est donc appropriée aux
services qu'elle doit satisfaire; les magasins sont d'une ampleur
très bien calculée, et ils sont assez vastes pour centraliser tous les
meubles qu'on engage au mont-de-piété. D'immenses salles, fer et
brique, défiant le feu, semblent être le dépôt des ébénistes du fau-
bourg Saint-Antoine : meubles simples et sculptés, armoires à
glace, pianos de toute provenance, crédences, commodes et buffets,
vide-poches, bonhaui's du jour, fauteuils, lits, canapés et tabourets,
sont symétriquement rangés les uns à côté des autres, et craquent
tout seuls de temps en temps pour prouver qu'ils sont plus neufs
qu'ils n'en ont l'air. Au rez-de-chaussée, de grands hangars ou-
verts au niveau du sol avaient été réservés pour les voitures; on y
a bien vite renoncé, l'encombrement y devint immédiatement ex-
cessif, au point de neutraliser le service. Là sont les instrumens
en métal que le poids rend difficiles à manier; j'y ai vu des bai-
gnoires, des alambics, des appareils de confiserie, des chaudières,
une masse de machines à coudre, et surtout une quantité extraor-
dinaire d'étanx. La première impression produite par la vue de ces
indispensables instrumens de travail est fort pénible : on pense in-
volontairement à l'ouvrier réduit par le chômage et la misère à en-
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 323
gager son gagne-pain; l'impression est erronée. Un patron serrurier
occupe chez lai sept ou huit ouvriers; s'il n'a pas d'ouvrage à leur
donner, il les renvoie, et dépose leurs étaux au mont-de-piété jus-
qu'à ce qu'il ait remis son atelier sur le pied normal. Dans un coin,
j'ai avisé un objet étrange : je me suis approché et j'ai reconnu une
jambe en bronze; elle appartient à une statue qui n'est point encore
terminée. Il existe des héros qui ont passé membre à membre dans
les magasins du mont-de-piété avant d'avoir été dressés sur un pié-
destal au milieu d'une de nos places publiques.
On a fait un calcul moyeu : en temps ordinaire, les objets restent
sept mois et demi dans les magasins; alors ils sont dégagés et res-
titués à qui de droit. Les formalités du dégagement sont aussi d'une
simplicité extrême. Le public se présente dans une salle divisée en
plusieurs guichets, derrière chacun desquels se tiennent deux em-
ployés. La reconnaissance est reçue par un agent du contrôle qui
évalue l'intérêt par quinzaines, sauf po:ir le premier mois, qui est
toujours acquis, à 6 pour 100 par an; il y ajoute 3 pour 100 de
droits de garde et de manutention, le 1/2 pour 100 dû au commis-
saire appréciateur pour sa prisée, il additionne ces différentes sommes
avec celle qui a été prêtée, fait le total, et inscrit sur la reconnais-
sance un numéro d'ordre qui équivaut à un acquis; puis il passe le
papier ainsi chiffré à son vis-à-vis, qui est un employé de la caisse
chargé de vérifier le compte et de toucher l'argent du dégagiste,
en échange duquel il remet à celui-ci une fiche portant un numéro
rouge ou noir, selon que l'objet réclamé doit être délivré au premier
ou au second étage. Muni de ce petit bulletin, qui maintenant re-
présente le gage lui-môme, le créancier du mont-de-piété monte
à ce qu'on appelle, par un gros barbarisme, la salle de rendition.
C'est une vaste pièce, garnie de bancs en bois, surveillée par un
garde municipal et fort peuplée.
La reconnaissance est envoyée au magasin désigné par le nantis-
sement lui-même. L'article recherché, trouvé, est remis à un con-
trôleur; celui-ci s'assure que le bulletin adhérent est conforme,
comme numéro d'ordre et comme désignation, au numéro et à la
désignation de la reconnaissance, qu'il paraphe. Ensuite la boîte est
enveloppée dans la recoimaissance et expédiée au garçon rendeur,
qui est debout derrière un large guichet et devant une table sur la-
quelle on dépose les objets, dans un panier si ce sont des bijoux,
en tas si ce sont des paquets. A l'appel successif des numéros, le
porteur de la fiche indiquée s'approche; devant lui, le garçon con-
state que le cachet est intact, il vérifie la désignation, ouvre la
boîte, compte les articles, et, après les avoir rendus, prend un timbre
qui lui est spécialement attribué, et en frappe ou, pour mieux dire,
en signe la reconijaissance. Entre l'instant où le caissier a reçu l'ar-
32/i R£VUE D£S DEUX MONDES.
gent et celui où l'objet est restitué, il s'écoule environ trente-cinq
minutes. C'est peu, et pourtant ce laps de temps suffît pour que
des articles dégagés ne soient jamais réclamés. Quel oubli subit,
quel accident a frappé les dâgagistes? On se perd en conjectures, et
il y a là une sorte de mystère impénétrable; chaque année, une
dizaine d'objets sont abandonnés de la sorte et finissent par être
vendus.
Le public qui s'ennuie dans la salle d'attente n'a rien de bien
particulier. Les femmes dominent, car les hommes sont à l'atelier;
on voit beaucoup d'enfans, quelques commissionnaires, des mar-
chands aux allures ambiguës qui ont acheté des reconnaissances à
vil prix, des soldats, et surtout des commères qui jacassent entre
elles. L'objet dégagé appartient-il toujours à celui qui l'a engagé?
On doit le croire; mais la reconnaissance est un titre au porteur, il
suffit de la présenter et de payer pour être mis en possession dî
l'article désigné. Les personnes qui ne peuvent retu'er leur nantis-
sement sont libres de le « renouveler, » au bout d'une année écou-
lée, en versant les intérêts échus (1). On ne peut s'imaginer jusqu'où
va chez certaines personnes ce qu'on pourrait appeler la manie du
renouvellement, manie qui finit par coûter fort cher. Un parapluie
a été renouvelé quarante-sept ans de suite; il avait sa célébrité, on
en parlait dans l'administration; pendu le long d'un casier, il était
du haut en bas revêtu de bulletins qui lui faisaient une carapace
d'écaillés en papier. Un membre du conseil de surveillance le vit, en
eut commisération , le dégagea et le renvoya au propriétaire légi-
time, qui se fâcha tout rouge, et déclara qu'il n'entendait pas qu'on
se permît de lui faire l'aumône. Le 25 novembre dernier, j'ai vu
vendre un rideau de calicot blanc qui avait été engagé le 5 juin
1823; il avait payé d'arrérages et de droits de prisée 35 francs
60 centimes, sept fois sa valeur, car il fut adjugé au prix de
5 ftancs.
Le mont- de-piété doit réglementairement garder les objets qui
ont été acceptés en nantissement pendant treize mois; on va tou-
jours au moins jusqu'à quatorze, et l'on accorde un sursis plus long
aux personnes qui le demandent. C'est ordinairement vers le quin-
zième mois que les objets non retirés sont mis en vente ; mais on a
toujours grand soin de prévenir les intéressés par une lettre (non
affranchie) qui reproduit le signalement de la reconnaissance, et
annonce que le nantissement va être offert aux enchères publiques;
joa ajoute que dans le cas où il y aurait boni, c'est-à-dire une plus-
value sur la somme totale due au mont-de-piété, cet excédant est
(1) Les matelas, oreillers, lits de plume, couvertures de laiue et en général les ar-
tides sujets à ditcrioration ne peuvent -être renouvelés.
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 325
gardé pendant trois ans à la disposition de l'emprunteur, et que, ce
délai passé, il sera versé à la caisse des hospices. La moyenne des
articles vendus faute d'avoir été dégagés est de 5 sur 100 pour les
engagemens ordinaires, de 1 sur 100 à peine pour les engagemens
secrets. Dans les lettres royales de 1777, Louis XVI fixait à deux
par mois les ventes du mont-de-piété; aujourd'hui on en fait trois
par jour : une au chef-lieu, l'autre à la succursale de la rue Ser-
van, la troisième à la succursale de la rue Bonaparte.
Les objets destinés à la vente sont enregistrés, apportés dans une
chambre contlgiië à la salle d'enchères et vérifiés; là encore on
s'assure que le nantissement est bien celui qui est désigné sur le
bulletin originel. On a catégorisé les lots de façon que les mar-
chands savL'Ut toujours à quoi s'en tenir; le lundi, c'est le bric-à-
brac et les livres; le mercredi, les étoffes riches et les châles;
le jeudi, les diarnans et les bijoux; les autres jours, on vend
les paquets, qu'on met sur table aussi le lundi , le mercredi et
le jeudi quand les articles spéciaux sont épuisés, ce qui se pro-
duit invariablement. La salle est une rotonde fort laide, dont la
coupole, ornée de caissons d'une insupportable lourdeur, laisse
pendre une tige de fer entièrement tapissée de toiles d'araignées et
terminée par six becs de gaz. Le commissaire-priseur et son clerc
sont assis au bureau; à côté, un contrôleur de la garantie vérifie si
les matières d'or et d'argent ne portent point un contrôle périmé,
et un employé de l'administration tient note des objets vendus et du
prix d'adjudication. En face, une forte table en fer à cheval, der-
rière laquelle le public est assis; entre la table et le bureau, un es-
pace vide où deux ahoyeurs se démènent en criant les lots et en ré-
pétant les enchères. Un objet mis en vente peut être retiré par son
propriétaire jusqu'à la dernière seconde, tant qu'il n'a pas été aliéné
par le coup de marteau sacramentel du commissaire-priseur. Ce fait
se produit tous les jours ; sur une moyenne de 3()0 articles vendus
quotidiennement, 0 ou 7 sont sauvés in arliculo mortis.
Le public est toujours le même, mais il est composé de différentes
couches qui se succèdent selon le genre d'objets qu'on apporte sur
la table; cependant le mercredi on voit là des dames à chapeaux et
à panaches, revendeuses à la toilette qui excellent à apprécier les
dentelles, les châles de cachemire et bien autres choses encore, et
le jeudi, vers une heure, — l'heure des diamans, — il y a là des
hommes dont le type sémitique annonce qu'ils ne sont point de
notre race; ceux-là savent à première vue évaluer un brillant à un
centième de carat près. J'ai assisté à ces ventes : elles sont ronde-
ment menées; les enchères y sont très soutenues, et l'homme mal
avisé qui viendrait là pour faire une bonne affaire en serait pour ses
frais, car tous ces marchands s'entendent, — c'est la bande noire,
326 REVUE DES DEUX MONDES.
dit-on, — et ne laissent acheter par personne, quittes à partager le
préjudice entre eux. Un lundi matin vers dix heures, on met en
vente des casseroles, des poêlons, des chenets; celui qui «donne» à
ce moment-là, qui est maître du marché, c'est VAuvcrpùi, c'est-à-
dire l'Auvergnat, étameur et chaudronnier. Le cuivre est épuisé, on
apporte un lot de livres, le CoiUançais passe au premier rang, car
il a quelque part dans un passage, sur les quais, dans le quartier
des écoles, un étalage pour les bouquins. Les livres ne durent pas
longtemps, on jette quelques paquets; des femmes de marchands
d'habits s'avancent alors, et de leurs gros doigts bouffis, chargés de
bagues prétentieuses, manient les draps, les défroques de toute es-
pèce, les nippes de toute sorte avec une dextérité sans pareille. S'il
se trouve quelque instrument de musique, la grande plaisanterie
consiste à l'essayer, et si l'on peut tirer un couac d'une clarinette,
tout le monde éclate de rire. Le tour des matelas arrive, on les dé-
coud, on tâte, on flaire la laine. 11 y a un mot que j'hésiue à dire,
mais il fait image, et mérite, malgré sa brutalité, de n'être point
passé sous silence; dans le langage de ce monde-là, vendre des
matelas se dit balancer la punaise.
Les diamans, les montres, l'argenterie, le plaqué, atteignent de
hauts prix; d'autres objets sont absolument dédaignas; j'ai vu
vendre des planches de musique gravées, à peine pour la valeur
de l'étain. Les vêtemens, qui sont très nombreux, n'ont point du
tout l'aspect misérable auquel on pourrait s'attendre ; ils gardent
au contraire quelques restes d'élégance et de finesse, comme s'ils
avaient été engagés par un étudiant, par une fille en quête d'argent
pour aller au bal. En somme, la diversité extraordinaire des articles
qui passent sous les yeux donne bien plutôt l'idée d'une gêne mo-
mentanée que celle d'une vraie misère; je crois que l'on commet
une grosse erreur en assimilant le mont-de-piété aux institutions
de bienfaisance; toutes les ventes auxquelles j'ai assisté m'ont laissé
la même impression.
Les commissaires-priseurs, sous leur responsabilité, accordent
un certain crédit à leur clientèle; ils reçoivent un à-compte qui ne
peut jamais être inférieur à 5 francs, et mettent alors le marchand
en (( débet, » c'est-à-dire qu'ils gardent en nantissement cle la
somme impayée l'objet vendu, jusqu'à ce que le bordereau soit
complètement acquitté. Ce sont là des conventions particulières
dont l'administration ne s'occupe même pas. Beaucoup de bonis ne
sont jamais réclamés et tombent momentanément dans la caisse du
mont-de-piété pour passer ensuite dans celle de l'assistance publi-
que. En 1869, on a vendu 162,25/i objets, et l'on a payé 91,^26 bo-
nis, c'est-à-dire une moyenne de 56 pour 100.
Telles sont les opérations du mont-de-piété; elles sont, comme
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 327
on a pu le reconnaître, fort habilement combinées pour donner à
la fols salisfaction au public et à l'administration; elles exigent une
surveillance de toutes les minutes et une ponctualité exemplaire.
Il faut se mettre en garde contre les réclamations d'emprunteurs
peu scrupuleux; aussi a-t-on soin d'indiquer toutes les avaries dont
sont atteints les nantissemens offerts, et parfois cependant l'on se
trouve fort embarrassé lorsqu'un employé novice ou ahuri a mal
libellé une reconnaissance, comme celle-ci, que j'ai vue et qui por-
tait pour désignation : une camisolle de cuivre. Les comptes des
années 1870 et 1871 ne donneraient qu'une idée imparfaite du
mouvement du mont-de-piété; les événemens y avaient apporté un
trouble profond. La dernière année normale est 1869; elle n'accuse
pas une activité exceptionnelle, néanmoins les chilfres sont impor-
tans, ils démontrent la puissance de cet organe de crédit, ils prouvent
à quel nombre considérable de personnes il rend service : le total
des engagi^mens a été de 1,772,596, représentant une somme de
3^,^53,860 francs; on a rçnouvelé 334,360 nantissemens équiva-
lant à un prêt de lZi,/i69,687 fr.; 1,572,087 dégagemens ont fait
sortir des objets sur lesquels on avait avancé 32,595,087 fr.; enfin
162,25Zi articles vendus ont produit 2,576,806 fr., sur lesquels
689,568 francs, figurant 91,426 bonis, ont été restitués aux ayant-
droit. Il est superflu d'insister; à la seule inspection de pareils
chiffres, on comprendra que le mont-de-piété est au premier chef
un établissement d'utilité publique.
III.
On s'imagine généralement que le mont-de-piété fait des opéra-
tions d'autant plus fréquentes et des affaires d'autant plus fruc-
tueuses que le mouvement commercial est arrêté par une crise,
que les ouvriers sont en chômage, que la politique neutralise les
efforts de l'industrie. Rien n'est plus faux; c'est exactement le con-
traire qui se produit. Le mont-de-piété suit fidèlement toutes les
oscillations de la prospérité publique, il dort et s'éveille en même
temps qu'elle; aussi bien que la cote de la Bourse, le tableau jour-
nalier des engagemens et des dégagemens est un infaillible ther-
momètre. Gela s'explique par ce fait assez peu connu, que le mont-
de-piété est le banquier de tout le petit commerce et notamment de
la petite fabrication de" Paris; c'est de là, et non d'ailleurs, que lui
vient sa clientèle la plus sûre, la plus nombreuse et je dirai la plus
reconnaissante, car sans lui toute cette portion extrêmement in-
téressante de notre population serait dévorée vivante par la race
des argentiers interlopes, des usuriers déguisés, des escompteurs
à taux impudens, qui exigeraient des intérêts bien autrement éle-
328 REVUE DES DEUX MONDES.
v6s que les 9 1/2 pour 100, déjà excessifs, qu'on offte au nantis-
sement. On le voit bien aux deux grandes échéances de l'année
commerciale, qui Pont janvier et juillet : le compte de ces deux mois-
là est toujours plus chargé que celui des autres. Une autre cause
détermine aussi pendant le mois de décembre une activité extraor-
dinaire dans les bureaux du mont-de-piété, c'est l'autorisation don-
née à un grand nombre de fabricans de s'établir sur les boulevards
pendant la période des étrennes. Dès la fin de novembre, les em-
prunteurs affluent, ils apportent tout objet représentant une valeur
quelconque et qui n'est pas pour eux de nécessité rigoureuse; avec
l'argent qu'ils en retirent, ils achètent les matières premières, con-
fectionnent ces mille articles connus sous le nom générique de bim-
belots, et les débitent avec avantage dans les baraques qu'ils sont
autorisés à occuper sur la voie publique. Aussitôt que la vente est
terminée, dans la première quinzaine de janvier, les dégagemens
sont opérés avec une régularité remarquable.
Les fabricans en chambre, les modestes boutiquiers, les patrons
qui n'occupent que deux ou trois ouvriers, courent au mont-de-
piété lorsqu'arrive l'échéance d'un billet à ordre souscrit par eux,
lorsqu'il faut renouveler la patente, lorsque l'époque du terme ap-
proche, enfin lorsqu'ils ont intérêt à faire des achats au comptant.
Qu'engagent-ils? Leur montre, leurs couverts, leurs médiocres bi-
joux? Rarement. Ils engagent plus volontiers le produit de lenr tra-
vail, et c'est là ce qui explique la quantité relativement considérable
de marchandises neuves, — un sixième environ, — que renferment
les magasins du mont-de-piété. Plusieurs d'entre eux engagent des
objets qui leur ont été remis par un client, afin de pouvoir achever
un travail commandé par un autre. Je prendrai un exemple. Une
couturière reçoit un coupon d'étoffe pour faire une robe; elle est
sur le point de terminer un autre costume dont elle doit fournir la
garniture, elle n'a pas d'argent; elle engage le coupon intact au
mont-de-piété. Avec le prêt, elle achète les boutons, les franges, qui
lui manquent, elle livre le costume et touche le prix, qui lui sert
immédiatement à dégager l'étoffe qu'on lui a confiée. — Et si on ne
la paie pas? — Elle en est quitte pour déposer sa montre jusqu'au
moment où sa facture lui sera soldée. Des faits analogues se produi-
sent constamment, ne nuisent à qui que ce soit, sont avantageux
pour le mont-de-piété et permettent à des personnes momentané-
ment gênées de continuer à vivre de leur travail. Cette mission très
importante du mont-de-piété, il ne l'a pas cherchée; la force même
des choses la b.'i a imposée; c'est tout le petit commerce qui vient
naturellement vers lui, attiré par la confiance qu'il inspire, par la
rectitude absolue de ses opérations et surtout par les avantages
qu'il offre aux emprunteurs de cette catégorie, qui sans lui paie-
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 329
raient plus de hO pour 100 les avances dont ils peuvent avoir be-
soin. Cette clientèle est tellement nombreuse qu'elle suffirait pour
alimenter le mont-de-piété, de même que le mont-de-piété suffit
à ses nécessités de prodixûon. Aussi, lorsque les affaires s'arrê-
tent, le mont-de-piété est immédiatement paralysé, et n'est plus
qu'un garde-magasin.
Une autre partie de sa clientèle ordinaire, — bien moins impor-
tante,— est formée de ce que j'appellerai les gens de plaisir, femmes
galantes, joueurs, étudians, ouvriers débauchés qui vont chez ma
tante, c'est là le mot familier, afin d'avoir de l'argent qui permette
aux uns d'aller au théâtre, aux autres de ressaisir les cartes et la
veine, aux troisièmes d'ajourner l'heure des examens, aux derniers
enfin de prolonger le « lundi » pendant toute la semaine. Les dé-
gagemens de ces emprunteurs se font très irrégulièrement pour les
filles et les joueurs, qui attendent toujours la bonne aubaine; pour
les étudians, c'est au retour des vacances; pour les ouvriers, c'est
le dimanche matin qui suit le samedi de quinzaine où l'atelier a
reçu sa paie. En général, des engagemens assez importans sont
opérés par les joueurs, qui, pour faire face à ce qu'on nomme une
(( dette d'honneur, » ne se font pas faute de mettre la main sur les
diamnns de leur femme ou d'une de leurs relations. Parfois ces sortes
d'affaires vont plus loin qu'on n'imagine et menacent d'avoir un dé-
noûment désagréable. Un homme du monde, un étranger perd une
somme considérable au jeu; il n'a pas d'argent, il prend les dia-
inans de sa sœur, qui y consent, et les engage au mont-de-piété. 11 ac-
quitte sa dette, veut prendre sa revanche, perd encore, et, ne sachant
plus de quel bois faire flèche, vend la reconnaissance à un courtier
de bas étage, qui opère le dégagement sans tarder et se défait im-
médiatement des parures au profit d"un jeune homme qui va se ma-
rier. Le mont-de-piété est désintéressé dans la question, ses opé-
rations ont été d'une régularité irréprochable; mais la sœur réclame
ses diamans, mais le joueur, qui a fait une martingale heureuse,
veut les racheter, et on ne sait où ils sont. A grand'peine on les re-
trouve chez un joaillier célèbre, qui avait brisé les montures pour
les disposer au goût du dernier acheteur. Heureusement cet ache-
teur et le joueur étaient gens de même monde et se connaissaient
fort bien; l'affaire s'est arrangée à l'amiable entre eux, sans cela la
justice aurait pu y regarder de près et demander à l'un des inté-
ressés en vertu de quel droit il avait vendu la reconnaissance d'un
nantissement qui ne lui appartenait pas.
L'indigence vient bien peu au mont-de-piété; je l'y ai attentive-
ment cherchée, et je ne crois pas l'avoir aperçue. Un fait le prou-
vera et renversera sans doute bien des idées acceptées a priori,
330 REVUE DES DEUX MONDES.
sans discussion ni critique. Le peuple anglais, ému des souffrances
dont Paris avait été accablé pendant la période d'investissement et
animé d'un esprit de charité dont nous ne saurions être trop re-
connaissans, nous envoya des secours abondans aussitôt que le
blocus fut entr'ouvert; on expédia entre autres une somme de
20,000 francs qui devait être spécialement employée à délivrer les
instrumens de travail que les ouvriers avaient néces=airement été
contraints d'engager pendant ces longs jours de misère. Le manda-
taire des commissions anglaises s'excusait de la modicité de la
somme, et redoutait qu'elle ne fût presque ridiculement insuffi-
sante. L'appel du mont-de-piété à ses cllens fut aussi large et
aussi retentissant que possible; à cette époque, les magasins con-
tenaient 1,708,5A7 articles représentant un prêt de 37,502,723 fr.;
en présence d'un pareil total, qu'était-ce donc que 20,000 francs?
C'était beaucoup plus qu'il ne fallait, car on n'eut à rendre que
2,383 outils, dont le dégagement coûta 13,570 francs; 6,Zi30 francs
n'ont pas trouvé d'emploi. Si la misère réelle avait eu ses gages au
mont-de-piété, elle y eût couru; on peut affirmer qu'elle n'y va
qu'accidentellement.
Cette vérité apparaît d'une façon saisissante lorsqu'il y a ù.i ces
dégagemens gratuits officiels qui sont un don de joyeux avènement
ou une mesure inspirée par des circonstances politiques particu-
lières. La première fois que j'en trouve trace dans l'histoire, c'est
à la date du 9 octobre 1789, date déplaisante : elle prouve en effet
que la crainte plus que tout autre sentiment avait dicté cet acte de
générosité qui, pour être sincère, succédait trop rapidement à ces
néfastes journées du k et du 5 octobre, depuis lesquelles la France ne
sait plus à quel principe se rattacher, car on y viola du même coup
le droit monarchique et la souveraineté populaire. La convention
fait comme Louis XVI, et tous les gouvernemens qui ont succédé
ont suivi l'exemple donné. Au mois d'octobre 1870, le gouverne-
ment de la défense nationale n'y manqua pas, et nous avons vu que
la commune l'imita. Or le dégagement gratuit est généralement li-
mité aux prêts qui ne dépassent pas 10 ou 20 francs, et voilà ce qui
se passe invariablement : on dégage à une porte, et on réengage
à l'autre. En admettant que 4,000 nantissemens puissent être ren-
dus le matin, avant la fin de la journée le mont-de-piété en a cer-
tainement repris plus de la moitié. Cela prouve, dira-t-on, que ces
gens-là ont avant tout besoin d'argent; mais cela prouve aussi que
dans les cabarets les pièces de 5 francs sont une monnaie qui a plus
facilement cours que les matelas et les vieux paletots. L'alcoolisme,
qui peuple nos asiles d'aliénés, entre pour une proportion très ap-
préciable dans le mouvement du mont-de-piété. Si aux jours de dé-
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 331
gagemens gratuits on remettait directement l'argent aux porteurs
de reconnaissances, il est fort probable que nul de ceux-ci ne se
présenterait au mont-de-piété.
Il est un autre genre de clientèle, fort heureusement minime et
tout spécialement surveillée, qui cherche à tirer du mont-de-piété
des bénéfices illicites ou qui le prend volontiers pour une maison de
recel, et dont il faut bien parler : ce sont certaines espèces de vo-
leurs. La justice et la préfecture de police ont des rapports fréquens
avec le mont-de-piété; quand un vol est dénoncé, la désignation de
l'objet disparu est envoyée à l'administration, qui fait faire dans ses
magasins, sur ses registres d'engagemens, des recherches qui abou-
tissent quelquefois. Ceux qui s'adressent au mont- de-piété sont des
voleurs naïfs ou des voleurs spéciaux, car la plupart des malfaiteurs
ont leurs receleurs et des brocanteurs attitrés.
Les bureaux du mont-de-piété ont parfois aidé à découvrir des faits
étranges dont les auteurs étaient dans une telle situation sociale
qu'il était très difficile de les accuser. II y a une quinzaine d'années
environ, avant le décret impérial qui limitait le maximum des prêts
à 10,000 francs, une femme titrée, appartenant par ses alliances
aux plus illustres familles de France, engagea d'un seul coup des
parures neuves pour une somme qui dépassait 50,000 francs. On
fut fort surpris au mont-de -piété de recevoir de la préfecture de
police une demande de recherches, et Ton ne comprit guère qu'une
personne de si haute condition pût être impliquée dans une affaire
de vol. Rien n'était plus vrai cependant. Usant de son nom, qui de-
vait inspirer toute confiance, elle avait acheté des diamans à crédit
et les avait immédiatement engagés. Les joailliers, fatigués d'at-
tendre l'argent qui leur était dû, avaient fini par soupçonner la vé-
rité. Ils prièrent la préfecture de police de faire une enquête qui
eut le succès que l'on voit. Nul doute n'était possible. On ne peut
imaginer la qualité des personnages qui intervinrent dans cette affaire
pour l'étouffer. C'était difficile : la dame n'avait plus l'argent, qu'elle
avait promptement dépensé, la famille refusait absolument de payer;
les joailliers réclamaient le prix convenu ou les diamans ; le mont-
de-piété ne pouvait se dessaisir du gage, qui représentait un prêt
considérable. On était loin de s'entendre, et la justice allait peut-
être se mêler à ce débat trop, clair, lorsque l'affaire fut arrêtée
comme par enchantement. Le préfet de police avait parlé de cette
histoire à l'empereur, qui ordonna de prendre sur sa cassette de
quoi dégager les parures et de les rendre aux joailliers. Ce qu'il y
a de plus curieux, c'est que l'empereur, abusé par une similitude de
nom, crut sauver une femme dont le mari faisait à son gouverne-
ment une vive opposition.
332 REVUE DES DEUX MONDES,
Ces sortes d'aventures ont parfois un dénoûment plus tragique,
quoiqu'il reste inconnu. On acquit la certitude, il y a quelques an-
nées, que de fausses reconnaissances, portant tous les caractères
possibles d'authenticité, étaient vendues à des marchands qui ve-
naient inutilement réclamer des gages dont on ne retrouvait aucune
trace. Une surveillance occulte prouva que nul employé n'était cou-
pable. La police se piqua au jeu, et finit par fixer son attention sur
un individu qui avait une vie extérieure honorable, qui exerçait une
fonction importante et paraissait à l'abri de tout soupçon. On ac-
quit la certitude que, soub- un prétexte plausible, il avait ses grandes
entrées dans plusieurs bureaux du mont-de -piété, qu'il était connu
sous deux noms oifierens, et qu'il avait trois domiciles, sans comp-
ter celui de sa maîtresse. C'est là qu'on l'arrêta; conduit chez un
com.missaire de pohce, il fit bonne contenance, et, saisissant à Tim-
proviste un compas caché dans son mouchoir, il s'en porta un coup
au cœur et se tua.
De si graves affaires sont rares, et le mont-de-piété n'a guère à
se défendre que contre deux variétés de filous parfaitement catégo-
risés t les chineurs et les piqucurs d'once. Les premiers sont des
■industriels fort prudens, difficiles à prendre en faute, payant pa-
tente et exerçant le plus ordinairement le métier de brocanteur en
bijoux. Faire la chine consiste à augmenter frauduleusement la va-
leur apparente des olijets. Le coup de cliinage le plus fréquent est
celui-ci : on détache d'une chaîne en or véritable, composée de
pièces mobiles réunies les unes aux autres, le porte-mousqueton et
les anneaux sur lesquels la garantie a mis son poinçon; puis ces
mêmes objets sont adaptés à une chaîne identique en cuivre for-
tement doré, — ce qu'on nomme le doublé d'or. Une fois que cette
opération est faite, on saht la chaîne pour lui donner un air vieillot,
et on la porte au bureau d'engagement. Le commissaire-priseur
vérifie les poinçons, croit avoir entre les mains un bijou tout en
or de premier titre et accorde une somme qui représente dix fois
la valeur de l'objet frelaté. Le chineur accepte, s'en va, après
avoir donné un faux nom, montré de faux papiers d'identité, et
vend la reconnaissance. Au jour de la vente, on s'aperçoit quel-
quefois de la fraude, et alors la caisse des commissaires-priseurs
paie la différence. L'affaire est quelquefois fort onéreuse; on a gardé
le souvenir d'un coup de cldnage sur de faux galons d'or, qui coûta
aux commissaires-priseurs plus de 30,000 francs. On falsifie en-
core les bijoux en les fourrant, c'esî-à-dire en coulant du plomb
dans les parties creuses, afin de leur donner un poids plus consi-
dérable; rien n'arrête ces gens-là, et ils ne sont point embarrassés
pour se servir de faux poinçons et de fausses marques de fabrique.
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 333
L'un d'eux est une sorte d'homme de gf^nie en son genre, la Sûreté
le connaît bi''n et l'appelle le roi des ehùieurs- jamais on n'a pu le
saisir sur le fait. Il lui est administrativement interdit d'engager, il
ne s'en soucie guère; il a fait prendre patente à quatre de ses aco-
lytes, et il ehiiie])ai' procuration.
Il ne faut pas croire que cette fraude s'arrête aux objets précieux;
on eliùie tout, — les matelas en les composant d'un cadre de laine
rempli de varech, — le calicot en le revêtant d'un enduit et en le
calendrant par certains procédés qui lui donnent l'apparence de la
plus belle toile anglaise, — les pendules en n'y mettant pas de
mouvement. On n'en finirait pas, si on voulait énumérer tous les
articles qu'on parvient à altérer. Les chineurs cherchent à voler le
mont-de-piété; les piqneiirs d'once en font leur maison de recel, à
la grande colère des négocians, que ce genre de méfaits atteint d'une
façon toute spéciale. Dans l'origine, le piquage d'once étàil un terme
d'argot qu'on employait pour désigner le vol que le tisseur en chambre
commettait sur les fils, laines ou soies qui lui étaient confiés; il en
gardait une partie pour lui, et cependant il rendait poids pour
poids, car il avait mis le tissu à la cave pour le charger d'humidité,
ou l'avait frotté d'un apprêt qui l'alourdissait. Aujourd'hui on ap-
pelle ainsi tout abus de confiance fait par un ouvrier, par un em-
ployé, par un garçon de magasin au préjudice de son patron. Les
ouvriers bijoutiers qui retiennent des parcelles d'or, les commis
en nouveautés qui coupent à leur profit quelques mètres d'étoffe
sur une pièce, sont des piqueurs d'once. La plupart ont des rece-
leurs, mais d'autres vont tout simplement au mont-de-piété. Les
négocians se plaignent avec amertume, sans trop de raison il me
semble, car c'est à eux qu'il appartient de surveiller leurs em-
ployés; ils ont été jusqu'à demander qu'on interdit au mont-de-
piété de prêter sur marchandises neuves, ce qui est excessif en
théorie, et ce qui en pratique ruinerait presque d'emblée les pe-
tits marchands et les petits fabricans dont j'ai parlé plus haut. J'a-
jouterai que plusieurs piqueurs d'once ont été surpris en flagrant
délit, grâce aux indications fournies par le mont-de-piété lai-
même.
On vend, il est vrai, au mont-de-piété une quantité appréciable
de coupons de robe de 13 à 15 mètres; on se tromperait si l'on en
faisait remonter l'origine aux fraudeurs. La vérité est bien plus
simple. Beaucoup de personnes, voulant faire un cadeau à une
femme et n'osant lui offrir de l'argent, lui donnent l'étoffe d'une
robe. La femme préfère l'argent, elle engage le coupon, le laisse
vendre et vient retirer le boni. Ce fait est tellement fréquent que
l'on pourrait presque dire qu'il est général. L'engagement des mar-
334 REVUE DES DEUX MONDES-
chandises neuves est regrettable lorsqu'il est opéré en masses im-
portantes par un négociant qui cherche à ressaisir le crédit qui lui
échappe, qui est sur le point de faire faillite, et qui met au mont-
de-piété ce qui légalement forme le gage de ses créanciers. Com-
ment éviter un pareil abus sans en créer un bien autrement grave,
puisqu'il atteindrait immédiatement la majeure partie, sinon la to-
talité, du petit commerce parisien? Le négociant aux abois qui veut
tromper ses créanciers les trompera toujours ; le nantissement dé-
posé au mont-de-piété est diminué, il est vrai, de la valeur du
prêt, mais la valeur totale n'est pas détruite, et il est facile de
mettre opposition sur les gages ou sur les bonis de vente, qui re-
présentent toujours à peu près moitié du prix normal des marchan-
dises. C'est donc là encore une sorte de garantie pour les créan-
ciers, qui sans cela seraient fort exposés à ne trouver que des rayons
vides, car tout ce que ceux-ci contenaient aurait été vendu à vil
prix à des industriels de bas étage.
Il ne faut pas croire que le mont-de-piété s'endort, et qu'il se
contente d'exciper de sa bonne foi; il déploie au contraire vis-à-vis
des chineurs, des piqueurs d'once, des emprunteurs douteux de
toute espèce, une activité très énergique. Si la Banque de France a
un bureau spécialement chargé de reconnaître la valeur morale des
signataires des billets envoyés à l'escompte, le mont-de-piété n'a
pas négligé de se renseigner sur ses cliens suspects ; lorsqu'il s'en
méfie, il leur interdit l'engagement en vertu d'un arrêté péremptoire
de la direction. Comment il arrive à n'être que rarement trompé, à
découvrir, au milieu des masses d'objets qui l'encombrent, celui qui
paraît avoir été volé, pourquoi il fait surveiller telle personne plutôt
que telle autre, et comment il peut parfois avant toute réclamation
donner des avis qui mettent sur la piste d'une escroquerie, d'un
crime même, — témoin tous les bandits qui ont pillé chez M. De-
guerry et qui n'ont été soupçonnés, arrêtés, convaincus, condam-
nés, que grâce à sa sagacité, — comment, en se protégeant lui-
même, il fait acte de protection pour la société tout entière, c'est
ce que je ne me sens pas le droit de raconter, car il ne faut pas
dire au renard où l'on place le piège qui l'attend. Ce que je puis
affirmer sans péril, c'est que j'ai vu fonctionner ce service aussi
simple qu'ingénieux, qu'il produit d'excellens résu'tats, et qu'on
ne saurait trop le développer. Il a cela de remarquable que, tout
en regardant de fort près les emprunteurs véreux, il ne s'occupe
jamais des emprunteurs honnêtes, auxquels le mont-de-piété assure
par son organisation même toutes les conditions imaginables de
discrétion et de sécurité.
Si l'on arrivait à débarrasser le mciit-de-piété des chineurs, des
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 335
piqiieurs d'once, de tous les médiocres fripons qui le harcèlent, lui
donnercVit-on l'ampleur et la liberté d'action dont il a besoin pour
remplir le but d'utilité générale qui est sa véritable raison d'être?
Non; ces industriels retors ne sont pas un danger, ils sont à peine un
ennui. Souvent on remarque dans sa marche une certaine oscillation,
on en cherche la cause, et l'on ne s'aperçoit pas que le mont-de-
piété n'a aucune base, qu'il ne s'appartient pas, et qu'avant tout il
faut le rendre à lui-même. Une seule chose est à considérer, l'in-
térêt du public; toute autre préoccupation doit disparaître devant
celle-là. Or, pour bien se rendre compte de la situation respective
de l'emprunteur et du prêteur, il faut voir combien le public paie
l'argent qu'on lui avance : au mont-de-piété, 9 pour 100, — au
commissaire-priseur 1/2 pour 100, droit fixe de prisée; — si l'objet
est vendu, 3 1/2 pour 100 de droit d'adjudication, ce qui fait en tout
13 pour 100; si l'objet est dégagé, il n'a soldé que 9 1/2; s'il est en-
gagé ou dégagé par commissionnaire, il coûte 11 1/2. On paie donc
au minimum 9 1/2, au maximum 15 pour 100; c'est exorbitant. Le
mont-de-piété peut-il du moiiis capitaliser ses bénéfices, s'en faire
un fonds de roulement qui lui permette de ne pas emprunter et de
diminuer l'intérêt du prêt qu'il a consenti? Nullement. Il faut pré-
ciser, ne serait-ce que pour prouver que parfois nous excellons dans
l'absurde.
Le mont-de-piété emprunte pour prêter au public , mais il ne
peut prêter que d'après l'évaluation des commissaires-priseurs, sur
lesquels il n'exerce aucune action; tous les bénéfices que lui rap-
portent ses différentes opérations appartiennent de droit à l'assis-
tance publique, qui ne peut lui donner ni un ordre, ni une instruc-
tion, ni môme un conseil. Comme dans le principe on avait rattaché
le mont-de-piété au système de l'hôpital-général, auquel a succédé
le bureau des hospices, qui est aujourd'hui l'assistance publique,
on veut absolument voir dans cette administration un caractère de
bienfaisance qu'elle n'a pas. De plus, elle doit livrer ses revenus
aux hospices, mais cela en vertu du décret constitutif de l'an xii,
qui disait que ceux-ci fourniraient le capital. Dans ce cas, il était
juste qu'ils en touchassent la rente; or on sait ce qui s'est passé :
les hospices n'ont jamais avancé une somme quelconque au mont-
de-piété. Néanmoins l'habitude subsiste, et celui-ci achète fort cher
un argent qui ne lui coûterait rien, s'il avait gardé ce qu'il a gagné,
argent qu'il est obligé de faire payer bien plus cher encore au pu-
blic. Veut-on savoir la somme que le mont-de-piété a versée aux
hospices depuis 180t5? — 22,731,872 francs 8i5 centimes. Il avait
là de quoi se constituer un capital roulant qui l'affranchissait pour
toujours des emprunts qu'il sera forcé de cont:acLer, tant que sa
situation n'aura pas été modifiée.
336 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour que le mont-de-piété soit réellement l'institution qu'il doit
être, pour qu'il puisse décharger le public des droits dont celui-ci
est accablé, il faut qu'on le débarrasse de l'ingérence des hospices,
de l'intervention des commissionnaires et de celle des commissaires-
priseurs. Il ne dépend que de lui de se délivrer des commission-
naires, ce qui produirait immédiatement une économie de 3 pour
100 dont l'emprunteur bénéficierait. Ou peut facilement obtenir ce
résultat en poursuivant l'œuvre intelligente entreprise par M. Le-
dieu, ancien directeur du mont-de-piété. Avec une grande fermeté
et une prudence remarquable, comprenant qu'il importait avant tout
de dégrever les charges qui pèsent sur le nantissement, M. Ledieu
combattit les commissionnaires pied à pied, sans se décourager,
sans se laisser émouvoir par des plaintes qui avaient leur raison
d'être, sans céder aux influences souvent considérables que l'on
mit en avant. Partout où il put, il les remplaça par des bureaux
auxiliaires, annexes directes du mont-de-piété, et qui font le prêt
aux mêmes conditions que lui. De 1857 à 1868, il est parvenu non
sans peine à créer vingt-deux bureaux auxiliaires, et en 1862 il
obtint la construction de la grande succursale de la rue Servan. Il
est intéressant de constater en quelle proportion le public a pro-
fité de ce nouvel état de choses : en 1856, le total des engage-
mens est de l,303,8/i5 articles, le prêt est de 23,869,/i88 fr., sur
lesquels les commissionnaires engagent l,015,/i3'2 objets, aux-
quels on avance 17,212,280 francs; les droits de commission s'élè-
vent à /i72,603 francs. — En 1869, ces mêmes droits s'abaissent à
263,135 francs; 1,672,595 articles sont engagés, dont 387,0/|8
par les commissionnaires qui, sur 3Zi,/i53,860 francs représentant
la' somme générale du prêt, n'entrent que dans la proportion de
9,717,722 francs. L'écart entre les dioits de 1856 et ceux de 1869
constitue un bénéfice net de 272,605 francs, resté dans la poche du
public. — Aujourd'hui il n'existe plus que quatorze bureaux de
commissionnaires; il est urgent de les remplacer promptement par
des bureaux auxiliaires, et c'est à quoi l'administration du mont-
de-piété doit songer.
Si par le seul fait de son action le mont-de-piété peut faire dis-
paraître ces intermédiaires onéreux, il n'en est pas de même en ce
qui concerne les commissaires-priseurs; à l'égard de ceux-ci, la loi
du 27 ventôse an ix est formelle. — « Article 4". A compter du
1*' floréal prochain, les prisées des meubles et ventes publiques aux
enchères d'effets mobiliers qui auront lieu à Paris seront faites ex-
clusivement par des commissaires-priseurs vendeurs de meubles.
— Article 2. Il est défendu à tous particuliers, à tous autres offi-
ciers publics de s'immiscer dans lesdites opérations qui se feront à
Paris. » Le texte est fort clair, et ne peut donner lieu h aucune con-
LE MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS. 337
troverse. Le mont -de-piété est donc forcé de faire faire la prisée
et les ventes par les commissaires, d'où il résulte une surcharge de
h pour 100, qui dans un espace de vingt ans, de 1850 à 1869, a
coûté au public /i,880,3i3 francs (1). Que la loi ait agi avec sa-
gesse en créant des agens privilégiés responsables qui impriment
aux ventes d'objets mobiliers une authenticité parfaite, ceci n'est
pas discutable; mais le mont-de-piété, placé directement sous la
surveillance de l'état, soumettant les actes de sa gestion au con-
trôle de la cour des comptes, ayant été institué pour prêter sur
nantissement au taux le plus bas possible, offrant des garanties
aussi sérieuses que n'importe quel établissement de crédit, doit
échapper à cette nécessité qui grève l'intérêt des emprunteurs
sans aucun profit pour eux. Il faut que le mont-de-piété soit re-
connu apte à opérer lui-même la prisée et la vente; il le fera à
ses risques et périls, par ses propres employés, qui sont passés
maîtres en l'art de l'appréciation. Ce sera pour lui un surcroît de
travail et de responsabilité; mais il en retirera un bénéfice moral
qui a bien son importance, s'il aide au soulagement de la partie
nécessiteuse de la population de Paris.
On ferait bien aussi de rapporter le décret impérial du 12 août
1863; il n'a aucune raison d'être, car on n'en respecte que la lettre,
et l'on sait en fausser resprii;. Le chef-lieu et les succursales ne
peuvent faire aucun prêt dépassant 10,000 francs; les bureaux auxi-
liaires sont limités à un maximum de 500. 11 est facile de deviner
ce qui se passe. On apporte un lot de diamans qui vaut 50,000 fr.;
on le divise en cinq nantissemens distincts, qui sont engagés suc-
cessivement, séance tenante, au même guichet. Puisqu'il est aisé
d'éluder les prescriptions de la loi, puisque chacun y prête la main,
puisque le commissaire-priseur, l'emprunteur, le mont-de-piété,
sont d'accord pour tourner la difficulté, que le seul résultat du dé-
cret est de faire libeller un plus grand nombre de paperasses, pour-
quoi ne pas revenir tout simplement aux usages qui ne détermi-
naient aucune réserve au prêt consenti?
Lorsque l'on discuta la loi de 1851, l'intention évidente des lé-
gislateurs était d'affranchir le mont-de-piété et de lui donner une
existence indépendante; cela ressort de l'article 5. — «Les monts-
de-piété conserveront en tout ou partie, et dans les limites déter-
minées par le décret d'institution, leurs excédans de recette pour
formel' ou accroître leur dotation. Lorsque la dotation suffira tant à
couvrir les frais généraux qu'à abaisser l'intérêt au taux légal de
(1) La somme intégrale est de 5,539,581 fr.; mais il convient d'ea déduire 653,268 fr.
versés par les commissaircs-priseurs pour erreur d'évaluation.
TOME cm. — 1873. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
5 pour 100, les excédans de recettes seront attribués aux hospices
ou autres établissemens de bienfaisance. » — C'était parler d'or et
dénouer d'une façon aussi libérale qu'intelligente une situation
réellement fausse et pénible; mais, par une contradiction qu'il est
bien difficile de s'expliquer, l'article 9 détruit radicalement l'ar-
ticle 5. — « Les dispositions du titre 1" seront immédiatement ap-
plicables à ceux des monts-de-piété existans qui ont été fondés
comme établissemens distincts de tous les autres. » — Or le mont-
de-piété de Paris n'est point « distinct » des hospices, auxquels il
appartient : il recommença donc à être le gagne -petit de l'assis-
tance publique.
Cette question reviendra prochainement devant l'assemblée na-
tionale, qui le 31 mai 1872 a été saisie d'un nouveau projet de loi
destinée à remplacer les prescriptions illusoires de 1851. Il faudra
se garder alors de retomber dans la même faute, n'avoir exclu-
sivement en vue que l'intérêt de l'emprunteur, et, tout en mainte-
nant le mont-de-piété sous la direction hiérarchique de la préfec-
ture de la Seine et du ministère de l'intérieur, l'affranchir une
fois pour toutes et de la suzeraineté des hospices, qui Tempêchent
de capitaliser son épargne, et de l'obligation d'avoir recours aux
commissaires-priseurs, dont l'inutile intervention augmente le taux
d'un intérêt déjà fort lourd. Moralement, il est au moins étrange
que les nécessiteux fournissent aux besoins des indigens; matériel-
lement on doit rechercher tous les moyens pratiques de dégrever le
prêt. Si le mont-de-piété de Paris voyait tomber ainsi les entraves
qui le paralysent trop souvent, il pourrait alors bâtir les quatre
succursales qui lui manquent pour obéir aux injonctions du décret
constitutif de l'an xii, remplacer les commissionnaires par des bu-
reaux administratifs, et, supprimant les droits de manutention et
de garde qui exhaussent l'intérêt exigé jusqu'au taux usuraire de
9 pour 100, ne plus offrir cette anomalie au moins singulière d'un
établissement public toujours en contradiction flagrante avec la
loi(l).
Maxime Du Camp.
(1) Loi du 3 septembre 1807 : « Article l'''. L'intérêt conventionnel ne pourra '
excéder en matière civile 5 pour 100, ni en matière commerciale 6 pour 100, le tout
sans retenue. — Art. 2. L'intérêt légal sera, en matière civile, de 5 pour 100, et en
matière de commerce de C pour 100, sans retenue. »
LES
SUSSIONS EXTERIEURES
DE LA MARINE
III.
LA STATION DU LEVANT.
IL
LES TROUBLES DE SMYRNE. — LE PACHA DE CÉSARÉE.
L'AMIRAL HALGAN (1).
I.
Il était dans la destinée de l'empire ottoman d'être toujours sur-
pris par les insurrections. La doctrine du fatalisme exclut nécessai-
rement l'idée d'une police vigilante, et les Turcs sont tout à la fois
une race violente et une race paresseuse. Le secret des Grecs avait
été bien gardé. Quelques soulèvemens partiels indiquèrent l'ap-
proche de la crise dès la fin du mois de mars 1821; le 2 avril, le
soulèvement était général. Les propriétaires timariotes (2) sévirent
subitement attaqués et attaqués sur tous les points à la fois; ils furent
frappés sans merci, dépouillés sans remords. En moins d'un mois,
une population de 20,000 âmes, dispersée dans les campagnes de
la Grèce, avait disparu. L'extermination, assure-t-on, fut prémédi-
tée; elle entrait dans les plans et dans les calculs de l'bétairie.
(1) Voyez la Bévue du 15 décembre 1872.
(2) Soldat turc auquel le sultan a fait une concess ion de terres qui entraîne cer-
taines charges militaires.
40 REVUE DES DEUX MONDES.
Hommes, femmes, enfans, l'éruption du volcan n'avait rien épar-
gné. Trois mille fermes au moins étaient réduites en cendres, des
villages naguère florissans n'offraient plus que des monceaux de
ruines, et sur ces débris les klephtes agenouillés unissaient leurs
voix à celle des popes pour célébrer un si rapide et si complet
triomphe. Quelques familles turques avaient échappé par la fuite
au massacre; elles trouvèrent un refuge à Tripolitza et dans les
forteresses du littoral. Encore incapables d'affronter leurs ennemis
en plaine, les Grecs se bornèrent à cerner ceux qu'ils n'avaient pas
i'éussi à surprendre. Ils se rassemblèrent sur les hauteurs et atten-
dirent patiemment que la faim leur livrât de nouvelles victimes.
Dans cet âge de barbarie que les poètes seuls ont le droit de re-
gretter, les vêpres grecques ont un précédent, les vêpres sici-
liennes; mais à l'époque historique où nous sommes arrivés on ne
trouvera que les noirs de Saint-Domingue et les musulmans du
Bengale qui aient poursuivi la domination étrangère avec cette fu-
reur implacable.
En tout pays, de semblables excès eussent amené de sanglantes
représailles; en Turquie, ils devaient nécessairement raviver la fé-
rocité d'un peuple qui s'est toujours montré impitoyable, parce
que ses croyances, non moins que son tempérament, le rendent in-
sensible au spectacle des souffrances humaines. Les cruautés juri-
diques ordonnées par le sultan Mahmoud, les désordres que son
gouvernement toléra, lui ont valu, de la part des Grecs, le sur-
nom de boucher. On a cru qu'il avait le goût du sang, et qu'il
devait savourer avec un secret plaisir les vengeances dont il don-
nait l'affreux spectacle à ses sujets. Frère et cousin de souverains
étranglés, Mahmoud n'avait que le sentiment de sa conservation;
il n'obéissait qu'à l'instinct de son impuissance. L'autorité des
princes ottomans n'a jamais été aussi absolue que les formes asia-
tiques dont elle s'enveloppait pouvaient le faire croire. Ce despote,
que la diplomatie ne voyait qu'environné de pompe et de terreur,
sur les droits duquel l'Europe se faisait de si singulières illusions,
n'était en réalité que l'instrument aveugle, l'esclave docile et trem-
blant des passions de son peuple. Ses décisions les plus solennelles
devaient être soumises à la sanction du mufti. Elles seraient res-
tées sans vertu, si un fctva ne les eût déclarées conformes aux
prescriptions du Coran. La même corporation avait concentré dans
ses mains les fonctions du prêtre et celles du magistrat. Exagérant
le rôle de nos anciens parlemens, elle pesait à la fois sur la poli-
tique extérieure et sur l'administration intérieure de l'état. Yis-à-
vis des fantaisies impérieuses du souverain, son chef, le grand
mufti ou cheik-ul- islam, aurait eu plus qu'un droit d'enregistre-
ment, il aurait exercé un droit de contrôle. Les premiers massacres
LA STATION BU LEVANT. 341
dont on eut connaissance à Constantinople furent ceux de lassi et
de Galatz, accomplis en Moldavie le 5 mars 1821. Le peuple à l'in-
stant s'émut; le divan s'assembla, et on commença d'agiter au sein
du conseil l'éternel projet d'exterminer toute la population grecque.
Le mufti consulta le livre sacré. « 11 ne vous est point permis,
dit-il, de verser le sang de l'innocent et de confondre sa cause avec
celle du coupable. » Le divan s'inclina, mais le clergé et la ville
murmurèrent. L'irritation croissant avec les nouvelles désastreuses
qui arrivaient chaque jour des provinces, la sentence du cheik-
ul-islam fut respectée; le cheik-ul-islara lui-même fut déposé et
banni. Quelques jours après, les persécutions commencèrent.
Le 16 avril, le drogman de la Porte, Mourousi, fut exécuté dans
son costume officiel. Plusieurs Grecs de distinction eurent le même
sort. Le 22 avril, le patriarche Gregorios fut conduit au supplice. A
minuit, le prélat, entouré de son clergé, célébrait dans la cathédrale
le service du dimanche de Pâques; au point du jour, il était pendu
à la porte de sa demeure. Le corps du patriarche resta ainsi exposé
pendant trois fois vingt-quatre heures; les Turcs le livrèrent ensuite
aux Juifs, qui le traînèrent ignominieusement dans les rues et l'al-
lèrent jeter, comme un animal immonde, à la mer. Frappés de ter-
reur, les Grecs ne bougèrent pas. Le soir même de l'exécution, le
grand-vizir parcourut les rues du Phanar, accompagné d'un simple
tchaous.
Ce ne fut pas une révolution grecque, ce fut une émeute turque
qui, sous l'impression causée par ce meurtre, faillit éclater à Con-
stantinople. On ne satisfait pas avec quelques gouttes de sang la
passion populaire, on l'excite. Tremblant pour sa propre vie, le sul-
tan dut céder aux exigences d'un clergé et d'une soldatesque fana-
tiques. Il leur abandonna les quartiers de la capitale et les villages
qu'habitaient les chrétiens. Pendant trois semaines, des bandes de
la plus basse populace, guidées par les janissaires et par les agens
de l'uléma, parcoururent la ville et les environs du Bosphore, pil-
lant et égorgeant les raïas. A Andrinople, à Salonique, à Ces, à
Rhodes, en Crète, à Chypre, partout où il y avait des Grecs, on eut
à signaler de semblables violences ; à Smyrne, l'existence des Euro-
péens eux-mêmes fut en péril. Le sultan s'était cru obligé d'appeler,
dans cette crise suprême, tous les Osmanlis à la défense de k foi. 11
avait, par une proclamation que lui reprocha très vivement et très
justement la diplomatie, convié les disciples de l'islam à se réunir,
à s'armer, à vivre désormais sous la tente, comme l'avaient fait au-
trefois leurs ancêtres. Dans toute l'Asie-Mineure, des bandes à demi
sauvages répondirent à cet appeK Les milices de l'Anatolie vinrent
camper aux portes de Smyrne. C'était un contingent tout trouvé
pour l'expédition que l'on préparait dans ce port contre les rebelles
342
REVUE DES DEUX MONDES,
du Péloponèse; 3,000 hommes furent immédiatement embarqués
sur des bâtimens de commerce , dont on confia l'escorte à un brick
algérien. Des corsaires grecs furent malheureusement signalés à
l'entrée du golfe. Il n'en fallut pas davantage pour que les troupes
qui allaient fah'e voiles demandassent à être remises à terre. Leurs
chefs eurent la faiblesse de les laisser débarquer, et ces soldats
étrangers furent bientôt les maîtres dans la ville. C'en était fait de
la communauté grecque, peut-être même de la colonie franque,
s'il n'y eût eu à Smyrne un consul de France énergique et une sta-
tion française. Celte station, placée sous les ordres du capitaine de
frégate Lenormant de Kergrist, était peu considérable; elle ne se
composait que de deux bâtimens, la corvette VEcho et la gabare la
Lionne. Le dévoûment du consul- général de France, M. David, et
la vigoureuse attitude des officiers dont il invoqua le concours sup-
pléèrent à l'insuffisance de nos forces. « Le capitaine de Kergrist,
écrivait quelques mois plus tard le contre-amiral Halgan, a sauvé
par sa fermeté une population tout entière. » — « Le sang-froicl, le
caractère plein de dignité et de grandeur déployés par M. le con-
sul-général de France, écrivait de son côté le capitaine de Kergrist,
m'ont pénétré d'admiration. »
Le 15 avril, un courrier arriva de Constantinople. Les bruits les
plus alartnans circulèrent aussitôt. Les Grecs crurent que les auto-
rités ottomanes avaient reçu contre eux un firman foudroyant.
Quelques coups de fusil tirés par des galîondjis leur parurent le
signal du massacre; ils se précipitèrent en foule vers le bord de la
mer. De leur côté, les Turcs, à la vue de ce tumulte, s'imaginèrent
que les Grecs venaient de se révolter; ils coururent aux armes.
Pendant ce temps, les femmes et les enfans, s'écbappant des mai-
sons turques aussi bien que des maisons grecques, fuyaient de
toutes parts, affolés, éperdus. La terreur générale s'étendit jus-
qu'aux Francs; les uns s'enfermaient dans leurs magasins voûtés,
les autres allaient demander asile à quelque navire européen. Bien-
tôt heureusement, les Francs et les Turcs revinrent de leur pa-
nique; quant aux Grecs, ils continuèrent à s'embarquer et à fuir.
Ceux qui ne purent trouver place sur les bâtimens étrangers, ou
qui ne réussirent pas à gagner le large sur quelque bateau du pays,
demeurèrent entassés avec leurs familles dans les embarcations
mêmes qui les avaient transportés en rade. Fort émues de cette si-
tuation, les autorités de Smyrne s'assemblèrent et tinrent un grand
divan. Les consuls furent invités à y assister. Le mollah prit le
premier la parole. « Le refuge, dit-il, que les raïas trouvent sur les
bâtimens des Francs les encourage à déserter leurs maisons et à
s'abandonner à de vaines frayeurs. Ces embarquemens continuels
font murmurer le peuple. Je demande formellement qu'on oblige
LA STATION DU LEVANT. 343
les raïas à débarquer des navires européens. » Le moiisselim, l'ayan-
bachi, le serdar des janissaires, appuyèrent avec énergie cette
demande. Le consul- général de France se chargea d'y répondre.
M. David avait longtemps résidé en Bosnie; il connaissait à fond le
caractère des Tares, et parlait avec facilité leur langue. Son expé-
rience, son ascendant personnel, son courage et plus encore le rôle
qu'une tradition presque indélébile continuait de nous attribuer dans
le Levant, devaient faire de cet agent français, tant que durèrent
les troubles, l'inspirateur des démarches communes, le conseil et
l'appui de tous les Européens, le chef incontesté du corps consu-
laire. M. David promit de renvoyer les raïas à terre, mais il ne s'en-
gagea pas à leur fermer l'entrée des consulats. Les représentans
des puissances résidant à Constantinople avaient pris vis-à-vis de
la Porte l'engagement de ne favoriser sous aucun prétexte l'émi-
gration des sujets du sultan; ils n'avaient pas aliéné le droit le plus
précieux, le plus sacré aux yeux du musulman, celui d'accorder
rhospitahtô au malheur.
Les Grecs débarquèrent dans la soirée même; mais ce fut pour
inonder les magasins des Francs, les cours des deux églises, le
vaste enclos du consulat de France, l'enceinte du consulat d'An-
gleterre. Aucun d'eux ne se serait aventuré à rentrer dans sa de-
meure. Les troupes débarquées, les janissaires, les bouchers can-
diotes, de toutes les corporations turques la plus féroce et la plus
redoutée, les soldats et les vagabonds, formant un horrible pêle-
mêle, avaient envahi, la menace et l'injure à la bouche, le quartier
grec et le quartier franc. Six Ragusais péchaient non loin du quai;
ils furent saisis et amenés au mousselim. Trois furent tués sous ses
yeux, en dépit de ses cris, sans égard pour ses protestations; trois
autres, couverts de blessures, furent sauvés parla garde et conduits
en prison. Le consul d'Autriche, vieillard octogénaire, s'était em-
pressé de les aller réclamer. « Si j'essayais de vous livrer ces mal-
heureux, lui répondit le mousselim, je ne ferais que les jeter en pâ-
ture au peuple. Laissez-les où ils sont. Croyez-moi, c'est encore le
plus sûr moyen de sauver leur vie. » Pendant plusieurs jours, les
assassinats ne cessèrent pas dans Smyrne. Le fanatisme musulman
ne s'arrêtait pas à choisir ses victimes : tout infidèle rencontré dans
les rues, qu'il fût Franc ou raïa, était égorgé; les négocians les
plus respectables se virent menacés de mort jusque dans leurs mai-
sons ; la consternation était à son comble. Le commandant en chef
des troupes asiatiques, Hassan, pacha de Césarée, fit annoncer le
15 mai aux autorités locales qu'il allait enfin quitter son camp et
venir étabhr sa résidence dans la ville. Cette nouvelle remplit de
joie le mousselim. Les consuls le pressaient tous les jours de prendre
des mesures sévères pour rétablir l'ordre. « 11 ne faut pas trop ti-
344 REVUE DES DEUX MONDES.
rer la corde, répondait ce fonctionnaire prudent; si on ne la ména-
geait pas, la corde pourrait rompre. Puisque les Grecs ne font au-
cun quartier aux Turcs, pourquoi nous mettrions-nous en peine de
défendre ici les Grecs? » — Il lui suffit d'apprendre que la respon-
sabilité allait passer à une autorité supérieure pour donner accès
dans son âme à de moins rigoureux sentimens. « Que le pacha, dit-
il au consul de France, fasse seulement retirer ses troupes; je me
charge d'avoir raison des turbulens du pays. » Vaine bravade, qui
témoignait du moins d'un remords secret et de la satisfaction qu'eût
éprouvée ce malheureux Turc à pouvoir triompher de sa propre
faiblesse !
II.
C'était un très grand personnage que le pacha Hassan, un pacha
à trois queues, un vizir, investi, comme tous les fonctionnaires de
ce rang, du droit de vie et de mort. Les consuls lui envoyèrent une
députation. Hassan se montra fort étonné de ce qui se passait à
Smyrne. — Il allait y mettre bon ordre, et dès ce moment il se por-
tait garant de la sûreté des Européens. — « Puisse cet homme de
bien, se disaient entre eux les consuls, demeurer parmi nous jus-
qu'à la fm de la rébellion! Il ne faut pas moins qu'une autorité
comme la sienne pour contenir une grande population dont une
moitié veut égorger l'autre. » Pendant une audience assez longue,
l'affabilité du pacha ne se démentit pas un instant. Les consuls se
confondaient en remercîmens. — « C'est Dieu qui vous a envoyé ici
tout exprès, au moment du plus grand danger. Vous avez été le
sauveur de Smyrne. — Je ne suis que le moindre des esclaves du
sultan, repartit modestement le vizir, un simple passager traver-
sant cette ville; mais il est dans l'essence des pouvoirs qu'a daigné
me confier sa hautesse de mettre un terme aux troubles partout où
s'exercent mes prérogatives. Si je m'apercevais qu'on voulût élu-
der mes ordres, je ceindrais mon sabre et j'irais les faire exécuter
moi-même. D'un côté, j'offrirais mes bonnes grâces; de l'autre,...
la mort. » — Des remercîmens eussent été insuffisans pour recon-
naître dignement d'aussi bonnes paroles. Le lendemain, suivant la
coutume orientale, le pacha recevait le présent des consuls. Il y en
avait un de moindre valeur pour le kiaya-bey et quelques coupons
d'étoffe pour les principaux officiers.
Le pacha parut très sensible à cette attention. On ne tarda pas
cependant à recevoir certaines informations qui s'accordaient assez
mal avec ses promesses. Les imans etles-derviches visitaient toutes
les nuits les corps- de- garde et les caravansérails. Ils y prêchaient
la destruction de tous les infidèles « sans distinction. » Il fallait, di-
LA STATION DU LEVANT. 3/i[5
saient-ils, « offrir ce sacrifice à Dieu dès les premiers jours du ra-
mazan. » Pour la première fois aux menaces de meurtre, les Turcs
joignaient des menaces d'incendie. L'incendie est un mal endé-
mique dans les pays ottomans. Les familles européennes deman-
dèrent à grands cris à s'embarquer. M. David prévint le pacha de
Gésarée qu'il allait faire approcher du rivage les bâtimens du roi.
« Je connais les désordres dont vous vous plaignez, répondit tran-
quillement le vizir; j'en ai puni les auteurs par les marques de mon
indignation. Allez, leur ai-je dit, vous n'êtes pas de vrais janis-
saires ! Je ne reconnais pour tels que ceux qui respectent les ordres
du sultan et l'autorité de ses vizirs. Je les ai ainsi congédiés, et déjà
ils me font demander leur pardon. Les désordres n'iront pas plus
loin. L'édifice était ébranlé, mais j'en ai sondé les fondemens. Soyez
tranquille, la maison ne s'écroulera pas. »
Dans les premiers jours du mois de juin, tout avait en effet repris
l'aspect de la tranquillité; mais personne ne se fiait à ce calme ap-
parent. On savait trop bien à Smyrne que « le peuple turc est un
peuple silencieux et dissimulé, qui prépare de loin ses projets et
qui y persévère. » Le départ d'un bâtiment grec naviguant sous
pavillon russe servit de prétexte aux perturbateurs, et vint tout re-
mettre en question.
Un château-fort dont le mur extérieur a le pied dans la mer com-
mande l'étroite entrée du golfe de Smyrne. La garnison de ce châ-
teau s'était mutinée. Le pacha envoya le commandant de sa cavale-
rie, le delhi-bachi, pour la faire rentrer dans le devoir. Elle déclara
qu'elle ne se soumettrait pas, et qu'elle entendait ne s'en remettre
qu'à elle-même du soin d'empêcher les chrétiens d'envoyer des
vivres, des munitions et des renforts aux rebelles. Elle le dit, et elle
tint parole. Quand le navire russe voulut sortir du golfe, le canon
du château le contraignit de retourner en rade. Le bruit se répandit
sur-le-champ dans Smyrne que sans cet acte de vigueur 150 raïas,
embarqués sur le bâtiment suspect, auraient été se joindre aux
insurgés de la Morée. En moins d'une heure tous les janissaires
furent sur pied. Ils accusaient le mollah (le grand-juge), le naïb
(son lieutenant), le bach-ayan (le maire), le grand-douanier lui-
même, de s'être laissé corrompre et d'avoir favorisé le départ des
giaours. Peu satisfaite des explications qui lui furent données, le
16 juin la soldatesque mit le mollah en pièces. Elle immola du
même coup le naïb et le bach-ayan; quant au chef de la douane,
parvint à s'échapper.
Ces meurtres eurent leur effet ordinaire; loin d'assouvir la rage
des émeutiers, ils la portèrent à son comble. Ivres de sang, ces fu-
rieux se présentèrent devant le consulat de France. Près de deux
mille individus s'y étaient réfugiés. Le kavas du consulat osa s'op-
3/i6 REVUE DES DEUX MONDES.
poser seul aux efforts de cette troupe qui voulait pénétrer dans
l'enceinte consulaire. Il se plaça résolument sur le seuil de la porte.
De l'intéiieur, on cherchait à fermer les deux battans derrière lui;
les assaillans repoussaient ces battans avec le canon de leurs fu-
sils. Sur ces entrefaites apparut le consul; averti par le bruit, il
s'était empressé de revêtir son uniforme. Quand il se présenta de-
vant cette multitude effrénée, on l'accueillit par une décharge de
mousqueterie. Tirée en l'air, à la turque, cette décharge ne blessa
heureusement personne. Pendant ce temps, le pavillon du consulat
avait été amené à mi-m.ât en signe de détresse. Les bâiimens du roi
envoyèrent immédiatement à terre leurs chaloupes armées. Ce se-
cours, la ferme contenance du consul, son langage conciliant, le café
qu'il fit apporter, calmèrent à demi les janissaires. Ils consentirent à
laisser embarquer les femmes, les enfans, les vieillards et les prê-
tres. Pendant quatre heures, secondé par son drogman, M. Pierre
Maracini, par son secrétaire, M. Sommaripa, le consul de France pré-
sida en personne à l'embarquement. On vit alors, — tant le cœur de
l'homme est étrange, — des Turcs soutenir d'un bras ensanglanté
les femmes toutes tremblantes dont ils venaient peut-être d'égor-
ger les maris, on les vit aider ces malheureuses à porter leurs pa-
quets, et quand les embarcations s'éloignaient près de couler bas
sous leur charge, c'étaient encore eux qui prenaient les eiifans
restés sur le rivage pour les remettre aux bras tendus des mères.
On craignait beaucoup que les Turcs ne se portassent pendant la
nuit à quelque violence; mais la nuit fut remplie par les repas et
par les prières du ramazan. En général, les Turcs ne font leurs ex-
péditions que de jour. « La nuit est encore sacrée aujourd'hui en
Asie, comme elle l'était du temps d'Homère. »
Que faisait pendant ce temps le pacha de Gésarée, ce pacha qui
avait si bien sondé les fondemens de l'édifice? « Renfermé dans sa
maison, nous dit le rapport officiel de M. David, il n'osait pas
même la parcourir. » Le mousselim s'était caché. Le serdar seul se
montrait encore, mais on lui avait mis deux fois le pistolet sur la
poitrine. Toutes les autorités étaient muettes ou n'existaient plus.
Le 18 juin, les consuls étrangers s'embarquèrent avec leurs familles
et leurs nationaux. Les bâtimens de guerre anglais et français qui
se trouvaient en ce moment sur rade, YEcho et la Lionne, com-
mandés par le capitaine de frégate de Kergrist et le lieutenant de
vaisseau Robert, la Mcdina, sous les ordres du capitaine Hawkins,
de la marine britannique, vinrent s'embosser le long des quais de
la ville franque. Cette fuite de tous les Européens, la clôture des
consulats, le rapprochement des corvettes, le sentiment de frayeur
qu'inspira aux femmes turques la vue des deux bâtimens français,
qui à l'entrée de la nuit illuminèrent leurs sabords, tout cet appa-
LA. STATION DU LEVANT. 3Û7
reil « d(^plorable et terrible » fit reculer les malveillans. Les soldats
se bornèrent à piller quelques maisons grecques et à égorger les
malheureux que la fatalité plaça sur leur passage.
Les janissaires avaient remplacé le mollah , le naïb et le bach-
ayan ; ils avaient également choisi de nouveaux chefs pour leurs
régimens. Le serdar, seule autorité qu'ils n'eussent pas renversée,
se mit en relations avec les consuls; il s'engageait à rétablir l'ordre,
si l'on consentait cà laisser visiter par les nouveaux chefs des janis-
saires le bâtiment dont le départ avait occasionné tout ce tumulte.
Le consul de Russie, M. Destunis, céda aux instances de ses collè-
gues. Les Turcs firent eux-mêmes l'appel des passagers sur la pré-
sentation des passeports. Ils crurent reconnaître pour raïas une
ceniaine d'hommes et une cinquantaine de femmes et d'enfans;
mais le consul de sa majesté britannique, M. Werry, parvint à les
convaincre que « tous ces gens-là, provenant des sept îles, ainsi
que le constatait leur passeport, ne pouvaient être considérés
comme sujets du sultan, puisqu'ils appartenaient au roi d'Angle-
terre. » Cette explication trouva grâce devant la soldatesque, flattée
dans son orgueil par la condescendance qu'on lui avait montrée.
Les janissaires déclarèrent que désormais la tranquillité ne serait
plus troublée; ils demandaient en retour que le consul de France
donnât l'exemple de la confiance et fit descendre à terre sa famille
et ses nationaux. M. David ne mit qu'une condition à son consente-
ment : il exigea que les engagemens pris fussent ratifiés en présence
de tous les consuls réunis et sous la garantie de toutes les autorités
assemblées. Le soir même, le serdar, le mousselim et quelques
autres personnages de marque étaient cqnvoqués chez le pacha. Le
corps consulaire fut introduit. « Que voulez-vous? » demanda Hassan
d'un ton sec.
Le consul de France prit la parole. « On a manqué trois fois
aux promesses qu'on nous avait faites, dit-il. Nous ne venons pas,
comme des enfans crédules, réclamer la répétition de ces vains en-
gagemens. 11 nous faut des garanties plus sérieuses. Nous désirons
que les nouveaux odgiaklis prêtent entre les mains du représentant
de leur souverain le serment de maintenir l'ordre public et de pu-
nir quiconque essaierait de le troubler.
— Vous avez entendu, dit alors le pacha, s'adressant aux chefs
silencieusement rangés en face de lui. Les odgiaklis avaient retiré
leurs promesses, parce qu'on leur avait donné des sujets de plainte
qui aujourd'hui n'existent plus. Promettons-nous aux consuls de
maintenir la tranquillité dans Smyrne?
— Oui, seigneur, répondirent à la fois tous les janissaires en
portant la main à leur front.
348 REVUE DES DEUX MONDES.
— Promettons- nous de punir quiconque se livrerait à des vio-
lences illégales?
— Oui, seigneur.
— Promettons-nous de maintenir parmi les janissaires la disci-
pline et l'honneur militaire?
— Oui, seigneur.
— Promettons-nous de faire respecter les Francs, sujets des rois
amis de notre magnifique sultan?
— Oui, seigneur.
— De protéger les raïas tant que la Porte n'aura pas ordonné
leur châtiment ?
— Oui, seigneur.
— En échange des promesses qui viennent d'être faites, ajouta
le pacha, nous demandons à notre tour aux consuls de renvoyer
dans leurs habitations les raïas qui se sont réfugiés dans les mai-
sons des Francs.
— Nous y consentons, répondit le consul de France, après avoir
pris l'avis de ses collègues; mais, pour que ces familles tremblantes
regagnent leur domicile avec quelque confiance, il est nécessaire
qu'une proclamation les rassure.
— Des proclamations! répliqua vivement le pacha. Les raïas y
croyaient autrefois ! Aujourd'hui ils n'écoutent plus le crieur public.
J'ai chargé leur archevêque et leurs primats de les engager à ren-
trer dans leurs demeures. Ces exhortations auront plus d'effet que
toutes mes paroles. »
Ainsi finit cette cérémonie des promesses. En d'autres temps,
l'engagement eût été tenu pour sacré ; mais les sermens des Turcs
n'avaient plus de valeur. Triste effet et symptôme infaillible de leur
décadence morale 1
La garnison du château ne s'était pas seulement arrogé le droit
de ne laisser sortir aucun bâtiment sans l'avoir préalablement sou-
mis à la visite, elle retenait en dehors de la passe les navires de
guerre qui se présentaient pour entrer en rade. On s'était résigné
à Subir cette exigence, tenant avant tout à ne fournir aucun pré-
texte au désordre; mais le consul de France et le consul d'Angle-
terre s'en plaignaient avec amertume. « Prenez garde, disaient-ils
au pacha. Un pareil acte est regardé par toutes les nations comme
un commencement d'hostilités. Que dira le grand-seigneur quand
il saura que vous l'avez mis dans une fausse position vis-à-yis de
deux grandes puissances? Il ne pourra s'en prendre qu'à vous du
refroidissement de leur amitié. — Mes amis, répondait Hassan, je
vais vous parler à cœur ouvert. Je sens très bien la vérité de ce
que vous me dites; mais je ne suis plus ici le maître. Si j'admets
LA STATION DU LEVANT. 349
un seul bâtiment de plus, je suis à. l'instant immolé. De misérables
Juifs ont mis dans l'esprit de la populace des soupçons extravagans.
Il n'est pas en mon pouvoir d'éclairer ce peuple abusé; le tenter
seulement serait m'exposer à toutes ses fureurs. »
Le 8 juillet, le consul de France s'était de nouveau rendu chez
le pacha. Les gabares la Nantaise, la Lamproie, la Chevrette et la
Truite, la flûte le Golo, la goélette Y Estafette, la corvette de charge
la Bonite, la frégate la Jeanne d'Arc, commandée par M. le vicomte
de La Mellerie, s'étaient vu successivement refuser l'entrée de la
rade. M. David insistait pour qu'on levât enfin cette interdic-
tion. « Que voulez-vous? lui disait avec une apparente bonhomie
l'artificieux pacha de Césarée, on se souvient encore à Smyrne de
l'expédition d'Egypte. » L'ambassade de France à Constantinople
avait été avertie de ces difficultés. M. le vicomte de Viella, qui
remplissait les fonctions de chargé d'affaires depuis le départ de
M. le marquis de Rivière, rappelé en France au mois d'octobre
1820, s'était mis immédiatement en campagne. Un firman de la
Porte avait prescrit au pacha « de veiller soigneusement à la sûreté
des Francs. » L'ambassadeur d'Angleterre obtenait pour le môme
objet une lettre du grand-mufti. Le pacha restait sourd à toutes
ces démarches. Pour lui, il n'y avait qu'un moyen de protéger les
Francs : c'était de contenter les Turcs. Voulait- on voir se renouveler
les scènes déplorables qui avaient jeté le trouble et le deuil dans
Smyrne, on n'avait qu'à donner l'ordre aux navires français de
forcer l'entrée de la rade.
Pendant que le consul et le pacha discutaient ainsi avec véhé-
mence, deux lettres arrivèrent au palais, venant toutes deux du
château de mer. L'une, confiée à un reis algérien, avait été écrite
par le disdar (commandant du château) et était adressée au pacha;
l'autre avait été apportée au consul par un officier de la Jeanne
d'Arc. Les deux messagers furent introduits en même temps et
s'expliquèrent avec une égale chaleur. L'affaire qui les amenait à
Smyrne était des plus graves. Jamais il ne s'en présenta où les
droits imprescriptibles de l'humanité eussent plus de peine à se
mettre d'accord avec les exigences du droit des gens. Voici en
quelques mots de quel incident il s'agissait. Un bâtiment sarde,
commandé par un capitaine esclavon, le capitaine Zibilich, avait
été mouiller à l'embouchure de l'Hermus. Là, pendant plusieurs
jours, il avait embarqué à son bord des raïas fugitifs. C'était une
spéculation interdite sous les peines les plus sévères à tous les na-
vires de commerce. Aux termes de la convention diplomatique con-
clue à Constantinople, le bâtiment qui s'y livrait ne s'exposait à rien
moins qu'à être séquestré. Découvert à son mouillage suspect par
350 REVUE DES DEUX MONDES.
une goélette algérienne, le capitaine sarcle n'évita la capture qu'en
allant se réfugier sous le canon des bâtimens français. Étions-nous
fondés à lui maintenir notre protection? Le débat fut vif, mais en
présence d'un texte trop formel il fallut bien céder. Les Turcs fu-
rent autorisés à exercer leur droit de séquestre. « Ils célébrèrent
cette prise comme un éclatant triomphe, et il fut tiré, à l'entrée du
brick sarde dans la rade, plus de coups de canon qu'on n'en eût tiré
en France ou en Angleterre pour la capture de toute une escadre. »
Le pacha promettait la plus grande indulgence. « Il avait, disait-il,
quatre firmans successifs qui prononçaient la peine de mort contre
tout raïa arrêté dans sa fuite. Par égard pour la protection de la
France, dont ces criminels avaient joui un instant, il leur laisserait
la vie ; il leur épargnerait même les rigueurs de la prison, et se
contenterait de les distribuer dans des maisons turques. »
Ces paroles étaient-elles sincères? On avait tout sujet de le
croire après les ordres venus de Gonstantinople. Le mufti n'avait
pas seulement recommandé au pacha d'assurer par tous les moyens
possibles la tranquillité des Francs : il l'avait engagé aussi à user
de son influence en faveur de ces pauvres raïas « qui vivaient de
leur travail et de leur industrie. » Il semblait donc que des disposi-
tions plus clémentes fussent à la veille de prévaloir dans les conseils
de la Porte; mais ce n'était pas le sultan ou ses conseillers qu'il eût
fallu convaincre, c'eût été ce peuple fanatique que de nouveaux
malheurs et de nouvelles humiliations venaient à chaque instant
aigrir. Le 26 juillet, le courrier de Gonstantinople arriva de grand
matin; il apportait à Sniyrne l'annonce du départ du ministre russe,
le baron Strogonof. La guerre avec la Russie semblait imminente;
il avait fallu renforcer les garnisons des forteresses du Danube, me-
nacées par des concentrations de troupes en Bessarabie. Le pacha
d'Acre était en rébellion; les Druses avaient pris les armes, les cités
saintes de La Mecque et de Médine étaient de nouveau inquiétées
par les Wahabites; le sultan avait dû déclarer la guerre au shah de
Perse, qui ne cessait de faire des incursions dans les provinces orien-
tales de l'empire. C'en était trop pour la populace de Smyrne. Elle
s'ameute et se porte en foule vers les abords du palais. Un sultan en
pareille occurrence eût jeté par-dessus les murs du sérail la tête de
son vizir. Le pacha n'hésita pas un seul instant à sauver sa vie en
prenant celle des infidèles. Le peuple et ses propres soldats, depuis
quelque temps, l'accusaient de tiédeur; il voulut donner un san-
glant démenti à ce bruit fâcheux. Le capitaine Zibilich était retenu
en prison avec tous les hommes de son équipage. Le pacha les en
fait sortir; on garrotte ces malheureux, on les livre au bourreau,
et sur le marché public on leur coupe la tête. Deux matelots es-
LA. STATION DU LEVANT. S 51
saient de s'échapper, ils sont massacrés par la populace. Hassan-
Pacha avait promis de traiter les marins sardes comme ses hôtes.
((Son hospitalité, écrivait M. David transporté d'indignation, presque
fou de douleur, a été l'hospitalité de Polyphème. » Les Grecs dont la
tentative d'évasion avait été la cause première de ce drame sinistre
ne pouvaient, quand les Européens étaient ainsi frappés, espérer
de la pitié des Turcs un sort moins rigoureux. Le pacha les fit
égorger dans les journées du 27 et du 28 juillet. Ces infortunés
reçurent du moins la sépulture; les Européens avaient eu l'horrible
distinction d'être livrés aux Juifs et jetés comme des chiens dans
les flots.
Cette dernière infamie fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase.
A dater de ce jour, les agens européens comprirent qu'il n'y avait
plus, avec des autorités aussi faibles que perfides, de ménagemens
diplomatiques à garder. L'appareil de la force pouvait seul conte-
nir les passions de la foule, intimider le mauvais vouloir des vizirs,
rendre la sécurité et la paix à une ville où depuis trois mois régnait
la terreur. Le 28 juillet à midi, la frégate la Guerrière, portant le
pavillon du conire-amiral Halgan, venait jeter l'ancre devant les
quais de Smyrne. Les gens du château avaient voulu l'arrêter par
des démonstrations hostiles; (( l'amiral leur montra le pavillon du
roi, leur cr'ia. France! et passa outre. » Le 2 août, sept bâtimens
français étaient réunis sur rade. Quels que fussent désormais les
embarras de l'empire du sultan, les succès des troupes grecques en
Morée, les triomphes obtenus par les flottes hydriotes ou par les
brûlots d'Ipsara , les Francs de Smyrne pouvaient dormir tran-
quilles; ils n'auraient plus à payer de leur sang les échecs infligés
aux armes ottomanes.
m.
Les troubles de Smyrne étaient un symptôme dont un observa-
teur intelligent ne pouvait manquer de tenir compte. Les Turcs
avaient été surpris par les insurgés; mais il eût été puéril de s'ima-
giner qu'ils allaient souscrire à l'indépendance de la Grèce avant
d'avoir mis toutes leurs ressources en œuvre et d'avoir tenté les
plus grands efforts pour triompher de la rébellion. Le reptile en-
gourdi qu'on approche d'un foyer ardent ne tarde pas à recouvrer
ses forces et à dérouler ses anneaux. L'indignation avait rendu aux
Turcs toute l'âpreté native des premiers Osmanlis ; c'était donc
une lutte à outrance qui allait s'engager entre la Turquie et la
Grèce.
Exaltés par leurs premiers succès, aspirant de tous leurs pou-
mons le giand air de la liberté, les insurgés du Magne et du Pélo-
352 REVUE DES DEUX MONDES.
ponèse avaient fait annoncer aux puissances chrétiennes , par l'or-
gane de leur chef, le bey Petro Mavro-Michali, que, dût le secours
de l'Europe leur faire faute, dût la fortune inconstante les trahir,
(( ils ne retourneraient jamais sous le joug du sultan. » Ce serment
a été tenu, mais on sait à quel prix ! L'histoire n'a pas d'exemple
d'aussi durs sacrifices, d'épreuves aussi cruelles, d'une persévé-
rance aussi longue. Ce qui a valu aux Grecs l'intérêt de tous les
nobles cœurs, la sympathie de toute âme généreuse, ce n'est pas
seulement la justice de leur cause, c'est la ténacité qu'ils ont mise
à la soutenir. Pour combattre et pour se détruire, les hommes , au
temps où nous vivons, ont besoin de deux choses : d'une organisa-
tion qui leur permette de combiner leurs efforts, et de capitaux qui
leur fournissent les moyens de les prolonger. Si l'argent a été ap-
pelé le nerf de la guerre, c'est bien moins parce qu'il faut de l'ar-
gent pour se procurer des armes que parce que sans argent on ne
saurait retenir longtemps rassemblées sous les drapeaux ces masses
humaines enlevées à l'atelier ou à la charrue, qui ne tirent plus du
sol , mais attendent d'une administration prévoyante leur subsis-
tance. Tout l'enthousiasme du monde ne saurait suppléer le pain
quotidien. C'est là un point qu'il importe de ne pas perdre de vue,
si l'on ne veut juger trop sévèrement les défaillances apparentes
des insurgés, la dispersion subite de leurs armées et de leurs
flottes, leurs alternatives de succès et de revers. L'organisation de
la Turquie était arriérée; son système financier était détestable;
la Grèce, elle, n'avait ni organisation ni finances.
Si rapide qu'eût été le déclin de l'empire, les forces que le sultan
pouvait rassembler contre l'insurrection ne laissaient pas d'être
encore excessivement redoutables pour une population sans crédit,
sans réserve métallique, n'ayant d'autre lien que sa religion et sa
langue, dispersée sur deux continens et dans deux archipels, dés-
habituée enfin par un long esclavage du métier des armes. La Tur-
quie barbare de 1821 n'avait pas les ressources et les moyens d'ac-
tion de la Turquie à demi civilisée de 185/i ; elle en avait d'autres,
dont il faut cependant tenir compte, et qu'un exposé très sommaire
fera suffisamment apprécier.
La perception des impôts, — il semble presque inutile de le rap-
peler, tant la chose est connue et presque proverbiale, — donnait
lieu en Turquie à une foule d'abus. Jamais les agens du fisc ne trou-
vèrent plus nombreuses et plus faciles occasions de fraudes; mais
l'abus financier le plus grave était celui dont le gouvernement lui-
même n'hésitait pas à se rendre coupable. Chaque fois que quelque
nécessité politique le prenait à l'improviste, le grand -seigneur,
pour sortir d'embarras, employait un de ces expédiens honteux
familiers aux souverains d'autrefois, mais qu'aurait répudiés au
LA STATION DU LEVANT. OOO
xix^ siècle la conscience des princes les moins scrupuleux : il alté-
rait le titre de ses monnaies. C'est ainsi que dès 1804 il avait fait
descendre le change de la piastre turque de 5 francs à 2 fr. 50.
Nous avons vu en 18Z|0 cette monnaie d'argent tomber au taux
du réal espagnol, 25 centimes; — en 1821 le commerce extérieur
ne l'acceptait déjà que pour la valeur intrinsèque d'un alliage où
le cuivre tendait à figurer presque seul. Diminués par l'incurie,
détournés par l'infidélité, compromis par des mesures déloyales,
les revenus du trésor public, au début des hostilités, ne dépas-
saient probablement pas le chiffre de 100 millions de francs, et
encore, sur ces 100 millions, près de 50 provenaient-ils du karatch,
impôt de capitation que supportaient seuls les chrétiens. Les finances
de l'empire, par bonheur, ne dépendaient pas uniquement du tré-
sor public. Il existait sous les voûtes du sérail une réserve précieuse,
fruit d'une longue épargne, mystérieux amas de richesses qu'ali-
mentaient des recettes distinctes, et que chaque sultan mettait son
orgueil à grossir. Cette réserve se nommait le trésoi^ privé. On n'y
puisait que dans les circonstances d'une gravité tout exception-
nelle; l'insurrection grecque constituait un de ces cas extrêmes où
les portes du dernier caveau ne pouvaient hésiter à s'ouvrir. Le
sultan était d'ailleurs fondé à compter sur les emprunts qu'il ferait
aux biens des mosquées, sur les offrandes volontaires, sur la vente
des emplois, sur les produits des amendes et des confiscations, sur
toutes les ressources en un mot qu'il eût mises à contribution pour
soutenir une guerre étrangère, qu'il pouvait à plus forte raison
évoquer quand il avait à étouffer une révolte servile et un soulève-
ment religieux.
L'argent ne manquerait donc pas au sultan Mahmoud; aurait-il
assez de soldats pour garder la ligne du Danube, pour contraindre
la Perse à la paix, pour achever la défaite d'Ali, pour faire face à la
sédition en Épire, en Morée, dans la Grèce continentale, dans les
îles, en Thessalie et en Macédoine? ComWen d'hommes, s'il faisait
appel au ban et à l'arrière-ban de l'empire, pourrait-il réunir sous
les drapeaux? iNi en 177 h, ni en 1790, la Porte n'avait pu réussir
à mettre plus de 100,000 hommes en campagne. Les relevés offi-
ciels présentaient, il est vrai, un état militaire évalué à 180,000 ca-
valiers, 15,000 canonniers et 220,000 fantassins; mais il y a tou-
jours de grands mécomptes à craindre lorsqu'on en est réduit à
faire marcher ses réserves. Ces mécomptes, il n'est pas de puis-
sance au monde qui ne les ait éprouvés; en Turquie, ils s'expliquent
sans peine par les énormes distances que les troupes convoquées
ont à parcourir. 11 n'avait jamais fallu moins de sept ou huit mois
pour rassembler une armée ottomane. Si cette armée se trouvait à
TOME cm. — 1873. 23
354 HEVUE DES DEUX MONDES.
la frontière vers la fin du mois d'août, s'il lui restait deux ou trois
mois pour combattre, le sultan pouvait être satisfait du zèle déployé
par ses timariotes et se dire que les circonstances l'avaient bien
servi.
L'organisation militaire de la Turquie n'en resta pas moins jus-
qu'à la fin du xviii^ siècle un objet d'admiration pour tout ce qui
s'occupait de guerre en Europe. Cent ans plus tard, l'impression
était différente. Ces cent années, les Turcs les avaient employées
comme Épiménide, ils s'étaient endormis, et qui n'avance pas au-
jourd'hui rétrograde. Les soldats de l'archiduc Charles, aux prises
avec les soldats de Moreau dans la Forêt-Noire, ne nous rappellent
guère les cuirassiers de Pappenheim chargeant à Lutzen les gen-
darmes de Gustave-Adolphe. Il semble au contraire que ce soit de
l'armée campée en 1821 sous les murs de Janina qu'il s'agisse,
quand on nous parle en 1637 « de ces gens de cheval, les spahis,
qui portent la lance, la masse d'armes et le cimeterre, » ou de
« ces troupes combattant à pied, armées de mousquets et d'arque-
buses incrustées de nacre, » qui se bornent à tirer « le coup du
logis, » et immédiatement après « mettent le sabre à la main. »
Cette organisation, fort insuffisante pour se mesurer avec des troupes
russes ou avec des troupes allemandes, était cependant, il faut bien
le reconnaître, mieux appropriée à une guerre dans laquelle on ne
devait rencontrer que des bergers, des klephtes ou des armatoles.
La discipline avait faibli sans doute en Turquie. La discipline ne
se soutient dans les armées que par l'habitude de la victoire. Ce-
pendant si les grands-vizirs de 1668 et de 1715 avaient été soudain
rappelés à la vie, ils auraient encore reconnu leurs troupes. Le sol-
dat turc était toujours sobre, ne mangeant que du biscuit et des
oignons, ne buvant que de l'eau. Les janissaires, au nombre de
110,000 environ, n'auraient peut-être plus escaladé avec la même
audace les murs de l'Acro-Corinthe; mais les Albanais, les Bos-
niaques, les Croates, étaient toujours les vaillans soldats qu'on
avait vus, au xvii® siècle, inspirant l'admiration « aux vieux gen-
darmes wallons habitués depuis trente ans aux guerres de Hon-
grie et des Pays-Bas. » Les chevaux se contentaient de l'herbe
qu'ils trouvaient à paître et d'un peu d'orge qu'on leur donnait de
deux jours l'un. Les bagages n'avaient pas cessé d'encombrer les
routes et de ralentir les mouvemens de l'armée. On comptait en-
core en 1821, comme en 1637, un cheval de bât pour 10 hommes,
un chameau pour 20, destiné à porter les tentes. Les chrétiens
étonnés avaient vu jadis en Hongrie, en Pologne et jusque sous les
Hiurs de Vienne, des camps de soixante mille tentes, des camps sem-
blables à des villes, avec leurs rues tracées au cordeau; ils auraient
LA STATION DU LEVANT. 355
pu en voir sur les rives du Sperchius ou sur les bords du Danube
de moins considérables sans doute, mais de non moins bien ordoa-
nés. De tout temps les rigueurs du bivouac ont été insupportables
à l'armée turque, et c'est presque toujours dans ses camps que les
généraux européens ont dû l'aller attaquer.
Si l'organisation des armées avait peu changé en Turquie, les
lois de la guerre y étaient également restées empreintes des féroces
habitudes d'un autre âge. Les prisonniers recueillis sur le champ
de bataille étaient mis à mort. Dans les villes, les habitans paisi-
bles, les femmes et les enfans, étaient épargnés. On se contentait
de les vendre sur la place publique. Chaque tête coupée se paya,it
5 sequins, et c'était encore la coutume après une mêlée, quand le
grand- vizir retournait à sa tente, de ranger sur son passage les
têtes que le sabre ottoman avait abattues.
J'ai déjà indiqué au début de ce travail l'immense intérêt qu'il y
avait pour les Turcs à conserver leurs communications maritimes.
La vaste étendue de l'empire, le manque de routes, l'impos-sibilité
de tirer aucun approvisionnement de pays ravagés , l'importance
des places fortes échelonnées sur le littoral, places qu'il fallait
promptement ravitailler et secourir, sous peine de les voir bientôt
tomber au pouvoir de l'ennemi, tout contribuait à démontrer l'ur-
gence d'équiper et de tenir en mer une flotte supérieure à celle des
insurgés.
La Porte possédait des chantiers de construction à Métélin, à
Boudroun, à Sinope, à Constantinople. Les vaisseaux du sultan se
bâtissaient généralement à peu de frais, car les chantiers étaient
voisins des lieux qui produisent les meilleures essences et les bois
de mâture venaient en grands radeaux des bords de la Mer-Noire.
Un vaisseau construit à Sinope ne coûtait pas, déduction faite des
canons et du gréement, plus de 225,000 fr. L'artillerie se composait
de canons de bronze, métal que les mines de l'Asie fournissaient à
peu de frais au grand-seigneur. Dans la guerre de 1770, la Porte
avait mis en mer là vaisseaux et plusieurs frégates. Cette escadre
fut complètement détruite par les Russes. Un si grand désastre
n'empêcha pas les Turcs vingt ans plus tard de rester les maîtres
de la Mer-iNoire et de bloquer avec 18 vaisseaux de ligne l'entrée
du Dnieper.
En 1821, le matériel de la flotte ottomane se composait aie
17 vaisseaux réunis à Constantinople, — à trols-ponts et 13 vais-
seaux de 7h, — 7 frégates, 5 corvettes et quelques bricks.
La difficulté était de trouver des équipages. Les Turcs ne sont
pas un peuple marin. Tout ce qui exige de l'agilité ou de la vigi-
lance, de l'activité de corps ou de l'activité d'esprit, répugne à
leurs allures lentes, à leur indifférence naturelle ©u systématique.
356 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand les Turcs montaient les vaisseaux du sultan, c'était pour y
combattre. Il n'eût certes pas été sans danger de vouloir, comme
au temps de Tourville et du chevalier Paul, « les forcer l'épée à la
main » sur les ponts qu'ils auraient entrepris de défendre. Les Turcs
avaient conservé l'habitude des Combats à l'arme blanche, et dans
une lutte corps à corps ils auraient retrouvé tous leurs avantages;
mais ce qui ne fût jamais entré dans l'esprit d'un capitan-pacha,
c'eût été la pensée d'envoyer les plus hardis de ses Osmanlis sur
les Vergues. Les musulmans à bord de la flotte ottomane pointaient
et manœuvraient les canons, aidaient à lever les ancres, mettaient
même au besoin, comme le font encore chez nous les soldats passa-
gers, la main à la besogne lorsqu'il ne fallait que tirer d'en bas sur
les cordes. Aucun d'eux ne s'aventurait dans l'espace pour aller,
suspendu entre le ciel et l'eau, a piller en marin la toile avec les
ongles, prendre le bas ris aux huniers, déferler ou serrer les
voiles. » Ce travail périlleux était exclusivement l'affaire des raïas,
des esclaves ou des mercenaires chrétiens.
Depuis l'époque où se livrait la bataille de Lépante, les Grecs
n'avaient pas cessé d'être l'âme de tout vaisseau turc. On avait vu
dans cette célèbre journée plus de 25,000 Grecs embarqués sur la
flotte ottomane; 5,000 seulement servaient sur la flotte vénitienne.
Les beys de Rhodes, de Milo et Santorin, de Ghio, de Chypre, de
Morée, de Lépante, de Sainte-Maure, de Négrepont, de Métélin,
d'Andros et Syra, de Naxos et Paros, de Lemnos, devaient fournir
alors un nombre de galères proportionné à leurs revenus. Rhodes '
en fournissait II, Ghio 6, Ghypre 7, la Morée 3, Naxos, Andros, Mé-
télio, Samos, une seulement; les îles de Miconi et de Serpho réu-
nissaient leurs conlingens pour armer une galère à elles deux. Sans
les marins grecs, il n'y aurait jamais eu de flotte ottomane. On peut
ainsi juger du désarroi que la défection de ces auxiliaires allait je-
ter dans la marine, tout à co-up désarmée, du grand-seigneur. Si
l'on en excepte les jours désastreux où la flotte française perdit à la
■Jois ses officiers par l'émigration et par l'échafaud, ses canonniers
par leur envoi aux armées, il n'y avait jamais eu de désorganisation
navale plus complète, il ne restait aux Turcs que des combattans.
11 leur fallait demander des matelots aux caïques du Bosphore,
remplacer les Grecs par des Génois, des Maltais et des Esclavons.
Heureusement pour la Porto, le cri d'alarme qu'elle venait de
pousser avait retenti au loin. Les régences de la côte d'Afrique et
le pacha d'Egypte se préparaient à venir à son aide. De toutes les
marines barbaresques, la marine algérienne était celle dont le re-
nom fût le mieux établi. Les Algéi'iens étaient à leur façon des che-
valiers de Malte. Ils aimaient b. faire pour l'honneur de l'islam ce
que leurs vœux obligeaient, il n'y a pas un siècle, les chevaliers à
LA STATION DU LEVANT. 357
continuer, en dépit de la paix la plus profonde, pour la gloire du
Christ. Bien dignes d'être traités par toutes les nations civilisées en
pirates, ces incorrigibles corsaires, — je veux parler des Algériens,
— n'avaient pas tout à fait perdu la tradition des Barberousse. Il
leur en était resté un courage indompté. Opiniâtres et farouches,
montrant dans les luttes les plus inégales la ténacité du chat sau-
vage, il fallait les broyer pour les faire céder. On se rappelle en-
core dans la marine française ce misérable brick qui le 11 juillet
1799 refusa obstinément de se laisser visiter par la flotte de l'ami-
ral Bruix. Bravant le feu de plusieurs de nos bâtimens, canonnant
avec insolence tous les vaisseaux devant lesquels il passait, l'impu-
dent corsaire ne baissa pas d'un pouce le pavillon du dey. Plus
digne d'admiration en somme que de colère, il finit par être rasé
de tous ses mâts par le vaisseau le Fougueux, qui ne trouva pas
d'autre moyen de l'arrêter.
Le port d'Alexandrie était le rendez-vous assigné aux escadrilles
d'Alger, de Tunis et de Tripoli. Avant de se joindre à la flotte otto-
mane, ces contingens devaient se rallier à l'escadre égyptienne. La
conduite de Méhémet-Ali était faite pour justifier une semblable
confiance. Jamais le pacha d'Egypte n'avait montré de dispositions
moins équivoques. « On lui a persuadé, écrivait l'amiral Halgan,
que toutes les puissances européennes sont d'accord pour détruire
et se partager l'empire ottoman. Il pense que l'Angleterre se réserve
l'Egypte, et disait, il y a peu de jours, au vicomte de La Mellerie :
— J'ai gagné mon royaume par le sabre, c'est par le sabre qu'il
faudra me l'enlever. » L'aspect de la frégate la. Jeanne d'Air, armée
de 56 canons ou caronades de 24, presque aussi forte qu'un vaisseau
rasé, avait donné au pacha uns très haute idée de l'habileté de nos
ingénieurs. Il songeait dès lors à faire construire deux frégates
semblables à Marseille. Quant à des matelots, ce n'était pas seule-
ment à bord des djermes du Nil qu'il les voulait recruter. L'empe-
reur Napoléon avait pris des paysans français pour les incorporer
dans ses équipages de haut-bord; le pacha d'Egypte armerait ses
vaisseaux avec des fellahs.
Argent, flotte, armée, alliances séculaires, la Turquie avait tout;
la Grèce n'avait que son désespoir. Le salut lui vint de l'impossibi-
lité où on l'avait mise d'espérer. Sanglante, mutilée, râlant sous le
pied de ses anciens maîtres, on ne la vit jamais souscrire à sa défaite,
parce que les conséquences de la soumission lui apparaissaient plus
effrayantes encore que l'anéantissement. Si les Turcs eussent été des
ennemis ordinaires, la constance des Grecs aurait pu faiblir. La
cruauté froide du vainqueur sut toujours a propos retremper leur
courage et raviver les sympathies qu'ils avaient failli perdre. L'in-
dépendance de la Grèco devait être marquée depuis longtemps dans
3^8 REVUE DES DEUX MONDES.
les desseins du ciel, car ceux qui avaient le plus d'intérêt à l'empê-
eker en ont été les premiers complices. A peine de retour dans le
Levant, où son arrivée coïncidait avec celle d'un nouvel ambas-
sadeur, M. Fay marquis de Latour-Maubourg, le contre- amiral
Halgan prévit avec une rare sagacité le dénoûment inévitable de
l'insurrection . « La Grèce européenne, écrivait-il le 30 septembre
1821, ne peut plus rentrer dans sa condition première. Toute pa-
cification, tout arrangement tenté sur une pareille base n'aboutirait
à aucun résultat durable. Vainement la Porte prodiguerait-elle ses
boyourdis de clémence : sa parole engagée à l'Europe chrétienne
pourrait être sincère; elle n'aurait pas le pouvoir de tenir ses pro-
messes. Le fanatisme, la soif du sang et du pillage, l'ennui du re-
pos, le cri d'effroi du prince, ont soulevé le tiers de l'Asie. Les mu-
sulmans ont pris les armes; avant qu'ils les quittent, la population
grecque, si elle doit être ramenée à l'obéissance, aura disparu.
Quelle garantie lui pourrait fournir un gouvernement qui n'existe
pas, — à moins qu'on ne veuille donner le nom de gouvernement à
la volonté arbitraire du moindre aga, ou pour mieux dire, dans le
temps actuel, à celle de tout individu coiffé d'un turban? Il n'y a
plus pour les Grecs, après l'aurore de civilisation qu'ils ont entre-
vue, que le néant ou la liberté. »
Tels sont les témoignages qui inspirait aux hommes les plus sages,
1«€ plus modérés, les plus véridiques, l'émotion du moment. Nous
connaissons maintenant quels adversaires les Grecs allaient avoir à
combattre. Nous n'en suivrons qu'avec plus d'intérêt leurs efforts;
mais avant d'aborder le récit de ces événemens, j'emprunterai une
dtrnière citation à la correspondance de l' officier-général qui fut,
dans le Levant, le digne précurseur de l'amiral de Rigny. « Je suis
loin, écrivait l'amiral Halgan, de m'abandonner au prestige de ce
qui n'est plus. Je juge les Grecs sans passion. Je vois l'excès de dé-
gradation morale dans lequel ils sont tombés. Je sais que la folle
arrogance du barbare remplacera immédiatement et peut-être dès
les premières relations avec l'Europe la bassesse de l'esclave. Je ne
âoute pas que la force ne soit ici longtemps la seule sauvegarde de
la justice; mais, de quelque importance que soient ces considéra-
tions, peuvent-elles empêcher la marche et les effets irrésistibles
du temps? 11 faudra tôt ou tard affranchir la Grèce. C'est à l'Eu-
rope de s'arranger en conséquence. » Conseil excellent! conseil à
la fois humain et sensé, dont on appréciera encore mieux le mérite
et la prévoyance quand on aura vu par quelles phases a passé, de
1821 à 1828, la politique des puissances chrétiennes.
E. JuRiEN DE La Gravière.
LE BRÉSIL
ET
LES RÉPUBLIQUES DE LA PLATA
DEPUIS LA GUERRE DU PARAGUAY
h
C'est une tradition pour la France, heureuse ou malheureuse, de
trouver au Brésil et dans les républiques de la Plata une réelle
sympathie. Pendant la guerre contre l'Allemagne, de nombreuses
sociétés de secours, s'étant spontanément établies à Rio, aidèrent
la colonie française du Brésil, qui compte environ 30,000 âmes,
à recueillir des souscriptions au profit de nos blessés. Les deux
chambres brésiliennes votèrent une motion pour saluer la victoire
de l'armée de l'ordre contre la commune de Paris, comme « un
triomphe du christianisme et de la civilisation, » et peu de temps
après l'empereur dom Pedro vint séjourner dans notre capitale.
Montevideo s'associa profondément à la douleur d'un peuple ami;
Buenos-Ayres, où la colonie française est si respectable, si labo-
rieuse, si riche en grandes fortunes acquises par un honorable tra-
vail , montra un chagrin véritable en apprenant la triste issue du
long siège de Paris. La bourse se ferma, les transactions commer-
ciales furent suspendues, les journaux parurent encadrés de noir.
Enfin dans les états de la Plata, comme au Brésil, on applaudit
sincèrement à l'œuvre de réorganisation et de réparation dont l'as-
semblée nationale et le gouvernement français poursuivent par de
nobles efforts le prompt accomplissement. 11 est juste de remarquer
360 REVUE DES DECX MONDES.
que de son côté la France a toujours prêté une attention bienveil-
lante aux épreuves et aux progrès de ces lointains pays, qui sont
avec elle en échange constant d'idées et de relations d'affaires; elle
n'a jamais perdu de vue les événemens qui s'accomplissaient dans
ces contrées si intéressantes à tant d'égards.
Il y a trois ans que se terminait la guerre soutenue contre le Pa-
raguay par l'alliance du Brésil, de la confédération argentine et de
l'Uruguay ou république orientale. Au commencement de l'année
1870, la joie causée aux vainqueurs par la cessation d'une lutte
aussi longue que sanglante ne laissait pas que d'être mêlée de tris-
tesse. Dans la nuit du 31 décembre au 1" janvier, toute la ville
de Buenos-Ayres était sur pied ; on y attendait les bataillons de la
garde nationale venant du Paraguay. Betardé par le mauvais temps
qui sévissait sur la Plata, le contingent argentin n'arriva qu'à mi-
nuit. Près de 2,000 hommes, qui n'avaient pas mangé depuis la
veille, défilèrent en trois heures; la plupart étaient des prisonniers
paraguayens. On ne saurait imaginer l'état de misère et de fatigue
de ces malheureux ; ils traînaient à leur suite 600 ou 800 femmes
et enfans qui avaient quitté le Paraguay pour n'y pas mourir d'ina-
nition. Trois jours auparavant, le contingent oriental était rentré à
Montevideo, sous une pluie de fleurs et de couronnes; mais on
comptait les triomphateurs : partis au nombre de Zi,000, ils étaient
au plus une centaine. Deux mois après, le président de la répu-
blique du Paraguay, Lopez, cerné dans le défilé d'Agindaban par
le général Gamara et 300 Brésiliens, refusait de se rendre et se
tuait. Il n'avait pourtant droit ni aux palmes du martyr, ni à la
glorification du héros. On ne devait point oublier qu'il avait été l'a-
gresseur, que cette guerre néfaste avait été entreprise par ambition
personnelle, et que bien des cruautés avaient été commises par celui
qui s'intitulait le Suprême, el Supremo. Cet homme, qui avait rêvé
de profiter des divisions intestines des états de la Plata et de leur
jalousie à l'égard du Brésil pour assurer l'hégémonie du Paraguay,
n'aboutissait après cinq ans d'efforts acharnés qu'à la plus lamen-
table catastrophe. Partout où pénétraient les troupes alliées, elles
ne rencontraient sur leur route que des populations exténuées ,
tristes débris d'un peuple ne pouvant plus vivre que de la commi-
sération de ses vainqueurs. Ce pays, qui avec 1,200,000 habi-
tans avait lutté contre trois états dont la population réunie s'élève
à environ 12 millions d'âmes, n'était plus qu'un fantôme. On avait
été obligé de vendre jusqu'aux vases sacrés. Tout en blâmant la
conduite de Lopez, on ne pouvait se défendre d'un sentiment de
compassion pour ce pauvre petit peuple que distinguent sa pa-
tience, son courage, son esprit de discipline, sa foi religieuse, et
LE BRÉSIL DEPUIS LA GUERRE. 361
qui, façonné à l'obéissance par un terrible joug, avait reculé les
bornes de l'abnégation et de la souffrance.
Le comte d'Eu, marié à la princesse impériale du Brésil, avait
mené énergiquement la fin de la guerre. Son retour à Rio, le 29 avril,
fut un triomphe. Cependant la victoire coûtait cher. Lorsque, cinq
années auparavant, les alliés rêvaient une simple promenade mili-
taire, ils ne se doutaient guère qu'ils allaient faire disparaître toute
une génération, qu'ils épuiseraient presque tout le trésor de quatre
états. Un pays tout entier ravagé, dépeuplé, pour ne pas dire anéanti,
^60,000 hommes engloutis dans la lutte, 1,800 millions payés en
or par le Brésil, tel était, disait-on, le bilan de cette guerre, si
lourde pour les vaincus, si lourde aussi pour les vainqueurs. Quels
en seraient les résultats? C'est ce qu'on se demandait avec anxiété
à Rio-Janeiro, comme à Montevideo et à Buenos-Ayres. Le Brésil,
qui avait supporté presque toutes les charges de la guerre, enten-
dait recueillir le fruit de ses gigantesques efforts. De leur côté,
la république argentine et la république de l'Uruguay ne contem-
plaient pas sans une certaine inquiétude la force de leur puissant
voisin, et, comme il arrive très souvent au sein des coalitions
triomphantes, les jalousies se glissaient au milieu des vainqueurs.
Les alarmistes avaient peur que le Brésil ne devînt le maître
absolu du cours des fleuves, et, frappés par le triste spectacle
qu'offrait le peuple vaincu. Argentins et Orientaux mettaient simul-
tanément une sourdine à leurs hymnes de triomphe.
Sur ces entrefaites, les Brésiliens prenaient au Paraguay une
très forte position. Disposant de tout le numéraire de cette répu->
blique, et conservant dans les eaux du Paraguay supérieur plu-
sieurs cuirassés, ainsi que quelques bâtimens de petite dimension,
ils accumulaient de nombreux approvisionnemens à Corumba et à
Cuyaba, occupaient l'Assomption, et se fortifiaient à Humaïta, qui
est la clé du pays. Un gouvernement provisoire y avait été installé;
puis on dotait le pays d'une constitution dans le genre de celle des
États-Unis, avec un président de la république, un vice-président,
une chambre haute, une chambre basse. Le Paraguay passait ainsi
sans transition du système le plus absolu au régime, tout nouveau
pour lui, des institutions parlementaires. Le gouvernement argen-
tin ne paraissait point avoir montré un grand empressement pour
la constitution d'un gouvernement national à l'Assomption, et il
aurait désiré que le Paraguay fût administré par une délégation
des alliés. Les négociations entre Rio et Buenos-Ayres traînaient en
longueur. La ville de l'Assomption avait été occupée au commen-
cement de l'année 1869, et ce n'est que le 20 juin 1870 que les
préliminaires de paix étaient arrêtés.
362 REVUE DES DEUX MONDES.
L'alliance d'un empire et de deux états républicains, si souvent
opposés les uns aux autres, avait été une combinaison très difficile
à réaliser. L'on ne devait donc pas s'étonner outre mesure des diffi-
cultés qui s'élevaient entre les vainqueurs. La confédération argen-
tine avait peut-être compté, pour établir son influence au Paraguay,
sur des similitudes de situation ; mais il arrive quelquefois que ce
sont précisément ces rapports qui divisent, parce qu'ils engagent le
plus faible, s'il attache du prix à son autonomie, à se tenir en mé-
fiance. C'est le fait qui se produisit au Paraguay après la guerre.
Quant au Brésil, il revenait, par la force des choses, à sa politique
traditionnelle, qui est de considérer le Paraguay comme une barrière
naturelle entre l'empire et la confédération argentine. Il fit donc
tous ses efforts pour établir à l'Assomption un gouvernement formé
d'élémens nationaux, et le président Rivarola, sorti de l'élection fa-
vorisée par le gouvernement brésilien, s'appuyait sur le cabinet de
Rio. Toutefois les négociations pour la paix définitive n'avançaient
pas. Le plénipotentiaire argentin, M. Quintana, quittait l'Assomp-
tion, et la crise s'était compliquée d'un nouvel incident. Dès qu'il
avait vu le Paraguay échapper à son influence, le gouvernement
argentin avait fait valoir les droits qu'il revendiquait sur le Ghaco,
vaste territoire qui est un désert rattaché à la république para-
guayenne, et qui est situé à l'ouest du Rio-Paraguay, près de la
Bolivie. Les troupes argentines occupèrent Villa-Occidental, chef-
lieu de ce territoire, au mois de novembre 1869. Enfin un décret
du président Sarmiento érigea purement et simplement le Ghaco
en territoire argentin. Au fond, les troupes de la confédération
n'occupaient que Villa -Occidental, bourg situé au sud, le reste
n'étant qu'un vaste désert pour ainsi dire inexploré. Le cabinet de
Rio ne s'inquiétait pas moins de cette résolution. Il trouvait que,
si la république de la Plata dominait définitivement cette solitude,
elle pourrait fermer tout débouché aux provinces de l'intérieur du
Brésil en devenant maîtresse du cours du Rio-Parana.
Les choses en étaient là, quand à Buenos-Ayres se répandit tout
à coup une rumeur qui produisit une vive émotion dans les sphères
politiques. Le Brésil, sans consulter et sans prévenir ses alliés, ve-
nait, de traiter séparément avec le Paraguay. Le négociateur bré-
silien à l'Assomption, le baron de Gotegipe, avait signé trois traités
avec le gouvernement paraguayen, un traité de paix, un traité de
limites et un traité d'extradition. Le traité de paix contient les clauses
suivantes. 11 met à la charge du Paraguay les frais de guerre, somme
énorme que le cabinet de Rio n'a certes pas l'intention de réclamer
en entier; à Rio en effet, on évalue généralement à 1 milliard
500 millions les dépenses occasionnées au gouvernement brésilien
LE BRÉSIL DEPUIS LA GUERRE. 363
par la guerre, et il est hors de doute que le Paraguay est dan s
l'impossibilité absolue de payer une telle somme. Le gouvernement
impérial garantit pour cinq ans l'indépendance et l'intégrité de la
république paraguayenne, qu'il se réserve le droit d'occuper pour
un temps encore indéterminé. D'autre part, le gouvernement pa-
raguayen s'engage à ne faire aucune guerre sans avoir employé
auparavant les bons offices d'une nation amie. C'est là l'applica-
tion de ce principe d'arbitrage que le traité de Paris de 1856 avait
affirmé, et dont malheureusement les puissances de l'Europe ont
fait si peu d'usage. 11 y a dans le traité de l'Assomption une autre
réminiscence du congrès de Paris, c'est la reconnaissance des prin-
cipes consacrés dans la célèbre déclaration du 16 avril 1856 au
sujet du droit maritime. Enfm, ce qui est plus important encore,
ce traité de paix établit des règles pour la liberté de navigation de
l'Uruguay, du Paraguay et du Parana. — Le traité de limites résout
dans l'intérêt du Brésil une question depuis longtemps contestée.
La nouvelle frontière forme, comme l'ancie'Une, une diagonale qui
relie les deux grands cours d'eau, seulement elle part du 22^ degré
et aboutit au 2Z^^ C'est une zone de 50 à 60 lieues qui se trouve
détachée de la partie septentrionale du territoire paraguayen. Le
Paraguay perd ainsi A, 000 lieues carrées environ. Quant au traité
d'extradition, il stipule la remise des déserteurs contrairement à la
règle ordinaire, mais sous cette réserve, que la peine de mort ne
pourra pas leur être appliquée.
Les trois traités avaient été signés à l'Assomption en janvier 1872.
Au même moment, les Brésiliens occupaient l'île de Gerrito, qui
ferme le Rio-Paraguay à son embouchure, et qui ferme également
le chemin de la Bolivie, aussi bien que .celui des provinces septen-
trionales de la confédération argentine. Dès que les traités furent
connus, les journaux de Buenos-Ayres en parlèrent avec indignation,
et la polémique devint très vive entre la presse de la confédération
et la presse du Brésil. Cependant la princesse impériale régente ra-
tifiait les traités le 26 mars, en dépit de la protestation du gouver-
nement argentin. Le 15 février, M. Carlos Tejedor, ministre des
affaires étrangères de la confédération, avait adressé à M. Correia,
ministre des affaires étrangères du Brésil, une note où il se plaignait
très vivement de traités dans lesquels il voyait une sorte d'absorp-
tion du Paraguay par le gouvernement impérial. C'était, suivant
M. Carlos Tejedor, une alliance du vaincu avec l'un des vainqueurs
contre les alliés de la veille, ou un protectorat du Brésil en faveur
de la république paraguayenne. Les états républicains du nord et
du sud de l'Amérique, ajoutait le ministre argentin, admettraient
peut-être le protectorat d'une autre république, ils comprendraient
364 REVUE DES DEUX MONDES.
même la garantie commune de l'empire et de ses alliés; ils ne com-
prendront jamais la garantie séparée et l'occupation militaire, car en
pareil cas le protectorat serait une espèce d'annexion. Une nouvelle
note, portant la date du 27 avril, était plus vive encore. « Le traité
séparé, disait-elle, est une infraction au traité d'alliance, l'occupa-
tion du Paraguay par les Brésiliens est la violation des protocoles
de Buenos-Ayres, et de plus une cause permanente de mauvais
vouloir qui, un jour ou l'autre, produira la guerre... On a droit de
s'étonner de la compassion du gouvernement impérial pour le Pa-
raguay après sa persistance à refuser notre proposilioa de renoncer
à toute réclamation contre le Paraguay pour indemnité de guerre. *»
Il était à craindre que la polémique n'envenimât la question.
Déjà des bruits de guerre circulaient et jetaient l'alarme dans tout
le bassin de la Plata. On ne parlait de rien moins à Buenos-Ayres
que de lever en un mois 20,000 hommes, en trois mois /iO,000;
mais où trouver des officiers, des armes, des bâtimens de guerre?
Au Brésil, les arméniens s'opéraient sur une assez grande échelle.
De part et d'autre, ce mouvement belliqueux était factice. La con-
science publique, le bon sens, l'intérêt des peuples, réclamaient
énergiquement la paix. A peine remis des grandes secousses d'une
guerre récente et de ruineuses victoires, le Brésil et les états de la
Plata ont besoin de calme et de repos ; il faut féliciter hautement le
Brésil et la confédération argentine d'avoir compris cette vérité.
L'émotion produite par les échanges de notes des deux ministres
s'est subitement apaisée devant de sages réflexions. On a cherché
des deux côtés à ôter au débat tout caractère irritant, et l'on y est
parvenu. La confédération argentine a envoyé en mission spéciale
à Rio un personnage sympathique à la cour du Brésil, M. le géné-
ral Mitre, ancien président de la république de la Plata et ancien
généralissime des armées alliées contre Lopez. Ce choix intelligent
était déjà un symptôme de conciliation. Arrivé à Rio le 6 juillet
1872, le général Mitre a reçu l'accueil le plus courtois, et la si-
tuation s'est immédiatementaméliorée. Un nouvel échange de notes
a effacé la trace des dernières discussions. On s'en remet à la bonne
volonté et à la prudence des plénipotentiaires pour régler à l'a-
miable les questions qui se rattachent aux obligations et aux droits
du traité d'alliance du l^'" mai 1865. Les deux gouvernemens con-
sidèrent donc comme dissipé le malentendu qui aurait pu faire
douter du maintien de leurs bonnes relations. La dignité est sau-
vegardée de part et d'autre, et tous les amis du Brésil et des ré-
publiques de la Plata doivent se féliciter d'un apaisement qui sert
la cause de la civilisation américaine. Il suffit d'ailleurs de jeter u»
rapide coup d'œil sur la situation générale de ces intéressans pays,
1
LE BRESIL DEPUIS LA GUERRE. 365
depuis les trois années qui viennent de s'écouler, pour acquérir la
conviction que la paix extérieure et intérieure est pour eux le pre-
mier de tous les biens.
II.
Le Brésil a célébré, le 7 septembre 1872, le cinquantième anni-
versaire de son indépendance. La dynastie, tige de l'antique maison
de Bragance, a jeté dans le sol brésilien des racines profondes. La
constitution, fondée sur la souveraineté et la représentation natio-
nale, fonctionne d'une manière régulière; les chambres discutent
librement; les partis, qui d'ailleurs sont fidèles aux institutions et
à la dynastie, s'agitent avec animation, avec acharnement parfois,
mais sans jamais sortir des bornes de la légalité. Cette stabilité
politique est la principale cause des progrès du Brésil. Cet immense
pays, qui représente à lui seul plus des deux cinquièmes du conti-
nent de l'Amérique du Sud, renferme des richesses naturelles dont
l'exploitation est à peine commencée. Plongeant dans les profon-
deurs du continent et adossé par sa frontière occidentale à tous les
anciens états espagnols, il les divise en quelque sorte, et n'a point,
quant à lui, son territoire coupé ou morcelé. Avec sa fixité de di-
rection, le Brésil a pu souvent faire prévaloir ses vues sur celles des
gouvernemens éphémères qui se succédaient dans les pays voisins,
mais il serait dangereux pour lui d'abuser de cette supériorité, et
le cabinet de Rio comprend très bien que c'est en s' attachant aux
œuvres de la paix qu'il dissipera les inquiétudes, qu'il empêchera
les jalousies, et qu'il poursuivra, dans des conditions à la fois calmes
et honorables, sa carrière civilisatrice.
Pendant dix mois, l'empereur, qui s'était rendu en Europe, est
resté absent de son empire, et, chose qui prouve la solidité des in-
stitutions brésiliennes, le calme n'a pas été un instant troublé. Une
grave question, une question vitale qui intéresse plus qu'aucune
autre l'avenir du Brésil, a même été réglée pendant cette période,
et le souverain, à son retour dans sa capitale le 30 mars dernier,
y a trouvé en vigueur la nouvelle loi sur l'extinction graduelle de
l'esclavage. 11 arrive souvent qu'après de violentes secousses, après
de grands fléaux, les peuples voient se réaliser des réformes qui sont
pour ainsi dire la compensation de leurs épreuves. L'égalité devant
la loi a consolé la France des catastrophes de la révolution, comme
la liberté religieuse avait été pour l'Allemagne la suite de la guerre
de trente ans. L'esclavage a disparu aux Etats-Unis après la guerre
de sécession, et voici qu'au Brésil, la guerre du Paraguay une fois
finie, cette institution sacrilège est atteinte par des mesures qui
336 REVUE DES DEUX MONDES.
seront le signal d'une complète suppression. Le 12 septembre 1869,
le comte d'Eu, terminant la campagne contre Lopez, signalait, dans
une lettre adressée au gouvernement provisoire établi à l'Assomp-
tion, le triste sort des esclaves paraguayens. Le gouvernement du
Paraguay répondit à cette lettre le 2 octobre suivant par un dé--
cret qui prononçait l'abolition immédiate de l'esclavage sur tout le
territoire de la république. Le Brésil lui-même ne deva.t point
tarder à s'engager dans la voie qu'il avait indiquée ainsi au Para-
guay. Depuis une vingtaine d'années, l'émancipatioti était réclamée
par le parti libéral, qui en avait fait sb. plate- foi^me. Le parti con-
servateur au pouvoir n'hésita plus devant une réforme qui était
décidément le vœu de l'opinion publique, et dont l'empereur dési-
rait ardemment la réalisation.
Au point de vue de l'exécution matérielle de la réforme, les
difficultés n'étaient plus les mêmes en 1871 que quelques années
auparavant. En 1852, le nombre des esclaves s'élevait à environ
3 millions contre une population libre de 4 ou 5 millions au plus,
et peut-être alors eût -il été dangereux de risquer un soulève-
ment servile. En 1871 , la population esclave n'allait pas à plus
de 1,500,000 âmes, et la population libre était évaluée à 8 ou
10 millions. Cependant il ne s'agissait pas d'une abolition immé-
diate, comme celle qui eut lieu en Angleterre, en France, aux
États-Unis; on ne songeait encore qu'à un adoucissement graduel,
car il fallait ménager les droits de la propriété et les intérêts de
l'agriculture, qui est la première richesse du pays. Au mois de
mai 1871, le ministre de l'agriculture présentait à la chambre un
projet de loi qui contenait un ensemble de dispositions pour arri-
ver à l'extinction graduelle de l'esclavage (1). Liberté du ventre avec
indemnité aux maîtres pour les soins donnés aux enfans jusqu'à
l'âge de huit ans, — création d'un fonds d'émancipation qui chaque
année libérera un certain nombre d'esclaves, — droit pour l'esclave
de se créer un pécule en travaillant aux heures qu'il ne doit pas à
son maître, et de se servir de ce pécule pour payer sa liberté, —
tels étaient les points essentiels du projet.
L'esprit de routine ne manquait pas de soulever des objections.
« Yous perdez le pays, disaient les hommes arriérés. Le nègre, qui
est élevé dans une ignorance bestiale, ne consentira jamais à tra-
vailler. Voyant leur enfant libre, le père et la mère esclaves senti-
ront beaucoup plus fortement l'injustice de leur situation. Dans un
pays de l'étendue du Brésil, sans voies de communication, couvert
de forêts, montagneux, dont les arbres portent des fruits sauvages
(l) Voyez la Revue du !«>■ décembre 1871.
r
LE BRÉSIL DEPUIS LA GUERRE. 367
suffisans pour la nourriture des noirs, si une insurrection vient à
éclater, il sera impossible d'en venir à bout. La colonisation est
difficile, sinon impossible. Que les nègres refusent de travailler, l'a-
griculture sera frappée à mort. » Les vaines alarmes furent impuis-
santes, les doléances des planteurs et les déclamations des clubs es-
clavagistes ne trouvèrent pas d'écho. A la chambre, les adversaires
de la réforme, tout en la combattant et en trouvant insuffisantes
les indemnités pour les maîtres, n'osèrent point affirmer hautement
que l'institution de l'esclavage devait être maintenue. La lutte s'en-
gageait non plus sur le principe, mais sur les moyens à employer
pour amener l'abolition sans nuire au pays. Le 28 août 1871, la loi
était adoptée par la chambre des députés à la majorité de 61 voix
contre 25. Votée au sénat le 27 septembre par 33 voix contre 4,
elle était promulguée le lendemain par la princesse impériale ré-
gente.
Un mouvement sympathique à la nouvelle loi se produisit in-
stantanément dans l'empire. Les assemblées provinciales adressè-
rent au gouvernement de chaleureuses félicitations, et les Bré-
siliens, loin de s'attrister des pertes matérielles que l'extinction
graduelle de l'esclavage pouvait leur faire subir, se réjouirent hau-
tement de la victoire remportée par la cause du christianisme et
de la civilisation. Des manumissions nombreuses eurent lieu sur-le-
champ. Le jour même où la loi était promulguée, l'ordre des béné-
dictins, qui possédait 1,500 esclaves, les mit tous en liberté, et les
affranchis continuèrent volontairement leurs travaux ordinaires sur
les domaines appartenant à la congrégation. Les carmes suivirent
l'exemple des bénédictins. On pense que l'émancipation, une fois
commencée, accélérera promptement sa marche, de telle sorte que,
les esclaves perdant rapidement leur valeur pécuniaire, les pro-
priétaires accepteront avec reconnaissance des indemnités même peu
considérables de l'état. Peut-être même la loi de 1871 n'est-elle
qu'un simple acheminement vers des mesures plus radicales. Au
sénat, le parti libéral déclara, en la votant, qu'il ne l'acceptait qu'à
cette condition, et qu'il présenterait dans quelques mois de nou-
velles propositions pour arriver à une émancipation immédiate.
Ce n'est pas tout d'abolir l'esclavage, il est encore nécessaire
d'organiser le travail libre. Moraliser les affranchis, leur inculquer
les sentimens de rehgion, de famille, de propriété, fortifier l'élé-
ment agricole au moyen de la colonisation, introduire les machines
rui facilitent l'agriculture, favoriser l'importation et l'exportation
par l'établissement de voies ferrées, telle est la tâche qu'il s'agit
d'accomplir. Déjà les chemins de fer, ces auxiliaires si utiles des
civilisations naissantes, occupent beaucoup le gouvernement et l'ini-
tiative privée. Trois nouvelles lignes ont été récemment concé-
368 REVUE DES DEDX MONDES.
dées : une entre la station de Ghiada, sur le chemin de fer de dom
Pedro 11 et Saint-Jean Népomucène, — une autre entre Parahyba
de Norte et Alagoa-la-Grande, — et une troisième, de Gontila à Mi-
randa, qui doit unir la province de Matto- Grosso et celle de Para à
la mer. On étudie les plans relatifs à une ligne de voies ferrées qui
uniraient le chemin de dom Pedro il, par lequel est desservie la
province de Rio- Janeiro, au fleuve Tocantin, dont l'embouchure est
voisine de celle de l'Amazone. L'une de ces voies ferrées suivrait le
cours du Paraopeba et du S'an- Francisco jusqu'à la chute du Pira-
pera, au-delà de laquelle ce grand fleuve devient navigable; l'autre
joindrait le San -Francisco au Tocantin, et l'on aurait ainsi établi
une communication rapide entre la capitale et l'extrême nord du
Brésil. Enfui les administrations provinciales travaillent également
à créer des chemins de fer locaux. Ge sont là d'utiles entreprises
qu'on ne saurait trop encourager.
La question de la colonisation ne préoccupe pas moins les esprits.
On se demande pourquoi le Brésil , avec ses immenses territoires,
ses zones si variées, son sol si riche, n'attirerait pas des émigrans
européens qui formeraient une population de paysans et de travail-
leurs. Le gouvernement, au lieu de faire venir comme autrefois des
colons à ses frais, se décharge maintenant de ce soin sur des com-
pagnies qui sont seules responsables vis-à-vis des émigrans; il s'est
décidé en outre à vendre des terres à un prix très modique. Ges
terres doivent être situées à 2 lieues au plus d'un chemin de fer ou
d'une rivière navigable, et il est accordé à chaque émigrant un
secours fixe et définitif, après l'épuisement duquel il n'a plus à
compter que sur lui-même.
Ges problèmes d'économie politique s'imposent aux méditations
de dom Pedro, qui, par son caractère, par ses antécédens, par l'ex-
périence que lui ont donnée ses voyages, est en mesure de prendre
l'initiative des réformes. G'est lui qui, depuis plus de vingt ans, a
donné le signal de presque tous les progrès accomplis dans son
empire. L'agression de Lopez l'a entraîné dans une guerre qu'il ne
désirait pas, et qui a été pour le Brésil, comme pour les autres bel-
ligérans, la source de sacrifices dont nul n'aurait osé prévoir soit
l'étendue, soit la durée. Aujourd'hui les choses rentrent dans leur
cours normal, et dom Pedro reprend le caractère que les circon-
stances lui avaient enlevé pendant cinq ans, celui de souverain pa-
cifique.
lïl.
Si le Brésil lui-même doit désirer la paix, les républiques de la
Plata en ont peut-être plus besoin encore. Le Paraguay, eût-il des
LE BRÉSIL DEPUIS LA GUERRE. 369
velléités belliqueuses, sera de longtemps dans l'impossibilité ab-
solue de faire la guerre. L'histoire offre peu d'exemples d'un épui-
sement, d'un écrasement aussi complet que celui de ce malheureux
pays. La misère est telle à l'Assomption que les enfans, exténués
par la faim, ramassent derrière les voitures de subsistance des
Brésiliens les grains de maïs qui en tombent. Le désordre financier
et administratif dépasse ce qu'on pourrait supposer. Il y a des per-
sonnes qui prétendent que la population paraguayenne serait des-
cendue à 250,000 âmes, et que les habitans du sexe masculin n'en-
treraient dans ce dernier chiffre que pour 50,000 individus, dont la
moitié serait composée d'enfans au-dessous de quatorze ans. La
ville de l'Assomption compte environ 12,000 âmes, auxquelles il
faut ajouter 300 soldats paraguayens, 250 argentins et 2,500 Bré-
siliens. L'armée paraguayenne ne se compose que de 500 à 600 sol-
dats, dont beaucoup n'ont pas plus de 15 à 16 ans. Le pays est un
immense désert.
A l'heure qu'il est, le Brésil domine le territoire paraguayen. II
a dans l'île de Cerrito une garnison nombreuse, avec 1 cuirassé,
h monitors, 1 aviso, 1 canonnière au mouillage. Un camp brésilien
de 2,000 hommes occupe cette fameuse position d'Humaïta, qu'une
simple chaîne et une estacade défendirent pendant deux ans contre
les flottes des alliés. Six bâtimens de guerre et douze transports
brésiliens sont dans la rade de l'Assomption. Un matériel considé-
rable est concentré à Corumba sur le Paraguay, dans la province
de Matto-Grosso. Malgré ses désastres, la république paraguayenne
n'est pas exempte d'agitations intérieures. Le président Rivarola,
après avoir pris des mesures illégales, a déposé ses pouvoirs, et a
quitté l'Assomption vers la fin de 1871. Le 12 décembre de la
même année, la nouvelle chambre l'a déclaré déchu et a confié le
pouvoir exécutif à M. Salvador Joveilanos, nommé pour trois an-
nées vice-président de la république. La sécurité des personnes et
des propriétés a été souvent compromise, et la situation du pays
n'est pas sans offrir certaines ressemblances avec celle de San-
Francisco lors de sa fondation , moins l'influence organisatrice du
génie américain. Plusieurs étrangers ont été les victimes de meurtres
odieux, et le chargé d'affaires de France à Buenos-Ayres, M. le
comte Am-ilot de Chaillou, qui est également accrédité à l'Assomp-
tion, a fait récemment un voyage spécial dans cette ville pour y
réclamer la poursuite et le châtiment des coupables.
Ces crimes isolés seront punis comme ils doivent l'être; mais il
ne serait pas juste de les imputer à la nation paraguayenne, plus
digne de pitié que de colère. Le sort de ces malheureux descendans
des Guaranis inspire les plus tristes réflexions. Reprocher aux Pa-
TOME cm. — 1873, 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
raguayens les excès de la triple dictature dont ils ont été depuis le
commencement du siècle les innocentes victimes serait une chose
inique. Le peuple, fanatisé par l'oppression, a été le martyr de
l'obéissance, de la discipline, du dévoûment. Il ne s'est arrêté dans
la lutte que brisé, anéanti parla fatigue et la douleur. Ses vain-
queurs ne lui refuseront pas leur pitié. Puisse une politique inspirée
par l'humanité, par le christianisme, sauver d'une ruine complète
cette race indienne persécutée depuis des siècles, et qui a droit à
la compassion , parce qu'elle a beaucoup souffert ! Espérons, pour
l'honneur de la civilisation moderne, que toute une race ne sera
pas condamnée à périr, et qu'après de si cruelles épreuves le Para-
guay verra luire des jours moins sinistres. Ce serait pour les vain-
queurs de Lopez un titre de gloire que d'apparaître en libérateurs
et en amis du pays vaincu, que d'apporter au Paraguay la paix fé-
conde, la paix durable qui seule peut le faire sortir de l'abîme où
les horreurs de la guerre l'ont précipité.
Spécialement occupée depuis quelques années des questions qui
se rattachent aux progrès de l'économie politique, la confédération
argentine doit aussi désirer la paix. Le président de la république,
M. Sarmienlo, esprit libéral et réformateur, voudrait voir fleurir
sur les bords de la Plata une prospérité analogue à celle de New-York
et des autres grandes villes de l'Union américaine. Activer la coloni-
sation, multiplier les grands travaux d'utilité publique, faire en-
vahir la zone pastorale par la zone agricole, préserver le pays des
invasions indiennes, réconcilier les races diverses par l'industrie et
le commerce, procéder à un échange incessant d'idées et de trans-
actions avec l'Europe, telle est la politique adoptée par M. Sar-
miento. Divers obstacles en entravèrent momentanément l'applica-
tion. Au mois de mars 1871, la fièvre jaune fit de tels ravages
que 80,000 personnes durent quitter Buenos-Ayres. La bourse, la
banque, les théâtres, se fermèrent (1), et le fléau prit des propor-
tions terribles. Cependant l'épidémie disparut au bout de trois mois,
et le pays retrouva promptement son activité habituelle. Il avait eu
également à lutter contre un autre mal; nous voulons parler de l'in-
surrection de l'Entre-Rios. Le 11 avril 1870, le célèbre général Ur-
quiza, le vainqueur de Rosas, qui jouissait dans l'Entre-Rios d'une
position princière et toute personnelle, solidement appuyée sur d'an-
ciens triomphes militaires et sur d'immenses possessions territoriales,
(1) Le chargé d'afTaires de France et sa femme, la comtesse Amclot de Chaillou, ont
témoigné dans cotte circonstance le plus courageux dévoûment. Plusieurs jeunes
orphelines sont mortes dans la chambre même de M'"' Amelot, qui les avait recueil-
lies, n faut citer aussi avec éloge la conduite de l'attaché, M. Martin du Nord, et
des deux médecins de la légation, les docteurs Quinche et Dubreuil.
LE BRÉSIL DEPUIS LA GUERRE. 371
avait été assassiné clans les conditions les plus tragiques, au milieu
même de sa famille. Ses filles, saisissant des revolvers, avaient fait
le coup de feu pour le défendre, et il était tombé sous le poignard
de ses hôtes, de ses obligés, de ses flatteurs. Au même instant, à la
même heure, le général Lopez Jordan se proclamait, de sa propre
autorité, gouverneur de l'Entre -Rios, et il soutenait par les armes
cett^ injustifiable prétention. 11 pensait sans doute soulever contre le
parti unitaire, actuellement au pouvoir dans la confédération ar-
gentine, l'ancien parti fédéraliste, qui a si longtemps lutté contre
Buenos-Ayres, et qui, après la chute de Rosas, avait scindé en
deux portions la république pendant plusieurs années consécutives;
mais ce calcul a été déjoué, et le gouvernement régulier est venu à
bout de la rébellion. Quant aux difficultés diplomatiques avec le
Brésil, elles n'ont pas été assez graves pour paralyser les progrès
du peuple argentin et le développement de la prospérité publique.
Les villes de l'intérieur n'ont pas de bonnes routes, et, malgré
quelques vigoureux efforts, ne semblent pas près d'en avoir de si tôt.
La longueur des distances, -l'absence presque absolue de matériaux
ont empêché jusqu'ici la création de chaussées empierrées; en re-
vanche, peu de pays offrent des conditions plus favorables à l'éta-
blissement économique de voies ferrées. Le rail Barlovv dispense de
l'emploi de traverses en bois, et la nature argileuse du sol rend,
les travaux particulièrement ^faciles. Aussi l'élan pour prolonger
les lignes existantes et pour en créer de nouvelles est-il tout à fait
remarquable. Ainsi que le déclara M. Sarmieiito dans son mcs5age
du mois de juillet 1871, il y avait à cette date dans la confédéra-
tion argentine 531 milles de voies ferrées en exploitation, l\2l en
construction, 1,954 à l'étude. Un an auparavant, l'importante ligne
de Rosario à Cordova avait été inaugurée. Rosario est l'entrepôt
obligé de tout l'intérieur du pays. Son port sur le Parana permet
aux bateaux du plus fort tonnage de débarquer à quai. Le trafic de
la Bolivie et des provinces de la confédération doit forcément s'o-
pérer par la nouvelle ligne, que le gouvernement voudrait pro-
longer jusqu'aux frontières de la république, jusqu'au Chili. Celte
voie ferrée, qui traverserait des territoires aujourd'hui occupés par
les Indiens, deviendrait une jonction entre les côtes méridionales
du Pacifique et l'Atlantique. Les régions immenses où passerait le
rail ne manqueraient pas d'être vite peuplées. Les chemins de fer
ont à cet égard réalisé des prodiges, fait éclore des villes, déve-
loppé sur tout leur trajet l'agriculture avec une rapidité merveil-
leuse. La télégraphie électrique a fait aussi de notables progrès.
En juillet 1871, on comptait déjà dans la confédération argentine
1,228 milles de fils télégraphiques. Le 25 juillet dernier, on inau-
gurait la ligne télégraphique qui relie les deux Océans. Joignant les
372 REVUE DES DEUX MONDES.
côtes du sud de l'Atlantique au Pacifique, cette ligne franchit les
Cordillères, et traverse dans toute sa largeur le continent de l'Amé-
rique méridionale depuis Buenos-Ayres jusqu'à Valparaiso. Du ca-
binet du président Sarmiento, l'on a causé par le télégraphe avec
■Valparaiso et Santiago du Chili en présence du corps diplomatique
et des notabilités argentines.
L'exposition de Cordova, qui eut lieu en octobre 1871, permit
d'apprécier l'ensemble des richesses nationales. Un palais en bois,
situé au milieu d'un parc à la française, sur les dernières sinuosi-
tés des Cordillères, une charpente légère et hardie, soutenue par
cinquante-six colonnes indiquant les différentes sections et cou-
vrant une superficie de 3,029 mètres, les produits les plus variés,
tissus précieux de Guanacos et de Tucuman, dentelles de Cordova
et de San-Luis, cuirs de toutes les espèces, tapis de Catamarca,
minerais de cuivre, d'or, de plomb argentifère, armes primitives
en pierre et en silex, arcs et flèches en os de poisson des Indiens,
instrumens de pêche des Guaranis, armes des conquérans espagnols,
tel était le spectacle qu'offrait cette exposition, où le passé figurait
à côté du présent, et qui était comme l'histoire des progrès de la
civilisation de l'Amérique méridionale.
Une chose plus remarquable encore dans la confédération argen-
tine, c'est le développement de l'instruction publique. La propor-
tion des enfans qui suivent les cours de l'école primaire est de 1 sur
19 habitans. Dans un budget de 1/i millions 1/2 de piastres fortes,
le gouvernement en a fait figurer près de 500,000 pour l'instruc-
tion. Des enfans viennent à cheval à l'école de plusieurs lieues de
distance, laissent leur monture dans le champ voisin, et la repren-
nent le soir pour rentrer au logis. Le président Sarmiento a dit en
ouvrant l'exposition de Cordova : « Lorsque j'entends, — et il y a
quarante ans que je ne cesse de l'entendre, — le cri sinistre de
mort aux sauvages unitaires, ou le galop des chevaux sur la pampa,
ou les lamentations des gens ruinés et des victimes, il me semble
qu'un cri plus noble, plus juste, résonne à mon oreille: donnez-
nous de l'éducation, et nous ne serons plus le fléau de la civilisa-
tion; donnez-nous un foyer domestique, et nous n'irons plus errer
sur la pampa inculte; donnez-nous une industrie, et vous nous ver-
rez à côté de vous créant la richesse, au lieu de la détruire. » Ce
discours est tout un programme; il faut le réaliser. H s'agit, comme
l'a dit encore M. Sarmiento, « de convertir en richesses les dons
naturels du sol, de mettre à profit ces forces mortes qui dorment
jusqu'à ce que la voix de l'industrie leur dise comme à Lazare :
Levez-vous. » La confédération argentine, dont le recensement de
1870 fixe la population à près de 1,900,000 âmes, qui, compre-
nant une superficie égale à environ quatre fols celle de la France,
LE BRÉSIL DEPUIS LA GUERRE. 373
peut fournir, depuis les frontières de la Patagonie jusqu'à celles du
Brésil, et des bords de la mer au sommet des Andes, les produits
des zones tropicales aussi bien que ceux des régions les plus tempé-
rées, la confédération argentine, qui a pour véhicules des échanges
entre ses quatorze provinces et les états voisins les grands cours
d'eau aboutissant au Rio de la Plata, est destinée à un brillant ave-
nir; mais pour cela il est indispensable de renoncer aux erreurs du
passé, aux vieilles querelles entre fédéralistes et unitaires, aux ja-
lousies entre Buenos-Ayres et Montevideo, ces deux villes situées
presque en face l'une de l'autre, dans des conditions également
heureuses pour prospérer sans se nuire, sans chercher à s'absorber
mutuellement. I! faut éviter soit avec le Brésil, soit avec les répu-
bliques voisines, les discussions stériles ou irritantes.
La fin de la guerre du Paraguay n'a pas mis un terme aux agi-
tations et aux épreuves de la république orientale. Ce pays, où il
y aurait place pour plusieurs millions d'habitans, ne contient pas
cent cinquante mille âmes, et cependant il y a peu de populations
aussi vives, aussi intelligentes que celle de cette république, et
son commerce devrait prendre des proportions colossales. Toute-
fois les contrées les plus favorisées par la nature sont souvent les
plus maltraitées par les hommies. Occupée par les troupes brési-
liennes de 1816 à 1821, objet des revendications de la république
argentine, — qui réclamait Montevideo comme ayant jadis appartenu
à l'ancienne vice-royauté espagnole de Buenos-Ayres, — déchirée
par les troubles intérieurs, menacée par les compétitions du dehors,
condamnée à une lutte sans merci contre l'allié du dictateur argentin
Rosas, le général Oribe, qui de 18Ù2 à 1852 tint la ville de Mon-
tevideo assiégée, livrée depuis cette époque aux querelles opiniâ-
tres et souvent sanglantes de deux factions rivales, les blancos et
les colorados, devenue en 1864, par l'accord du général Florès
avec le Brésil, la cause première de la guerre du Paraguay, rejetée
de nouveau, depuis la fin de cette guerre, dans les divisions inté-
rieures et dans les luttes armées des partis, la république orientale
a été depuis le commencement du siècle le théâtre d'agitations et
de révolutions qui ne peuvent être comparées qu'à celles des répu-
bliques de l'Italie du moyen âge.
La guerre contre Lopez était à peine finie que les blancos et les
colorados de l'Uruguay recommençaient leurs interminables que-
relles. Les deux factions, qui, comme les anciens clans de l'Ecosse,
se font la guerre plus par habitude que par conviction, repre-
naient en 1870 leurs luttes à main armée. Deux chefs blancos,
Aparicia et Médina, levaient l'étendard de la révolte contre le pré-
sident de la république orientale, le général Battle. Montevideo
était en état de siège à la fin d'août ; on y suspendait la liberté de
37A REVUE DES DEUX MONDES.
la presse. En 1871, les corps insurgés arrivaient jusqu'à cinq ou
six lieues de la capitale ; la guerre civile rendait les élections im-
possibles. Les forces des blancs et des rouges parcouraient alter-
nativement le territoire en tout sens, ravageant les campagnes,
arrêtant les laboureurs, frappant les villages de contributions,
ruinant les estancias , paralysant le commerce et anéantissant
l'agriculture, seule richesse du pays. La crainte d'une intervention
du cabinet de Rio ou du cabinet de Buenos-Ayres, une crise finan-
cière d'une extrême gravité, de sérieuses difficultés diplomatiques
avec les représentans de l'Italie, du Brésil et de l'Angleterre, par
suite de réclamations non réglées, telles étaient les complications
de toute nature avec lesquelles l'Uruguay se trouvait aux prises,
quand au mois de mars dernier le général Battle, dont les pouvoirs
étaient expirés, descendait du fauteuil présidentiel. Les élections
n'ayant pu se faire à cause de la guerre civile, c'est le président
du sénat, M. Thomas Gomensoro, qui prit en main provisoirement
le pouvoir exécutif; animé de dispositions loyales et conciliantes,
il songea tout d'abord à pacifier le pays. Un armistice eut lieu entre
le gouvernement et les blancos, sous la médiation du ministre des
affaires étrangères de la confédération argentine, et le traité de pa-
cification fut signé le 6 avril dernier. Les officiers qui avaient servi
dans les rangs des troupes insurgées conservaient leurs grades, et il
était stipulé que, sur les treize préfectures, quatre auraient pour
titulaires des blancos. Le pays applaudissait avec enthousiasme à
la fin d'une guerre civile sans motif et sans but.
Il ne faut pas croire pourtant que les blancs et les rouges aient
terminé leurs discussions. Ils combattent encore, non plus par les
armes, mais par les clubs, par les journaux, et les fusionistes, qui
voudraient faire disparaître les traces de ces vieilles querelles, ren-
contrent les plus grands obstacles. Ne serait-il pas cependant dési-
rable qu'il n'y eût plus dans l'Uruguay ni blancos ni colorados,
qu'il n'y eût que des citoyens d'une même patrie? L'apaisement
des esprits est d'autant plus urgent que la situation financière
exige de prompts remèdes. La liberté des banques n'a pas profilé
au pays, et si le gouvernement oriental, au lieu d'autoriser des
particuliers ou des compagnies à émettre des billets, eût réservé ce
droit à une banque nationale, il aurait peut-être trouvé dans une
pareille institution des ressources précieuses, ainsi que cela se pra-
tique à Buenos-Ayres. Désireux d'améliorer la situation économi-
que, qui est grave, le gouvernement a beaucoup réduit le budget
des dépenses, et les forces militaires de l'état consistent aujour-
d'hui en quatre bataillons d'infanterie et un régiment d'artillerie.
Aux termes de la constitution, les chambres, qui se réunissent le
15 février prochain, nommeront le président de la république, et
LE BRÉSIL DEPUIS LA GUERRE. 375
l'on espère que le 1" mars le pays, moralement et matériellement
pacifié, sera enfin rentré dans des conditions normales et dans une
période d'organisation stable.
IV.
Il y a désormais, on peut le dire, un équilibre de l'Amérique mé-
ridionale. Dans cet équilibre, le Brésil, qui par ses institutions est
le pays le moins livré aux agitations et aux cataclysmes politiques,
tient une place très considérable, que nul ne pourrait lui contester.
L'existence de cette grande monarchie libérale et constitutionnelle
doit être pour les états voisins une garantie et nullement une me-
nace. La difi"érence entre la forme des gouvernemens n'est point
un obstacle à l'accord. Le Brésil ne songe pas plus à imposer la
forme monarchique aux républiques dont il est entouré que ces ré-
publiques ne songent à faire prévaloir la forme républicaine sur une
terre monarchique par tradition et par essence. Qu'importe d'ail-
leurs cette différence entre les noms, si dans le fond des choses il
existe de i:éelles analogies, si les institutions sont de part et d'autre
libérales, parlementaires, modernes? N'a-t-on pas vu parfois des
républiques moins républicaines que certaines monarchies? Le Pa-
raguay, sous la dictature de Francia et des deux Lopez, s'appelait
république, mais y eut-il jamais roi ou empereur aussi absolu que
le chef de cette contrée? Qu'importe que le Brésil soit un empire, s'il
jouit de la liberté au dedans et s'il respecte au dehors les droits de
ses voisins? 11 faut conseiller au Brésil une politique de modération
et de cahne dans la force, à la confédération argentine et à l'Uruguay
une attitude prudente, correcte, amicale, qui permette une entente
durable avec le cabinet de Rio. Si le gouvernement brésilien, dans
ses rapports avec l'ensemble des républiques de l'Amérique méridio-
nale, est intéressé à se montrer éloigné de toute tentative d'hégé-
monie ou de suprématie abusive, s'il doit éviter d'intervenir dans
les querelles intérieures de pays qui restent les arbitres de leurs
propres destinées, — de leur côté, ces pays ont tout intérêt à s'abs-
tenir d'impuissantes bravades, de récriminations passionnées. Avec
un peu de bon vouloir et de sagesse de part et d'autre, les malen-
tendus se dissiperont, et la discorde ne se glissera pas dans les
rangs des vainqueurs de Lopez, Ils ne doivent oublier ni la solida-
rité qui s'était établie entre eux malgré d'anciens dissentimens, ni
les efforts et les sacrifices qu'ils firent en commun pour mener à
bonne fin l'une des guerres les plus opiniâtres dont l'histoire garde
le souvenir.
Aujourd'hui, nous le répétons, le point important, essentiel, pour
376 REVUE DES DEUX MONDES.
le Brésil comme pour les états de la Plata, c'est le maintien de la
paix, — de la paix, qui peut seule fermer les blessures d'une lutte
longue et sanglante, ranimer l'essor de l'agriculture, du commerce,
de l'industrie, peupler les solitudes, dessécher les marais, creuser
les canaux, exploiter les mines, créer les routes et les chemins de
fer, utiliser les admirables ressources de contrées où la nature est
plus grandiose que sur aucun autre point du globe. Des querelles
diplo:natiques, des luttes intestines, des scènes sanglantes de guerre
civile, des rivalités d'états à états, des progrès précaires, toujours
à la merci de nouvelles commotions, telle a été trop longtemps
l'histoire de ces jeunes républiques, où pourtant la vitalité se fait si
bien sentir qu'il suffit de quelques mois de paix pour relever la
confiance et imprimer un essor surprenant à la prospérité maté-
rielle et au développement des intérêts. Ces divisions de partis, de
villes, de systèmes opposés, se disputant une prépondérance éphé-
mère, ces guerres civiles passées à l'état endémique, ces duels in-
terminables entre fédéralistes et unitaires dans la confédération ar-
gentine, entre blancos et colorados dans la république de l'Uruguay,
ce perpétuel imbroglio d'affaires mêlées les unes aux autres par la
connexité des questions et par la contiguïté des territoires, tout cala
n'a que trop duré dans le bassin de la Plata, L'heure approche-
t-elle où l'on verra enfin succéder à l'agitation le calme, aux coups
d'état la légalité, à la politique factice et stérile la politique réelle,
la politique féconde, celle qui a pour but de favoriser les deux
principes qui font la force des sociétés modernes : le travail et la
liberté?
La liberté ! c'est elle aussi qui doit mettre fin à ces contestations
ardentes, à ces luttes d'ambitions ayant pour objectif le cours de la
Plata et de ses principaux afïluens, la Parana, le Paraguay, l'Uru-
guay. Ces magnifiques cours d'eau, qui devraient être les auxiliaires
les plus puissans de la civilisation, n'ont été que trop longtemps
des prétextes de guerres et de discordes. Il faut les voir redevenir
ce que la nature les a faits, des traits d'union entre les peuples, des
promoteurs de prospérité morale et matérielle. Cet immense bassin
fluvial, dont le Rio de la Plata est en quelque sorte le couronnement,
et où dégorgent sans cesse, sur un parcours de plus de 500 lieues,
d'innombrables cours d'eau, affluens secondaires ou rivières égales à
des fleuves, ne semble-t-il pas appeler les laboureurs et les colons?
L'av.mir de l'Amérique méridionale n'est-il pas dans la liberté de
ces deux fleuves gigantesques, qui pénètrent les profondeurs de
son continent, l'Amazone et le Rio de la Plata? Sur les bords au-
jourd'hui déserts de ces deux grandes voies de navigation, ne verra-
t-on pas bientôt les populations se grouper, les villes se construire,
LE BRÉSIL DEPUIS LA GUERRE. 377
le commerce et l'industrie répandre leurs bienfaits? La liberté des
fleuves, c'est l'esprit de solidarité substitué aux tendances exclu-
sives, l'activité à l'inertie, la civilisation à l'ignorance, le progrès k
la barbarie. Les gouvernemens européens, dans leurs rapports
avec les divers états de l'Amérique du Sud, avaient bien souvent
invoqué les principes libéraux de l'acte final des traités de Vienne
sur la liberté des fleuves. Longtemps on opposa une fin de non-re-
cevoir à cette demande si légitime, si conforme aux intérêts mêmes
dô ceux à qui elle était adressée ; mais la vérité finit par prévaloir
sur l'erreur, et le progrès sur la routine. Les puissances ont obtenu
dans la Plata, par les traités de 1853, une reconnaissance solen-
nelle du principe de la liberté des fleuves, et voici que le Brésil,
par son dernier traité avec le Paraguay, proclame la libre naviga-
tion des grands cours d'eau dont ce pays est entouré. Il reste encore
bien des réformes à réaliser pour que tous les bienfaits de cette
déclaration puissent être recueillis par les riverains et les étran-
gers; mais le temps n'est pas éloigné où la pratique s'accordera
pleinement avec la théorie.
En résumé, si l'on jette en ce moment un coup d'œil général sur
l'ensemble des états de l'Amérique du Sud, on constate une amélio-
ration sensible par rapport aux dernières années. Le Pérou, sorti
d'une crise tragique, mais éphémère, se fortifie sous une adminis-
tration libérale. Les trois autres états du Pacifique, — la Bolivie, le
Chili, l'Equateur, — ont terminé, comme le Pérou lui-même, leurs
querelles avec l'Espagne, et le bruit des armes a cessé. Le diflé-
rend qui s'était élevé, il y a quelques semaines, entre le cabinet de
Santiago et le gouvernement bolivien a été réglé à l'amiable. Au
même moment s'aplanissaient, grâce à la mission du général Mitre
à Rio, les contestations graves survenues, depuis la fin de la guerre
contre Lopez, entre le Brésil et la confédération argentine. Dans ce
dernier pays, les fédéralistes ne luttent plus à main armée contre
les unitaires, et, dans la république orientale, la guerre civile est
également finie. Puisse cet apaisement continuer, de l'Atlantique
au Pacifique et de la mer des Antilles au détroit de Magellan! Dans
ces parages, la paix est le synonyme de la civilisation, et l'Amé-
rique méridionale tout entière y trouvera la meilleure garantie de
son avenir, la sauvegarde la plus efficace de ses progrès et de sa
prospérité.
L'IMPOT PROGRESSIF
ET
L'IMPOT PROPORTIONNEL
LES TAXES INDIRECTES.
Il n'y a pas de question plus délicate que celle de l'impôt. Savoir
ce qu'on doit légitimement à l'état pour les services qu'on en
reçoit, sous quelle ferme il convient mieux de s'acquitter pour
éprouver le moins de gêne et ménager le plus la richesse publique,
tel est le problème. On le discute depuis longtemps, et dans^aucun
pays on n'est encore parvenu à le résoudre d'une façon qui satis-
fasse tous les esprits. Ce qui le prouve, ce sont les remaniemens de
taxes qui ont lieu constamment et à peu près partout. Ces rema-
niemens tiennent sans doute à ce que, les besoins des états venant
à s'accroître, il faut y pourvoir par de nouveaux impôts; ils tien-
nent aussi à ce que, les sources de la richesse variant sans cesse,
les unes se développant plus que les autres et de nouvelles surgis-
sant, il convient d'équilibrer le fardeau en raison des forces qui
doivent le supporter. Tout cela est vrai. Cependant, si l'impôt est
si souvent mis en discussion, c'est encore parce que les idées ne
sont pas parfaitement nettes à cet égard. On n'est pas d'accord sur
les points essentiels, ni sur le choix à faire entre les taxes directes
et les taxes indirectes, ni sur les revenus ou les choses qu'il faut
frapper de préférence, ni enfin sur la grosse question de l'impôt
proportionnel ou de l'impôt progressif.
LES TAXES INDIRECTES. 379
Ce qui a contribué surtout à obscurcir la matière, c'est que l'im-
pôt a toujours été lié à la politique, et a subi des interprétations
diverses suivant les régimes qui ont prévalu. Autrefois, avant la
révolution de 89, lorsqu'il y avait des classes privilégiées, un des
privilèges de ces classes était de ne pas payer les contributions
comme tout le monde, et alors on voyait les gens les plus riches
échapper à des taxes dont tout le poids retombait sur ceux qui
étaient le moins en état de le supporter. Ces abus étaient crians;
ils ont été abolis en 89, et on a proclamé très haut le dogme de
l'égalité devant la loi et en particulier devant l'impôt; mais voici
maintenant que par un autre abus l'arc, trop tendu autrefois dans
un sens, se retend de nouveau à l'excès dans le sens opposé. Beau-
coup de gens croient que les classes ouvrières ne sont pas suffi-
samment ménagées par le fisc, qu'elles ont droit à des immunités
particulières parce que l'impôt doit être prélevé sur le superflu et
non sur le nécessaire. Cet!e théorie gagne chaque jour du terrain,
et bientôt, si on n'y prend grade, le principe de l'égalité inscrit dans
la loi ne sera plus qu'un leurre.
I.
On peut demander d'abord à ceux qui professent cette opinion
quelle idée ils se font de l'état, et comment ils envisagent les ser-
vices qu'il est appelé à rendre. Nous sommes réunis en société pour
obtenir la première chose dont nous ayons besoin, la sécurité, pour
développer librement, grâce à elle, les facultés dont nous sommes
pourvus, et en tirer tout le profit possible. Cet avantage existe pour
tout le monde, pour le pauvre comme pour le riche, il n'est personne
qui puisse s'en passer, et on pourrait même dire que le pauvre en
a encore plus besoin que le riche, parce qu'il est moins en me-
sure de se protéger par lui-même; mais l'être collectif qu'on ap-
pelle état ne peut pas assurer cette protection pour rien. Il lui faut
des agens, une organisation quelconque, ce qu'on appelle un gou-
vernement, et c'est pour subvenir aux frais qu'entraîne cette orga-
nisation qu'on lui paie des impôts; ils sont le prix d'un service.
A quel titre donc y aurait-il dans la société des individus qui se-
raient dispensés d'y prendre part? Si je vais chez un marchand
chercher un mètre d'étoffe, il ne me le donnera pas pour rie
sous prétexte que cela me gênerait fort de le payer; il me le ven-
dra comme à tout le monde au prix de revient, augmenté du béné-
fice qu'il doit faire. Pourquoi en serait-il autrement pour l'état?
Celui-ci, considéré au point de vue économique, est aussi un mar-
chand qui vend des services, il doit les vendre au meilleur marché
380 REVUE DES DEUX MONDES.
possible et sans bénéfice aucun; c'est la seule différence qui existe
sous ce rapport entre lui et le marchand ordinaire, et c'est pour
arriver à ce meilleur marché que dans les pays libres on a établi
des contrôles politiques et financiers. Une fois le prix fixé, il doit
être acquitté par tous de la même manière et en raison des avan-
tages dont on jouit; il n'y a pas plus de motifs pour recevoir gratis
les services de l'état que pour se faire nourrir et habiller pour rien.
Cette immunité a même quelque chose de blessant pour ceux en fa-
veur desquels on l'invoque, elle rappelle trop le panem et circences
de la décadence romaine. Dans une démocratie bien ordonnée et où
chacun a le sentiment de sa dignité, tout le monde, excepté l'indi-
gent, doit payer l'impôt. De quel droit en effet viendrait-on con-
trôler les finances de l'état, si on ne subit aucune charge?
Cette exemption absolue des taxes en faveur des classes ouvrière?
n'est pas encore, il est vrai, admise généralement. On y met des
tempéramens ; on voudrait d'abord que les riches payassent un peu
plus que leur part proportionnelle. C'est en ces termes qu'Adam
Smith, un des maîtres de la science économique, a posé la ques-
tion. Depuis on est allé beaucoup plus loin : J.-C. Say, par exemple
n'a pas craint de dire que l'impôt progressif était le seul équitable;
mais dans les termes mêmes d'Adam Smith Viin peu plus n'est pas
sans grand danger, — il reste très vague, qui le déterminera? et
d'après quelle considération? S'appuiera-t-on sur la possibilité qu'on
a de payer les taxes plus ou moins aisément? Il n'y a point de rai-
son alors pour qu'on ne demande pas 90,000 francs d'impôt à la
personne qui aura 100,000 livres de rente, en exigeant seulement
100 francs de celle qui n'en aura que 1,000. La première sera en-
core plus riche après avoir payé les 90,000 francs que la seconde
après avoir donné 100 francs. Est-ce là une règle, est-ce une base
que l'on puisse adopter pour l'établissement des taxes? Cet un peu
plus est la porte ouverte à toutes les exactions, à tous les arbi-
traires; il varie avec les circonstances selon les formes de gouverne-
ment, et il n'y a pas de moyen plus efficace de détruire la propriété
et d'établir le nivellement absolu, c'est-à-dire la misère générale.
Du reste, c'est une des formules du socialisme, la plus dangereuse
peut-être, parce que sous le couvert d'une fausse philanthropie et
à l'aide d'argumens fallacieux elle peut s'introduire tout doucement
dans nos lois, sauf à faire plus tard des progrès considérables. Quand
M. Louis Blanc au Luxembourg en 18A8, dans ses fameuses confé-
rences socialistes, déclarait que le salaire devait être en rapport non
pas avec le travail, mais avec les besoins, et que c'étaient ceux-ci
qui devaient être la base du principe de l'égalité pour la rétribution
de la main-d'œuvre, il ne proclamait pas autre chose que ce que
LES TAXES INDIRECTES. 381
veulent les défenseurs de l'impôt progressif; c'est sur l'apprécia-
tion des besoins aussi que repose leur théorie.
Il en est de cet impôt comme de toutes les idées décevantes;
lorsquelles sont présentées par des écrivains habiles et avec des
couleurs séduisantes, elles ne laissent pas que de faire impression
sur certains esprits. Un des plaidoyers les plus chauds en faveur
de cette thèse a été soutenu par un jeune économiste d'un grand
talent, que la mort a enlevé prématurément à la science écono-
mique, et qu'une plus longue expérience de la vie eût sans doute
ramené à d'autres idées. Nous voulons parler de M. Alcide Fouley-
raud. Dans un commentaire sur Ricardo, il a défendu ainsi l'impôt
progressif : « Il en est de la répartition des charges publiques ,
dit-il, comme des taxes que les directeurs de concert prélèvent sur
la curiosité et le dilettantisme. Le même spectacle est ouvert à
tous; le même lustre verse sur la scène ses gerbes de lumière; les
mêmes vers, les mêmes harmonies font courir sur tous les fronts
le souffle divin du génie; les mômes décors, les mêmes pirouettes,
suivies des mêmes coups de poignard, s'adressent à tous les spec-
tateurs , et cependant, lisez le tarif, que de nuances de prix cor-
respondant à combien de places différentes! Les charges qui pè-
sent sur chacun sont mathématiquement proportionnées à la dose
d'aisance, de commodité dont il jouit, et si nous avions à pro-
poser aux législateurs un modèle pour la péréquation de l'impôt,
nous n'en voudrions pas d'autre que cette échelle si habilement
graduée par les impresarii. La civilisation n'est-elle pas en effet
une fête immense et perpétuelle que le genre humain se donne à
lui-même, et ceux-là qui assistent à cette fête du haut de leurs am-
phithéâtres somptueusement décorés n'en doivent-ils pas défrayer
les dépenses plus largement que la foule qui gronde dans l'arène
poudreuse du parterre, ou qui s'agite, comme l'Irlandais de nos
jours et l'ilote de l'antiquité, sans même entrevoir les splendeurs
de ce jubilé? »
Si on va au fond des choses, on trouve que ce raisonnement porte
à faux. « C'est le même spectacle, dites-vous, qui est ouvert à tous,
et cependant que de nuances de prix correspondant à combien de
places différentes! » Que faut-il en conclure? Que chacun doit payer
en raison de la commodité dont il jouit? Cela existe déjà avec l'im-
pôt proportionnel; — plus on est riche et plus on paie; mais si
vous prétendez que, comme le directeur de spectacle, qui est le
maître de sa salle, qui la dispose comme il l'entend et fait payer
les places le prix qui lui convient, l'état est également le maître
de tous les avantages dont nous jouissons dans la société, et qu'il
est libre aussi d'en fixer le prix, alors la comparaison n'a plus
382 REVUE DES DEUX MONDES.
de base. Ce n'est pas l'état apparemment qui a bâti la maison
que j'habite, qui a confectionné les habits que je porte, en un
mot qui fait que j'assiste plus ou moins commodément à cette fête
de la civilisation. Toutes ces choses m'appartiennent; elles sont
le fruit de mon travail, — et ce que l'état me procure, c'est d'en
jouir tranquil!ement, tandis que, dans l'hypothèse du directeur de
spectacle, non-seulement celui-ci m'assure la jouissance paisible
de la loge ou de la stalle que j'occupe, mais cette loge et cette
stalle sont sa propriété, et il m'en fait payer la location. A moins
de continuer la tradition de Louis XIV et de dire que l'état est
tout, et qu'il n'y a plus de propriété individuelle en dehors de lui,
on ne peut pas exiger pour un droit de surveillance et de police
ce qu'on est autorisé à demander lorsqu'on abandonne à un autre
la jouissance de sa propre chose. Il n'y a d'exact dans la compa-
raison que le rapprochement que l'on fait entre le spectacle lui-
même et la fête de la civilisation; mais, de même que V imprésario
n'admet personne à jouir gratis de ce spectacle, l'état ne doit pas
faire non plus qu'il y ait des gens assistant pour rien à cette fête
qui est le produit des efforts de tous.
Oii invoque les idées de philanthropie et de solidarité sociale.
Si on veut dire que, lorsque chacun de nous a payé sa part propor-
tionnelle des taxes, il doit encore, suivant la fortune qu'il possède,
participer à toutes les œuvres de bienfaisance , de charité , qui
résultent de cette solidarité, c'est à merveille; mais il s'agit là
d'une obligation morale qui a sa sanction dans la conscience et n'a
rien à démêler avec l'impôt, qui est la rémunération d'un service.
C'est pour avoir méconnu ce principe qu'on s'est tant égaré et
qu'on en est encore à discuter ce qui devrait être considéré comme
un axiome fondamental, à savoir que l'impôt doit être proportion-
nel, rigoureusement proportionnel. — Vous ajoutez que, si on at-
teint « le fonds indispensable , celui qui sert à la satisfaction de
nos premiers besoins, on commet un crime pareil à celui qu'on
commettrait en diminuant la somme d'air qu'il faut aux poumons,
la somme de liberté qu'il faut h la conscience. » C'est abuser de la
métaphore; l'air que nous respirons fait partie des richesses natu-
relles que l'on acquiert en naissant, elles ne doivent rien à Tétat. Il
en est de même de la liberté de conscience, c'est le fonds inalié-
nable de la nature humaine, qui ne dépend pas de l'organisation
sociale. On peut penser ce que l'on veut sans que le gouvernement
ait rien à y voir; mais il en est autrement des choses matérielles,
même les plus indispensables; on ne les possède que sous la pro-
tection de l'état, par conséquent on lui doit un tribut pour cela.
L'état est même dans une situation plus délicate que le marchand
LES TAXES INDIRECTES. 383
auquel nous le comparions tout à l'heure. Celui-ci peut, s'il le veut,
donner sa marchandise à meilleur marché à celui qui est moins
riche, sauf à en élever le prix pour celui qui sera dans une meilleure
situation; il fera une détestable opération, mais enfin il n'en doit
compte qu'à lui-même, il est toujours libre de se ruiner. L'état, lui,
administre la fortune publique, et il doit en être fort économe. Dans
toute société bien organisée, il y a un fonds commun destiné aux
actes de bienfaisance. Dans les limites de ce fonds, le gouvernement
peut secourir ceux qui en ont besoin et les dégrever de certaines
taxes qui seraient trop onéreuses pour eux, mais c'est à titre pure-
ment gracieux, et il ne doit pas aller au-delà, sous peine de faire
du socialisme et de s'ériger en providence chargée de répartir la
fortune publique. Il faut donc déclarer hautement que chacun doit
la taxe proportionnellement à ce qu'il possède, autrement dit, à ce
qui le fait vivre, peu importe la nature de cet avoir, qu'il soit en
salaire, en traitement, ou en revenu d'une terre ou d'un capital.
L'état protège tout, il doit avoir sa part de tout.
La proportionnalité est non-seulement juste, mais, si on se pla-
çait exactement au point de vue économique, on la trouverait exces-
sive. En effet, supposez deux individus dont l'un a 1,000 livres de
rente et l'autre 100,000; il est bien évident que l'état ne dépense pas
cent fois plus en frais de justice, de police et d'administration pour
protéger le second que pour garantir le premier, et cependant il
fait payer au second cent fois plus d'impôts. Le marchand auquel
j'achète 1,000 mètres d'étoffe me les vendra moins cher que si je
ne lui en achète qu'un. Le chemin de fer me les transportera éga-
lement meilleur marché en me faisant bénéficier de ce qu'on appelle
le tarif différentiel, qui diminue selon la distance à parcourir et la
quantité à transporter. C'est la loi du commerce, et personne ne
peut s'en plaindre parce qu'elle repose sur la force des choses.
Les frais généiaux n'augmentent pas en proportion de l'importance
des opérations, et, si on faisait payer dans cette proportion, on
commettrait une injustice; tout le monde en souffrirait, cela n'a
pas besoin d'être démontré. Que l'état ne se conduise pas d'après
cette loi rigoureuse et qu'il ne crée pas une échelle d'impôts dé-
croissante en raison de l'étendue de ses services, on le conçoit;
mais qu'on n'aille pas au moins lui demander d'en étabhr une
progressive, ce serait le renversement de toutes les lois. On ferait
croire que la société n'est qu'une association de charité et qu'elle
n'a rien à démêler avec la justice et l'économie politique.
384 REVUE DES DEUX MONDES.
II.
« Le prélèvement de la société, dit encore le jeune économiste
dont nous combattons les idées, commence là où la consommation
des individus franchit les lignes sévères du besoin pour entrer dans
le domaine infini et varié des choses d'ngrément et de luxe. » Mais
où finiront ces lignes sévères du besoin? On ne s'est jamais bien en-
tendu à cet égard ; pour les uns, une chose est une consommation
de luxe qui est de première nécessité pour les autres. Adam Smith
déclare que de son temps l'usage des souliers n'était pas de pre-
mière nécessité en France, que beaucoup d'hommes et de femmes
paraissaient pieds nus sans s'avilir. Il n'en serait plus de même au-
jourd'hui. Pour lui aussi, la bière et l'aie étaient des denrées de
luxe, a fortiori le thé, le café, le sucre, que beaucoup de personnes
considèrent maintenant comme étant de première nécessité. Par
conséquent les lignes sévères du besoin varient selon les temps,
selon les individus et selon le degré de civilisation. On ne peut pas
les déterminer d'une façon assez précise pour en faire la base d'un
système d'impôts indépendamment d'autres considérations qui ten-
draient encore à les faire rejeter.
Pour en revenir à notre comparaison, le chemin de fer ne trans-
porte pas pour rien les choses de première nécessité, et le mar-
chand ne les vend pas sans bénéfice. Pourquoi l'état les affranchi-
rait-il de toute taxe, s'il juge qu'il a besoin d'impôts de consom-
mation ? En ne prenant en considération que l'intérêt des gens peu
aisés, il serait plus important pour eux d'obtenir gratis les services
du chemin de fer ou ceux du négociant que l'abandon par l'état
de quelques centimes d'impôt qui figurent à peine dans le prix des
denrées, tandis que les frais de transport et le bénéfice du mar-
chand y entrent pour beaucoup, et cependant personne n'oserait
demander ces services gratis. On comprend parfaitemement que
c'est impossible; mais, dira-t-on, le fisc n'impose pas toutes choses.
Pourquoi choisit-il de préférence celles qui sont à l'usage des classes
pauvres? Pourquoi ne frappe- t-il pas de préférence les objets de
luxe? Il trouverait les mêmes ressources sans imposer les mêmes
sacrifices. Nous arrivons ici sur un autre terrain, qui est celui de
l'économie politique pure. Il nous faut démontrer qu'en frappant de
préférence les objets de première nécessité l'état agit sagement et
comme il doit le faire pour la prospérité publique.
Tout le monde est d'accord que, si l'on veut avoir des impôts
très productifs et en même temps très modérés, il faut leur donner
une large base. S'ils sont modérés, ils ne troublent pas l'équilibre
LES TAXES INDIRECTES. 385
entre la consommation et la production, le travail continue et avec
lui le progrès de la richesse publique. Il n'y a que les impôts sur
les objets de première nécessité qui présentent cet avantage, car
personne n'y écliappe. Au contraire, si on atteint les objets de luxe,
l'impôt ne s'applique plus à tout le monde, il faut le porter à un
chiffre assez élevé pour lui faire rendre des sommes qui en vaillent
la peine, il est très onéreux, et, comme il pèse après tout sur des
choses dont on peut se passt;r, la consommation s'arrête, l'impôt ne
donne pas ce qu'on avait espéré, et le travail dimiaue.
On a bientôt fait de dire qu'on doit exempter les choses de pre-
mière nécessité et imposer les consommations de luxe; il faut sa-
voir encore à quels résultats on arrive avec cette substitution.
Supposez pour un moment qu'on supprime les 318 millions que
d'après le budget de 1872 doivent rapporter les boissons, les 38 mil-
lions du sel, les 170 millions du sucre, car le sucre devient de plus
en plus une denrée de première nécessité, et qu'on reporte le pro-
duit de toutes ces taxes, soit 526 millions, sur les consommations
de luxe, sur le thé, le café, les chevaux, les voitures, les habiile-
mens et tentures de soie, les domestiques en livrées, etc., sur toutes
les choses par lesquelles se manifeste la richesse, croit-on que l'on
pourrait trouver là une compensation? Pour être convaincu du con-
traire, il faut savoir que l'impôt sur les voitures, tel qu'il existe
aujourd'hui, et il est assez lourd pour ceux qui ont à le payer, est
porté au budget de 1873 pour 6 millions. Les taxes des billards et
des cercles réunies ne fourniront pas 2 millions. Les pianos, si on
les avait imposés, comme on l'a voulu, n'auraient pas donné plus de
A millions. C'est donc une grande illusion de croire qu'on peut se
procurer des revenus importans sans imposer les choses de première
nécessité. 11 n'y a que là qu'on peut les trouver. Un centime par
jour payé au fisc par 36 millions d'habitans, ou 3 francs 65 cent.
par an, donne 130 millions de francs. Pour obtenir la même somme
de 100,000 individus sur une consommation de luxe, il faudrait de-
mander à chacun 1,300 francs, et si l'on voulait avoir les 526 mil-
lions destinés à remplacer les taxes sur les boissons, le sel et le sucre,
le supplément à payer par personne serait de 5,260 francs. Il suffît
de poser ces chiffres pour montrer à quelles conséquences on abouti-
rait. Dernièrement en France on avait eu l'idée d'organiser une sous-
cription pour la libération du territoire : les riches étaient disposés
à y concourir très largement; mais, comme on supposait à tort ou à
raison que les masses n'y prendraient pas part, on a dû y renoncer,
— on aurait imposé des sacrifices considérables à quelques per-
sonnes sans arriver à des résultats sérieux. Pour qu'une adminis-
tration fiscale soit bien organisée, il faut qu'elle ait ses racines jus-
tome cm. — 1873. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'au fond même de la société. C'est là qu'elle puise ses forces ;
autrement elle établira des impôts dont la quotité sera excessive, et
qui ne produiront rien.
Les impôts, dira-t-on, qui frappent les objets de première né-
cessité ne sont pas proportionnels. — Avant de répondre à cette,
objection, voyons d'abord ce que devient la proportionnalité avec
les taxes directes. L'impôt foncier a été établi en 1789 sur les pro-
duits de la terre, d'après les anciennes évaluations. Ces produits ont
beaucoup changé depuis. Un travail préparé par l'administration
des contributions indirectes en vertu de la loi de 1850 montre que
le principal de l'impôt était en moyenne de 6,05 de revenu, variant
entre les deux extrêmes de 9,07 et de 3,7/i pour 100, Zi8 départe-
mens se trouvant au-dessous de la moyenne et 37 au-dessus : c'est
donc une très grande inégalité; elle ne fait que s'accroître de jour
en jour. Il en est de même de l'impôt mobilier, il doit atteindre la
richesse mobilière. Or qu'y a-t-il de plus trompeur que l'élément
qui lui sert de base et qui est la valeur locative? Il est rarement
en rapport avec la fortune. Tel individu, par suite de sa position
sociale, de sa profession, occupera une maison, un appartement
beaucoup plus cher que ne le comportent ses moyens; tel autre sera
obligé de se loger plus grandement à cause de l'étendue de sa fa-
mille, c'est-à-dire par suite des charges qui viendront à peser sur
lui; tel autre enfin par économie ou pour toute autre considération
se réduira dans son logement, bien qu'étant trèiâ riche, et il ne
paiera pas la taxe mobilière en raison de sa fortune, sans compter
que cette taxe frappe les revenus fonciers aussi bien que les autres,
ce qui fait double emploi. L'impôt des patentes est encore plus
inégal ; on a pris pour base la nature de l'industrie, la population
du lieu où on l'exerce et l'importance du loyer d^habitation. On ne
pouvait peut-être pas faire mieux, et cependant quelle inégalité!
Dans la même industrie, les bénéfices varient selon les individus;
l'un paiera 1,000 francs de patente avec 100,000 francs de profit,
et l'autre, pour acquitter la même taxe, sera obligé de la prendre
sur son capital, s'il est au-dessous de ses affaires. Cet impôt des
patentes donne lieu aux plus vives réclamations, et on ne voit pas
le moyen d'y faire droit et de rétablir l'égalité. Enfin la dernière
taxe directe, celle des portes et fenêtres, n'échappe pas non
plus aux mêmes reproches. Elle frappe les ouvertures des maisons
d'une façon plus ou moins forte selon la population des communes,
l'espèce et la situation des ouvertures; mais dans le même lieu la
valeur des maisons change d'un quartier à l'autre. On n'en tient pas
compte, excepté dans quelques grands centres, où l'on a cru devoir
ajouter un droit proportionnel au tarif principal. Partout ailleurs il
LES TAXES INDIRECTES. 387
n'y a pas de distinction entre les jours qui éclairent un château et
ceux qui font pénétrer la lumière dans une modeste habitation. A
Paris même, avec cette addition du droit proportionnel, on est très
loin d'avoir atteint l'idéal; beaucoup de maisons restent plus impo-
sées que d'autres par rapport à leur valeur. Par conséquent, si on
s'en était tenu aux seuls impôts directs que nous venons d'indiquer,
— et on leur en substituerait difficilement d'autres qui n'auraient
pas le même inconvénient, — on serait resté fort loin de la propor-
tionnalité.
Serait -on plus heureux avec la taxe unique portant sur le re-
venu ou sur le capital, comme le désireraient quelques personnes?
Si on pouvait avoir le tableau exact de la fortune de chacun, le re-
venu annuel, rien ne serait plus simple en effet que d'établir la
proportionnalité, on n'aurait qu'à diviser le revenu brut de la
France par la somme dont l'état a besoin tous les ans, et le chiffre
qu'on obtiendrait serait la part proportionnelle de chacun. Si l'état
par exemple avait besoin de 2 milliards et que le revenu brut fût
de 16 milliards, chacun aurait à payer un huitième de ses res-
sources annuelles, et le problème serait résolu. Malheureusement
dans la pratique les choses ne se présentent pas aussi simplement.
On n'a pas ce tableau, et on ne peut pas l'avoir; il n'y a pas de
moyens d'investigation, quelque minutieux et quelque rigoureux
qu'ils soient, qui puissent le fournir, et, y en eût-il, il faudrait
bien se garder d'y recourir, car ils exciteraient un grand méconten-
tement. On ne pourrait établir la taxe unique qu'avec la déclaration,
et alors, comme le contribuable se trouverait en face d'un impôt
très lourd, qui lui prendrait le huitième de son revenu, il cherche-
rait nécessairement à le frauder, ce qui amènerait une grande iné-
galité dans la taxe entre les gens de bonne foi et ceux qui ne le
seraient pas, sans compter que le fisc perdrait une grande partie
de ses revenus.
Une autre considération encore pour laquelle il ne faudrait pas
adopter la taxe unique, c'est qu'elle découragerait l'épargne et ar-
rêterait la production. Si vous me demandez tout à coup sous une
seule forme et par un bulletin de contribution directe le septième
ou le huitième de mon revenu, la demande peut me paraître ex-
cessive, et, si j'ai un moyen d'y échapper, je l'emploierai; ce moyen
est tout simple : avec la facilité des communications et des rapports
de toute nature qui existent aujourd'hui, j'irai porter mon industrie
et mon capital ailleurs, dans un pays qui sera moins imposé, ou qui
le sera tout autrement. Vous avez beau dire qu'on ne paiera pas
plus sous un3 seule forme que sous plusieurs, qu'on paiera même
moins avec l'économie de quelques frais de perception. C'est pos-
388 REVUE DES DEUX MONDES.
sible; mais l'effet moral sera très différent et il a une grande im-
portance : pour en juger, il suffit de voir ce qui se passe au lende-
main d'une révolution, ou lorsque l'horizon politique se charge un
peu trop. On a les mêmes instrumens de production que la veille,
le même capital, les mêmes usines, la même habileté de main-
d'œuvre, et cependant on produit beaucoup moins. Pourquoi? Parce
qu'il s'est introduit tout à coup dans la vie industrielle et commer-
ciale un élément qui a tout modifié, c'est la défiance. On ne voit
plus aussi clair dans l'avenir, on n'est plus aussi sûr qu'on pourra
jouir tranquillement des fruits de son travail, et alors tout s'ar-
rête. Un effet semblable peut se produire à l'occasion d'un impôt
qui paraîtrait excessif.
Le gouvernement, par suite de nos désastres, a dû augmenter
les taxes de plus de 600 millions; il a fait peser cette augmenta-
tion en grande partie sur les revenus indirects. La répartition n'en
a pas toujours été très heureuse, et on éprouvera des mécomptes.
Cependant ces taxes se paient encore après tout assez facilement, le
pays déploie la même activité dans ses affaires, sinon une activité
plus grande pour réparer les brèches faites à sa fortune. Qui ose-
rait soutenir qu'il n'en serait pas autrement, si on avait demandé
non pas les 2 milliards et plus du budget tout entier, mais seu-
lement les 600 millions d'augmentation à un impôt unique sur le
revenu qui aurait pu être de 12 à 15 pour 100? Évidemment on
n'aurait pas conservé la même activité industrielle, beaucoup de
capitaux et beaucoup d'individus auraient émigré.
IIL
On a dit que les gouvernemens avaient multiplié les taxes pour
mieux les dissimuler et les augmenter plus aisément. C'est pos-
sible. Cela prouve qu'ils ont réussi à les faire moins sentir. Or les
faire moins sentir, c'est ménager les forces productrices du pays.
Du reste cette division des taxes a été établie partout dans les états
les plus libres, comme dans ceux qui le sont le moins, et partout
elle a donné d'excellens résultats. On les a multipliées encore, et on
a adopté surtout celles de consommation parce que c'était le seul
moyen de se rapprocher autant que possible de la proportionnalité;
mais c'est ici que revient l'objection de tout à l'heure. Si l'impôt,
dit-on, frappe des objets de première nécessité, tels que le sel, les
boissons, le bois de chauffage, la consommation qu'on fait de ces
objets n'est pas du tout proportionnelle à la fortune. Parce qu'on a
100,000 livres de rente, on ne consommera pas cent fois plus de
sel et de vin que celui qui n'a que 1,000 francs pour vivre. Il y a
LES TAXES INDIRECTES. 3S9
une quantité plus ou moins forte de ces choses qui est nécessaire
à tout le monde, et il arrive, comme pour le sel par exemple,
que celui qui est le moins riche en consomme le plus, parce qu'il
n'a rien à lui substituer, et que, sa nourriture étant de qualité in-
férieure, il a besoin de la relever par ce stimulant. Ce qui a fait dire
à quelques économistes que les impôts sur les objets de première
nécessité étaient des imjjôts progressifs à rebours, qu'ils frappaient
d'autant plus qu'on était moins riche. Si cela était vrai, on serait
dans un grand embarras et dans un cercle vicieux, car d'une part
ce sont les impôts les plus productifs, il est difficile de s'en passer,
et d'autre part on ne devrait pas les établir, attendu qu'ils viole-
raient la première loi en fait de taxes, qui est la proportionnalité.
Heureusement qu'il n'en est pas ainsi. L'homme qui travaille, —
on ne peut parler que de celui-là, car la personne oisive est une ex-
ception et en dehors des lois économiques, — celui donc qui vit d'un
salaire, d'un traitement ou d'un profit industriel ne supporte pas ex-
clusivement l'impôt sur les denrées qu'il consomme, qu'elles soient
ou non de première nécessité. Pourquoi le supporterait-il? Est-ce
qu'il prend à sa charge exclusive le renchérissement qui pour d'au-
tres raisons plus sensibles vient à se produire? Est-ce que sa situation
est restée la même après l'augmentation qui a eu lieu sur le prix de la
viande, des légumes, et avec l'élévation des loyers dans les grandes
villes? Sans doute il y a une époque de transition pendant laquelle
il éprouvera quelques embarras, surtout si l'élévation des prix se ma-
nifeste très rapidement. Les salaires, les traitemens, les profits, ne
se mettront pas immédiatement au niveau; mais l'équilibre ne peut
pas tarder à se rétablir, il est dans la force des choses, autrement
il n'y aurait pas d'harmonie dans les lois économiques. Le salaire,
pour parler de ce qui est le plus intéressant, est porté à un certain
taux en vertu de la loi générale de l'offre et de la demande, du
rapport qui existe entre le nombre des travailleurs et le besoin que
l'on a du travail ; mais ce rapport lui-même est subordonné à de
certaines règles : il faut que chacun vive de son travail, et en vive
dans des conditions qui représentent l'état de la civilisation et de la
richesse du pays que l'on habite. Dans une société qui est en pro-
grès, le renchérissement de certaines denrées, et surtout des den-
rées alimentaires, a lieu parce que la richesse s'accroît et que
chacun consomme plus, et, comme il faut produire davantage pour
satisfaire à des besoins plus nombreux, il en résulte naturellement
que le travail est plus recherché et partant plus rétribué. Les sa-
laires augmentent ainsi que les profits, ainsi que le revenu de la
terre et du capital. Du bas de l'échelle sociale au sommet, tout le
monde gagne plus; telle est la loi économique. Qu'avons-nous vu
390 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis vingt ans, depuis qu'il s'est produit un renchérissement gé-
néral pour tout ce qui sert à la vie? A part le rentier, qui, je le ré-
pète, est dans une situation exceptionnelle, — encore ne s'agit-il
que de celui qui a des rentes fixes et invariables, car les autres sont
associés au progrès de la richesse, — y a-t-il quelqu'un qui soit dans
une situation pire qu'avant ce renchérissement? Les salaires, les
profits, n'ont-ils pas augmenté dans une proportion au moins aussi
grande? Si on voulait faire une enquête spéciale en ce qui concerne
la main-d'œuvre notamment, on trouverait que partout en France
elle s'est élevée encore plus que le prix des choses.
Il y a dans les ouvrages de Bastiat un chapitre intitulé Ce qu'on
voit et ce qu'on ne voit pas; on peut en faire l'application à la ma-
tière de l'impôt. Ce qu'on voit, ce sont ceux qui paient d'abord les
taxes; ce qu'on ne voit pas, ce sont ceux sur lesquels elles retom-
bent en définitive. De quelque façon que vous vous y preniez, a dit
justement M. Thiers dans son livre de la Propriété, l'impôt por-
tera toujours sur la consommation, et comme la consommation se
fait avec le produit brut de la société, c'est ce revenu qui en fin de
compte supportera les taxes proportionnellement à son importance.
Il ne peut pas en être autrement; arrive maintenant une nouvelle ob-
jection : on demande quelle sera la situation de celui qui ne dépense
pas tout son revenu, qui en économise une partie? Celui-là, dit-on,
ne paiera pas l'impôt en raison de sa fortune. S'il économise en effet
pour thésauriser ou pour jeter à la mer le surplus de ses besoins,
il échappera nécessairement à l'impôt pour la partie de son revenu
dont il fera un tel usage ; mais il se privera lui-même en privant la
société. Si au contraire il économise pour tirer parti de ses épar-
gnes, soit en les employant directement, soit en les plaçant, alors
il n'y échappera pas. Il le paiera par ses propres consommations,
ou par celles que fera la personne à laquelle il aura prêté son ar-
gent. Celle-là lui donnera un intérêt moindre que si les denrées
étaient affranchies de tout droit. Par conséquent l'impôt est tou-
jours supporté par le revenu, toujours égal et toujours proportion-
nel. Et s'il n'y avait que ce côté du débat à examiner, bien que ce
soit le plus discuté et celui à propos duquel on fasse le plus de
bruit, il n'aurait pourtant pas grande importance. Ce qui domine,
c'est le point de vue économique, c'est la question de savoir quel
est, dans l'intérêt général, le moins fâcheux ou de l'impôt qui
porte sur les objets de grande consommation, ou de celui qui frappe
les choses de luxe. Yoilà celui des boissons par exemple qui est
porté pour 318 millions au budget de 1872 en grevant le htre de
vin en moyenne de 5 à 6 centimes; il ne peut pas avoir d'effet bien
nuisible. Pour trouver la même somme, non pas dans une seule
LES TAXES INDIRECTES. 391
consommation de luxe, ce qui serait impossible, mais dans plu-
sieurs, il faudrait certainement doubler le prix des choses atteintes;
or peut-on supposer que, si l'on devait payer le café à francs la
livre au lieu de 2, le sucre 2 francs au lieu de 1, des étoffes de
soie 20 francs au lieu de 10, il n'y aurait rien de changé dans
les conditions économiques, et que la consommation resterait la
même? Évidemment non, le trouble apporté dans les relations
commerciales serait considérable, et les salaires seraient les pre-
miers à en souffrir. Cet impôt des boissons, qui compte aujour-
d'hui pour 318 millions, donnait 101 millions enl8Zi7, 250 millions
en 1869 avant les dernières aggravations; il a produit davantage
par le seul fait du développement des consommations. L'impôt du
sel, lorsqu'il existait dans sa plénitude avec les 3 décimes par kilo-
gramme avant 1848, gagnait de 3 à /i millions par an; il n'a pas
gagné davantage depuis qu'il a été réduit à 1 décime. Il n'y a pas
d'argument meilleur pour montrer que cette réduction a été inop-
portune, sans intérêt sérieux, et qu'elle a fait perdre chaque année
au trésor gratuitement une somme considérable qu'on serait fort
heureux de retrouver aujourd'hui.
Enfin on se plaint beaucoup des taxes d'octroi, particulièrement
à Paris et dans les grands centres de population. On prétend qu'elles
nuisent à la consommation; or voici les faits, nous les emprun-
tons à un travail de statistique dressé avec soin par un homme
très compétent, M. Clément Jiiglar, et sur les publications de
la ville de Paris. La viande de boucherie est frappée à l'octroi de
la capitale d'un droit de 10 centimes par kilogramme. On l'avait
aboli un moment en 18li8; on a dû le rétablir, parce que la sup-
pression n'avait profité à personne, excepté aux bouchers, qui ven-
daient la viande toujours au même prix. Le vin paie également à
l'octroi 20 francs par hectolitre ; ce sont des denrées de première
nécessité l'une et l'autre. Eh bien! de 1840 à 1867, l'augmentation
par tête de la consommation de la viande a été de 17 kilogrammes,
et celle du vin de 100 litres. On a pu faire les mêmes remarques
pour Bordeaux et pour Lyon, tandis que, suivant M. Juglar, les
consommations de luxe, qui sont généralement affranchies de l'oc-
troi, ont augmenté dans la même période d'une façon insignifiante.
Sans doute il vaudrait mieux que la ville de Paris pût se passer de
ses taxes sur la viande et sur le vin; la consommation s'accroîtrait
encore davantage. Il faut pourtant reconnaître que, telles qu'elles
sont, elles n'ont pas arrêté le progrès, elles sont entrées dans le
prix des choses et ont seulement rendu la vie un peu plus chère;
mais on a eu des compensations, la ville a été mieux entretenue,
plus élégante, les étrangers y sont venus en plus grand nombre, il
392 REVUE DES DEUX MONDES.
en est résulté plus de travaux, et on a retrouvé bien vite en aug-
mentations de salaire et de profit au-delà de ce qu'on avait payé à
l'octroi. M. Gladstone, ayant à s'expliquer sur l'effet produit par
l'abolition des corn-laws, et constatant que la vie en somme était
peut-être aussi chère que par le passé, déclarait que le principal
avantage de la mesure avait été d'augmenter les échanges avec le
dehors. « Je n'hésite pas à dire, ajoutait-il, que c'est une erreur de
supposer que le meilleur moyen d'être utile aux classes ouvrières
soit d'agir sur les matières qu'elles consomment; si vous voulez leur
faire plus de bien, il faut leur donner plus de travail. » Tout est là
en effet pour les classes ouvrières. Préoccupez-vous de tout ce qui
peut augmenter la production , et la question de l'impôt devient
accessoire.
Nous voudrions répondre encore à d'autres objections qui ont été
faites contre les taxes indirectes et qui ont une certaine importance;
on dit qu'elles sont un obstacle à la liberté du commerce, qu'elles
créent des monopoles et produisent un renchérissement supérieur
à la somme qu'elles rapportent. Cette thèse a été surtout soutenue
avec beaucoup de talent, dans un travail récent intitulé Financial
reformsj par un économiste anglais distingué, M. Cliffe Leslie. Que
ces taxes soient un obstacle à la liberté absolue du commerce, en
ce sens que certaines marchandises ne peuvent pas se mouvoir sans
passer sous les yeux du fisc, c'est incontestable. S'il s'agit d'une
denrée produite à l'intérieur et soumise à un droit, il faudra la
déclarer au percepteur avant de la livrer à la consommation. C'est
une gêne. Si elle arrive du dehors, elle devra subir la visite de la
douane avec une perte de temps plus ou moins considérable; mais
quelle est dans la société la liberté qui soit absolue et qui n'é-
prouve pas de restriction? Il n'y en a aucune. Du moment que nous
nous réunissons pour nous procurer les avantages qui résultent de
l'association, il y a des règlemens auxquels nous sommes tenus
d'obéir; ces règlemens sont des entraves à la liberté absolue. Si
on veut vendre certaines denrées alimentaires sur un marché et
même en magasin, on est soumis à des inspections de police dans
l'intérêt de la salubrité publique. La liberté de commerce ne va
pas jusqu'à me permettre de vendre des viandes avariées ou du
poisson gâté; il est défendu également de faire travailler des en-
fans au-dessous d'un certain âge et au-delà d'un certain temps;
on ne pourrait pas non plus exercer certaines professions sans être
muni d'un diplôme, etc.; ce sont autant d'obstacles à la liberté in-
dustrielle et commerciale. Qui peut s'en plaindre? Ces entraves
sont établies au nom d'un intérêt supérieur qui est le salut de la
société. Il en est de même des lois fiscales. Le gouvernement a besoin
LES TAXES INDIRECTES. 393
d'argent pour accomplir sa mission ; on a jugé qu'un des moyens
les plus efficaces de lui en procurer était d'établir des droits sur
certaines marchandises produites à l'intérieur ou venant du de-
hors, ces marchandises ne pourront donc circuler qu'après avoir
acquitté ces droits. Pourquoi n'accepterait-on pas cette restriction
comme les autres, surtout si dans la pratique elle est aussi légère
que possible?
On se récrie contre la perte de temps qui résulte de la visite de
la douane : il y en a une incontestablement, mais on en exagère
beaucoup l'importance. Supposons qu'il faille un jour pour visiter
une cargaison de marchandises arrivant par mer des pays les plus
lointains. Cette cargaison a peut-être mis 30 jours à venir; c'est
donc un délai total de 31 jours avant qu'elle soit entre les mains du
destinataire. Est-ce là un retard qui puisse causer un préjudice réel?
Où trouverait-on ce préjudice? dans le capital engagé un jour.de plus
dans la même opération commerciale ou dans le magasin qui devra
être un peu plus grand pour contenir un approvisionnement sup-
plémentaire de vingt-quatre heures? Ce sont des fractions inflnité-
simales qui ne peuvent pas modifier le prix des choses, et dans tous
les cas ne sont rien à côté des autres aléas auxquels on est exposé
dans le commerce. Si la marchandise arrive par le chemin de fer à
une frontière de terre, la visite prendra tout au plus une heure
ou deux. On ne peut voir là des obstacles sérieux à la liberté de
commerce. Tout est dans le droit lui-même; s'il est modéré, bien
établi, s'il ne peut pas donner lieu à l'arbitraire, on le percevra
très aisément, et les transactions commerciales n'en souffriront pas.
D'ailleurs tout s'améliore et se perfectionne; on a déjà beaucoup di-
minué le temps qu'on mettait autrefois à faire les visites de douanes.
On le diminuera encore, et il finira par se perdre dans le délai qui
est nécessaire pour le déchargement des marchandises qu'on ne
supprimera jamais. De même pour les vexa,tions, les tracasseries
qui accompagnent cette visite; elles n'existent plus guère, car déjà
on s'en rapporte autant que possible aux déclarations pour la per-
ception des droits, et le contrôle devient l'exception.
L'honorable écrivain anglais, pour trouver un préjudice dans le
fait seul de cette inspection à laquelle sont soumises certaines
marchandises, indépendamment des taxes qu'elles ont à payer,
établit qu'en Angleterre il y a des ports déterminés pour rece-
voir telle ou telle denrée sujette aux droits. Le vin, le tabac, le
thé, n'entrent pas partout; 59 ports sont ouverts aux vins, sur
lesquels 31 seulement peuvent évaluer l'impôt à recevoir. Le ta-
bac ne pénètre que par 35 poits. Cette limitation a pour but de
rendre la surveillance plus facile et la perception du droit moins
394 REVUE DES DEUX MONDES.
coûteuse. M. Cliffe Leslie en conclut que, si elle n'existait pas,
le vin, le tabac, le thé, pourraient coûter moins cher en Angleterre;
c'est une grande erreur. Plus une marchandise arrive en quantité
sur un même point et moins elle est chère. Gela est tout naturel.
Elle vient d'abord par chargemens complets, les frais de transport
sont moindres que si elle n'occupait qu'une partie d'un navire ou
d'un wagon de chemin de fer; elle paie aussi moins proportionnel-
lement pour les frais de commission et d'assurance. Enfin le négo-
ciant qui est chargé de la vendre, opérant sur de grandes masses,
se contente d'un bénéfice moindre que si son commerce est plus
restreint. Pendant longtemps, Liverpool a été l'endroit où nos fila-
teurs, ceux même de l'Alsace, allaient chercher le coton dont ils
avaient besoin , bien que Le Havre eût pu le leur fournir; mais
avant la liberté commerciale Le Havre était peu approvisionné en cette
denrée, on l'y payait plus cher qu'ailleurs, et nos fabricans avaient
encore intérêt à la faire venir d'Angleterre en acquittant les frais
d'assurance et de transport. Par conséquent on se trompe singuliè-
rement en croyant que, si le vin entrait librement chez nos voisins
par tous les ports, il se vendrait moins cher. L'hypothèse n'est pas
même admissible, car n'y aurait-il aucune restriction légale, la
marchandise viendrait encore tout naturellement dans les lieux où
elle trouverait les plus grands débouchés, et ce sont ceux qu'a dû
choisir la douane pour sa vérification. H en est de môme, et pour
des raisons semblables, de la faculté d'entrepôt qui est accordée à
certains ports et refusée à d'autres. Si elle existait partout et que
l'on en usât, les droits seraient infiniment plus élevés qu'ils ne le
sont aujourd'hui; la marchandise étant grevée de plus de frais gé-
néraux, la liberté n'offrirait aucun avantage.
On reprend l'argument sous une autre forme : les impôts indirects,
dit-on, tendent à constituer des monopoles. Gomme on a de grosses
sommes à payer au fisc avant toute livraison de marchandise, il n'y
a que les grands établissemens qui soient en état de faire ces
avances ; le petit commerce ne le peut pas, et par cela même il se
trouve éliminé de la concurrence. Get argument n'est pas plus
fondé que les autres. Ce n'est pas le paiement des droits à la
douane ou ailleurs qui élimine le petit commerce, c'est la force
des choses. La tendance aujourd'hui est au bon marché. Il faut
produire à bas prix et vendre de même, afin d'augmenter le nombre
des consommateurs. Pour cela, il n'y a qu'un moyen, c'est d'é-
tendre ses opérations pour diminuer ses frais généraux, c'est de
les renouveler très souvent en se contentant d'un bénéfice moindre
sur chacune. Aussi voit-on se créer partout des magasins considé-
rables qui vendent toute espèce de choses. Gette tendance est en-
LES TAXES INDIRECTES. 395
core favorisée par les voies de communication rapides, par les
transports plus économiques. Le marchand peut s'approvisionner
directement en fabrique, et le consommateur acheter où il veut. En
résulte- t-il que ces grands établissemens soient à l'état de mono-
pole, et que sur les ruines du petit commerce ils puissent rançon-
ner le public à leur gré? Pas le moins du monde : personne au-
jourd'hui n'a les forces nécessaires pour créer des monopoles. Le
gouvernement seul le peut, étant armé par la loi. Si un individu
n'est pas assez riche pour organiser à lui seul une grande maison
de commerce, il s'associe avec d'autres et en trouve bien vite les
moyens, l'opération se fera même par actions, et on verra de très
petits particuliers avoir un intérêt dans un grand établissement in-
dustriel. Par conséquent le monopole ne peut pas exister, et c'est là
le triomphe de la démocratie; en même temps qu'elle a supprimé
les anciens privilèges de naissance, elle a mis obstacle à ce qu'il
s'en reconstituât de nouveaux par le fait de la richesse. Elle a entre
les mains le levier le plus puissant pour les empêcher, celui de l'as-
sociation. On peut à certains points de vue gémir sur la disparition
de la petite industrie, et regretter l'organisation de ces immenses
fabriques ou de ces grands caravansérails où l'homme n'est plus
qu'un commis, sans presque d'initiative; mais les choses sont ainsi,
et on supprimerait demain les impôts indirects que le petit com-
merce n'aurait pas pour cela de meilleures destinées.
Reste l'argument que les impôts produisent un renchérissement
supérieur à la somme qu'ils rapportent. On suppose que, si une
marchandise est frappée de 100 millions d'impôts par exemple, les
fabricans ou négocians qui auront avancé cette somme voudront
non-seulement la faire entrer dans leur prix de vente, ce qui est na-
turel, mais prélever encore un certain bénéfice sur leur avance; ils
ajouteront donc ce bénéfice au prix de la marchandise, et celle-ci
se trouvera renchérie dans son ensemble des 100 millions de l'im-
pôt, peut-être môme de 110, si le bénéfice est de 10 pour 100.
Nous ne contestons pas la valeur de l'argument. Il est sûr que tous
les capitaux employés dans une industrie doivent rapporter un inté-
rêt, et que les 100 millions de l'impôt ne peuvent pas être avancés
gratuitement par les fabricans ou négocians; mais dans la pra-
tique on ne s'en apercevra guère, c'est à peine si le bénéfice sup-
plémentaire du marchand exercera une influence quelconque sur le
prix des choses; d'ailleurs on ne l'éviterait pas par un autre moyen.
Admettons pour un moment que l'impôt indirect soit remplacé par
une taxe sur le revenu, frappant les profits du commerce comme
les autres, bien entendu; si les commerçans paient 100 millions
sous cette forme au lieu de les payer par la taxe indirecte, croit-on
396 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils ne leur faudra pas également 100 millions de plus pour leur
commerce et qu'ils ne chercheront pas aussi à retirer un intérêt de
l'avance de cette somme? Evidemment le résultat sera le même, et
un renchérissement semblable aura lieu dans les deux cas. Il faut
toujours en revenir à la question de savoir sous quelle forme l'im-
pôt sera le moins senti et partant le moins préjudiciable à la ri-
chesse publique.
M. le président de la république, dans un discours resté célèbre
comme tous ceux qu'il prononce, a dit au mois de juin 1872 qu'en
fait d'impôts le cachet de la civilisation était l'accroissement rela-
tif des taxes de consommation, et il a comparé sous ce rapport
l'Angleterre à la Turquie. Dans le premier de ces pays, le progrès
de la richesse est tel qu'en prenant une très légère part des fruits
qu'il donne chaque année l'état peut obtenir des sommes consi-
dérables sans apporter le moindre trouble dans les relations com-
merciales, — tandis que dans le second, pour avoir de l'argent et
en petite quantité, le gouvernement s'attaque aux sources mêmes
de la richesse, le prélève non -seulement sur le revenu, mais sur
le capital, ce qui diminue les forces productrices du pays et le con-
damne à une infériorité constante. Une grande nation dont on in-
voque souvent l'exemple à notre époque, celle des États-Unis d'A-
mérique, ne s'y est pas trompée; lorsqu'elle a eu besoin de sommes
importantes pendant la guerre de sécession, elle les a demandées
pour la plus grosse part aux taxes indirectes; elle a tout imposé,
les articles de première nécessité comme les autres, et elle est ar-
rivée ainsi à équilibrer son budget et à réaliser chaque année des
excédans considérables, qu'elle applique à réduire sa dette. Depuis,
il est vrai, lorsqu'elle n'a plus élé en face des mêmes besoins, elle
a beaucoup diminué ses taxes indirectes, mais elles n'en restent
pas moins encore la principale source de son revenu. Il en est de
même dans les états européens. Partout où il y a de bonnes finances
et des budgets en équilibre, ce n'est qu'avec le concours des con-
tributions indirectes.
Maintenant s'ensuit- il qu'on peut impunément taxer tous les pro-
duits et dans la mesure des ressources qui sont nécessaires? Non
assurément; seulement la limite est non pas dans la justice et l'éga-
lité, qui sont hors de cause par le fait de la répercussion, mais dans
la prudence économique; il faut s'attacher à ne pas décourager la
consommation et à ne point exciter la fraude. En France dernière-
ment, lorsqu'on a eu à remanier les taxes, au lieu d'agir sur l'en-
semble des contributions et de les élever toutes dans une certaine
mesure, ce qui aurait donné une très large base à l'élévation et
aurait permis de la rendre très modérée, on en a choisi quelques-
LES TAXES INDIRECTES. 397
unes, on leur a fait subir une augmentation d'autant plus forte
qu'elles étaient seules atteintes. C'est ainsi qu'on a élevé la taxe
des lettres d'un cinquième pour toute la France, de 20 à 25 cen-
times, d'un tiers pour Paris, de 10 à 15 centimes, — que celle du
sucre a été portée de 30 fr., où elle était il y a quelques années,
à 57 fr., — que les droits sur le café, le cacao, le thé, ont été
plus que doublés, les permis de chasse établis à hO francs au
lieu de 25 (1), et que les alcools ont dû payer 150 fr. l'hectolitre
au lieu de 75 , — et on ne demandait rien de plus au sel, ni à
la propriété foncière, et on ménageait d'autres taxes qui auraient
pu être élevées davantage. Qu'est-il arrivé, ou plutôt qu'y a-t-il
à craindre? car l'expérience de 1872, avec les diminutions qui
ont déjà été constatées, peut ne pas passer encore pour concluante;
il est à craindre que les impôts ne rendent pas ce qu'on espère, que
la consommation s'arrête, ou bien qu'il y ait une fraude considé-
rable.
IV.
Lorsque les Anglais ont commencé leur réforme commerciale et
financière en 1846, ils ont eu recours à un expédient qui leur a
parfaitement réussi, ils ont adopté \ income-tax , c'est-à-dire un
impôt sur le revenu; cet impôt, dont le chiffre a varié suivant les
besoins, a donné depuis 150 jusqu'à 350 millions par an. Grâce à
ce moyen, la réforme s'est accomplie tranquillement, le budget a
toujours été en équilibre, et nos voisins ont eu même des excédans
de recettes, qu'ils ont pu consacrer à de nouvelles réductions de
taxes. Nous aurions du nous inspirer de cet exemple, et, sans de-
mander à l'impôt du revenu les 000 ou 700 millions dont nous
avions besoin, nous aurions pu nous en servir tout au moins pour
atténuer les surcharges à mettre sur les impôts indirects. Nous sa-
vons tout ce qu'on a dit contre l'introduction de cette taxe en France.
On l'a représentée comme difficile à établir à cause de la fraude qui
en résulterait, et commie un acheminement vers l'impôt progressif.
Ces objections né sont pas concluantes. Il ne faut pas oublier qu'elle
existe dans beaucoup de pays, en Europe et en Amérique, et que
partout elle est d'une application assez facile. Pourquoi en serait- il
autrement chez nous? Est-ce que notre nation est moins loyale qu'une
autre, plus disposée à tromper le fisc? C'est le contraire qui est
vrai. On n'a qu'à voir ce qui se passe au lendemain des révolutions,
lorsqu'il n'y a pour ainsi dire plus de gouvernement pour se faire
(I) Oa vient de les remettre à 25 francs.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
obéir; les impôts rentrent malgré tout, les engagemens commer-
ciaux sont aussi bien tenus que par le passé. On calomnie notre
pays quand on dit que l'impôt sur le revenu serait particulièrement
impraticable en France à cause de la fraude. On se récrie beaucoup
contre la déclaration qui doit lui servir de base, comme si c'était
quelque chose d'insolite dans la façon de recueillir nos taxes. Déjà
un certain nombre de ces taxes, et des plus productives, sont per-
çues au moyen de déclarations; ainsi les droits de mutation, ceux de
douane, l'impôt sur les boissons, les sucres. La fraude existe peut-
être, mais elle est en somme assez légère, et le fisc préfère la subir
plutôt que de chercher à la réprimer par des mesures vexatoires.
D'ailleurs le sentiment de la moralité et de la justice pénètre de
plus en plus au sein des contribuables. On comprend que tromper
le fisc, c'est dérober le bien d'autrui, et que la dette vis-à-vis du
trésor est aussi sacrée qu'une autre. En Angleterre, Vîncome-tax,
après avoir donné lieu à bien des fraudes qui ont été signalées, se
perçoit maintenant assez exactement sous le seul contrôle de la no-
toriété publique et sans vexations aucunes.
Ce serait, dit-on, un acheminement à la taxe progressive. Dans
un pays de démocratie comme le nôtre, cet argument touche beau-
coup. On voit tout de suite le suffrage universel qui, pour dé-
charger les masses de leur part dans l'impôt, s'appliquerait à en
rejeter le poids sur les riches, qui seront toujours eu petit nombre.
Ce danger existe, il est vrai; mais il est indépendant de l'établis-
sement de la taxe sur le revenu. « Le jour où le pouvoir, a dit très
judicieusement M. Casimir Perier, serait entre les mains de gens
capables de soumettre le pays à l'impôt progressif, ils n'auraient
pas besoin de précédens. « Ils l'introduiraient d'un trait de plume
au moyen du rôle des contributions directes ou par d'autres pro-
cédés sommaires, qu'ils ne craindraient pas de rendre plus ou moins
vexatoires. Cette objection est donc une fin de non-recevoir qui n'a
pas de valeur. Il faut examiner l'impôt en lui-même, et l'établir,
s'il est bon; on sera toujours à temps de se défendre contre l'abus
qu'on pourrait en faire. L'impôt sur le revenu est bon, s'il est mo-
déré, et s'il a une assiette très large. Dans ce cas, il agit comme les
autres, il entre dans le prix des choses et est payé par tout le
monde, car c'est une erreur de croire qii'on échappe aux impôts
dont on n'est pas frappé directement, de supposer par exemple que
les taxes directes sont subies par ceux-là seuls qui les acquittent,
et que les ouvriers notamment en sont exempts. Si cela était,
l'équilibre social reposerait sur une base très fragile et serait exposé
à de bien grands périls. Le nombre de ceux qui paient les taxes
directes est bien restreint comparé à ceux qui ne les paient pas, et
LES TAXES INDIRECTES. 399
comme ceux-ci sont les plus nombreux, qu'ils ont, je le répète, le
droit de suffrage, ils tendraient à rejeter le fardeau sur les autres,
qui pourrait les en empêcher? Ils en seront empêchés, s'ils com-
prennent que l'impôt sur le revenu les atteindrait également. Voici
ce que dit à ce sujet un homme fort compétent, M. David A. Wells,
chargé de la révision des taxes dans l'état de New-York. « Dans la
ville de New -York, sur 1 million d'habitans environ, l\ pour 100
tout au plus paient les taxes directes. Or, si la théorie de la réper-
cussion n'était pas exacte, ceux qui ne les paient pas n'auraient
aucun intérêt à une administration honnête et économique de la
cité, ni à la réduction des impôts. Au contraire ils auraient profit
à ce que ces impôts frappant les autres fussent excessifs, à ce qu'on
dépensât le plus d'argent possible, dùt-il être mal employé, pour
leur donner du pain et des occupations. La taxe avec la théorie de
la non -répercussion devient le champ de bataille des diverses classes
de la société. Celui qui possède la propriété réelle voudra qu'on im-
pose la propriété personnelle et réciproquement, et ceux qui ne pos-
sèdent ni l'une ni l'autre demanderont qu'on les impose toutes les
deux. La doctrine du philosophe Hobbes, que la guerre est l'état
naturel de l'humanité, se trouve vérifiée par l'impôt. Le brigand de
la Grèce devient un répartiteur équitable, et tout le système se ré-
duit à une question d'exercice de pouvoir absolu. »
Dans beaucoup d'états en Amérique, en même temps qu'on im-
posait les objets de consommation, on établissait aussi une taxe sur
le capital réel ou personnel, c'est-à-dire sur la propriété immobi-
lière et mobilière. Cette taxe a été quelquefois de li pour 100. C'é-
tait excessif et presque égal au revenu que donnerait le capital chez
nous; mais, comme il y a dans ce pays une grande marge pour le
développement de la richesse, le revenu s'est élevé en proportion à
10 et 12 pour 100, et ce sont toujours les consommations qui ont payé
l'impôt. Il en serait autrement en France et en Europe. Une taxe
aussi lourde aurait pour résultat d'éloigner le capital et d'anéantir
le revenu. C'est comme l'eau qu'on prendrait cà la source d'un fleuve
au lieu d'aller la chercher à l'embouchure; avec une faible quantité,
on risquerait de tarir la source, tandis que, si on attend que le fleuve
ait grandi et se soit grossi de tous ses alTluens, on peut en prendre
beaucoup sans produire d'effet bien sensible. Toute la théorie des
impôts directs est dans cette comparaison. Il faut les ménager avec
soin, car on les prélève aux sources mêmes de la production.
En proposant l'impôt sur le revenu comme supplément aux taxes
actuelles et pour empêcher celles-ci d'arriver *à un taux excessif où
elles ne produisent plus et encouragent la fraude, nous le voudrions
très modéré, et pour cela il n'y a qu'un moyen, c'est de l'étendre le
llQO REVUE DES DEUX MONDES.
plus possible. En Angleterre, en Prusse, aux Etats-Unis, on en a
fait une sorte de taxe somptuaire en portant la limite de l'exemp-
tion jusqu'à 100 livres sterling ou 2,500 francs en Angleterre, à
3,700 francs en Prusse, à 1,000 dollars ou 5,000 francs aux États-
Unis. La moindre de ces limites serait trop élevée pour notre pays,
où les fortunes sont très divrsées. Si on exemptait les revenus au-
dessous de 2,500 francs, les 7/8''" de la fortune publique échappe-
raient à l'impôt, et au-dessous de j ,200 francs les 3//i encore ne
paieraient rien. Il faut donc en France abaisser beaucoup la limite;
on pourrait la faire descendre comme en Italie jusqu'à 250 francs.
Cela serait d'abord plus conforme au principe que chacun doit l'im-
pôt en proportion de ses moyens, et ensuite on obtiendrait plus
aisément des sommes assez importantes. Pour trouver en France la
taxe de 150 millions sur le revenu en plaçant la limite d'exemp-
tion à 2,500 francs, il faudrait demander peut-être jusqu'à 10 et
12 pour 100 aux revenus supérieurs à ce chiffre, et Zi ou 5 pour 100
au moins si la limite était à 1,200 francs, tandis que si on l'abaisse
à 250 francs, c'est-à-dire à un chiffre au-dessous duquel la cote
devient trop insignifiante pour être étabhe, 2 pour 100 suffiraient
largement pour procurer les 150 millions. Avec un taux de 2 pour
100, on évite beaucoup des inconvéniens qu'on reproche à l'impôt
du revenu. Les déclarations seront plus sincères, et le montant de
la taxe entrera facilement dans le mouvement des transactions.
Mais au lieu d'adopter purement et simplement cette taxe, qui
eût été très modérée à cause de sa généralisation, et qui aurait
produit beaucoup, on a préféré faire des distinctions, imposer cer-
tains revenus plutôt que d'autres. Il en est résulté qu'on est entré
en plein arbitraire et qu'on a dû imposer d'autant plus les revenus
qu'on choisissait. La nouvelle taxe sur les valeurs mobilières, jointe
à celles qui existaient déjà pour l'abonnement au timbre et à la
transmission, élève les droits qu'ont à supporter ces valeurs à plus
de 6 pour 100, c'est-à-dire qu'une obligation de 15 francs de re-
venu n'en rapporte plus que 14, et cependant le produit de cet
impôt si lourd, et qui a déjà des effets fâcheux, car il nuit à la for-
mation d'entreprises nouvelles, n'est pas évalué au-delà de 30 mil-
lions. On peut ajouter encore qu'il donne lieu dans l'application à
des choses excessives. Voilà une entreprise par actions qui a deux
sortes de profit : le premier, qu'elle retire directement de ses affaires
et qui est imposé à raison de 3 pour 100, indépendamment des autres
droits afférens aux actions, — le second, qui lui vient de son fonds
de réserve ou de son capital social, placé en actions ou obligations
d'une entreprise différente. Paiera-t-elle l'impôt sur cette seconde
source de profits? C'est, dit-on, la prétention du fisc. Alors elle le
LES TAXES INDIRECTES. AOl
paiera deux fois pour la même chose, d'abord en touchant le re-
venu de ses actions ou obligations, qui se trouvera diminué pour
elle comme pour tout le monde de la part de l'impôt, ensuite en fai-
sant entrer ce revenu dans ses profits, qui seront également frap-
pés de 3 pour 100, et si l'on voulait suivre la filière des ricochets
auxquels cet impôt peut donner lieu dans les portefeuilles des di-
verses entreprises, on trouverait que certaines valeurs mobilières
seront peut-être taxées à raison de 9 à 10 pour 100 au lieu de 3,
ce qui est évidemment excessif. On pourrait faire des observations
analogues contre l'impôt sur les créances hypothécaires (1), contre
la surtaxe ajoutée à la contribution des patentes, qui est maintenue,
et en présenter de plus graves encore contre les droits sur les ma-
tières premières. Ce sont des impôts mal étudiés et qui ne soutien-
nent pas un examen sérieux; ils sont arbitraires, injustes, et ont en
outre le grand inconvénient de produire très peu. On a pris la ques- ,
tion par le petit côté; il fallait la prendre par le grand et établir une
taxe générale sur le revenu; de cette façon, on aurait eu un budget
réellement en équilibre , et on aurait ménagé davantage les forces
productives du pays.
Il y aurait beaucoup à dire encore pour relever les erreurs qui
circulent sur la question des contributions, mais nous nous arrêtons.
Nous avons voulu seulement pour aujourd'hui montrer que, l'impôt
étant la rémunération d'un service rendu par l'état et dont tout le
monde profite, tout le monde également doit le payer, qu'il faut le
rendre proportionnel et non progressif, car la progression est injuste
et arbitraire, et a pour conséquence de décourager l'épargne et de
ruiner la richesse publique, tandis que la proportionnalité est fon-
dée sur la justice et sur toutes les lois de l'économie politique. Et
on n'arrive bien à la proportionnalité qu'avec des impôts indirects et
surtout avec ceux de consommation, parce qu'ils suivent la fortune
dans ses manifestations diverses. Si ces vérités étaient admises et
devaient servir de règle désormais pour l'établissement des taxes,
notre but serait atteint et nous aurions peut-être fait quelque chose
d'utile pour la science économique.
Victor Bonnet.
(1) On vient enfin de l'abolir.
1873. , 26
L'ASPERGILLUM LYDIANUM
RECIT DE LA VIE MEXICAINE.
I.
L'Italien Blanchi, plus connu sous le nom de Janus Plancus, exa-
minant au microscope le sable de la mer Adriatique , trouva que
trente grammes de ce sable contiennent six mille coquilles de fo-
raminifères. Alcide d'Orbigny, grand historiographe des proto-
zoaires, que Lamarck a rangés à tort au nombre des mollusques,
compta quatre cent quarante mille individus dans trois grammes
du sable de la mer des Antilles. Moins riche sous ce rapport, le
sable du golfe du Mexique ne renferme que mille coquilles par
gramme de matière, ainsi que je l'ai établi dans mon vingt-cin-
quième mémoire à l'Institut des sciences naturelles de Boston, por-
tant pour titre : De zoophytis deque molliiscis in mari mexicano
viventibus dissertatio. Inclyto civitatis Bostonianœ imtituto dedicat
jEmiliiis Bernaïus, scientiarum naturalium professer in Academia
Pueblœ de Angelis, — Boston, Harper, via capitolina. mdcccliv.
Les foraminifères sont une des conquêtes scientifiques du mi-
croscope; les anciens ne connaissaient pas ce monde des infiniment
petits, dont l'amas forme les bancs qui gênent si fort les naviga-
teurs dans toutes les mers. C'est dans l'étude des sables chargés des
débris de ces animalcules, et qui menacent de fermer un jour la
baie d'Alvarado, que j'ai puisé les élémens de mon vingt-cinquième
mémoire. Cette dissertation, lue le jour de la grande séance an-
nuelle de l'Institut de Boston, enthousiasma si bien les savans dont
je devais devenir le collègue qu'une médaille d'or me fut décernée.
Trois hourras, — les journaux de l'époque mentionnent le fait, —
retentirent en mon honneur.
l'aspergillum lydianum. 403
Un certain docteur Neidman, Prussien d'origine, demanda la pa-
role. Dans mon mémoire, je décrivais un curieux mollusque du
genre aspergillum, que le hasard m'avait fait rencontrer. Logé
dans un tube calcaire, ce fragile acéphale s'était accidentellement
brisé. Par bonheur, je l'avais étudié avec assez de soin pour ne
pas craindre d'affirmer qu'il appartenait à une espèce nouvelle. Le
docteur Neidman, avec une hardiesse sans pareille, osa nier l'exis-
tence du genre aspergillum dans le golfe du Mexique. Selon lui,
ces mollusques habitaient exclusivement la Mer-Rouge, la Nouvelle-
Hollande, Java; il affirmait donc que l'individu que je décrivais
devait être un teredo et non un aspergillum. Les membres de l'In-
stitut bostonien, légèrement ébranlés, ne revinrent pas sur leur
vote, mais l'envoi de la médaille dont on voulait récompenser mon
travail fut ajourné.
Je n'appris ces incidens que trois mois plus tard, alors que j'é-
tais absorbé par mes études sur le cri des caïmans. Un tremblement
nerveux s'empara de mon corps à la lecture du procès- verbal , que
l'on avait eu soin de m'expédier en double, et l'indignation me suf-
foqua. Moi, accusé d'avoir commis une erreur dont un apprenti na-
turaliste serait à peine capable ! C'en était trop, et ce coup me fit
maudire une fois de plus ces orgueilleux Prussiens, dont i'oracle,
le fameux Humboldt, a écrit tant de faussetés sur les Amériques.
Durant trois jours, fiévreux, courbatu, je dus garder la chambre.
Mon logis fut alors assailli de visiteurs compatissans auxquels je
racontais la perfide accusation dont j'étais victime. Les femmes,
âmes généreuses , s'intéressaient surtout à mon chagrin. Je n'ose-
rais affirmer qu'elles comprissent toutes la petitesse des doutes éle-
vés sur ma véracité, ni qu'aucune d'elles fût capable de bien saisir
les caractères qui séparent un teredo ou taret d'un aspergillum
ou arrosoir; mais j'avais recours aux comparaisons. Que penseriez-
vous, leur disais-je, de celui qui vous accuserait de ne pas savoir
distinguer une valencienne d'un point d'Alençon? Elles souriaient
avec dédain ; j'étais compris.
Je ne pouvais rester sous le poids d'un tel coup; il me fallait
écraser mon adversaire par une démonstration sans réphque. Je
réglai mes affaires, je renonçai momentanément à mes études sur
le cri des caïmans; puis, sans prévenir personne, je partis pour Al-
varado. C'était à Alvarado que j'avais découvert le mollusque au-
quel j'espérais voir porter mon nom : il était rare, puisque je n'avais
pu en découvrir qu'un seul exemplaire. Peu importait, dussé-je
trier grain à grain les montagnes de sable qui bordent le golfe du
Mexique, je voulais un aspergillum pour confondre le docteur
Neidman.
hOh REVUE DES DEUX MONDES.
Quinze jours plus tard, je pénétrais dans Alvarado. Je me logeai
d'abord chez un pêcheur; mais mon ami don Salustio Mendez, qui
passait deux mois de l'année à surveiller la pêche des crevettes,
dont sa maison de Vera-Gruz faisait un important commerce, exi-
gea que je devinsse son hôte. Sa jeune femme, dona Esteva, m'ac-
cueillit avec cette aménité qui rend sa beauté si touchante. Deux
jolis enfans, l'un âgé de sept ans et l'autre de cinq, devinrent bien-
tôt mes amis. L'aîné, Juan, possédait de véritables dispositions pour
l'histoire naturelle. Ce petit bonhomme renonçait à ses jeux pour
m'aider à trier le sable que je rapportais de mes excursions. Sa
sœur, Lola, s'amusait beaucoup de mes lunettes; c'étaient deux
bons et aimables enfans.
Pendant plus d'un mois, ije vécus presque exclusivement sur la
plage, bravant le soleil, les orages, la soif et la faim. En' vain mon
hôtesse essayait de me retenir, je m'échappais pour gravir les col-
lines, sonder les anses, épier les flots; j'allai jusque sous l'eau cher-
cher de nouveaux échantillons de sable. Sans cesse déçu, je ren-
trais épuisé. J'étais consolé par dona Esteva, dont l'âme valait
encore plus que le visage, et réconforté par don Salustio, homme
aussi énergique qu'intelligent, bien que dans la nature il ne vît que
quatre choses dignes d'attention, — sa femme, ses deux enfans, et
les crevettes qui l'enrichissaient.
Un soir, je revins couvert de boue. J'avais traversé la baie pour
gagner la rive boisée qui borne la colline sablonneuse dite du
grand Simon. Là, entre des racines de palétuviers, j'avais décou-
vert des huîtres, des spondyles, des anodontes, et je rapportais ma
charge de sable. Tandis que je changeais d'habit, le petit Juan,
toujours prêt à se servir de ma loupe, examinait le sable brillant
que je venais d'étendre, afin de le sécher, sur une fine étamine de
laine.
— Voilà une bête qui est toute drôle, s'écria soudain l'enfant;
dis donc, Bernagius, tu me la donneras, si elle ne te sert pas?
— Certes; mais ne te salis pas les mains, tu sais que l'on nous
attend pour dîner.
— Bon ! reprit Juan, encore une bête pareille à la première ! Cette
fois, j'en veux une.
En ce moment, dona Esteva apparut à la porte de ma chambre
appuyée sur le bras de son mari. Elle avait vingt-trois ans, son mari
trente, ils formaient le plus gracieux couple que l'on puisse rêver.
— Vite, docteur! dit la jeune femme, nous avons de ces gâ-
teaux de maïs que vous aimez tant; ne les laissez pas refroidir.
— Je suis à vos ordres, répondis-je en offrant le bras à mon hô-
tesse.
l'aspergillum lydianum. ^05
— Est-ce que tu vas aller manger sans regarder mes bêtes? de-
manda Juan. Elles sont gentilles avec leur tuyau jaune, et je veux
savoir tout de suite si elles sont pour moi.
Je m'approchai de la table, je pris la loupe, puis, soulevant le
petit garçon, je le pressai contre ma poitrine.
— Elles porteront ton nom, m'écriai-je.
— Qui? tes bêtes?
— Embrassez-le, senora, continuai-je en m'adressant à l'heu-
reuse mère; grâce à lui, je puis mourir; Vaspergillum mexicanum
est retrouvé, et c'est par la main d'un enfant que sera abaissé l'or-
gueil du docteur Neidman!
La jeune femme regarda d'un air triomphant son mari, qui sou-
riait; puis ses beaux yeux noirs devinrent humides.
— Tu ne veux jamais me croire, dit-elle, lorsque je te parle de
Juan : tu as entendu le docteur; est-il aveugle, lui?
Dieu, le bon dîner! jamais les gâteaux de maïs, vulgairement
nommés tamales, ne me parurent si savoureux. Je prédis à dona
Esteva que son fils marquerait un jour dans la science, et qu'avant
six mois les journaux répéteraient son nom , car la façon dont je
venais de retrouver V aspergillum serait fidèlement relatée dans le
nouveau mémoire que je comptais rédiger. Durant le dessert, je me
levai deux ou trois fois pour rassasier ma vue du disque convexe,
percé de trous, qui a valu son nom à \ aspergillum; je croyais rêver
et craignais de voir mes deux charmans mollusques disparaître.
J'employai une partie de la nuit à trier le sable que j'avais rap-
porté; mes deux spécimens étaient uniques. Le lendemain, je les
déposai, dûment enveloppés de coton, dans des tubes de verre que
je plaçai à leur tour dans des tubes de fer-blanc. Avant de faire sou-
der ces derniers, je glissai dans chacun d'eux une notice succincte
de nature à éclairer les savans, dans le cas où un accident m'empê-
cherait de terminer mon mémoire.
Je passai encore plusieurs jours à explorer l'huîtrière; ce fut en
vain. Néanmoins je ne perdis pas complètement ma peine, car,
l'esprit libre de soucis, je fis de bonnes trouvailles, entre autres
celle d'une méduse que Blainville croyait particulière à l'Océan in-
dien. Au fond, je n'avais plus qu'un désir, regagner Orizava, écrire
mon mémoire et l'envoyer à T Institut de Boston avec preuves à
l'appui.
Je songeais à remonter le Rio-Blanco jusqu'au pied de la Cordil-
lère, pour me rendre de là dans la vallée d'Orizava. Doîîa Esteva,
désolée de me voir partir, combattit mon projet. La petite Lola était
souffrante, et sa mère redoutait pour elle la fièvre du climat. D'ail-
leurs, avant dix jours, toute la famille devait s'embarquer sur une
AOÔ REVUE DES DEUX MONDES.
goélette chargée de coton que l'on attendait de Tlacotalpam. En
prenant cette voie, je pouvais gagner Yera-Gruz en moins de qua-
rante-huit heures, arriver à temps pour expédier mes précieux
mollusques par le paquebot mensuel. N'était-ce pas exposer de
gaîté de cœur ce trésor à de réels dangers que de le promener à
travers les plaines? La jeune femme me priait; je me laissai con-
vaincre pour ne pas l'affliger, ni paraître ingrat.
J'allais oublier de noter que ce fut le 21 novembre 1855, à six
heures quarante-deux minutes du soir, que le petit Juan découvrit
Vaspergillum johanneum.
II.
Le 3 décembre au matin apparut V Hirondelle , jolie goélette
effilée, aux mâts penchés en arrière, et commandée par le capitaine
Sébastian. Sébastian, homme de couleur, n'était ni un loup de
mer, ni un savant : il se vantait même volontiers de n'avoir jamais
fréquenté l'école; mais il connaissait jusqu'au moindre repli de la
côte qui s'étend d'Alvarado à Vera-Cruz, et l'on s'embarquait de
préférence avec lui. Le A, vers midi, don Salustio, sa femme et ses
enfans s'établirent sur la dunette du petit bâtiment. Vers deux
heures, une jeune femme accosta la goélette. Doua Esteva, avec la-
quelle je causais en ce moment, regardait avec persistance la nou-
velle venue, qui, au lieu de s'avancer pour saluer sa compagne de
voyage, — il n'y a qu'une classe à bord des navires mexicains, —
alla s'asseoir près du grand mât. Les deux enfans s'étant approchés
de l'étrangère, qui prit Lola sur ses genoux, dona Esteva les appela
impérieusement, et leur défendit avec sévérité de s'éloigner; elle
les emmena même dans la cabine que don Salustio aménageait pour
la nuit.
Les voiles tombèrent, une brise favorable les gonfla, et le léger
navire vogua vers la passe, que les foraminifères rendent chaque
jour plus étroite, et qu'ils finiront par combler. Je me tins sur la
dunette, embrassant d'un dernier regard le panorama que j'avais
admiré autrefois, que je ne reverrais peut-être jamais. Le Papaloa-
pam et le Rio-Blanco, confondant leurs eaux, formaient une vaste
baie bordée d'une épaisse verdure. A gauche, rendues bleuâtres
par l'éloignement, les montagnes de la sierra de San-Andrès; à
droite, d'énormes collines de sable, au-dessus desquelles tourbil-
lonnaient des vautours en quête d'une proie. Au milieu de l'im-
mense bassin, une bande de marsouins prenaient leurs ébats, et
semblaient divertir par leurs bonds une douzaine de pélicans dont
l'aspergillum lydianum. 407
la poche gonflée trahissait l'abondante pêche. Le capitaine Sébas-
tian criait, chacun des sept hommes composant son équipage lui
répondait sur le même ton ; je connaissais de vieille date cet amu-
sant vacarme. La barre franchie, un calme relatif s'établit à bord,
et Alvarado disparut.
Je me dirigeai vers l'arrière; la passagère assise au pied du mât
se leva brusquement, m'entoura le cou de ses bras, et me tint long-
temps pressé, m'embrassant avec eiïusion. Dans cette agression
inattendue, mes lunettes avaient dévié, et je ne savais ni à qui j'a-
vais affaire, ni dans quelle mesure je devais rendre les caresses qui
m'étaient prodiguées.
— Docteur, mon cher docteur, répétait une voix émue, que je
suis contente de vous revoir!
Je me dégageai enfin. — Lydia! — m'écriai-je. Et j'embrassai
cordialement à mon tour la charmante métisse que j'avais perdue
de vue depuis deux ans.
— Comment, docteur, vous ne m'aviez pas reconnue?
— Non certes; il me faut voir de près, vous le savez, et votre
rapide mouvement avait dérangé l'équilibre de mes lunettes. Lais-
sez-moi vous regarder à présent. Toujours belle! mais voilà des
conjonctives un peu pâles, bien que l'œil soit brillant. Et la bles-
sure ?
— Plus rien, docteur; voyez. — Et la jeune femme écarta sa
chemise brodée, découvrit son épaule gauche, où une cicatrice des-
sinait une ligne blanche sur sa peau luisante et dorée. — Venez
vous asseoir près de moi, docteur, reprit-elle, et racontez-moi pour-
quoi vous êtes ici.
— Mais vous-même, ma chère Lydia, d'où venez-vous et où
allez-vous? — lui demandai-je après lui avoir donné quelques ren-
seignemens sur l'Institut de Boston, le docteur Neidman et l'asper-
gillum.
— Moi, docteur? je suis la plus malheureuse des femmes, répon-
dit-elle en me prenant les mains, tandis que ses yeux se remplis-
saient de larmes. Vous connaissez Valério Gastano, le majordome de
l'hacienda de San-Nicolas?
— Je l'ai vu autrefois.
— Il est beau, n'est-ce pas?
— Voilà un point dont je ne me suis jamais occupé, ma chère
Lydia.
— Il est beau et brave, docteur; toutes les femmes l'aiment.
— Y compris vous, sans doute?
— Oui , pour ma damnation, car il me méprise, et je voudrais
mourir.
â08 REVUE DES DEUX MONDES.
La jeune femme m'enveloppa de nouveau de ses bras, cacha sa
tête sur ma poitrine, et se mit à sangloter si fort qu'elle m'atten-
drit. Je la ramenai près du mât, lui parlant avec sévérité pour faire
diversion à sa douleur.
— Je l'aime, et il ne m'aime pas, reprit-elle avec une énergie
sauvage; il va se marier. Je fuis Tlacotalpam, je me défie de moi;
j'ai peur que la jalousie ne me fasse commettre un crime. Je ne suis
pas Poblanaise pour rien, docteur; je sais manier un couteau, et
vingt fois la tentation m'est venue de balafrer le visage de celle qui
va porter son nom. 11 ne me le pardonnerait pas, c'est ce qui la
protège. 0 docteur, comme mon passé me pèse!
— Eh bien ! il faut suivre les conseils que je vous ai donnés le
lendemain de cette blessure qui a failli vous coûter la vie.
— N'évoquez pas ce souvenir, docteur; je vous en veux de ne
m' avoir pas laissée mourir. Reprendre le droit chemin, cela serait
possible, si tout le monde vous ressemblait; mais on ne remonte pas
du gouffre où je suis tombée. L'homme qui m'a trompée autrefois
répondra de mes fautes devant Dieu; je n'aurais jamais été qu'à lui,
s'il ne m'avait abandonnée. Quand Bartoloméo m'a donné ce coup
de dague dont je serais morte sans vous, il avait raison; il m'aimait,
et je le trompais. — La jeune femme se couvrit le visage de ses
mains. — Comme je souffre, reprit-elle au bout d'un instant, et
comme le souvenir de ce Valério m'obsède ! Il m'a dédaignée, et je
lui offrais d'être à lui, rien qu'à lui. Est-ce que les hommes souf-
frent autant de nos dédains que nous souffrons des leurs? mais oui,
puisque Bartoloméo a voulu me tuer !
Elle se leva, fit quelques pas, s'appuya sur le bord du navire, et
regarda deux mouettes qui tournoyaient au-dessus de la pointe des
vagues et semblaient jouer avec l'écume. — J'ai du feu là, dit-elle
en saisissant ma main, qu'elle posa sur sa poitrine; m'a-t-on fait
boire un philtre? Je le croirais. Vous qui êtes médecin, vous devez
savoir comment on s'arrache du front, du cœur, de l'esprit, une
pensée importune. Il faut me soigner, je suis malade. On dit que
vous n'avez jamais aimé; comment donc avez-vous fait?
— J'ai aimé et j'ai souffert comme tous les êtres animés, ma chère
Lydia.
— Mais vous êtes guéri, vous n'aimez plus. Moi, je l'aimerai
toujours; c'est fini, je le sens. Je hais maintenant ceux qui me trou-
vent belle; je voudrais mourir.
La patience avec laquelle je l'écoutai calma peu à peu Lydia, elle
cessa de pleurer. L'ardente créature prétendait aimer pour la pre-
mière fois, et peut-être avait-elle raison. Agée de vingt-deux ans,
elle était dans toute la plénitude de sa beauté, et parmi les mé-
l'aspergillum lydianum. A09
tisses de Puebla, si renommées pour leur grâce, la perfection de
leurs formes, la petitesse de leurs pieds et de leurs mains, Lydia
était une merveille.
Durant cette conversation , Juan vint près de moi ; sa mère le
rappela aussitôt. Don Salustio fit négligemment le tour du navire;
son regard examinait avec curiosité la belle métisse. Étendue sur
un fauteuil à bascule, celle-ci pressait ma main, que de temps à
autre elle appuyait sur son front, et que j'eus quelque peine à dé-
gager.
Je retournai près de doua Esteva, qui ne leva même pas les yeux
à mon approche. — En vérité, docteur, me dit-elle d'un ton bref
qui ne lui était pas habituel, vous avez de singulières connais-
sances.
— Ma profession, senora, ne m'oblige-t-elle pas, comme celle
du prêtre, à gravir ou à descendre tous les degrés de l'échelle so-
ciale ? En outre cette jeune femme, que j'ai autrefois sauvée de la
mort, est un des plus beaux cas de perforation du poumon suivie de
guérison que puisse citer la science. Figurez-vous que la plèvre,...
mais je veux vous en faire juge.
— Arrêtez, docteur, s'écria dona Esteva, voyant que j'allais ap-
peler Lydia; si ce n'est par égard pour moi, songez du moins à ces
en fan s.
Une rougeur charmante animait le visage de la jeune femme; je
me mordis la lèvre inférieure, et m'excusai de mon mieux. Tout
entier à la science, j'avais oublié l'abîme qui existait entre les deux
passagères de Y Hirondelle,
— J'attends de votre courtoisie, docteur, reprit dona Esteva, que
vous n'adresserez plus la parole à cette... femme, tant que je serai
à bord.
— L'indulgence sied à la vertu, répondis-je ; Lydia est malheu-
reuse, et cette preuve de mépris lui causerait un chagrin dont vous
ne voudriez pas accepter la responsabilité.
— A votre aise, docteur; mais, si vous le voulez bien, nous ne re-
prendrons notre conversation qu'à Vera-Cruz.
Dona Esteva se leva, prit Lola par la main, et passa sur l'autre
bord du navire. En ce moment, Lydia s'avançait de ce côté. Pres-
sant sa fille contre elle, baissant les yeux, ramenant sa robe avec
un geste de sensitive, la jeune mère s'effaça pour laisser le passage
libre, h'aspergillum, dans sa petitesse, lorsqu'il veut éviter un con-
tact déplaisant, a de ces contractions nerveuses qui le font rentrer
dans le tube calcaire qu'il habite. Lydia s'était arrêtée; ses grands
yeux pleins de flammes enveloppèrent dona Esteva; puis, baissant
lliO REVUE DES DEUX MONDES.
la tête, elle rebroussa chemin. Dona Esteva, revenant alors en ar-
rière, disparut dans la chambre formée par la dunette, et je restai
un peu embarrassé.
— Cette femme est bien la fameuse Lydia Garbajal, docteur? me
demanda don Salustio, qui venait de s'approcher, et dont le regard
suivait la marche de la séduisante métisse.
— Oui; votre femme a donc entendu parler d'elle?
— Qui donc, dans la province de Yera-Gruz, ignore le nom et
les folies de cette fantasque créature, qui, bravant les devoirs de
son sexe, affiche l'indépendance du nôtre ? Je ne l'avais jamais vue
d'aussi près; savez-vous, docteur, qu'elle mérite sa réputation de
beauté ?
— Elle n'est pas mal; mais je voudrais qu'elle fût à cinq cents
lieues d'ici; votre femme vient de me quereller à cause d'elle.
— Hum, docteur, cette belle fille vous embrassait de façon à vous
faire plus d'un jaloux.
— Je lui ai sauvé la vie. C'est un magnifique cas dont je me vante
quelquefois, et dont je vous ferais juge, si doua Esteva...
Mon compagnon s'éloigna; sa femme l'appelait.
Je me promenai de long en large, tenté de me rapprocher de Ly-
dia, et n'osant braver mon ancienne hôtesse, pour laquelle mon
respect était sans limite, lorsque je fus accosté par le capitaine de
la goélette.
— Que je vous serre la main, docteur, me dit le brave marin,
c'est à peine si j'ai pu vous saluer dans la confusion du départ.
— Nous voilà en route avec bonne brise, capitaine.
— Trop bonne, sur mon salut. Tel que vous me voyez, je me de-
mande si je ne vais pas tout à l'heure virer de bord et reprendre le
chemin d'Alvarado.
Je regardai mon interlocuteur; il parlait sérieusement.
— Voyez le soleil, continua- t-il en me montrant l'astre à demi
noyé dans un brouillard rouge; ne vous semble-t-il pas couronné
d'une auréole?
— Oui, c'est un phénomène que les physiciens nomment...
— Laissons les physiciens et tous les musiciens du monde en
paix, docteur, et dites-moi ce que vous voyez du côté du levant.
— La terre.
— Je n'ai jamais étudié, répondit Sébastian; je ne le dis pas pour
me vanter, je suis catholique de vieille roche, et l'orgueil n'est pas
mon fort. Ce que vous prenez pour la terre est un nuage, une tem-
pête, derrière laquelle viendra le vent du nord; vous me direz de-
main, docteur, si je me suis trompé. Ajoutez à cela, poursuivit-il
l'aspergillum lydianum. Ail
en baissant la voix, que nous avons à bord une de ces Mar gantas
dont l'influence suffît à disjoindre les planches du navire le mieux
calfaté. Voyons, que feriez-vous à ma place?
— Je continuerais tranquillement ma route, répondis-je. Si bonne
voilière que soit Y Hirondelle, elle ne saurait atteindre Alvarado
avant dix heures du soir, et, en dépit de votre connaissance du Ut-
toral et de la barre, je doute que vous puissiez franchir cette der-
nière au milieu de la nuit. Ea face de la pleine mer, qu'avons-nous
à craindre?
— Tout ! répondit Sébastian , qui frotta énergiquement de ses
deux mains son épaisse chevelure.
J'examinai de nouveau l'horizon sans rien découvrir qui fût de
nature à m'inquiéter. La cloche annonça l'heure du dîner. Je me
dirigeai donc vers la cabine, et je passai près de deux matelots qui,
appuyés sur le bastingage, regardaient le soleil disparaître.
— Du vent pour sûr, dit l'un d'eux; cette Margarita nous por-
tera malheur.
— Laisse faire, répondit l'autre; si les choses se gâtent, il y a
place dans la mer pour elle.
Les deux matelots se turent. Connaissant les superstitions de ces
grands enfans, je me promis de veiller sur Lydia. Au moment de
descendre dans la cabine, je rencontrai de nouveau Sébastian.
— Pas un mot de vos craintes devant dona Esteva, lui dis-je.
— Soyez tranquille, docteur, me répondit le marin; je connais
mon devoir. Si j'ai bavardé avec vous, c'est que vous êtes homme
de bon conseil. D'ailleurs l'orage peut éclater en avant comme en
arrière de nous. A minuit, nous saurons à quoi nous en tenir.
III.
Un repas de bord mexicain est trop frugal pour durer longtemps.
En dépit de la bouteille de xérès que le capitaine nous offrit, nous
le suivîmes bientôt sur le pont. Le soleil avait disparu, la nuit ve-
nait rapide. La brise, douce et tiède, soulevait les vagues, les al-
longeait, les roulait avec mollesse, puis, les repliant sur elles-
mêmes par un brusque temps d'arrêt, les couronnait d'une aigrette
d'écume constellée d'étincelles. Ce phénomène, dû à la présence de
myriades de noctiluques, perles lumineuses et vivantes, émerveil-
lait les enfans, qui battaient des mains chaque fois qu'il se produi-
sait. Je ne manquai pas d'expliquer au petit Juan que nous voguions
sur la grande chaudière où, selon la remarque des navigateurs es-
pagnols et du grand Franklin, remarque confirmée par les études
412 REVUE DES DEUX MONDES.
de Bâche, les eaux de l'Océan-Atlantique s'échauffent pour aller,
grâce au gulf-slream, porter leur bienfaisante température jusque
sur les côtes septentrionales de l'Europe. Combien d'aspergillum
doivent avoir été entraînés vers l'ancien monde par le prodigieux
courant ! Nul doute que le docteur Neidman, s'il eût consciencieuse-
ment étudié le sable des côtes de sa patrie, n'eût trouvé là maints
débris fossiles des intéressans mollusques dont il avait si effronté-
ment nié l'existence.
Le nuage signalé par le capitaine grandissait; mais rien d'in-
quiétant ne se manifestait à l'horizon. Vers huit heures, dofia Es-
teva rappela ses deux enfans, les fit agenouiller sur le pont du
navire, et, les yeux tournés vers les belles constellations du Toucan^
du Phénix et du Paon, les deux gracieux petits êtres adressèrent à
Dieu leur prière du soir. Les matelots se découvrirent et s'age-
nouillèrent instinctivement; Lydia, enveloppée de son écharpe,
s'était rapprochée. Dofia Esteva l'aperçut, se leva, et, suivie de son
mari, rentra dans la cabine.
— Yoilà une seîïora qui me méprise, docteur, me dit la métisse,
dont l'émotion était visible.
— Elle vous plaint peut-être plus encore, ma chère Lydia.
— Me plaindre ! non, ma vie est une énigme pour une femme
comme elle, une énigme qui doit la troubler. Tantôt, c'est avec une
précipitation inquiète qu'elle a rappelé ses enfans, qui causaient
avec moi; me croit-elle capable de leur nuire? Ils sont beaux, ces
petits; connaissez-vous, docteur, rien de comparable aux enfans?
Ils ont le ciel sur le front et dans les yeux, et je comprends Dieu
qui choisit toujours les plus charmans pour en faire des anges.
La jeune femme avait pris mon bras pour résister aux secousses
traîtresses du roulis; elle me ramena près du mât, au pied duquel
elle s'était établie dès le matin, et m'entretint de Valérie. Je me
gardai de l'interrompre; parler de sa peine la soulageait. J'ap-
prouvai sa résolution de se rendre à Mexico, de renoncer à sa vie
accidentée.
— Le couvent me fait peur à cause de la réclusion, me disait-
elle, sans cela je ne chercherais pas d'autre asile.
Je lui conseillai le travail.
— Il le faut, répondit-elle; pour rien au monde, je ne recommen-
cerais ma vie extravagante. Il n'y a que lui à qui, s'il le voulait, je
m'abandonnerais sans réserve. Gela me déchire le cœur de penser
qu'il ne saura jamais que je souffre à cause de lui, et pourtant cette
douleur a je ne sais quel charme. Il y a des momens où je me sens
capable d'héroïsme, où je voudrais me dévouer pour quelqu'un.
Ceux que mes caprices et mes infidélités ont autrefois désespérés
l'aspergillum lydianum. 413
sont bien vengés aujourd'hui, docteur, et cependant j'ai une ex-
cuse; j'ignorais qu'aimer sans espoir est un affreux supplice.
— Bah ! cette idée vous passera, dis-je en souriant; dans six mois,
vous aurez oublié Yalério.
— Ne me dites pas cela, s'écria la jeune femme en se redressant,
le regard animé, ou je croirai que vous êtes comme les autres, et
je vous haïrai. Demain soir, reprit-elle avec lenteur, nous serons à
Vera-Cruz, et après-demain à Orizava. Vous me permettrez de voya-
ger avec vous, n'est-ce pas? je vous en prie. Cela ne peut vous com-
promettre, vous qui n'avez ni femme ni enfans. Je suis une malade,
une véritable malade, docteur; en ce moment, j'ai besoin qu'on me
plaigne, j'ai besoin d'être consolée. Vous me traitiez comme une
enfant lorsque je reçus cette blessure. Vous me faisiez mal quand
vous me pansiez, et je résistais; vous me grondiez alors doucement.
Grondez-moi encore, mon ami, mais laissez-moi vous dire que je
l'aime, et surtout laissez-moi pleurer!
Le caractère de Lydia, plein de délicatesse, de tendresse, m'avait
toujours paru en désaccord avec l'existence qu'elle menait. Je ne
pouvais me défendre de l'aimer, tout en déplorant ses erreurs. Je
lui promis de ne pas l'abandonner, et je l'obligeai à descendre dans
l'entre-pont, où elle s'établit sur un hamac. Je remontai sur la du-
nette, et je m'aperçus que la brise fraîchissait. Sébastian, qui se
tenait près du gouvernail, vint au-devant de moi.
— La nuit sera meilleure que je n'osais l'espérer, me dit-il, le
vent souffle du large. Cependant il faut attendre minuit. Mes mate-
lots sont inquiets; voyez-les penchés à l'avant. Si les drôles ne
flairaient quelque chose dans l'air, ils seraient à jouer en dépit de
mon autorité.
— Ils croient à l'influence maligne de l'une de vos passagères,
je les ai entendus...
— Pourquoi parlez-vous de cette femme, docteur? dit avec viva-
cité Sébastian, qui se signa; c'est un manque de prudence que
de livrer son nom au vent. J'ai chez moi six belles onces d'or que
je donnerais volontiers pour qu'elle n'eût jamais mis le pied à bord
de Y Hirondelle. Du reste, j'ai fait vœu tout à l'heure d'en déposer
trois sur l'autel de la Vierge, si nous arrivons sans accident.
— Vous avez cent fois traversé le golfe, dIs-je à Sébastian, dont
j'essayai de combattre la superstition, n'avez-vous jamais embarqué
que des vertus de premier choix?
— Je n'en sais rien; ce que je puis afîirmer... Tenez, ne parlons
plus de cela, docteur.
— Nous boirons demain une orchata à la glace devant le
môle de Vera-Cruz, repris-je en posant la main sur l'épaule du
41/l REVUE DES DEUX MONDES.
brave capitaine; je vous invite, et vous reconnaîtrez votre erreur.
— Que Dieu vous entende, et surtout qu'il vous exauce ! Je de-
vrais veiller, mais je suis épuisé de fatigue, car je n'ai pas dormi
durant la descente du fleuve. Je vais me reposer un instant pour
être debout lors du quart de minuit.
— Vous plaît-il que je veille à votre place?
— Hum ! il y va de votre peau comme de la mienne. Votre pré-
sence tiendra mes gens sur le qui- vive; j'accepte votre offre. Bon-
soir, docteur! Réveillez-moi un peu avant minuit. — Et, s'étendant
sur une balle de coton, Sébastian ne tarda guère à ronfler.
J'allai faire un tour dans ma cabine, afin de m'assurer que les
tubes renfermant les aspergillum étaient bien à leur place. Dona
Esteva, son mari et leurs enfans occupaient la petite chambre que
le capitaine leur avait abandonnée. Je ne partageais nullement les
craintes superstitieuses des marins ; néanmoins je crus prudent de
ne point me séparer des tubes qui contenaient mes précieux mol-
lusques : aussi les plaçai-je dans la poche de mon habit, que je
boutonnai soigneusement. Tranquillisé par cette précaution, je re-
vins m'asseoir sur la dunette, songeant à la stupéfaction du docteur
Neidman et aux applaudissemens qui avant trois mois salueraient
la lecture de mon vingt-sixième mémoire. Non-seulement j'allais
prouver que je ne m'étais pas trompé, que Y aspergillum existait
dans les eaux du Mexique; mais, juste motif d'orgueil, j'allais en-
richir l'ordre des mollusques acéphales d'un individu qui, selon ma
promesse, porterait le nom du petit Juan.
Les matelots s'étendirent un à un sur le pont. Le ciel était cou-
vert. Le navire, dans sa marche rapide, traçait sur les flots noirs
un sillage phosphorescent dont l'intensité me surprenait. De temps
à autre, une méduse aux couleurs vives s'épanouissait au milieu de
l'écume lumineuse, et je regrettais que mes petits compagnons ne
pussent jouir de ce curieux spectacle. Je me rapprochai du grand
mât, pensant à la pauvre Lydia, qui, je l'espérais, ne se doutait
guère des alarmes causées par sa présence. L'histoire de son passé
m'était connue; orpheline de bonne heure, sa vie de désordre de-
vait plutôt être attribuée à une cruelle déception qu'à de mauvais
instincts. Cependant dona Esteva, si bonne, si indulgente, se mon-
trait inflexible pour la métisse. L'inquiétude jalouse avec laquelle
elle surveillait son mari et ses enfans, comme si la seule présence
de Lydia eût été une souillure pour ceux qu'elle aimait, n'échap-
pait même pas aux matelots. Quant à moi, je n'éprouvais d'autre
sentiment qu'une vive pitié pour la pauvre fille si follement éprise
du majordome Valério, lequel, d'après ce qu'elle me raconta, avait
chevaleresquement pris sa défense un jour qu'on l'insultait.
l'aspergillum lydianum. 415
— Marche au nord et suis le vent ! disait parfois le matelot de
quart à celui de ses compagnons qui tenait le gouvernail.
La roue tournait avec bruit, les voiles se gonflaient, et, comme
un cheval qui sent l'éperon, le petit navire s'élançait en avant avec
une rapidité qui justifiait son nom.
Un peu avant minuit, Sébastian se réveilla. Il courut à la proue,
regarda longtemps l'horizon, et revint en secouant la tête. — Monte
jusqu'à la grande vergue, dit-il à un matelot, et préviens-moi, si
tu vois un feu. — Puis il demanda cet objet de luxe qui, à bord des
bâtimens côtiers mexicains, n'apparaît que dans les circonstances
exceptionnelles, la boussole. On ouvrit la boîte. — Vera-Gruz est
là, dit don Sébastian en étendant le bras, lorsque l'aiguille se fut
fixée.
— Feu à bâbord, cria le matelot envoyé en vigie.
— Le reconnais-tu?
— 11 paraît et disparaît; c'est celui d'Uloa.
— Bien, garçon; tu peux descendre. Vous n'avez pas changé la
route, vous autres?
— Non, capitaine.
— Allez vous reposer, docteur, me dit Sébastian en se frottant
les mains; si vous le perm.ettez, c'est un verre de cognac que je
boirai demain à votre santé ., cette liqueur de votre pays me rafraî-
chit mieux que Yorchala.
Je me promenai un momenl sur le pont, me demandant de quelle
façon je m'accommoderais pour la nuit. Si le ciel eût été étoile, je
me serais simplement étendu sur une balle de coton; mais la brise
était fraîche, et je descendis dans la cabine. Là, enveloppé de la
couverture nationale mexicaine nommée sai'ajjé, je m'allongeai sur
un fauteuil à bascule , que je plaçai dans le sens du roulis. Bercé
par le mouvement, l'esprit alourdi par la tiède atmosphère qui
règne toujours dans l'intérieur d'un navire, je fermai les yeux. A
demi assoupi, j'écoutais les voix désespérées du vent siffler autour
des cordages, les vagues bouillonnantes heurter la proue de la goé-
lette. Elle semblait alors s'arrêter, un silence solennel s'établissait;
mais bientôt V Hirondelle reprenait son vol, et je la sentais glisser
sur ces flots, dont les profondeurs devaient cacher tant de zoo-
phytes, de mollusques et même 'tant d'aspergillum inédits.
Une formidable secousse me réveilla; moi et mon fauteuil, nous
étions renversés. Un second choc m'expliqua mon accident, le na-
vire talonnait sur des récifs. Au-dessus de moi, des clameurs, des
pas précipités.
— Debout, debout! criai-je en m'élançant vers la cabine de dona
Esteva.
416 REVUE DES DEUX MONDES.
La jeune femme apparut chargée de la petite Lola, dont je m'em-
parai. Don Salustio se montra à son tour; il portait le petit Juan.
Les chers enfans, réveillés à l'improviste, pleuraient. J'atteignis la
dunette; là, je déposai mon fardeau pour courir au-devant de dona
Esteva. Le jour parut. En moins de cinq minutes, nous étions éta-
blis près de la roue du gouvernail, ignorant encore quels dangers
nous avions à redouter.
Inclinée sur le flanc, X Hirondelle ne bougeait plus. La mer,
sans être grosse, roulait de longues vagues dont le vent nous fouet-
tait l'écume au visage. Sébastian, la tête nue, d'une voix forte et
brève, encourageait ses hommes, qui, perchés dans les agrès,
amenaient les voiles flottantes. Une fausse route , un courant nous
avait entraînés sur les récifs de madrépores qui bordent au loin
nie-Yerte.
Dona Esteva, agenouillée, ses enfans pressés contre elle, regar-
dait la mer avec effroi. Un bruit sourd résonnait. Un coup d'oeil
rapide de don Salustio m'apprit qu'il avait aussi deviné la cause
du bruit sinistre que nous entendions : la coque de Y Hiron-
delle s'était ouverte, et l'eau mugissante envahissait le petit
navire.
Je vois encore le malheureux père debout, les narines dilatées,
les bras étendus au-dessus de sa femme et de ses enfans pour les
protéger. Lorsqu'une vague s'avançait écumante, don Salustio, les
poings fermés, retenant son haleine, se baissait comme un chasseur
à l'affût, prêt à lutter contre le terrible élément qui venait menacer
les êtres sans lesquels il ne comprenait plus la vie.
Des vociférations, des cris de mort retentirent soudain à l'extré-
mité du navire; j'y courus. Deux robustes matelots, leurs couteaux
à la main, entraînaient Lydia. Pâle, l'œil fixe, les vêtemens en lam-
beaux, les cheveux épars, le sein nu, la jeune femme ne se débattait
pas, ne poussait pas un cri. Sébastian, furieux, frappait ses gens
pour les forcer à lâcher prise; il partageait les préjugés de ses ma-
telots, mais il ne voulait pas laisser ensanglanter son bord.
Je me jetai au-devant de Lydia, parlant aux forcenés qui la me-
naçaient. Fous de terreur, les malheureux me repoussèrent avec
violence. Une secousse, suivie d'un lugubre craquement, ébranla
le navire, et la perspective de la mort rendit les matelots impla-
cables. Sébastian et moi perdions du terrain lorsque la voix de don
Salustio résonna. Il appartenait à une caste que les Indiens sont
habitués à respecter; il y eut un moment d'hésitation. Lydia, res-
tée libre, courut se réfugier près du mât, qu'elle semblait avoir
choisi pour abri. Quel réveil et quelle scène !
L'eau baignait nos pieds; mais le navire n'enfonçait plus. Rêve-
|r
l'aspergillum lydianum. Iii7
nus de leur surprise, les Indiens s'élancèrent de nouveau contre
nous.
- Laisse-nous sauver notre vie et la tienne, me dit l'un d'eux;
la mer veut une proie.
Sébastian fut renversé; deux matelots me saisirent à mon tour,
c'en était fait de Lydia. Je me débattais, croyant à chaque instant
entendre le cri d'agonie de l'infortunée, lorsque je vis les Indiens
reculer. Je me retournai : doua Esteva, droite, imposante, avait
placé sa fille entre les bras de la jeune femme, et couvrait à demi
de son corps celle qu'elle voulait protéger. Don Salustio parla de
nouveau, je vins à son aide, Sébastian, le front ensanglanté, nous
seconda; mais l'action si noble, si simple, si héroïque, de doha Es-
teva rendait nos paroles inutiles : l'ennemi était vaincu.
Je saisis la main de la jeune mère, j'y collai mes lèvres avec ad-
miration. Oubliant le désordre de ses vêtemens, Lydia, de ses
grands yeux humides, regardait celle qui venait de la sauver, et
pressait doucement la petite Lola sur sa poitrine nue. J'entraînai
les deux femmes vers la dunette, véritable lieu d'asile. Lydia, s'a-
genouillant alors aux pieds de dona Esteva, tendit vers elle ses
deux mains jointes, voulut parler, et ne put que sangloter. Les
deux enfans, surpris de cette scène, nous regardaient à tour de
rôle d'un air interrogateur. Croyant sans doute qu'elle avait offensé
leur mère, ils se suspendirent au cou de Lydia, pleurant avec elle
et implorant son pardon.
— Relevez-vous, — dit enfin avec douceur dona Esteva, qui sai-
sit les deux mains tendues vers elle; puis, pour échapper à la muette
admiration de Lydia, qui ne cessait de la contempler, elle rattacha
les cheveux épars de la jeune femme et rajusta ses vêtemens.
Je m'éloignai. En passant devant la cabine, que l'eau remplis-
sait, je frémis en songeant que, sans l'inspiration qui m'avait porté
à m'en charger, Vaspergilhmi johanneum retournait au fond des
mers, d'où ne l'eût certes pas tiré le docteur Neidman.
IV.
Peu à peu, le sentiment instinctif de la conservation ramena
l'ordre à bord, et les Indiens, qui dans un médecin voient toujours
un demi-sorcier, se groupèrent autour de moi. Sébastian, parlant
avec douceur et fermeté, reconquit en partie son autorité. Hardi
plongeur, comprenant qu'il devait payer de sa personne, le capi-
taine voulut aller lui-même reconnaître sur quelles assises reposait
son navire, afin de savoir s'il fallait procéder cà la hâte à notre sau-
TOME cm. — 1873. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
vetage ou si nous avions le temps d'agir avec le sang-froid qui peut
seul aider à se tirer des grands périls. Après avoir passé sous ses
bras une corde tenue par deux vigoureux matelots, Sébastian se
laissa glisser le long du bord et disparut. Durant près de trois mi-
nutes, penchés au-dessus de la mer, nous attendions, osant à peine
respirer. Don Salustio se dépouillait de ses vêtemens pour secourir
l'explorateur lorsque Sébastian revint sur l'eau, reprit longuement
haleine, puis s'enfonça de nouveau.
— Dieu nous protège visiblement! nous cria-t-il, tandis qu'on
le hissait à bord après sa seconde exploration. V Hirondelle est
posée comme avec la main sur un lit de corail blanc [madrepora
virgineà) d'où le vent du nord seul pourrait l'arracher. Du cou-
rage, garçons! Remercions d'abord la Yierge; avec son appui, nous
sortirons de ce mauvais pas.
En même temps l'équipage tombe à genoux, et don Salustio va
rassurer les femmes en leur annonçant que nous ne risquons pas
de sombrer.
Pendant que Sébastian se séchait, je recueillis quelques plaques
de sable attachées à ses jambes, avec l'intention d'étudeir plus
tard à la loupe cette récolte inattendue. En me voyant envelopper
avec soin mon échantillon dans une feuille de mon carnet, les ma-
telots m'entourèrent avec une curiosité mêlée de crainte. Afin d'é-
viter toute mauvaise interprétation, je déclarai accomplir un vœu
fait à mon patron, et mon action rentra dans le domaine des choses
naturelles.
Il fallait s'occuper de la chaloupe, ensevelie sous une partie de
la cargaison. Jamais, dans la courte traversée que V Hirondelle ac-
complissait chaque mois, on n'avait eu besoin de la légère embar-
cation, qui se trouvait fort endommagée. Exposée depuis trois ans
aux rayons du soleil, elle faisait eau de toutes parts et avait besoin
d'être calfatée. A défaut d'étoupes, nous possédions du coton en
abondance; mais, avant de se mettre à l'œuvre, on dut songer aux
vivres. Un sac plein de riz, resté sur le pont et trempé d'eau de
mer, mit l'équipage en belle humeur. L'eau douce manquait; en
guise de boisson, nous ne possédions que des pastèques qu'un ma-
telot transportait à Vera-Gruz, et que don Salustio paya comptant.
A l'heure où le soleil se coucha, la chaloupe était à flot. Sébas-
tian, toujours vigilant, examina longtemps l'horizon. Le vent avait
cessé de souffler, la mer redevenait calme, on convint d'attendre
qu'elle tombât tout à fait pour partir. Le départ resta fixé au len-
demain, décision à laquelle les matelots applaudirent. Les côtes
sablonneuses et désertes d'Alvarado se dressaient devant nous; mal-
^ heureusement nous étions sur une partie du littoral dont les pê-
l'aspergillum LYDIANUM. Zll9
cheurs ne s'approchent jamais, et nous ne pouvions espérer aucun
secours. D'après les calculs du capitaine, dix heures nous étaient
nécessaires pour atteindre le rivage bordé de brisans que l'on n'a-
percevait pas de la distance où nous en étions.
Durant cette journée, qui s'écoula rapide, j'aidai un peu tout le
monde, depuis le cuisinier jusqu'aux calfats improvisés. Ayant
découvert une sonde enduite de suif, je profitai de cette trouvaille
pour me procurer un peu du sable qui tapissait le bas-fond sur le-
quel nous étions échoués. Je fus assez heureux pour m'emparer de
trois porpites azurées appartenant à l'espèce signalée par le savant
Lesson sur les côtes du Pérou, et que le hasard des courans avait
sans doute amenées dans ces parages.
En introduisant entre les planches de la barque le coton qui de-
vait empêcher l'eau de mer de la remplir, un des Indiens s'écrasa
le doigt d'un coup de maillet. — 11 crie comme un caïman, — me dit
celui de ses camarades qui vint me prévenir sur la dunette au mo-
ment où je lançais ma sonde, qu'un requin faisait mine de vouloir
avaler. Je courus vers le blessé; l'accident était sans gravité. On
ne l'a pas oublié : c'est justement à l'heure où je rédigeais mon
mémoire sur le cri des caïmans que les allégations du docteur
Neidman m'étaient parvenues. Je pris le matelot à part. — Le caï-
man, oui ou non, a-t-il une voix? — J'allais peut-être obtenir un
renseignement précieux, définitif. On affirme généralement que,
blessé, le reptile pousse un mugissement assez semblable à celui du
taureau. Je dois avouer que, dans l'intérêt de la science, j'ai mar-
tyrisé plusieurs de ces inoffensifs reptiles (ils n'attaquent jamais)
dans l'espoir de leur arracher un cri, un grognement qui, si faible
qu'il eût été, m'aurait permis d'éclairer un point obscur des con-
naissances humaines. Mes expériences ne m'ont jamais confirmé
que le mutisme absolu des monstrueux amphibies, que j'ai le re-
gret d'avoir inutilement torturés.
Ce n'est point chose facile que de tirer la vérité d'un Indien, non
qu'il cherche précisément à la déguiser, mais son imagination dé-
nature facilement les faits, et tout interrogatoire l'inquiète.
— Tu as donc vu des caïmans blessés? demandai-je négligem-
ment à mon homme.
— Certes, senor; j'en ai même tué un assez grand nombre, et,
mon patron aidant, j'espère qu'il m'en sera tenu compte dans le ciel.
— Je n'en doute pas, répondis-je; mais où les frappais- tu?
— Dans la gueule, souvent sous l'aisselle, lorsqu'ils voulaient
se laisser faire.
— Avaient-ils réellement la voix aussi forte que celui de tes ca-
marades que je viens de panser?
420 REVUE DES DEUX MONDES.
— Hum ! il y a du pour et du contre; mais la vérité, senor, c'est
que je n'en sais rien.
— Alors ils avaient la voix moins forte ?
— Comment voulez-vous qu'un Indien sache cela ?
— Ne m'as-tu pas dit que ton camarade, sous l'empire de la
douleur, criait comme un caïman?
— Le ciel m'est témoin, senor, que je ne l'ai pas dit pour vous
offenser.
— Voyons, oui ou non, le caïman crie-t-il?
— Demandez-le à Dieu, senor; lui seul connaît tous les secrets.
Je laissai mon interlocuteur retourner à son travail ; il s'éloigna
en me regardant avec méfiance, convaincu que j'avais voulu lui
tendre un piège, et j'allai reprendre ma sonde. Crier comme un
caïman, je l'appris plus tard, est une locution populaire sur les
côtes du golfe du Mexique, sœur de celle qui en France fait crier les
anguilles de Melun.
L'équipage paraissait complètement soumis : les matelots affec-
taient même de ne pas s'approcher de la dunette. Je n'adressais
guère la parole qu'aux enfans, que l'immersion du navire amusait
beaucoup. Les requins se montraient en nombre; je fis l'historique
de ces monstres à mes petits élèves, qui appelaient sans cesse Lydia
pour qu'elle vînt m'écouter. De temps à autre, mon regard se croi-
sait avec celui de la jeune femme, je la saluais d'un signe de tête
amical, puis je reprenais ma démonstration.
Quand la chaloupe se balança sur la mer, chacun était épuisé de
fatigue. Les deux extrémités du navire étant à sec, les matelots s'é-
tablirent sur leur domaine, et nous restâmes en possession de la
dunette. Le coucher du soleil fut magnifique, nous l'admirions
d'autant plus volontiers qu'il dessinait avec netteté, en les rap-
prochant, les côtes que nous espérions aborder le lendemain. Nous
avions couvert le pont d'une voile; don Salustio s'était assis, et sa
femme, étendue près de lui , appuyait la tête sur sa poitrine, tandis
que les enfans jouaient à leurs pieds.
On devait s'embarquer au point du jour : la mer s'apaisait de plus
en plus; notre traversée allait devenir une simple promenade, c'é-
tait du moins mon avis. J'essayai de convaincre mes compagnons,
mornes, abattus, inquiets, et surtout de les égayer.
— Arrêtez, docteur, me dit tout à coup doha Esteva en souriant
avec mélancolie; un mot de plus, et vous allez nous persuader qu'il
faut nous réjouir de notre accident.
Assise près de moi à la mode indienne, c'est-à-dire sur les ta-
lons, Lydia, peu à peu, s'appuya légèrement à son tour sur mon
épaule, cédant à cet instinct qui porte les femmes à rechercher une
l'aspergillum lydianum. 421
protection. Insensiblement la métisse laissa glisser sa jolie tête
jusque sur ma poitrine. Sans en avoir conscience, elle copiait en
quelque sorte la pose et l'abandon de dona Esteva, et, pensive
comme elle, regardait les enfans se rouler joyeux dans les plis de
la voile.
— Dis donc, Lydia, Bernagius est donc ton mari? s'écria soudain
le petit Juan.
— C'est ma fille, répondis-je en posant la main sur le front de la
métisse.
Lydia se leva brusquement, s'enveloppa la tête de son écharpe
et s'éloigna.
A neuf heures, tout le monde, excepté Lydia et moi, dormait à
bord de V Hirondelle. Je me rapprochai alors de la pauvre fille,
qui regardait vaguement la mer. Elle me prit entre ses bras, me
serra de toutes ses forces, appuya contre le mien son visage à demi
caché par sa noire chevelure, et pleura. Je la fis asseoir. Elle
me raconta l'impression terrible que lui avait causée la scène du
matin; elle parlait maintenant d'entrer au couvent. La noble et cou-
rageuse action de dona Esteva l'avait frappée d'admiration.
— Je voudrais que cette femme me prît à son service, docteur;
je serais pour elle une esclave. Lorsqu'elle s'est avancée vers moi,
lorsqu'elle m'a tendu la main et confié sa fille, j'ai cru voir la Yierge
elle-même.
— Et Valério? lui dis-je en souriant.
— Je l'aime, me répondit-elle après un instant de silence, et je
ne chasserai pas cet amour de mon cœur, il me rapprend à rougir.
A minuit, fatigué de me promener sur l'étroite plate-forme, je
m'établis près de Lydia, qui avait fini par s'endormir. La nuit était
noire, l'air immobile, et les ondes silencieuses, bien qu'en mouve-
ment, s'élevaient et s'abaissaient comme pour marquer la respira-
tion de l'océan. De temps à autre, je voyais un matelot se relever,
examiner la mer, regarder de notre côté, puis disparaître. Je voulais
veiller, redoutant quelque surprise, quelque tentative contre la vie
de Lydia; la conduite du docteur Neidman m'avait appris ce que l'on
peut attendre de certains hommes. Tout b. coup je me souvins que
Vaspergillum vaginiferum, étudié par Blainville, possède au-dessus
de son disque deux valves à peine visibles. Vaspergillum johan-
neimi possédait-il ces deux valves? Je tournai et retournai les tubes
qui renfermaient mes exemplaires, me reprochant de n'avoir pas
vérifié ce point capital, et ce fut en proie à d'amers regrets que le
sommeil me surprit.
Je me sentis soudain saisir par le bras; je me débattis, croyant
rêver, mais, ouvrant les yeux, je vis que le jour naissait. Je me
422 REVUE DES DEUX MONDES.
trouvai en face de Sébastian, dont les traits décomposés achevèrent
de me réveiller. Sans me dire un mot, il m'entraîna vers le bord et
me montra du doigt l'horizon. Un point noir, suivant l'ondulation
des vagues, montait et descendait entre la terre et nous. Je ne
voyais là rien d'alarmant, lorsque, jetant un regard vers la proue
du navire, je compris le muet désespoir du capitaine; nos Indiens
fuyaient, abandonnant à la merci de la mer les défenseurs de la
pauvre Lydia.
V.
Sébastian, atterré, continuait à garder le silence; le malheureux
avait une femme, des enfans, et il songeait à eux. Redoutant l'in-
fluence que leur superstition attribuait à la métisse, les matelots,
dès la veille, avaient comploté la fugue dont aucun de nous ne s'é-
tait méfié.
— Ils seront à terre ce soir, dis-je à Sébastian, et nous enverront
du secours.
— A moins d'un miracle, répliqua-t-il en secouant la tête, aucun
d'eux n'atteindra le rivage; ils voguent droit sur les brisans et ne
sauront pas s'en garer. Si par hasard un d'eux aborde, docteur, il
lui faudra plus d'un jour pour gagner Alvarado, et où trouvera-t-il
une barque, à supposer qu'il ait le courage de revenir nous cher-
cher? D'ailleurs, si nous avions un ami parmi ces malheureux, il ne
serait pas parti, ou nous eût avertis. La soif et la faim vont avoir
raison de nous, si ce n'est la mer; notre seule ressource est désor-
mais la miséricorde de Dieu.
Sébastian avait raison; néanmoins il fallait agir. Je me mis en
quête d'une bouteille avec l'intention d'y renfermer les tubes con-
tenant Yaspergillum, précaution à laquelle je songeais bien tard.
En vérité, on eût dit qu'un mauvais sort nous poursuivait, et je
trouvais que la mort, si elle devait nous prendre, y mettait bien des
façons. J'étais dans l'eau jusqu'à mi-jambe lorsqu'un cri me rap-
pela vers la dunette. Dona Esteva, très pâle, pleurait silencieuse
en regardant Lydia, qui, agenouillée à ses pieds, sanglotait. —
C'est moi, c'est à cause de moi! répétait la malheureuse fille.
Don Salustio, anéanti, tenait ses enfans par la main.
Cette vue me rendit mon sang-froid. — Dieu n'abandonne que
ceux qui s'abandonnent eux-mêmes, m'écriai-je; la soif, la faim et
les élémens sont de vieux ennemis de l'homme, et ils n'ont pas
toujours raison de lui. Tenons conseil, s'il vous plaît. Votre rési-
gnation toute mahométane peut être très méritoire; mais, pour ma
part, je ne veux pas mourir.
l'aspergillum lydianum. A23
— Ni moi non plus, dit le brave petit Juan en venant se ranger
à mon côté.
— Debout ! continuai-je en m' adressant à Sébastian; nous avons
encore des planches sous les pieds, que diable! Debout! dis-je à
Lydia, que je relevai; sur mon âme, et aussi vrai que le docteur
Neidman m'a calomnié, ma pauvre enfant, quelle qu'ait été votre
vie, vous êtes une créature de Dieu au même titre que nous, et
c'est l'outrager que de croire qu'il va nous noyer pour vos pecca-
dilles. Encore une fois, Sébastian, mon vieil ami, donnez -nous
l'exemple. N'avons-nous pas une pirogue?
Le capitaine se redressa.
— Sur mon salut éternel, docteur, s'écria-t-il en me saisissant
la main, vous êtes un homme ! Vidons la pirogue, et vous verrez si
je connais la côte.
De même que la chaloupe, la frêle embarcation indienne que
j'avais remarquée gisait enfouie sous des balles de coton; nous nous
mîmes à l'œuvre pour la dégager. Doua Esteva et Lydia voulurent
nous aider; je leur confiai du bois et le sac de riz que par bonheur
les fugitifs avaient négligé d'emporter. Ce ne fut que vers trois
heures de l'après-midi que notre légère embarcation flotta le long
du bord. Une rame manquait; il fallut y suppléer à l'aide d'un pa-
lan qui servait à hisser l'ancre. Grâce à l'incurie mexicaine, nous
ne possédions ni hache ni scie; un seul de ces instrumens, en nous
permettant de tailler dans le navire de quoi faire un radeau, eût
assuré notre sauvetage. Il fallut enfin nous reposer et manger.
Nous avions travaillé les uns pour les autres, et je fis remarquer
que, de même que le grand empereur Titus, nous pouvions affirmer
n'avoir pas perdu notre journée.
— Je l'ai connu, ce Titus, me dit Sébastian; mais personne ne lui
donnait le surnom d'empereur. On l'appelait ordinairement le
Borgne; il avait perdu l'œil droit dans une dispute avec un mule-
tier; il était même un peu mon cousin.
La méprise de Sébastian me fit d'abord sourire; puis je m'aper-
çus que j'étais le seul hôte de V Hirondelle qui sût le nom du fils
de Vespasien, du vainqueur de Jérusalem, des Délices du genre
humain, et j'eus un mouvement de dédain pour la gloire.
Le temps était radieux, le ciel, noyé dans une lumière d'or, nous
éblouissait; la mer, languissante, se soulevait avec la nonchalance
et la grâce d'une créole.
— Demain, aux premiers feux du jour, dis-je à doua Esteva,
qui m'offrait une part de riz, nous voguerons vers la terre.
— Demain, aux premiers feux du jour, il faut que nous ayons
abordé la côte, répliqua Sébastian.
Zl2Ù REVUE DES DEUX MONDES.
11 venait d'examiner l'horizon et paraissait soucieux.
— Embarquons-nous sans retard, dit-il; le calme que vous ad-
mirez, docteur, ne durera pas plus qu'un caprice de femme.
J'allais répliquer.
— Le vent du sud ridera ce soir la mer, continua le capitaine ;
demain, le vent du nord aura la parole , et V Hirondelle elle-même,
si la pauvre petite voguait encore, serait obligée de replier ses
ailes.
Chacun son métier, et si contre l'opinion du docteur Neidman
je me crois incapable de confondre un aspergilhim avec un teredo,
je n'ai jamais eu la prétention de connaître mieux la mer qu'un ma-
rin. Aussi, pour toute réponse, je me contentai de jeter à la hâte
quelques cordages dans la pirogue.
— Nous sommes un de trop, dit brutalement le capitaine en con-
sidérant le frêle esquif et en nous comptant du regard.
Doîia Esteva et don Salustio, prêts à s'embarquer, reculèrent à la
fois.
— Partez, docteur, me dit ce dernier en poussant vers moi sa
femme et ses enfans; je vous les confie.
— Je ne te quitte pas, s'écria la jeune femme, dont les petites
mains s'accrochèrent au bras de son mari.
Lydia devint très pâle, un silence solennel s'établit; nous n'o-
sions plus ni nous regarder, ni parler. Je tirai de ma poche les
tubes contenant Yaspergilliim; ils étaient admirablement soudés.
— Il y va de la gloire de votre fils et de mon honneur, senora,
dis-je à dona Esteva, ne l'oubliez pas, je vous en prie. Aussitôt ar-
rivée à Yera-Gruz, expédiez ces tubes à l'Institut de Boston, ou plu-
tôt remettez-les au consul américain en l'instruisant de ce qu'ils
renferment; il comprendra. Nous nous reverrons; ma précaution n'a
d'autre but que d'éviter une perte de temps. Cependant, si par ha-
sard je ne revenais pas, — l'homme sage doit tout prévoir, a dit
Salomon, — ma vieille servante sait où est mon testament; j'ex-
plique là ce qu'on doit faire de mes collections. Lorsque vous serez
dans la pirogue, Sébastian, vous me passerez un peu de riz, il me
sera peut-être plus utile qu'à vous.
— Quelle est donc votre intention? me demanda le capitaine.
— De rester tranquillement ici, mon vieil ami, en attendant que
vous reveniez me chercher. Je suis garçon, moi , la solitude de l'o-
céan n'a rien de plus effrayant que celle des forêts au fond des-
quelles j'ai si longtemps vécu, et elle ne m'épouvante pas. Durant
votre absence, je vais sonder la mer autour de votre navire, et qui
sait quelles découvertes va me procurer le hasard? Les heures sont
précieuses, partez !
l'aspergillum lydianum. A25
Lydia, qui s'était avancée, tendit vers moi ses mains; je crus
qu'elle me disait adieu.
— Je reste avec vous, me dit-elle simplement ; là où vous êtes,
je suis bien.
Je voulais repousser la jeune femme, et contrairement à mon
intention je l'attirai pour la presser contre mon cœur et l'embras-
ser. Une émotion, une faiblesse dont je n'étais pas maître me cou-
pait la voix, je ne pouvais plus parler. Don Salustio, doua Esteva,
Sébastian, se précipitèrent vers nous. Les deux enfans se mirent à
pleurer, personne ne voulait plus partir.
— Sur ma foi de chrétien, docteur, dit le capitaine, dont la rnain
gauche saisit la mienne, tandis que de la droite, à l'aide de son
pouce et de son index, il dessinait une croix, j'ai parlé trop vite et
trop haut. Si la mer reste calme, la pirogue nous portera tous. Ne
perdons pas de temps, s'il vous plaît; mais c'est égal, ils ne men-
tent pas, ceux qui disent que vous êtes un original.
Dona Esteva descendit, puis don Salustio, auquel je passai les
enfans. Lydia, inquiète, ne voulait pas me précéder.
— Je vous laisserais en arrière sans remords, docteur, reprit Sé-
bastian, ou plutôt j'y resterais moi-même, si je n'étais convaincu que
demain soir \ Hirondelle n'existera plus. Ne me croyez pas un mau-
vais marin parce que mon navire s'est échoué; celui qu'un cheval
n'a jamais renversé se dit à tort cavalier. Le vent du nord soufflera
dans quelques heures, et les murailles du fort de Saint-Jean d'Uloa
auront peine à protéger les bâtimens qui seront venus lui demander
abri. Partons tous, ou restons tous.
Je cédai ; don Salustio, sa femme et ses enfans s'établirent à l'a-
vant de la pirogue, longue de trois mètres environ; Lydia, Sébas-
tian et moi prîmes place à l'arrière. L'embarcation, taillée dans un
tronc d'arbre, surnageait à peine de quelques doigts au-dessus du
grand abîme, et, vacillante, nous condamnait à l'immobilité la plus
absolue. Au fond, Sébastian avait raison, nous étions un de trop.
Nous jetâmes un dernier regard sur Y Hirondelle, dona Esteva ré-
cita une prière à voix haute, et bientôt le frêle esquif, destiné à na-
viguer sur le paisible courant des fleuves, se dirigea vers la terre,
qui se montrait bleuâtre à l'horizon.
Je confiai l'un des tubes contenant V aspergillum à dona Esteva,
et l'autre à Lydia. Quoi qu'il nous arrivât, je savais que Sébastian
et don Salustio donneraient leur vie pour sauver les deux femmes.
J'avais d'abord songé aux enfans, qu'une étoile particulière semble
protéger contre le danger; mais en jouant ils eussent pu laisser
choir les tubes dans la mer, et il s'agissait de ne pas donner raison
au docteur Neidman.
426 REVUE DES DEUX MONDES,
Lorsque le soleil se coucha, nous étions encore assez rapprochés
de V Hirondelle, et cependant, en dépit des fatigues du jour, nous
avions ramé avec vigueur. J'avais eu soin d'embarquer le riz cuit
et les bananes : ce fut notre souper. Les enfans ne comprenaient pas
qu'on leur refusât à boire alors que tant d'eau nous entourait : on
les laissa goûter l'eau de la mer; l'expérience faite, ils n'en rede-
mandèrent plus.
La nuit vint, nuit sans lune. Par bonheur, les étoiles répandaient
leur clarté sur les flots assoupis. Le bruit de nos rames, au choc
inégal, troublait seul le majestueux silence de la mer au repos.
L'air était doux. Parfois, à cinq ou six pieds de la pirogue, surgis-
sait un dos énorme, celui d'un marsouin ou d'un requin. Les noc-
tiluques ne manquaient pas alors d'allumer leur flambeau; mais
l'eau, soudainement agitée, ondulait le long du canot, et je songeais
aux terribles paroles de Sébastian.
Vers trois heures du matin, nous voguions dans une complète
obscurité. Le ciel s'était couvert, et il fallait toute la finesse de sens
d'un Indien pour ne pas hésiter sur la direction à suivre.
— Je sens la terre, me disait de temps à autre Sébastian, qui
semblait en outre voir à travers les ténèbres.
Tout à coup il cessa de ramer; je me levai pour prendre sa place.
— Ne bougez pas, me dit-il à voix basse; nous sommes emportés
par un courant; écoutons.
Don Salustio, sa femme et les enfans dormaient. Lydia, étendue
dans la pirogue, la tête sur mes genoux, avait également cédé à la
fatigue. Un des bras de la jeune femme m'enlaçait, et je sentais sa
respiration un peu haletante agiter son corps.
Une brise légère effleura soudain la mer, et nous caressa le vi-
sage.
— Nous sommes perdus, me dit Sébastian, dont la main s'appuya
lourdement sur mon épaule; voilà le vent.
Je ne pus répondre; je regardai dona Esteva endormie, souhaitant
qu'elle ne se réveillât plus.
— Ramons! dis-je enfin.
— Nous avançons vers la terre; un tourbillon nous y porte. Tout
à l'heure, nous franchirons la ligne des brisans, et la pirogue s'em-
plira d'eau.
— Que faire? demandai -je, plus ému que je ne le laissai pa-
raître.
— Notre acte de contrition, docteur, et nous confesser mutuelle-
ment. Je l'avais bien dit, nous sommes un de trop.
Sébastian ne ramait plus. J'aurais voulu me lever, marcher; l'in-
terdiction de tout mouvement ajoutait à mon angoisse.
l'aspergillum lydianum. hll
— Ami, dis-je à voix basse à mon compagnon, je sais nager.
Lorsque l'heure sera venue, vous m'attacherez autour de la taille
une de ces cordes que nous avons eu le bon esprit d'emporter, et
je vous suivrai à la nage.
— Vous serez entraîné et noyé, docteur.
Lydia fit un mouvement; je sentis celui de ses bras qui m'entou-
rait se contracter. Je fis signe à Sébastian de se taire; il rama dou-
cement. Au bout d'un instant, Lydia ayant repris son immobilité,
je me penchai de nouveau vers mon compagnon; j'avais eu le temps
de réfléchir.
— Le sacrifice de ma vie est fait, lui dis-je; il serait par trop sot
de condamner tant de jeunes êtres pour un être inutile de mon
espèce. Ce n'est pas par égoïsme que je n'ai ni femme ni enfans ;
absorbé par mes recherches, je n'ai ni pu, ni su trouver... mais
laissons cela. Nous tenterons l'épreuve; elle me coûtera peut-être
moins cher que vous ne le supposez. Lorsque nous serons près des
brisans, j'essayerai de nager, je m'accrocherai à la première pointe
de rocher qui se rencontrera sous mes doigts, vous viendrez me
recueillir lorsque votre précieuse cargaison sera en sûreté. Ne me
répondez pas, songez à votre femme, à vos enfans. Ce que je pro-
pose est raisonnable; ramez.
Un nouveau mouvement de Lydia empêcha Sébastian de répli-
quer; il se contenta de prendre ma main, qu'il serra de façon à me
la briser. Vers quatre heures, le vent souffla plus fréquemment. Don
Salustio vint tout engourdi prendre les rames; il remarqua que la
mer s'agitait. Sébastian s'assit près de moi.
— Le jour ! vienne le jour! murmurait-il en se tournant vers le
point où le soleil devait apparaître. Ne ramez plus! cria-t-il sou-
dain.
Lydia se redressa. Sébastian, la tête penchée, écoutait,
— Etes-vous toujours décidé? me dit-il à l'oreille.
Je répondis par un signe de tête. Il ramassa une corde et me la
tendit. Mon cœur battait irrégulièrement; mais je songeais à tous
les périls auxquels j'avais échappé, et je ne désespérai pas de me
tirer encore de celui-là.
Une ligne de pourpre raya la limite de l'horizon, la surface de la
mer se teignit de rouge, les récifs, couverts d'écume, se montrè-
rent à quelques encablures.
— Ramez, ramez! cria Sébastian à don Salustio.
Lydia se pencha vers moi. — Pour vous et pour eux, — dit-elle
en désignant les enfans; puis, prononçant le nom de Valério et se
renversant en arrière, elle disparut sous les flots.
528 REVUE DES DEUX MONDES.
Je m'élançai; je me sentis aveuglé par l'eau, frappé à la tête,
tandis qu'un bras robuste me rejetait au fond du canot.
Lydia! criai-je aussitôt que je repris mes sens.
Dieu s'est contenté d'une seule victime, répondit la voix grave
de Sébastian; nous sommes sauvés.
Nous voguions sur des flots calmes, dorés par le soleil levant, et
dont les molles ondulations nous portaient vers le rivage.
— A genoux ! m'écriai-je; n'avez-vous pas compris que c'est pour
nous sauver qu'elle a donné sa vie.
Je m'assis accablé, tandis que Sébastian, qui avait deviné la vé-
rité, racontait dans sa langue expressive et simple le dévoûment de
la pauvre Lydia.
Ifne fois débarqués, il ne nous restait plus qu'à nous rapprocher
d'une des fermes de l'intérieur; le trajet, bien que pénible, n'offrait
aucun danger. Je dis adieu à mes compagnons, je ne voulais pas
m' éloigner du rivage avant que la mer m'eût rendu sa proie. Je ne
pouvais consentir à ce que le corps de Lydia devînt la pâture des
milliers de crabes qui, dressant les pédoncules dont l'extrémité
supporte leurs yeux mobiles, semblaient regarder vers la mer.
— Nous sommes deux, docteur, me dit dona Esteva; moi aussi,
je veux attendre.
Nous attendîmes en vain.
Je retrouvai Vaspergillum que j'avais confié à Lydia au fond de
ma poche, où elle l'avait glissé, tant la probité de la jeune femme
était grande. Les classificateurs européens ne se font souvent aucun
scrupule de changer ou de modifier le nom des objets d'histoire
naturelle qui leur sont expédiés de l'étranger. Or, si j'ai raconté
dans ses moindres détails la mort de la pauvre Lydia, c'est afin de
prier mes savans confrères de respecter ce nom d'Aspergillum Ly-
dianum que, du consentement de dona Esteva Mendez, j'ai donné
au gracieux mollusque découvert par son fils.
Lucien Biart,
LA
QUESTION CONSTITUTIONNELLE
LES CONDITIONS D EXISTENCE DE LA REPUBLIQUE.
Après avoir tour à tour acclamé et détesté la république, la France
semble aujourd'hui disposée à contracter avec elle un mariage de
raison. Elle l'accepte comme un pis-aller peut-être, mais enfin elle
l'accepte. La monarchie constitutionnelle, qui avait possédé jusqu'à
ces derniers temps les préférences exclusives des classes les plus
riches et les plus influentes, se trouve écartée ou ajournée par suite
de la division irrémédiable des deux branches de la maison de Bour-
bon, l'empire a été frappé de déchéance par un décret que la nation
ne paraît pas, quoi qu'on en dise, disposée à invalider. La république
demeure donc maîtresse du terrain, mais saura-t-elle s'y main-
tenir? Saura-t-el!e profiter des circonstances qui la favorisent pour
devenir le gouvernement définitif de la France, ou ne sera-t-elle
encore une fois qu'un accident politique? Ici le doute commence,
et des objections de toute sorte se présentent aux esprits les moins
prévenus contre le régime républicain. La France a un passé mo-
narchique, et les deux expériences qu'elle a faites de la république
ont-elles été bien propres à la détacher de ce passé? La république
de 1792 n'a été qu'une longue et cruelle convulsion : de la dicta-
ture de la terreur, elle est descendue par une route sanglante dans
l'anarchie et la corruption du directoire, pour aboutir au 18 bru-
maire. La république de 18Zi8, plus bénigne que son aînée, a eu
le malheur de déchaîner le socialisme, et tel a été l'effroi causé par
430 REVUE DES DEUX MONDES.
cette informe et redoutable apparition que la nation effarée s'est
réfugiée dans les bras d'un dictateur de rejicontre. A qui la faute?
Les républicains de secte, qui croient que la république ne peut
faillir parce qu'elle est la république, s'en prennent naturellement à
ses ennemis, et ils attribuent sa chute uniquement à la perversité
des faiseurs de coups d'état. — Mais comment s'expliquer que la
France se soit rendue complice âb ces pervers, qu'elle ait accueilli
le 18 brumaire avec un enthousiasme voisin du délire et qu'elle ait
couvert d'un bill d'indemnité l'acte de forfaiture du 2 décembre?
Cette complicité pourrait-elle trouver une explication raisonnable, si
la république avait été, nous ne disons pas un gouvernement infail-
lible, mais simplement un gouvernement supportable?
Ce n'est pas, quoi qu'on en dise, en dehors des gouvernemens
qu'il faut chercher les causes de leur chute, c'est en eux-mêmes.
Ils ne peuvent durer qu'à la condition d'être appropriés aux besoins
qu'ils ont à satisfaire, adaptés aux services qu'ils sont destinés à
rendre, et comme ces besoins s'étendent et se modifient sans cesse,
comme ces services se multiphent et se compliquent tous les jours,
les gouvernemens doivent progresser d'une manière parallèle. Ceux
qui ne se transforment point font place à d'autres et ceux-ci suc-
combent à leur tour, s'ils demeurent au-dessous de leur tâche, jus-
qu'à ce que d'essai en essai, de chute en chute, on arrive, en profi-
tant des dures leçons de l'expérience, à une constitution politique
qui convienne à la société renouvelée.
I.
Que sont de nos jours les nations civilisées? De vastes associi
tions politiques et économiques, qui se trouvent parfois à l'éta
d'hostilité et toujours en concurrence les unes avec les autres.
Quand l'état d'hostilité devient aigu, quand" la guerre éclate, —
et elle n'éclate, hélas! que trop souvent, — la victoire se fixe pres-
que toujours du côté de la nation dont les forces et les ressources
de toute sorte ont été aménagées avec le plus de sagesse et déve-
loppées avec le plus d'intelUgence et d'activité pendant la paix. Or
il y a deux conditions qui ont été de tout temps presque également
nécessaires au bon aménagement des forces et des ressources des
nations, et dont le caractère de nécessité est devenu de plus en
plus marqué sous l'influence des changemens que le courant na-
turel de la civilisation amène : ce sont la sécurité et la liberté. Le
besoin de sécurité s'est étendu à la fois dans l'espace et dans le
temps, parce que les intérêts qui demandent à être protégés se
sont développés graduellement sur une aire plus vaste, tout en
lA QUESTION CONSTITUTIONNELLE. /l31
croissant en durée. Tandis que dans les anciennes sociétés l'a-
griculture et l'industrie elle-même n'exigeaient qu'une faible ap-
plication de capital, tandis qu'une seule récolte suffisait le plus
souvent à rembourser le laboureur de ses avances, de nos jours,
grâce aux progrès qui ont renouvelé et augmenté successivement
le matériel de la production, le capital a pris un rôle de plus en
plus considérable dans toutes les branches de l'activité humaine.
Le seul capital placé dans les chemins de fer de la France dé-
passe actuellement le chiffre de 25 milliards, et, si nous voulions
évaluer l'ensemble des capitaux qui alimentent la production fran-
çaise, c'est par centaines de milliards que nous devrions compter;
mais ces capitaux, engagés généralement pour un temps indéfini,
ont besoin aussi d'une sécurité indéfinie, et ce besoin s'accroît en-
core par le fait qu'ils sont fournis en grande partie par le crédit,
et qu'ils se renouvellent incessamment au moyen de l'échange.
Dans les anciennes sociétés, chaque famille, avec ses serviteurs,
esclaves ou serfs, produisait à peu près toutes les choses dont
elle avait besoin sur ses propres terres et avec ses propres ca-
pitaux, en n'échangeant que la plus faible portion de ses produits
contre des articles provenant d'autres sols et d'autres climats; au-
jourd'hui on ne possède plus guère que par exception la totalité
de ses moyens de production, et d'un autre côté, dans le plus
grand nombre des industries, on ne consomme rien ou presque rien
de ce que l'on produit. Divisée en une multitude de branches qui
vont chaque jour se subdivisant encore, la production exige, comme
règle, le concours du crédit et de l'échange. Si dans l'industrie
agricole il y a des paysans propriétaires qui exploitent eux-mêmes
leur lopin de terre et qui consomment eux-mêmes aussi une par-
tie des produits qu'ils en tirent , la plupart des grandes et des
moyennes propriétés sont affermées , le capital d'exploitation ap-
partient au fermier ou est emprunté par lui, le travail est loué,
et les produits sont en presque totalité vendus. Dans les entre-
prises industrielles, le capital fixe est réuni le plus souvent par
voie d'association, soit qu'il s'agisse de simples partnerships ou de
vastes sociétés anonymes, le capital roulant est en plus grande
partie encore fourni par le crédit, et c'est par le moyen de l'échange
que toutes ces entreprises réalisent les résultats de leur production.
Le cultivateur échange son blé, son vin ou son bétail, le manufac-
turier ses fils ou ses tissus par l'intermédiaire du commerce, qui se
charge de mettre toute sorte de produits à la disposition du con-
sommateur, en tout temps, en toutes quantités et en tous lieux, soit
à l'intérieur du pays, soit au dehors et jusqu'aux extrémités du
globe.
â32 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous n'avons pas à faire ressortir ici les avantages de cette or-
ganisation nouvelle de la production; on sait à quel point elle
a contribué à multiplier la richesse; mais cet organisme écono-
mique, si puissant et si complexe, est en même temps d'une sen-
sibilité extrême, comme toute machine perfectionnée. II suffît de la
rupture d'un rail pour faire dévier une locomotive et broyer un
convoi, tandis qu'une lourde et grossière charrette peut cheminer
sans encombre dans les ornières d'une route négligée. Il suffit non
pas même d'une perturbation, mais de la seule crainte d'une per-
turbation dans le milieu où fonctionne le mécanisme délicat du cré-
dit et des échanges pour frapper de paralysie cet appareil vital, qui
fournit à chacun ses moyens d'existence. Qu'une guerre menace
ou, pis encore, une révolution intérieure, et voici que les capitaux
cessent à l'instant de se prêter ou ne se prêtent plus qu'avec la sur-
charge d'une prime destinée à couvrir ce risque ou cette appréhen-
sion d'un risque, voici que les entreprises existantes, — et elles se
comptent par centaines de mille, — sont obligées d'arrêter ou de
restreindre leur production, voici que les entreprises en projet ou
en voie de formation sont ajournées jusqu'après la crise. Il en ré-
sulte que tous ceux qui contribuent à créer, à entretenir et à
mettre en œuvre l'immense et multiple appareil de la production
et de l'échange, propriétaires, capitalistes, industriels, négocians,
ouvriers, se trouvent atteints ou menacés dans leurs moyens d'exis-
tence, restreignent leur consommation, et que tous les débouchés
se resserrent, soit directement, soit par répercussion, à commencer
par ceux des industries ou des arts qui fournissent les articles de
luxe ou de nécessité secondaire. N'a-t-on pas constaté par exemple
que la révolution de février 1848 avait abaissé en une seule année
la production de l'industrie parisienne de 1,A63 millions à 767?
N'en faut-il pas conclure que le besoin de sécurité s'est accru, et
que cette entreprise supérieure qui s'appelle un gouvernement, et
dont la fonction essentielle consiste à produire de la sécurité, doit
développer et perfectionner sa production dans la mesure du dé-
veloppement et du progrès de toutes les autres branches de l'acti-
vité humaine?
Est-ce tout? La sécurité est-elle le seul bien nécessaire qu'une
nation attende de son gouvernement, et qu'il ait l'obligation de lui
procurer? Non! il faut y joindre la liberté, et ici encore les garan-
ties qui pouvaient suffire dans les anciennes sociétés sont devenues
insuffisantes pour les nôtres. Dans le milieu social que nous a fait
la civilisation accumulée de tant de siècles, l'individu s'appartient
presque complètement, il est le maître de sa destinée, mais c'est
à la charge de se procurer lui-même des moyens d'existence et
LA QUESTION CONSTlTUTIONNELLli:. 433
d'en régler l'emploi. Et pour remplir cette obligation, naturelle-
ment attachée au self-govemment, il faut que chacun ait la liberté
entière de donner à ses facultés et à ses biens l'emploi le plus utile;
sinon, il ne pourra s'acquitter complètement de ses obligations, et
sa condition deviendra difficile et précaire. Que si on lui enlève une
portion de liberté pour l'ajouter à celle d'un ou de plusieurs indivi-
dus par la création d'un monopole ou d'un privilège, la condition du
bénéficiaire de ce monopole ou de ce privilège se trouvera du même
coup facilitée et assurée. On aura ainsi créé une injustifiable iné-
galité et suscité entre les membres d'un même état des germes
d'antagonisme qui grandiront tôt ou tard. On aura de plus entravé
le développement général de la société en frappant d'une paraly-
sie partielle les facultés productives du grand nombre sans aug-
menter en compensation l'activité des privilégiés : l'expérience
montre au contraire qu'ils ralentissent d'autant plus leurs efforts
qu'ils ont moins à redouter la concurrence. 11 faut donc que le
gouvernement s'applique à garantir à chacun le libre usage de ses
facultés et de ses biens, s'il veut faire régner dans la société cette
bonne entente qui ne peut se fonder que sur la justice, s'il veut en-
core y provoquer le déploiement utile de toutes les forces physiques
et inorales à l'aide desquelles se crée la richesse publique et se fonde
la puissance d'un état.
Les libertés du travail, du commerce, de l'enseignement, des
cultes, concourent par des voies diverses à ce résultat final. On
peut en dire autant des libertés politiques, qui permettent à tous
les membres de la nation de participer à la gestion des affaires
publiques ou tout au moins de la contrôler. Quand elles font défaut,
quand le gouvernement est le monopole d'une classe, ce monopole
excite la légitime jalousie des autres, et de plus il limite le choix
des hommes capables de prendre part à la direction des affaires com-
munes; quand à ce monopole se joignent, comme il arrive presque
toujours, des restrictions à la liberté d'examiner et de contrôler les
actes des gouvernans , les rouages de la machine gouvernementale
ne tardent guère à se rouiller, faute de surveillance; elle se dé-
traque, elle s'effondre, et ce n'est trop souvent qu'après de longs
efforts, d'immenses sacrifices et de cruelles souffrances que l'on
parvient à la reconstituer. VoiLà donc tout un faisceau de libertés
dont les gouvernés et le gouvernement lui-même ne peuvent se
passer longtemps, et qui ont été qualifiées à bon droit de « libertés
nécessaires. » 11 convient d'ajouter que ce caractère de nécessité de-
vient plus prononcé à mesure que la concurrence internationale
oblige les peuples à déployer plus d'activité pour se maintenir à
leur rang. Une nation pouvait s'endormir autrefois dans les limites
TOME cm. — 1873. 28
/(34 REVUE DES DEUX MONDES.
fermées de son territoire; elle ne le peut plus depuis que ses fron-
tières sont devenues perméables au courant sans cesse grossissant
de la civilisation générale. Du moment par exemple où elle en-
tr'ouvre une porte aux échanges extérieurs, elle subit, quoi qu'elle
fasse pour s'y soustraire ou pour en amortir l'effet, l'action de la
concurrence. Elle est obligée de se tenir au niveau du progrès
général dans toutes les branches de sa production, sous peine
d'être débordée par ses rivales, et de subir un amoindrissement
absolu ou relatif des ressources qui sont les matériaux de sa puis-
sance. La concurrence internationale suscite, fomente le progrès
chez tous les peuples que l'expansion irrésistible de l'industrie,
servie par des voies de transport multipliées et perfectionnées, a
mis en communication; elle leur est un aiguillon puissant et
inexorable qui les pousse en avant, mais qui peut aussi infliger
des blessures mortelles à ceux dont la liberté d'action est entra-
vée ou mutilée.
Ce n'est pas tout encore. Les gouvernemens modernes ont bien
d'autres fonctions que celles qui consistent à garantir la sécurité
intérieure et extérieure de l'état, la propriété et la liberté des ci-
toyens, quoique celles-ci soient de beaucoup les plus importantes.
Ils empiètent continuellement sur le domaine de l'activité privée,
et leurs attributions vont en s'étendant à mesure que leur interven-
tion semble devenir moins nécessaire. Us distribuent l'instruction à
tous les degrés, ils encouragent et subventionnent les arts, ils créent
et ils exploitent les voies et lesinstrumens de communication; enfin
ils se croient obligés d'exercer « une tutelle administrative » sur de
nombreux intérêts. Ces fonctions, jointes aux services qui sont plu-
tôt de leur ressort naturel, savoir la garantie de la sécurité et de la
liberté, exigent le concours d'un personnel nombreux, actif, instruit
et par-dessus tout inaccessible à la vénalité et à la corruption. Ce
personnel, on ne l'improvise pas plus que dans toute autre branche
de l'activité humaine. Il ne peut se former qu'à la longue, par des
générations successives engagées dans les divers services d'un gou-
vernement, l'administration, la justice, l'armée, l'enseignement, et
qui s'en lèguent en la grossissant l'expérience acquise sous le nom
de tradition. Sans doute il n'est pas bon que ces services soient mo-
nopolisés au profit d'une caste, et le régime des maîtrises gouver-
nementales ne vaut pas mieux que celui des maîtrises industrielles.
En revanche, on ne peut contester que l'hérédité libre des fonctions
ne procure des avantages analogues à ceux dont elle est la source
dans les professions et les industries privées. Gouverner et admi-
nistrer un état avec un personnel temporaire, continuellement re-
nouvelable au gré du caprice populaire, ne serait pas plus facile
LA QUESTION CONSTlTUTIONiNELLE. 435
que de faire prospérer une industrie avec un personnel qui pour-
rait être complètement changé tous les trois ans ou tous les quatre
ans, de telle sorte que les bottiers fussent chargés de fabriquer
du drap et les drapiers réduits à faire des bottes. On serait proba-
blement très mal habillé et non moins mal chaussé sous ce ré-
gime; comment pourrait-on être bien gouverné et administré?
Voilà donc, dans ses traits essentiels, la tâche des gouvernemens
modernes. Non-seulement cette tâche est plus vaste que ne l'était
celle des gouvernemens d'autrefois, mais encore, en dépit des pro-
grès de la civilisation générale, sans parler du perfectionnement
des procédés et des instrumens matériels dont ils peuvent disposer,
elle présente un surcroît de difficultés et de périls.
Examinons par exemple à ce point de vue les rapports des états
entre eux. Ne sont-ils pas infiniment plus fréquens et compliqués
qu'ils ne l'étaient jadis, ne le deviennent-ils pas tous les jours da-
vantage? Les progrès de l'industrie et le développement prodigieux
des voies de communication, en mettant en relation tous les peuples
civilisés ou à demi civilisés du globe, n'ont-ils point par là même
multiplié entre eux les occasions de querelles et de conflits? Ces
différends, la sagesse commande aux états plus encore qu'aux par-
ticuliers de les éviter; mais enfin cela n'est pas toujours possible,
et, comme il n'existe point de tribunaux d'états assistés d'une
force publique internationale pour les résoudre, ils ne peuvent être
vidés le plus souvent que par la force. C'est ainsi que la civilisation,
au lieu de diminuer les risques de guerre, comme il semblait per-
mis de l'espérer, a eu au contraire pour résultat de les augmenter.
Elle n'a pas davantage atténué les maux de la guerre. La guerre
est plus destructive, surtout elle exerce une influence perturba-
trice plus étendue qu'aux époques où la richesse accumulée était
moindre et où les relations de peuple à peuple étaient plus rares.
La paix elle-même revient aujourd'hui plus cher. L'historien
Gibbon , faisant le dénombrement des forces qui suffisaient sous
Auguste pour protéger l'empire romain contre les barbares et en
assurer la sécurité intérieure, n'arrive qu'à un total d'environ
175,000 hommes. Combien nous sommes loin aujourd'hui de ce
chiffre modeste! Et pourtant nous n'avons plus à redouter les in-
vasions des barbares, ce sont bien plutôt les barbares qui ont
à redouter les nôtres; la civilisation ne se défend plus, elle attaque.
Malheureusement les nations civilisées sont restées les unes à l'é-
gard des autres à l'état de barbarie, et il faut bien qu'elles aug-
mentent leurs défenses à mesure que s'accroissent entre elles les
risques de guerre. Il y a un siècle, on se contentait d'armées
relativement peu nombreuses, qui pouvaient être levées au moyen
Û36 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un recrutement à peu près volontaire. Depuis la révolution, les
armées se recrutent par voie d'impôt, et leur nombre n'a plus
d'autre limite que celle de la récolte annuelle des hommes mûrs
pour le service militaire. La conscription elle-même ne suffisant
plus, on l'a remplacée par le service entièrement obligatoire. Ces
effectifs de plus en plus nombreux que l'on enlève aux travaux
productifs, il faut les entretenir, au moins en partie, d'une ma-
nière permanente, il faut encore les pourvoir d'un armement qui
devient chaque jour plus efficace, et aussi plus dispendieux. C'est
ainsi que la paix subit un renchérissement continu, ce qui n'em-
pêche pas, hélas! les guerres de coûter infiniment plus cher. C'est
par milliards qu'on en calcule maintenant les frais, et si l'on songe
que les guerres futures mettront aux prises tout ce que les na-
tions belligérantes pourront fournir d'hommes valides, pourvus
d'un armement qu'on s'ingénie sans cesse à perfectionner, si l'on
songe que la richesse accumulée sous toutes les formes, exposée
aux ravages des armées, va de môme en s'augmentant, on ac-
querra la triste conviction que le prix de la guerre est destiné à
monter plus encore que celui de la paix. La conclusion pratique
qu'il faut tirer et de cette multiplication des risques de guerre et
de cette aggravation des frais et des dommages que la guerre oc-
casionne de nos jours, c'est que les gouvernemens doivent se tenir
continuellement en éveil pour éviter des conflits que tant de points
de contact entre eux et entre leurs nationaux, sans parler de leurs
alliés, peuvent inopinément faire surgir, qu'ils doivent être tou-
jours prêts, politiquement et militairement, à faire face à des agres-
sions qu'il est quelquefois hors de leur pouvoir d'éviter, et qui
peuvent causer des pertes et des dommages hors de toute pro-
portion avec ceux des anciennes guerres. Une politique extérieure
inhabile, téméraire ou imprévoyante, un état militaire affaibli par
la routine, n'exposeront-ils pas en effet aujourd'hui plus que jamais
une nation à subir des revers mortels pour sa prospérité et sa puis-
sance?
La sécurité intérieure est-elle plus facile à sauvegarder? Nous ne
nous arrêterons pas aux dangers que les crimes ou les délits privés
font courir aux personnes et aux propriétés. Quoique l'art de la po-
lice ait encore plus d'un progrès à faire, il suffit à sa tâche dans la
plupart des états civilisés; mais il est un autre péril plus étendu et
plus menaçant pour la société tout entière, et contre lequel les
moyens de police demeurent impuissans : nous voulons parler de
celui qui résulte de l'existence et de la propagande de cet en-
semble confus de doctrines antisociales connues sous la déno-
mination générique de socialisme. A vrai dire, ce péril n'est pas
LA QUESTION CONSTITUTIONNELLE. /i37
nouveau. Les sociétés à esclaves de l'antiquité ont eu leurs guerres
serviles, le moyen âge a eu ses jacqueries, et la lutte que nous
avons vue renaître entre le capital et le travail n'est autre chose
qu'un prolongement ou une reprise de ces luttes anciennes. Seule-
ment des circonstances particulières à notre temps, la centralisa-
tion industrielle, le développement extraordinaire des moyens de
communication intellectuelle et matérielle, ont contribué à les gé-
néraliser. Ni les esclaves ni les serfs ne savaient lire, et dans l'état
d'isolement où ils vivaient il leur était difficile de combiner leurs
révoltes contre un ordre social dont ils étaient victimes, mais qu'il
eût été, au surplus, hors de leur pouvoir de modifier. Il n'en est
plus de même aujourd'hui. La classe qui occupe les régions infé-
rieures de la société a cessé d'être disséminée et assujettie : des
centaines de milliers d'ouvriers sont agglomérés dans les grands
centres d'industrie; les plus intelligens ont reçu les premiers rudi-
mens de l'instruction, ils ont leurs journaux, et h défaut de réunions
autorisées n'ont-ils pas les conversations du cabaret et de l'atelier?
11 leur est permis de s'entendre, de se liguer pour soutenir ou pour
augmenter le prix de leur travail; comment d'ailleurs le leur dé-
fendre? Ces circonstances réunies ne favorisent- elles pas singuliè-
rement la propagande et les tentatives de subversion du socialisme
révolutionnaire? Dira-t-on que les classes inférieures n'ont plus
contre la société les griefs qui suscitaient les révoltes des esclaves
et des serfs? Soit; mais elles en ont d'autres, et, pourquoi ne le di-
rions-nous pas? il y en a bien quelques-uns de fondés, car la so-
ciété où nous vivons est perfectible, elle n'est pas parfaite. Nous
ajouterons même que les maux qui naissent de ses imperfections,
de ses vices, doivent être surtout ressentis par la classe la plus nom-
breuse et la plus pauvre. Comme dans les grandes compagnies in-
dustrielles ou financières ce sont les petits actionnaires qui pâtissent
le plus des fautes ou des abus de la direction, dans une société la
mauvaise gestion des affaires publiques, les dépenses improductives
ou nuisibles auxquelles se livre le gouvernement, les privilèges qu'il
accorde, la corruption qu'il entretient, retombent principalement sur
le grand nombre, dont ils augmentent les charges et tarissent les
ressources.
Allons plus loin, et convenons que la liberté n'a pas été pour les
classes ouvrières une source de biens sans aucun mélange de maux.
Lorsqu'elles ont été émancipées de la tutelle de leurs maîtres dé-
testés, avaient-elles bien le jugement assez formé pour se gouverner
utilement elles-mêmes? Déclarées majeures et comme telles as-
treintes à toutes les obligations que la majorité impose, possédaient-
elles bien la capacité nécessaire pour s'en acquitter? La nature n'é-
438 REVUE DES DEUX MONDES.
tait-elle pas trop souvent ici en retard sur la loi? Combien d'ouvriers
sont demeurés imprévoyans comme des enfans ou des sauvages,
vivant au jour le jour, n'ayant aucune idée de la responsabilité!
Comment la liberté ne leur aurait-elle pas été dure? comment ne
l'auraient-iis pas maudite, et la société avec elle? Faut-il donc
s'étonner s'ils ont prêté une oreille complaisante à ceux qui leur
montraient le remède à leurs maux clans une révolution sociale?
Connaissaient-ils les conditions d'existence de la société? Dans leur
état d'ignorance ou de demi-instruction , pouvaient-ils se rendre
compte des impossibilités économiques du collectivisme, du mu-
tuellisme ou du crédit gratuit? Quand on examine de près la situa-
tion matérielle des classes ouvrières, que l'on considèie surtout
l'état de minorité naturelle où elles sont en grande partie demeu-
rées, on s'explique la faveur avec laquelle elles ont accueilli des
doctrines qui sont à la mesure de leur développement intellec-
tuel, et qui répondent à leurs dispositions morales. On peut com-
battre sans doute la propagande du socialisme, on peut encore l'af-
faiblir eu pratiquant avec intelligence et résolution une politique
réformiste, mais cela ne peut se faire en un jour. JNi l'instruction
sérieuse, ni les réformes vraiment efficaces ne s'improvisent, et en
attendant les doctrines subversives font leur chemin dans les es-
prits. Nous savons parfaitement que ces doctrines sont inapplica-
bles, et qu'une société collectiviste ou communiste ne pourrait pas
vivre; mais on peut, en vue d'établir cette société chimérique, bou-
leverser la société existante, et, par ce que nous ont coûté de simples
révolutions politiques, nous pouvons conjecturer ce que nous coûte-
rait une révolution sociale. Des années seraient nécessaires pour re-
lever les ruines qu'elle aurait faites en quelques mois ou en quel-
ques jours. Les classes menacées par les apôtres de la liquidation
sociale ont le sentiment très vif de ce péril, peut-être s'en exagè-
rent-elles la proximité; mais il existe, et il faut s'en préserver. Or
il ne suffit pas pour cela que le gouvernement soit capable de re-
pousser par la force une invasion brutale du socialisme révolution-
naire, il faut encore qu'il soit constitué de manière à en empêcher
l'invasion légale. En d'autres termes, il faut que le gouvernement
demeure inaccessible aux socialistes, eussent -ils de leur côté la
majorité numérique, — sinon point de sécurité intérieure.
De même que la sécurité intérieure, la liberté est exposée à des
dangers particuliers, moins apparens peut-être, mais qu'il n'est
guère moins important d'écarter, soit qu'on se place au point de
vue des progrès nécessaires des nations maintenant soumises à la
loi de la concurrence, soit qu'on envisage simplement l'intérêt bien
entendu des gouvernemens eux-mêmes. Toute diminution de liberté
LA QUESTION CONSTITUTIONNELLE. h^9
implique, comme nous l'avons remarqué plus haut, une diminution
d'activité productive, s'il s'agit des libertés économiques, — une
diminution de contrôle, s'il s'agit des libertés politiques. Enfin,
si l'on amoindrit la liberté des uns pour agrandir celle des autres
en créant des monopoles ou des privilèges, ou, ce qui revient au
même, si l'on augmente les charges des uns pour alléger le fardeau
des autres, on suscite des inégalités artificielles contre lesquelles
les intérêts lésés finissent tôt ou tard par réagir. Malheureusement
la plupart des constitutions existantes n'offrent sur ces dilTérens
points à la liberté que des garanties insuffisantes ou illusoires. En
livrant sans contre-poids le gouvernement comme un monopole à
une aristocratie ou à une bourgeoisie censitaire, elles ont rendu à
peu près inévitable l'amoindrissement de la liberté du grand nombre
au profit du petit. C'est ainsi qu'en Angleterre l'aristocratie terri-
toriale n'avait pas manqué d'abuser de son influence pour proté-
ger les intérêts de la propriété foncière aux dépens du reste de la
nation. Cet exemple n'est pas demeuré isolé, et l'on pourrait citer
bien d'autres pays où le monopole politique n'a guère été plus res-
pectueux pour les libertés économiques et pour le principe de la
répartition équitable des charges publiques. Ce monopole n'a pas été
plus favorable aux libertés politiques, droit de réunion ou d'associa-
tion, liberté de la tribune et de la presse. Il les a trop souvent suppri-
mées ou limitées, et non sans raison peut-être, car elles menaçaient
son existence, mais elles n'en étaient pas moins nécessaires au dé-
veloppement de l'activité nationale, au contrôle et à l'amélioration
des services publics.
N'avons-nous pas eu raison de dire que les gouvernemens mo-
dernes ont à remplir une tâche qui dépasse singulièrement en éten-
due et en difficulté celle de leurs devanciers? Il y a plus. Cette
tâche, compliquée et ardue, ils sont obligés de la remplir dans
toutes ses parties essentielles, sous peine de mort. S'ils ne savent
ni conserver la paix ni faire la guerre avec succès, ils courent le
risque d'être emportés dans la catastrophe d'une invasion; s'ils ne
garantissent point d'une manière assez complète et assez sûre la
sécurité intérieure et les libertés nécessaires, ils sont exposés à pé-
rir misérablement dans le guet-apens d'un coup d'état ou à som-
brer dans une révolution. Tel a été le sort commun des gouverne-
mens qui se sont succédé en France depuis la chute de l'ancien
régime. Tous ont échoué dans l'accomplissement de la tâche qui
s'imposait à eux, mais ces échecs successifs et les catastrophes aux-
quelles ils ont abouti constituent une « expérience » dont les fruits
ne doivent pas être perdus. Ce n'est qu'en recherchant par où cha-
cun de ces essais imparfaits de gouvernement a péché qu'on pourra
hhO REVUE DES DEUX MONDES.
réussir à élever une construction politique plus utile et plus ré-
sistante.
II.
Le problème politique qui s'impose à nous consiste à trouver la
constitution la mieux appropriée aux besoins de la France moderne,
et ce problème, on ne peut le résoudre que par la méthode expéri-
meutale, la seule vraie, la seule efficace dans les sciences politiques
aussi bien que dans les sciences naturelles. 11 faut donc étudier
dans leurs caractères essentiels les différens régimes politiques sous
lesquels la France moderne a vécu, monarchie constitutionnelle,
empire, république, et reconnaître à quels besoins ils suffisaient, à
quels besoins ils ne suffisaient point. Gela fait, on aura quelques
indications positives sur les données du proi3lème, on saura ce que
l'expérience a consacré, ce qu'elle a condamné, et on se fera une
idée approximative de la constitution qui peut s'adapter le mieux à
l'état actuel de la France.
Commençons cet examen sommaire par la monarchie constitu-
tionnelle telle que l'avait établie la restauration, en la greffant sur
la vieille théorie du droit divin. En vertu de cette théorie, le roi
légitime possédait un droit supérieur et imprescriptible au gouver-
nement de la France, et, s'il arrivait que ce droit dût être limité,
réglé, il lui appartenait seul d'en définir les règles et d'en poser les
limites. De là « l'octroi » de la charte, dont Louis XVIII avait em-
prunté à l'Angleterre les parties principales, sans rechercher d'assez
près si une constitution peut être un article d'importation. La
chambre des pairs, héréditaire comme la chambre des lords, était
nommée par le roi, et la chambre des députés, appelée à jouer le
rôle de la chambre des communes, représentait un corps électoral
composé de propriétaires âgés de trente ans accomplis et payant une
contribution directe de 300 francs; les députés n'étaient éligibles
qu'à la condition de payer 1,000 francs d'impôts directs et d'avoir
quarante ans accomplis. Sans renoncer au principe du droit divin,
le roi se résignait dans la pratique à gouverner constitutionnelle-
ment, à l'anglaise, de concert avec ses deux chambres, par l'inter-
médiairre d'un ministère responsable. Ce régime a eu des mérites
que tous les esprits impartiaux se plaisent à reconnaître : à l'exté-
rieur, il a relevé la dignité et l'influence de la France; à l'intérieur,
il a rétabli le crédit public, cicatrisé les plaies qu'avaient ouvertes
vingt-cinq ans de guerre et deux invasions. L'administration était
habile et probe, les dépenses étaient modérées, la France prospé-
rait; cependant au bout de quinze ans une révolution que beau-
LA QUESTION CONSTITUTrONNELLE. hhl
coup de gens avaient prévue, mais que bien peu avaient voulue,
emportait l'établissement constitutionnel de la restauration. Que lui
avait-il donc manqué pour durer? Ce n'est pas à la démagogie et
au socialisme qu'on peut imputer sa chute : la démagogie était en-
core ensevelie dans le linceul sanglant de la terreur, le socialisme
commençait seulement à poindre, et n'avait pas même un nom. Il
faut chercher la cause de cette chute soudaine plus haut, dans le
pays légal constitué par la charte de 181/i, où se heurtaient avant
de se mêler les élémens politiques antérieurs à la révolution avec
ceux qu'elle avait fait surgir. C'étaient d'un côté une noblesse qui
n'avait pu se résigner complètement au nouvel état de choses et un
clergé qui rêvait le rétablissement de ses anciens privilèges pour
prix de l'alliance du trône et de l'autel, de l'autre une bourgeoisie
considérable par le nombre, la fortune et les lumières, qui crai-
gnait d'être dépossédée de son pouvoir politique fraîchement acquis
par un retour oiTensif de l'ancien régime. Entre ces deux fractions
du pays légal, la lutte était inévitable. Peut-être aurait-elle fini par
un traité de paix, peut-être ces deux élémens hostiles, mais ayant
des intérêts et des dangers communs, auraient-ils fusionné à la
longue, si le roi n'avait point fait cause commune avec la minorité
et provoqué la révolution par une tentative de coup d'état, en se
chargeant ainsi de fournir un argument pratique à ceux qui pensent
que la royauté n'est pas nécessairement une garantie d'ordre et de
stabilité. En dernière analyse, le gouvernement de la restauration
est tombé pour avoir menacé la sécurité du nouvel état de choses
que la révolution avait fondé; toutefois, en admettant qu'il n'eût
pas commis cette faute irrémédiable, renfermait-il en lui-même les
élémens nécessaires de durée? Le sort de la monarchie de juillet
autorise au moins le doute à cet égard.
Sous le rapport du mécanisme constitutionnel, le gouvernement
de 1830 ne différait point sensiblement de celui auquel il succédait.
La royauté était conservée avec les mêmes attributions, elle passait
seulement de la branche aînée de la maison de Bourbon à la branche
cadette; la chambre des pairs continuait d'être nommée par le roi,
avec cette modification en réalité assez peu importante, que l'héré-
dité était abolie; la chambre des députés demeurait ce qu'elle était
sous le régime de la charte de ISl/i, sauf que le cens d'éligibilité
était réduit de moitié, — de 1,000 francs à 500 francs, — et le cens
électoral d'un tiers, — de 300 francs à 200 francs. Le changement
de fait accompli par la révolution de 1830 n'en était pas moins
profond, en ce qu'il assurait désormais la suprématie politique de
la bourgeoisie libérale. Une partie de la noblesse, non la moins
considérable par la richesse et l'influence, se retirait sous la tente
/Î42 REVUE DES DEUX MONDES.
en laissant vacantes par cette sorte de grève politique les situa-
tions les plus enviées de l'état; une autre partie se ralliait au nou-
veau régime comme un simple appoint et sans pouvoir élever la
prétention d'y occuper une position séparée et dominante. La classe
dirigeante devenait ainsi presque homogène, ce qui n'était pas un
médiocre avantage; en outre sa base, élargie par l'adjonction des
censitaires de 200 francs à 300 francs, paraissait mieux assise; enfin
elle avait à sa tête un roi animé de son esprit, et qui se piquait vo-
lontiers d'être le premier bourgeois de son royaume. 11 semblait
donc bien cette fois qu'on eût réussi à fonder un établissement po-
litique définitif et à clore « l'ère des révolutions. » GepencTant la
monarchie de la branche cadette n'a duré que trois ans de plus que
celle de la branche aînée, elle est tombée à l'improviste, sans avoir
provoqué sa chute par aucune tentative inconstitutionnelle, sim-
plement pour avoir refusé une insignifiante réforme électorale.
Comment s'expliquer cet effondrement inattendu d'un régime qui
semblait si correctement établi au point de vue des doctrines con-
stitutionnelles du temps ?
Cette explication, un seul mot suffit pourtant à la contenir tout
entière : c'est le mot monopole. Le gouvernement avait continué
d'appartenir d'une manière exclusive sous la monarchie de juillet à
un « pays légal » dont les frontières s'étaient à la vérité un peu élar-
gies, mais en dehors duquel demeurait encore la majorité numé-
rique, et avec elle une grande partie de l'élite intellectuelle de la na-
tion, ce qu'on appelait alors les capacités. La classe des censitaires à
200 fr . , au nombre de 200,000 environ , possédai t littéralement comme
un monopole le gouvernement de la France. Or c'est le propre du
monopole d'engendrer des abus qui deviennent à la longue insup-
portables tout en l'affaiblissant et pour ainsi dire en le dévorant
lui-même. Déjà sous la restauration, dont la monarchie de juillet
avait recueilli l'héritage, la grande propriété foncière et la grande pro-
priété industrielle, prédominantes dans le pays légal, avaient réussi,
en se coalisant au sein des chambres, à confisquer à leur profit la
liberté commerciale, en même temps que les emplois publics com-
mençaient à être accordés bien moins au mérite qu'aux influences
électorales. A ses débuts, le gouvernement de juillet, qui avait pris
ses ministres dans la jeunesse libérale de la restauration, voulut
entrer dans la voie des réformes économiques; malheureusement il
rencontra dans la coalition des intérêts demeurés prépondérans une
barrière infranchissable. Non-seulement il fut obligé de conserver
le régime prohibitif, mais encore il fut contraint de l'aggraver dans
quelques-unes de ses parties pour obéir aux influences qui s'impo-
saient à lui; à plus forte raison ne put-il songer à réformer la légis-
LA QUESTION CONSTITUTIONNELLE. 4A3
lation industrielle, qui favorisait les patrons en interdisant toute
entente entre les ouvriers, pendant que la législation commerciale
les protégeait au détriment de la masse des consommateurs. L'abus
des influences électorales dans les distributions des emplois publics
continua de même à s'étendre, et comment en aurait-il été autre-
ment? Toute la puissance politique était concentrée dans le pays
légal. La France ne possédait pas même, comme d'autres nations
constitutionnelles à suffrage restreint, l'Angleterre et la Belgique,
les libertés de la presse et de la tribune, qui donnent k la généralité
des citoyens les moyens d'influer, au moins d'une manière indirecte,
sur la gestion des affaires publiques, et qui fournissent ainsi un con-
tre-poids au monopole politique des censitaires. Ces libertés, la mo-
narchie de juillet, violemment attaquée par les légitimistes unis aux
républicains, n'avait pas cru pouvoir les supporter. Ne devait-il pas
arriver tôt ou tard que la masse exclue sans aucune compensa-
tion du pays légal essaierait d'y entrer, et qu'à défaut de la voie
trop rétrécie de la légalité elle y entrerait par la brèche de la ré-
volution? Combien en Angleterre la classe dirigeante avait été plus
sage ! Elle avait pris sous sa sauvegarde les libertés qui servaient
de contre-poids nécessaire à son pouvoir; elle avait fait mieux, elle
avait obéi aux raouvemens de l'opinion soulevée par ces puissans
instrumens d'agitation. En 1831, elle consentait à élargir sa base
par une réforme électorale, et de 1822 à ISkQ elle abandonnait
successivement toutes les lois qui protégeaient ses intérêts spéciaux
contre ceux des masses dépourvues de droits politiques, depuis les
lois sur les coalitions jusqu'aux lois céréales. Grâce à cette politique
généreusement et habilement réformiste, elle désarmait la révolu-
tion, que les « conservateurs - bornes » rendaient inévitable en
France.
Par une réaction naturelle, la révolution de février supprima et
la monarchie et le « pays légal » qui lui servait d'appui. Elle voulut
établir le gouvernement de la nation par la nation en lui donnant
pour base le suffrage universel. En vertu de la constitution de
I8/18, tous les Français, à l'exception des mineurs et des incapables
civilement, furent appelés à élire d'une part les membres de l'as-
semblée législative, de l'autre le président de la république, chef
du pouvoir exécutif. Quoi de plus simple et en apparence aussi quoi
de plus conforme aux principes de la démocratie, mais, hélas! quoi
de moins pratique? Si cette simplicité et cette symétrie des rouages
constitutionnels pouvaient plaire aux esprits mathématiques, suffi-
saient-elles bien à résoudre le problème du gouvernement dans un
état social aussi compliqué que le nôtre? Le régime établi par la
constitution de 18Zi8 était-il propre à garantir à la France ces biens
llhh REVUE DES DEUX MONDES.
nécessaires dont aucune nation moderne ne peut se passer, la sé-
curité, la liberté et la bonne gestion continue de la multitude crois-
sante des services publics?
L'expérience ne devait point tarder à prononcer à cet égard en
démontrant une fois de plus qu'un gouvernement ne peut s'appuyer
uniquement sur la souveraineté du nombre, — que, s'il est équitable
d'accorder à tous ceux qui contribuent aux frais de la gestion des
affaires publiques une part d'iniluence plus ou moins considérable
sur cette gestion, on ne peut la laisser complètement à leur merci.
Comme le soutenaient les publicistes doctrinaires, dont le seul tort
était de se montrer trop exclusifs sur ce point, la capacité politique
est indispensable au plein exercice des droits politiques au même
titre que la capacité civile l'est au plein exercice des droits civils.
Or qui pourrait raisonnablement prétendre que dans un pays tel
que la France, où plus du tiers de la population est absolument
illettré, où un autre tiers ne possède qu'une instruction des plus
incomplètes, toutes les classes de la population soient, comme le
suppose la théorie du suffrage universel, pourvues à un degré égal
de la capacité politique? Cette théorie n'est-elle pas visiblement en
désaccord avec les faits? Mais quoi ? si a le nombre, » encore plongé
dans l'ignorance au point de manquer des premiers élémens de
l'instruction, ne possédait pas la capacité politique infuse, n'était-ce
pas commettre la plus périlleuse et la moins justifiable des impru-
dences que d'abandonner à sa discrétion, comme le faisaient les
constituans de 18Zi8, les relations extérieures de l'état, la sécurité
des personnes et des propriétés avec ces « libertés nécessaires » dont
la multitude a fait de tout temps si bon marché? Et à quel moment
s'avisait-on de courir cette aventure? Au moment même où le so-
cialisme, escorté par la démagogie, venait de faire sa bruyante
apparition en provoquant pour son coup d'essai la sanglante insur-
rection de juin. A la vérité, cette première tentative de révolution
sociale avait échoué, mais le suffrage universel ne pouvait-il pro-
curer aux vaincus une revanche éclatante en leur permettant de
refaire « légalement » la société? Ne leur sufîîsait-il pas pour cela
de mettre de leur côté la majorité numérique, et dans l'état d'igno-
rance du peuple souverain était-ce bien difficile?
Supposons par exemple que le socialisme, après avoir commencé
par effrayer indistinctement tous les propriétaires, grands et petits,
eût compris qu'il faisait fausse route, et qu'il eût séparé habile-
ment la grande propriété de la petite, supposons, disons-nous,
qu'il eût ressuscité le mot d'ordre des partageux de 93 : guerre aux
châteaux, paix aux chaumières! n'aurait-il pas eu quelque chance
de séduire la multitude besoigneuse des paysans-propriétaires? Ces
LA QUESTION CONSTITUTIONNELLE. hkh
petits propriétaires, rongés par l'usure, n'auraient-ils pas fini peut-
être par trouver quelque mérite aux théories niveleuses qui se pro-
posaient d'agrandir la propriété démocratique aux dépens de la
propriété aristocratique et bourgeoise? N'auraient-ils pas goûté
aussi cette autre théorie ingénieuse et philanthropique qui pré-
tendait dégrever leurs biens de toute hypothèque en vertu de la
gratuité du crédit? Les ouvriers de leur côté auraient-ils résisté
bien vivement à la tentation de faire racheter pour leur compte par
l'état les établissemens dont ils étaient les simples salariés? Quel
effroyable abus cette multitude dépourvue de lumières, mais non,
hélas! dépourvue d'appétits et de passions, ne pouvait-elle pas
faire du pouvoir souverain qu'on lui avait imprudemment aban-
donné ! Comment donc les intérêts que visait la propagande socia-
liste, comment ceux à qui M. Proudhon disait de sa grosse voix : —
Propriétaires, le socialisme a les yeux sur vous! — n'auraient-ils pas
été saisis d'inquiétude? Cette inquiétude s'était exagérée sans doute
dans l'effarement d'une situation si grave et si nouvelle : après la
répression de l'insurrection de juin et la réaction qui s'en était sui-
vie, le danger n'avait plus rien d'imminent, mais il subsistait, et la
constitution de 18/i8, en partageant le pouvoir entre une assemblée
et un président issus l'un et l'autre du suffrage universel, ne four-
nissait aucun moyen de le conjurer. Qu'adviendrait-il en effet, si le
« nombre souverain, » venant à être converti au socialisme, nom-
mait une assemblée et un président socialistes? C'était un risque
éloigné peut-être; était-ce un risque chimérique? En vain la li-
berté des clubs avait été supprimée et la liberté de la presse étroi-
tement limitée, en vain des lois rigoureuses prohibaient toute at-
teinte à la religion, à la famille, à la propriété; on ne pouvait se
faire aucune illusion sur l'efficacité de ces restrictions et de ces
défenses; on savait bien que les prohibitions appellent la contre-
bande, qu'en un temps où la centralisation industrielle agglomère
de plus en plus les masses ouvrières, où tant de progrès contri-
buent à augmenter la facilité des communications , la propagande
des doctrines antisociales pouvait être tout au plus retardée, enfin
que la possibilité qui était ouverte aux socialistes d'arriver au pou-
voir par la voie légale du suffrage universel devait naturellement
enflammer leurs espérances et aiguillonner leur zèle. L'inquiétude
des intérêts pouvait être exagérée, elle n'était pas dénuée de fon-
dement : la souveraineté du nombre, principe unique de la consti-
tution de 18^8, ne couvrait pas assez la propriété.
On s'expli([ue ainsi le bill d'indemnité que les intérêts conserva-
teurs accordèrent à l'auteur du coup d'état du 2 décembre, et le
concours qu'ils prêtèrent à la dictature impériale malgré la ré-
446 REVUE DES DEDX MONDES.
pugnance que cette dictature devait inspirer aux âmes libérales;
mais les intérêts passent avant les sentimens, et l'empire pouvait
leur donner, temporairement du moins, une sécurité que le régime
établi par la constitution de 18/i8 était hors d'état de leur procurer.
Ce n'est pas que l'empire eût supprimé le suffrage universel : non !
il l'avait au contraire rétabli; seulement il s'était réservé la faculté
de le diriger. Grâce au système des candidatures officielles, servi
par une administration vigoureusement centralisée et passivement
obéissante, grâce encore au régime préventif appliqué avec vigi-
lance à la presse, aux associations et même aux simples réunions,
grâce surtout à cette nouvelle édition de la loi des suspects, décré-
tée sous le nom de loi de sûreté générale, la liberté électorale de-
vint une pure fiction, et le gouvernement put dicter presque entiè-
rement les choix du suffrage universel. Il nommait lui-même son
sénat, et il faisait nommer son corps législatif. D'ailleurs, si même
la direction du corps électoral était venue à faiblir entre ses mains,
il avait, par un surcroît de précaution, diminué la liberté parle-
mentaire en dépouillant le corps législatif de toute initiave, en ré-
glementant jusqu'au vote des budgets, et finalement en se réser-
vant le droit de dissolution. Il n'avait donc rien à craindre de la
souveraineté du nombre : il avait muselé le monstre, et il le menait
à la baguette, tout en affectant pour lui les sentimens de la plus
respectueuse considération et du plus parfait amour. Ce régime
fonctionna., on le sait, pendant quinze ans, avec toute l'efficacité
désirable. L'empire ne fut autre chose, dans cette période princi-
pale de son existence, qu'une dictature politique, militaire et admi-
nistrative, acceptée ou subie comme seule capable de préserver la
société d'une invasion révolutionnaire ou légale de la démagogie et
du socialisme. Cependant était-il dans la nature des choses qu'une
telle dictature pût se perpétuer? Deux dissolvans agissaient lente-
ment, mais avec une irrésistible puissance pour le ruiner.
L'un de ces dissolvans résidait dans cette absence même de liberté
qui fait vivre les dictatures et qui les tue. Comme l'avouait un jour
le dictateur lui-même, « son gouvernement manquait de contrôle; »
cet aveu révélait l'irréparable faiblesse de ce gouvernement fort.
Au dehors, la dictature impériale pouvait gaspiller le sang et les
ressources de la France dans les aventures les plus folles et les plus
dispendieuses sans rencontrer un frein dans l'opinion publique, pri-
vée de ses outils nécessaires, la liberté électorale, la liberté par-
lementaire, la liberté de la presse et la liberté d'association; au de-
dans, ce même défaut de contrôle, en livrant l'administration civile
et militaire à elle-même, ne devait-il pas, en dépit de toutes les
réglementations et de toutes les inspections, laisser beau jeu à la
LA QUESTION CONSTITUTIONNELLE. ÛÛ7
routine et à la corruption? Ces moisissures administratives, dont
l'air renfermé des bureaux favorise naturellement l'éclosion, ne
sont-elles pas d'autant plus dangereuses qu'elles sont moins visi-
bles? La machine continue de fonctionner avec toutes les belles ap-
parences de l'ordre, car chacun se croit intéressé à dissimuler le
désordre; mais c'est le dessous qu'il faudrait voir ! Une administra-
tion affranchie du contrôle incessant de ceux qui la paient, le seul
contrôle vraiment efficace, ressemble h un navire dont la coque est
rongée par les tarets; il conserve jusqu'au bout sa belle apparence,
il continue à tenir la mer jusqu'à ce que ses invisibles ennemis
aient achevé leur tâche : alors vienne une bourrasque, les œuvres
vives se désagrègent et s'émiettent, l'eau y pénètre de toutes parts,
et le bureau Veritas inscrit un sinistre de plus.
Ce travail de désagrégation lente, mais continue et irrémédiable,
aurait seul suffi pour amener l'effondrement de la dictature impé-
riale. Toutefois une autre cause de dissolution, plus active quoi-
que en réalité moins redoutable, lui venait en aide : nous voulons
parler de l'opposition croissante que ce système de gouvernement
devait soulever parmi les esprits libéraux. Au début, la frayeur
qu'inspirait le « spectre rouge » avait été assez forte pour refouler
toute opposition; peu à peu, on s'était rassuré, on avait oublié
le spectre rouge, devenu invisible, et on avait repris goût à la
liberté, dont on apercevait d'ailleurs mieux l'utilité depuis qu'on
était obligé de s'en passer. L'opposition libérale alla donc en gran-
dissant, les libéraux les plus ardens poussèrent même l'oubli du
péril passé jusqu'à s'allier avec les révolutionnaires pour renverser
l'empire; d'autres essayèrent au contraire de le convertir, et ils
purent croire un moment qu'ils avaient réussi. L'empire consentit
à faire l'expérience de la liberté; mais cette expérience, eût-elle
été parfaitement sincère, pouvait- elle tourner à bien? Un gouver-
nement fondé exclusivement sur la souveraineté du nombre pou-
vait-il donner la liberté sans sacrifier la sécurité? En accordant la
liberté électorale, la liberté parlementaire, la liberté de la presse
et des réunions publiques, l'empire abdiquait en faveur de cette
dangereuse souveraineté, il lui abandonnait de nouveau les inté-
rêts conservateurs, et il s'exposait ainsi à être abandonné par eux.
Avait-il du moins quelque espoir de se concilier en échange l'op-
position libérale et révolutionnaire? Non; celle-ci était irréconci-
liable, elle le lui avait signifié, et le lui prouvait d'ailleurs chaque
jour en se servant de toutes les libertés qu'il concédait pour le dé-
molir. L'empire se perdait donc, ou, pour mieux dire, précipitait
sa perte, devenue inévitable, en tentant une expérience incompa-
tible avec son principe. Il s'en aperçut trop tard; il essaya alors du
hkS REVUE DES DEUX MONDES.
suprême dérivatif de la guerre. Seulement il fallait que la guerre
fût heureuse, et pouvait-elle l'être, entreprise par un gouverne-
ment qui pendant près de vingt ans avait « manqué de contrôle? »
Le navire rongé par les tarets, qui portait à la dérive César et sa
fortune, ne devait-il pas infailliblement périr dans cette bour-
rasque? Et plût au ciel qu'elle n'eût englouti que César!
III.
Résumons maintenant les données du problème politique auquel
nous venons d'appliquer la méthode expérimentale. La première
question que l'on doive se poser en suivant une telle méthode est
celle-ci : à quels besoins des nations les gouvernemens doivent-ils
pourvoir? Ces besoins varient selon les époques; mais le premier a
été de tout temps le besoin de sécurité extérieure, et il ne semble
pas malheureusement que les progrès de la civilisation aient rendu
en ce point la tâche des gouvernemens plus facile, au contraire!
Entre des nations de plus en plus rapprochées et dont les rapports
de toute sorte deviennent chaque jour plus fréquens, les occasions
de conilits sont aussi plus nombreuses. Ces conflits, il faut savoir
les éviter ou les résoudre à l'amiable, et, si une solution pacifique
n'est pas possible, il faut être en mesure de les vider par la force.
Voilà ce que demande la sécurité extérieure. Le besoin de sécurité
intérieure et le besoin de liberté ne viennent qu'après; on pourrait
soutenir même qu'ils en découlent. Une nation au sein de laquelle
la propriété ne serait point sûrement garantie, dont l'activité ne
pourrait prendre tout son essor faute de liberté, serait-elle en état
de soutenir longtemps, soit dans la paix, soit dans la guerre, la
concurrence de ses rivales en possession plus complète de ces élé-
mens de prospérité et de puissance? En tout cas, la sécurité inté-
rieure et extérieure avec la liberté, voilà bien ce qu'on pourrait
appeler les besoins nationaux de première nécessité.
A quelles conditions un gouvernement peut-il y pourvoir d'une
manière suffisante? Ces conditions sont aussi de plusieurs sortes;
elles n'ont rien d'arbitraire, et elles veulent impérieusement être
remplies. La première est la spécialité et la stabilité des fonctions
gouvernementales. La politique, l'administration, la justice et la
guerre sont des arts qui exigent l'application continue de facultés
d'un ordre élevé, façonnées par une éducation professionnelle, ai-
dées par la tradition, qui n'est que l'expérience accumulée. De là
la nécessité de la formation d'une classe adonnée particulièrement
aux affaires et aux fonctions publiques, et jouissant d'une sécurité
LA QUESTION CONSTITUTIONNELLE. àà9
de possession analogue à celle de la classe agricole ou industrielle
par exemple, c'est-à-dire à l'abri du risque d'être brusquement
expulsée de ses positions par quelque nouvelle couche sociale, dont
la nation ait à payer les frais d'a[)prentissage. Dans ce cas seu-
lement, un gouvernement peut soutenir, en ce qui le concerne,
l'eiïort de la concurrence internationale, qui s'exerce par la poli-
tique et la guerre aussi bien que par l'industrie. De même la sécu-
rité intérieure ne peut être préservée qu'à une condition : c'est que
le gouvernement ne soit point exposé, par un vice organique,
à passer entre les mains d'une classe hostile à la propriété. Enfin
la liberté ne peut être assurée qu'à cette autre condition, que le
gouvernement ne soit point le monopole exclusif d'une classe quel-
conque.
Ces conditions nécessaires, les gouvernemeus qui se sont succédé
en France depuis un demi-siècle ne les ont qu'imparfaitement rem-
plies, et ils ont péri pour y avoir manqué. Toutefois ils en ont ap-
proché plus ou moins, et leur durée a été d'autant plus longue
qu'ils en ont approché davantage. C'est sans contredit la monar-
chie constitutionnelle qui en a été le plus près, c'est elle qui a le
plus complètement procuré à la France, au prix des moindres sa-
crifices, les biens précieux qu'une nation demande à son gouverne-
ment; c'est elle aussi qui a vécu le plus longtemps : elle n'a pas
duré moins de trentre-quatre ans, tandis que l'empire n'a eu que
dix-neuf ans d'existence, et la république de 18/i8 moins de trois
ans. A quoi donc convient-il d'attribuer cette supériorité incontes-
table de la monarchie constitutionnelle? Est-ce, comme on le croit
encore généralement, à l'institution de la monarchie héréditaire?
S'il en était ainsi, si l'hérédité, maintenue par une exception uni-
que pour la première fonction de l'état, avait la vertu d'augmen-
ter l'aptitude du gouvernement à remplir sa mission, il faudrait
bien en passer par là et accepter cette anomalie nécessaire : il fau-
drait renoncer pour toujours à la république, et revenir d'une ma-
nière définitive à la monarchie constitutionnelle ; mais l'hérédité
monarchique a-t-elle cette vertu? Est-ce bien grâce à elle que le
régime constitutionnel a subsisté en France de 181/i à I8Z18? Sup-
posons que Louis XVIII eût octroyé le suffrage universel avec la
liberté électorale, ou que Louis-Philippe l'eût établi, combien de
temps la monarchie constitutionnelle aurait-elle duré? \urait-elle
pu vivre à moins de se transformer en une dictature analogue à la
dictature impériale? Au risque de sembler commettre un paradoxe,
ne peut-on pas affirmer, en se fondant sur l'expérience, que l'héré-
dité monarchique n'a été qu'une pièce secondaire dans le méca-
nisme constitutionnel? Ne pourrait-on pas soutenir même qu'elle lui
TOME cm. — 1873. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
a nui, et qu'elle a contribué à en abréger la durée? N'est-ce pas un
coup d'état tenté par le roi Charles X qui a déterminé la chute de
la monarchie de la restauration, et la politique personnelle du roi
Louis-Philippe dans l'affaire des mariages espagnols, par exemple,
a-t-elîe contribué à consolider la monarchie de juillet? Non; la
pièce principale de la monarchie constitutionnelle, celle qui a main-
tenu son existence pendant trente-quatre ans, ce n'est pas la royauté
héréditaire, c'est, osons le dire, le « pays légal » malgré ce qu'il
avait de défectueux et d'exclusif.
L'institution du pays légal assurait en effet la sécurité de posses-
sion de la classe dirigeante, tout en sauvegardant la propriété. Si
les changemens de ministère modifiaient trop fréquemment peut-
être la direction politique du pays, ces changemens ne compromet-
taient point la situation de la généralité du personnel des fonctions
publiques. La masse des fonctionnaires n'en était pas atteinte, ni
les administrateurs ni les administrés n'avaient à redouter ce rem-
placement radical d'un personnel par un autre dont les États-
Unis, nous offjent le spectacle, et qui serait en France, sous le
régime du suffrage universel, la conséquence inévitable de l'avé-
nement d'une nouvelle couche sociale. D'un autre côté, l'institu-
tion du pays légal, en concentrant la puissance politique entre les
mains des propriétaires, assurait entièrement la propriété contre le
risque d'une « liquidation sociale. » Malheureusement elle ne ga-
rantissait pas au même degré la liberté, et elle périt, comme tout
monopole, faute de contre-poids. Par un mouvement naturel de
réaction, la révolution de février alla d'un extrême à l'autre : la
monarchie constitutionnelle avait exclu du « pays légal » la grande
majorité de la nation, la république l'y fit entrer tout entière. Aussi-
tôt apparut ce double risque inhérent à la souveraineté du nombre :
risque de dôpossession pour le personnel dirigeant, risque de con-
fiscation pour la propriété, engendrant par une autre réaction en
sens inverse le recours à la dictature.
On voit en définitive par l'expérience de ces cinquante dernières
années que les garanties nécessaires à la sécurité publique n'ont
existé en France à dose suffisante que sous le régime du « pays lé-
gal » ou sous celui de la dictature. Entre ces deux régimes, le choix
ne saurait évidemment être douteux. Le problème à résoudre pour
rendre la république acceptable et par conséquent viable consis-
terait donc à y introduire l'institution du pays légal avec le contre-
poids qui lui manquait sous la monarchie constitutionnelle. Ce pro-
blème, dont on aperçoit toute l'importance, se lie de la façon la
plus intime, il est à peine besoin de le faire remarquer, à la question
des deux chambres. Il n'a pas été résolu par la constitution de
LA QUESTION CONSTITUTIONNELLE, ^51
18/18, et on peut aiïinTier qu'il est insoluble dans le système d'une
chambre unique. Supposons que la constitution future concentre, à
l'exemple de la constitution de I8/18, le pouvoir législatif dans une
seule assemblée issue de la souveraineté du nombre, quel que soit
d'ailleurs le mode de nomination du pouvoir exécutif, qu'il soit
élu par les électeurs ou par l'assemblée, autrement dit qu'il soit
le produit du suffrage universel direct ou à deux degrés, cette con-
stitution ne couvrira suffisamment ni les intérêts de la classe diri-
geante, ni ceux de la propriété, et la république de 1871 aboutira
fatalement comme ses deux aînées à la dictature.
Supposons au contraire deux chambres ayant une origine et des
attributions différentes, — l'une issue du suffrage restreint, investie
du droit de choisir le chef du pouvoir exécutif, et ayant même,
comme le sénat américain, une participation directe au gouverne-
ment, — l'autre issue du suffrage universel et investie, comme re-
présentant l'universalité des contribuables, du droit de consentir
l'impôt, par conséquent aussi d'examiner et de voter en dernier
ressort le budget; supposons encore qu'aucune disposition nou-
velle ne puisse être introduite dans la législation que du consente-
ment des trois pouvoirs, cette constitution ne renfermera-t-elle pas
les garanties nécessaires de sécurité et de liberté dont une nation
ne peut plus aujourd'hui se passer? En admettant que la première
chambre soit élue par une classe censitaire représentant, comme
celle de la monarchie de juillet, la grande et la moyenne propriété
et comprenant la grande majorité des familles vouées à la poli-
tique, à l'administration, à la magistrature et aux autres services
publics, il est bien clair qu'une chambre issue de cette classe con-
servatrice par excellence se garderait de confier à un état-major
démagogique et socialiste le gouvernement du pays. Elle serait la
forteresse des intérêts conservateurs ; cependant, tout en leur as-
surant la sécurité qui leur est indispensable, elle ne pourrait leur
attribuer le monopole illimité dont ils étaient pourvus sous la mo-
narchie constitutionnelle. Le contre-poids nécessaire de ce mono-
pole se trouverait dans la seconde chambre, tenant, comme la
chambre des communes en Angleterre, les cordons de la bourse, et
ayant d'ailleurs sa part dans le pouvoir législatif. La sécurité des pe-
tits intérêts serait ainsi garantie comme celle des grands. En outre
cette organisation constitutionnelle n'assurerait-elle point, cette fois
d'une manière stable et régulière, les libertés nécessaires? Si le
gouvernement était, par la constitution de la première chambre,
établi irrévocablement dans cette région supérieure et moyenne de
la nation où se trouve concentrée la capacité politique, où d'une
autre part on trouve aussi réunies les garanties les plus complètes
JS52 REVUE DES DEUX MONDES.
de la propriété, si l'on ne pouvait plus craindre en conséquence que
« la souveraineté du nombre » fît tomber quelque jour le gouverne-
ment entre les mains d'une classe politiquement et socialement
dangereuse, aussitôt les libertés politiques, la liberté électorale, la
liberté parlementaire, la liberté de la presse, des associations et
des réunions, perdraient tout caractère de « nuisance » pour n'être
plus que d'utiles instrumens de contrôle et de réforme. Désormais
à l'abri de leurs erreurs et de leurs excès, les intérêts dont elles
ont jusqu'à présent menacé la sécurité ne seraient plus dans la né-
cessité de se protéger contre elles par la dictature ou l'état de
siège. Il resterait sans doute toujours aux ennemis de l'ordre social
la ressource de recourir aux moyens révolutionnaires; mais un gou-
vernement, solidement fixé dans la classe qui réunit au plus haut
degré la richesse et la capacité politique, préservé d'un autre côté
des abus et de la corruption du monopole par l'intervention et
le contrôle de la masse de la nation représentée dans la seconde
chambre et pourvue des libertés nécessaires, ce gouvernement à la
fois conservateur et libéral ne pourrait-il pas mieux qu'une dicta-
ture ou une monarchie appuyée exclusivement sur un pays légal de
censitaires défier les tentatives révolutionnaires, surtout s'il évitait
prudemment de placer son siège au foyer même des révolutions ?
On prétend à la vérité qu'une chambre haute, émanée du suiîrage
restreint, demeurerait sans autorité en présence d'une seconde
chambre nommée par le suffrage universel, on soutient même
d'une manière générale que les chambres hautes, à l'exception
de la chambre des lords et du sénat américain, jouent aujourd'hui
un rôle fort secondaire, et qu'on pourrait à la rigueur les suppri-
mer comme des rouages inutiles; mais est-il besoin de faire re-
marquer que l'autorité d'une chambre dépend avant tout de l'im-
portance des intérêts qu'elle représente et de l'étendue de ses
prérogatives, quels que soient d'ailleurs son mode de formation et
le rang qui lui est assigné? Si, comme le sénat belge, elle représente
le même corps électoral que la seconde chambre, et si elle est char-
gée de la même besogne, pourra-t-elle être autre chose qu'une
doublure? Si elle est nommée par un roi ou un empereur, comme la
chambre des pairs de la monarchie de juillet ou le sénat de l'em-
pire, et ne représente par suite que l'intérêt dynastique, aura-
t-elle dans le pays d'autres racines que celles de la dynastie elle-
même? De plus, comme elle lui empruntera toute sa force, elle ne
pourra évidemment lui en prêter aucune, elle sera une non-valeur
politique. Si au contraire, comme la chambre des lords, elle est la
représentation d'une classe puissante par la richesse et l'influence
unies à la capacité politique, elle sera puissante et influente, quand
LA QUESTION CONSTITUTIONNELLE. 453
même elle ne proviendrait point de l'élection, et se trouverait en
présence d'une chambre élective. Or une première chambre qui
représenterait en France l'ancien pays légal de la monarchie de
juillet, et qui aurait de plus la nomination du chef du gouverne-
ment au nombre de ses prérogatives, ne jouirait-elle pas, à ce double
titre, d'une autorité supérieure à celle de la chambre des lords?
Dira-t-on qu'une institution de ce genre est incompatible avec
les principes de la démocratie moderne, et qu'il faut à la France de
89 non point une république aristocratique ou bourgeoise, mais une
république démocratique, quelques-uns ajouteront même sociale?
Cette objection serait fondée peut-être, s'il s'agissait de donner pour
base unique au futur établissement constitutionnel un pays légal
composé de censitaires; en ce cas, la république aurait bien en effet
un caractère aristocratique ou bourgeois, et il y a quelque appa-
rence aussi que la masse de la nation exclue du pays légal ne tar-
derait guère à se soulever de nouveau contre ce monopole politique
reconstitué sous une enseigne républicaine; mais une république qui,
mettant à profit tant et de si coûteuses expériences, s'appliquerait
à remettre le pouvoir aux plus capables et à préserver la propriété
de toute atteinte, en accordant néanmoins aux plus obscurs citoyens
leur part légitime d'influence dans la gestion des affaires publiques,
serait-elle incompatible avec les principes de la démocratie? Ne se-
rait-elle pas au contraire la meilleure sauvegarde contre toute es-
pèce de domination tyrannique, à commencer par celle du nombre,
la plus insupportable, car elle est la moins éclairée? D'ailleurs il
faut que les démocrates en prennent leur parti : la république ne
pourra s'établir définitivement en France, elle ne défiera les com-
pétitions monarchiques qu'à la condition de mieux garantir que la
monarchie ne pourrait le faire la sécurité avec la liberté. Voilà le
but que tous les républicains de bon sens doivent se proposer au-
jourd'hui, et ce but ne pourra être atteint que par une « république
tempérée. »
G. DE MOLINARI.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 janvier 1873,
L'année qui commence, qui compte quelques jours à peine, sera-t-elle
bienfaisante et propice? sera-t-elle pour notre pays éprouvé l'année de
la délivrance, des réparations nécessaires, de l'activité patiente, régu-
lière et féconde dans la sécurité reconquise? Verra-t-elle renaître, au lieu
des contentions passionnées et stériles, les émulations généreuses de
toutes les bonnes volontés animées avant tout du patriotique désir de
relever la puissance et l'honneur de la France? C'est le secret de l'ave-
nir de demain, de cet avenir qui devient à chaque instant le passé.
Toujours est-il que cette année nouvelle a eu du moins la fortune de
faire son entrée dans le monde honnêtement, modestement, sans bruit,
sans agitations et sans orages. On n'a pas célébré sa naissance avec
pompe dans les régions officielles comme aux temps où les cortèges défi-
laient aux Tuileries. Il n'y a pas eu même le plus petit discours aux
réceptions de Versailles. Tout s'est passé avec simplicité, sans cérémonie,
et en définitive rien n'est venu troubler ces premiers jours d'une année
dont l'histoire ressemble jusqu'ici à celle des peuples heureux qui ont
la bonne chance de ne pas faire parler d'eux. On dirait qu'un peu de
ce souffle favorable qui est dans l'air et qui émousse les rigueurs ordi-
naires de la saison est passé dans les esprits. La politique est comme
la température, elle s'est adoucie tout à coup après les violentes bour-
rasques de la fin de l'autre année. Lorsque l'assemblée se réunissait il
y a deux mois, on ne parlait que de guerre, de gouvernement de com-
bat, de crises inévitables; on semblait marcher au milieu de toutes les
passions prêtes à prendre feu. L'assemblée vient de se retrouver de
nouveau à Versailles après quelques jours de vacances, elle a repris son
œuvre avec le plus grand calme et de l'humeur la plus tranquille,
comme si elle avait oublié pour le moment tout ce qui l'a émue et
troublée il y a quelque temps.
REVUE. — CHRONIQUE. A55
Du déchaînement bruyant des partis, de cette agitation plus apparente
que réelle pour la dissolution immédiate de l'assemblée, de ces conflits
menaçans entre les fractions conservatrices de la chambre et le gouver-
nement, que reste-t-il aujourd'hui? Assurément tout n'est pas fini,
toutes les difficultés ne sont pas résolues, tous les orages ne sont pas
dissipés, ils renaîtront peut-être encore, d'autres querelles qu'on ne
prévoit pas pourront s'élever. En attendant, on est revenu au calme et
à la trêve par une appréciation plus juste des choses. Le discours de
M. Dufaure, appuyé par une certaine vigilance administrative, a jeté la
confusion dans le camp dissolutioniste; les divergences qui pouvaient
se manifester dans la commission des trente et aboutir à des déchire-
mens nouveaux, ces divergences ont diminué au lieu de s'accentuer.
Tout était à la guerre il y a six semaines, tout est maintenant à la con-
ciliation et à la paix. On a bientôt compris qu'on s'était laissé emporter
un peu loin par la passion de combat, que le meilleur moyen d'inspirer
de la confiance au pays était de rester maître de soi-même, et le plus
clair résultat des dernières crises a été de montrer que toutes les réso-
lutions extrêmes ne conduisaient qu'à des impossibilités, qu'on ne pou-
vait se passer les uns des autres , qu'il y avait entre la majorité de
l'assemblée et le gouvernement un lien indissoluble formé, imposé par
un patriotisme supérieur. La réflexion, la vue du péril, la pression des
circonstances et de l'opinion universelle, ont ravivé le sentiment des
transactions nécessaires, et c'est ainsi que l'assemblée, un instant si
agitée le mois dernier, a pu reprendre l'autre jour ses travaux dans des
conditions d'apaisement qui sont la plus heureuse inauguration d'une
année nouvelle.
Puisque le sentiment de la nécessité supérieure des choses a vaincu
l'esprit de parti dans ces luttes passées, puisque la paix des pouvoirs
publics a retrouvé les garanties que lui avaient fait perdre momentané-
ment les susceptibilités, les malentendus et les défiances, l'essentiel
maintenant est de tirer quelque avantage de cette victoire du bon sens,
d'affermir autant que possible le terrain reconquis par une juste et pré-
voyante modération. Il ne suffit pas de se reposer dans la satisfaction
d'avoir échappé à une crise qui pouvait être des plus péiilleuses, il fau-
drait encore, si on le pouvait, se prémunir d'avance contre les crises
qui pourraient renaître, écarter le danger de conflits incessans entre les
pouvoirs. C'est surtout aujourd'hui l'œuvre de cette commission des
trente, qui au milieu des dernières agitations parlementaires a été en
quelque sorte chargée de liquider ces tristes querelles et de créer des
conditions nouvelles en donnant une certaine cohérence, une certaine
fixité à une situation qui sera tout ce qu'on voudra, définitive ou provi-
soire, qui dans tous les cas doit être adaptée aux premières nécessités'
de l'existence nationale. Où en est-elle de ses travaux, cette commission
A56 REVUE DES DEUX MONDES.
chargée d'étudier un problème d'autant plus difficile à résoudre qu'on
se donne beaucoup de mal pour éviter de le regarder en face? Oii en sont
les sous-commissions qui ont été nommées pour examiner de plus près
toutes ces questions plus ou moins constitutionnelles, la formation d'une
seconde chambre, les attributions des pouvoirs publics, les rapports de
M. le président de la république et de l'assemblée, la responsabilité mi-
nistérielle? Tout ce qu'on peut dire pour le moment, c'est que ces sous-
commissions n'ont point interrompu leur travail même pendant les va-
cances, c'est qu'elles ont eu plusieurs fois des conférences, soit avec
M, le président de la république, soit avec M. le garde des sceaux, et
qu'en fin de compte cet examen en commun semble avoir conduit à un
rapprochement de vues et d'opinions sur quelques-uns des points essen-
tiels. On était parti d'une divergence presque complète, d'une sorte
d'antagonisme avoué, constaté par le vote du 29 novembre; on est ar-
rivé, à ce qu'il paraît, à une certaine entente préparée et singulièrement
facilitée sans doute par la discussion du 1/j décembre sur la dissolution,
par le discours de M. Dufaure. Cette entente serait même assez mar-
quée, s'il est vrai que d'un côté on ne contesterait plus à M. Thiers le
droit d'intervenir dans les débats parlementaires, et que M. Thiers à son
tour ne refuserait pas de laisser réglementer ce droit d'intervention par
la parole et par l'éloquence. C'est là, on le sait, un des points les plus
délicats.
A bien dire, le danger, l'écueil dans toutes les combinaisons qui ont
été mises en avant, et elles sont certes assez nombreuses, le danger est
dans cet effort raffiné et subtil auquel on semble se livrer pour éluder
les difficultés, pour faire un peu de définitif sans sortir du provisoire ou
pour couvrir le provisoire d'une légère apparence de définitif, pour trou-
ver en un mot un modus vivendi qui ne décide rien et ne compromette
rien. M. Thiers disait spirituellement au début de ces conférences de la
commission des trente qu'on cherchait à Rome ce modus vivendi sans le
trouver, mais qu'il ne fallait pas se décourager, qu'on le découvrirait
peut-être à Versailles. Le meilleur moyen de le trouver est de ne pas trop
se perdre dans des raffinemens de casuistique constitutionnelle ou dans
les subterfuges de l'esprit de parti, d'aller simplement, résolument, à
la réalité des choses. Quelle est aujourd'hui cette réalité des choses? On
le sait, on le voit tous les jours. Il y a une assemblée qu'on veut juste-
ment maintenir dans ses droits, dans sa prépondérance de pouvoir sou-
verain ; il y a un gouvernement qui n'est au premier abord que le man-
dataire de l'assemblée, mais qui, lui aussi, a jusqu'à un certain point sa
vie propre par son origine morale, par l'autorité des services qu'il a
rendus, par l'ascendant et la popularité de l'homme qui le personnifie ;
il y a enfin une république qu'on peut n'accepter que par raison, si l'on
Vâut, qui existe néanmoins, qu'on ne peut même pas remplacer, qu'on
REVUE. — CHRONIQUE. àb7
ne peut pas refuser non plus de doter des conditions de se'curité sociale
et politique inhérentes à un régime régulier. Il s'agit de combiner ces
éléinens divers, de faire marcher d'intelligence ces deux pouvoirs que
la prudence la plus vulgaire défend de séparer, et de les concilier sur
le terrain de cette république dont M. Thiers a dit qu'elle resterait con-
servatrice, ou qu'elle ne serait pas.
Le problème n'est point facile à résoudre sans doute. Les complica-
tions se multiplient aussitôt qu'on aborde les solutions pratiques, dès
qu'on touche à cette création d'une seconde chambre en présence d'une
assemblée souveraine, dès qu'on veut définir et régler les attributions,
les rapports des pouvoirs qui existent aujourd'hui. Les antagonismes
mêmes qui se sont produits, les incidens qui se sont succédé, ajoutent
aux difficultés; tout cela est possible, nous en convenons; Au-dessus de
toutes les questions secondaires, il y a cependant une question supé-
rieure qu'un des membres les plus éclairés de l'assemblée, M. Henri
Germain, précisait récemment avec une singulière netteté. Au-dessus de
tous les détails d'exécution, il y a cette nécessiié souveraine, dominante,
de ne pas rester indéfiniment à la merci des conflits, des chocs et des
aventures, de ne pas maintenir une incohérence ruineuse pour le pré-
sent en vue d'un avenir incertain et insaisissable. De toute façon, puis-
qu'on a mis la main à l'œuvre aujourd'hui, on ne peut plus s'arrêter,
il faut aller jusqu'au bout. Reculer devant un tel problème serait désor-
mais le plus triste aveu d'impuissance, et le parti conservateur français
est le premier intéressé à préparer, à créer une organisation publique
devenue nécessaire, précisément parce qu'il a la légitime ambition d'of-
frir plus que tout autre au pays les garanties de sécurité, de fixité dont
il a besoin maintenant plus que jamais. M. Germain le dit avec bon sens :
« Serait-il prudent que l'assemblée se séparât sans avoir créé les or-
ganes essentiels d'un régime régulier?.. Ne vaut-il pas mieux que notre
régime politique ait été défini avant les élections prochaines? Le parti
conservateur n'a-t-il pas le plus grand intérêt à trancher cette question,
afin de ne pas engager la lutte électorale sur la forme du gouverne-
ment?.. » Qu'arriverait-il, si par une sorte d'abandon sans prévoyance
on se laissait aller au courant des choses sans rien préparer, sans rien
créer, ou si l'on attendait le dernier moment pour faire une sorte de
constitution testamentaire? On se présenterait aux élections avec des
forces divisées et indécises, avec des résolutions sans autorité sur l'opi-
nion, avec ce dangereux relief d'une assemblée qui aurait manqué de
confiance et d'initiative, qui aurait laissé échapper l'occasion la plus fa-
vorable pour accomplir un grand acte politique. Eût-on été en mesure de
se servir du [louvoir, de changer quelques administrateurs, le pays n'ar-
riverait pas moins au scrutin plein de perplexités, exposé à d'irréparables
méprises. On n'aurait fait ni les affaires de la France, ni les affaires du
hbS REVUE DES DEUX MONDES.
parti conservateur lui-même, on aurait peut-être frayé le chemin à l'a-
narchie ou à la dictature, — à la dictature à travers l'anarchie. Ce sont
là justement les considérations qui rehaussent le rôle et les devoirs de
la commission des trente au moment où elle va se prononcer sur les
questions aussi délicates que complexes qu'elle a été chargée d'étudier
et de résoudre.
L'erreur ou le malheur de certaines fractions conservatrices de l'as-
semblée a été de se méprendre assez gravement sur notre situation, de
méconnaître la seule politique possible aujourd'hui pour la France, en
paraissant engager une lutte de susceptibilités, d'arrière-pensées, ou
même de principes si l'on veut, contre le gouvernement, lorsqu'il s'a-
gissait bien plutôt de s'entendre avec lui pour trancher des questions de
l'intérêt le plus immédiat et le plus pressant. Que les esprits extrêmes
de la droite poussent jusqu'au bout cette guerre au nom de la légitimité
qu'ils croient servir, rien de plus simple : ce sont les radicaux de la
royauté; c'est l'éternel penchant des radicaux de la droite ou de la
gauche de tout sacrifier à une idée fixe, à un intérêt de parti. Les es-
prits plus réfléchis et plus modérés ont bientôt senti qu'ils s'engageaient
dans une voie sans issue. Ils se trompaient en effet, et, s'ils n'ont pas
été suivis dans leur campagne, c'est qu'ils se laissaient entraîner à une
politique qui ne répondait ni à l'instinct du pays, ni aux nécessités
publiques, c'est qu'on n'a pas voulu aller, fût-ce en fort bonne com-
pagnie, à une périlleuse aventure. Ils s'affaiblissaient ainsi eux-mêmes
aux yeux de la nation, ils compromettaient leur autorité de politiques
et de sages le jour où ils semblaient cesser d'être les conseillers sym-
pathiques, les appuis du gouvernement, pour prendre l'apparence d'en-
nemis décidés à marcher sur lui, à le subjuguer, à le réduire à merci
ou à l'abattre, au risque de donner le signal de nouvelles crises, pour
lesquelles, il faut l'avouer, le public a peu de goût. Chose curieuse
et qui s'est vue plus d'une fois depuis un an, on a poursuivi, harcelé
le gouvernement sur des points où il avait raison de résister, dans
des occasions où en se défendant il sauvegardait l'intérêt du pays, les
dernières garanties qui nous restent, et on lui a cédé là où il n'avait
pas toujours raison. Ou l'a quelquefois entouré de susceptibilités et de
méfiances pour des choses presque puériles ou dangereuses, et on l'a
laissé libre lorsqu'on aurait pu lui rendre service à lui-même en s'effor-
çant de l'arrêter ou de le stimuler sans le blesser. Là est le faux cal-
cul. Les hommes éclairés des fractions conservatrices auraient pu et
pourraient encore exercer bien plus utilement leur influence, si, au lieu
d'avoir toujours l'air de mettre en doute l'existence du gouvernement
et de lui disputer son avenir, ils mettaient de côté toutes ces discus-
sions vaines et irritantes sur le caractère définitif ou provisoire de la ré-
publique, pour s'attacher à ce qui intéresse le plus essentiellement le
REVUE. — CHRONIQUE. A59
pays. Qu'on s'inquiète un peu moins du superflu et qu'on s'occupe de
ce qu'il y a de plus sérieux, de ce qu'on peut appeler d'abord les insti-
tutions élémentaires de tout régime régulier, des grandes mesures réor-
ganisatrices, des lois de reconstitution sociale, de toutes ces questions
qui disparaissent trop souvent dans le tumulte des passions des partis
et des conflits de pouvoirs ou d'influences.
Ces questions, elles sont certes assez nombreuses, elles touchent à
notre état militaire, aux finances, à l'instruction publique. Tout cela se
presse sous nos yeux. On a fait l'an dernier une loi sur le recrutement;
mais ce n'est là en quelque sorte que la base. Il reste à s'occuper de la
vraie reconstitution militaire, de la réorganisation de l'armée active,
de l'armée territoriale. Où est la loi qui doit donner satisfaction à cet
intérêt souverain? À-t-elle été préparée par la commission parlementaire
qui travaille depuis plus d'un an? Doit-elle sortir des délibérations du
conseil supérieur de la guerre qui se réunit sous la direction de M. le
président de la république lui-même? Est-on arrivé à un résultat après
des études si mûrement poursuivies? Assurément personne ne peut con-
tester ce qui a été fait depuis le fatal dénoûment de la dernière guerre
pour remettre sur pied notre puissance militaire, pour relever notre ar-
mée; malheureusement il est bien clair qu'il y a encore beaucoup à
faire pour rendre la sève de la vie, la confiance, l'ordre, la discipline,
à ce grand corps militaire qui se ressent des désastres d'où il est sorti
mutilé, et la loi qui fixerait toutes les incertitudes, qui réglerait défini-
tivement l'organisation nouvelle en disant à l'armée ce qu'elle doit être,
aiderait sans nul doute à cette œuvre réparatrice. Et les finances ! On a
discuté le budget, nous en convenons ; on a voté l'an dernier toute sorte
d'impôts pour créer des ressources proportionnées aux immenses chargés
qui pèsent sur nous; mais voilà justement la difficulté. La question
financière est-elle résolue par le système qui a été suivi? Les impôts
ont-ils produit ce qu'on attendait? Suffiront-ils pour faire face à toutes
les nécessités, pour maintenir un certain équilibre aussi nécessaire que
difficile à réaliser? C'est au moins le sujet du doute le plus sérieux; la
vérité est que les impôts nouveaux n'ont pas produit ce qu'on croyait
pouvoir espérer. Il y a un ralentissement sensible sur les douanes, sur
les postes, sur les contributions indirectes, et nous ne parlons pas, bien
entendu, de l'impôt sur les matières premières, qui pour l'instant repré-
sente bien moins une ressource réelle qu'un chiffre nominal. Bref, tout
bien compté, le déficit de l'année écoulée s'élève à plus de 150 mil-
lions. C'est déjà fort grave, on en conviendra, pour la première expé-
rience d'un système financier.
Peut-on du moins avoir plus de confiance pour l'avenir et se figurer
que les recettes publiques reprendront leur élan? L'année 1873 sera-
t-elle plus heureuse que l'année 1872? Nous voulons le croire, une cer-
hQO REVUE DES DEUX MONDES.
taine amélioration est possible. Il ne faut pas cependant se faire illusion,
parce que le déficit tient à la nature des choses bien plus qu'à uae cir-
constance accidentelle. Il y a en effet une limite d'aggravation au-delà
de laquelle les impôts ne peuvent plus donner ce qu'on leur demande,
ils sont en quelque sorte au bout de leur force de production. C'est ce
qui est arrivé. On a cru Fan dernier que le meilleur moyen, le moins
dur pour le pays, était de procéder par des surtaxes ajout-ées aux im-
pôts existans déjà, par des monopoles comme celui des allumettes, par
des combinaisons fiscales formant une maille étroite et serrée. On n'a
pas voulu admettre que ces moyens, bons peut-être dans des circon-
stances ordinaires où ils auraient pu être employés avec mesure, étaient
complètement insuffisans dans la situation la plus extraordinaire qui ait
été infligée à un peuple, et que, pour épargner au pays un sacrifice con-
sidérable, mais temporaire, on allait faire peser sur lui une charge per-
manente, d'autant plus fatigante qu'elle se présente à toute heure et sous
toutes les formes. On voit ce qui en résulte. Le pays ne sent pas moins
le fardeau qui lui a été imposé, et les impôts, poussés au point où ils
n'ont plus toute leur élasticité productive, n'assurent plus toutes les res-
sources dont on aurait besoin. Tous les calculs sont déjoués, de telle
sorte qu'on se retrouve en présence d'un problème qu'on croyait avoir
résolu. 11 faudra peut-être revenir sur ce qu'on a fait, recourir à des
moyens nouveaux. Tout dépend de ce qui va se produire dans le mouve-
ment du revenu public entre la discussion récente du budget de 1873
et la discussion qui s'ouvrira bientôt sans doute sur le budget de 187Zi.
Ce sont là des questions faites pour attirer, pour intéresser les esprits
prévoyans, pour ramener notre politique dans une sphère où il n'y a
place que pour des contradictions sincères, loyales, utiles, fructueuses,
que le gouvernement lui-même ne pourrait songer à décliner, puisqu'il
y trouverait une garantie, une force de plus dans l'œuvre laborieuse
qu'il poursuit avec l'assemblée.
Qu'on remarque un instant le profit qu'il y a pour tout le monde à
rester, à revenir sur ce terrain des discussions sérieuses. Depuis quel-
ques jours, un débat des plus intéressans est engagé devant l'assemblée
11 y a eu, il est vrai, entre un député de la droite et M. Gauibetla un de
ces conflits de paroles que le président est obligé de dénouer par un
rappel à l'ordre, et qui prouvent qu'il est toujours plus facile d'échan-
ger des interpellations violentes que de porter son contingent de lu-
mières dans l'examen des affaires du pays. A part cette bourrasque d'un
instant, la discussion est digne de la question dont l'assemblée est oc-
cupée. Il s'agit de la reconstitution du conseil supérieur de l'instruction
publique, qui a disparu dans les dernières tempêtes. C'est une loi non-
seulement conservatrice, mais libérale, puisqu'elle a pour objet de pla-
cer au sommet de l'enseignement public un pouvoir de surveillance élu,
REVUE. — CHRONIQUE. llQi
une sorte de gouvernement moral réunissant toutes les forces vives du
pays, des représentans du clergé, de F Université, de la magistrature,
de l'armée, de l'industrie. Le parti radical, selon son habitude, a dé-
fendu la doctrine de l'autocratie de l'état sur l'enseignement. La loi
nouvelle, extension de la loi de 1850, œuvre de conciliation et de libé-
ralisme, a été soutenue par des conservateurs et des libéraux ds tous
les rangs et de toutes les nuances, depuis M. Vacherot jusqu'à M. l'é-
vêque d'Orléans. M. le duc de Broglie, comme rapporteur, a surtout
défendu et commenté la loi en discussion dans le langage le plus élevé
et le plus éloquent Quant à M. Jules Simon, il est trop conciliant pour
ne pas s'entendre avec M. le duc de Broglie, avec M. l'évêque d'Orléans,
comme au besoin avec quelques radicaux. Il ne demande pas mieux
que d'être d'accord avec tout le monde, pourvu que tout le monde soit
d'accord avec lui pour le considérer comme un ministre indispensable,
et M. le président de la république ne peut certainement qu'être touché
de cet attachement d'un de ses collaborateurs au poste de douleur oia
il reste enchaîné. Au demeurant, ces discussions sont rassurantes et
utiles. Elles sont bonnes pour le pays dont elles font les affaires, bonnes
pour l'assemblée elle-même, où elles ramènent cet esprit de concilia-
tion, ce sentiment des choses sérieuses qui préviennent ou atténuent
les crises politiques.
Au milieu de ces préoccupations de tous les jours, voici cependant
un événement qui en d'autres temps aurait eu pour notre pays une im-
portance décisive. L'empereur Napoléon III vient de mourir àChislehurst
des suites d'une opération tentée pour prolonger ses jours. Il s'est éteint
presque subitement dans l'exil qu'il s'était fait, qui semblait presque le
dénouaient naturel de cette existence aventureuse, et ce qui n'est peut-
être extraordinaire qu'en apparence, c'est que sa mort a produit plus
d'effet au dehors, en Angleterre, en Italie, qu'en France même. C'est
tout simple : celui qui fut l'empereur était pour les Anglais le négocia-
teur du traité de commerce, pour les Italiens le promoteur de la guerre
de 1859, pour tous un personnage placé un instant au premier rang dans
les affaires du monde. Pour la France, il ne représentait plus que la ca-
tastrophe la plus douloureuse dont notre pays ait été la victime depuis
des siècles. Ce n'est point sans doute le moment de juger cette destinée
étrange, romanesque et fatale. L'empereur Napoléon III est à peine re-
froidi dans son cercueil, et il a été pendant près de vingt ans le souverain
accepté de notre pays. Quand le jour de la vérité viendra, on s'apercevra
peut-être que ce personnage impérial a dû son élévation et sa fortune bien
moins à son habileté et à la puissance de son esprit qu'à son nom d'abord,
puis aux événemens qui l'ont porté, et qu'il n'a pas su même toujours
maîtriser. On l'a pris quelquefois pour un calculateur redoutable, pour
un profond politique. Non, en vérité, il n'était rien de tout cela, il n'avait
Il62 RLVUE DES DEUX MONDES.
ni des idées suivies, ni des vues politiques précises, ni même la force
de travail et d'application nécessaire pour l'immense pouvoir qu'il s'é-
tait attribué. Il s'engageait dans une affaire sans en prévoir les consé-
quences, et il s'arrêtait par lassitude sans savoir ce qui sortirait des
complications qu'il avait créées. Aussi la plupart da ses entreprises res-
tent-elles marquées de ce sceau des choses obscurément conçues et tou-
jours inachevées. C'était un esprit chimérique, rêveur, agité de fantai-
sies conspiratrices même sur le trône et ne sachant trop ce qu'il voulait.
Il n'a paru grand quelquefois que parce qu'il était à la tête de la France.
Les bonapartistes assurent aujourd'hui que l'empereur est mort, mais
que l'empire est vivant. C'est au contraire l'empire qui a été frappé par
les derniers événemens, car enfin il est un souvenir qui revient invinci-
blement à l'esprit. De tous les gouvernemens qui se sont succédé de-
puis quatre-vingts ans, et il y en a eu beaucoup, l'empire seul a eu le
cruel privilège d'attirer sur la France trois invasions. Au moins Napo-
léon I" disparaissait-il en prodiguant encore les éclairs de génie dans
une dernière lutte. Napoléon 111 a disparu sans lustre et sans gloire,
laissant à l'armée les souvenirs d'un malheur immérité, à la France la
cuisante amertume d'une mutilation nationale, avec toutes les difficultés
d'une situation à refaire, d'une politique à retrouver dans des ruines.
Ces difficultés sont partout pour nous aujourd'hui; elles naissent en
grande partie de l'incohérence de cette politique impériale qui n'a su
rien faire, rien achever, et qui nous laisse l'embarras de toutes les con-
tradictions. L'empereur Napoléon III voulait-il jusqu'au bout l'unité de
l'Italie? Voulait-il maintenir le pouvoir temporel du pape? On ne le sait
plus en vérité. Toujours est-il que si cette politique, par la manière in-
consistante et confuse dont elle a été pratiquée , n'a pas eu pour la
France les résultats heureux qu'elle aurait pu avoir, elle a eu au-delà
des Alpes une conséquence indestructible, l'avènement d'une nation
qui a su conquérir sa fortune par sa constance, qui sait aujourd'hui
mériter de la garder par son habile modération. Désormais tout est fini,
l'Italie existe, elle est à Rome comme à Venise, le pouvoir temporel a
disparu, et ce serait une singulière illusion de croire que par de la mal-
veillance, par de la mauvaise humeur ou des taquineries, on peut chan-
ger ce qui est accompli.
Voilà ce qui doit bien entrer dans l'esprit de nos ambassadeurs qui
vont à Rome représenter la France auprès du souverain pontife, rési-
dant au Vatican, en même temps qu'un de nos ministres nous représente
auprès du roi Victor-Emmanuel, qui est au Quirinal. M. de Bourgoings'y
est trompé, il s'est cru le représentant d'une autre politique, et il n'a
fait qu'aggraver son erreur par une démission parfaitement irréfléchie
qui pouvait mettre le gouvernement dans l'embarras, soit vis-à-vis de
l'Italie, soit vis-à-vis des catholiques de l'assemblée, toujours prêts à
REVUE. CHRONIQUE. A63
se jeter sur cette question romaine. Heureusement cet incident est
terminé. M. de Bourgoing en est pour la démission qu'il a bien fait de
donner, puisque c'est ainsi qu'il entendait son rôle. Il est remplacé
par M. de Corcelles, qui a paru hésiter d'abord, et qui n'a évidem-
ment accepté de rester comme ambassadeur auprès du saint-siége que
parce qu'il a cru pouvoir concilier les égards dus au souverain spi-
rituel de l'église et les nécessités de la politique française. Ce qu'il
y aurait de mieux maintenant serait de laisser retomber dans l'oubli
les interpellations qu'on annonçait. Ce serait certainement utile de
toute façon, car enfin à quoi veut-on arriver? Veut-on simplement
garantir la liberté du souverain pontife? Cette liberté, quoi qu'on en
dise, est entière. La France peut môme maintenir dans les eaux ita-
liennes un navire qui reste à la disposition du pape, lorsque le gouver-
nement italien pourrait après tout dire qu'un navire dans ses eaux
équivaut à un régiment sur son territoire. Si l'Italie parlait ainsi, que
pourrait-on répondre? D'un autre côté, croit-on qu'il soit bien utile
de se livrer sans cesse à des récriminations blessantes, de troubler
les rapports d'amitié, de cordialité qui doivent exisler entre l'Italie et la
France? La meilleure politique est celle qui ne parle pas inutilement et
qui sait garder ses amis naturels au lieu de s'aliéner ceux qui n'ont
aucune raison d'être des ennemis.
Depuis que l'année est commencée, l'Allemagne en est à se demander
par tout ce qu'elle a de journaux, et même par ses principaux orateurs
parlementaires, quelle est la vraie signification d'une sorte de crise mi-
nistérielle qui s'est récemment produite à Berlin. Est-ce une crise mi-
nistérielle? C'est là justement la question sur laquelle les commentaires
se succèdent, que toutes les explications des journaux officiels ou semi-
officiels n'ont pas contribué à rendre plus simple, et que les ministres
eux-mêmes, interpellés dans le parlement, n'ont peut-être pas eu le don
d'éclaircir. Toujours est-il que pour ces premières heures de l'année il y
a eu en Prusse un changement assez sérieux, quoiqu'il garde encore un
certain caractère énigmatique. M. de Bismarck, qui a passé ces derniers
mois à Varzin, qui. a laissé le ministre de l'intérieur, le comte Eulen-
bourg, et ses autres collègues se débattre dans une sorte de conflit avec
la chambre des seigneurs à l'occasion de la réforme de l'organisation
provinciale et communale, M. de Bismarck est rentré à Berlin, et après
une entrevue qu'il a eue aussitôt avec l'empereur Guillaume, il a donné
sa démission de président du conseil dans le cabinet prussien; M. de
Bismarck reste, il est vrai, ministre des affaires étrangères de Prusse,
et ne quitte pas bien entendu le poste supérieur de chancelier de l'em-
pire. Le ministre de la guerre, le général de Roon, a reçu d'abord la
délégation de la présidence du conseil à titre provisoire et comme doyen
d'âge; mais bientôt un nouveau rescrit royal ou impérial a fait le gêné-
464 REVUE DES DEUX MONDES.
rai de Rooii président du conseil effectif et définitif du ministère prus-
sien. Ainsi M. de Bismarck, restant toujours chancelier de l'empire
d'Allemagne, se trouve n'être plus que simple ministre dans un cabinet
dont il était, il y a peu de jours encore, le chef presque souverain et
incontesté. C'est là le fait ostensible. Quel en est le caractère politique?
Cette évolution ministérielle est-elle ce qu'on peut appeler un événe-
ment? Est-ce enfin une épreuve inattendue pour l'ascendant de M. de
Bismarck, qui se serait vu obligé de plier momentanément devant des
difficultés extérieures ou intérieures qu'il ne voudrait pas aborder de
front?
C'est ici précisément que commence le conflit des commentaires et des
interprétations. Non, disent les uns, la dernière crise de Berlin n'a au-
cune signification sérieuse, encore moins est-elle un échec pour l'in-
fluence du chancelier. M. de Bismarck a voulu tout simplement alléger
son fardeau, écarter de lui les détails fatigans du gouvernement. Au-
jourd'hui aussi bien qu'hier il reste l'arbitre de la situation. Comuie
chancelier de l'empire, il garde la direction de la politique allemande;
comme ministre des affaires étrangères, il garde sa place dans le cabinet
prussien, et là où il est il ne peut y avoir aucune prépondérance rivale.
II est l'âme du conseil, l'inspirateur de toutes les résolutions. C'était le
cabinet Bismarck, c'est encore le cabinet Bismarck. Il n'y a rien dé
changé, la direction reste invariable; les réformes libérales entreprises
ou encouragées par le chancelier ne seront pas interrompues; la guerre
engagée contre le cléricalisme, contre Rome, sera continuée. Ainsi par-
lent les amis de M. de Bismarck, et ce qu'il y a de curieux, c'est que
ceux qui désireraient le plus que la dernière crise eût toute l'importance
d'une sérieuse évolution politique affectent la même incrédulilé. Ils ne
croient pas du tout à une modification dans les affaires de la Prusse.
Tout récemment un des orateurs les plus habiles de l'opposition catho-
lique dans la chambre de Berlin, M. Windthorst, rappelait que le chan-
gement de ministère avait eu lieu le jour de la fête de saint Thomas
l'incrédule, et il ajoutait : « Moi aussi, je reste incrédule quand on me
dit que ce changement est le prélude d'un revirement dans la politique
intérieure. Je verrais avec joie le gouvernement sortir de la fausse voie
oi!i il est entré; mais je ne puis pas l'espérer. »
Est-il bien vrai cependant que la dernière crise berlinoise n'ait eu
qu'un caractère et des résultats absolument insignifians? Sans doute,
disent bien d'autres, le prince de Bismarck ne cesse pas d'être le per-
sonnage le plus considérable de la Prusse et de l'Allemagne, dont il a
renouvelé la fortune, et sa prééminence n'est point menacée. Il n'a
point eu à subir un échec d'influence, puisqu'il n'y a point eu de lutte
ostensible, puisque rien ne s'est fait qu'avec son concours, sur sa de-
mande, selon le désir qu'il a exprimé au roi. 11 n'est pas moins certain
REVUE. CHRONIQUE. Zi65
que le déplacement ministériel qui vient de s'accomplir a quelque im-
portance dans la situation intérieure de la Prusse. D'abord le nom
même du nouveau président du conseil a sa signification. Le général
de Roon n'est pas le premier venu; « il ne nous a pas habitués à le
regarder comme un homme de paille, » disait récemment un député,
M. Virchow, qui cherchait le sens de cette nomination. Le général de
Roon en effet est un des réorganisateurs de l'armée prussienne; il est
un de ceux qui ont contribué aux victoires allemandes. 11 jouit de la
confiance intime, de la faveur particulière du roi, qui voit en lui un de
ses serviteurs les plus habiles et les plus dévoués, et qui vient de cou-
ronner sa longue carrière militaire du titre de feld-maréchal. Par lui-
même, un tel homme n'est pas fait pour jouer un rôle banal de prête-
nom, et la preuve, c'est que, si le premier jour il n'a été qu'un président
du conseil par le privilège de l'âge, il est devenu bientôt un chef de
ministère réel et complet institué par le souverain. De plus il est avéré
que depuis quelque temps le général de Roon se montrait assez opposé
à certaines lois libérales soutenues par le gouvernement, si bien qu'il
avait cru devoir donner sa démission par raison de santé, et il a re-
trouvé la santé, il a retiré sa démission pour devenir président du con-
seil. Par le fait, le général de Roon représente au pouvoir les répu-
gnances du parti féodal et religieux contre les lois réformatrices, et un
peu aussi peut-être les susceptibilités du parti militaire vis-à-vis de la
prépotence de M. de Bismarck. En un mot, la dernière crise ministé-
rielle de Prusse est un incident qui a déjà la signification la plus sé-
rieuse et qui peut avoir les conséquences les plus imprévues.
Que faut-il conclure de ces explications diverses? Il y a peut-être une
certaine part de vérité dans les unes et dans les autres. Il est possible
en effet que le ministère prussien reconstitué sous les auspices du géné-
ral de Roon soit par la force des choses comme un point d'arrêt dans la
politique réformatrice inaugurée depuis quelque temps à Berlin, dans
cette sorte de guerre engagée centre les influences aristocratiques et
cléricales, et ce qui tendrait à le prouver, c'est que déjà on paraît avoir
retiré un projet sur le mariage civil. Il est possible que l'empereur
Guillaume, en chargeant M. de Roon de faire de la temporisation, de la
conciliation avec le parti féodal et religieux, n'ait fait que revenir à de
vieilles préférences, qu'il ait cédé à un penchant secret que M. de Bis-
marck lui-môme aura voulu ménager. De deux choses l'une : ou cette
polin'que réussira, et M. de Bismarck en tirera parti comme de toute
autre combinaison, — ou elle échouera, et le chancelier restera plus
que jamais maître de la situation. De toute façon, comme ministre des
affaires étrangères de Prusse, comme chancelier de l'empire, et plus
encore par l'autorité de son esprit, de sa hardiesse, de ses services, il
garde évidemment la haute direction de la politique de l'Allemagne. A.u
TOME cm. — 1873. 30
h66 REVUE DES DEUX MONDES.
point de vue de la position personnelle de M. de Bismarck dans le ca-
binet prussien, les derniers changemens peuvent avoir quelque valeur
au moins pour le moment; à un point de vue plus général, ils ne
changent rien. Ils laissent le chancelier avec le même pouvoir, et on
pourrait l'ajouter, en face des mêmes difficultés inhérentes à cette uni-
fication allemande qui a été commencée, continuée par la guerre, mais
que la politique seule peut achever. Ces difficultés, qui sont de toute
nature, elles se reproduiront plus d'une fois, elles apparaissaient hier
encore à l'occasion de l'institution d'une haute cour de justice impé-
riale qu'on veut créer au-dessus de toutes les juridictions particulières.
Le projet présenté au conseil fédéral par le ministre de la justice de
Prusse, M. Leonhardt, poussait l'unification jusqu'à la dernière limite
et tendait évidemment à faire tout converger à Berlin, qui serait devenu
ainsi le centre judiciaire de l'Allemagne. La Bavière, le Wurtemberg, la
Saxe ont résisté et revendiquent l'indépendance souveraine, l'autonomie
de leurs jurisprudences diverses en tout ce qui ne contrarie pas le droit
général de l'empire. Il a fallu ouvrir des conférences nouvelles entre
états fédérés, faire la part des susceptibilités particularistes. On en est
là, et M. de Bismarck, tout entier aujourd'hui à son rôle de chancelier,
n'est pas au bout de son œuvre de hardi Prussien s'efforgant d'absorber
l'Allemagne. cii. de mazade.
LES THEATRES.
OPERA. - LA COUPE DU ROI DE THULÉ.
Parmi tant de monde assistant vendredi à la première représentation
du Roi de Thulè, nombre de gens ont dû se demander quelle pouvait
bien être la moyenne des talens dans ce fameux concours auquel l'opi-
nion prit sa part d'intérêt. Nous sommes de ceux qui se sont posé la
question, et nous cherchons encore quelle devait être la valeur des ou-
vrages refusés, alors que l'ouvrage proclamé le meilleur de tous par le
jury vaut lui-même si peu de chose et par son poème et par sa musique.
Le poème surtout mérite d'attirer la curiosité : l'art en est véritablement
enfantin. Depuis Aladtn et sa lampe merveilleuse, le talisman n'avait
plus guère paru à l'Opéra que dans Robert le Diable, et pour y jouer un
rôle épisodique. L'heure était sans doute venue de réhabiliter sur notre
première scène un vieux moyen qui semblait désormais abandonné aux
féeries du Ghâtelet et de la Gaîté. Cette coupe de la ballade, si mélan-
REVUE. CHRONIQUE. A67
colique entre les mains du caduc monarque trépassant, devient dans
l'opéra un talisman comme le pied de mouton ; elle donne le pouvoir,
confère les droits souverains à qui la possède; « par elle, tout est pos-
sible. » Aussi tout le monde se la passe. Au moment d'expirer, le roi
la confie à son fou de cour en lui recommandant de ne la remettre
qu'au plus digne, et voilà ce maître Triboulet improvisé du coup grand-
électeur de l'empire. Qui maintenant choisira-t-il? Personne. Il toise
dédaigneusement cette tourbe officielle qui se rue au-devant des camou-
flets d'un vil bouffon, et superbe, ironique, d'un geste écrasant de mé-
pris, il lance la coupe dans les flots. « Mon amour à qui me la rappor-
tera! » s'écrie aussitôt sa majesté la reine. Tudieu! belle dame, comme
vous y allez! Le roi Richard à Bosworth n'offrait pour un cheval que
son royaume, et vous, vous mettez à l'encan votre personne aaguste et
sacrée pour un joyau.
Elle vendit son amour de colombe
Pour un bijou!
Bien fol en effet ce pauvre pêcheur de perles qui relève à l'instant le
défi et plonge au fond de l'océan pour rattraper la coupe! Il se nomme
Yorick, c'est cet éternel ver de terre amoureux d'une étoile qui, depuis
Ruy Bias, traîne partout. Suivons de notre mieux ses évolutions sous-
marines, pénétrons avec lui dans la grotte des sirènes et saluons Cla-
ribel, la déesse de céans. Claribel, c'est M"® Rosine Block avec une per-
ruque blonde. Et dire que devant cette éblouissante océanide le pêcheur
Yorick reste froid! Elle l'aime pourtant, elle, la reine des Ondines, et
quand il remonte vers la terre avec sa coupe reconquise, lui promet
d'accourir à son premier appel. Bonne fille au demeurant que cette Cla-
ribel, et qui ne ressemble en rien aux créatures néfastes et démo-
niaques de la tradition légendaire. Voyez Goethe, Uhland, Justin Kerner,
Arnim, Edouard Moerike, tous les poètes qui ont vécu dans la familia-
rité des esprits élémentaires, leurs nixes sont des êtres fallacieux, mau-
vais, des types de séduction et de perfidie, de gracieux vampires à cou-
ronne de nénufar. Écoutez , dans Moerike , l'histoire de l'enchanteur
Dracon et de la belle Liligî. « La princesse s'endort, et pendant son
rêve il lui semble qu'elle entend les harmonies des sphères; Dracon
alors s'empare du corps inanimé de la jeune fille, et, porté sur son
manteau fantastique, gagne l'océan, y plonge avec sa proie et va frapper
à la porte de corail, amenant aux sept sœurs Liligi, qui sera nixe un
jour. » Les forces élémentaires ne séjournent pas seulement sous les
eaux, le naturalisme du nord en a peuplé la création. Comme l'océan et
les fleuves, la terre et l'air ont une vie mystérieuse; mais ce que toutes ces
forces ont de commun, c'est qu'elles sont également hostiles à la race
i!|68 REVUE DES DEUX MONDES.
humaine, elles ne vous aiment, ne vous recherchent, que pour vous en-
gloutir. La Claribel de l'Opéra possède au moins sur toutes les autres
nixes et sirènes cet avantage d'avoir un cœur sensible et romanesque,
préparé d'avance à tous les dévoûmens. Elle prend au sérieux son pê-
cheur de corail, l'aime d'amour comme Julio aime Saint-Preux, et ce
croquant qui dans son palais d'azur l'a dédaignée, au lieu de le har-
celer de sa vengeance, elle vient, elle l'immortelle, la déesse, le re-
lancer jusque parmi les vivans, pour le ramener ensuite conjugalement
faire de l'égoïsme à deux dans son aquarium.
Dire que la musique complète ce poème serait aller contre la vérité,
car ce poème, qui ressemble à tout, ne s'opposait à rien. Insuffisant en
soi et médiocre, affectant dans son style un certain romantisme qui n'en
relève pas la platitude, sa fable prêtait à l'interprétation musicale; We-
ber, passant par là, eût fait un Oberon, L'auteur du Uhretto de Guillaume
Tell, M. de Jouy, s'écriait en parlant de Rossini : « Je lui avais donné
deux nationalités, l'Allemagne et la Suisse, et de ces deux couleurs le
mallieureux n'a rien su faire! » Peut-être y avait-il aussi une belle an-
tithèse à trouver dans le sujet du Roi de Thulé? Avec les amours crimi-
nelles de la reine Myrrha et son courtisan Ângus, qui rappellent la
Gertrude et le Clodius (T Hamlei, on aurait pu, en pleine fantaisie, abor-
der le drame. Le compositeur, M. Eugène Diaz, a négligé toute couleur,
il n'a fait ni rouge ni bleu, il a fait pâle, — lui, le fils d'un si fier colo-
riste! Citons pourtant une délicieuse barcarolie au moment oii la mer
s'entr'ouvre au second acte pour laisser voir au pêcheur éperdu de Ja-
lousie les ivresses amoureuses de la reine et de son prétendant. On dé-
tacherait de la sorte plusieurs morceaux gracieusement inspirés : la ro-
mance d'Yorick au premier acte, et, tout de suite après la sortie du
bouffon, un petit chœur charmant; mais ce ne serait toujours là que des
pages d'album, et franchement à l'Opéra les albums sont trop peu de
chose.
Ah ! senz ' amare
Andar sul mare
CoU' spofîo del mare,
Non pu6 consolare !
Ce vague et douloureux motif que soupirait dans sa gondole la jeune
épouse de Marino Faliero, je le livre à la méditation de tous les musi-
ciens qu'un souffle dangereux de la fortune aura poussés trop tôt vers
l'Opéra. S'embarquer ainsi sans précédens, sans grande vocation, senz
amare, sur cette immense et trompeuse mer, vouloir y naviguer dès le
début, quelle entreprise! On ne sait pas tout ce que ces puissans moyens
mis à votre disposition font peser sur vous de responsabilité; tout ce
spectacle merveilleux, toutes ces voix, toutes ces résonnances, vous at-
tirent; vous ne voyez pas le péril , vous ne voyez que le succès. On va
REVUE. — CHRONIQUE. 469
au-devant des écueils, des mirages, on engage sa jeunesse et son inex-
périence, on épouse le vieux doge, et c'est ensuite à ne jamais s'en con-
soler. F. DE L.
ODÉON. - LES ÈRIIVNYES.
La tragédie de M. Leconte de Lisle est une véritable gageure soutenue
contre le modèle que le poète se propose d'imiter : on dirait qu'il a
voulu trouver quelque chose de plus fort que la force même, et que,
pour y parvenir, il a resserré, condensé, ce que le théâtre avait de
plus violent. La Clytemnestre d'Eschyle s'associe avec son amant Égisthe
pour abattre son époux à coups de hache : à son tour, elle succombe
sous le couteau de son fils Oreste après avoir vu poignarder le complice
de son forfait. Ces deux crimes, d'où l'auteur grec avait tiré deux tra-
gédies, sont réunis dans un seul drame : la Clytemnestre de l'auteur
français égorge son Agamemnon sans qirÉgysthe paraisse, ni qu'elle ait
besoin soit d'un aiguillon pour accomplir son forfait, soit d'un aide pour
venir à bout du vainqueur d'Ilion. Égisthe ne se montre pas davantage
dans l'expiation de cet assassinat : il ne vient ni insulter au souvenir
du roi des rois, dont il occupe la maison et le trône, ni enflammer la
vengeance d'Oreste par la vue de l'amant et du meurtrier; Clytemnestre
suffit à toutes les entreprises et à toutes les horreurs de ce toit maudit
des Atrides.
On ne simplifie pas impunément la simplicité même. En supprimant
Égisthe, l'auteur a ôté de ce drame un contre-poids nécessaire et ren-
versé l'équilibre des passions qui en forment le soutien. Le fardeau des
crimes de cette reine devient trop pesant pour qu'elle le supporte. Ce
n'est pas tout; en écartant l'amant, il a réellement efl'acé l'amour forcené
qui fait sacrifier l'époux. Que reste-t-il? La vengeance d'un vieux grief
maternel, du sang d'iphigénie offert aux dieux, il y a dix ans, pour obte-
nir des vents favorables. Qui peut croire à cet assassinat prémédité du-
rant tant d'années par une mère, quand il n'y a dans sa vie de tous les
jours aucun aliment pour entretenir cette fureur? Et puis cette longue
préparation du crime, cette embûche ménagée dans l'ombre, est-elle
autre chose qu'un attentat, une férocité? Où est le drame, si Clytem-
nestre n'uime pas d'un amour aveugle autant qu'il est criminel l'ennemi
de son époux , le fils de Thyeste, l'homme qui voit déjà entre lui et le
fils d'Atrée des injures sanglantes, des haines, des parricides qui ont
fait reculer le soleil d'horreur? Il est vrai que le mot d'amour est quel-
quefois prononcé dans cette tragédie :
J'aime, je règne; et ma fille est vengée!
mais ce n'est qu'un mot, une parole convenue et comme une concession
à l'usage de faire Clytemnestre amoureuse. Dans la tragédie d'Eschyle
470 REVUE DES DEUX MONDES.
et dans les autres sans nombre où s'agite cette reine terrible, la ven-
geance d'Ipliigénie sert de prétexte à l'assassinat dont l'infidélité conju-
gale est la véritable cause : ici, c'est l'amour qui est le prétexte. On di-
rait que, pour en parler le moins possible, le poète a eu le soin d'ôter le
rôle qui en rappelle nécessairement l'idée.
Il n'est pas inutile de rappeler que M. Leconte de Lisle n'a jamais mis
d'amour dans ses vers; il nomme souvent Éros le fils d'Aphrodite, il le
loue et le célèbre, mais de sang-froid. Ses poésies sont belles et glacées
comme des statues de marbre; la passion en est sévèrement bannie
comme une laideur, comme un transport qui défigure. Les anciens, sur-
tout des siècles les plus purs, ont partout adoré la beauté et rarement
touché à l'amour : disciple scrupuleux, il a imité, exagéré leur calme
olympien , et il laisse aux modernes cette folie, à laquelle il ne croit
sans doute pas. Cependant, s'il était nécessaire de faire une exception à
la règle qu'il s'est imposée, c'était dans la circonstance présente; son
modèle même lui en faisait une loi, et l'on n'accusera pas Eschyle d'être
tendre ou de donner dans la galanterie. Le vieux poète grec attribue
à Égisthe un pouvoir illimité sur Clytemnestre, cet empire absolu d'un
amant, qui a fait oublier tous les devoirs de l'épouse. Qui le sait mieux
que M. Leconte de Lisle, qui a fait d'Eschyle une traduction exacte et ani-
mée (1)? Celte femme grecque, à laquelle il est défendu même d'avouer
publiquement son amour pour son mari, comme on le voit par ses pre-
mières paroles à l'arrivée d'Agamemnon, elle ose se dire aimée d'É-
gislhe. (( Je ne crains pas d'entrer jamais dans la maison de la terreur
(le temple de la crainte), aussi longtemps qu'Aigisthos, qui m'aime, al-
lumera le feu de mon foyer, comme il l'a déjà fait avant ce jour. En
effet, il est le large bouclier qui abrite mon audace. » Voyez aussi comme
cet amour est assaisonné de jalousie, et comme la passion jouit de sa
revanche. « Le voilà gisant, celui qui m'a outragée, les délices des Khry-
séis, qui ont vaincu devant llios. Et la voici, la captive (Gassandre), la
divinatrice fatidique, qui partageait son lit, venue avec lui sur les nefs...
Elle gU, la bien-aimée ! et les voluptés de mon amour en sont accrues. »
A la place de ces sentimens si vrais, si féminins, que voyons-nous dans
M. Leconte de Lisle? Le vers que nous venons de citer, et les deux sui-
vans ;
Maintenant que la foudre éclate au fond des cieux!
Je l'attends, tête haute et sans baisser les yeux!
Nous ne lui demandons pas, en l'imitation d'un ancien, ce que les an-
ciens s'interdisaient au théâtre, l'expression détaillée et complaisante
de l'amour. La réalité était là dans le personnage d'Egisthe, il suffisait;
(1) Eschyle, traduction nouvelle par M. Leconte de Lisle; Paris 1872. Lemerre.
REVUE. — CHRONIQUE. hli
mais M. Leconte de Lisle veut être plus Grec et plus ancien qu'Eschyle.
La suppression de ce personnage altère profondément celui de Clytem-
nestre; noa-seulement elle se charge de tout le crime, mais de toutes
les haines et de toutes les noirceurs qui se comprenaient mieux dans le
fils de Thyeste. La reine d'Argos en son absence fait le tyran et menace
le peuple quand celui-ci, représenté par le chœur, fait mine de se ré-
volter contre les meurtriers de son roi. Une femme adultère hait son
époux parce qu'elle le craint; mais celle-ci n'a d'autre passion que sa
haine même, et il faut reconnaître qu'elle l'exprime en beaux vers.
Je le hais.
Je hais tout ce qu'aima, vivant, ce roi, cet homme.
Ce spectre ; Hcllas, Argos, la bouche qui le nomme,
Le soleil qui l'a vu, l'air qu'il a respiré.
Ces murs, que souille encor son cadavre exécré.
Ces dalles, que ses pieds funestes ont touchées.
Les armes des héros par ses mains arrachées.
Et les trésors conquis dans les remparts fumans,
Et ce que j'ai conçu de ses embrassemens!
Jamais on n'a exprimé plus vivement que M. Leconte de Lisle la haine
dans un cœur de femme : il y manque seulement une cause pour en-
gendrer tant de haine. Heureusement pour le poète et pour l'actrice
qui interprète ce rôle, la flamme criminelle de Clytemnestre est dans
toutes les mémoires, et ce que l'auteur ne dit pas est jusqu'à un cer-
tain point convenu entre lui et l'auditoire. Sans ce compromis, je ne
sais ce qui adviendrait des splendides hémistiches du poète; devant un
auditoire illettré, il serait impossible de jouer les Érinnyes. Applaudis-
sant ces vers à la fois emportés et sonores, entraîné par la fureur tra-
gique de M'"« Mai ie Laurent, familier d'ailleurs avec le sujet, le public
ne songe pas à se demander ce qui rend cette femme si audacieuse et
si féroce qu'elle défie les dieux sans nécessité et qu'elle déteste l'enfant
qu'elle a mis au monde. Lancé dans cette voie, le poète ne peut s'arrê-
ter. Substituée par lui à É^nsthe, Clytemnestre a des raffinemens d'ini-
mitié que l'adultère et la jalousie elle-même ne sauraient avoir : elle ne
veut pas accorder la sépulture à son époux, dans le sang duquel elle a
eu le loisir d'éteindre sa furieuse colère, à cette Gassandre, qu'elle a
aussi frappée de sa hache, on ne sait pourquoi, n'étant pas jalouse.
Point de liLations ni de larmes pieuses!
Qu'on jeUe ces deux corps aux bétes furieuses,
Aux aigles qie l'odeur conduit des monts lointains.
Aux chiens accoutumés à de moins vils festins!
Oui! je le veux ainsi : que rien ne les sépare,
Le dumptcur d'ilius et la femme barbare,
Elle, la pruphétesse, et lui, l'amant royal,
Et que le sol fangeux soit leur lit nuptial !
A72 REVUE DES DEUX MONDES.
A ce luxe de cruauté, nous voyons un grand inconvénient : il sera
difficile d'admettre dans la seconde partie que le tombeau d'Agamemnon,
comme le sujet l'exige, soit dressé à la porte même du palais des meur-
triers, plus difficile encore de comprendre qu'une femme capable d'une
haine posthume si violente soit sujette à des terreurs de conscience mal
assurée, et envoie faire des libations sur la cendre de sa victime, afin de
retrouver le sommeil de ses nuits.
Le personnage d'Oreste n'est guère moins altéré que celui de sa mère
par la suppression d'Égisthe. En ôtant l'amant qui protège la femme
adultère et coupable d'assassinat, on ôte précisément ce qui la rend le
plus odieuse. Cet homme est son bouclier, comme elle le dit dans
Eschyle; s'il est écarté, s'il ne se met pas entre elle et son fils, qui
pourra s'expliquer le redoublement de fureur qui précipitera celui-ci
contre sa mère? Il faut qu'Égisthe vienne s'assurer de la mort préten-
due d'Oresle, qu'il fasse entrevoir ses soupçons, pour que le fatal
dénoùment s'accomplisse sans retard; il faut d'ailleurs qu'il fasse de-
puis longtemps gémir sous le joug la fille du roi des rois, afin qu'elle
soit pour son frère une cause d'irritation de plus. En effet, dans cette
seconde partie, celle du châtiment, Oreste est chargé par l'auteur de
toute la noirceur du parricide, comme Clytemnestre l'était tout à l'heure
de tout l'odieux de l'assassinat : son Electre est réduite aux proportions
d'une fille douce et timide, aimant bien son frère, mais incapable de
vouloir la mort de sa mère. Rien de moins antique, et il en résulte un
Oreste qui ne l'est pas davantage ; un parricide sans cœur ni entrailles,
qui n'hésite pas, comme il arrive à celui d'Eschyle, au moins un mo-
ment. Ce n'était pas trop des avertissemens de Pylade et de la duret^''
d'Electre, ce n'était pas trop surtout de la religion des oracles et de
l'empire inéluctable de la fatalité pour faire passer le parricide.
Cet Eschyle, que M. Leconte de Lisle traduit si bien et suit, à notre
gré, peu fidèlement, entoure son Oreste de toute sorte de justifications.
11 a pour l'exciter le voile trempé de sang où les meurtriers d'Agamem;
non l'enveloppèrent pour le tuer plus sûrement; il conçoit des remords
et semble crier grâce à Pylade, il accuse Apollon qui l'arme d'un cou-
teau contre sa mère; aussitôt après avoir frappé, il va expier son crime
à Delphes. Tout le pousse en avant; nul n'a horreur de lui, si ce n'est
lui-même. Rie)i de semblable dans l'Oreste du poète français, et, pour
nous en tenir à ce point seul de la volonté des dieux, il n'a qu'un mot,
et qui n'indique pas une foi profonde :
Un Dieu me fait signe d'en haut,
Et mon père du fond de l'Hadès me regarde
Fixement, irrité que la vengeance tarde.
Il n'y a que la religion des morts dans les Érinmjcs. Oreste jouit de son
REVUE. — CHRONIQUE. lil^
parricide au lieu d'y être poussé; il ne se venge pas moins lui-même que
son père; il discourt avec Clylemnestre, dont il prolonge le supplice,
lorsqu'il ne fallait que de courtes répliques où se résument, comme dans
des sanglots, la fureur insensée d'un fils et l'agonie d'une mère. Ce n'est
pas elle, comme dans Eschyle, comme dans tous les poètes qui ont
touché à cette affreuse situation, ce n'est pas elle qui dit : « Je suis tu
mère! » c'est lui qui, avant de frapper, se donne le sauvage plaisir de
crier : « Je suis ton fils ! ;>
Rnconnais toa enfant! C'est moi. J'ai bu ton lait,
J'ai doi-mi sur ton sein, et je t'ai dit : « Ma mère! .1
O souvenirs! ô jours de ma joie éphémère!
Et toi, tu souriais, m'appelaat par mon nom.
11 serait fâché d'accomplir la volonté des oracles sans se montrer féroce
tout à son aise. Un tel fils est digne d'une telle mère, et voilà comment
les vers de M. Leconte de Lisle, taillés dans le marbre, frappent l'imagi-
nation sans aller au cœur.
Une remarque curieuse à faire sur cette tragédie, c'est que l'auteu]'
est fataliste dans toutes ses poésies à peu près, et que dans sa pièce il
supprime pour ainsi dire la fatalité. Autre chose est d'écrire des pages
brillantes sur l'implacable sérénité de la nature, sur la faiblesse de
l'homme et de ses vertus, sur le sourire inflexible des dieux dans leur
olympe éloigné de nous, — autre chose de montrer un héros luttant
avec les décrets divins qu'il ne peut comprendre, toujours abattu,
jamais vaincu cependant, et réagissant par la liberté. La fatalité dans
le premier cas est celle d'une philosophie panthéiste dont les poètes
peuvent tirer de beaux effets; dans le second, la fatalité est une foi
religieuse que nous ne pouvons admettre, mais que nous admirons
dans Eschyle, qui transfigure les forfaits ordonnés par les dieux, et sanc-
tifie les expiations les plus terribles, A notre avis, on ne peut prendre
d'Eschyle les expiations, les forfaits, la terreur, et laisser absolument le
reste. Si je ne me trompe, M. Leconte de Lisle a transporté sur notre
scène les horreurs en ôtant la divine superstition qui les explique : lui
qui connaît à fond Eschyle, on dirait qu'il obéit au préjugé vulgaire qui
fait de ce poète le modèle du genre horrible.
ÎNous avons dû montrer combien le procédé suivi par lui est contraire
à l'art dramatique, et comment, en voulant concentrer le poète grec et
l'exagérer, il cesse d'être humain. Sa tentative est loin cependant d'être
malheureuse; le succès des Érinnyes est assez marqué pour récompenser
ses efforts et pour avertir le théâtre, qui s'abandonne trop souvent aux
vulgarités. Le but n'est pas atteint; mais le poète s'engage dans une
voie où la critique ne peut le suivre qu'avec intérêt; que la composition
de la tragédie et le dessin des caractères appellent davantage son atîen-
h7ll REVUE DES DEUX MONDES.
tion, que sa confiance dans les détails du style et dans l'éclat de la poé-
sie, sans être diminuée, laisse la première place à l'étude de l'ensemble.
Dans une œuvre originale, qui ne sera ni soutenue ni enchaînée par un
chef-d'œuvre classique, l'épreuve pourra être plus décisive.
Les acteurs ont eu leur part dans le bon accueil fait aux Érlnnyes.
Nous rendions tout à l'heure justice au talent de M'"'' Marie Laurent.
lime Regnard a tiré un fort bon parti de son rôle de Kasandra, où elle
a mis de la noblesse et de la distinction; le personnage un peu amolli
d'Electre a trouvé une compensation et une sorte d'excuse dans le gra-
cieux débit d'une actrine qui ne semblait pas destinée à représenter la
terrible sœur d'Oreste. louis Etienne.
ESSAIS ET NOTICES.
L'Instruction du peuple, par M. Emile de Lavelbye (1).
Le livre de M. de Laveleye ne pouvait venir à un moment plus op-
portun. L'instruction primaire est à l'ordre du jour; cette question pas-
sionne les esprits en France et en Allemagne, en Angleterre et en Russie,
en Belgique et en Portugal, et même en Amérique. Les partis politiques
aussi bien que les partis religieux s'en sont emparés et l'ont inscrite sur
leurs drapeaux. L'avenir des nations, M. de Laveleye a eu raison de le
dire, dépend du degré d'instruction qu'elles atteindront, et cette vérité,
aujourd'hui banale, explique parfaitement la chaleur mise partout dans
la discussion des matières d'enseignement, les sacrifices que divers
états se sont imposés et ceux qu'on leur demande encore.
Une question aussi importante ne se pose pas sans soulever des pro-
blèmes nombreux, dont l'étude est rendue ditiicile par la résistance des
habitudes, par l'irritatiou des passions, par les appréhensions des inté-
rêts. Ce sont ces problèmes que M. de Laveleye se propose de résoudre.
Sa méthode est simple, mais elle n'en est que plus efficace : il va droit
au but. S'agit -il de démontrer que « l'instruction du peuple est la
question la plus urgente et la plus importante de notre temps, » il
fait toucher du doigt cette vérité que, pour ceux auxquels l'instruction
est conférée, c'est une parcelle de puissance et de lumière qu'on leur
donne, car knowledge is power; savoir, c'est pouvoir, u Indispensable
pour accroître les richesses , l'instruction ne l'est pas moins pour ap-
prendre à en faire un bon usage. Presque partout le salaire de l'ouvrier
est insuffisant pour satisfaire ses besoins rationnels, et pourtant quelle
(1) Paris, Hachette et C'"".
REVUE. — CHRONIQUE. hlh
grande part n'en consacre-t-il pas à des dépenses inutiles ou même nui-
sibles? Incapable de prévoir, l'esprit borné au présent, il n'apprécie pas
la puissance émancipatrice de l'épargne. Avide d'excitations violentes et
matérielles, trop souvent il ne goûte que les plaisirs des sens, et, s'il ga-
gnait plus, ce ne serait que pour dépenser plus. Veut-on qu'une aug-
mentation de salaire soit pour le travailleur un moyen de s'affranchir,
qu'on lui donne, par l'instruction, le goût des plaisirs de l'esprit et de
la prévoyance. » Et ce raisonnement se trouve appuyé par des faits nom-
breux et bien choisis, prouvant jusqu'à l'évidence que, pour qu'un peuple
produise beaucoup et dispose sagement de ses produits multipliés, il
faut qu'il soit éclairé.
Les classes inférieures ne sont pas les seules qui profitent de l'in-
struction qu'on revendique pour elles, c'est dans l'intérêt de la société
tout entière et surtout des classes élevées qu'on la demande. « Un grand
danger, dit M. de Laveleye, peut menacer la civilisation. Si, en môme
temps que le besoin de bien-être se généralise dans le peuple, les lu-
mières et la moralité se répandent dans toutes les classes de façon à in-
spirer aux uns la justice et aux autres la patience qu'exigent les réformes
pacifiques, le progrès régulier est assuré; mais, si l'on maintient en haut
l'instruction, la richesse et l'égoïsme, en bas l'ignorance, la misère et
l'envie, il faut s'attendre encore à de terribles bouleversemens. » Du
reste, c'est une vérité généralement admise maintenant que le suffrage
universel sans l'instruction universelle conduit à l'anarchie et par suite
au despotisme.
S'il en est ainsi, l'intervention de l'état dans l'enseignement primaire
est indispensable, et il n'était vraiment pas nécessaire de le démontrer.
C'est pour l'état un acte de légitime défense. Toutefois, si M. de Lave-
leye consacre un chapitre à cette question, c'est pour répondre non à
ceux qui prétendent que l'initiative privée fera tout, mais à ceux qui
offrent de se charger de la lâche à leur profit. On comprend qu'il s'agit
du clergé. Or comment répond M. de Laveleye à cette offre? En démon-
trant, par l'exemple de Naples et du Portugal d'une part et de l'Angle-
terre de l'autre, le fait suivant : tant que l'église a seule été chargée
de l'instruction populaire, celle-ci a été à peu près nulle, et si elle ne
fait pas de progrès dans certains pays catholiques depuis que l'état s'en
occupe, c'est surtout par suite de l'hostilité du clergé. Lorsque le clergé
a été le maître absolu, il n'a rien fait, et maintenant qu'il a cessé de
l'être, il empêche les autres de faire mieux que lui. D'ailleurs, dans les
deux pays les plus réfractaires à l'intervention de l'état, l'Angleterre et
l'Union américaine, l'action de l'état se fait de plus en plus sentir, à la sa-
tisfaction croissante de tous les partis.
Passe encore pour l'intervention de l'état quand il se borne à subven-
tionner les écoles, à les faire participer aux largesses du trésor ; mais
A76 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il n'aille pas au-delà. S'il veut inspecter, on réclame la liberté reli-
gieuse ; s'il veut introduire l'obligation scolaire, on revendique la liberté
du père de famille. On a le droit d'être surpris que dans la seconde
moitié du xix« siècle il soit encore nécessaire de défendre l'instruction
obligatoire; c'est qu'on prêche des gens qui ne veulent pas entendre.
Les partisans de l'obligatioa ont beau répéter à satiété que le père
pourra envoyer l'enfant dans l'école de son choix, ou l'instruire lui-
même, et qu'on ne lui impose qu'une chose, c'est de ne pas laisser l'enfant
croupir dans l'ignorance; leurs adversaires affectent toujours de con-
fondre l'obligation de l'instruction avec l'obligation de fréquenter une
école déterminée. M, de Laveleye sait poursuivre ses adversaires jusque
dans leurs derniers retranchemens ; il les y accable d'argumens, mais,
nous craignons bien, sans les faire capituler. Il démontre successivement
que l'obligation est juste, qu'elle est utile, qu'elle est applicable. INous
craindrions d'affaiblir son argumentation en la résumant, car tout porte,
tout contribue à donner de la solidité au raisonnement. Aussi nous bor-
nerons-nous à citer une simple note, une impression de voyage, que
M. de Laveleye nous communique pour ainsi dire en passant.
Après avoir dit que la plupart des auteurs de traités de droit naturel
ont admis que les parens doivent non-seulement nourrir, mais encore
instruire leurs enfans, les alimens étant aussi indispensables à l'esprit
qu'au corps, il ajoute ce qui suit : a Un jour j'entendis un mot qui fit
pénétrer jusqu'au fond de mon cœur la force de cet argument. En des-
cendant dans l'Engadine par le col de Fenela, je rencontrai une femme
du village de Sùss, oii je me rendais, et je cheminai avec elle. Je lui
parlai de ses enfans et lui demandai s'ils allaient à l'école. — Mais ils
y sont tous obligés, me dit-elle. N'en est-il pas de même chez vous? —
Quand je lui répondis que non, son étonnement fut grand. — Comment
se peut-il, reprit-elle, qu'il y ait au monde des pays où des parens
puissent commettre impunément le crime de ne pas instruire leurs en-
fans? — En parcourant ensuite la haute vallée de l'Inn, j'admirai ces
beaux villages si prospères dans une région que la neige couvre pen-
dant six mois, et dont le climat est celui du Cap-Nord; mais je compre-
nais comment tant de bien-être peut se rencontrer sous un ciel si rude.
L'instruction avait fait ici le miracle qu'elle fait partout. »
La gratuité de l'enseignement, que l'auteur examine dans le cha-
pitre suivant, ne porte pas avec elle une évidence aussi, grande que
l'obligation. On sait ce que l'on entend par gratuité de l'enseignement :
c'est la suppression de la létribution scolaire. L'instituteur doit toujours
être payé; mais au lieu de l'être à tant par enfant, il l'est à forfait, et
la dépense est imputable sur l'ensemble des revenus de la caisse muni-
cipale. Dans la pratique, le traitement de l'instituteur est généralement
fixe, et il est payé par le receveur communal; seulement le receveur
REVUE. — CHRONIQUE. kll
perçoit la rétribution scolaire, et la caisse communale se borne à com-
pléter le chiffre. C'est un système mixte. De bons esprits pensent qu'il
est le meilleur, et M. de Laveleye, si nous avons bien saisi le fond de
sa pensée, s'en contenterait au besoin; mais, comme le mieux est l'en-
nemi du bien, il se prononce en faveur de la gratuité absolue, c'est-
à-dire de la répartition des frais scolaires sur l'ensemble des habitans
en proportion de leur fortune, et non sur les pères de famille seule-
ment,
La thèse la plus diflicile que M, de Laveleye ait eu à soutenir, c'est
l'école laïque. Les esprits religieux pourront se mettre d'accord avec les
indifférens et même avec les athées sur la justice de l'obligation et sur
la nécessité de la gratuité, mais ils auront de la peine à bannir de l'école
la religion. Ils veulent avec M, Guizot que « l'atmosphère de l'école soit
religieuse, » et ils ne croient pas y parvenir sans l'enseignement du
dogme. M. de Laveleye ne se dissimule pas la gravité de la question,
mais il l'aborde sans hésiter. Il commence par reproduire tous les argu-
mens qu'on a fait valoir en faveur des écoles soumises à la direction du
clergé (catholique ou protestant), puis il présente les argamens opposés.
Ce n'est qu'après avoir ainsi mis le lecteur au courant de la question
qu'il pèse le pour et le contre et formule ses conclusions. « Du mo-
ment, dit-il, qu'on admet que l'état repose sur la raison et les églises
sur la révélation divine, rien n'est plus facile ni plus essentiel que de
respecter cette distinction dans l'école; il suffit de dire que l'instituteur
enseignera la morale et le prêtre le dogme. De cette façon nul empié-
tement n'est à craindre : chacun reste dans le domaine où il est souve-
rain. »
L'enseignement de la morale se trouve ainsi séparé de l'enseigne-
ment de la religion; mais n'allez pas en conclure que M. de Laveleye
soit partisan de la morale indépendante, de la morale sans base reli-
gieuse. Il rejette loin de lui pareille doctrine; il déclare impossible de
parler de devoir sans parler en même temps de Dieu et de l'immortalité
de l'âme. Pour inculquer dans le cœur des enfans les notions du bien
et du mal, il faut exposer dans l'école les idées religieuses générales
qui leur servent de base, ainsi que cela se fait dans quelques pays. Or
ces principes de morale et de religion ne sont point le monopole du
clergé, et il appartient à l'instituteur de les faire connaître. Ceux qui
revendiquent cet enseignement exclusivement pour le clergé tendent,
sciemment ou non, à soumettre le civil au spirituel, l'état au sacerdoce,
en un mot à établir une théocratie. « Si la raison humaine, dit M. de
Laveleye, par ses propres forces et sans le secours de la révélation, ne
peut s'élever aux notions du bien et du juste, le laïque est incapable de
gouverner sans le secours de la puissance qui est le dépositaire de ces
vérités, et le pape est, comme il le prétend, le souverain maître des
478 REVUE DES DEUX MONDES.
peuples et des rois. L'objet du gouvernement, ajoute-t-il, est la déclara-
tion du droit et l'organisation de la justice parmi les hommes. Or le
droit et la justice ne sont que des applications de la morale. Le laïque
est-il incompétent en fait de morale, il l'est nécessairement aussi en
fait de droit, et il ne lui appartient pas de diriger la société, qui doit
marcher vers la réalisation de la justice, ou qui tout au moins doit la
faire respecter. »
Ainsi, ou il faut restaurer le système théocratique dans toute sa ri-
gueur et introniser la toute-puissance ecclésiastique sur la ruine de la
raison humaine, ou bien il faut admettre que l'instituteur laïque peut
enseigner la morale sans se soumettre au contrôle de l'église. Il semblera
à plus d'un lecteur que M. de Laveleye a rendu trop tranchée l'opposi-
tion des deux systèmes, qu'entre ces extrêmes il y avait place pour bien
des situations intermédiaires et que la vérité était dans le juste mi-
lieu. Mais en fait de doctrines, les formules doivent être claires et
nettes, sinon elles perdent toute signification, et surtout elles cessent
d'être un appui solide dans la pratique. Du reste, les argumens les plus
importans, les plus sérieux, les plus irréfutables de M. de Laveleye, ce
sont les faits qu'il cite, et sous ce rapport il est d'une fécondité inépui-
sable. La Hollande et les États-Unis, deux contrées libres, religieuses,
et où pourtant la loi interdit l'enseignement du dogme dans l'école pri-
maire, lui en fournissent d'abondantes moissons; il trouve des faits
jusqu'en Belgique, le pays par excellence de l'ultramontanisme.
Telles sont les opinions de M. de Laveleye sur quelques-uns des points
qui préoccupent en ce moment les esprits. La seconde partie du livre
est consacrée à un exposé de la législation et de la statistique de l'in-
struction primaire dans tous les états de l'Europe et de l'Amérique, et
même de l'Asie, de l'Afrique et de l'Australie. Les renseignemens puisés
aux sources officielles sont accompagnés de réflexions et au besoin d'ex-
plications. Cette seconde partie sera fort appréciée, même par ceux qui
ne partagent pas les opinions théoriques de l'auteur. Il est à désirer que
les grandes questions trouvent ainsi des hommes d'études qui en pré-
parent la discussion et mettent aux mains du public tous les documens
qui s'y rapportent. m. b.
Eludes siir l'aménagemeut des forêts, par M. Tassy; Pari».
On sait que l'aménagement d'une foret consiste à en régler l'exploi-
tation de telle sorte qu'elle fournisse un revenu annuel aussi régulier
et aussi avantageux que possible. 11 importe aujourd'hui plus que jamais
de ne rien oublier en vue d'améliorer la situation et d'augmenter le
rendement de ce genre de propriété. D'abord il ne nous est pas permis
REVUE. — CHRONIQUE. Il79
de négliger une source quelconque de revenus; ensuite nous avons
perdu, avec l'Alsace et la Lorraine, une étendue considérable de forêts,
domaniales, communales et particulières, ce qui a diminué d'autant la
production nationale, déjà si insuffisante. Une condition indispensable
pour atteindre ce but, c'est de distraire l'administration des forêts du
ministère des finances et de la transférer à celui de l'agriculture. Cette
modification a déjà été réclamée par un grand nombre de conseils-géné-
raux et par la Scciété des agriculteurs de France.
Ce n'est pas pour se faire une source de revenus que l'état est pro-
priétaire de forêts, c'est pour fournir à la consommation des bois de
fortes dimensions, que les particuliers sont impuissans à produire, et
pour conserver à l'état boisé les massifs qui peuvent exercer une cer-
taine influence sur le régime des eaux ou sur la salubrité publique. Sans
doute ces forêts, soumises à des exploitations régulières, produisent un
revenu annuel; mais la mise en vente des coupes a bien moins pour but
d'alimenter le trésor que d'encaisser au profit de tous un produit qui
n'appartient pas plus à l'un qu'à l'autre, et qui ne saurait constituer
un profit commercial.
Il ne faudrait pas s'imaginer que la translation dont nous parlons se-
rait sans importance. Il s'agit au contraire d'une réforme capitale d'où
dépend l'existence même des forêts de l'état. Le ministre des finances
en effet, préoccupé surtout de se procurer de l'argent, n'hésite pas, dans
les momens difficiles, à sacrifier l'avenir au présent; il anticipe sur les
coupes, et même il aliène les forêts quand il croit l'opération favorable
au trésor. Le ministère de l'agriculture procéderait suivant d'autres prin-
cipes; il s'efforcerait par des améliorations continues d'assurer la conser-
vation des forêts et d'en augmenter la production; jamais l'idée ne lui
viendrait de les vendre. En quoi d'ailleurs les questions relatives au re-
boisement des montagnes, au pâturage, au régime des eaux, à la fixa-
tion des dunes, à la gestion des forêts communales, intéressent-elles
le ministre des finances? Elles lui sont absolument étrangères, et il n'y
a pas plus de raison de lui en confier la solution que de mettre l'in-
struction publique entre les mains du ministre de la marine. Elles tou-
chent au contraire à la production du sol et relèvent naturellement du
ministre de l'agriculture.
Pour en revenir aux Études de M. Tassy, nous dirons que c'est un livre
de principes plutôt qu'un traité pratique. L'auteur ne se dissimule pas
qu'aux yeux de gens qui se disent habiles, et qui font peu de cas des
théories, c'est là un grand défaut; mais il ne craint pas d'arborer ou-
vertement son drapeau. « S'il est vrai, dit-il, que la théorie soit la rai-
son des choses, l'explication des phénomènes de la nature et l'énoncé
des règles à suivre pour faire servir ces phénomènes à la satisfaction
des besoins de l'humanité, s'il est vrai au contraire que la pratique ne
480 REVUE DES DEUX MONDES.
soit, que l'application de ces règles, n'y a-t-il pas entre la théorie et la
pratique une union nécessaire qu'il serait aussi difficile de rompre que
de séparer la main qui agit de l'esprit qui la dirige?.. — Abandonner
la sylviculture aux simples ressources de la pratique, c'est 1a réduire à
une routine incertaine et obscure, surtout dans un ordre de choses où
les faits mettent plus de temps à se produire que l'homme n'en met dans
l'accomplissement de sa destinée. On peut donc en conclure qu'en syl-
viculture, comme en toute autre matière, sans le secours de la théorie, le
niveau des connaissances humaines ne pourrait jamais s'élever, puisque
c'est à elle qu'il appartient d'étudier les phénomènes, de les grouper,
et de faire profiter ainsi une génération de l'expérience de celles qui
l'ont précédée.
Obéissant à ces principes. M, Tassy passe en revue les différentes
circonstances dans lesquelles peut se trouver une forêt, et il examine
d'une part quel est, au point de vue du propriétaire, état, commune ou
particulier, le meilleur système d'exploitation; d'autre part, quels sont
les moyens les plus pratiques et les plus rapides d'atteindre le but.
La dernière partie de son ouvrage est consacrée à la discussion des
mesures à prendre pour remettre la France dans un état normal, au
point de vue des forêts et du pâturage. L'auteur propose de classer, au
moyen d'une statistique générale, tout le territoire en trois zones, La
première zone, comprenant les terrains dont le boisement ou le gazon-
nement sont reconnus nécessaires sous le rapport du régime des eaux,
de la prolection du littoral et de la défense du territoire, serait régie
par l'administration forestière. La seconde comprendrait les bois doma-
niaux ou communaux non compris dans la première; ces bois seraient
également soumis au régime forestier, plus les bois particuliers dont la
conservation présente non plus un intérêt général, mais un intérêt lo-
cal manifeste, et dont le défrichement serait prohibé; enfin la troisième
zone renfermerait les portions du territoire affranchies de toute restric-
tion. Avec un champ d'action ainsi déterminé, l'administration des forêts
serait en mesure de gérer les bois et les pâturages, dont la disparition est
aujourd'hui une cause de ruine pour les pays montagneux.
Le directeur-gérant, C. Buloz.
=0=
"^r~^
■ f
META HOLDENIS
TROISIEME PARTIE (1).
VJ.
Le lendemain, il plut toute l'après-midi; M. de Mauserre et
M"'' Holdenis ne se promenèrent point dans le parc. Je profilai d'une
éclaircie pour me rendre à mon atelier, où je devais commencer le
portrait de M'"* d'Arci. Elle m'y rejoignit comme j'achevais de
charger ma palette. Son mari l'accompagnait, il s'écria en refer-
mant la porte avec fracas : — Monsieur Flamerin, jurons de ne
pas sortir d'ici avant d'avoir avisé ensemble au moyen de nous dé-
barrasser de cette intrigante !
Il avait l'accent si tragique que je lui demandai s'il se proposait
d'employer le couteau ou le poison. — Pour expédier une souris, ^^ i ^ oj»yk,
me répondit-il, je ne connais que la mort-aux-rats. Peut-être savez- .^ ^
vous des moyens plus doux, je consens à les examiner.
Il s'installa dans une fumeuse, j'avançai un fauteuil à M'"* d'Arci,
je m'assis à ses pieds sur un tabouret, et la séance fut ouverte. On
eût dit à notre gravité un conseil de guerre assemblé pour délibé-
rer sur un plan de campagne.
— Gomme elle s'est trahie! disait M. d'Arci.
— Il est certain, lui répondis-je, qu'elle a pâli et perdu conte-
nance.
— Elle avait l'air d'une âme en peine, ajoutait M'"^ d'Arci, et
(1) Voyez la Revue du I" et du 15 janvier.
TOME cm. — l"""" FÉVRIER 1873. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES,
pendant toute la soirée elle n'a fait que changer de place parce
qu'aucune ne lui était bonne.
— C'est un bon point à lui marquer, elle n'est pas encore maî-
tresse dans l'art de feindre.
— Dès le premier jour que je l'ai vue, ses intentions m'ont été
suspectes, et son museau tudesque m'a déplu.
— Cela prouve, monsieur, reprenais-je, que vous avez plus de
clairvoyance ou plus de préventions que moi ; son museau tudes-
que ne m'a jamais déplu.
— Ce qui me confond, c'est qu'elle soit parvenue à ensorceler
mon pauvre père.
— Cela prouve, madame, que vous ne comprenez rien aux sen-
timens qu'inspire la femme qui l'a soigné à un malade qui a le
cœur sensible.
— Mais qu'a donc pour elle cette aventurière? C'est un lai-
deron.
— Eh ! monsieur, vous savez que je n'en crois rien.
— Lui trouvez-vous l'esprit si brillant?
— Eh! madame, elle n'a pas celui qui brille, elle a celui qui
sert, et peut-être a-t-elle choisi la bonne part.
— Dites plutôt que tout son esprit consiste en patelinage et en
cajoleries.
— Ah ! monsieur, les politiques les plus raffinés réussissent le
plus souvent par des moyens grossiers, parce qu'ils prennent les
hommes pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire pour de grands enfans.
— Je crois vraiment que vous nous faites son éloge!
— Ah! madame, je n'aurais garde, mais il est d'un bon général
de ne pas mépriser son ennemi.
M. d'Arci fit un geste d'impatience, et je crois qu'il lâcha un ju-
ron. — Nous battons l'eau et perdons notre temps, s'écria-t-il.
j'accorde de grand cœur à M. Flamerin que l'ingénieux esprit de
W^" Iloldenis n'est pas un de ces arbustes inutiles qui sont l'or-
nement des jardins; j'y reconnais, comme lui, un de ces bons pe-
tits arbres fruitiers qui, moyennant quelques soins, un peu de pluie
et beaucoup de soleil, rapportent gros à leurs propriétaires. Dieu
la bénisse, elle et ses espaliers ! Nous ne nous sommes pas réunis
pour discuter ses mérites savoureux ni ses grâces virginales. Notre
vœu commun est de la renvoyer le plus tôt possible à son cher Flo-
rissant, à son huuible et vertueux foyer, à son tendre père qui se
plaint qu'en son absence ses jambons de Mayence ont perdu toute
leur poésie, à ses charmans petits frères dont les sarraus tombent
en loques depuis qu'elle n'est plus là pour ravauder leurs nippes
sous le regard du Seigneur. Sommes-nous dignes de posséder cette
META HOLDENIS. A83
colombe mystirfue? Et qu' est-elle venue faire dans le pays des Phi-
listins? Je confesse, monsieur Flamerin, que vous êtes beaucoup
moins intéressé que nous dans la bonne œuvre que nous méditons;
nous combattons, nous autres, /»ro aris et focisy mais vous portez
à M. de iMauserre une si fidèle amitié qu'elle doit vous tenir lieu
d'intérêt. Sommes-nous d'accord?.. Bien, je continue. Sans vouloir
vous faire de reproches, mon cher monsieur, vous m'aviez affirmé
sur l'honneur que mon beau-père , qui a cinquante-trois ans son-
nés, avait désormais jeté toute sa gourme, et qu'il serait jusqu'à la
fm de ses jours le plus raisonnable des hommes. C'est sur la foi de
cette belle assurance que je me suis prêté à un raccommodement
dont je n'ai eu d'abord qu'à me féliciter. J'eus l'agréable surprise
de découvrir dans la femme qui lui a fait faire jadis la plus impar-
donnable folie une personne dont les sentimens élevés et délicats
m'ont inspiré dès le premier jour autant d'estime que d'affection. 11
ne me reste plus qu'une chose à souhaiter, c'est qu'ils puissent lé-
gitimer par un mariage en forme une union qui leur promettait un
heureux avenir à tous les deux. Depuis hier, tout obstacle légal a
disparu; mais une lune rousse s'est levée sur les Charmilles, et nous
voilà menacés d'une effroyable catastrophe. Ne haussez pas les
épaules, le cas est grave : nous sommes en danger de voir le père
de ma femme se déshonorer par un lâche abandon et conduire à
l'autel la gouvernante de Lulu, laquelle aspire à devenir la gouver-
nante des Charmilles et de tout ce qu'il y a dedans.
— Merci de moi! interrompis-je ; c'est prévoir les malheurs de
bien loin.
— Faites-moi la grâce de m'écouter jusqu'au bout, reprit-il. Je
suis un homme rassis, monsieur, et je n'ai pas Thabitude de m'é-
mouvoir pour des affaires de bibus. Je vous aihrme que mon beau-
père est entièrement dégrisé de ses ptemières amours; que dis-je?
si belle que soit encore M'"" de Maus'erre, elle a désormais pour lui
une figure déplaisante, la figure d'une grosse sottise qui l'a empêché
de devenir ambassa,deur à Gonstantinople ou à Londres. Et voilà ce
que c'est que de n'avoir pas la sincérité de se dire : Tu l'as voulu,
George Dandin ! Pour son malheur autant que pour le nôtre, le ciel
et M. Tony Flamerin ont attiré ici une de ces cafardes qui adres-
sent des lorgnades aux nuages, et d'une main se palpent le cœur,
tandis que l'autre interroge discrètement la poche du prochain.
Sans parler de son talent pour préparer les tisanes et pour épous-
seter les placards d'une maison, cette bonne pièce a réduit notre
diplomate en retraite par ses attentions, ses chatteries, ses flagor-
neries, ses propos sucrés, ses airs confits, les extases de son admi-
ration et ses yeux de carpe pâmée, qui lui répètent du matin au
hS!l REVUE DES DEUX MONDES.
soir, en haut allemand, qu'il est un grand homme. Libre à lui de
lui déclarer sa flamme, libre à elle de se rendre à discrétion, ce
sont leurs affaires, je n'y trouve rien à redire; mais cette Maintenon
au petit pied s'est mis en tête de se faire épouser. Elle jouera le
dragon de vertu, elle le renverra toujours affligé, jamais désespéré,
et vous verrez qu'irrité par ses rigueurs, si profond que soit le
fossé, un jour ou l'autre il le franchira; un peu de honte est
bientôt bue. Accepter cette drôlesse pour belle-mère, serviteur!
C'est trop me demander, et je me propose d'aller trouver tantôt
M. de Mauserre et de m'expliquer franchement et péremptoire-
ment avec lui. De deux choses l'une : ou la donzelle quittera de-
main les Charmilles pour n'y plus revenir, ou dès ce soir nous
aurons déguerpi, ma femme et moi. M. de Mauserre aime sa fille;
je me plais à croire que ma petite harangue lui fera quelque im-
pression .
M'"* d'Arci avait écouté avec chagrin ce discours un peu brutal,
mais elle n'avait eu garde d'en rien marquer; si elle aimait son
père, elle se fût plutôt pendue que de contredire son mari. Elle
me remercia du regard, quand elle m'entendit lui riposter en ces
termes :
— Mon cher comte, vos prémisses me semblent excessives et vos
conclusions bien aventureuses. M. de Mauserre a le tempérament
mélancolique; c'est un hypocondre qui n'a pas obtenu de la desti-
née ce qu'il en espérait, et qui croit avoir à se plaindre de son in-
justice. Considérons aussi qu'il est à l'âge où l'amour n'est plus
guère pour la plupart des hommes que le besoin d'une société se-
lon leur cœur; les femmes qui leur plaisent sont celles qui les plai-
gnent ou les admirent, les amusent ou les consolent. Or il a plu au
ciel et à un Américain qui s'ennuyait, car Tony Flamerin s'en lave
les mains, d'envoyer ici une personne qui n'est ni une donzelle ni
une drôlesse; les injures n'ont jamais rien prouvé, et M"** Holdenis
est tout simplement une personne intelligente, adroite, insinuante,
qui possède l'art d'entrer de plain-pied dans les sentimens des gens,
dans leurs querelles avec la vie, et de les gratter où il leur dé-
mange. Je ne nie pas que le charme qui eniraîne M. de Mauserre
ne pût le mener très loin, s'il s'y abandonnait, — ni que M"* Hol-
denis ne soit une ambitieuse dont l'imagination caresse certains
rêves qu'absout sa religion. Disons tout : si M""' de Mauserre
venait à mourir d'ici à demain, peut-être auriez -vous peine à
empêcher votre beau -père d'épouser la gouvernante de sa fille.
11 a l'esprit trop libéral pour que les considérations de fortune
et de naissance puissent le détourner de suivre ses penchans ; je
ne connais pas d'homme plus affranchi de tout préjugé. Heu-
META IIOLDENIS. 485
reusement M'^** de Mauserre est vivante, très vivante, et M. de Maii-
serre est un homme d'honneur à qui sa parole est sacrée. Ce que
je crains, mon cher monsieur, c'est une intervention maladroite,
qui l'irriterait et gâterait tout. Il est de la race des superbes; s'il se
rend quelquefois à ses propres réflexions, il a peu d'égards pour les
réflexions des autres, et son orgueil n'accepte jamais de leçons de
personne. Pour l'amour de Dieu, renoncez à lui en faire. Yos ex-
plications trop sincères le pousseraient à de redoutables emporte-
mens de déraison , et peut-être accorderait-il à sa colère ce qu'il
refusera sûrement à sa passion, puisqu'il vous plaît d'appeler ainsi
un goût très vif pour une personne qui, par grâce d'état, s'entend
mieux que nous à lui tenir compagnie.
— Je crois que M. Flamerin a raison, s'empressa de dire
jyjme (j'Arci en regardant son mari du coin de l'œil pour savoir ce
qu'elle pouvait hasarder. Il est possible que nous voyions les choses
trop en noir, mon cher Albert, et que le péril ne soit pas aussi im-
minent que nous le pensions. Cependant n'y a-t-il donc rien à faire,
monsieur Flamerin? Laisserons-nous la maladie suivre son cours
sans essayer d'aucun remède? Il nous en coûte de sentir l'ennemi
installé dans la place, et il nous tarde de débarrasser mon pauvre
père de sa demoiselle de compagnie, qui n'est pas une demoiselle
d'honneur. Si l'intervention de M. d'Arci vous paraît dangereuse,
adressons-nous à M'"^ de Mauserre. J'ai la certitude que ses repré-
sentations seront écoutées; on ne s'est pas aimé pendant six ans
sans qu'il reste un peu de feu sous la cendre. Allons la trouver,
ôtons-lui son bandeau, guérissons-la de son aveugle confiance, qui
est le vrai danger, et recherchons avec elle le moyen d'éconduire
sans bruit de funestes yeux bleus qui nous présagent des tem-
pêtes.
— Ah ! madame, vous me faites frémir, m'écriai-je. Ne voyez-
vous pas que cette confiance que vous traitez d'aveugle et que je
trouve adorable sera notre salut? C'est par là que M'"" de Mauserre
tient en échec, sans s'en douter, les secrets manèges de M"* Hol-
denis, et met M. de Mauserre hors d'état de rien vouloir, de rien
espérer et même de rien désirer. Un homme de cœur trahira-t-il
une femme qui croit en lui comme au Père éternel? La désabuser,
c'est vouloir tout perdre. Au premier mot que vous lui direz, elle
n'aura plus sa tête, elle sera comme affolée d'inquiétude et de cha-
grin. N'attendez d'elle ni prudence, ni mesure, ni habileté; elle
éclatera et fera le jeu de l'ennemi. Singulier moyen de sauver une
place assiégée que d'y pratiquer soi-même la brèche!
— Vous repoussez tout ce qu'on vous propose, me répliqua
M. d'Arci d'un ton bourru. Tâchez du moins de trouver quelque
hSQ REVUE DES DEUX MONDES.
expédient; sinon, j'en reviens à mon grand remède, c'est-à-dire à
la mort-aux-rats.
— Je vous supplie de me donner carte blanche, lui répondis-je.
— Et que ferez-vous?
— Je prétends obtenir de l'assiégeant qu'il lève le siège.
— En faisant appel à son exquise sensibilité et à la délicatesse
de sa belle âme?
— Non, par d'autres moyens. Ne me demandez pas lesquels; c'est
mon secret.
— Et vous vous engagez à réussir?
— Je m'y appliquerai; promettez-moi de votre côté de ne parler
de rien à M™® de Mauserre, et même de faire bon visage à M"* Hol-
denis.
Il me répondit que c'était exiger beaucoup de lui, que cependant
il consentait à se prêter à mon essai, après quoi il reprendrait sa
liberté et procéderait à sa façon. Il sortit en retroussant sa mous-
tache et chantonnant le refrain favori du grand Frédéric :
Je la traiterai, biribi,
A la façon de barbari,
Mon ami.
Yers le soir, la pluie cessa, le temps s'éclaircit. Le lendemain, à
notre réveil, il n'y avait plus un nuage au ciel. Six heures n'avaient
pas sonné que deux voitures, attelées l'une et l'autre de trois vi-
goureux percherons, nous attendaient devant la grille de la ter-
rasse. Tout le monde fut exact au rendez -vous, sans excepter
M'"^ de Mauserre, à qui le bonheur faisait faire des prouesses.
Quand elle nous rejoignit, les yeux gros de sommeil, emmitouflée
de fourrures comme au fort de l'hiver, M. de Mauserre engagea
cette belle frileuse à monter dans la calèche, dont la capote rele-
vée la protégerait contre la fraîcheur du matin. Il monta lui-même
dans le break, qu'il se proposait de conduire, et appela auprès de
lui Lulu et sa gouvernante. Il avait compté sans son gendre, qui
se fit un malin plaisir de s'adjoindre à eux, sous prétexte qu'il
entendait profiter de l'instructive conversation de M"" Iloldenis. Il
fut sourd à toutes les objections, et afiecta de ne point apercevoir
les froncemens de sourcils de son beau-père, qui dut s'accommo-
der de sa gênante société. Je pris place dans la calèche avec M""^ de
Mauserre et M'"** d'Arci, et nous voilà en route.
Si vous désirez connaître le Bugey, madame, et que vous n'ayez
pas le temps d'y aller, étudiez l'excellent guide de Joanne; mais
il me serait impossible de vous décrire exactement le pays qu'on
traverse pour se rendre de Crémieu au lac Paladru. Quoique ama-
META IIOLDEWIS. AS7
teur de beaux paysages et par goût et par profession, j'avais laissé
aux Charmilles mes yeux de peintre; je n'étais plus que Tony Fla-
raerin, lequel avait martel en tête. Dans l'inquiétude et je dirai
presque relTroi que me causaient les plans de campagne de
M. d'Arci, j'avais payé d'audace, et, prenant tout sur moi, j'avais
obtenu un vote de confiance. Qu'allais-je faire? Les moyens secrets
que je m'étais vanté de posséder me paraissaient à l'examen d'un
effet douteux, je n'étais pas bien décidé à m'en servir. Pour voir
clair dans ma conduite, il aurait fallu que je visse clair dans mes
sentimens. Je croyais par intervalles haïr comme la peste l'ennemi
que je m'étais chargé de combattre, et je me promettais de le trai-
ter sans miséricorde; l'instant d'après, je me surprenais à douter de
ma haine, où il entrait peut-être plus de ressentiment, plus de ja-
lousie que d'aversion. Vous avez lu le Tasse et l'épisode de la fo-
rêt ensorcelée, que Tancrède s'était fait fort de désenchanter; il
aurait dû commencer par désenchanter son cœur, car vous savez
ce qu'il advint de lui et de son épée quand l'arbre qu'il se dispo-
sait à pourfendre lui montra le visage de cette Clorinde qu'il se
flattait sottement de ne plus aimer. Je me demandais si j'étais tout
à fait dépris de Clorinde, si au moment décisif je ne sentirais pas
trembler dans ma main le glaive de l'inexorable justice. Ma seule
ressource était de compter sur l'imprévu, sur quelque incident qui
m'inspirerait une résolution ; mais qu'est-ce qu'une habileté qui
s'en remet aux incidens? M. d'Arci se fut bien moqué de moi, s'il
avait lu dans mes pensées.
Ainsi travaillait mon esprit, et vous me pardonnerez d'avoir vi-
sité sans le voir un des plus beaux pays du monde. Je me souviens
cependant de longues suites de collines ombragées de chênes, qui
servaient de cadre à des plaines fertiles, couvertes de riches cul-
tures. Nous cheminâmes durant des heures sur un plateau mame-
lonné; en atteignant la crête de l'un de ces mamelons, nous en
apercevions d'autres qui se déroulaient en amphithéâtre autour de
nous, couronnés de beaux villages, de clochers pointus et de châ-
teaux massifs. Je me souviens également que nous traversâmes de
jolis hameaux dont les maisons, blanchies à la chaux, nous regar-
daient passer; je me rappelle que sous l'auvent de chacune de ces
maisons pendait une claie à sécher les fromages, et qu'il sortait de
chacune de leurs fenêtres un vague bruissement de rouets et de
métiers à tisser. 11 me semble qu'au sortir de ces hameaux il y
avait de grands noyers dont l'ombre allongée dormait paisible-
ment dans la poussière du chemin, à droite et à gauche des meules
de paille, puis à perte de vue des champs de trèfle, de maïs, de
sarrasin fleuri, au milieu desquels couraient des treilles écheve-
A88 REVUE DES DEUX MONDES.
lées dont les pampres se tachetaient de rouge et qui toutes se te-
naient par la main pour danser comme des folles. Qu'elles eussent
un air de fête et de joie, je vous en donnerais ma parole d'honneur;
mais de vous dire précisément ce qui les mettait en gaîté, je ne le
saurais.
Nos percherons s'étant mis au pas pour gravir une côte, mes
idées s'éclaircirent et je considérai longtemps un frais vallon qui
ressemblait à ces tableaux du Poussin où il s'est complu à réunir
toutes les scènes diverses de la vie des champs. Dans le fond, une
tourbière où deux hommes ouvraient une tranchée, tandis qu'un
troisième assemblait les mottes en tas; à quelques pas plus loin, un
plantage et des femmes occupées à la cueillette des pois, d'autres
qui lavaient du linge dans un ruisseau, des enfans qui taillaient des
osiers, une prairie où pâturaient des vaches et un cheval blanc; sur
le revers du vallon, un champ labouré, bien gras, bien luisant, dans
lequel se promenait une herse attelée de quatre bœufs. Hommes,
femmes, enfans, tout ce monde causait et riait; la tourbière inter-
pellait les pois, la herse apostrophait les lavandières; tout en pais-
sant, les vaches disaient leur mot, et la gravité de l'animal portait
un jugement sur les gaîtés de l'homme. Répandez sur cette scène
une vapeur transparente et la douceur d'un soleil d'automne buvant
goutte à goutte les sueurs de la terre; non. Poussin n'eût pas
mieux fait.
Je sais quelque chose de plus intéressant que les plus beaux
paysages du Bugey; c'est le spectacle d'une âme heureuse, quand
cette âme, bien entendu, n'est ni celle d'un méchant, ni celle d'un
sot. M'"^ de Mauserre me donnait ce spectacle. Elle était le bonheur
en personne; il brillait dans ses yeux, dans son sourire; elle en
était enveloppée comme d'un fluide. On aurait pu croire qu'elle ne
vivait que depuis deux jours; le monde lui était une nouveauté
charmante, les objets les plus insignifians lui causaient des étonne-
mens, des ravissemens. En vérité, n'est-ce pas ce jour-là qu'elle
découvrit le soleil ? Son regard lui disait : — A propos, tu sais qu'a-
vant dix mois je serai sa femme! — Cette âme tendre aurait voulu
répandre sa joie autour d'elle, dépenser son ivresse en aumônes
tout le long du chemin. Elle avisa une dindonnière assez dépenail-
lée qui paissait son troupeau dans un pré. Elle fit arrêter la voiture
et courut embrasser l'enfant, avec qui elle s'entretint, assise sur
une pierre; les dindons en émoi gloussaient à l'entour et faisaient
la roue. En la quittant, elle lui glissa dans la main deux pièces d'or.
Un peu plus loin, elle vida le reste de sa bourse dans le chapeau
d'un vieil aveugle. Nous nous regardions du coin de l'œil, M'"^ d'Arci
€t moi; ce regard disait beaucoup de choses.
META IIOLDENIS. l\S9
Depuis le vallon qui m'avait fait penser au Poussin jusqu'au vil-
lage des Abrets, où nous devions faire halte pour déjeuner, j'eus
moins de distractions, et je puis vous certifier que la route que
nous suivions n'a peut-être pas son égale. Elle court au travers des
vergers les plus rians, les plus frais, tapissés d'une herbe si velou-
tée qu'il me prenait envie d'être mouton pour en manger; les deux
rangées d'arbres entre lesquelles nous passions entre-croisaient leurs
branches, qui se recourbaient en berceaux au-dessus de nos têtes.
Nous ne rattrapâmes le break qu'aux AbretS; il avait cheminé comme
le vent, sans s'arrêter à causer avec les dindonnières, étant conduit
par un homme de mauvaise humeur qui était bien aise d'avoir
trois percherons à fouetter à tour de bras. Vous ne sauriez croire à
quel point, selon les circonstances, M. de Mauserre se ressemblait
peu à lui-même. 11 y avait en lui deux hommes, dont l'un était aussi
attentif à se commander que l'autre l'était peu. Pendant mon séjour
à Dresde, il avait eu à traiter une affaire épineuse, et je l'avais vu
opposer à toutes les contrariétés une figure impassible et unie; —
hors des affaires et dès qu'il ne s'agissait que de lui, incapable de
dissimuler, ses dépits paraissaient naïvement sur son visage, où on
les lisait à livre ouvert.
Il fut sombre pendant tout le déjeuner comme une porte de pri-
son. M. d'Arci jouait la candeur et l'exaspérait par ses empresse-
mens. En sortant de table, il prit sa revanche. 11 y avait dans le
jardin de l'auberge un tir au pistolet; M. de Mauserre, qui était de
première force, mit son gendre au défi et fit mouche trois fois de
suite. La galerie battit des mains, et la perle des gouvernantes
s'écria : — Dites-nous donc, monsieur, une fois pour toutes, quel
talent vous n'avez pas! — M. d'Arci envoya sa première balle dans
l'un des montans de la cible; il s'en prit au pistolet, qu'il déclara
détestable. Son second coup ne fut guère plus heureux; il s'obstina
jusqu'à ce qu'il eût mis dans le blanc, si bien qu'en quittant le jar-
din il eut le déplaisir de s'apercevoir que le break avait gagné les
devans sans l'attendre. Force lui fut de monter dans la calèche avec
nous. — Vous voilà bien attrapé, lui dit en riant M'"* de Mauserre;
— puis d'un ton plus sérieux : — M. de Mauserre se plaint que vous
avez la mauvaise habitude de taquiner M"^ Holdenis; à la longue,
vos Miaisanteries pourraient lui faire tort dans l'esprit de son élève...
Nous sommes si heureux de l'empire absolu qu'elle a su prendre
sur notre indocile cabri ! — Il se mit à ricaner, je lui pinçai le bras,
et il ravala sa réplique.
Au sortir des Abrets, on gravit pendant plus d'une heure une
côte assez rapide; après en avoir atteint le sommet, on quitte la
grande route pour s'engager dans un chemin vicinal qui conduit en
i90 REVUE DES DEUX MONDES.
vingt-cinq minutes au village de Paladru, assis à quelques pas du
lac, au pied d'une église perchée sur un tertre. Je puis, madame,
vous parler en expert du lac Paladru; je l'ai vu de très près, j'ai fait
avec lui une connaissance plus intime que je ne l'aurais désiré. Si
vous aimiez la statistique, je vous apprendrais qu'il est situé à
quinze cents pieds au-dessus du niveau de la mer, qu'il a près de
deux lieues de long sur une demi-lieue de large, qu'il est très pro-
fond, que ses eaux sont minérales et fort actives contre plusieurs
maladies, et qu'elles ont' un léger goût savonneux, ce qui ne les em-
pêche pas d'être poissonneuses. J'aime mieux vous dire qu'il n'est
pas permis d'aller dans le Bugey sans rendre visite à ce joli lac,
que les environs en sont délicieux et qu'on y trouve de superbes
frênes, que les monts qui encadrent ses deux rives sont les uns
plus cultivés, les autres plus boisés et plus sauvages, que selon
l'heure du jour et le caprice du vent il passe de la couleur de la
nacre à un bleu d'azur et au gris du plomb, qu'enhn la nature s'est
plu à rassembler sur ses bords les accidens les plus divers, des
criques, des anses, des promontoires, ici des bouquets d'arbres qui
se penchent sur l'eau et y trempent leur chevelure, là une grève
courte que lave le flot, plus loin de petites falaises que fouette la
vague. Si jamais vous y allez, arrêtez-vous sur une de ces falaises,
à quelques pas du village, et regardez à votre gauche. Au-delà du lac
et de SCS joncs, vous verrez au premier plan un rideau de saules aux
feuillages argentés, — au-delà des saules, une hauteur ombragée
de beaux noyers au travers desquels pointent un clocher et les tou-
relles d'un château, et, si le temps est clair, à la faveur de l'échan-
crure que laissent entre elles les collines, le Mont-Blanc vous ap-
paraîtra dans toute la gloire de ses neiges éclatantes, découvrant à
la fois ses deux versans, l'un qui s'abaisse par étages du côté de la
France, l'autre, pareil à une gigantesque muraille, où il semble que
les aigles eux-mêmes doivent gagner le vertige.
Le guide du voyageur vous donnera, madame, un aperçu des
beautés du lac Paladru; mais il ne vous dira pas que c'est un en-
droit où l'on fait des expériences désagréables. Celle que j'y fis m'a
démontré clairement que le métier de prédicateur a ses dangers,
et que les Allemandes ont parfois de bien étranges lubies.
YIÏ.
Deux heures après notre arrivée, M'"'' de Mauserre, fatiguée de
la route, rassasiée du lac et du Mont-Blanc, s'était assoupie sur un
des canapés de l'hôtel des Bains, et Lulu, couchée sur un coussin,
dormait à ses pieds. En attendant l'heure du dîner, M. de Mau-
META HOLDENIS. 491
serre, qui était aussi fort aux échecs qu'au pistolet, et qui cherchait
une nouvelle occasion d'humilier son gendre, lui proposa une
partie , et celui-ci l'accepta dans l'espoir d'une chimérique re-
vanche.
Meta ne tarda pas à sortir ; elle alla promener ses pensées sur la
grève où avait abordé un bateau tout fraîchement arrivé de l'autre
bout du lac. Les bateliers qui le montaient venaient de l'amarrer à
un pieu, après en avoir roulé la voile autour du mât. Elle eut la
fantaisie d'y entrer; je la vis s'asseoir près de la proue et y de-
meurer immobile, penchée sur l'eau, qui lui servait peut-être de
miroir. L'occasion me semblant propice, quelques secondes après je
l'avais rejointe, je détachais sournoisement l'amarre, et, prenant
les rames en main, je gagnais le large avec elle.
D'abord elle parut effrayée de se trouver seule avec moi sur cette
coque vacillante; elle me supplia de la ramener à terre. Je n'eus
pas l'air de l'entendre, je continuai de ramer. Peu à peu elle se
rassura ou se résigna. Elle s'assit à l'arrière près du gouvernail.
Quand nous eûmes dépassé le milieu du lac, je lâchai les avirons et
laissai le bateau voguer à la dérive. Elle me regardait avec atten-
tion, interrogeant mon visage et mon silence.
Ayant trouvé la veille sur un des rayons de la bibliothèque du
château une vieille édition des Provinciales^ j'avais eu la curio-
sité d'y mettre le nez. Un passage m'avait singulièrement frappé
et s'était incrusté dans ma mémoire. M'adossant contre le mât, et
les bras croisés : « En vérité, mon père, m'écriai-je, il vaudrait au-
tant avoir affaire à des gens qui n'ont point de religion qu'à ceux
qui en sont instruits jusqu'à la direction d'intention, car enfin l'in-
tention de celui qui blesse ne soulage point celui qui est blessé. Il
ne s'aperçoit point de cette direction secrète, il ne sent que celle
du coup qu'on lui porte. Et je ne sais même si on n'aurait pas
moins de dépit de se voir tuer brutalement par des gens emportés
que de se sentir poignarder consciencieusement par des gens dé-
vots. »
J'ajoutai : — Ah ! que Pascal était un grand homme, et que la
casuistique est une science dangereuse!
— A qui parlez-vous? me demanda- t-elle en souriant. Au ciel,
aux poissons ou à moi ?
— A quelqu'un, repris-je, qui m'a reproché plus d'une fois d'être
un homme léger, et je lui réponds : Grâce soit faite aux esprits
légers, ils déferont demain le mal qu'ils ont fait hier. Je^; redoute
davantage ceux qui le font par conviction ! C'est d'eux que Pascal
a dit qu'on n'est jamais coquin si pleinement et si gaîment que
quand on l'est par conscience.
/i92 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle regarda autour d'elle : — Je ne vois pas ce jésuite à qui
s'adresse votre discours, repartit-elle doucement. Yous devriez sa-
voir que j'ai été élevée à ne pas aimer ces bons pères plus que vous
ne les aimez vous-même.
Je repris les rames; j'eus bientôt doublé un petit cap, dont les
ombrages nous cachèrent le village et l'hôtel. Meta n'avait plus
peur; elle me dit d'un ton paisible : — Que répondra-t-on à Lulu
si, à son réveil, elle demande sa gouvernante? Est-ce un enlève-
ment? dit-elle encore. Ah ! j'oubliais que nous sommes au 1" sep-
tembre, et qu'aujourd'hui nous devions avoir une explication; mais
un lac n'est pas un cimetière.
Puis elle détourna la tête et contempla le Mont-Blanc, qui se
montrait vaguement derrière un massif de noyers.
J'abandonnai de nouveau les rames, et, m'adossant une seconde
fois au mât, je fis une cigarette que j'allumai. — Les jésuites ont
bon dos, repris-je. Il est possible qu'ils aient inventé le bel art de
prévariquer en sûreté de conscience; je me suis laissé dire pourtant
que la casuistique est cultivée dans plus d'un pays où ils ne sont
pas en faveur. On y voit des esprits qui emploient leur subtilité à
trouver de bonnes raisons pour justifier les cas les plus injustifia-
bles. On en voit d'autres qui méprisent la grosse morale terre
à terre des honnêtes gens selon le monde ; ils la mettent à l'alam-
bic, et leurs maximes quintessenciées les autorisent à s'accorder de
petites licences que le commun des martyrs se refuserait. D'autres
encore se servent de leur religion, qui est sincère, pour sanctifier
leurs convoitises. Leurs actions les plus intéressées sont œuvres
pies. Ces enfans de Dieu regardent toute la terre comme leur hé-
ritage, et, convaincus que le ciel leur a commis le soin d'obliger les
méchans à restitution, ils font main basse, la larme à l'œil, sur leurs
biens qu'ils s appliquent.
Je lançai ma cigarette dans le lac. — On m'a parlé d'une pé-
cheresse, poursuivis-je, qui, à vrai dire, n'avait péché qu'une fois;
la vie avait été si indulgente pour elle qu'elle avait trouvé le bon-
heur dans sa faute. Une sainte vint à passer, et, voyant cette heu-
reuse coupable, elle s'écria : — Quel fâcheux exemple! La loi di-
vine de ce monde est l'ordre, que cette femme a transgressé. Il y
va de l'intérêt du ciel et des bonnes mœurs que je lui prenne son
bonheur si mal acquis; je lui prendrai sa maison, je lui prendrai
son mari, je lui prendrai son enfant, je lui prendrai son passé et
son avenir, ses souvenirs et ses espérances, je lui prendrai tout, et
Dieu me dira : Bien travaillé, ange de lumière! il y a un désordre
de moins dans le monde.
Une flamme lui monta aux joues; elle me cria : — Depuis quel-
META IlULDtNlS. h9Z
ques jours vous parlez par énigmes; dites-moi une fois pour toutes
ce que vous avez dans l'esprit et de quelle infamie vous me soup-
çonnez.
— 11 y a là-bas, lui répliquai-je, dans une auberge de village,
une femme qui dort paisiblement. Puisse-t-elle ne se point réveil-
ler! car un jour elle sera folle de désespoir en découvrant que
M"^" Meta Holdenis a conçu l'honorable et hardi projet d'épouser
M. de Mauserre.
Son visage prit une expression colère et sèche que je ne lui avais
jamais vue. Ce ne fut qu'un coup de théâtre, la scène changea bien
vite. Le regard presque féroce que ses yeux dardaient sur moi,
comme l'aiguillon d'une abeille, s'adoucit par degrés; ses lèvres
serrées se détendirent, son front crispé redevint uni comme une
glace, elle baissa la tête, et il me sembla que des larmes roulaient
sous sa paupière. J'attendis un moment qu'elle me parlât; mais
j'attendis en vain.
Les lacs de montagnes sont capricieux et fantasques. Quand nous
nous étions embarqués, il n'y avait pas un souffle dans l'air ni une
ride à la surface de l'onde, qui était d'un bleu argenté. Bientôt
l'ombre portée de la côte avait pris une couleur d'émeraude; le
vert, gagnant peu à peu sur l'azur, avait envahi tout le lac, qui fut
saisi d'un frisson et commença de clapoter. Le bateau avait dérivé
au large. De plus en plus embarrassé du silence prolongé de Meta
et du mien, je me décidai au retour. Je mis cap sur le village de
Paladru, où la brise nous poussait en droiture, et je dépliai la voile
en demandant à Meta si elle se chargeait du gouvernail, qu'il ne
s'agissait que de maintenir droit. Elle me répondit par un signe des
yeux, et saisit la barre d'une main déterminée. La voile s'enfla, le
bateau prit sa course comme un cheval qui aurait senti l'éperon;
déjcà les roseaux et les galets de la rive devenaient plus distincts.
Meta avait redressé la tète; sa bouche entr'ouverte buvait le
vent, et sa poitrine se gonflait. — Je veux vous dire une fois en-
core le Roi de T/mlé, murmura-t-elle; écoutez bien. — Et de la
même voix que jadis elle me récita les vers que grâce à elle je
savais par cœur :
Es war ein Konig in Tlmlc
Gar treu bis an das Grab,
Dem sterbend seine Buhle
Linen goldnen Bêcher gab.
Le vent fraîchissait de seconde en seconde ; soudain une rafale
secoua rudement la voile, qui tour à tour battit le mât et se tendit
jusqu'à le faire craquer. Le lac avait passé du vert au gris, il se
tachetait d'écume et se hérissait d'un air de méchante humeur.
594 REVUE DES DEUX MONDES.
A un mouvement maladroit que fit Meta, le bateau, s'étant incliné
brusquement, embarqua un paquet d'eau. — Prenez garde, lui
dis-je; il suffirait d'une distraction pour nous faire chavirer.
Elle était arrivée au dernier couplet :
Er sah ilm stûrzen, trinken,
Und sinkcn tief ins Meer.
Die Augen thaten ihm sinken;
Trank uie einen Tropfen mehr.
Elle répéta deux fois ces quatre vers; puis elle me regarda, et sa
figure me parut singulière. Elle ôta sa toque; l'air jouait avec ses
cheveux, qLii voltigeaient sur son front; elle avait les joues ar-
dentes, et au fond de ses yeux braqués sur moi une mystérieuse
folie agitait ses grelots.
— Votre bohémienne, s'écria-t-elle, était une menteuse; ne m'a-
t-elle pas prédit que je vivrais cent ans? — Et, baissant la voix, elle
ajouta : — Nous devions décider aujourd'hui si nous passerions notre
vie ensemble; puisque vous n'y pensez plus, je veux mourir avec
vous.
A ces mots, elle imprima au gouvernail une si violente secousse
que la seconde d'après notre bateau avait sa coque en l'air et votre
serviteur six pieds d'eau au-dessus de la tête.
Madame, on ne sait dans ce monde ce qui sert et ce qui nuit. Je
n'aurais jamais imaginé que le commerce de mon ami Ilarris pût
avoir pour moi la moindre utilité. Cependant, lorsque je revins de
mon étourdissement et du fond de l'eau à la surface, ma première
pensée fut de me féliciter d'avoir passé avec lui trois mois à Genève,
parce que, nous baignant tous les jours dans le lac, il avait fait de
moi un habile nageur; — soyez sûre que dans ce moment tous mes
tableaux passés et futurs me semblaient bien peu de chose au prix
de la faculté que je possédais de me tenir sur l'eau. Mes idées se
débrouillant, ma seconde pensée fut qu'il y avait près de moi une
femme qui se noyait, et que j'étais résolu à la sauver ou à périr
avec elle. Vous croirez ce qui vous plaira, madame; mais ce n'était
pas un mouvement d'humanité ni de compassion qui me poussait :
je ressentais pour la première fois une sorte de fureur amoureuse.
J'avais tout pardonné à Meta en faveur de la charmante et louable
intention qu'elle avait eue de noyer Tony Flamerin; il me semblait
que la vie n'était pas possible sans elle. Ce sentiment vous paraîtra
extravagant, et vous allez croire que l'eau du lac Paladru, dont
j'avais avalé un grand coup, joint à ses autres vertus celle d'être
plus capiteuse que le vin du Rhin. Madame, il n'est pas besoin de
boire pour extravaguer; il y a un peu de déraison dans toutes les
passions humaines. C'est le cœur de l'homme qui est capiteux.
META HOLDENIS. A95
Je plongeai, et je n'aperçus pas Meta. L'épouvante me gagnait
quand je m'avisai que, sa robe s'étant accrochée à la barre du gou-
vernail, elle se trouvait prise sous le bateau. Je l'eus bientôt dé-
gagée. Elle avait entièrement perdu connaissance; mais je ne pou-
vais avoir de sérieuses alarmes, elle n'avait pas demeuré plus d'une
minute sous l'eau. Lii léger mouvement qu'elle fit avec les doigts
me rassura tout à fait. Lui soutenant la tête de ma main gauche,
je m'escrimai si vigoureusement du bras droit et des deux jambes
que le grand Harris lui-même eût été content de moi. A.u bout de
quelques instans que je trouvai longs, j'eus l'infini bonheur de
prendre terre.
Mon premier soin fut de coucher Meta sur le côté; el'e rouvrit
les yeux, les referma aussitôt. Je l'enlevai dans mes bras et me mis
à courir vers l'auberge, qui n'était pas loin. Je fus accosté à mi-
chemiu par deux bateliers furieux, qui, m'accablaut d'injures, me
redemandaient leur bateau. Je le leur montrai du doigt, les assu-
rant qu'il se portait bien, quoiqu'il n'y parût pas. Dans le fond, ils
étaient débonnaires, et ma bourse, que jeleur donnai, était si bien
garnie, qu'ils changèrent de ton et voulurent m' aider à porter ma
précieuse charge; mais je n'entendais pas que personne m'en soula-
geât. M'"' de Mauserre, qui s'était réveillée, s' étonnant de ne pas nous
voir, venait de sortir de l'hôtel avec Lulu pour nous chercher. Elles
nous aperçurent, et, croyant à un irréparable malheur, elles pous-
sèrent l'une et l'autre des cris perçans. J'avais eu facilement raison
des bateliers qui me réclamaient leur bateau; j'eus plus de peine à
calmer Lulu, qui me demandait compte de sa gouvernante. Le pis
est que ses hurlemens furent entendus de M. de Mauserre. 11 aban-
donna sa partie d'échecs, se précipita dans la cour, et je crus que
j'aurais une aflaire sérieuse avec lui. Il me regardait d'un air me-
naçant et furibond. Je me hâtai de dissiper son inquiétude en lui
affirmant que Meta était vivante; mais l'inquiétude le tourmentait
moins que l'âpre chagrin de la voir étendue dans mes bras, qui la
serraient étroitement, sa joue pressée contre la mienne, ses che-
veux collés à mes tempes.
Il s'élança sur moi, les poings levés, et s'écria : — Vous êtes un
misérable fou 1
Ce cri me fit mesurer la profondeur de sa blessure. — Vous vous
oubliez, monsieur, lui répondis-je froidement. — Et, le repoussant
de l'épaule, j'entrai dans l'auberge, où je déposai mon fardeau. Il
n'y a pas d'enthousiasme qui tienne, j'étais à bout de forcjs.
M. d'Arci ét^fit accouru; il haussa les épaules en lorgnant Bleta,
qui était pâlj comme la mort, et il me dit : — Quelle comédienne!
— Puis il grommela entre ses dents : — L'idée était ingénieuse;
mais le cœi.r vous a manqué.
liQQ REVUE DES DEUX MONDES.
VIII.
Les soins empressés de M'"^ de Mauserre, assistée de sa belle-fille
et de l'hôtelière, eurent bientôt ressuscité la perle des gouvernantes.
On la déshabilla, on la mit dans un lit bassiné, où elle ne tarda pas
à reprendre tous ses esprits. Son premier mot fut pour appeler
Lulu, qui se jeta sur elle avec des transports de joie.
Pendant ce temps, j'avais échangé mes habits mouillés contre
des vêtemens de paysan, et je descendis me chauffer à la cuisine.
J'y trouvai M. de Mauserre debout devant la cheminée. — Vous
avez des explications à me donner, me cria-t-il.
— Permettez, repartis-je d'un ton vif, il me semble que c'est à
moi d'en réclamer.
Notre vieille amitié triompha de sa jalousie et de son orgueil, et
il reprit de l'air le plus affectueux : — Vous avez raison; les cpis de
Lulu m'avaient tioublé l'esprit. Excusez-moi, je vous en prie, et
embrassons-nous.
Je lui touchai dans la main sans lui donner au sujet de mon nau-
frage Its éclaircisscmens détaillés qu'il désirait. Tout ce qu'il put
tirer de moi fut que M"'' Holdeuis avait choisi le moment où le vent
soufflait dans toute sa force pour lâcher imprudemment le gouver-
nail. — Gela prouve une fois de plus, ajoutai-je, que les femmes
sont de mauvais pilotes; ne nous laissons gouverner par elles ni sur
eau ni sur terre.
Impatienté de ma réserve, il m'entraîna dans l'embrasure d'une
fenêtre, et, m'ayant regardé dans le blanc des yeux, il me dit à
brûle-pourpoint : — Avez-vous des vues sérieuses sur M"" Holdenis?
— Que vous importe? lui répondis-je.
— Je m'intéresse à elle et à vous, et je ne crois pas que vous
soyez faits l'un pour l'autre.
— Pour qui donc est-elle faite? lui demandai-je en le regardant
fixement à mon tour.
— Pour ma fille, à qui elle est bien nécessaire. Soyez de bonne
foi. Votre cœur est-il pris tout de bon?
— Peut-être, lui dis-je; mais je ne dois compte de mes senti-
mens qu'à elle seule.
Sur ces entrefaites, on nous annonça que le dîner était servi. Je
me sentais un appétit bourguignon; je l'avais bien gagné. Je fis
honneur au repas et surtout à un hombre-chevalier qui avait été
péché le matin près de l'endroit où nous avions chaviré; ce produit
du lac Paladru me parut délicieux, tant j'ai l'âme peu rancunière.
M. de Mauserre mangeait du bout des dents et ne prononça pas
trois paroles. M'"« de Mauserre ne se lassait pas de me questionner
META HOLDENIS. 497
sur mon aventure nautique et de me remercier d'avoir sauvé la
vie à une personne qui lai était chère. M. d'Arci avalait morceau sur
morceau pour se mettre dans l'impossibilité de parler. M'"* d'Arci
me regardait avec son sourire tranquille, me disant tout bas : —
Ccau chevalier, il y a quelque chose là-dessous.
Entre la poire et le fromage. M'"'' de Mauserre nous quitta pour
aller prendre des nouvelles de Meta. Elle revint nous dire que l'hé-
roïne du jour se portait à merveille, qu'après avoir bu un bouillon
elle voulait à toute force se lever, et que, ses vêtemens n'étant pas
encore secs, on s'occupait de lui en chercher d'autres. Lulu, qui ne
pouvait se passer de sa gouvernante, demandait à se rendre au-
près d'elle. On lui en refusa la permission; elle se mit à pleurer et
à trépigner conime dans son beau temps. Pour la calmer, M. d'Arci
lui fit des cocottes en papier; tout le monde s'en mêla, la table en
fut bientôt couverte. Après avoir fourni mon contingent, je m'é-
chappai pour aller fumer un cigare dans le jardin.
La lune à son second quartier argentait la moitié du lac; l'autre
était dans une ombre noire. Il n'était plus fâché, mais il lui restait
comme une sourde émotion; par intervalles, ses vagues balbutiaient
des mots entrecoupés : on eiît dit un enfant que le sommeil a sur-
pris dans sa colère et qui gronde tout bas en rêvant. La pensée me
vint d'aller trouver Meta; il me semblait qu'après ce qui s'était
passé nous avions à causer ensemble.
Je rentrai dans l'auberge par la porte de derrière. Je montai à
pas de loup l'escalier, je me glissai le long du corridor, et j'allais
frapper quand je m'avisai que Meta n'était pas seule. Elle disait à
quelqu'un : — Donnez-moi des nouvelles de mon sauveur.
— 11 est d'une humeur charmante, répondit une voix sombre que
je reconnus pour celle de M. de Mauserre.
Mon premier mouvement fut de pousser brusquement la porte,
le second de retenir mon souffle et de prêter l'oreille; mais les
bonnes consciences produisent des scrupules comme les bonnes
terres portent de bon froment. Pour me dérober à la tentation, je
rebroussai chemin, je gagnai en tapinois la chambre où j'étais en-
tré pour me changer; mes habits y séchaient auprès d'un grand
feu. J'étais occupé à les retourner quand je m'aperçus qu'après une
pause les deux voix avaient repris leur entretien. Rappelez- vous,
madame, lorsque vous visiterez le lac Paladru, qu'à l'hôtel des
Bains les lits sont tendres, les repas copieux et bien servis, les
bombres-chevaliers délicieux, mais que les plafonds et les parois
y sont minces comme une feuille de carton, que d'une pièce à
l'autre on entend tout, et qu'il y faut murmurer ses secrets dans
la langue des fourmis. Non bis in idem, disent les juristes, ce qui
TOME ciii. — 1873. 32
hô8 REVUE DES DEUX MONDES.
signifie qu'on n'est pas tenu d'avoir de la conscience deux fois de
suite dans la même affaire. Cette fois j'écoutai, et j'entendis.
— Ne puis-je donc savoir qui de vous deux a eu la première idée
de cette promenade sur l'eau ? disait M. de Mauserre d'un ton sec,
presque impérieux.
— Je ne le sais pas moi-même, monsieur ; il me semble que
l'amarre s'est détachée toute seule.
— Et vous avez trouvé fort naturel cet aventureux tête-à-tête
avec un jeune homme que j'aime, que j'estime, mais qui est mau-
vais juge peut-être dans les questions de convenance?
— J'ai eu tort, dit-elle humblement. J'ai oublié ma situation,
et la gouvernante de votre fille vous en fait, monsieur, toutes ses
excuses.
— Je ne suis pas en ce moment le père de ma fille, je suis un
homme qui pensait avoir le droit... — 11 n'acheva pas sa phrase;
il préféra en commencer une autre. — Ne sommes-nous pas le
1" septembre? C'est aujourd'hui que Tony devait vous demander
votre main. Que lui avez-vous répondu?
— Je n'ai pas eu de réponse à lui faire, monsieur, parce qu'il ne
m'a rien demandé.
— C'est pourtant un endroit bien choisi qu'un bateau pour y
faire une déclaration; on ne risque pas d'y être dérangé. La sienne
a-t-elle été brûlante? A-t-il su profiter de la circonstance en habile
homme ? a-t-il été entreprenant ?
— Songez-vous bien, monsieur, à qui vous parlez?
— Je Sftiis tenté de croire, poursuivit-il, que votre naufrage n'a
point été un accident. M, Flamerin a voulu se procurer le plaisir
de vous sauver, le plaisir plus doux encore de vous porter pendant
dix minutes dans ses bras. Comme il vous tenait étroitement serrée
contre son cœur! Est-il certain que vous fussiez tout à fait éva-
nouie ?
Elle enfla sa voix, et ce fut à son tour d'avoir le verbe haut : —
Eh bien! oui, s'écria-t-elle, M. Flamerin a pris aujourd'hui avec
moi de grandes libertés. Ce qui me console, c'est qu'un jour peut-
être je serai sa femme.
— Cela ne sera pas.
— S'il le veut, qui pourrait l'en empêcher?.. Vous oubliez qu'il
est libre, lui !
Ce mot l'accabla, et je crus l'entendre pousser un profond sou-
pir. Il se pourrait aussi que ce fut une illusion; dans certaines cir-
constances, les oreilles me tintent.
— Si vous méprisez mes conseils, reprit -il d'un ton plus doux,
j'aime à croire que vous attachez quelque prix au consentement de
META UOLDENIS. Û99
votre famille. Je peux vous assurer que votre père n'autorisera ja-
mais ce mariage.
— Yous lui avez donc écrit ? Comme vous abusez de mes confi-
dences !
— Il m'a répondu courrier par courrier que M. Flamerin était
sans doute un bon parti, mais qu'il n'agréerait pour son gendre
qu'un homme d'un esprit sérieux et de principes sévères, et que
les hommes à principes ne se rencontrent guère parmi les artistes.
Une telle délicatesse lui fait d'autant plus d'honneur qu'il se trouve,
paraît-il, dans une situation embarrassée.
— Il vous a parlé de ses affaires? lui demanda-t-elle avec émo-
tion.
— Je lui sais gré de sa confiance. Quelqu'un lui propose de le
prendre pour associé dans une entreprise qui lui permettrait de re-
lever en peu de temps sa fortune; mais on exige de lui un aj^port de
capital qu'il ne possède pas.
— Et qu'il vous prie de lui avancer?
— Je serai heureux de pouvoir faire quelque chose pour le père
de Meta Holdenis.
— Ah ! monsieur, pourquoi obhgez-vous une fille à plaider pour
vous contre son père, et à vous avertir que, si honnête, si loyal
qu'il soit, il est homme à projets et à chimères, qu'il a la main mal-
heureuse dans tout ce qu'il entreprend , que vous lui rendriez
un service fatal en encourageant ses illusions, que vous ne rever-
riez jamais votre argent, et que ma fierté ne s'en consolerait pas?..
J'exige, monsieur, que vous ayez le courage de le refuser. Je suis
prête, s'il le faut, à vous demander cette grâce à genoux.
— Calmez-vous. Je refuserai, puisque vous m'en priez. Laissez-
moi vous dire que vous avez le cœur le plus noble et le plus délicat
que je connaisse.
— Et vous, monsieur, vous êtes la bonté même... Pourtant vous
m'avez fait tout à l'heure la plus injuste querelle.
Il me parut qu'il changeait de place pour se rapprocher d'elle.
— Pour la dernière fois, l'airaez-vous ou ne l'aimez-vous pas? lui
dit-il.
— Quittons ce sujet, monsieur, il m'en coûte' trop de me disputer
avec vous.
— Yous refusez donc de rassurer mon inquiétude? reprit-il d'un
ton presque suppliant.
— J'ai peine à croire à votre inquiétude; je croirais plutôt à votre
despotisme, si vous n'étiez pas si bon.
— Et ma tyrannie vous paraît insupportable?
— Je suis très disposée, monsieur, à me laisser gouverner par
vous; mais nous vivons, ajouta-t-elle avec gaîté, dans; un temps, où
500 REVUE DES DEUX MONDES.
les peuples les plus soumis demandent à leur gouvernement de
s'expliquer.
— Vous voulez que je m'explique? Vous voulez me contraindre à
vous dire ce que je m'étais promis de vous taire à jamais?.. Oui, je
suis un despote, et mon secret... Ah! ne me forcez pas à parler,
vous m'avez deviné!
Il y eut un long silence, du moins il me parut très long. M. de
Mauserre le rompit enfin en disant : — Je ne sais ce que vous pen-
serez de moi; mon aveu vous semble-t-il odieux ou ridicule?
— Je ne vous juge pas, monsieur, répondit-elle, je crois rêver.
Vous vous trompez, vous vous faites illusion. Qui suis-je, pauvre
fille sans esprit et sans figure, pour m'étre fait aimer d'un homme
tel que vous? Ce sera l'éternelle gloire de ma vie; mais à cet honneur
dangereux je préfère la paix que j'ai perdue. J'étais si heureuse
auprès de vous!.. Hélas! me voilà condamnée à quitter dès de-
main les Charmilles. Monsieur, qu'avez-vous fait? Que vous êtes
cruel !
— Vous me quitteriez? s'écria-t-il avec véhémence; je ne le
souffrirai point.
— Quand j'aurais la faiblesse de rester, quelle vie mènerais-je
dans une maison où j'aimais à vous chercher, et où désormais la
prudence, le devoir, tout me commandera devons fuir? Adieu cette
douce liberté qui avait tant dd charmes pour moi comme pour vous!
— Vous resterez, vous dis-je, et vous n'aurez pas besoin de me
fuir. Je vous promets que vous n'entendrez plus de moi un seul mot
qui puisse vous blesser ou vous effrayer. Ce jour est un jour né-
faste, effaçons-le de notre mémoire. Que demain soit comme hier,
oublions l'un et l'autre que nous sommes venus ensemble dans un
lieu maudit où la jalousie m'a fait divaguer...
— Qu'exigez-vous de moi, monsieur? L'oubli vous sera facile,
mais je me défie de mes souvenirs.
— Je vous en supplie, reprit-il, traitez-moi comme un malade
dont 0:1 ménage la déraison, à qui l'on passe, crainte de pis, ses
plus absurdes caprices. Soyez sûre que je condamne ma folie, mais
elle me fait peur, et, si vous me refusiez, je ne réponds de rien, je
serais capable de quelque éclat qui ferait notre malheur à tous.
Jurez-moi que vous ne disposerez pas de votre main avant de m'a-
voir consulté, et que vous ne quitterez pas les Charmilles sans mon
consentement.
— Vous m'épouvantez! dit-elle d'une voix éperdue.
— Je ne sortirai pas d'ici que vous ne m'ayez donné votre pa-
role.
— Vous l'avez, monsieur, je vous la donne dans l'espérance que
vous me la rendrez.
META HOLDENIS. 501
Cette conversation, madame, m'agaçait horriblement, elle m'é-
tait insupportable, et j'avisais au moyen d'y mettre fin quand j'en-
tendis une porte s'ouvrir. L'instant d'après, je reconnus la voix de
M"* de Mauserre qui disait : — Je vois avec plaisir, ma chère, que
vous êtes en bonne compagnie. La voilà hors d'affaire, n'est-ce pas,
Alphonse?
— Grâce à vos bons soins, madame, dont je vous serai éternelle-
ment reconnaissante, lui répondit Meta. Je me félicite d'avoir vu la
mort de si près, puisque j'ai eu l'occasion de me convaincre que
vous voulez bien m'aimer un peu.
— En doutiez-vous ? La belle peur que vous m'avez faite ! — Et
M'"" de Mauserre partit de là pour revenir sur le détail de ses émo-
tions; elle aimait à redire les choses.
Je m'esquivai discrètement. Je retournai dans le jardin, où je mé-
ditai longtemps sur ce que j'avais entendu. Je ne savais trop quel
jugement en porter. 11 y avait en moi un procureur-général qui re-
quérait et un avocat très retors qui trouvait réponse à tout. Le
tribunal flottait dans le doute et réclamait un supplément d'en-
quête. Tout en consultant avec moi-même, je contemplais les étoiles,
je n'en sus tirer aucun éclaircissement.
Des sons de piano m'arrachèrent à mes réflexions. Meta, enve-
loppée dans la pelisse de M'"** de Mauserre, était descendue dans la
salle commune, et jouait un nocturne de Chopin, qui assurément
avait pensé à moi en le composant. Sa musique peignait les senti-
mens d'un homme qui est en train de se noyer avec la femme qu'il
aime ; elle disait aussi : Puisque vous refusez de vivre avec moi, je
veux mourir avec vous! Le piano était une méchante épinette de
village que Meta réussissait à faire parler; le proverbe a raison : Il
n'est point de mauvais outil pour un ouvrier qui a le diable au
corps. Il me parut qu'elle avait aussi le diable dans les yeux. J'é-
tais allé m' accouder sur le rebord de la fenêtre, et je l'observai
longtemps sans qu'elle pût m'apercevoir. La douceur habituelle de
son regard avait fait place à une vivacité meurtrière; mais il y a de
bons diables, et, la musique aidant, je cherchais à me persuader
que celui qui logeait dans ces prunelles bleues me promettait le
bonheur. Par intervalles, cela me semblait évident; quand Meta
eut ferme le piano, je ne regardai plus la chose comme aussi
sûre.
Je dormis très mal cette nuit, d'abord parce que j'agitais dans
mon esprit un problème de mathématiques transcendantes, ensuite
parce que mon voisin de droite, M. de Mauserre, fut sur pied jus-
qu'au petit jour, allant et venant comme un ours en cage. Son in-
somnie consolait la mienne.
A la demande de Lulu, il fut décidé que nous déjeunerions à Pa-
502 REVUE DES DEUX MONDES.
ladru et ne partirions pour les Charmilles qu'après midi. Vers onze
heures, je descendis dans la salle à manger. M™* d'Arci était assise
près d'une fenêtre et regardait M™° de Mauserre, qui arpentait le
jardin avec Meta. Elle me les montra du doigt l'une après l'autre
en me disant : — Gomment est-il possible de désirer ceci, quand
on a le bonheur de posséder cela?
— Il faut tout comprendre, lui répondis-je. La femme que voici
n'a tout son prix que dans le monde, dans une fête, dans un bal;
mais on ne donne pas de bals aux Charmilles, et il faut convenir
qu'à la campagne, un jour de pluie, la femme que voilà offre beau-
coup de ressources.
— Ajoutez, reprit-elle, que l'une est aussi sincère, aussi vraie
et aussi sure que l'autre est secrète, tortueuse et sournoise, et il
passe pour constant que les hommes n'ont jamais adoré que les
femmes dangereuses.
— Beaucoup de gens, lui répliquai-je, n'aiment à voyager que
dans les pays où il y a des précipices.
En ce moment, M""® de Mauserre nous aperçut et nous cria : —
Vous avez l'air de conspirateurs. Peut-on savoir ce que vous com-
plotez ?
— Nous complotons , lui dis-je , de vous ramener ici dans dix
mois et de vous donner sur le lac Paladru une fête vénitienne dont
je me charge de rédiger le programme.
Elle me remercia d'un mouvement de tête, et continua sa pro-
menade.
Après avoir pris la précaution de refermer les fenêtres. M""* d'Arci
me fit subir un interrogatoire sans recevoir de moi que des ré-
ponses évasives. Je lui rappelai que j'avais obtenu d'elle et de
M. d'Arci un vote de confiance et un crédit de temps.
— Vous finirez bien par nous rendre vos comptes, me dit
M. d'Arci, qui nous rejoignit sur ces entrefaites. Vos intentions sont
bonnes; je vous reproche seulement de manquer d'esprit de suite
et d'être un trop bon nageur.
— Je ne veux pas la mort du coupable ; je travaille à sa con-
version.
— C'est bien à vous, reprit-il, de prêcher les gens; ce serait
mieux encore de ne pas les repêcher.
— Laissez-moi faire à ma guise, j'ai mon idée, et souvenez- vous
de votre promesse.
— Je ne dirai rien qui puisse irriter mon beau-père , je ne ferai
rien qui puisse inquiéter M'"^ de Mauserre. Êtes -vous content?
— Je le serai tout à fait si nous réussissons à éviter une crise qui
tournerait sû"ement au profit de l'ennemi.
— Soyez tranquille, me dit M'"* d'Arci. Nous avons réfléchi à vos
META HOLDENIS. 503
recommanclations, et vous nous avez convaincus que, tant que
M'"*" de Mauserre ne se cloutera de rien, elle sera invulnérable; sa
confiance fait sa sûreté.
Je lui fis sigiTe de se taire; je venais d'entendre à l'instant dans
la pièce voisine, dont la porte était entr'ouverte, un léger piétine-
ment de souris. Je m'assurai qu'en effet Meta n'était plus au
jardin.
— Dieu veuille qu'elle ne nous ait pas entendus! dis -je à
jime d'Arci. Croyez-en mon expérience, les murs de cette auberge
sont perfides.
Deux heures plus tard, nous étions en route. Je ne sais si ce fut
par précaution contre son gendre ou contre lui-même que M. de
Mauserre pria sa femme de monter dans le break. Je pris place
dans la calèche avec mes deux alliés. En allant à Paladru, j'avais
été pensif; au retour, je fus rêveur. Quelques efforts que je fisse
pour m'occuper du paysage, je revoyais toujours un lac qui mou-
tonnait, un bateau ballotté et deux grands yeux un peu fous qui
me regardaient fixement et semblaient me crier : l'amour ou la vie!
Voilà, madame, comment il se fait que j'ai parcouru deux fois le
Bugey sans le voir.
IX.
Je fus quelques jours sans revoir Meta. Elle ne se ressentait point
de son bain; mais Lulu s'était refroidie à notre retour, et sa gou-
vernante l'avait condamnée à garder la chambre, où elle lui tenait
fidèle compagnie du matin au soir. J'attendais impatiemment qu'elle
sortît de sa prison volontaire, quand éclata la crise que j'appréhen-
dais. Je dois rendre à M. d'Arci la justice qu'il n'y fut pour rien;
cette crise funeste qui selon ma prédiction devait favoriser les en-
treprises de l'ennemi, ce fut l'ennemi qui la provoqua. Décidément
on ne saurait trop se défier des murailles de l'hôtel des Bains.
Un soir, peu avant le dîner, comme M'"" de Mauserre, qui ne
pensait à rien moins, était seule dans son petit salon, elle vit en-
trer M""" Holdenis pâle, le visage défait, laquelle vint se jeter à ses
pieds en pleurant. Elle se figura d'abord que Lulu était morte ou
mourante; Meta retrouva sa voix pour la rassurer.
— Mais qu'est-ce donc, ma chère? Vous m'épouvantez. Avez-
vous reçu quelque triste nouvelle ?
Meta secoua la tête.
— Vous a-t-on fait quelque chagrin? M. d'Arci se serait-il per-
mis... Contez-moi tout de suite vos peines. Je serai bien malheu-
reuse si je ne réussis pas à vous consoler.
— Vos bontés m'accablent, répondit Meta, qui ne cessait de
504 REVUE DES DEUX MONDES.
pleurer. Traitez-moi en ennemie, chassez-moi de cette maison; il
est bon pour vous et'pour moi que je n'y reste pas un jour de plus.
Elle ne put en dire davantage, ses larmes lui coupèrent la voix.
M'"'' de Mauserre la pressa de questions, ses réponses étaient brèves,
entortillées et obscures; mais, quand on est demeuré quelque temps
dans les ténèbres, on finit par y voir clair, et M'"« de Mauserre en-
trevit tout d'un coup la cruelle vérité.
— Ah! grand Dieu, s'écria-t-elle, M. de Mauserre... Il vous
aime, et il a osé vous le dire. Où? quand? comment? que s'est-il
passé ? Je veux tout savoir.
— Je n'en ai déjà que trop dit, repartit Meta,
En ce moment, elle laissait reposer sa tête sur les genoux de
jjme (jg Mauserre, qui la repoussa de ses deux bras avec violence;
mais elle se repentit aussitôt de son emportement.
— Que je suis injuste! lui dit-elle. Je m'en prends à l'amie cou-
rageuse qui est venue se confesser à moi et m'avertir.
— Ah ! madame, repartit Meta, ne vantez pas mon courage; ayez
plutôt pitié de nia faiblesse. M. de Mauserre m'a surpris la pro-
messe de ne pas quitter les Charmilles sans son consentement. Il
m'a parlé en maître, j'ai craint de lui déplaire, et j'ai juré. Dites-
lui, je vous prie, que je suis venue le dénoncer à vous-même; dans
sa colère, il me rendra ma parole.
— Non certes, lui répondit M"'*' de Mauserre, je n'abuserai pas
de votre noble confiance. Je ne parlerai qu'en mon nom, et je le
supplierai...
— Ne le suppliez pas, interrompit- elle. Ordonnez, exigez. Soyez
sûre que je n'ai pu lui inspirer un sentiment sérieux, et qu'il n'a
pour moi qu'une fantaisie d'un jour, dont vos reproches le feront
rougir, et qu'il s'empressera de vous sacrifier. Qui suis-je pour vous
disputer son cœur, à vous qui êtes aussi belle que vous êtes bonne !
Yous avez gardé tout votre empire sur lui, le premier mot que vous
lui direz le fera rentrer en lui-même. Déclarez-lui qu'il vous est
venu des soupçons, que ma présence ici trouble votre repos, que,
s'il ne s'en charge, vous êtes résolue à me signifier mon congé. Ou
bien, si ces explications vous effraient, trouvez quelque prétexte,
accusez-moi de négliger mes devoirs, de me relâcher dans les soins
que je dois à votre chère enfant. Quoi que vous puissiez dire, je ne
vous démentirai en rien, et je partirai d'ici le cœur navré, mais
pleine de gratitude pour la main qui m'aura chassée.
jj.tie (Je Mauserre demeura quelques instans interdite, éperdue;
elle rêvait comme on rêve au bord d'un précipice.
— Non, répondit-elle enfin, je ne me mettrai pas en peine de
rien inventer; il m'en coûterait trop de calomnier une personne qui
ne m'a fait du mal que malgré elle. Ne me demandez pas de men
META IIOLDENIS. 505
tir; je n'ai pas ce talent. Si je parle, je dirai la vérité, et je vous la
dis en ce moment en vous confessant que tout à la fois je vous ad-
mire, je vous aime et je vous hais.
A son tour, elle fondit en larmes; comme Meta s'ingéniait à la
consoler, elle lui imposa silence, et, l'ayant embrassée avec eflbrt,
elle la renvoya.
D'ordinaire nous étions sept à table; ce jour-là, nous ne fûmes
que deux. M. et M'"'' d'Arci avaient accepté une invitation chez des
voisins; M'"* de Mauserre allégua une violente migraine qui l'obli-
geait à garder la chambre. Meta l'engagement sacré qu'elle avait
pris de dîner avec sa jeune malade dans la nursery. M. de Mau-
serre se résigna courtoisement à son tête-à-tête avec moi, et fit bon
visage à mauvais jeu. Malgré notre bonne volonté, la conversation
était embarrassée, languissante; nous avions tant de choses à ne
pas nous dire ! Après le café, il me quitta pour faire une prome-
nade à cheval; c'était son habitude quand il avait du souci.
Je venais de rentrer chez moi quand M"-® de Mauserre me fit ap-
peler. Je me rendis sur-le-champ auprès d'elle, et je n'eus besoin
que de la regarder pour m'assurer qu'elle souffrait d'autre chose
que d'une migraine. Elle avait les traits bouleversés, les lèvres
tremblantes, les yeux morts. Elle me tendit la main en essayant de
sourire; ce demi -sourire, que je n'oublierai jamais, me parut
l'image du bonheur foudroyé.
— Le châtiment que je redoutais est enfin venu, me éria-t-elle;
mais il est plus terrible que tout ce que j'aurais pu rêver.
Et après m'avoir fait promettre le secret, elle me raconta son
entretien avec Meta. Je lui dis tout ce que je pus imaginer pour la
calmer et lui rendre cœur; j'y perdis mes peines. Je l'avais bien
jugée : cette âme abandonnée à toutes ses impressions, extrême
dans ses chagrins comme dans ses joies, était incapable de faire
bonne figure dans le malheur; du premier coup il l'avait mise à
terre, elle ne pouvait plus se relever.
— Faut-il que je vous confesse où j'en suis? me dit-elle en m'in-
terrompant. Tantôt, quand j'ai vu paraître ici M"" Iloldenis, l'ex-
pression de son regard était si funeste que j'ai senti tout de suite
qu'un grand deuil venait d'entrer dans cette maison; ma première
pensée a été que ma fille était morte. Que Dieu me le pardonne, si
ma fille était morte, je souffrirais moins; mon amour m'était plus
cher que mon enfant.
Je pris le parti de la laisser parler; la douleur se fatigue en ba-
vardant, et cette fatigue la soulage.
— Non, je ne rêve pas, Tony, me disait-elle; je n'avais plus que
dix mois à attendre pour être sa femme. Dieu me condamne à faire
naufrage en vue du port. Ah ! si vous saviez ce qu'il était pour moi î
506 REVUE DES DEUX MONDES.
J'en étais venue à l'aimer mille fois plus que le jour où il m'a en-
levée, — car enfin, Tony, c'est bien lui qui m'a enlevée, n'est-ce
pas? Apparemment il savait ce qu'il faisait. Je lui ai longtemps ré-
sisté; mais il m'a tant tourmentée que j'ai fini par céder, plus par
faiblesse ou par pitié, vous le dirai-je ? que par amour. Vous étiez
là, vous devez tout savoir. Oui, dans ce temps j'étais aimée de lui
bien plus que je ne l'aimais. Que les rôles ont changé ! Il est de-
venu mon idole, et c'est pour cela que Dieu m'a châtiée; il déteste
toutes les idolâtries.
Quelques instans après, elle reprochait à ce Dieu jaloux son in-
justice, sa cruauté. Ne pouvait-il trouver dans le monde une femme
plus coupable qu'elle à frapper? Ne devait-il pas réserver ses grands
châtimens, ses grands coups, pour les fautes orgueilleuses et inso-
lentes? Sa gloire était-elle intéressée à foudroyer un roseau?
Puis elle s'écriait tout à coup que Meta s'était abusée, qu'il y
avait trop d'invraisemblance dans son histoire. — Gomment au-
rait-elle pu lui plaire, Tony? Oseriez- vous me soutenir qu'elle est
plus belle que moi? Ne vous souvient-il pas que, le jour même où
elle est arrivée aux Charmilles, M. de Mauserre l'a trouvée laide?
Nous nous sommes disputés à ce sujet; sa figure ne me déplaisait
pas. Elle est agréable, parce qu'elle a l'air intelligent et bon; mais
c'est tout. Franchement, Tony, vous parait-elle si extraordinaire?
Y a-t-il en elle quelque chose qui m'échappe? Ah! vous autres
hommes, vous avez des yeux bien étranges, vous leur faites voir ce
que vous voulez; ce sont de faux témoins qui mentent impudem-
ment pour justifier vos infidélités.
Et bientôt, changeant de langage : — Hélas! reprenait-elle, tout
cela ne s'explique que trop; j'aurais dû prévoir que cette Meta lui
ferait faire des comparaisons et des réflexions bien dangereuses
pour moi. Elle a tous les talens qui me manquent. Elle est active,
sans cesse occupée, et je ne puis me tenir dix minutes sur mes
pieds sans tomber de fatigue. Elle s'entend à élever un enfant, à
gouverner une maison; je n'ai jamais su gouverner que mon éven-
tail, quand ce n'est pas lui qui me gouverne. M. de Mauserre
peut causer avec elle de tout ce qui l'intéresse ; elle est si intelli-
gente! et je ne suis qu'un oison bridé. Elle le comprend, elle le
désennuie, elle le conseille. Oui, c'était bien la femme sérieuse qui
convenait à un homme sérieux. Elle a les vertus d'une fourmi, et
je suis la cigale. Que dis-je? les cigales chantent, je ne chante pas;
il se trouve que c'est là fourmi qui est musicienne, et vous savez
qu'il raffole de musique... Et puis, il faut tout dire, elle le flatte;
convenez, Tony, qu'elle le flatte. Moi, je l'adore, mais je ne l'ai
jamais flatté, et, bien qu'il soit un dieu pour moi, je ne lui répète
pas à tout bout de champ qu'il est un grand homme. Il m'a tou-
META HOLDENIS. 507
jours paru qu'il y avait dans la flatterie comme un mépris secret
pour ce qu'on aime. Je l'aime, c'est ma seule science, et voilà ce
qui m'a perdue. Les hommes ne se lassent pas d'être admirés, ca-
ressés, adulés; mais un amour trop constant les ennuie. Je suis
sûre que depuis longtemps il était excédé de moi; il se disait : c'est
toujours la même chose, et, s'étonnant de m'avoir tant aimée, il me
cachait par pitié le mortel écœurement que lui causait son bon-
heur. Je n'ai rien su voir; si l'on ne m'eût désabusée, je n'aurais
jamais rien deviné. Tony, l'amour est imbécile; mais pourquoi
m'ôter mon illusion ? et à quoi bon m'ouvrir les yeux ? nous voilà
tous bien avancés! Quand on a vu la vérité face à face, on n'a plus
qu'une idée, celle de se sauver dans une île déserte ou dans l'autre
monde.
Ainsi parlait-elle sans s'arrêter, mêlant tous les tons, se contre-
disant, mais revenant toujours à cette invariable conclusion : — ah !
Tony, que je suis malheureuse! — après quoi elle recommençait à
pleurer.
Comme elle refusait obstinément d'écouter mes consolations, je
me fâchai, je la traitai de folle, de mauvaise tête; je lui dis un peu
rudement que les choses n'en étaient pas où elle croyait, que le
seul danger qui me parût sérieux était l'exagération et l'extrava-
gance de son chagrin.
— C'est C3 que nous saurons bientôt, me répliqua-t-elle en fron-
çant le sourcil.
— Comment? que prétendez-vous faire?
— M'expliquer dès ce soir avec M. de Mauserre.
Je fus sur le point d'éclater et de lui dire des sottises; elle pre-
nait à tâche de réaliser mes plus sinistres prévisions. — Mais, mal-
heureuse, m'écriai-je, vous voulez donc jouer à tout perdre?
— Je suis résolue, me répondit-elle, à voir clair dans ma situa-
tion, à savoir exactement où j'en suis. — Et avec une apparence de
logique, elle ajouta : — Ou bien, comme vous le dites, il ne s'agit
que d'un caprice sans conséquence, et M. de Mauserre n'hésitera
pas à me le sacrifier, ou, comme je le crains, l'affaire est plus
grave, et dans ce cas pourquoi attendre? Qu'y gagnerais-je? Je dé-
sire connaître mon sort le plus tôt possible.
— Eh! ne savez-vous pas, répliquai-je, qu'il suffit d'une opposi-
tion intempestive pour affermir un homme dans un caprice et le
pousser à des extrémités dont il n'aurait pas abordé la pensée sans
frémir? On s'aigrit dans la discussion, on s'entête, l'orgueil se met
de la partie, et on finit par vouloir ce qu'on n'osait pas même dé-
sirer. Passe encore, madame, si vous aviez un peu de manège, un
peu de diplomatie; mais vous êtes la femme la plus maladroite que
je connaisse.
508 REVUE DES DEUX MONDES,
Elle me répondit que je la jugeais bien, qu'aussi ne se piquait-
elle point d'adresse, qu'elle était à la fois trop gauche et trop fière
pour se servir des petits moyens, qu'elle entendait perdre son pro-
cès ou le gagner de franc jeu. — D'ailleurs, poursuivit-elle, vous
voyez bien que M"'' Holdenis, qui s'est conduite en fille honnête et
en véritable amie, m'a engagée à m'expHquer au plus tôt avec
M. de Mauserre.
— Je ne doute pas, lui dis-je, que M"* Holdenis ne soit animée
'des meilleures intentions; mais je doute fort qu'elle vous aime au-
tant que moi. Daignez m'en croire, suivez mes conseils plutôt que
les siens.
— Et que me conseillez-vous?
— De prendre patience, de temporiser, de dissimuler et de lais-
ser agir vos amis.
— Ah! Tony, repartit-elle avec un sourire triste, vous me de-
mandez l'impossible. Un bon médecin consulte le tempérament de
son malade et ne lui ordonne que des remèdes qu'il puisse sup-
porter. Je n'ai jamais su me contraindre ni rien dissimuler; je suis
ainsi faite, prenez-moi comme je suis. Quand je renoncerais à m'ex-
pliqaer avec M. de Mauserre, mes yeux ne parleraient que trop et
lui diraient mes inquiétudes, ma jalousie... Abandonnez-moi à ma
misérable destinée, et laissez la pierre rouler au fond de l'abîme où
son poids l'entiaîne; si vous la reteniez aujourd'hui, avant deux
jours elle vous échapperait de la main.
Je ne me tins pas pour battu, je lui adressai les plus vives, les
plus éloquentes représentations; je la suppliai, je la rabrouai, je
l'injuriai presque, et je m'échauffais dans mon harnais quand sou-
dain la porte s'ouvrit, et M. de Mauserre parut. J'aurais vu appa-
raître le diable en personne que mon émotion n'eût pas été plus
désagréable.
Il eut l'air surpris de trouver sa femme tête à tête avec moi, plus
surpris encore de notre agitation et de notre trouble, que nous ne
réussîmes point à lui cacher.
— Je suis bien aise, ma chère, dit-il en posant son chapeau sur
la table, de voir que votre migraine ne vous condamne pas à la soli-
tude.
Je ne sais ce qu'elle se disposait à lui répondre, je l'arrêtai par
un geste, et j'eus tort : M. de Mauserre venait de s'approcher de la
cheminée, au-dessus de laquelle il y avait une glace. Cependant il
ne fit pas semblant d'avoir rien aperçu dans cette glace ; il avança
un fauteuil, s'y assit, et dit du ton le plus tranquille : — Vous avez
mauvais visage, Lucie; Tony a pris ses degrés en médecine; il m'a
guéri jadis d'une douleur de rhumatisme, où son savant diagnostic
avait cru reconnaître une attaque de goutte. Ses remèdes sont, pa_
1
META IIOLDENIS. 509
raît-il, des selles à tous chevaux, car il est positif qu'il m'a guéri.
Yous a-t-il tâté le pouls?
— M'"* de Mauserre a un peu de fièvre , repartis-je, et je crois
qu'elle a surtout besoin de repos; une bonne nuit la remeUra sur
pied. — Et, me ievant, je le regardai d'un air qui signifiait : je m'en
vais, mon cher monsieur, vous devriez bien en faire autant.
— Je n'ai pas sommeil, je ne me coucherai pas de si tôt, s'écria
M'"^ de Mauserre. — A son tour, elle m'adressa un geste suppliant
qui voulait dire : pour l'amour de Dieu ! ne vous en allez pas.
— Notre promenade à Paladru nous a mal réussi, reprit M. de
Mauserre. Lulu y a gagné un rhume. Votre migraine vous a-t-elle
permis de lui faire ce soir une visite ?
Elle eut un frémissement dans tout le corps. — Je n'y aurais pas
manqué, répondit-elle, si Lulu avait été seule; mais Lulu n'est pas
seule, et la personne qui la soigne...
Je me hâtai de lui couper le chemin : — En effet, dis-je ^\m ton
enjoué, M"^ Holdenis n'a pas seulement de l'amitié pour ses ma-
lades, elle en est jalouse et ne permet pas qu'on les approche.
Le silence régna pendant deux minutes; il n'était interrompu que
par le tic-tac de la pendule, qui me paraissait avoir la fièvre, elle
aussi : son pouls était capricant, elle battait tour à tour un ou deux
coups à la seconde. — La nuit est superbe, reprit M. de Mauserre.
La lune sera pleine demain, ce soir déjà elle-était ronde comme
un fromage.
— J'ai remarqué une chose, lui dit M'"^ de Mauserre. Vous sortez
à cheval toutes les fois que vous êtes préoccupé ou que vous tenez
conseil avec vous-même. Auriez-vous ce soir quelque souci?
— Eh! ma chère, quel souci voulez -vous que j'aie?
— A quoi pensiez-vous tout à l'heure, chemin faisant?
— A votre migraine, qui a condamné Tony à dîner seul avec
moi; le reste du temps, je n'ai pensé à rien.
— Alphonse, un homme de votre caractère pense toujours à
quelque chose ou à quelqu'un.
Il la regarda d'un air étonné. — Ah! chère madame, m'écriai-je,
les hommes d'esprit sont plus bêtes que vous ne croyez, et je les
tiens parfaitement capables de bayer une heure durant à la lune
sans penser à rien. — Puis, allant à la fenêtre : — Il est certain que
la nuit est fort belle. Étes-vous d'humeur, monsieur, à venir fumer
un cigare avec moi sur la terrasse?
Ma proposition lui agréa, et il s'approchait de M'''* de Mauserre
pour lui souhaiter une bonne nuit, quand elle lui dit : — Un in-
stant, Alphonse; j'ai à vous parler.
Malgré la peine que j'y avais prise, je n'étais point parvenu à
510 REVUE DES DEUX MONDES.
empêcher le j^érilleux abordage dont je redoutais l'issue; le moyen
de lutter contre une obstination de femme ! Je gagnai lestement la
porte, et j'avais déjà la main sur le loquet; M'"« de Mauserre me
cria : — Restez aussi, Tony, je vous en prie; depuis que nous vous
connaissons, M. de Mauserre et moi, nous n'avons jamais eu de
secrets pour vous.
— Restez, mon cher, me dit-il d'un ton sardonique, et ne pre-
nez pas cet air déconfit, ou je me figurerai que vous savez déjà de
quoi M'"'' de Mauserre veut me parler.
Je pris le parti de me rasseoir sur ma chaise, où je demeurai les
bras ballans, les yeux cloués au plafond, adressant à la corniche une
oraison mentale et l'adjurant de se laisser choir sur notre tète.
— Eh bien! Lucie, qu'avez-vous donc à me dire? demanda
M. de Mauserre, qui était plus inquiet sans doute qu'il ne voulait le
paraître. Quel est le sujet de cet entretien que vous introduisez si
solennellement? Rédigerons-nous un procès -verbal? Dresserons-
nous un protocole? Faut-il que Tony prenne la plume?
— J'ai une supplique à vous présenter, murmura-t-elle.
— Une supplique? quel singulier mot! Depuis six ans que j'ai le
bonheur de vivre avec vous, vous ne m'avez jamais présenté de
supplique.
— C'est ce qui m'encourage, vous ne repousserez pas la seule
prière que je vous ai^e jamais adressée. Je vous conjure de me faire
un sacrifice, qui peut-être vous coûtera.
Cette ingénieuse façon de prendre le taureau par les cornes me
causa un mouvement de rage, et je donnai intérieurement toutes les
femmes au diable; je ne pensais pas à vous dans ce moment, ma-
dame. — Qu'avez-vous donc, Tony? me dit M. de Mauserre; puis il
regarda devant lui et attendit.
Après un instant d'hésitation : — Me ferez-vous la faveur, re-
prit-elle, d'éloigner de cette maison M"^ Holdenis?
11 tressaillit dans son fauteuil. — Ai-je bien entendu? s'écria-t-il.
Quoi ! cette personne que vous admiriez, que vous prôniez, que vous
portiez aux nues, que vous appeliez la perle des gouvernantes! voilà
une saute de vent des plus inattendues. Qu'a fait, je vous prie,
M"" Holdenis pour s'aliéner si subitement vos bonnes grâces, et que
lui reprochez-vous?
— Rien dont elle soit responsable. Vous m'obligeriez beaucoup
en me dispensant de vous dire mes motifs. Ne les devinez-vous
pas?
— Voyons un peu, on trouve en cherchant. Lui en voulez-vous
de s'être rendue trop utile et trop nécessaire ici ? Vous plaignez-
vous qu'à force de bon sens et de patiente fermeté elle ait mis à la
META HOLDENIS. 511
raison une enfant que ni vous ni moi ne savions élever, et qui,
"abandonnée à nos soins, serait devenue insupportable? Lui faites-
vous un crime d'avoir l'esprit d'ordre et de gouvernement, d'avoir
pris de l'autorité sur vos domestiques? Ou bien lui savez-vous
mauvais gré des soins attentifs et dévoués qu'elle m'a donnés dans
ma maladie, ou du plaisir que je trouve quelquefois à causer avec
elle? Parlez, expliquez-moi vos griefs.
— Je l'accuse d'avoir su malgré elle se faire aimer de vous, ré-
pondit-elle d'une voix frémissante.
Il ne laissa pas de se troubler un peu, et afin de cacher sa rou-
geur il recula vivement son siège et se mit dans l'ombre du capu-
chon de la lampe. — Que signifie cette incartade? s'écria- t-il. Et
quel est l'excellent ami qui vous a rendu le bon service... le con-
naissez-vous, Tony ?
— Non, lui répliquai-je sèchement. J'estime comme vous qu'il
est des cas où le premier devoir de l'amitié est de se taire, et le si-
lence m'a été d'autant plus facile que je n'avais rien remarqué qui
valût la peine d'être dit.
— Tony a combattu mes soupçons, reprit-elle; mais il n'a pas
réussi à me tranquilliser. Eh! bon Dieu, je ne vous reproche pas un
crime, Alphonse; convenez que M"* Holdenis vous a inspiré un goût,
un attachement que j'ai le droit de trouver excessif. Elle m'a fait
connaître ce vilain mal qu'on appelle la jalousie ; oui, pour la pre-
mière fois de ma vie je me sens jalouse, et vous m'aimez trop,
n'est-ce pas? pour souffrir que je le sois longtemps.
— Dites plutôt que j'estime trop votre bon sens, votre jugement,
pour vous supposer capable de souffrir longtemps d'un mal imagi-
naire et de vous obstiner dans une fantaisie qu'il m'est impossible
de prendre au sérieux,
- — Alphonse, dit-elle en élevant la voix, vous me promettez que
M"' Holdenis partira?
— Oui, aussitôt que vous aurez découvert quelque part une in-
stitutrice qui la vaille, qui ait son cœur et son esprit, qui soit apte
comme elle à façonner, à instruire votre fille, à lui apprendre beau-
coup de choses que je n'ai pas le temps et que vous n'avez ni le
loisir ni le goût de lui enseigner.
A ces derniers mots, elle éclata : — Fort bien, s'écria-t-elle.
M"* Holdenis quittera les Charmilles, ou j'en sortirai moi-même.
— Pour le coup, en voilà trop , dit-il en frappant du pied. Si je
vous écoutais davantage, je craindrais de me fâcher, et je me défie
de mes emportemens. J'en appelle de vos déraisons d'aujourd'hui
à la raison que vous aviez hier et que sûrement vous aurez demain.
Bonsoir, ma chère; je vous laisse avec votre confident. Puisse-t-il
512 REVUE DES DEUX MOiNDES.
VOUS donner des conseils sages et surtout désintéressés ! — ajouta-
t-il en me lançant un coup d'œil qui n'était pas tendre. Et il sor-
tit à grands pas du salon, dont il referma la porte assez bruyam-
ment.
M™^ de Mauserre se leva aussitôt après , et arpenta la chambre
d'un pas sec et fébrile; le parquet résonnait sous sa colère. En pas-
sant devant la cheminée, elle y jeta sou éventail. Je ne l'avais ja-
mais vue ainsi. Sa fierté blessée lui enflammait les joues; elle avait
je ne sais quoi de hérissé, comme une aigle dont on inquiète le nid;
je croyais entendre le sourd grondement de son cœur. Elle s'avança
vers une porte-fenêtre qui s'ouvrait sur un balcon ; au pied de ce
balcon, il y avait un boulingrin décoré d'une statue de Flore et
entouré d'une grille curieusement ouvragée, qui représentait des
ronces et des cactus , véritable broussaille en fer. Elle contempla
quelques instans la statue et la grille. J'eus peur, et je la suivis;
mais elle rentra bientôt dans son naturel, sa folie l'épouvanta, elle
recula jusqu'au milieu du salon, où elle pleura à fendre l'âme. —
Tony, s'écriait-elle, vous l'avez vu, vous l'avez entendu; direz-vous
encore que je me crée des fantômes, et qu'il ne m'a pas condamnée
dans son cœur?
— J'ai vu, j'ai entendu, lui répondis-je, et je vous déclare que
vous êtes votre plus mortelle ennemie; une rivale qui aurait juré
votre perte ne vous ferait pas plus de mal que vous ne vous en
faites vous-même. Vive Dieu! vous mériteriez qu'on vous abandon-
nât à votre triste sort; mais je veux vous sauver malgré vous, et je
vous sauverai.
Elle posa ses deux mains sur mes épaules et me regarda quel-
ques instans dans les yeux ; elle semblait y chercher son avenir.
— Je ne vous demande que trois jours, poursuivis-je en me dé-
gageant. Vous allez me promettre que durant ces trois jours vous
ne ferez pas un geste, vous ne direz pas un mot, car tout ce que
vous pourriez dire ou faire tournerait contre vous.
— Trois jours ! En faut-il davantage au chagrin pour dévorer
une femme de ma sorte? — Puis, du ton d'un enfant grondé qui
implore son pardon : — Je vous promets, me dit-elle, d'être sage,
très sage. — Et afin de me donner sans délai un échantillon de sa
sagesse, elle s'écria :
— Si vous échouez, Tony, eh bien ! je m'en irai; mais, je vous en
avertis, je ne sortirai pas par l'escalier.
Victor Cherbuliez.
{La quatrième partie au prochain n°.)
LE
SYSTÈME PÉNITENTIAIRE
EN ANGLETERRE
I. Repo)t of Royal Coimnission on pénal servitude and Iranspor talion, 1863, 2 toI. —
II. Report of Lords' Committee on the slale of discipline in gaols and houses of correction,
1863. — III. An account of Ihe manner in whick sentences of pénal servitude are carried
ont, by major Du Cane, 1872. — IV. lleports of the Directors of convie^ prisons, 1851-1872,
22 vol. — V. The Crofton prison System, by Mary Carpenter, 1872. — VI. Annual Reports
»f the Discharged prisoners' aid Society, 1858-1872.
I
La réforme des prisons, après avoir été l'objet des plus vives dis-
cussions, était tombée en France dans une sorte d'oubli. Il eût fallu
remonter à plus de vingt ans en arrière pour retrouver les grands
débats auxquels cette réforme a donné lieu dans les assemblées
politiques. Cependant en 1869 le gouvernement avait compris la
nécessité d'apporter à l'état de nos prisons quelques changemens;
une enquête fut commencée, mais ne put être achevée avant les
tristes événemens de 1870. L'assemblée nationale vient de charger
une commission de reprendre et compléter le travail interrompu.
Depuis plusieurs mois, cette commission s'est réunie toutes les se-
maines et a entendu de nombreu.x témoins; elle a confié à quelques-
uns de ses membres le soin de visiter les prisons du département de
la Seine et la plupart de nos maisons centrales; enfin elle a demandé
aux conseils-généraux, aux présidons des cours et des tribunaux de
lui envoyer, sous forme de réponses à un long questionnaire, une
série de mémoires développés. On peut donc espérer qu'un projet
TOME cm. — ISTS. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
de loi sera bientôt soumis à l'assemblée; en tout cas, les docu-
mens recueillis ne tarderont pas à être publiés.
En attendant, notre attention se tourne naturellement vers les
pays étrangers. Tandis que la France semblait renoncer aux expé-
riences, on s'est appliqué presque partout à poursuivre l'essai des
systèmes les plus opposés. La Belgique, touchée des avantages de
l'isolement continu des prisonniers, a décidé d'en faire la base de
tout son régime pénitentiaire; depuis quelques années, la Hollande
paraît s'être engagée dans une voie analogue. D'autre part l'An-
gleterre, après avoir été forcée d'abolir la transportation des crimi-
nels, a combiné un système mixte et graduel où l'isolement des
prisonniers n'a d'autre objet que de les préparer à des épreuves
successives, se terminant d'ordinaire par une libération condition-
nelle. Ce système, qui a conquis aux États-Unis et en Europe de
nombreux admirateurs, a excité d'assez vives discussions au sein
du congrès international pénitentiaire réuni à Londres au mois de
juillet 1872. Il nous a paru intéressant de rappeler ici les expé-
riences auxquelles l'Angleterre s'est livrée depuis un demi-siècle
sur le traitement à infliger aux malfaiteurs, et de décrire rapide-
ment l'état actuel des prisons anglaises. Cette étude, faite en de-
hors de tout parti-pris, d'après ks documens publiés par le gouver-
nement anglais, sur les notes que nous avons recueillies en assistant
aux séances du congrès et en visitant les divers établissemens pé-
nitentiaires de l'Angleterre, ne sera peut-être pas inutile au moment
où l'assemblée nationale est appelée à résoudre tant de questions
délicates se rattachant à la punition et à l'amélioration morale des
condamnés.
I.
L'Angleterre n'a que deux sortes de prisons, les unes qui appar-
tiennent aux comtés et aux bourgs {coiinty or borough gaols)^ les
autres qui appartiennent au gouvernement et auxquelles on réserve
le nom de prisons pour les condamnés {convict jjrisons). A ces deux
sortes de prisons répondent deux sortes de peines : l'emprisonne-
ment, dont la durée ne peut excéder deux ans, et la servitude pé-
nale, dont la durée la plus courte est de cinq ans. Les prisons des
comtés et des bourgs sont placées sous la direction des juges de
paix. Réunis dans leurs assises trimestrielles, ils se font rendre
compte des détails de l'administration, approuvent les dépenses,
nomment le gouverneur et les employés. Quelques-uns d'entre
eux sont délégués pour visiter la prison au moins une fois par
mois et y exercer leur autorité, notamment en ce qui conserne les
punitions à infliger aux détenus. Le gouvernement, bien qu'il con-
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 515
tribue pour une somme assez considérable à l'entretien des pri-
sons des comtés et des bourgs, n'intervient pas directement dans
l'administration de ces prisons, et se borne à y envoyer des inspec-
teurs. Toutefois les règleraens, préparés par l'assemblée des juges
de paix, et tous les plans de constructions nouvelles doivent être
soumis à l'agrément du ministre de l'intérieur.
Cette indépendance laissée aux magistrats locaux n'est pas sans
entraîner de graves inconvéniens. Les enquêtes de 1850 et de 1863
ont prouvé que rien ne ressemblait moins aux prisons d'un comté
que les prisons du comté voisin. Ici les prisonniers étaient assujet-
tis au régime de l'isolement cellulaire, là ils passaient le jour et la
nuit dans des ateliers et des dortoirs communs; ici, pour leur rendre
plus pénible la solitude, on leur interdisait tout travail; ailleurs
on les contraignait à des exercices imaginés dans le seul dessein
de briser leurs forces; à Cardiff, les condamnés ne mangeaient
jamais de viande; à Goldbath-fields, ils recevaient une ration de
viande rôtie tous les jours de la semaine. Une loi votée en 1865 a
fait disparaître les inégalités les plus choquantes, mais il s'en faut
de beaucoup, même aujourd'hui, que le régime des diverses pri-
sons des comtés et des bourgs puisse être considéré comme uni-
forme.
Presque tous les systèmes ont été tour à tour mis à l'essai dans
ces prisons. Vers 1830, on s'était arrêté à l'idée de séparer les dé-
tenus par catégories,' eu égard à leurs antécédens et à la nature des
délits qu'ils avaient commis. Plusieurs prisons furent même con-
struites en vue de l'application de ce système, notamment la mai-
son de correction de Westminster à Londres. On ne tarda pas à dé-
couvrir que la classification des détenus ne peut être à elle seule la
base d'un régime pénitentiaire. Les condamnations infligées aux
prisonniers ne fournissent pas une indication sûre de leur degré de
perversité ; la division par catégories ne supprime pas la plupart
des inconvéniens de la détention en commun, dont le plus grave esL
la contagion mutuelle. On a donc à peu près renoncé en Angle-
terre à voir dans la classification des détenus autre chose qu'un
moyen d'encourager et de récompenser la bonne conduite des con-
damnés dans l'intérieur de la prison. L'auteur d'une récente Etude
sur la question des peines (1) n'a-t-il pas voulu démontrer l'inuti-
lité de tout système de classification lorsqu'il a proposé de charger
les prisonniers eux-mêmes du soin de se diviser en catégories?
« La prison, dit-il, est une société qui doit avoir sa hiérarchie
comme toute société. Poiu: être bien faites, les classifications doivent
(1) Étude sur la question des peines, par M. E. H, Michaux, sous-directeur des
colonies, Paris 1872.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
procéder du choix, de la libre volonté, de l'élection... Les groupes
se formeront bientôt selon la similitude des goûts, selon les affinités
de nature, selon l'égalité morale soit en bien, soit en mal ; les con-
damnés feront eux-mêmes le tri et désigneront à l'administration
ceux qui exigent de sa part un soin particulier. » On a peiae avoir
dans cette idée autre chose qu'une raillerie déguisée à l'adresse des
partisans trop convaincus des méthodes de classification.
Après la publication du livre de MM. de Tocqueville et de Beau-
mont en 1833 et du rapport de M. Grawford en 1836 sur les prisons
américaines, le régime de l'isolement cellulaire excita, en Angle-
terre aussi bien qu'en France, les plus ardentes discussions et fit
naître les plus vives espérances. Tous les hommes compétens s'ac-
cordèrent à reconnaître que la séparation complète des détenus était
le meilleur des systèmes, pourvu qu'on ne l'étendît pas à des peines
d'une trop longue durée. On résolut d'en faire l'expérience dans les
prisons des comtés et des bourgs. En 1839, une loi autorisa les ma-
gistrats locaux à faire subir en cellule aux condamnés tout ou partie
de leur peine; mais, avant de servir de demeure jour et nuit à un
prisonnier, toute cellule devait avoir été visitée par un inspecteur,
en outre la loi défendait de priver des visites du chapelain et du
maître d'école un condamné soumis à l'isolement du travail pen-
dant le jour. La prison cellulaire de Pentonville, bâtie sur l'ordre
du gouvernement et achevée en 18^2, a servi de modèle pour la
construction d'un certain nombre de prisons de comtés ou de bourgs.
Toutes les anciennes prisons ont été, au moins en partie, transfor-
mées sur le même plan; mais on se tromperait fort, si l'on croyait
que le système de la séparation des détenus est aujourd'hui la règle
dans les prisons anglaises. Le comité de la chambre des lords,
chargé en 1863 de faire une enquête sur l'état de ces prisons, n'a-
vait pas hésité à déclarer que le régime cellulaire rigoureusement
pratiqué était le seul moyen efficace de réformer les individus con-
damnés à des peines de courte durée. Le comité aurait voulu que
le gouvernement imposât aux comtés et aux bourgs l'adoption com-
plète de ce régime, et prît même à sa charge une partie des frais de
reconstruction ou de transformation des vieilles prisons; cependant
la loi de 1865 s'est bornée à exiger que toute prison eût au moins un
nombre de cellules suffisant pour isoler les détenus pendant la nuit.
De plus des quartiers entièrement distincts doivent être alTectés
aux condamnés des deux sexes, aux individus qui attendent leur
jugement, aux débiteurs insolvables. Là même où existe la sépara-
tion de jour et de nuit, la loi ne veut pas qu'elle soit absolue; à. la
chapelle, à la promenade quotidienne, les détenus peuvent se voir,
quoiqu'il leur soit interdit d'échanger aucune parole. 11 nous semble
qu'on prive ainsi les condamnés d'un des principaux avantages du
LE SYSTÈME PÉNITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 517
régime cellulaire, celui d'empêcher qu'un détenu , sorti de prison
et voulant se relever par le travail, ne soit reconnu et livré presque
sans défense aux obsessions et aux menaces des anciens témoins de
sa captivité. C'est pour échapper à cette tyrannie, dont ils sentent
tous les périls, que les condamnés chez qui l'honneur et l'espoir
d'une régénération prochaine ne sont pas éteints préfèrent, dans
nos prisons mixtes, la solitude de la cellule à la promiscuité des
ateliers communs.
Que dirons-nous de la distinction écrite dans la loi anglaise, et
observée dans toutes les prisons des comtés et des bourgs, entre le
travail industriel {indiistrial labour) et le travail dur ou pénal [hard
or pénal labour) ? Malgré les critiques très vives dont cette distinc-
tion a toujours été l'objet, le législateur s'obstine à la trouver in-
dispensable. Le travail ordinaire, le travail productif, auquel même
en liberté la plupart des hommes sont condamnés, n'a point paru
être, avec la simple privation de la liberté, une punition assez re-
doutable pour la plupart des malfaiteurs. On a donc imaginé toute
sorte d'instrumens pour faire sentir aux prisonniers la stérile et
monotone fatigue d'un travail purement mécanique et systémati-
quement improductif. Faut-il décrire cet immense cylindre, garni
sur toute sa surface de marches ou palettes semblables à des aubes
de moulin, qu'on appelle tread ivhcel ou tread mill? Dans la prison
d'Holloway, qui appartient à la Cité de Londres, et qui est l'une
des mieux tenues de toute l'Angleterre, nous avons vu vingt-quatre
condamnés rangés debout sur les marches d'une de ces machines,
les deux mains appuyées à une traverse placée un peu au-dessus
de leur tête. Un mouvement de rotation dérobe successivement
sous leurs pieds toutes les marches du cylindre; ils grimpent ainsi
de marche en marche sans jamais changer de place. Le travail ac-
compli par eux en huit heures et un quart équivaut à une ascen-
sion perpendiculaire de 2 kilomètres 1/2. Parlerons-nous du crank,
encore en usage dans beaucoup de prisons, sorte de tambour en
fer à moitié plein de sable, muni d'une manivelle au moyen de
laquelle le prisonnier fait mouvoir à l'intérieur une roue à godets?
Parlerons-nous enfin de la manœuvre du shot drill, qui consiste à
transporter des boulets de droite à gauche, puis de gauche à droite
pendant plusieurs heures? Ne serait-il pas temps de renoncer à
tous ces supplices, qui n'ont d'autre effet que d'irriter le condamné
au lieu de le corriger? Les résultats relevés par les statistiques
devraient avertir les Anglais de l' in efficacité d'un pareil traite-
ment pour empêcher les récidives; en 1870, les magistrats ont été
forcés de renvoyer dans les prisons des comtés et des bourgs plus
de 60,000 individus qui y avaient passé un temps plus ou moins
long. Aussi demande-t-on aux juges de se montrer plus sévères.
518 REVUE DES DEUX MONDES.
En 1864, la chambre des lords avait adopté une mesure radicale :
c'était d'obliger le juge, après deux récidives, à prononcer une
condamnation à la servitude pénale. La chambre des communes a
pensé que ce serait faire une violence peut-être dangereuse à la
conscience du magistrat; mais on voit par là combien le système
général des prisons des comtés et des bourgs est encore défec-
tueux.
L'étude des prisons qui sont directement sous la main du gou-
vernement offre plus d'intérêt. C'est là que l'Angleterre tient au-
jourd'hui enfermés tous les criminels qu'elle condamnait autrefois
à la transporta tion. On sait que la transportation est abolie depuis
1867; mais, loin de s'être formé tout d'une pièce, le régime qui l'a
remplacée s'y rattache fortement par ses origines. Il importe de
rechercher comment s'est opérée la transition, quelles causes ont
amené l'abandon du système ancien, quelle opinion se font aujour-
d'hui la plupart des Anglais des services qu'il a rendus, s'il est
vrai enfin, comme on l'a soutenu en France récemment, que tôt ou
tard l'Angleterre sera forcée d'y revenir.
« Le système de la transportation, écrivait en 1831 M. de Toc-
queville, repose sur une idée vraie, très propre par sa simplicité à
descendre jusqu'aux masses, qui n'ont jamais le temps d'approfon-
dir. On ne sait que faire des criminels au sein de la patrie ; on les
exporte sous un autre ciel. » C'est en effet à ce caractère de sim-
plicité que la transportation a dû la faveur dont elle a joui pendant
si longtemps en Angleterre. L'histoire nous la montre pratiquée
pour la première fois, en vertu d'un acte du parlement, sous le
règne d'Elisabeth. On avait imaginé un procédé barbare, mais qui
ne coûtait rien au trésor public : c'était de livrer les condamnés à
des trafiquans à qui on permettait de les vendre pour la durée de
leur peine, dans les colonies de l'Amérique. En attendant leur dé-
part, les condamnés étaient entassés sur des pontons, prisons flot-
tantes où la discipline la plus sévère ne pouvait empêcher tous
les désordres, et qui n'ont été complètement supprimées qu'en
1858. Plus d'une fois les colonies américaines firent entendre des
plaintes; l'Angleterre ne voulut rien écouter jusqu'à ce qu'enfin
éclata la guerre de l'indépendance. On songea dès lors à bâtir des
prisons; mais, avant qu'aucun plan n'eût été arrêté, 15,000 crimi-
nels, réunis sur les pontons au milieu de la Tamise, jetèrent l'effroi
dans toute l'Angleterre, et en mai 1787 le gouvernement résolut
d'envoyer quelques-uns de ces condamnés à 5,000 lieues de Lon-
dres, sur les côtes encore presque inconnues de l'Australie, que
Cook venait d'apercevoir.
Si l'on ne considère que l'admirable essor des colonies austra-
liennes, on comprend l'enthousiasme qu'excite chez certains esprits
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 519
le système de la transportation. A. quelques lieues de l'endroit où
débarquèrent en 1788 les premiers transportés anglais s'élève au-
jourd'hui Sydney, capitale de la Nouvelle-Galles du sud, qui compte
500,000 habitans. C'est là, dit-on, un des résultats de la politique
hardie qui a poussé l'Angleterre à jeter ses malfaiteurs au milieu
d'un désert sans trop s'inquiéter de ce qu'ils pourraient y devenir.
Cependant en 1831 M. de Tocqueville était d'avis que le système
de la transportation était aussi mal approprié à la formation d'une
colonie qu'à la répression des crimes de la métropole. A l'appui de
cette opinion, il faisait un tableau des désordres et des misères qui
s'attachent au berceau de toute colonie pénale, il montrait les ré-
sistances qui ne tardent pas à se développer au sein de la colonie
contre le système de la transportation, et les funestes divisions de
classes, les ressentimens et les haines qui sont le résultat de l'ap-
plication de ce système. Cette argumentation a trouvé en Angle-
terre même plus d'un partisan. « Veut-on se convaincre que les
colonies australiennes se fussent aisément passées du secours de la
transportation? Qu'on regarde en Amérique la colonie du Canada,
en Australie les colonies de Victoria et de Qaeensland : jamais un
condamné n'a touché le sol de ces colonies; peut -on dire que
leur développement ait été moins rapide et moins brillant? » Tel
est encore aujourd'hui le raisonnement de beaucoup d'Anglais
éclairés. C'est sans doute aller trop loin; en admettant que la
transportation n'ait rien fait que n'eût pu accomplir cinquante ans
plus tard l'émigration volontaire, on ne saurait méconnaître qu'elle
a eu tout au moins le mérite de hâter l'arrivée des véritables co-
lons en leur montrant et en leur préparant le chemin. Néanmoins,
tout en lui rendant cette justice, on aurait tort d'oublier ce qu'elle
a coûté à l'Angleterre de sacrifices, d'inquiétudes et de cruelles dé-
ceptions. Pendant plus de vingt ans, les premiers gouverneurs de
la Nouvelle-Galles du sud se sont épuisés à empêcher les transpor-
tés de mourir de faim; ceux-ci, soit par paresse, soit, suivant l'ex-
pression de M. de Tocqueville, pour tromper les espérances de la
société qui les avait frappés, refusaient de travailler et de semer le
grain qui devait les nourrir. L'histoire des débuts de la colonie ne
parle que de complots, de tentatives de révolte, de désordres de
toute nature. Après vingt ans écoulés, en 1808, la Nouvelle-Galles du
sud ne comptait que 10,500 habitans; 7,000 n'avaient point encore
achevé de subir leur peine, les autres étaient presque tous d'anciens
condamnés; le trésor public était obligé de pourvoir à la nourriture
de ZijOOO de ces condamnés, incapables de se suffire à eux-mêmes.
Dix ans plus tard, en 1819, la population ne se composait encore
que de 29,000 habitans; de 1788 à 1819, le gouvernement anglais
avait dépensé dans la colonie 5,301,623 livres sterling ou environ
520 REVUE DES DEUX MONDES.
133,600,000 francs. N'y a-t-il pas, dans le simple rapprochement
de ces chiffres, de quoi calm.er bien des impatiences et dissiper
plus d'une illusion sur ce qu'on peut attendre, au bout de quelques
années, de la fondation d'une colonie pénale?
Que serait aujourd'hui l'Australie, si la découverte des immenses
prairies qui s'étendent au-delà des Montagnes-Bleues n'avait inspiré
à quelques colons anglais la hardiesse d'aller s'établir au milieu
d'une population presque entièrement formée d'anciens malfai-
teurs? Le gouvernement de la colonie eut la sagesse de leur concé-
der de vastes étendues de terre et de mettre à leur disposition le
travail des condamnés. De grandes fortunes se firent rapidement
par l'élevage des troupeaux de bœufs et de moutons; d'anciens li-
bérés devinrent à leur tour propriétaires ; la prospérité de la colo-
nie ne cessa de grandir, et peu à peu le trésor anglais se trouva,
déchargé du fardeau énorme qui avait pesé sur lui pendant les
premières années. Alors commencèrent à s'élever des plaintes et
des résistances contre le système de transportation. Après avoir
tant dépensé d'argent et d'efforts pour la création de la nouvelle
colonie, l'Angleterre s'étonna d'abord qu'on lui demandât de re-
noncer à y envoyer chaque année quelques milliers de ses malfai-
teurs les plus dangereux; n'était-ce pas uniquement en vue de sa
s(^curité que la Nouvelle-Galles du sud avait été fondée ? Pourtant
on ng tarda pas à comprendre, même en Angleterre, qu'une colo-
nie arrivée au point de se soutenir par ses propres forces et d'at-
tirer dans son sein un large courant d'émigration volontaire ne
peut se résigner longtemps à être le réceptacle des vices de la mé-
tropole. Les hommes qui dans la colonie ont intérêt à se servir du
travail des condamnés sont naturellement moins nombreux que
la masse des travailleurs libres, artisans et ouvriers de toute es-
pèce; or, aux yeux de ces derniers, l'accroissement régulier du
nombre des transportés ne peut être qu'une cause permanente
d'abaissement des salaires; il se forme donc peu à peu un courant
d'opinions et d'intérêts hostiles au maintien de la transportation.
Tandis que la Nouvelle-Galles du sud faisait entendre ses pre-
mières réclamations, on se demandait en Angleterre si la trans-
portation avait eu, au point de vue purement pénal, les avantages
qu'on en espérait. Le nombre des crimes n'avait cessé depuis le
commencement du siècle d'augmenter en Angleterre; en 1812, on
avait condamné à la transportation 662 malfaiteurs; en 1819, leur
nombre s'élevait à plus de 3,000; en 1829, il avait atteint /î,500.
Depuis que l'émigration volontaire avait pris le chemin de l'Aus-
tralie, et que, grâce à l'arrivée des nouveaux pionniers, de rapides
fortunes s'étaient faites à la Nouvelle-Galles, les condamnés anglais
s'étaient habitués à ne plus considérer la transportation que comme
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 521
un voyage d'émigration entrepris aux frais de l'état. Aussi des
hommes éminens, tels que Bentham, Romilly, Abercromby, Wil-
berforce, l'archevêque Whately, frappés des désordres qu'entraî-
nait la transportation dans les colonies et de l'accroissement des
crimes en Angleterre, n'hésitèrent pas à demander l'abolition du
régime tout entier. En 1837, un comité de la chambre des com-
munes, présidé par sir W. Molesworth, et dont faisaient partie
Robert Peel et lord J. Russell, conclut à l'abandon immédiat du sys-
tème de la transportation, en déclarant qu'il contribuait à augmen-
ter le nombre des crimes, qu'il était plus dispendieux qu'aucun
autre système, et qu'enfin il était une injustice à l'égard des colo-
nies australiennes.
Il ne faut voir dans ces conclusions radicales qu'une réaction
trop brusque et en somme peu équitable contre la transportation;
on était trop disposé à rapporter au système tous les abus qu'une
politique plus éclairée ou plus habile aurait sans doute évités. En
tout cas, le gouvernement anglais n'était guère préparé à la révo-
lution que demandait le comité de la chambre des communes. On
renonça seulement à envoyer des condamnés à la Nouvelle-Galles
du sud, et on résolut de répartir tous les transportés entre l'île de
Yan-Diemen, au sud du continent australien, et la petite île de Nor-
folk. En outre on combina une série d'épreuves que les condam-
nés devaient traverser avant de pouvoir s'engager au service des
cultivateurs. Les malfaiteurs les plus dangereux seraient envoyés
d'abord à Norfolk; en cas de bonne conduite, ils passeraient en-
suite dans l'île de Van-Diemen, où seraient conduits directement
les moins coupables. Réunis dans de grands chantiers, tous les
condamnés non libérés seraient assujettis à des travaux publics en
plein air. La transportation deviendrait ainsi, on l'espérait du moins,
un vrai châtiment.
Le gouvernement ne sut pas prévoir à quels excès pourrait se
porter une population de plusieurs milliers de malfaiteurs entassés
dans un petit espace sous la conduite de gardiens tout occupés de
veiller à leur propre sécurité et bientôt atteints eux-mêmes par la
contagion. Les prisons manquaient pour recevoir les condamnés,
ce qui n'empêcha pas l'Angleterre d'envoyer à Van-Diemen, de
IS/iO à IShb, 17,000 transportés. Les scènes horribles qui eurent
lieu dans cette île et dans celle de Norfolk ne peuvent être décrites.
« Je ne veux pas, disait en 1847 lord Grey devant la chambre des
lords, je ne veux pas soulever votre dégoût en entrant dans des
détails monstrueux. Le système a été effroyable, et c'est une honte
qu'un tel système ait pu exister sous le pavillon anglais. Il ne faut
pas oublier d'ailleurs que la dépense a été très élevée, si élevée
qu'elle eût suffi pour assurer en Angleterre même la punition effi-
522 REVUE DES DEUX MONDES.
cace du même nombre de condamnés. Tandis que pour l'état la
charge a été lourde, pour la colonie de Van-Diemen elle a été la
cause d'une ruine complète; la plupart des colons ont été forcés
de quitter l'île, et ainsi a été porté à cette colonie, autrefois très
florissante, un coup dont elle a peine à se relever. » M. Gladstone,
qui était en 1845 ministre des colonies, se hâta de suspendre tout
envoi de condamnés à Van-Diemen et à Norfolk; mais il resta de cet
échec que venait de subir la transportation une impression profonde
dans l'esprit des Anglais. Aussi lorsqu'il fut question quelques an-
nées plus tard de créer de nouvelles colonies pénitentiaires, il n'y
eut qu'une voix pour repousser ce projet, tant on craignait de voir
se reproduire les désordres dont Norfolk et Van-Di'^men avaient été
témoins.
II.
Le premier soin de lord Grey, qui remplaça M. Gladstone au
ministère des colonies, fut de préparer une réforme complète du
système pénal. Tout condamné à la transportation devait être sou-
mis d'abord à un emprisonnement cellulaire de courte durée, puis
être employé à des travaux publics en plein air; c'est seulement
après cette double épreuve que le condamné pourrait obtenir,
comme une sorte de faveur, d'être envoyé en Australie avant l'a-
chèvement de sa peine. A leur arrivée dans la colonie, les trans-
portés recevraient un certificat de libération provisoire {ticket of
îeave), et pourraient chercher à se placer chez les colons. En cas
de bonne conduite, la libération provisoire ne tarderait pas à se
changer, même avant l'expiration de la peine, en libération défini-
tive. C'est par ce système, mis en vigueur à partir de 1848, que
s'est faite la transition entre le régime ancien et le régime qui fonc-
tionne aujourd'hui; 1848 est donc une date importante dans l'his-
toire de la répression pénale en Angleterre.
Les essais entrepris depuis 1842 à Pentonville avaient démontré
la supériorité du système de l'isolement au double point de vue de
la crainte qu'il inspire aux malfaiteurs et de l'impression morale
qu'il produit sur le condamné. Le travail solitaire, interrompu par
de fréquentes visites du directeur, du chapelain, du maître d'école,
étonne d'abord le détenu. Celui-ci se sent engagé dans une vie
nouvelle, la plus contraire qu'on puisse imaginer à ses anciennes
habitudes. La surprise douloureuse, mais salutaire, qu'il éprouve
réveille en lui les germes d'honnêteté qu'on croyait étouffés, et le
prépare à supporter le châtiment qui lui a été infligé. Aussi n'a-t-on
pas hésité en 1847, en Angleterre, à décider que tout condamné à
la transportation passerait d'abord une année dans une prison cel-
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 523
lulaire; cette période d'une année était la plus longue qu'on crût
à cette époque pouvoir imposer aux condamnés. On sait quelles
discussions se sont élevées au sujet de l'inHuence que l'isolement
prolongé exerce sur la santé et l'intelligence des détenus. Sans
doute la diversité des méthodes suivies pour l'application du régime
cellulaire explique dans une certaine mesure la différence des ré-
sultats obtenus. Aucune expérience n'exige en effet, pour être dé-
cisive, plus de discernement et de précautions, tant de la part des
directeurs des prisons que de celle des médecins. En outre chaque
pays n'est-il pas placé dans des conditions spéciales? Sans parler
de la différence des races, ne faut-il pas tenir compte de la variété
parfois si grande qu'on observe dans la nature des crimes, variété
qui se retrouve dans les antécédens, les habitudes morales, le tem-
pérament physique des criminels? En Angleterre, la durée de l'iso-
lement cellulaire, fixée d'abord à une année, a été réduite en 1853
à neuf mois; au contraire en Hollande des lois successives l'ont
élevée de six mois à deux ans; dans l'empire d'Allemagne, le code
pénal de 1870 l'a portée à trois ans, et le législateur belge n'a pas
craint en 1870 d'atteindre l'extrême limite de dix années pour les
condamnés aux peines perpétuelles. D'après les rapports officiels
du gouvernement anglais, l'expérience aurait démontré qu'après
une année d'isolement l'application au travail était moindre chez
les condamnés, et que même leur santé était souvent atteinte. Au-
jourd'hui encore quelques médecins des prisons trouvent excessive
même une durée de neuf mois. Le médecin de Pentonville, dans
son dernier rapport, attribue l'excellente santé dont les détenus
ont joui en 1870 à des travaux de construction, grâce auxquels un
grand nombre d'entre eux ont été employés au grand air au lieu
d'être enfermés tout le jour dans leurs cellules.
En admettant d'ailleurs que l'isolement cellulaire pût être pro-
longé sans danger au-delà d'une année, ni lord Grey ni le parle-
ment n'auraient voulu soumettre exclusivement cà ce régime des
hommes destinés à être transportés en Australie. Eût- il été sage en
effet de tenir ces hommes pendant plusieurs années dans d'étroites
cellules au lieu de les endurcir aux rudes fatigues, aux intempéries
des saisons, et même an contact des autres condamnés, qu'ils de-
vaient retrouver plus tard dans la colonie? On pensa donc avec rai-
son qu'il valait mieux, après quelques mois d'isolement, les em-
ployer en commun à des travaux pul3Îics. La presqu'île de Portland
fut choisie pour la première application de ce système, qui devait
bientôt recevoir une grande extension.
Mais on touchait déjà aux derniers jours de la transportation ;
reprise en 1849 dans l'île de Van-Diemen, elle dut être encore aban-
donnée trois ans plus tard. Des ligues s'étaient formées en Australie
52â REVUE DES DEUX MONDES.
contre tout envoi de condamnés. Le gouvernement anglais ne put ré-
sister aux j)étitions presque menaçantes des colons australiens, et en
1852 fut donné l'ordre de suspendre tout départ de condamnés pour
l'île de Van-Diemen. La seule colonie qui restât ouverte à la transpor-
tation était celle de l'Australie occidentale. Quoique fondée en 1829,
cette colonie, moins favorisée que ses aînées par les avantages du
sol, ne comptait en 1850 que 5,886 habitans. Ce fut sur la demande
des colons eux-mêmes que le gouvernement anglais commença vers
cette époque à y envoyer des condamnés. L'espoir des colons n'é-
tait pas seulement de se procurer ainsi à bon marché le travail qui
leur faisait défaut, ils comptaient surtout profiter des dépenses consi-
dérables que le gouvernement serait obligé de faire dans la colonie
pour l'établissement et l'entretien des condamnés. Comme le remar-
quait très justement dans son rapport de 1860 le colonel Hender-
son, que le gouvernement avait chargé d'installer les premiers
transportés, ce qui manque à une colonie naissante, ce sont moins
les bras que le capital. Le gouvernement anglais s'empressa d'ac-
cepter l'offre qui lui était adressée; mais, pour éviter un nouvel
échec, il résolut de ne négliger aucune des leçons du passé. Si l'on
n'envoyait dans la colonie que des condamnés, il était à craindre
que, devenus trop nombreux, ils ne se livrassent à des désordres
comme à Yan-Diemen. Aussi s'efforça-t-on de maintenir une sorte
d'équilibre entre la population libre et les condamnés; chaque
navire qui partait d'Angleterre portait un nombre égal de trans-
portés et d'émigrans libres, la plupart anciens soldats à qui le
gouvernement donnait le moyen de s'établir dans la colonie. En
ontre, au lieu de transporter les criminels les plus dangereux, on
s'attachait à choisir dans les prisons anglaises ceux qui semblaient
les plus résolus à travailler et à vivre honnêtement; ainsi la trans-
portation était devenue une récompense. Ce nouveau caractère
qu'elle avait pris peu à peu ressort de tous les témoignages recueil-
lis dans l'enquête de 1863. On ne comprend guère chez nous le
système de la déportation que comme un remède héroïque dont la
société se sert contre les malfaiteurs qu'elle désespère de ramener
au bien. Le gouvernement anglais, s'il eût été maître d'obéir à ses
propres désirs, n'eût pas demandé mieux que de délivrer la métro-
pole des criminels incorrigibles; mais la colonie de l'Australie occi-
dentale demandait des travailleurs et non des forçats à surveiller.
Un coup terrible fat bientôt porté à la colonie par la découverte
des mines d'or de Victoria. Ces mines devinrent le rendez-vous
d'un grand nombre de libérés; aucune loi en effet ne permettait de
les retenir après l'achèvement de leur peine. Tout en essayant de
se défendre par des mesures législatives contre l'invasion dont elle
était menacée, la colonie de Victoria adressa au parlement des
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 525
plaintes très vives contre la transporta tion. En 1867, le gouverne-
ment se résignait à interrompre tout envoi de condamnés. Quoique
de 1850 à 1867 l'Australie occidentale eût reçu 9,669 criminels et
un nombre égal d'émigrans libres, dont le voyage et l'entretien
avaient coûté à l'Angleterre plus de 50 millions de francs, elle ne
comptait encore en 1870 que 2^,785 habitans.
Longtemps avant que la transportation n'eût perdu son dernier
refuge, l'Angleterre s'était demandé s'il ne serait pas possible de
créer au nord de l'Australie, dans le golfe de Carpentaria, ou aux
îles Falkland, ou même aux Hébrides, un nouvel établissement pé-
nal. Un comité de la chambre des lords étudia en 1856 cette ques-
tion et entendit de nombreux témoins; la conclusion qui sortit de
cette enquête fut qu'on ne devait pas songer à recommencer l'ex-
périence tentée en 1787, et qu'il valait beaucoup mieux garder les
criminels en Angleterre que de les envoyer sur une terre déserte
ou mal préparée à recevoir des colons libres. « L'avantage de la
transportation, disait le comité, n'est pas de reléguer dans un pays
lointain les condamnés pour les soumettre à l'emprisonnement ou
à des travaux publics; des établissemens construits pour cet objet
en Angleterre même auront toujours une supériorité incontestable
sur des établissemens coloniaux. La transportation doit servir à pro-
curer du travail au condamné libéré en l'installant dans une société
où le travail est déjà assez recherché pour qu'il puisse aisément s'y
placer et ensuite s'y établir. Pour qu'une colonie soit propre à re-
cevoir des condamnés, il faut donc qu'il y ait dans cette colonie une
demande considérable de bras, soit pour des travaux publics, soit
pour des exploitations privées, il faut qu'il existe déjà ou qu'il doive
se former rapidement un noyau de population libre assez important
pour empêcher une trop grande inégalité entre les deux sexes et entre
le nombre des condamnés et celui des hommes libres. » Ces conclu-
sions, empreintes d'une profonde sagesse, étaient l'œuvre d'hommes
en général très favorables à la transportation; tout pays qui vou-
dra, par imitation de l'Angleterre, introduire à titre définitif la
transportation dans son système pénal fera bien de les méditer
pour s'épargner à lui-même de cruelles déceptions. Suivant la ma-
nière dont elle est pratiquée, la transportation peut être le meilleur
des systèmes pénitentiaires ou le pire des expédions; en tout cas,
l'exemple de l'Angleterre semble prouver qu'elle doit être envisa-
gée surtout comme un ivgime exceptionnel et transitoire.
Tandis que les anciennes colonies pénales se fermaient l'une après
l'autre à la transportation et qu'on discutait en Angleterre sur l'utilité
d'établir de nouvelles colonies, plus de neuf mille condamnés s'é-
taient entassés sur les pontons, attendant qu'on décidât de leur sort.
Il fallut en 1853 prendre un parti; on résolut de traiter tous ces
526 REVUE DES DEUX MONDES.
condamnés comme on avait fait jusqu'alors de ceux que des infir-
mités ou des raisons particulières empêchaient d'envoyer aux colo-
nies, c'est-à-dire de les mettre en liberté après l'expiration de la
moitié ou du tiers de leur peine. Seulement, au lieu de leur ac-
corder une libération définitive, le parlement voulut qu'on fît l'essai
en Angleterre du système de libération conditionnelle usité dans
les colonies. Pour l'avenir, il fut entendu qu'on ne condamnerait
plus à la transportation que les criminels qui paraîtraient avoir
mérité une réclusion d'au moins quatorze années; les autres se-
raient condamnés à une peine nouvelle qu'on nomma servitude pé-
nale, et dont la durée devait être en général plus courte que celle
des anciens transportés. On conserva d'ailleurs sans y toucher la
division de la peine en deux périodes, l'une d'isolement cellulaire
pendant neuf mois, l'autre de travail en commun dans des ateliers
publics. Rien n'était changé, si ce n'est que la transportation, à
laquelle aboutissait autrefois tout le régime, était supprimée désor-
mais dans la plupart des cas.
Le premier effet de ce changement fut de causer une vive irrita-
tion parmi les condamnés, qui se voyaient déçus dans leur espé-
rance d'être transportés en Australie. Quant à l'opinion publique,
elle s'attaqua surtout au nouveau mode de libération ; le mot de
ticket of Icave devint un objet d'effroi à ce point que le gouverne-
ment fut obligé en 1855 de déclarer qu'il n'accorderait aucune ré^
ductioiî de peine aux condamnés à la servitude pénale. L'année
suivante, une commission fut nommée par la chambre des com-
munes pour étudier les résultats obtenus depuis 1853. On constata
que le nombre des crimes en général n'avait pas augmenté ; mais
il fut impossible de savoir quelle avait été, parmi les libérés provi-
soires, la proportion des récidives. Le gouvernement anglais avait
fait de la loi de 1853, qui lui prescrivait de surveiller les libérés,
une lettre morte. Gomme le disait sir R. Mayne, directeur de la
police de Londres, le hasard seul aidait à reconnaître parmi les in-
dividus condamnés d'anciens malfaiteurs libérés à titre condition-
nel, car le premier soin de tout libéré était de détruire son ticket of
leave pour éviter d'être reconnu.
Le principe même de la libération conditionnelle rencontra au
sein du comité de 1856 des adversaires parmi lesquels on est sur-
pris de trouver sir W. Crofton, directeur des prisons irlandaises, un
des hommes qui ont le plus contribué dans la pratique à en démon-
trer les avantages. A ses yeux, les difficultés de la surveillance,
sans laquelle la libération provisoire n'est en réalité qu'une libéra-
tion pure et simple, étaient un obstacle à peu près insurmontable ;
mais cette objection n'arrêta pas le comité de 1856, non plus que
celui qui fut chargé en 1863 d'étudier de nouveau tout le système
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 527
des tickets ofleave. « L'expérience, disait ce dernier comité, a mon-
tré qu'on ne peut forcer les condamnés au travail par la seule con-
trainte; on ne fait ainsi qu'augmenter leur aversion pour le travail
et on achève de les endurcir... L'espoir d'une réduction de peine
est, pour les condamnés, le stimulant le plus énergique de la
bonne conduite et de l'application. » Pour permettre au gouverne-
ment d'étendre le principe de la libération provisoire aux condamnés
à la servitude pénale, le parlement prit le parti en 1857 de suppri-
mer toute diflérence quant à leur durée nominale et quant à leurs
effets entre les condamnations à la servitude pénale et les condam-
nations à la transportation. Ce dernier mot fut même rayé du vo-
cabulaire de la loi pénale. On introduisit en outre à titre d'essai
entre les condamnations à l'emprisonnement, dont la durée la plus
longue était de deux ans, et les condamnations à la servitude pénale,
dont la durée la plus courte devait être, d'après les anciens règle-
mens sur la transportation, de sept années au moins, une peine
intermédiaire de trois années de servitude légale; mais on vit bien-
tôt que la libération provisoire appliquée à des peines aussi courtes
ne pouvait avoir que de mauvais résultats. L'augmentation rapide
C]ui se produisit, en 1861 et en 186*2, dans le nombre des crimes
fut attribuée en partie à l'abus des condamnations d'une trop faible
durée; de 2,267 en 1860, le nombre des condamnations à la servi-
tude pénale s'éleva en 1862 à 3,196 en Angleterre. Aussi le terme
de trois années de servitude pénale fut-il en 1864 remplacé par le
terme de cinq années, qui figure encore aujourd'hui dans l'échelle
pénale anglaise, immédiatement au-dessus de celui de deux années
d'emprisonnement.
La loi de 1864 fut préparée par un comité qui passa en revue
à cette occasion toutes les expériences faites depuis 1853, non-
seulement en Angleterre, mais encore en Irlande. Les succès obte-
nus dans, ce dernier pays par le capitaine Crofton avaient vivement
frappé l'opinion publique et retenti au-delà même de l'Angleterre,
en Europe et aux États-Unis. Ces succès étaient dus en première
ligne aux rares qualités d'intelligence et de caractère du nouveau
directeur, et aussi à l'influence de plusieurs perfectionnemens ap-
portés par lui dans la pratique du système anglais. En 185/i, les
prisons irlandaises étaient dans un état de délabrement affreux; les
condamnés entassés dans ces prisons trop étroites, mal nourris,
privés de toute discipline morale , avaient si mauvaise réputation,
que le gouverneur de l'Australie occidentale refusait de les recevoir.
Le premier soin du capitaine Groi'ton fut de mettre en liberté tous
les condamnés à la transportation qui avaient achevé la moitié ou
le tiers de leur sentence. Pour l'avenir, la peine fut divisée, comme
en Angleterre, en deux périodes: l'une d'emprisonnement cellu-
528 REVUE DES DEUX MONDES.
laire subi à Mountjoye, l'autre de travaux publics en commun à
Spike-Island. La période d'isolement ne durait en général que huit
mois; mais les détenus étaient soumis à un traitement plus rigou-
reux qu'à Pentonville. Ainsi ils ne mangeaient pas de viande pen-
dant les quatre premiers mois, et étaient soumis, dans leur cel-
lule, à des travaux pénibles et rebutans.
Dans la seconde période, les condamnés étaient divisés en classes,
non pas d'après la nature de leurs crimes, mais d'après leur appli-
cation au travail et leur conduite dans la prison. Ils pouvaient ob-
tenir comme récompense finale une libération provisoire. Les notes
mensuelles du directeur, du chapelain, du maître d'école, avaient
été remplacées par un système de comptabilité qui permettait aux
détenus de se rendre compte jour par jour de leurs progrès vers la
libération, et qui fermait la porte autant que possible à toute appré-
ciation arbitraire; nous retrouverons bientôt ce système dans les
prisons anglaises. Une autre différence plus importante existait
entre le régime irlandais et le régime suivi en Angleterre : en Ir-
lande, le libéré provisoire était soumis à une surveillance rigou-
reuse, et la loi qui ordonnait de renvoyer en prison les libérés en
cas de mauvaise conduite n'était pas une lettre morte comme en
Angleterre; mais le trait le plus original du système irlandais avait
été la création de prisons intermédiaires. Les condamnés dont la
conduite avait été irréprochable durant les épreuves de Mount-
joye et de Spike-Island étaient envoyés soit à Lusk, soit à Smith-
field, pour y passer les derniers mois qui les séparaient encore de
la libération provisoire. Durant ce dernier stage, ils jouissaient des
avantages d'une demi-liberté; réunis par petits groupes de cin-
quante ou soixante au plus, ils ne portaient plus le costume de la
prison, et pouvaient presque être considérés comme des travailleurs
ordinaires. Le but que s'était proposé sir W. Crofton était double :
d'abord il devait être plus facile, dans ces prisons intermédiaires,
de s'occuper de chacun des condamnés, d'étudier leur caractère,
d'achever leur éducation, de gagner leur confiance et de les pré-
parer à l'épreuve décisive qui les attendait au sortir de la prison.
Ce premier but paraît avoir été complètement atteint : tous ceux
qui ont visité les établissemens de Lusk et de Smithfield ont été
frappés de l'ordre qui y régnait et des bienfaits qui résidtaient pour
les condamnés de la substitution d'une discipline en quelque sorte
purement morale à la contrainte matérielle. Hâtons -nous de dire
que le capitaine Crofton fut admirablement servi par l'intelligence
et le dévoûment d'un simple maître d'école, M. Organ. C'est à lui
en grande partie qu'est dû le succès des prisons intermédiaires.
Dans des conférences qui avaient lieu tous les soirs, M. Organ s'at-
tachait à donner aux condamnés des notions exactes de morale,
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 529
d'histoire, de géographie, d'économie politique. Le samedi, les pri-
sonniers se livraient à un examen mutuel sur les matières traitées
dans les conférences de la semaine. « Il est difficile, écrivait un té-
moin, de se faire une idée du vif intérêt et de l'animation de ces
débats. » Cependant ce n'était là qu'une partie de la tâche de
M. Organ : il était en même temps l'instituteur et le conseil des
prisonniers; il s'appliquait à découvrir leurs aptitudes et leurs fai-
blesses, il leur cherchait du travail aux environs de Dublin, ou les
engageait à s'expatrier pour échapper aux souvenirs de leur an-
cienne vie. Il restait en correspondance avec eux après leur sortie
de prison, leur faisait de fréquentes visites, les surveillait et les
forçait de devenir d'honnêtes ouvriers en les menaçant, s'ils se
conduisaient mal, de les signaler à la police.
En dehors des résultats que devait avoir sur les condamnés eux-
mêmes le régime des prisons intermédiaires, sir W. Grofton espérait
encore que le spectacle de ces condamnés, travaillant dans une
sorte de liberté, serait aux yeux du public la meilleure démonstra-
tion de l'efficacité du système pénal tout entier. On devait avoir
moins de répugnance, pensait-il, à recevoir après leur libération
des hommes qu'on aurait vus, en quelque sorte élevés à la dignité
de travailleurs libres, mener une conduite exemplaire. On est ici
forcé de se demander si, comme le faisait remarquer dans l'en-
quête de 1863 le colonel Jebb, directeur des prisons anglaises, il
n'y a pas un véritable danger à présenter au public l'exécution de
la peine sous sa forme la plus adoucie, à ne lui montrer les con-
damnés que comme des travailleurs ordinaires. Ne craint-on pas de
provoquer des comparaisons regrettables? En Irlande, durant leur
séjour aux prisons intermédiaires, les condamnés recevaient par se-
maine 2 shilliags 1/2; c'est plus que ne peut économiser un ouvrier
chargé de l'entretien d'une famille. Les prisons doivent être des
maisons de réforme pour les condamnés; mais il ne faut pas détruire
dans l'esprit des masses l'idée que la peine est encore moins desti-
née cà relover des malfaiteurs qu'à empêcher d'honnêtes gens de
tomber dans le crime. Ensuite est-il vrai qu'on arrive de la sorte à
détruire les répugnances instinctives qui repoussent le condamné
de la société? On peut remarquer d'abord que le court passage de ce
condamné dans une prison intermédiaire est loin d'être une épreuve
plus décisive que sa bonne conduite antérieure dans les prisons or-
dinaires. Le criminel qui s'est habitué dans les commencemens de
sa captivité à dissimuler ses vrais sentimens n'a pas moins intérêt,
lorsque la libération est déjà proche, à continuer ce manège hypo-
crite. Celui qui n'est que faible peut-il être considéré, au sortir de
la prison intermédiaire, comme ayant déjà triomphé de sa propre
TOME cm. — 1873. 34
lâO REVUE DES DEUX MONDES.
faiblesse? Les tentations qu'il a pu éprouver tandis qu'il était encore
soumis à une tutelle vigilante ne sont rien auprès des séductions
qui l'attendent en dehors de la prison. Que deviendra- t-il lorsqu'il
sera de nouveau aux prises avec toutes les difficultés de la vie,
quand il aura retrouvé en même temps que ses anciens complices
toutes les excitations des grandes villes? Quoiqu'on ait relâché pour
lui la discipline de la prison, on a pris soin jusqu'au dernier mo-
ment d'écarter toutes les séductions, tous les appels à sa faiblesse.
Aussi est-on convaincu que, si en Irlande depuis quelques années
la crainte, mêlée d'aversion, qu'inspiraient les libérés est deve-
nue peu à peu moins vive, ce n'est pas tant aux prisons inter-
médiaires qu'un tel résultat est dû qu'à certaines causes générales
et surtout à l'infatigable activité de M. Organ. Veut-on savoir ce
qu'aurait produit à elle seule la vue des condamnés travaillant en
liberté à Lusk ou à Smithfield? Qu'on lise dans les procès-verbaux
de la commission de 1863 la déposition de M. Organ lui-même.
Après s'être dit qu'il fallait trouver du travail pour tous les libérés
qui sortiraient de ses mains, M. Organ raconte qu'il a pris un plan
du comté de Dublin : il a divisé ce plan en districts; il a marqué
toutes les fermes, toutes les usines grandes et petites, puis il s'est
mis en campagne, allant de ferme en ferme, d'usine en usine, sou-
vent repoussé, parfois mis à la porte. Lorsque, après avoir fait
25 lieues dans une journée, il avait trouvé un patron qui consen-
tait à recevoir un de ses libérés, il revenait content; « j'estimais,
dit-il, que ma journée n'était pas perdue. » Pour vaincre toutes les
résistances, il faisait surtout valoir la garantie que trouveraient les
patrons dans la surveillance dont les libérés devaient rester l'objet
jusqu'à l'expiration de leur peine. « Peu à peu, ajoute-t-il, les dif-
ficuliés, très grandes au début, sont devenues moindres; mais, s'il
fallait recommencer auprès de nouveaux patrons, la tâche serait
presque aussi ardue. » Cet aveu de M. Organ ne suffit-il pas à nous
avertir que ce qu'il y a de plus digne d'être imité dans le sys-
tème irlandais, c'est moins encore le régime des prisons intermé-
diaires que cette heureuse alliance du patronage et de la surveillance
des libérés imaginée par sir W. Crofton et pratiquée avec tant de
succès par M. Organ?
Il faut prendre garde d'ailleurs, lorsqu'on parle du succès du sys-
tème irlandais, d'oublier que l'application de ce système a coïn-
cidé avec un ensemble de circonstances très favorables à la dimi-
nution des crimes. Les années 1847-1850 avaient été des années
néfastes pour l'Irlande; la famine avait accru le nombre des crimes
dans une proportion elfiayante. Eu 1847, il y avait eu 717 condani-
nations à la transportation ; ce nombre s'était élevé les années sui-
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 531
vantes à 2,210 et à 3,088. A partir de 1850, on avait pu constater
dans les statistiques criminelles une décroissance très rapide. Ainsi
en 1851 on comptait encore û,99b condamnations, en 1852 seule-
ment 1,433, puis 987, puis 714. En faisant honneur à la réforme
opérée par le capitaine Crofton de la diminution du nombre des con-
damnations de 1854 à 1860, on oublie que, même sans cette ré-
forme, la progression décroissante ne se serait sans doute pas arrêtée
tout à coup. 11 est donc très difficile de mesurer exactement l'in-
fluence qu'a eue le nouveau système sur l'abaissement de la crimi-
nalité. Ne faut-il pas tenir compte aussi de l'émigration, qui, enle-
vant chaque année à l'Irlande une partie de sa population, a produit
une hausse des salaires et réagi par conséquent sur le nombre des
crimes?
Nous aurions en outre plus d'une remarque à faire sur les con-
clusions qu'on a tirées parfois trop légèrement des chiffres des sta-
tistiques irlandaises, soit contre le système suivi en Angleterre, soit
contre les systèmes du continent. Dans son livre sur V Amélioration
de la loi criminelle, M. Bonneville da Marsangy répète, d'après des
autorités anglaises, que, « sur 1,800 condamnés qui ont été licen-
ciés, 75 seulement (4 pour 100) ont encouru une nouvelle condam-
nation. » — « 4 pour 100, s'écrie M. de Marsangy, n'est-ce pas à
bon droit que de tels résultats ont été qualifiés de merveilleux? »
Ces chiffres n'ont, à nos yeux, qu'une faible valeur : d'abord parce
que les statistiques irlandaises ne comprennent, dans le nombre
des récidives, que celles qui se sont produites entre la sortie de
prison et l'expiration de la peine, c'est-à-dire dans un temps sou-
vent très court ; ensuite parce qu'elles ne tiennent aucun compte
des condamnations à l'emprisonnement prononcées contre les libé-
rés, mais seulement des réintégrations dans les prisons du gouver-
nement; enfin parce que, de faveu de sir W. Crofton en 1863, l'é-
migration enlève chaque année plus d'un cinquième de la masse
des libérés.
Après ce rapide coup d'œil jeté sur l'histoire de la réforme des
prisons en Irlande, il convient d'entrer dans quelques détails sur
le régime qui prévaut aujourd'hui en Angleterre, et qui, depuis
1864, ne diffère plus guère du système irlandais que par l'absence
des prisons dites intermédiaires.
III.
Aussitôt après leur condamnation, les prisonniers anglais sont
envoyés soit à la prison de Pentonville, soit à celle de Milbank,
toutes deux situées à Londres. La première de ces prisons, bâtie
en 1842 pour 520 condamnés, a été agrandie en 1865 et en 1870;
532 REVUE DES DEUX MONDES.
elle possède aujourd'hui six galeries à quatre étages et renferme
1,026 cellules. Chacune de ces cellules a coûté en 18/i2 une somme
de 1,960 francs, en 1865 seulement 1,770 francs, et en 1870 moi-
tié moins, c'est-à-dire 885 francs. On assure que cette économie
est due à l'emploi du travail des condamnés. Ce sont eux qui ont
tout fait, cuit et posé les briques, extrait les pierres, élevé les
charpentes, fondu et forgé les pièces de fer. Depuis quelques an-
nées, le gouvernement a construit, toujours à l'aide du seul travail
des prisonniers, 1,889 cellules qui lui ont coûté 2,325,000 francs,
mais qui, exécutées par des entrepreneurs ordinaires, auraient, d'a-
près les calculs du gouvernement, entraîné une dépense pour le
trésor de Zi, 120, 000 francs.
Pendant les neuf mois qu'ils passent à Pentonville, les condam-
nés sont soumis au travail dans leurs cellules; les uns font des sou-
liers, d'autres des habits, d'autres, qui ne savent aucun métier,
confectionnent des paillassons de crin; c'est pour le compte de l'é-
tat et non pour le compte d'un entrepreneur que se fait tout le
travail. On évalue le produit annuel de l'industrie de chaque con-
damné à environ ilOO francs. La journée de travail n'est que de
neuf heures; les détenus se lèvent à six heures du matin et se
couchent à neuf heures du soir; on leur accorde deux heures pour
leur repas et trois quarts d'heure le soir dans leur cellule pour la
lecture. Ils passent en outre une demi-heure à la chapelle, et une
heure est consacrée à une promenade gymnastique pendant la-
quelle les prisonniers se voient, mais ne peuvent échanger aucune
parole. Ce qui fiappe, c'est la jeunesse de la plupart de ces pri-
sonniers; sur 597 qui se trouvaient dans la prison le 31 décembre
1870, 2/il, soit àO pour 100, avaient moins de vingt-cinq ans. On
s'occupe d'apprendre à lire et à écrire à ceux qui n'ont reçu aucune
éducation : cinq maîtres d'école sont attachés à la prison. Pour sti-
muler le zèle des prisonniers, le règlement veut qu'après un cer-
tain temps ils ne puissent envoyer aucune lettre "à leur famille, si
elle n'est écrite entièrement de leur main.
A leur sortie de Pentonville ou de Milbank, les condamnés qui
paraissent en état de supporter de rudes fatigues en plein air sont
envoyés à Portland, à Portsmouth ou à Chatham. Les autres, et ils
sont assez nombreux (environ un cinquième), sont dirigés vers les
prisons de Parkhurst, de Dartmoor, de Woking, de Brixton, où ils
sont employés à des travaux intérieurs moins pénibles. Dans son
rapport à l'Académie des Sciences morales en 1853, M. Bérenger a
décrit le régime auquel sont soumis les condamné^ dans la pres-
qu'île de Portl.ind. Le gouvernement anglais avait résolu en 18/i8
de construire une. digue gigantesque, destinée à protéger la rade
de Portland et à faire un bassin pouvant servir de refuge à toute la
LE SYSTÈME PÉNITEJNTIAIRE EN ANGLETERRE. 533
flotte de guerre. Ce sont les condamnés qui ont extrait des carrières
voisines la pierre nécessaire à cet immense travail. Après vingt-
trois années d'efforts non interrompus, la digue vient d'être ache-
vée; elle a une longueur de 2 milles anglais, forme une double
muraille d'une profondeur de 50 à 60 pieds et enferme une étendue
de mer de 21,000 acres. Encouragé par les succès obtenus à Port-
land, le gouvernement a créé en 1856 de nouveaux établissemens
à Portsmouth et à Ghatbam. Nous n'avons visité que ce dernier,
mais il doit être considéré comme un modèle : c'est en outre le
plus grand de tous, car il peut contenir jusqu'à 1,700 condamnés,
tandis que Portiand n'a de place que pour 1,600 et Portsmouth que
pour 1,300 prisonniers. A Chatham et à Portsmouth, les condam-
nés sont occupés à creuser des bassins où les plus grands vaisseaux
cuirassés trouveront un abri et pourront être mis en réparation. En
parcourant les immenses chantiers de Chatham, tout sillonnés de
chemins de fer, tout remplis de l'activité de 1,300 condamnés tra-
vaillant par escouades de vingt ou trente sous la conduite d'un
gardien et occupés, les uns à extraire la terre, d'autres à cuire des
briques, d'autres à élever la maçonnerie, en voyant l'ordre qui
règne dans tous ces ateliers, on serait tenté d'oublier que ce sont
des condamnés qu'on a sous les yeux, si leur costume et les fusils
chargés des sentinelles ne vous rappelaient à la réalité. La durée
du travail est en été de dix heures, en hiver de sept heures et de-
mie seulement. Tous les soirs, le travail exécuté dans le jour est
mesuré et évalué d'après un tarif arrêté d'accord entre la direction
des prisons et l'amirauté anglaise. L'expérience a démontré que les
prix adoptés comme base de ce règlement sont à peu près ceux
qu'exigerait un entrepreneur ordinaire de travaux publics. Il est
intéressant de se rendre compte exactement de ce que peut gagner
en un jour un condamné. En 1867, des expériences comparatives
faites à Portsmouth par le capitaine Hervey sur deux escouades de
20 hommes, l'une ne comprenant que des condamnés, et l'autre
que des travailleurs libres, ont donné les résultats suivans : tandis
que les ouvriers libres gagnent par jour une somme de U francs,
les condamnés n'ont pu gagner dans le même temps que 2 francs
50 centimes environ ; mais il faut ajouter que les premiers étaient
habitués depuis longtemps à ce genre de travaux, et que leur ré-
gime alimentaire était très supérieur à celui des condamnés. Les
ouvriers libres consommaient, d'après les calculs du capitaine Her-
vey, 10,808 livres de nourriture solide par semaine et buvaient de
la bière, tandis que les prisonniers ne recevaient que 6,377 livres
d'alimens et ne buvaient que du thé et une décoction de cacao.
On a calculé ce que représente le travail de tous les condamnés
dans les trois prisons de Portiand, Portsmouth et Chatham : en
534 REVUE DES DEUX MONDES.
1871, la valeur totale est estimée à lli9,7lib livres ou 3,7/13,625 fr.
Dans cette somme ne figure pas le produit du travail exécuté dans
l'intérieur des prisons pour l'entretien des condamnés. Le prix
moyen de la journée de travail des prisonniers varie, suivant les
prisons, de 1 shilling 1/2 à 2 shillings 1/2. Il faut rapprocher la
dépense; or les trois prisons coûtent par an, pour l'entretien, la
nourriture, le transport des condamnés, une somme totale de
3,299,650 francs. Par conséquent on est arrivé à ce résultat très
remarquable d'avoir trois grandes prisons qui coûtent moins qu'elles
ne rapportent au gouvernement. Le bénéfice aurait été, d'après les
documens officiels, en 1871, de plus de ZiZ(3,000 francs. Sans doute
à Pentonville, à Milbank, il en est tout autrement; néanmoins, pris
en bloc, le budget des prisons du gouvernement ne fait peser sur
le trésor public qu'une charge annuelle de 1,800,000 francs pour
9,500 condamnés. La dépense brute par chaque personne est en
moyenne de 785 francs; déduction faite du produit du travail, elle
ne s'élève qu'à environ 210 francs.
L'économie n'est pas le seul bénéfice que l'état trouve dans ce
système. L'Angleterre eût peut-être hésité à entreprendre d'aussi
grands travaux, s'il eût fallu les achever entièrement à l'aide de l'in-
dustrie privée. Si on regarde l'intérêt des condamnés eux-mêmes,
il nous semble que leur santé doit se trouver mieux de la fatigue,
même rude, supportée en plein air que du travail souvent malsain
de l'atelier fermé. Ces vastes chantiers ont aussi l'avantage de per-
mettre à une foule de condamnés l'apprentissage rapide et facile
d'un métier. Enfin toutes les objections économiques fondées sur la
concurrence que le travail des prisonniers crée aux travailleurs
libres sont ici évitées, puisque c'est pour le compte de l'état et non
d'entrepreneurs ordinaires que sont employés les condamnés.
Pour exciter le zèle de ces derniers, on se sert aujourd'hui en An-
gleterre d'un système emprunté aux prisons irlandaises. A son en-
trée dans la prison, chaque condamné est averti qu'il peut obtenir
par son application au travail une réduction d'un quart dans la
durée de sa peine. C'est au travail seul que cette faveur est accor-
dée. On avait aussi égard autrefois à la bonne conduite, attestée par
les notes du directeur et du chapelain ; mais on a craint d'encoura-
ger des habitudes d'hypocrisii et de dissimulation. La mauvaise
conduite fait seulement perdre le bénéfice acquis par l'application
au travail. Tous les soirs, les gardiens remettent au gouverneur un
rapport sur chacun des condamnés qu'ils ont été chargés de sur-
veiller. Ceux qui n'ont montré qu'une application ordinaire au
travail reçoivent six points, ceux qui ont travaillé davantage en
reçoivent sept; le maximum est de huit points. On a établi que
ceux qui, pendant tout, leur séjour dans la prison, n'auraient mé-
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 535
rite chaque jour en moyenne que six points, n'auraient droit à
aucune réduction de peine, que ceux au contraire qui auraient ob-
tenu tous les jours le maximum auraient droit à une réduction d'un
quart. Entre ces extrêmes, il y a place pour une série de réduc-
tions proportionnelles. Dans co système, le condamné sait que
chacun des jours de sa captivité bien ou mal employé a une in-
fluence directe et précise sur sa propre destinée. Un tableau placé
dans sa cellule lui indique jour par jour le total des points qu'il
possède à l'actif de son compte, lui permet de mesurer le chemin
déjà parcouru et de préciser le moment de sa libération. Sur
1,631 condamnés qui ont été libérés en 1871, il n'y en a eu que
128 qui n'aient mérité aucune réduction de peine. Ce système a le
grand avantage d'éviter tout arbitraire, toute inégalité, toute injus-
tice. On comprend que les Anglais, après en avoir fait l'expérience,
le préfèrent aux règlemens en vigueur sur le continent, règlemens
qui font dépendre la grâce du condamné des appréciations les plus
diverses et qui ne ferment la porte ni aux sollicitations, ni aux fa-
veurs, ni aux inégalités. C'est d'ailleurs un trait remarquable du
régime anglais que tous les condamnés sant soumis rigoureusement
au même traitement, quelles que soient la nature de leur crime, leur
éducation, leur situation antérieure. Les classes établies entre les
prisonniers ne sont que des étapes successives que tous sont admis
à franchir. Pour passer de la troisième classe à la seconde, puis à la
première, il faut avoir obtenu un certain nombre de points; au-
dessus de la première classe, il y a en outre une classe spéciale
pour lès condamnés dont la conduite a été exceptionnelle. Chaque
classe jouit de quelques privilèges , ainsi les prisonniers de la tro*-
sième ne peuvent écrire une lettre à leur famille ou recevoir une
visite que tous les six mois, ceux de la seconde classe tous les
quatre mois, et enfin ceux de la première tous les trois mois. Les
infractions à la discipline et le refus de travail sont punis très sé-
vèrement : le cachot obscur, avec privation d'une partie de la ra-
tion d'alimens, est la punition ordinaire; dans les cas graves, on â
recours au fouet. L'usage de ce dernier châtiment soulève en An-
gleterre même de vives protestations ; mais les directeurs des pri-
sons insistent pour qu'il soit maintenu ; en 1870, il a été appliqué
à 117 condamnés.
Il reste à dire quelques mots du régime intérieur de la prison.
A Chatham, les bâtimens où couchent les condamnés sont à très
peu de distance des chantiers; l'aspect de ces bâtimens, construits
depuis douze ans à peine, est moins triste que celui de la plupart
de nos maisons centrales. Chaque classe de prisonniers occupe un
quartier distinct, et chaque condamné a une cellule où il prend ses
repas et couche la nuit dans un hamac. Ces cellules, séparées par
536 REVUE DES DEUX MONDES.
des cloisons en fer, sont très petites, et la ventilation y est insuffi-
sante. Les prisonniers se lèvent en été à cinq heures, en hiver à
cinq heures et demie, et se couchent, été et hiver, à huit heures.
On leur accorde trois heures pour les repas, en outre une heure
en été et trois heures en hiver pour lire ou écrire dans leur cellule
avant de se mettre au lit. Le dimanche est consacré aux exercices
religieux, qui durent trois heures et demie, et à la promenade en
rangs dans la cour de la prison. On s'est vivement préoccupé de la
nourriture des condamnés. Il y a ici un double écueil à éviter : trop
accorder et provoquer ainsi de regrettables comparaisons, trop ré-
duire la ration quotidienne et compromettre ainsi la santé des pri-
sonniers. A Chatham , à Portsmouth et à Portland, les condamnés
reçoivent tous les jours 6i5 grammes de pain, sauf le dimanche, où
la ration est de SliO grammes. Ils ont tous les jours au déjeuner
environ liO centilitres de cacao avec addition de lait et de mélasse,
au souper 55 centilitres de gruau assaisonné de gingembre ou de
poivre. Au dîner, on leur sert quatre fois par semaine ihO grammes
de bœuf ou de mouton rôti et une livre de pommes de terre, deux
fois par semaine une soupe grasse aux légumes, toujours avec une
livre de pommes de terre, enfin le dimanche, jour où ils ne tra-
vaillent pas, 112 grammes de fromage. A Pentonville et à Milbank,
le régime est à peu près le même, sauf que la ration de viande n'est
que de 110 grammes et celle du pain de 560 grammes. On n'ose-
rait penser qu'il y ait excès dans ce régime alimentaire en voyant
la maigreur de la plupart des condamnés, et surtout en lisant les
rapports des médecins. Celui de Portland n'hésite pas à dire, dans
son dernier i apport, que la ration, surtout celle du sou% lui paraît
insuffisante pour des hommes qui travaillent en plein air et rentrent
épuisés par une journée d'efforts.
Après avoir suivi le condamné parmi les différens stages de sa
captivité, nous n'avons plus qu'à voir ce qu'il devient au moment
décisif où la libération provisoire lui est accordée et où il doit cher-
cher à reprendre sa place dans la société. Si l'on songe à la destinée
de l'homme qu'attendent à la sortie de la prison les séductions de
sa vie passée, la tyrannie des anciens complices, la difficulté de
trouver du travail, la misère et tout le cortège des tentations qu'elle
mène avec elle, on se sent pris d'une profonde pitié, et l'on s'étonne
que la société n'ait pas songé depuis longtemps à tendre une main
secourable à la faiblesse du prisonnier libéré. L'œuvre accomplie
en Irlande par sir W. Grofton, ce système où la surveillance et le
patronage s'allient et se soutiennent mutuellement, 'devait natu-
rellement attirer les regards de l'Angleterre. En ce dernier pays,
rien ou presque rien n'avait été fait jusqu'en 1857. Quelques so-
ciétés de patronage existaient dans les comtés. A Londres même,
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 537
quelques hommes animés du zèle de la chanté avaient réalisé des
prodiges de dévoûment. C'est ainsi qu'un simple particulier sans
fortune, M. Nash, avait eu l'idée en 1848 de louer une chambre
où il recevait deux ou trois libérés qu'il instruisait, et cherchait
ensuite à placer chez des patrons. Bientôt il parvint à louer deux
chambres, puis une maison tout entière. Un comité patronna la
nouvelle institution et lui donna les moyens de loger jusqu'à cent
libérés. Tous ceux qui entraient étaient soumis à une épreuve ri-
goureuse. Le règlement les condamnait à passer quinze jours dans
la solitude et à n'avoir pour toute nourriture que du pain ei de
l'eau. Cependant on était obligé de refuser toutes les semaines jus-
qu'à soixante libérés, et parmi ces derniers s'est trouvé un individu
du nom de Lévi Harwood, qui, deux ans après avoir vu sa demande
rejetée, fut condamné à mort pour crime de vol et d'incendie. N'y
a-t-il pas dans ce simple fait matière à de cruelles réflexions?
En 1857 fut fondée à Londres, sous le titre de DiscJuirgcd priso-
ners aid Society, une grande institution destinée à secourir les con-
damnés qui sortiraient des prisons du gouvernement. Celte société
a servi de modèle à toutes celles qui ont été créées depuis cette
époque. Elle a, dans l'espace de quatorze années, étendu son action
bienfaisante sur 7,111 libérés. Le mécanisme est des plus simples :
la société ne cherche pas à pénétrer dans les prisons, elle ne prend
le condamné qu'à sa libération; elle se charge de lui trouver du
travail et de le surveiller jusqu'à l'expiration de sa peine. Pour
remplir cette double tâche, la société a deux ou trois agens dont
tout le temps est employé en démarches ou en visites, et qui re-
çoivent les instructions du secrétaire -généraL Deux sources ali-
mentent le budget de la société : ce sont d'abord les souscriptions
volontaires; leur chiffre ne dépasse guère 16,000 fr. par an, et à
peine suiïîsent-elles à payer les frais de loyer et d'administration;
mais le gouvernement charge la société de distribuer aux libérés
les sommes qu'il accorde à ces derniers à titre de libéralité au mo-
ment de leur sortie de prison. Le montant de ces gratifications, cal-
culé d'après le temps que les détenus ont passé dans chaque classe
à l'intérieur de la prison, ne peut en général être supérieur à
75 francs, et pour les détenus dont la conduite a été exemplaire à
150 francs. Autrefois la somme qu'un condamné pouvait recevoir
au moment de sa libération était, comme chez nous, beaucoup plus
élevée; mais on a pensé, en 18G/i, qu'il y avait une véritable injus-
tice à permettre à des hommes condamnés pour crimes d'économi-
ser pendant leur séjour dans la prison une somme égale ou supé-
rieure à celle que peut amasser dans le même temps un honnête
ouvrier chargé de famille. En droit, le gouvernement n'est tenu de
538 REVUE DES DEUX MONDES.
rien accorder aux libérés; s'il consent à leur donner un léger se-
cours, c'est uniquement pour les aider à reprendre une vie hon-
nête et laborieuse. Dans aucun cas, on ne remet au condamné, à sa
sortie de prison, la totalité de la somme qui lui est réservée; cette
somme doit lui être distribuée au fur et à mesure de ses besoins,
soit par la société de patronage, soit par la police, si le condamné
ne préfère pas à la tutelle de la police la tutelle de la société.'
On ne peut rien imaginer de plus simple et de plus parfait que
cette combinaison, qui, sans mettre la société de patronage dans la
dépendance de l'administration et sans donner un caractère obliga-
toire à son intervention, lui assure cependant un budget considé-
rable et des moyens d'action puissans sur les libérés. Aussi près de
la moitié des condamnés sollicitent chaque année le bienfait da
patronage. Lorsque approche le moment de la libération pour un
condamné, on l'avertit dans la prison de l'existence de la société;
s'il demande à être patronné, le gouverneur transmet à Londres, à
la société, son nom, une note sur ses antécédens et un portrait
photographié qui permettra de constater son identité lorsqu'il se
présentera devant le secrétaire. A son arrivée à Londres, on l'in-
terroge sur ses projets d'avenir, sur ses aptitudes; on lui remet
une petite somme et on lui indique un logement convenable, puis
l'agent de la société s'occupe de lui trouver du travail. Tin certain
nombre de libérés sont placés à Londres, d'autres dans les comtés
voisins, d'autres sont renvoyés auprès de leurs familles, d'autres
enfin se décident à émigrer aux colonies. La statistique de l'année
dernière nous apprend que, sur 481 libérés auxquels la société
s'est intéressée dans le cours de l'année, 18A ont pu demeurer à
Londres et y travailler, 152 se sont rendus dans divers comtés,
chez des patrons qui ont consenti à s'en charger, 32 ont été confiés
à leurs familles et 26 se sont embarqués. Tout condamné qui reste
à Londres y est surveillé par l'agent de la société; celui-ci fait tous
les quinze jours un rapport sur la conduite de chacun des libérés
résidant à Londres ou dans les environs. Les condamnés envoyés
dans les comtés sont recommandés à des magistrats ou à des per-
sonnes charitables. La société entretient une correspondance au
sujet de ceux qu'elle ne peut surveiller directement, car elle se
considère comme responsable, vis-à-vis du gouvernement, de leur
conduite jusqu'à l'expiration de leur peine. Dès qu'un libéré se
conduit mal ou essaie d'échapper à la surveillance, il est signalé à
la police , qui peut user contre lui des pouvoirs mis en ses mains
depuis 1864. L'année dernière, /i3 libérés sur A81 ont été ainsi re-
mis à la police ; en outre lu ont été arrêtés et condamnés de nou-
veau, et 9 à la fin de l'année donnaient de vives inquiétudes. Tous
les rapports officiels attestent que la société à depuis sa fonda-
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 539
tion rendu d'inappréciables services; le nombre des récidives est
relativement beaucoup moindre parmi les libérés qui acceptent son
patronage que parmi ceux qui aiment mieux s'y soustraire.
On voit combien il serait facile d'établir partout des sociétés sur
le même modèle. En 1862, le parlement a voté une loi qui permet
aux magistrats d'accorder aux sociétés de patronage instituées au-
près des prisons des comtés et des bourgs une somme de 2 livres
sterling pour chacun des condamnés libérés de ces prisons. Le
budget de toutes les sociétés de patronage est donc constitué d'a-
vance; aussi se sont-elles multipliées. A Londres, depuis 1864,
existe, sous le nom de Metropolitan discharged prisoncrs relief
Society, une association qui se charge de secourir et de surveiller
tous les condamnés sortis des prisons du comté de Middlcsex. En
sept ans, Zi,112 de ces condamnés ont joui du bénéfice du patro-
nage. Dans les comtés, les associations analogues sont déjà nom-
breuses, et bientôt il n'y aura plus de prison, si petite qu'elle soit,
qui n'ait pour ainsi dire à sa porte une de ces sociétés.
C'est surtout pour les femmes que le patronage est nécessaire;
aussi pour elles n'attend-il pas le moment de la libération provi-
soire. Les femmes condamnées à la servitude pénale, après avoir
passé à Milbank neuf mois en cellule, sont envoyées dans les pri-
sons de Woking et de Fulham, où elles travaillent en commun.
Gomme les hommes, elles peuvent par leur application au travail
gagner une réduction de peine ; mais, au lieu d'être du quart seu-
lement, cette réduction peut aller jusqu'au tiers de la durée totale
de la condamnation. En outre les condamnées dont la conduite a
été sans reproche peuvent être transférées, six mois avant leur
libération provisoire, dans des maisons spéciales appelées refuges.
Il existe aujourd'hui trois de ces maisons que l'on peut comparer
aux prisons intermédiaires d'Irlande. Ce sont des associations cha-
ritables qui dirigent ces établissemens au moyen de subventions
du gouvernement. Les femmes qui y sont admises ne portent plus
le costume de la prison, mais sont astreintes à une discipline ri-
goureuse. Sur 275 condamnées libérées en 1871 des prisons de
l'état, 117 ont pu obtenir le bénéfice de passer dans l'une de ces
maisons les derniers mois de leur condamnation. Les directrices
s'occupent de leur procurer un emploi honnête, ainsi qu'à leurs
compagnes moins heureuses qui, sorties directement des prisons,
sollicitent un patronage et un appui.
\oilà ce que fait, depuis moins de quinze ans, la charité privée,
aidée et soutenue par le gouvernement. Tout prisonnier libéré qui
veut obtenir du travail sait où il peut porter sa demande et abriter
sa faiblesse. On lit dans un des derniers rapports de l'une de ces
540 REVUE DES DEUX MONDES.
sociétés de patronage qu'il n'est pas arrivé une seule fois qu'un
libéré ait vainement frappé à leur porte. Quant à ceux qui, au sor-
tir de la prison, voudraient, à l'ombre des grandes villes, reprendre
leurs anciennes habitudes de paresse et ne chercher que dans le
crime leurs moyens d'existence, faut-il s'étonner que la loi les
abandonne aux justes rigueurs d'une surveillance exercée par la
police sous le contrôle des magistrats? Jusqu'en 186/i, le gouver-
nement anglais avait éprouvé une sorte de répugnance k user
contre les malfaiteurs libérés à titre provisoire des pouvoirs que les
lois de 1853 et de 1857 mettaient entre ses mains. On craignait,
surtout à l'époque où il n'existait pas de sociétés de patronage, de
diminuer par une surveillance, même exercée discrètement, les
chances qu'avaient les libérés de trouver du travail; mais l'absten-
tion du gouvernement tenait encore à des scrupules très honorables
et fort en harmonie avec les idées que les Anglais se font des droits
du pouvoir exécutif et du respect dû. à la liberté individuelle. Ren-
voyer un malfaiteur en prison, sur un rapport de la police, sans
jugement, sans enquête contradictoire, avait paru une mesure trop
dangereuse pour qu'aucun ministre voulût en charger sa responsa-
bilité. C'est ce qu'expliquait en 1863 devant le comité d'enquête
M. Waddington, sous-secrétaire d'état du ministère de l'intérieur.
«Le retrait d'une licence, disait-il, est une condamnation beaucoup
plus sévère que la plupart de celles que prononcent les magistrats
tous les jours. Cependant la loi qui a organisé le système des li-
cences n'a rien ordonné pour qu'«,vant la révocation de ces licences
une enquête eût lieu devant un magistrat, ou pour que le condamné
pût être au moins entendu, et c'est, je crois, à cette lacune que doit
être attribué le refus des divers ministres qui se sont succédé
d'exécuter la loi, sauf dans des cas tout à fait exceptionnels. » Le
parlement a tenu compte de ces observations: en même temps qu'il
inscrivait dans la loi de 1864 l'obligation pour tout libéré dont la
peine n'est pas encore expirée de se présenter tous les mois devant
le chef de la police et d'indiquer ses changemens de résidence, il
décida qu'en cas d'infraction le libéré serait conduit devant un
magistrat et interrogé publiquement, et qu'ainsi une décision judi-
ciaire précéderait toujours la révocation de la liberté provisoire.
Nous n'avons pas à rechercher ici comment la surveillance a été
pratiquée dans les divers pays du continent; mais telle que nous
l'avons vue organisée en Angleterre, servant de complément et en
quelque sorte d'auxiliaire au patronage, nous n'hésitons pas à la
considérer comme utile et nécessaire. C'est une arme délicate à ma-
nier, mais indispensable au sein d'une société où le crime n'a pas
encore cessé d'être, pour beaucoup de malfaiteurs, une habitude
LE SYSTÈME PENITENTIAIRE EN ANGLETERRE. 541
et une profession. Nous avons peine à comprendre et nous ne pou-
vons aucunement partager l'indignation qu'éprouve M. Michaux à
la vue de la loi anglaise de lS6ii. « C'en était fait, dit-il, la sur-
veillance avait franchi le détroit. La peur lui sacrifiait un des
plus vieux et des plus respectés principes constitutionnels... Ce
qu'on appelle la civilisation fait volontiers ce travail de nivellement
qui uniformise, rabote, use les aspérités, abaisse les saillies,
efface les marques particulières du caractère de chaque peuple.
Par instinct de singe, l'homme aime à copier. » Il est permis aux
esprits les plus distingués de médire de la civilisation et de s'é-
prendre du pittoresque en matière de législation; mais l'Angleterre
n'hésite pas à sacrifier à l'intérêt de sa sécurité l'originalité de ses
vieux préjug'^s. En vertu d'une loi de 1869, remaniée en 1871, la
surveillance, limitée jusqu'alors aux libérés dont la peine n'était
pas expirée, a été étendue aux individus condamnés deux fois pour
crime que le magistrat croit nécessaire de placer pendant sept ans
sous l'œil vigilant de la police. Toute infraction aux règlemens sur
la surveillance est punie par le magistrat de la révocation de la
liberté provisoire ou d'une année d'emprisonnement. En outre tout
libéré soumis à la surveillance peut être renvoyé en prison, et tout
individu condamné deux fois pour crime et libéré depuis moins de
sept ans peut être condamné à un an d'emprisonnement, s'il est
prouvé devant le magistrat qu'il a recours pour vivre à des moyens
malhonnêtes, ou s'il est arrêté dans des circonstances qui permet-
tent de penser qu'il attendait l'occasion de commettre un nouveau
crime. Nous ne contestons pas qu'un pouvoir redoutable ait été
ainsi placé clans les mains des magistrats; mais la publicité dont
l'exercice de ce pouvoir est sagement entouré suffît pour empêcher
tous les abus. Ceux qui ont assisté à quelques audiences des tribu-
naux de police de Londres, qui ont vu quelle patience, quelle im-
partialité, quel respect des droits de la défense apportent tous les
magistrats de ces tribunaux dans l'accomplissement de leurs diffi-
ciles fonctions, comprennent que le législateur n'ait pas craint de
leur confier sur les criminels les plus dangereux une sorte de juri-
diction discrétionnaire.
Quel a été l'effet de toutes ces mesures? quels résultats ont été
obtenus depuis 1864? Est-il vrai, comme n'hésite pas à le prédire
M. Michaux, que la transportation un instant suspendue doive être
bientôt reprise, et que l'Angleterre ne puisse s'en passer? Yoici la
réponse que font à ces prévisions pessimistes les statistiques des
dernières années. En 1869, le nombre des condamnations à la ser-
vitude pénale était de 2,587; en J870, ce nombre est tombé à
2,015, et en 1871 à 1,818. Jamais on n'avait vu une diminution si
SA'â REVUE DES DEUX MONDES.
rapide. La même décroissance se remarque d'ailleurs dans le nombre
des condamnations à l'emprisonnement. Aussi M. Bruce, ministre de
l'intérieur, disait-il le 16 février 1872, devant la chambre des com-
munes, que a la législation contre les criminels de profession avait
eu un effet décisif et presque inattendu sur le nombre des récidives.»
Et le 7 juillet, en présence des membres du congrès pénitentiaire,
M. Bruce portait sur les progrès accomplis en Angleterre depuis
quelques années un jugement non moins formel. « Je me réjouis,
disait-il, de ce que la convocation de ce congrès ne répond à aucune
augmentation en Angleterre du nombre des condamnés, ni à aucune
inquiétude en ce qui concerne le traitement à infliger aux criminels
en ce pays. Nous devons non-seulement nous féliciter, mais être
profondément reconnaissans de ce que, malgré tant de causes con-
traires, le crime a diminué d'une façon si extraordinaire : on eût
pu craindre que l'abolition de la transportation ne rejetât la plupart
des malfaiteurs dans leurs anciennes habitudes; il en a été tout au-
trement. Ce résultat est dû d'abord aux travaux des hommes de
bien qui ont établi partout des écoles correctionnelles, des écoles
industrielles, des sociétés de patronage, à la diffusion de l'instruc-
tion, à l'extension de l'émigration, mais aussi dans une large me-
sure à l'amélioration du système de la police et du système des
prisons en Angleterre. »
On s'est attaché dans le cours de cette étude à ne comparer l'An-
gleterre qu'à elle-même; un système pénitentiaire, comme toutes
les autres institutions, n'a en effet qu'une valeur toute relative et
ne peut être complètement jugé que dans ses rapports avec les con-
ditions particulières du pays qui en a fait une longue expérience.
Il ne s'agit pas d'introduire tout d'une pièce dans nos lois soit le
régime pénal de l'Angleterre ou de l'Irlande, soit celui de toute
autre nation voisine: c'est aux expériences faites dans notre propre
pays que nous devrons surtout demander la solution des graves
problèmes qui s'imposent en ce moment à l'attention du législa-
teur; mais il n'est pas interdit de signaler d'un mot en terminant
ce qui dans le système anglais nous paraîtrait pouvoir être le plus
facilement imité. Ce serait d'abord la simplicité du droit pénal, qui
ne reconnaît au-dessus de l'emprisonnement et au-dessous de la
mort qu'une seule peine, puis l'organisation des grands ateliers
publics de Portland, de Portsmouth et de Ghatham, et par- dessus
tout le système de libération provisoire soumis à des règles fixes
empreintes d'une profonde sagesse et soutenu par l'heureuse et
nécessaire combinaison du patronage et de la surveillance.
Alexandre Ribot.
LA POÉSIE POPULAIRE
DES
TURCS ORIENTAUX
I. W. RadlofF, Proben der Votksliteratw der Tûrkischen Stàmme Svd-Sibinens, Saint-Péters-
bourg, 1866-1S7-2. — II. A. Levchine, Description des !iOrdes des Kivghiz, 1833. — III. Za-
leski, lœ Vie des steppes kirghises, 1865. — IV. Vambéry, Skizzen aus Mittclasien, 1868;
Catjatatsche Sprachstudien , 1867; Reise in Mittelasien 1864; Relation de voyage dans l'Asie
centrale par vm faux derviche, Paris 1865. . — V. Belin, Notice sur Mir AH-Schir, Paris
1853, — VI. A. Cliodzko, Spécimens of the popular poetry of Pei-sia, Lonàies 1842.
I. — ORIGINE ET EXODE DE LA RACE TURQUE.
La « montagne d'or, » l'Altaï, a touchant la voie lactée » est le
point de départ de la race fînno-mongole, le berceau de cette nom-
breuse famille turque qui comprend bien vingt nations, et qui était
destinée à jouer un si grand rôle et à faire reculer sur tant de points
notre race aryenne. Les anciens avaient tellement l'habitude de
confondre sous le même nom des populations diverses qui menaient
une existence analogue, qu'il est difficile de se faire une idée de
l'histoire primitive des nations turques. Les Chinois, qui ont eu de
fort anciens rapports avec les Turcs orientaux, les appelaient Tu-Ku.
On serait assez tenté, comme Hammer, de leur donner pour ancêtres
les Parthes, ces terribles nomades qui firent courir tant de périls à la
fraction de la race aryenne qui avait à soutenir dans l'Iran les as-
sauts des sauvages habitans du Tourân. Cette lutte, qui remplit des
siècles, devait tourner très mal pour les Aryens, puisque la vallée
5^4 REVUE DES DEUX MONDES.
de rOxus, berceau de nos pères, a fini par faire partie des contrées
que nous nommons aujourd'hui Turkestan.
Quand les Turcs descendirent des versans de l'Altaï, ils difîé-
raient profondément de la plupart des populations turques de nos
jours. Malgré certains traits de ressemblance avec la famille mon-
gole, ils avaient un type différent, et leur peau était encore plus
brune que jaune. Le corps était peu musculeux, la taille médiocre,
la barbe rare, le nez épaté, le front proéminent à la partie infé-
rieure et fuyant à la partie supérieure. L'action des milieux, le
changement dans le genre de vie, les alliances avec d'autres nations,
ont modifié ce type de façon à le rapprocher, soit de la famille
mongole, comme dans le rameau turco-mongol(Kirghiz, Koumucks,
Tartares de Russie), soit de la race aryenne, comme chez les Otto-
mans, qui font assez peu de cas de leur origine pour repousser le
nom de Turc, indigne à leurs yeux d'un peuple dont la condition
s'est fort élevée au-dessus de celle des pâtres grossiers de l'Altaï.
L'histoire abonde en transformations de ce genre, qui modifient le
caractère autant que la physionomie d'une nation.
L'exode des peuples se personnifie ordinairement dans un indi-
vidu qui est considéré comme l'ancêtre et le type de la nation. Tels
sont l'Abraham des Sémites et l'Almos des Magyars. Oghouz, fils de
Kara-khan, joue le même rôle chez les Turcs, et l'imagination po-
pulaire, si elle ne l'a pas créé, a sans doute orné sa vie de circon-
stances propres à le rendre intéressant. C'est ainsi qu'on suppose
qu'il éprouva une grande répugnance pour les superstitions de l'Asie
orientale, où vivaient alors les Turcs. Soit que cette répugnance l'ait
déterminé à marcher vers l'Occident pour y fonder une société où
régnerait un culte plus pur, soit qu'il ait été poussé par l'humeur
inquiète des nomades, — fort développée chez lui, car la légende
nous le montre en guerre avec son frère et même avec son père,
— il s'éloigna de Karakoroum, où Kara-khan passait l'hiver, et
des montagnes d'Ourtagh et de Kourtagh, séjour d'été de Kara,
pour aller se fixer dans le Turkestan, dans cette ville d'Yassy, dont
on a prétendu que le nom avait été transporté en Moldavie par
d'autres émigrans de la même famille.
Oghouz, qui unissait aux tendances théologiques d'un Abraham
les goûts d'un Nemrod, envoya un jour ses six fils à la chasse. Ces
fils se nommaient « les khans du jour, de la lune, de l'étoile, du
ciel, de la montagne, de la mer. » Le père espérait qu'ils rappor-
teraient de leur excursion quelque présage de nature à l'éclairer
sur leur destinée. Ce genre de voyages est conforme aux idées des
populations altaïques; nous en trouvons un dans le conte en vers
intitulé Tektébéi Merghen, recueilli dans l'Altaï.
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 545
« Un vieux et une vieille qui avaient trois fils — étaient autrefois
riches, — maintenant ils étaient pauvres. — Comment mes fils devien-
dront-ils des hommes? — disait leur père en pleurant. — Il appela ses
fils, il leur dit : — Mes (rois fils, montez sur le sommet de trois monta-
gnes, — faites trois rêves différens. — Les trois fils allèrent, — aux som-
mets des trois monts ils allèrent. — Le fils aîné revint le matin. — Le
père demanda au fils aîné : — Quel rêve as-tu fait, mon enfant? — Le
fils aîné dit : — Dix fois plus riches qu'auparavant — nous devien-
drons. — Le second fils vint à midi, — et fit la même réponse. — Le
troisième, arrivé le soir, répondit : — Mon père, ma mère, étaient de
maigres chameaux, — parmi les yourtes ils allaient et venaient. — Mes
deux frères étaient des loups féroces, — tous deux dans les montagnes
— se sont enfuis. — A ma droite paraissait le soleil, à ma gauche pa-
raissait la lune, — sur mon front paraissait l'étoile du matin. »
Les fils d'Oghouz rapportèrent de leur voyage prophétique un
arc et trois flèches, les armes des nomades. Le père donna les
flèches aux khans du ciel, de la montagne et de la mer, qu'il appela
Outschok {les trois flèches), et l'arc aux autres, qui le brisèrent pour
se le partager, et furent nommés Bozouk {les destructeurs). Les
premiers reçurent d'Oghouz le commandement de l'aile droite, et
les seconds le commandement de l'aile gauche. Ces six princes eu-
rent quatre fils qui sont les ancêtres des vingt-quatre principales
tribus. Après la mort de leur père, les khans de l'aile gauche pri-
rent la route de l'Orient, les autres restèrent dans le Turkestan,
dont ils achevèrent la conquête, et leurs descendans s'étendirent
jusqu'aux rives du Bosphore et du Danube.
Si les peuples portés à la vie agricole, comme les Aryens, ont
poussé leurs lointains rameaux de la vallée d'Oxus jusque dans
l'Inde et jusque dans les îles britanniques, on peut supposer que les
nomades de l'Altaï ne devaient pas être moins empressés de cher-
cher des contrées plus favorisées que leur terre natale. De fait,
lorsque les Rurikovitchs fondèrent l'empire de Russie, ils se trouvè-
rent à Kiev en contact avec des populations turques, et ils durent,
jusqu'à l'arrivée des Mongols, batailler avec les Petchénègues et les
Koumans, populations de la même famille (1). La lutte contre les
Koumans n'était pas terminée lorsque le torrent mongol vint tout
emporter. La Russie parut momentanément acquise à la race finno-
mongole, déjà maîtresse de la Hongrie.
Si dans le nord de l'Europe orientale des populations turques ne
parvinrent pas à se constituer solidement, l'Asie présentait un tout
(1) Voyez les Rurikovitchs dans la Revue du 15 février 1872.
TOME cm. — 1873. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
autre spectacle. Les Turcs avaient retrouvé la route suivie par les
Aryas lorsqu'ils enlevèrent l'Inde aux noires populations dravi-
diennes. La dynastie ghaznévide fonda au x<= siècle un vaste empire
indo-persan. Mahmoud, le plus puissant des Ghaznévides, eut la
joie de briser lui-même la statue colossale de Siva, que plusieurs
milliers de statues d'or et d'argent entouraient dans le temple de
Somnath, et d'emporter à Ghazna les portes en bois de sandal du
sanctuaii'e consacré à la terrible divinité. Les. dieux des Aryens
courbaient leur front humilié devant les missionnaires armés de
l'islam.
La fortune des Seldjoucides ne fut pas moins brillante que celle
des Ghaznévides. Les Turcs établis dans les parties du Turkestan
les plus voisines de la Perse et de la mer Caspienne avaient donné
naissance à trois groupes, les Oghouses, les Seldjoucides et les Otto-
mans. Les premiers devaient se confondre avec les seconds au temps
de la splendeur de l'empire seldjoucide, sous Melek-shah. Togroal-
beg, petit-fils de Seldjouk, fut le fondateur de cet empire, que les
Européens ont beaucoup mieux connu que l'état ghaznévide, les
chrétiens ayant à cette époque essayé par d'héroïques exploits d'ar-
rêter dans l'Asie occidentale la puissance croissante de l'islamisme.
Les califes de Bagdad avaient déjà si souvent subi l'ascendant de
la milice turque que Togroul n'eut pas de peine à faire accepter
sa tutelle au calife abasside. Kaïm- Biamrillah lui donna le titre
d'éinir-al-07nrah (prince des princes), qu'un de ses prédécesseurs
avait créé dès le x* siècle pour le Turc Rhaïk. Assis sur son trône,
derrière un voile noir, le chef des croyans avait revêtu le manteau
du prophète, et dans sa main le bâton de Mohammed remplaçait le
sceptre. Togroul, après s'être prosterné, vint se placer à la droite du
calife. On lut le diplôme qui lui donnait les droits de représentant
du monarque spirituel et temporel des musulmans, on lui mit, les
uns après les autres, sept habits d'honneur, et on lui présenta sept
esclaves, venus des sept empires du calife, puis on étendit au-
dessus de sa tête un voile d'or parfumé de musc, et on le coiffa de
deux turbans, images des couronnes de la Perse et de l'Arabie. En-
fin, après qu'il eut baisé deux fois la main de Kaïm-Biamrillah, on
le ceignit de deux épées, symboles de son autorité sur l'Orient et
sur l'Occident.
Melek-shah, un des successeurs de Togroul, comprit très bien
que la conquête resterait privée de tout prestige, si l'éclat des
lettres et des arts n'entourait pas. le trône des conquérans. Ses ex-
ploits et sa capacité politique pouvaient faire croire que les Turcs
étaient à la veille de s'emparer définitivement de l'Asie occidentale;
mais l'empire, en se fractionnant après sa mort, perdit la haute
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. hkl
position qu'il occupait. Diverses sultanies s'établirent en Perse, en
Syrie et en Asie-Mineure. Les sultans de Roum, dont Koniéh était
la capitale, devinrent célèbres en Europe par leur résistance aux
armées des croisés.
L'histoire des anciens états turcs donne fort à penser sur l'avenir
réservé à cette famille de la race finno-mongole. On trouve chez les
Turcs un élan à la fois religieux et guerrier, indispensable aux
peuples conquérans. Les chefs, aussi nécessaires que les vaillans
soldats aux peuples qui veulent se jeter dans la vie hasardeuse des
conquêtes, ne leur font pas défaut. Parmi ces chefs, quelques-uns
ont des talens et un caractère qui ne manque pas de noblesse;
mais, une fois la fougue belliqueuse qui les avait lancés en avant
complètement épuisée, ils subissent très rapidement cette action,
à la fois irrésistible et funeste, des institutions despotiques, qui
énerve les caractères et sape sourdement, niais sûrement, les bases
des empires. Fiien chez les Turcs qui ressemble aux inébranlables
créations de la race aryenne, à cette imposante constitution aristo-
cratique de l'Inde, qui se perd dans la nuit des temps, et qui a
enfanté une civilisation digne pour sa fécondité dans l'ordre in-
tellectuel d'être mise au rang des plus glorieuses. La prospérité si
prompte des Ottomans et leur rapide décadence, le peu de résistance
que le Turkestan oppose maintenant à la conquête, ne font que
confirmer ces considérations.
Un vassal d'Alaeddin, sultan seldjoucide, Ertogroul, fut le créa-
teur d'un empire qui, né à la fin du moyen âge, remplit trois siè-
cles de l'histoire moderne. Ertogroul jeta les bases de l'édifice qui
devait couvrir un jour de ses immenses débris l'Europe, l'Asie et l'A-
frique ; il constitua la puissance qui devait faire oublier les états
turcs antérieurs et assurer dans tant de magnifiques contrées la do-
mination de la race finno-mongole. Le manque seul d'unité dans la
politique et dans la guerre avait retardé une catastrophe que rien
ne semblait pouvoir empêcher. Dès que les Togroul et les Melek-
shah trouvaient dans les sultans ottomans des héritiers capables de
poursuivre leurs projets, le résultat de la lutte pouvait être regardé
comme certain. Évidemment l'Asie tendait de plus en plus à se
débarrasser du christianisme, qui n'y a jamais jeté de racines pro-
fondes. Après la mort de son fondateur, les Sémites juifs l'ont re-
poussé, les Sémites arabes lui ont préféré l'islamisme. Les Finno-
Mongols ne lui étaient pas plus favorables. Les tendances sociales
de la foi chrétienne, conformes aux penchans des Aryens de l'Eu-
rope, sont restées souverainement antipathiques aux Asiatiques
comme aux Africains. Sans parler de ses conquêtes en Chine, l'isla-
misme continue d'avancer en Afrique, tandis que le christianisme
5iS REVUE DES DEUX MONDES.
n'y fait pas de progrès sensibles. Il existait donc une sorte de con-
spiration instinctive contre les idées et les institutions chrétiennes,
et cette conspiration devait être plus utile aux Turcs que la bra-
voure de leurs soldats et les calculs de leurs politiques. Les Otto-
mans étaient entraînés à la conquête par l'imagination, qui domine
les peuples primitifs; ils étaient poussés en avant par tous les songes
briilans que la muse populaire fait errer autour du berceau des na-
tions, tandis que les chrétiens étaient en général plutôt portés à
prêter l'oreille aux conseils d'une prudence raisonneuse peu propre
à enfanter des enthousiastes et des martyrs. Si les Ottomans avaient
trouvé devant eux le christianisme occidental, dont l'ardeur guer-
rière et les convictions n'avaient pas encore subi d'atteintes, qui
avait arrêté l'islamisme arabe à Poitiers (732), la croix n'aurait pas
si aisément reculé devant le croissant, et les destinées de l'Europe
orientale auraient été fort différentes.
Le triomphe de la race fmno-mongole sur les Aryens ne pouvait
être durable. Si l'enthousiasme religieux, des circonstances excep-
tionnelles, modifient parfois la situation que la nature attribue aux
races, elles reprennent tôt ou tard la position qui leur est assi-
gnée par leurs instincts et leurs facultés. La chute de la civilisa-
tion gréco-romaine et l'anarchie du moyen âge, la « terreur de
mille ans, » ont pu momentanément troubler cet ordre; mais la re-
naissance, glorieuse fille de la Grèce, en rendant la vie à la science
et en donnant une impulsion énergique à l'esprit de progrès, de-
vait restituer à la race aryenne le premier rang dans le monde.
L'empire ottoman n'a donc cessé de décliner à mesure que l'Europe
retrouvait la voie perdue sous le règne de la théocratie et de la
barbarie. Les populations turques établies en Russie, bien moins
avancées que les Ottomans, ont déjà succombé. Kazan, Astrakhan,
les Nogaïs de Crimée, ont perdu leur indépendance les uns après
les autres. Les Koumucks, Kirghiz, Baschkirs, ont subi le même
destin. Le Turkestan lui-même a été envahi, et le foyer de la na-
tionalité turque, depuis qu'elle est descendue de l'Altaï, est menacé
de voir ses derniers khans remplacés par des gouverneurs russes.
Déjà la Russie a donné le nom du Turkestan à la quatorzième cir-
conscription militaire, composée des provinces de Syr-Daria, de
Sémiretchenskaïa et du district de Sarjaschan (1).
En Arménie et en Perse, l'élément turc a jusqu'à présent mieux
résisté. En Arménie, il est si puissant que les Turcomans aiment à
donner à ce pays le nom de Turcomanie : aussi chez beaucoup d'Ar-
méniens le type de cette importante branche de la race aryenne
(1) Ce district a été formé en août 1871.
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 559
a-t-il subi des altérations visibles. La Perse, qui appartient comme
l'Arménie à la famille iranienne de notre race, a été peut-être plus
malheureuse encore dans sa lutte séculaire contre le Tourân , ob-
jet d'horreur pour ses anciens sages et pour ses vieux héros. Les
Tadjiks chyites, qui ont conservé les goûts sédentaires et agricoles
des Aryens leurs aïeux, subissent la prépondérance des Ihlats (Tur-
comans), sunnites nomades et turbulens, qui errent avec leurs
troupeaux sur les contre-forts montagneux de l'Iran, surtout au
nord. Les Turcomans ont imposé à la Perse la dynastie régnante
(les Kadjars), qui est d'origine turque. Toutefois les Turcomans se
défendront-ils mieux en Arménie et en Perse que leurs frères ne le
font dans le Turkestan? La prise d'Erivân (1827) n'a-t-elle pas
obligé le (( roi des rois » à céder à la Russie tout ce qui lui restait
du territoire arménien? La Perse n'a-t-elle pas dû en 1853 prendre
parti contre les Ottomans? Ainsi, même dans les contrées où la
population turque fait peser son joug sur la race aryenne, sou im-
puissance à défendre le sol contre l'étranger montre assez tout ce
qu'elle a perdu de son antique énergie. La décadence n'est pas
moins sensible dans l'ordre intellectuel, et l'on peut constater une
fois de plus que chez les peuples la tête faiblit avant le bras,
II. — LES TUnCS DE l'ALTAÎ ET LES KIRGHIZ.
Les chants populaires des Turcs sont l'image de leur civilisation.
En comparant ces curieux monumens de la poésie asiatique, on
voit de nouveau passer sous ses yeux le tableau que je viens d'es-
quisser. On suit la marche et le développement social de ces no-
mades, qui se sont avancés jusque dans l'Europe méridionale de-
puis que leurs rudes ancêtres ont quitté les pentes de l'Altaï; mais
dans ces montagnes, berceau de leur race, vivent encore des popu-
lations qui parlent une langue qui n'est qu'un des dialectes de la
langue turque, et dont l'imparfaite civilisation doit remonter à une
haute antiquité.
Les habitans de l'Altaï et leurs voisins orientaux forment une so-
ciété essentiellement élémentaire. Loin de se donner un nom qui
leur convienne à tous et de se regarder comme une nationalité, ils
forment des clans fort peu considérables, débris variés de peuples
dont les dialectes offrent des nuances nombreuses très propres à
intéresser un philologue. Leur religion n'est pas moins rudimen-
taire que leur état social, puisqu'ils sont encore livrés aux gros-
sières pratiques du chamanisme, tandis que les populations de
langue turque qui vivent à l'ouest de l'Altaï sont toutes soumises à
l'influence de l'islam. Un Américain fort instruit qui a visité ré-
550 REVUE DES DEUX MONDES.
cemment la Sibérie a été étonné de l'habileté que possèdent les
prêtres chamans des Toutchis. Ces prodigieux jongleurs font en
plein air des tours dont les plus ordinaires consistent à se couper
la langue et à se planter des couteaux dans les diverses parties du
corps : aussi les tribus voisines les regardent-elles comme des « êtres
surnaturels (1). »
Pour bien comprendre ces populations et celles qui leur ressem-
blent, il ne faut jamais oublier que les peuples primitifs vivent
dans un monde enchanté. Leur ignorance absolue des lois de la na-
ture leur fait voir partout des prodiges et des interventions célestes.
Quand on appartient à une société dans laquelle l'esprit scientifique,
— à force de combats, de souffrances et de persévérans efforts,
— a fini par conquérir sa place, de sorte qu'il s'impose même à
ceux qui continuent de contester ses droits, il n'est pas aisé de se
faire une idée de l'étrange état des intelligences dans un monde
livré uniquement aux impressions des sens. Les chants de l'Altaï
ont cela d'intéressant qu'ils nous reportent à ces temps lointains oii
l'homme végétait dans une perpétuelle épouvante, entouré de fan-
tômes et de visions, acteurs du drame dont la nature offre à l'hu-
manité le saisissant spectacle. On est étonné de voir ces populations,
qui manquent à la fois d'idées et de comparaisons lorsqu'il s'agit
d'exprimer leurs sentimens, avoir tant de ressources quand il faut
donner un corps à toutes les chimères dont leur imagination est
remplie. Des rochers qui s'ouvrent pour la sépulture des morts et
qui restituent le dépôt qu'on leur a confié, des châteaux qu'un ca-
valier aperçoit à une distance d'un mois de marche, — des luttes
corps à corps qui durent sept ans, des festins presque aussi longs
[la lutte du khan Pudœî), des êtres monstrueux à sept têtes, avides
de chair humaine {Tardanak), — des vieillards aveugles servis par
un mobilier animé, — des monstres dont la lèvre supérieure touche
au ciel, tandis que la lèvre inférieure reste attachée à la terre, et
dont les entrailles contiennent des trésors et des hommes, des
hommes du nord et du midi, — des gens qui se transforment suc-
cessivement en lion, en loup, en renard rouge, en faucon gris, telles
sont les merveilles que racontent les poèmes. Les poètes populaires
n'ont pas seulement recours au merveilleux sous la forme la plus
audacieuse, ils savent accumuler les incidens de façon à tenir la
curiosité en haleine; mais ils ignorent complètement le talent, qui
n'appartient qu'aux artistes consommés, de chercher un dénoûment
dans le libre jeu des passions humaines. L'intervention du monde
(1) Reindeer, dogs and snow-shoes, a journal ofSiberian Travels, by Richard Bush,
Londres 1871.
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 551
supérieur, réprouvée par Horace, est leur moyen ordinaire de sortir
des complications dans lesquelles ils se plaisent.
Le tableau de la vie altaïque nous offre beaucoup plus d'intérêt
que toutes ces complications. Cette vie est bien celle que devaient
mener les Turcs primitifs avant de commencer leur exode. 11 faut
lutter contre la rude nature de l'Asie centrale, tantôt contre les fri-
mas des « montagnes de glace, » sur lesquelles souffle « le vent
noir, » tantôt contre une chaleur qui rend « l'épaule brûlante. »
L'habitation est la yourte, demeure éminemment primitive, faite
pour les nomades. Le cheval, aussi susceptible d'attachement que
de haine, dont la vengeance atteste des combinaisons profondes,
est dans ces déserts la grande ressource, mieux qu'une ressource,
le compagnon, l'ami et même le conseiller, tant sa prévoyance sa-
gace frappe toutes les imaginations. Les chants décrivent avec une
naïveté navrante l'abandon où se trouvent sans lui deux orphelins
errant dans ces interminables solitudes :
« Pour manger, il n'y a aucun plat; — pour s'habiller, aucune pelisse.
— Tous deux s'en allèrent en pleurant. — Quand le jeune garçon eut
ainsi marché, — il se fit une flèche de bois, — il alla chasser, — tira
avec des flèches de bois. — Il revint à la maison quand il eut tiré. —
A son retour de la chasse, la viande tomba pourrie à terre. — Le jeune
garçon se dit en lui-même : — Ah! si j'avais un cheval, — alors je pour-
rais apporter le gibier à la maison, — Quand je le charge sur l'épaule
en allant à pied, — mon épaule s'écorche. — De nouveau il pleura,
pleura... yt (Allaïn Saïn Salam.)
D' étranges inventions donnent une idée de la misère à laquelle
finit par être réduit l'homme errant ainsi à l'aventure. Un nouveau
Joseph fuyant ses frères s'en va en pleurant.
« Il marcha et marcha. — Tandis qu'il marchait ainsi : — Qu'est-ce
qui fait là du brait? dit-il. — Il chercha, chercha, il n'y avait rien... —
De nouveau il chercha, — de nouveau il ne vit rien. — Ses propres ar-
ticulations, ses propres os, — il vit qu'ils avaient craqué. — Sa chair
avait tout à fait disparu. » {Teklébéi Merghen.)
Dans une pareille situation, le coursier qui se montre semble un
être merveilleux, un vrai don du ciel. Aïkym Saïkym, « le cheval
rouge à la selle d'or, » pleure son maître et console sa sœur par
sa compassion :
« Le garçon se rompit le cou — et mourut. — A"fkym Saïkym, le che-
val rouge, — dit : Oq ne peut le sauver, et revint. — Quand il fut re-
venu, — la sœur se précipita hors de la maison. — Lorsque la jeune
552 REVUE DES DEUX MONDES.
fille vit — Aïkym Saïkym, le cheval rouge, — revenir à la maison sans
le maître, — elle regarda. — Quand la sœur regarda le cheval, elle
pleura. — Quand le cheval regarda la jeune fille, il pleura. — Aïkym
Saïkym, le cheval rouge, — vint auprès de la jeune fille et se mit à ge-
noux. » {Altaïn Sain Salam.)
On n'est donc pas surpris de voir comparer la voix du bienveil-
lant coursier à celle du frère. « Quand on entend hennir dans la
nuit sombre, — la voix de mon cheval brun m'est bien connue. —
Quand même je vis chez d'autres peuples, — la voix du frère m'est
bien connue. » Dans les situations embarrassantes, on a recours à
son instinct, souvent plus sûr que l'intelligence d'hommes bornés.
« Le cheval gris de fer sauta en arrière. — Le garçon demanda au
cheval : — Que sais-tu? — que sais-tu, mon cheval, — mon che-
val gris de fer? — qu'as-tu vu? — Le cheval dit : — Quand nous
sommes près du diable, — comment ne devons-nous pas penser au
moyen de nous sauver? » La pensée du coursier se mêle à des sou-
venirs qui nous semblent, à nous, d'un ordre bien différent. « Toi
qui as mangé souvent la tête de l'herbe bleue, — mon cheval bleu,
où es-tu? — Toi dont les cheveux blonds flottent sur le cou, — ma
fiancée, où es-tu? »
Le dédain de l'homme civilisé pour les autres êtres sensibles
n'est pas de mise au désert. L'oie, que n'oublient pas les chants
grecs, figure même dans une comparaison amoureuse aussi bien
que le cygne gracieux; mais dans tout état social subsiste la néces-
sité de vivre, et l'ami do la veille devient la victime du lendemain.
Lorsqu'on veut chasser, on songe que le fer bien tourné est aussi
utile pour atteindre le chevreuil que « la soie brodée d'or » l'est
pour orner une pelisse. Quand Altaïn Saïn |Salam retrouve sa sœur,
Aïkym Saïkym, le cheval rouge, prend part à leur joie. « Tous deux
entrèrent dans la maison... Ils tuèrent un cheval, et firent un fes-
tin. )) L'ivrognerie fortifie encore les instincts farouches du carnas-
sier, et malheureusement il n'est guère de bon repas sans ivresse;
aussi l'on peut appliquer à toute réjouissance ce qu'on dit d'un
festin homérique : « Il (le khan Pudœï) réunit tout le peuple, — fit
abattre soixante cavales... — Un festin il prépara, — ils burent
beaucoup d'eau-de-vie, — six mois passèrent. — Ils burent beau-
coup de poison, — six ans passèrent. » De pareils ivrognes ne sont
guère capables de calculer les conséquences du jeu ; on voit même
deux personnages qui ne sont nullement ivres se laisser tellement
entraîner qu'ils finissent par jouer leur propre liberté {Teklébéi
Merghen). Un genre de distractions plus noble et plus utile, ce sont
les récits des « chantres joyeux, » ainsi que la lutte qui endurcit
LA. POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 553
les corps et les prépare à soutenir des combats sans merci, qui ne
laissent ni un os intact ni une goutte de sang dans les veines, et à
« combattre contre tout homme fort. « [La lutte du khan Pudœ'i.)
M. Richard Bush, qui a vu récemment une de ces scènes en Sibé-
rie, en donne une description qui complète fort bien les récits de
nos poètes. « Beaucoup de garçons jouaient; — notre garçon jouait
aussi. — Ils couraient et luttaient. — Il vainquit tous les garçons,
— et leur prit toutes leurs pelisses. » [La lutte du khan Pudœi.)
Quelque difficile que soit la vie du montagnard , il tient aux
rudes sommets qui l'ont vu naître, et la plaine où « se montre la
cime des saules » n'exerce sur lui aucune espèce de fascination.
Aussi l'Altaï, « le père Altaï garni d'herbe fine, » n'est nullement,
aux yeux des peuples qui l'habitent, un séjour indigne d'eux :
« Sur le dos du blanc Altaï — est une fleur d'or; — dans le pays aux
montagnes d'or — la lune brille d'une grande lumière. — Sur le dos
d'azur de l'Altaï bleu — est une fleur d'argent, — luit la grande lu-
mière du soleil... — Toi, blanc Altaï aux six sommets, — tu es le sé-
jour de soixante oiseaux; — toi qui réjouis peuple et hommes, — heu-
reux es-tu, blanc Altaï! — Toi, blanc Altaï aux quatre cimes, — tu es
le séjour d'innombrables cerfs. — Toi qui réjouis le peuple nombreux,
— bienheureux es-tu, blanc Altaï! »
Les improvisations, que j'ai plus d'une fois citées en parlant des
contes, n'ont pas souvent dans l'Altaï d'autre valeur que de re-
produire fidèlement les vagues impressions qui traversent l'imagi-
nation de peuples chez lesquels la réflexion n'est pas éveillée. « Avec
le lait de la vache bleue, — les femmes ont mis de l'eau-de-vie. —
Avec la peau de la vache bleue, — les femmes ont fait des bouteilles
de cuir. » Quand il s'agit des sentimens qui chez les nations civili-
sées exaltent le plus facilement l'âme humaine, les faits sont parfois
constatés d'une façon aussi peu enthousiaste, et l'amant épris ne
parvient pas toujours à trouver une comparaison réellement adaptée
à son sujet. « Je suis allé le long du blanc rocher, tout le long; —
au blanc rocher je n'ai trouvé aucune crevasse. — Ce peuple, je l'ai
examiné dans tous les sens; — une plus belle que toi, je ne l'ai pas
trouvée. » Et encore : « J'ai souvent marché le long du rocher bleu;
— au rocher bleu, je n'ai trouvé aucune crevasse. — J'ai bien des
fois examiné la foule; — une plus intelligente que toi, je ne l'ai pas
trouvée. » Si la comparaison s'offre à l'imagination , elle ne s'élève
pas au-dessus d'une expérience assez vulgaire. « Qu'ya-t-il de pré-
cieux dans la sombre forêt noire? — Précieuse est la zibeline aux
quatre pattes. — Qu'y a-t-il de précieux chez les nombreuses tribus ?
554 REVUE DES DEUX MONDES.
— Là est précieuse la fille aux quatre tresses. » Un autre amant plus
heureux trouve au début une comparaison qui ne manque pas de
grâce rustique : « Comme le mélampyre des prés au printemps —
flamboie mon cœur; — comme l'oiseau qui arrive au printemps —
supplie mon œil. — Comme le feu qui brûle en automne — brûle
mon cœur; — comme l'oiseau qui vient en automne — s'attriste
mon œil. »
La conviction de la fragilité des avantages et des biens de ce
monde, conviction qui tient une si grande place dans la poésie des
nations turques, se montre aussi dans ces improvisations; mais, au
lieu de produire les développemens qu'on trouve dans les poètes
ottomans, elle est indiquée par quelques traits mélancoliques. « Ma
pelisse faite d'une étoffe neuve, — de quel avantage m'est-elle dans
les jours pluvieux? — De mon bétail rassemblé avec tant de fa-
tigue, — quel avantage aurai -je au jour de la mort? » La pensée de
la famille ne semble nullement diminuer ces impressions pessi-
mistes, u Quand à droite soufile le vent, — se penchent les têtes
du roseau; — quand je pense à tous mes parens, — des larmes
me viennent des yeux profonds. )> La jeunesse même ne préserve
pas d'une tristesse qui fait un contraste si frappant avec la virile
sérénité de la Grèce héroïque, dans le sein de laquelle fermentait
la conscience d'un glorieux avenir. « Mon poulain de deux ans de-
viendra un cheval, — sa crinière et sa queue grandiront également.
— Nous jeunes gens héritiers des bons, — nous grandirons au mi-
lieu des soucis et des larmes. »
La notion du devoir se dégage pourtant de toutes ces misères
qui forment la vie et que quelques rayons éclairent, par exemple
quand le printemps, qui « couvre de feuilles la cime des arbres, »
engage la jeunesse au jeu. Cette notion est naturellement simple,
le respect de l'autorité paternelle, l'attachement au chef, l'éner-
gique gouvernement de la famille en sont les points essentiels :
« Notre postérité qui a reçu la bénédiction, — dans la yourte pa-
ternelle puisse-t-elle se succéder! » Cette bénédiction est le meilleur
gage de bonheur pour les enfans, surtout si elle est confirmée par
les chefs. « Ce qui a réjoui les petits, — c'est la bénédiction des
vieux, n — « Ce qui a fait devenir les jeunes enfans des hommes,
— c'est la bénédiction des grands. » — « Celui qui gouverne vi-
goureusement la yourte du père — sera respecté chez les peuples
étrangers. »
Les Kirghiz forment une transition entre les populations de l'Al-
taï et les peuples turcs qui ont comme eux embrassé l'islamisme.
De même que leur religion, quoique mêlée de croyances étrangères
au mahométisme, est supérieure au chamanisme, leur état social
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 555
est moins élémentaire que celui des clans de l'Altaï. L'immense
steppe des Kirghiz, qui s'étend de l'Altaï jusqu'au fleuve Oural,
est habitée par une véritable nationalité. Chaque Kirghiz se nomme
Kasak, comme tout paysan roumain, quel que soit le gouverne-
ment auquel il obéisse, qu'il dépende de Pesth, de Yienne ou de
Pétersbourg, s'appelle lui-même Roumoun. Le nom de Kirghiz,
comme celui de Kirghiz Kaïsak, ressemble à celui d'Albanais ou de
Valaque, forgé par les étrangers, et qui n'a aucun sens dans la
langue indigène. La poésie populaire atteste, autant que l'idiome
et les coutumes, que hfoonscience nationale existe chez les Kasaks,
sans qu'ils soient pour cela plus capables que les habitans de l'Al-
taï de défendre leur indépendance contre le voisin qui prétend les
assujettir, qu'il s'agisse de l'empereur de la Chine ou de l'empe-
reur de Russie. Maintenant les « Kirghiz de Sibérie » sont compris
dans la douzième conscription militaire de l'empire russe, quoique
la nation entière ne soit pas encore complètement soumise, et qu'il
soit difficile d'astreindre à une véritable dépendance des nomades
dispersés sur des territoires aussi vastes.
Malgré le sentiment qu'ils ont de leur unité nationale, les Kir-
ghiz se fractionnent en trois hordes : la grande horde, la horde
moyenne et la petite horde. Les noms des familles Argyn et Naï-
man, les principales de la horde moyenne, prouvent le rôle que
l'élément mongol a joué dans la formation d'un peuple dont l'ori-
gine est enveloppée de ténèbres, qui est composé des élémens les
plus divers fondus ensemble depuis longtemps. Les hordes se di-
visent en clans et ceux-ci en familles, qui vivent dans un accord si
intime qu'elles soutiennent leurs membres envers et contre tous.
Nous retrouvons ici l'idée favorite des nomades, qui donnent à la
morale un autre point de départ que les nations sédentaires civi-
lisées. La hiérarchie des devoirs admise par un Fénelon, qui com-
mence à l'humanité et descend à la nation pour arriver à la famille,
serait pour eux une simple absurdité. Tous demeurent dans des
aouîs de cinq à quinze yourtes, qui s'élèvent sur l'immense steppe
comme des taupinières. La yourte est une tente de feutre brun qui
recouvre un treillis évasé de bois peint en rouge, avec un toit pointu
en perches et un grand tuyau de cheminée rond. Cet assemblage
de yourtes, qu'on nomme aoid, forme une commune microscopique
gouvernée par la famille la plus nombreuse, qui protège l'individu
isolé et en est responsable. Les querelles sont décidées par des ar-
bitres, et l'aoul se charge de faire exécuter leurs arrêts. Ces formes
archaïques de gouvernement, dont les chants donnent une idée
exacte, ressemblent assez aux simplifications, idéal de quelques
écoles socialistes, qui réduisent le gouvernement à une sorte de
556 REVUE DES DEUX MONDES.
jury rustique. Cependant le principe aristocratique subsiste tou-
jours, et les descendans des khans forment la noblesse [sultans, os
blancs), qui jouit de certains privilèges (1).
La « douce anarchie » qui est la base de ce système aurait moins
d'inconvéniens, s'il ne fallait pas compter avec ses voisins ; mais,
quand un différend a lieu entre les membres de deux aouls, si l'un
ne veut pas se prêter à l'exécution de l'arrêt, l'autre doit recourir
à une expédition guerrière. La baraiita amène naturellement des
représailles. Il en résulte entre les clans et les familles des luttes
qui occupent sérieusement la poésie populaire. Heureusement la
religion n'ajoute pas comme ailleurs aux ardeurs guerrières. Quoi-
que convertis au mahométisme depuis plusieurs siècles, les Kir-
ghiz sont tellement étrangers à tout fanatisme musulman , que
M. Levchine ne sait s'il doit les ranger a parmi les mahométans,
les manichéens (dualistes) ou les païens. » Le mahométisme n'aurait
pu acquérir de l'influence que par les savans (les gens qui savent
écrire); or, tout en leur rendant mille honneurs, on les déteste cor-
dialement et on les regarde com.me des infidèles. L'islam n'a donc
qu'une action médiocre, et encore quand il ne faut pas s'imposer
de gêne. Ainsi on se rase la tête et on porte des amulettes, on em-
ploie quelques phrases tirées du Koran; mais on se soucie peu des
prières du jour, du carême et des ablutions. Grâce à ce peu de
zèle pour la religion, la langue n'a pas été atteinte par l'action dis-
solvante qui l'a transformée chez les Ottomans. Le kirghiz est
resté un idiome turc pur, et les mots empruntés à l'étranger ont
dû subir les lois de la prononciation et obéir à l'esprit de la langue
indigène. La pureté de cette langue et la vaste étendue de son do-
maine ont décidé M. Radloff à consacrer à la poésie populaire des
Kirghiz un volume de 856 pages, sans parler de l'intéressante et
substantielle introduction qui précède ce volume, résumé des ob-
servations faites par le savant philologue dans la horde moyenne
et dans la grande horde. Les chants ont été surtout recueillis dans
la steppe orientale ; la légende de Kosy Kœrpœsch a été copiée à
Sergiopol, non loin du prétendu tombeau de ce héros. Cependant,
pour donner une idée des produits poétiques de la steppe occiden-
tale, il a fait paraître les légendes de Sain Bâtir et d'Er Targyn,
publiées déjà en arabe par le professeur Ilminsky.
Les Kirghiz divisent eux-mêmes leurs chants en « paroles du
peuple » et en « chansons de livre. » Les premières sont transmises
de bouche en bouche, et, loin qu'on songe à les écrire, le mollah,
(1) Les os noirs, c'est le peuple. — A Florence, on distinguait les deux classes par
l'embonpoint {popolo grasso et popolo tninuto), comme la Bible qui parle des « gras
de la terre. «
LA POÉSIE POPULAIUE DES TURCS. 557
c'est-à-dire le seul personnage qui pourrait être tenté de le faire,
méprise trop ce genre de poésie pour en avoir l'envie. Les mollahs
aiment mieux en composer d'un autre genre, qui, au lieu de con-
server les vieilles traditions nationales, servent à propager les idées
musulmanes, en même temps qu'elles font subir à la langue la
transformation qui a eu lieu chez les Oitomans en introduisant des
mots et des formes empruntés à des langues aryennes et sémitiques
(le persan et l'arabe). Quelques-unes de ces chansons ont le carac-
tère que les pères de l'église donnaient aux « préparations évangé-
liques. » Ce sont des récits, en rapport avec l'esprit du peuple, qui
contiennent peu de substance religieuse, mais qui préparent les in-
telligences aux idées de l'islam. Tels sont^o* Dschigil, Ilœnwa, em-
pruntés à l'Asie centrale, partie en vers, partie en prose, — Sœipul
Mœlik, traduit de Névaï, — Satyi? Dschasman, Kik, Schar-jar, ré-
cits qui se sont fort répandus dans le peuple. Les chants intitulés
Bos Torgai (l'alouette), Sar Smnan (le temps d'afflictions), Saman
Akyr (la fm du monde), ont un caractère franchement didactique, et
ressemblent à ce genre d'enseignement qu'on nomme en Italie dot-
trina et en France catéchisme. Les plus populaires sont Bos Torgai
et Dschumdschuma. Dans le district de Sémipalatnisky, les chants
de livre se sont répandus dans la masse du peuple. Là disparais-
sent insensiblement les chansons en l'honneur des vieux héros na-
tionaux, qui sont remplacés par les héros de l'islam, comme en
Europe les personnages sémitiques de la Bible ont pris place dans
la poésie de tous les peuples à côté ou à la place des types indi-
gènes. Le chant kirghiz consacré à Housseïn est un exemple de ces
substitutions. Ces faits prouvent que l'islam n'est pas en décadence
autant que nous aimons à le croire. En Asie, où il a conquis au
cœur même du brahmanisme 25 millions de sectateurs, il gagne du
terrain sur le chamanisme et même sur le bouddhisme, comme en
Afrique il fait partout reculer le fétichisme de la race nègre.
Chez les Kirghiz , il doit immensément à la poésie populaire.
M. Radlofî a été témoin de l'eifet que produisait la lecture du chant
de Dschumdsclimna sur les grandes assemblées. Les auditeurs
écoutent avec l'attention la plus soutenue , et sur leurs traits on lit
l'épouvante que produit la description des supplices réservés dans
l'enfer aux musulmans qui n'observent pas les préceptes de la reli-
gion. Les « paroles du peuple » sont des proverbes, des bénédic-
tions, des chants de noce, de deuil, des histoires de braves, des
contes, etc. Cette littérature est si considérable que le gros vo-
lume de M. Radloff ne peut être regardé que comme une antholo-
gie des divers genres.
Les Kirghiz, les Turcomans et autres nomades qui ont su s'élever
558 REVUE DES DEDX MONDES.
de quelques degrés au-dessus de la misère des sociétés primitives
ne manquent pas de loisir pour s'abandonner aux inspirations d'une
muse essentiellement populaire. Leur existence a un côté aristocra-
tique très favorable au développement de l'imagination. Le Kirghiz,
que M. Vambéry (1) ne trouve point dénué d'instincts poétiques, n'est
nullement, comme un paysan du Berry ou de la Bretagne, absorbé
par un travail qui rend toute vie intellectuelle à peu près impos-
sible. Comme le lis de l'Évangile, le nomade ne sème ni ne récolte.
Les troupeaux suffisent, sans parler des razzias, à des gens dont les
besoins sont très bornés. Les soins que le bétail réclame, une indus-
trie élémentaire, tous les travaux qui exigent quelque suite, sont le
partage des femmes, qui constituent dans toute société à l'état d'en-
fance une caste inférieure assez semblable aux serfs du moyen âge.
L'homme, lorsqu'il s'est occupé de son coursier, plus digne d'inté-
rêt à ses yeux que sa laborieuse compagne (2), peut donner beau-
coup de temps à ceux qui veulent charmer ses loisirs par des contes,
des légendes historiques ou des chants. Leurs poètes trouvent des
expressions qui ne manquent ni de naturel ni de vivacité, comme
dans ce chant d'amour recueilli par M. Levchine :
u Vois-tu cette neige? — Le corps de ma bien-aimée est plus blanc.
— Vois-tu le sang qui découle de cet agneau? — Ses joues sont plus ver-
meilles. — Vois-tu ce tronc d'arbre brûlé? — Ses cheveux sont plus
noirs. — Sais-tu avec quoi écrivent les mollahs de notre khan? — Ses
sourcils sont bien plus noirs encore. — Vois-tu ces charbons enflam-
més? — Ses yeux brillent d'un éclat plus vif. »
La poésie convertit en or tout ce qu'elle touche. Il est vrai que
les filles kirghises ont les yeux pleins de feu, le teint vif et animé,
qu'elles sont agiles, robustes et saines; mais leurs formes désa-
gréables et leurs pommettes saillantes ne répondent nullement à
l'idée que nous nous faisons de la beauté. Leur douceur, leur com-
passion pour ce qui souffre, leur tendresse maternelle, assureraient
à ces femmes actives et laborieuses un empire plus solide que ces
charmes de la jeunesse, aussi peu durables, dit le poète ottoman
Mésiki, que les fleurs du printemps, si elles avaient des maîtres
moins égoïstes, moins durs et moins vaniteux.
Comme tout Kirghiz est improvisateur, il compte plus sur cette
faculté que sur sa mémoire lorsqu'il veut reproduire un chant po-
(1) M. Arminius Vamb<^ry, voyageur hongrois, qui a parcouru l'Asie centrale de 1862
à 180i, est aujourd'hui professeur de langues orientales à l'université do Pesth.
(2) M. Levchiue affirme pourtant que les femmes des Kirghiz sont supérieures aux
hommes sous une foule de rapports»
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS, 559
pulaire. L'improvisation est d'autant plus aisée qu'on est peu diffi-
cile sur le choix des comparaisons et sur l'expression des sentimens,
qu'on ne se soucie pas même toujours de la liaison des idées, comme
ce poète kirghiz qui dit : « Je suis malade, et pense à peine à la
nourriture. — Oh ! là-bas, il y a un pin élevé, et la neige est tom.-
bée dessus. » D'auti'es fois le poète insinue des conseils qui n'ont
rien de poétique. « Donne une pièce de bétail pour la fille, — et
elle sera à toi pour toujours. » La perspective offerte à la jeune fille
de partager un cœur occupé déjà par trois ou quatre premières
épouses n'est pas non plus de nature à enflammer son imagination.
Cependant la nation la plus rude a toujoui'S son idéal, qui lui rend
la vie tolérable. Cet idéal apparaît surtout dans les contes popu-
laires. On est surpris de trouver tant de similitudes entre les héros
fantastiques de ces récits et les paladins du moyen âge occidental;
mais n'est-il pas naturel que des nomades aiment à célébrer les
chevaliers errans? Ces modèles de la bravoure kirghise luttent
contre les enchanteurs, combattent les plus fameux cavaliers, déli-
vrent les infortunées victimes de la tyrannie, reçoivent d'elles des
talismans, saccagent les aouls pour plaire à des « sourcils noirs non
fardés.» Néanmoins la conclusion de tant de combats et de prodiges
ne ressemble guère à celle de nos romans de chevalerie, la belle
n'ayant d'autre perspective que d'aller se confondre parmi les femmes
de'son libérateur.
On voit que, si le moyen âge occidental a pu être nommé « l'âge
de la femme, » la vie kirghise ne nous offre rien de pareil. La cu-
rieuse histoire de Kougoul, recueillie par un écrivain polonais,
M. Zaleski, qui a passé neuf années dans la steppe des Kirghiz,
nous donne l'idée la plus exacte de la condition des femmes chez
ces nomades. La nouvelle mariée, en entrant chez les parens de
son mari, doit, fût-elle fille d'un sultan, se prosterner devant son
beau-père et sa belle-mère, et la seule pensée qu'elle veut se dis-
penser d'un usage qui atteste sa complète dépendance lui attire la
gracieuse épithète de u chienne. » Une femme riche, devenue l'es-
clave du khan, est malgré son âge condamnée à garder les trou-
peaux et battue impitoyablement quand son maître en est mécon-
tent. L'animal est souvent plus sensible et plus juste que l'homme,
et le dévoûment du cheval de Kougoul fait contraste avec l'odieux
caractère du souverain. La première impression chez ces nomades
est d'une violence extrême : lorsque le khan aperçoit Kanisbeg, la
sœur de Kougoul , il tombe évanoui. Ses yeux ardens se fixent sur
la belle enfant et ne peuvent pas s'en détacher. Absorbé dans cette
extase de volupté, il se coupe un doigt, comme les compagnes de
Zouléïka, dans une des épopées romanesques des Turcs, se dé-
560 REVUE DES DEUX MONDES.
chirent la peau des mains en croyant peler des oranges, tant la
beauté de Youssouf les bouleverse. Quand l'être humain est à ce
point envahi par un sentiment irrésistible, il ne faut lui demander
ni équité, ni modération, ni prévoyance. Aussi le khan cesse de
s'appartenir; il marche à son but avec la fureur aveugle d'une force
privée d'intelligence. Pourtant, si Kougoul est obligé de le châ-
tier, il garde jusqu'au dernier moment cet attachement au chef que
l'on rencontre chez les peuples primitifs. Le souverain a beau être
« un chien, un assassin, un parjure, » il n'en est pas moins « son
khan, » contre lequel Kougoul refuse de combattre, si toutes les
chances ne sont pas contre lui. Si ce trait rappelle l'héroïsme et la
fidélité d'un preux vassal des temps chevaleresques, les détails du
combat et d'autres circonstances du récit montrent que l'ardente
imagination des chevaliers paraîtrait bien timide aux Kirghiz. Les
légendes altaïques n'usent pas du surnaturel avec plus de modé-
ration, et c'est avec raison que M. A. Schiefner, qui a mis de sa-
vantes préfaces en tête des volumes du docteur Hadloff, retrouve
dans les mythes de l'Altaï l'influence du bouddhisme, combinée avec
des traditions empruntées au mazdéisme. La religion et la langue
des Turcs sont celles de la majorité des Kirghiz, mais la voix du
sang les rapproche de ces populations qui préfèrent les enseigne-
mens de Çakya-Mouni à ceux du prophète de La Mecque.
Les narrateurs de ces contes les complètent, lorsqu'ils sont en
vers, par une mimique qui ajoute à l'effet du récit. Cette mimique,
généralement originale, est plus variée que les airs des chants, dont
la monotonie égale le ton mélancolique. Parfois ils sont accompa-
gnés d'une musique dont les principales ressources sont le kohyz
(espèce de violon) et la tchibyzga (flûte de roseau ou de bois). Dans
certains cas, on forme des duos, des trios ou des quatuors où des
musiciens prennent ainsi que des orateurs pour sujet l'é'oge de
quelque hôte distingué, une rivalité d'amour, — l'amour est « pa-
reil au faucon qui se jette sur les canards, » — entre deux jeunes
Kirghiz, enfin tout événement considéré comme remarquable.
III. — LA PERSE ET LE TURKESTAN.
La légende de la Perse rapporte qu'un roi de l'Iran, Feridoun, si
connu dans l'histoire mythique de ce pays, eut trois fils, Iredj, Tour
et Selni. Le premier ayant eu en partage l'h'ân, qui a pris son nom,
Tour dut passer l'Oxus et aller régner sur les provinces trans-
oxanes. Les héritiers de Tour, dont le plus fameux est Afrasiab, le
conquérant de la Perse, ont toujours été la terreur des rois de l'Iran.
Firdousi dit que le temps d' Afrasiab, qui aurait dû régner, d'après
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 561
ce qu'on lui fait faire, trois ou quatre cents ans, a été comme une
nuit obscure qui a couvert l'Iran jusqu'au moment où le soleil de la
race royale vint la dissiper. Aussi toutes les dynasties turques ont-
elles voulu se rattacher au terrible Afrasiab; Seldjouk,le fondateur
des Seidjoucides, prétendait en descendre en ligue droite, et les
monarques ottomans, qui se rattachent à cette fan)ille, se vantent
d'avoir plus d'une fois continué en Perse l'œuvre de leur célèbre
ancêtre.
On a depuis en Perse donné le nom de Tourân à toute la contrée
située au nord de l'empire, à la steppe profonde qui renferme les
plus grands lacs du monde, la mer Caspienne et le lac d'Aral, à
la région qu'arrosent le cours inférieur de l'Oxus et l'Iaxartes, et
aux contrées montagneuses de l'est. Cette arène, où s'agitaient les
nomades farouches du septentrion, était considérée comme le pays
des ténèbres, le pays d'Ahriman, tandis que le plateau de l'Iran
était le pays de la lumière, où Ormuzd, le bon principe, régnait au
milieu des Aryens. Après la conquête mongole, ce pays prit le nom
d'un fils de Djinghis; depuis, on appela Turkedan ou pays des
Turcs le vaste territoire qui s'étend entre l'empire chinois et la
mer Caspienne. La confusion qui existait entre les peuples de
famille turque et ceux qu'on appelait Tartares, alors qu'on appli-
quait cette expression fort inexacte à un mélange de nations tur-
ques et de nations mongoles, lui a fait aussi donner le nom de
Tartarie indépendante, nom qui prend un sens de plus en plus
ironique à mesure que la Russie étend son empire sur ces contrées
guerrières.
L'Oxus et l'Iaxartes semblent deux Nils frères, aux cours paral-
lèles, qui donnent à une partie du pays une physionomie fort dif-
férente de celle des plaines, livrées k une perpétuelle aridité. Les
légumes abondans, les fruits exquis, le riz, le sorgho à sucre, le co-
tonnier, le mûrier, récompensent amplement le travail des popula-
tions sédentaires qui ont, à l'époque de la splendeur du pays, donné
une si grande célébrité à Samarkand, à Bokhara et à Khiva. Mal-
heureusement le climat est un grand obstacle au développement
régulier de l'activité humaine. Le savant qui a dit que l'homme
devait se résigner à être tantôt gelé et tantôt grillé semble avoir
songé à ces contrées de l'Asie où une chaleur dévorante succède au
plus rigoureux hiver. En eiïet la Sibérie, les steppes du Turkestan,
les versans septentrionaux du vaste plateau de l'Asie centrale, abou-
tissent aux rivages, ouverts aux âpres vents du nord, d'une immense
mer de g^ace, tandis que des chaînes énormes de montagnes cou-
vertes de neiges éternelles ne permettent pas aux souilles tièdes
du sud d'y tempérer la rigueur de la mauvaise saison. Ces obsta-
TOME ciu. — 1873. 3t)
562 REVUE DES DEUX MONDES.
des, qui n'arrêtent nullement les voyageurs russes contemporains,
MM. Struve, Ivanof, Michenkof, M. et M'^« Fedclienko (1), d'autres
encore, qui ont tant contribué à nous faire connaître l'Asie cen-
trale, n'empêcheront pas la marche des armées de la Russie.
On étend le nom de Turkestan à une contrée voisine dont le Tur-
kestan proprement dit est séparé par les gigantesques sommets du
Bolor-Tagh. Le turc est en effet la langue de cette contrée, appelée
Turkestan oriental, Djagataï oriental, Haute-Tartarie, Tartarie chi-
noise, Petite-Boukharie ou Tourfân. Ce pays fertile, entouré de
montagnes de presque tous les côtés, a 2 millions de kilomètres
carrés. Les villes y sont rares, et aucune n'a jamais eu la célébrité
de celles qu'on trouve dans le Turkestan occidental; Tourfân et
Kasgar sont les plus connues. On aura maintenant des notions plus
précises sur ces curieuses contrées à mesure que les Russes pour-
suivront leur marche en avant. Au temps de Pierre P"", on croyait
trouver un eldorado dans ces régions mystérieuses; mais les voya-
geurs qui s'y aventuraient tombaient au milieu des nomades fa-
rouches qui les vendaient aux marchands de Khiva et de Bokhara.
Cependant l'action commerciale de la Russie gagnait du terrain,
refoulant les tribus qui l'entravaient; depuis 1835, les plans d'an-
nexion se dessinèrent de plus en plus, et déjà les Russes sont à
Khouldja, qui naguère encore faisait partie du Céleste-Empire.
La politique de conquête inaugurée dans le Turkestan par Ni-
colas I''' a été poursuivie de nos jours avec persévérance par l'em-
pereur Alexandre. L'Asie centrale n'est plus ce qu'elle était au
XV* siècle, époque où Samarkand était le centre de la civilisation
orientale. Les nations turques, malgré leur humeur guerrière, sont
trop arriérées pour résister à la tactique moderne. En 1868, l'Asie
centrale comptait 70,000 Russes, chiffre qui va augmentant de jour
en jour. La vie commerciale, paralysée par le stupide gouvernement
des émirs turcs, si bien décrit par M. Vambéry, renaît avec les Eu-
ropéens. Des steamers ont paru sur les eaux de l'Iaxartes (Syr-Da-
ria); des mines de houille découvertes sur ses bords en assurent
la navigation. Les caravanes, cessant de redouter les Turcomans et
les Kirghiz, peuvent suivre la route de terre. En effet, même les
khans restés indépendans sont maintenant obhgés de tenir compte
de la présence d'un gouvernement qui trouverait dans les actes de
brigandage des raisons d'étendre des conquêtes qui le rapprochent
des frontières de l'Inde. Une voie ferrée qui unira Orenbourg à Tas-
khent, ville de 60,000 âmes, dont M. Karasihe a décrit les mœurs
(1) Cette dame, très versée dans la botanique, a recueilli dans son pénible voyage
au Turkfcstan 400 espèces de plantes.
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 563
dans un curieux roman (1), centre d'une contrée voisine de Ko-
khand et de Bokhara, permettra aux Russes d'agir avec une promp-
titude effrayante pour des gouvernemens aussi complètement dé-
sorganisés que ceux des khans. La Russie ne tardera pas à être
en possession de la route la plus courte conduisant de la Baltique
et de la Mer du Nord aux districts les plus peuplés de la Chine et
de la province du Bengale. Si la France, déjà établie en Cochin-
chine, au milieu des populations de race jaune, essayait de sou-
mettre à son empire les sectateurs de Bouddha, l'immense Asie,
envahie de trois côtés à la fois, ne tarderait pas à subir la domina-
tion de l'Europe.
La situation des Asiatiques n'a pas toujours été aussi triste, et
leur âme n'était pas autrefois préparée à tant d'humiliations. Quand
les Européens étaient plongés dans la nuit du moyen âge et esclaves
de la théocratie, ils semblaient destinés à être les héritiers de la
glorieuse civilisation gréco-romaine, tant les hautes intelligences
naissaient en foule à côté des vaillans guerriers. Aux plus sombres
époques de l'histoire de notre continent, la brillante cour des ca-
lifes, des Ai-Manzor, des Haroun-al-Raschid (viii^ siècle), des Al-
Mamoun, des Motassem (ix^ siècle), était le séjour favori des let-
trés et des savans, et les célèbres écoles de Bagdad, de Bassora, de
Koufa, de Cordoue, étaient l'a lumière de l'Asie et de l'Europe. Bo-
khara, dans le Tuikestan, n'avait pas moins de réputation. La
Perse musulmane, dont l'influence devait être si grande sur les
Turcs, produisait ces poètes dont elle est justement fière : il suffit
de citer les noms glorieux des Firdousi, des Nisâmi, des Saadî, des
Hffis, des Djâmî. L'époque de Djâmî (xv* siècle) est précisément
celle de l'écrivain dont le nom revient sans cesse sous la plume
toutes les fois qu'il s'agit de la littérature turque.
Nizam-Eddin Mir Ali-Chir, dont le père était un des principaux
personnages de la cour du sultan qui régnait à Samarkand, floris-
sait sous le règne du sultan Housseïn, qui, littérateur distingué lui-
même, réunissait autour de lui les savans, les poètes, les artistes
de l'Iran et du Tourân. II naquit à Héri (Hérat), où était la cour des
souverains du Khoraçan. Le savoir étant alors dans ces contrées
considéré comme une des premières qualités de l'homme d'état,
Ali-Chir devint muhurdar (garde des sceaux), puis émir, gouver-
neur de Hérat et vice-roi d'Asterabad; mais dans toutes les fonc-
tions qu'il occupa, dans toutes les missions de confiance dont il fut
chargé, il soupirait après la retraite et l'étude. Le souverain éclairé
qui, en lui écrivant, m.ettait toujours en tête de ses lettres : « au
(1) Nos Confins éloignés, 1872.
564 REVUE DES DEUX MONDES.
modèle des citoyens, au soutien du pays et du gouvernement, au
sage ordonnateur des beautés de la vérité et de la religion, » fut
obligé de lutter constamment contre sa sincère modestie et son in-
vincible éloignement des grandeurs. — « L'émir Ali-Chir, dit l'au-
teur du Babour-iSameh^ était distingué de sa personne, et possé-
dait une urbanité et une élégance de manières que la fortune ou la
disgrâce n'altéra jamais. Au faite des honneurs comme dans l'exil,
à Hérat comme à Samarkand, Ali-Chir fut toujours le même, un
homme incomparable. »
Dès ses débuts, Mir Ali-Chir avait reçu le nom de « poète bi-
lingue, » parce qu'il avait pris place en même temps parmi les
poètes persans et parmi les poètes turcs. Conformément à un usage
fréquent chez les musulmans, il était connu comme poète turc sous
le nom de iNévai; comme poète persan, on le nommait Fénaï ou mieux
Fâni. Pourtant Névai, fier de son origine et de sa race, va jusqu'à
donner le iurki comme supérieur en prose et en vers au fârsy; aussi
a-t-il écrit en turc ses quatre divans [Merveilles de V enfance^ —
Raretés de V adolescence, — Curiosités de l'âge mûr, — Profits de
la vieillesse) et la plupart de ses ouvrages, dont l'influence a été si
considérable sur les populations turques et continue de se faire
sentir dans le Turkestan. Il énumère avec complaisance dans sa
Galerie des poètes ceux qui sont sortis de la race turque, dont plu-
sieurs appartenaient à sa famille. Toutefois on ne se soustrait pas
facilement à la supériorité du génie aryen; dans ses poèmes roma-
nesques {Ferhâd et Chirin, Medjnoun et Léila, les Sept jAanètes),
qui introduisent dans la littérature de sa nation des personnages
destinés à devenir si populaires, il n'échappe point à cette influence.
Il en est de même dans l'ordre religieux; son mysticisme est plus
sincère qu'original. Son livre sur le spiritualisme est imité de Ni-
zâmi, de Khosrou et de Djâmi, de ce Djâmi qu'il nomme lui-même
le « céleste confident, le flambeau des ulémas, le rempart de la foi,
le soleil de vertu, le roi de la forme humaine, de la spiritualité,
l'ombre de la Divinité. »
La musique, que Névaï cultivait comme d'autres arts, a contri-
bué à donner à ses poésies un caractère populaire. Youssouf-Bou-
rhân, qui la lui avait enseignée, en mettant en musique la plu-
part des œuvres poétiques de son élève, leur assura une vogue à
laquelle leur élévation ne semblait pas les destiner. Maintenant il
n'est pas de chanteur qui n'ait dans sa collection quelques mor-
ceaux de Névai. S'il n'a pu donner la même popularité aux poètes
dont il entretient ses lecteurs, il a pu du moins soustraire leur
nom à l'oubli, et quelques-uns méritaient réellement d'être con-
nus. Ainsi le neveu du sultan Housseïn, Mohammed-sultan, connu
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 565
SOUS le nom de Kutchuk-Mirza, devenu derviche, avait composé
des vers aussi gracieux que spirituels sur la puissance de l'amour.
« Je me vantais d'avoir passé toute ma vie dans la pratique de
la vertu et de la dévotion; — mais, quand l'amour m'a embrasé,
qu'était-ce alors que cette vertu, cette dévotion? — Je vous rends
grâce, ô mon Dieu, d'avoir permis que je fisse sur moi-même
cette grande expérience. » Si, comme on le dit, il ne faut voir
dans cet amour ardent que le deuxième état extatique de l'é-
chelle mystique des sou fis ^ il n'en est point sans doute de même
de ce distique du sultan Iskender, petit-fils de Timour: « J'avais
comparé ma bien-aiinée à une belle lune dans son plein, mais elle
s'est voilée la moitié du visage. — Je donnerais volontiers, ô ma
belle, pour dîme de ta noire chevelure, ou Le Caire ou Alep ou Roum.»
Shàh-Rukh, fils de Timour, exprime avec vigueur un autre genre de
sentimens, qui trouve toujours un écho dans les tribus du Turkes-
tan. '( Le guerrier doit se jeter au milieu de la mêlée, du carnage;
blessé, il ne doit chercher d'autre lit que la crinière de son cheval;
il mérite de mourir de la mort d'un chien, le misérable qui, se
disant homme, implore la pitié de l'ennemi. »
L'ardeur guerrière n'est pas ici, comme dans les religions paci-
fiques, le bouddhisme et le christianisme par exemple, tempérée
par l'influence de la foi (1). L'islamisme est essentiellement belli-
queux, puisque sa mission est de soumettre par le glaive le monde
à la puissance d'z\llah et de son représentant sur terre; mais il a
de commun avec le druidisme et le christianisme qu'il apprend à
considérer la vie uniquement comme un laborieux et périlleux pas-
sage, et à porter constamment la vue vers ce qui est éternel. Dans
son élégie sur la mort de Djâmi, Névaï exprime cette conviction
universelle avec un toa qui fait penser aux solennelles lamentations
de Bossuet, moins détaché que le poète musulman, des grandeurs
de la terre, et cette note est si commune dans la poésie turque
qu'on peut la considérer comme un des sentimens que la religion,
l'instabilité des conditions, la fréquence des guerres et des boule-
versemens, ont rendus éminemment populaires.
« Chaque mouvement de la sphère apporte, hélas! un nouveau coup
du sort; chaque étoile qui brille au firmament est l'image d'une plaie
ouverte par quelque nouveau malheur.
« La nuit sous sa robe noire, comme le jour dans son vêtement
d'azur, n'amène que de nouvelles peines, de nouveaux chagrins.
« Bien plus, la durée insaisissable d'un clin d'œil est elle-même un
(1) Même pour Névai, un saint de l'islam, le khakhan Timour, le « conquérant du
monde, » est le « joyau de la race souveraine. » {Galerie, liv. VII.)
566 REVUE DES DEUX MOJ!«DES.
moment de tristesse, car à tout instant les escadrons de la mort s'élan-
cent des steppes du néant, et soulèvent des tourbillons de poussière
d'une nouvelle destruction.
« L'univers n'est qu'une vallée de larmes, d'où montent de tous côtés
la fumée de gémissemens toujours nouveaux .et le bruit de lamentations
sans cesse renaissantes.
« Hélas! .c'est la vie elle-même qui est la source constante de nos
douleurs. C'est bien elle qui remplit notre cœur de nouveaux chagrins.
Au reste, la terre est un jardin dont les fleurs, bientôt effeuillées par la
douleur, ne sont, malgré leur brillante apparence, qu'un manteau dé-
vorant.
(c L'eau qu'on y boit est empoisonnée, l'air qu'on y respire est infect;
peut-on dès lors s'étonner qu'il y règne une épidémie perpétuelle?
a Aussi les âmes pieuses tournent-elles leurs vœux vers le paradis; là
l'atmosphère est tout autre.
(c Pour ces âmes imbues de la connaissance divine, ce misérable sé-
jour n'est qu'une station de passage; la véritable patrie est ailleurs... »
Le Turkestan est bien loin aujourd'hui de ce qu'il était au temps
de JNévaï. Quoique la bravoure ne manque pas aux habitans, il
semble qu'elle soit devenue complètement inutile depuis que ce
pays est tfm%é dans la barbarie. Parmi les populations qui se par-
tagent le pays, les Turcomans sont renommés pour leur humeur
belliqueuse. Ils se regardent comme les Turcs par excellence. 11 est
vrai que ces clans guerriers ont été jusqu'à nos jours les gardiens
des frontières méridionales du Turkestan, et ont couvert les villes
de Khiva, de Bokhara et même de Khokand, plus civilisées sans
doute, mais bien moins résolues que ces nomades. Fidèles au génie
primitif de leur famille, ils en constituent encore une des forces
solides, protégés par leur barbarie même contre l'action de la civi-
lisation aryenne, qui dissout une partie de la société turque sans
parvenir à lui infuser un esprit incompatible avec ses traditions
immémoriales et ses tendances instinctives. L'énergie des Turco-
mans n'emprunte pas autant qu'on serait tenté de le croire à l'isla-
misme, qui agissait si puissamment sur les Ottomans à l'époque de
leurs triomphes. L'orthodoxie du Turcoman laisse fort à désirer ;
mais il a l'humeur indépendante des nomades et la fierté d'une
race habituée à voir trembler des multitudes qui, en perdant la
vigueur militaire, ont perdu tout ce que l'homme a le droit et !e
devoir de défendre. La docilité si mal récompensée des popula-
tions qu'il foule aux pieds, et parmi lesquelles il va chercher des
troupeaux d'esclaves tremblans sous son fouet, ne contribue pas
peu à lui faire goûter un état social par lequel « chacun est roi. »
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 567
Les relations que les razzias établissent entre les clans turcomans
et les Aryens ont avec le temps modifié le type, et même dans le
Turkestan ce type ne s'est maintenu intact que lorsque les circon-
stances ont empêché toute immixtion du sang iranien.
Cependant chez beaucoup de Turcomans le type primitif de la
famille turque se conserve parfaitement. Ils ont les yeux petits et
obliques, les pommettes font saillie et la barbe est rare. Grands et
forts, ils ont encore la vigueur qui fa.isait considérer, ainsi que l'at-
teste un proverbe français, les conquérans de Constantinople comme
le modèle de la force. Ceux qui survivent aux dures épreuves de
l'enfance sont des soldats capables de supporter les plus grandes
privations. Souffrir de la faim pendant des mois entiers est pour
eux chose ordinaire; mais, à l'exemple des Peaux-Rouges de l'Amé-
rique, s'ils trouvent l'occasion de se dédommager de leurs priva-
tions, Ils montrent un appétit de Gargantua. Aussi leur est-il im-
possible de conserver longtemps des provisions. Peu difficiles sur
le choix des mets, ils le sont encore moins sur la qualité de la bois-
son ; une eau que dédaignent les chevaux des Cosaques russes leur
semble fort potable.
Leurs chevaux doivent s'habituer comme eux à des alternatives
d'abondance et de jeûne. Quand on demande à un Turcoman quelle
ration il donne à son cheval : « Lorsqu'il y a beaucoup d'orge, dit-
il, j'en donne beaucoup ; s'il n'y en a point, je n'en donne pas. »
Cependant il sait fort bien que sans le cheval et le chameau le genre
de vie qu'il mène serait absolument impossible. La poésie comme
les récits des voyageurs prouvent que ces nomades soignent et ai-
ment leurs chevaux plus que tout au monde. IN 'auraient-ils que des
haillons pour se préserver, eux et leur famille, leur cheval est cou-
vert d'un bon feutre qui l'hiver le garantit du froid intense de ces
contrées, et qui l'été le défend contre une chaleur qui n'est pas
moins extrême. Traités en amis, les chevaux deviennent sociables et
beaucoup plus intelligens qu'un Européen ne peut l'imaginer. L'inti-
mité entre le Turcoman et son coursier n'est donc nullement exa-
gérée par la poésie populaire, qui, émerveillée de la sûreté de l'in-
stinct de ces nobles animaux, semble assez peu disposée à voir « le
roi c;e la création » dans cet homme qui dépend constamment de la
vigueur, de la rapidité et de l'adresse de son cheval. Il est certain
que leurs chevaux de course, mélange de la race indigène, petite,
lourde, mais forte, avec les chevaux arabes, sont très remarquables.
A l'âge de trois ans, ils font déjà de longs voyages. Rien ne leur est
plus aisé que de franchir 150 verstes en dix-huit heures.
Les Turcomans, vigoureux et braves cavaliers, formeraient des
troupes redoutables, s'ils avaient des armes moins mauvaises; mal-
568 REVUE DES DEUX MONDES.
heureusement pour eux les ouvriers n'ont aucune aptitude, leurs
sabres recourbés sont très mal faits, et leur petit poignard ne peut
pas être d'une grande utilité. Ils se servent maladroitement des fu-
sils de toute provenance qu'ils ont pu se procurer. L'arme nationale
est la pique, dont la hampe est faite d'un roseau léger et en même
temps très fort. Dans un temps où la plus faible inégalité dans l'ar-
mement et dans la tactique a de si graves conséquences, on peut
se figurer quel est l'avenir d'un peuple aussi incapable de produire
des armuriers que des généraux. L'organisation politique n'est pas
faite pour suppléer à ce qui manque du côté militaire. Le seul pou-
voir reconnu, celui des « bons, » qui comprennent les plus âgés,
les plus riches, les plus braves , les plus intelligens, a sans doute
une influence considérable quand il s'agit des relations des clans;
mais cette influence est nulle dans les affaires privées, surtout dans
les affaires criminelles. En dehors des expéditions, le Turcoman,
dans ses rapports avec les membres de son clan, ne montre pas
une humeur plus féroce que les autres Asiatiques.
On ne doit point s'attendre à ce qu'une société ainsi constituée
donne pour base à la famille d'autre droit que celui de la force.
Tandis que la Perse, où l'élément aryen a joué un si grand rôle,
où la vie intellectuelle a eu autrefois un si grand développement,
fait à la femme des concessions considérables, jusqu'à lui accorder,
comme en Russie, la libre administration de son bien, le Turcoman
ne voit en elle que l'ouvrière dont l'activité doit suppléer à son
incurable paresse. U vit en effet noblement, comme on disait autre-
fois, car, lorsqu'il n'est pas occupé par quelque expédition entre-
prise pour enlever les Persans qu'il vend sur les marchés du Tur-
kestan, surtout à Khiva, sa vie entière appartient à la plus honteuse
oisiveté. L'existence de ses femmes ne diffère guère de celle des
esclaves exposés par leur mari sur les marchés de l'Asie centrale.
Elles disent elles-mêmes qu'elles sont trop pauvres pour se confor-
mer aux usages des villes, c'est-à-dire pour se voiler et se dérober
aux regards des étrangers; mais, comme dans les plus dures condi-
tions l'instinct féminin ne se dément jamais, eUes ont aussi leur co-
quetterie et leurs élégances. La coiffure attire surtout les regards
dans le costume des jeunes et riches Turcomanes. Cette coiffure,
qui est réservée pour les solennités, ressemble à un énorme shako
orné d'or, d'argent, de pièces de monnaie et de pierres précieuses.
M. Vambéry, qui a consciencieusement étudié les habitudes des
Turcomans, dit que leurs occupations et leurs mœurs fourniraient
la matière d'un volume bien rempli, tant elles diffèrent des nôtres.
Leur vie est éminemment ft^odale, elle se partage entre la guerre
et le repos sous ces tentes solides, fraîches en été, tièdes en hi-
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 569
ver, qui résistent aux affreuses bourrasques déchaînées dans les
steppes.
Mais que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe?
Les songes du Turcoman sont nécessairement des rêves de guerre,
rêves entretenus dans son âme par les récits des conteurs et les
chants belliqueux des poètes populaires.
Chez les Tarcomans, la veine poétique est bien loin d'être tarie,
et nous commençons à connaître en Europe les noms de leurs meil-
leurs poètes, par exemple Makhdumkuli, le barde national (1). La
passion que les Asiatiques qnt pour le surnaturel s'est exercée sur
sa vie, et les légendes ont déjà transformé la vie de ce poète du
XVIII'' siècle. La guitare à deux cordes (la dutora) est l'instrument
dont les troubadours turcomans se servent pour accompagner les
chants qui ravissent tellement leurs rudes auditeurs qu'un marau-
deur revenant affamé d'une expédition oublie sa fatigue et sa faim
pour les écouter. La mélopée gutturale et les sons de l'instrnment
primitif produisent sur ces âmes passionnées une impression dont il
est difficile de se rendre compte. Il ne s'agit plus de cette musique
dont les mythes classiques parlent comme capable d'adoucir l'hu-
meur des tigres; la poésie de ces chantres du désert réveille au
contraire et entretient dans les cœurs la fièvre des batailles, qui ne
s'apaise qu'au milieu du sang et des ruines.
Toutefois le sentiment de la vanité des passions et des efforts de
l'homme est trop vivant chez les poètes turcs pour qu'il ne s'en
trouve pas qui se demandent où m.ènent ces aveugles fureurs. Un
rapsode turcoman que M. Yambéry a connu dans le Turkestan por-
tait dans une de ses larges bottes un recueil de poésies enveloppé
d'un morceau de cuir grossier. Parmi ces poésies, dont quelques-
unes ont été traduites par M. Yambéry, le petit poème intitulé
Allah Jar est particulièrement remarquable comme expression de
cette lassitude que le meurtre et le pillage finissent par inspirer à
certaines âmes. Le poète ne trouve pas qu'il vaille la peine de con-
struire des édifices qui tombent si vite en ruines. Est-il sensé, dit-
il à ses amis, de s'imposer tant de fiitigues nuit et jour dans ce
monde périssable pour tourmenter quelque pauvre voyageur? Le
luxe mérite- t-il qu'on devienne le fléau des faibles, qu'on promène
le fer sur la terre affligée de l'islam? A quoi bon remplir le monde
d'amertume en s'épuisant soi-même pour mourir si promptement?
Fouzouli, de son côté, recommande d'éviter l'orgueil et l'avarice,
qui engendrent tant de luttes homicides. « Le khan, dit-il, ne se
sert pas des faucons qui dans leur vol atteignent les étoiles. — Ne
(1) Voycr Chodzko, Spécimens of the popular poetnj of Persia.
570 REVUE DES DEUX MONDES.
désire des trésors que d'Allah seul; il en tient beaucoup en réserve,
et si tu en as une seule goutte, elle te suffit, parce qu'elle ne finit
jamais. » Revnak, Meschref, Nefimi, moins mystiques, semblent
oublier, en chantant la beauté et l'amour, les fureurs batailleuses
de leur race. Toutefois chez Meschref l'amour a lui-même quelque
chose de violent. Son « âme est en flammes, son esprit est réduit
en cendres par l'amour, sa vie semble toucher à sa fm. »
Toutes les populations turques du Turkestan ne sont pas restées
aussi fidèles que les Turcomans aux habitudes des aïeux, qui for-
maient, cela n'est pas douteux, un rameau très voisin des Mongols
et des Tongouses. Si les Turcomans peu éloignés de l'Oxus et
d'autres cours d'eau ne dédaignent pas l'agriculture autant que
ce Tekké, le plus puissant des clans turcomans, qu'on a pu nom-
mer « un fléau que Dieu promène sur les pays voisins, » d'autres
fractions de la race turque ont mieux encore compris dans ces con-
trées les bienfaits de la vie civilisée. Tels sont les Ouzbegs, qui do-
minent dans trois khanats (Khiva, Bokhara et Khokand) et qui à
Khiva ont paru à M. Vambéry « le plus noble type de l'Asie cen-
trale. » La race s'est perfectionnée chez les Ouzbegs, ils sont grands
et bien faits, et le mélange avec la race aryenne a beaucoup améUoré
leurs caractères physiques. Les Ouzbegs ont la passion de la mu-
sique et de la poésie. Les joueurs de koboz (luth) et de dutara (gui-
tare) formés à Khiva dans leurs rangs sont renommés dans le Tur-
kestan entier. Névaï est le plus connu de leurs poètes. Ils ne le
cèdent point sur ce terrain aux nomades, qui sont pourtant plus
passionnés pour la poésie nationale et la musique que les nations
civilisées. On manque de renseignemens sur la poésie des Ouzbegs
du Turkestan oriental ou chinois, contrée que le Céleste-Empire a,
vers le milieu du dernier siècle, annexée à ses immenses provinces
sans parvenir, malgré tout le sang qu'il a versé, à s'y établir soli-
dement, ainsi que le prouve l'insurrection de 1865.
Les Ouzbegs, qui ont été pendant des siècles les maîtres du Tur-
kestan, sont en grande partie sédentaires, et se livrent à l'agricul-
ture. On compte parmi eux trente clans principaux. Les Khivites
se montrent très fiers de leur antique nationalité, et il est certain
que, malgré son mélange avec les Iraniens, l'Ouzbeg de ce khanat
a conservé la franchise résolue du nomade, et n'a rien de la dupli-
cité persane; parmi les Turcs, il vient dans l'ordre moral après l'Ot-
toman. Dans le khanat de Bokhara, oîi ils constituent la principale
force militaire, les Ouzbegs n'ont pas la même loyauté ni le même
type que leurs frères de Khiva. Dans le khanat de Khokand, pays
que M. Fedtchenko a visité dans l'été de 1871 (1), ils ne ressem-
(1) Son intéressant rapport fait à la société de géographie de Pétersbourg ( 23 dé-
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 571
blent ni à ceux de Khiva, ni à ceux de Bokhara. Les Kirghiz, les
£iptchak, les Kalmouks, une fois fixés dans les villes (il ne faut pas
oublier que les Tadjiks, les Turcomans et les Ouzbegs ne sont pas
les seules populations du Turkestan), usurpent facilement le nom
d'Ouzbeg qui personnifie la civilisation. L'Ouzbeg de Khokand, in-
culte et lâche, a fort mal résisté jusqu'à présent aux attaques des
Russes, et il compte exclusivement poux sa défense sur le bras des
nomades. Leur ville de Tashkend, une des principales cités du Tur-
kestan et le centre du commerce de ce klianat, a déjà changé de
maître, et obéit maintenant au général Kauffmann, gouverneur du
Turkestan. La peinture que Fauteur de 7ios Confins éloignés fait
des mœurs de ce pays ferait croire que les vainqueurs contractent
plus facilement à Tashkend les vices des Ouzbegs vaincus qu'ils ne
les forment à la civilisation européenne. Ce ne serait pas la pre-
mière fois que la conquête laisserait dans les mains des plus forts la
fatale tunique de Nessus.
Le trait commun des populations turques de ces contrées étant
la haine violente de tout ce qui n'appartient pas à leur race, il faut
s'attendre à trouver la poésie populaire fort indulgente sur le choix
des moyens employés pour nuire à l'infidèle. On rencontre surtout
ce trait dominant du génie national dans les poésies qui célèbrent
quelque {daman (expédition) ou tchapao (surprise) des maraudeurs.
Si l'on se rappelle les beaux chants grecs (1) consacrés aux
klephtes, on sera frappé du caractère que la poésie populaire a
donné à ces hommes résolus engagés dans une lutte sans merci
contre une race et une religion étrangères. Chez les maraudeurs
du Turkestan, les antipathies religieuses et nationales ont aussi une
action incontestable. La guerre contre les hérétiques (les chyites)
et contre les infidèles (les Russes) est tellement populaire, qu'on est
fort peu scrupuleux lorsqu'il s'agit de leur nuire. Quand on songe
aux excès dont se souillaient une foule de croisés, les bandes de
Pexejo, de Gauthier Sans-Avoir et du prêtre Gottschalk, on com-
prend mieux certaines scènes asiatiques. Une des œuvres populaires
où la razzia est le plus habilement idéalisée est l'épopée romantique
nommée Ahmed et Youssouf. Cette composition en vers et en prose
a, selon M. Vambéry, un caractère et un style purement ouzbegs.
Deux braves, fils de héros, Ahmed et Youssouf, organisent un tcha-
pao contre Guzel-shah, le puissant seigneur d'Ispahan, opulente
capitale des chyites. Ils sont pris, mais leur défaite est moins attri-
buée à la bravoure de leurs ennemis qu'à cette fourberie par laquelle
cembrc 1871) donne des idiîes plus exactes et plus complètes que celles qu'on avait
jusqu'à prérent.
(1) Voyez la Nationalité hellénique d'après lei diants populaires dans la Revue du
1" août 1867.
572 REVUE DES DEUX MONDES.
les lâches reprennent tant de fois leur revanche contre les forts.
Youssouf, dans sa prison de l'Iran, où il trouve un fidèle sunnite
traité par le shah comme un sorcier et un devin, adresse aux monts
qui l'environnent des plaintes qui expriment avec la violence de la
colère le mépris qu'il a pour ses ennemis, et qui peignent avec vi-
vacité la condition du vaincu dans ces sauvages contrées. Il pleure
des larmes de sang lorsqu'il songe qu'il est devenu l'esclave des
mécréans, qu'ils lui ont de leur fouet frappé la tête à coups redou-
blés, qu'il a dû marcher nu-pieds et les mains liées, avec Ahmed-
beg, devant les chevaux des hérétiques. La pensée de sa sœur et
de sa fiancée Gul-Assel ajoute aux souffrances du héros. La pre-
mière, en signe de désespoir, laisse pendre sur ses épaules ses
tresses dénouées; la seconde envoie les cinq grues bien dressées de
Youssouf en leur tenant un discours conforme au sentiment d'in-
timité qui unit chez les Asiatiques tous les êtres sensibles, quel que
soit le degré de leur intelligence. Gul-Assel rappelle aux oiseaux
que, lorsqu'elle avait près d'elle son ami, elle était triomphante
dans son bonheur, elle était a la reine des mondes. » Maintenant
qu'il est éloigné, ils doivent passer les monts et retourner rapide-
ment pour que le faucon ne voie pas l'ombre de leurs grandes ailes
se dessiner sur la steppe. Si Youssouf-beg est vivant, qu'ils revien-
nent en battant joyeusement les ailes; « mais si des roses pâlissent
sur son front, si sa vie touche à son terme, prenez le deuil, reve-
nez en gémissant, en criant, en secouant les ailes. Apportez-moi
d'exactes nouvelles; écoutez, je vous en prie, les plaintes de Gul-
Assel, et portez-lui la douleur de mon cœur. » Les fidèles oiseaux,
arrivés à la prison, essaient de consoler le captif par un chant mé-
lancolique. Il les aperçoit et leur répond par un message adressé à
sa terre natale; mais les saints veillent sur les héros. Grâce à leur
protection, Youssouf et Ahmed, condamnés à mort, voient la rage
des bourreaux devenir impuissante et les armes s'émousser quand
on veut les tourner contre leur sein. Le shah, frappé d'étonne-
ment, leur propose la liberté, si Youssouf parvient à vaincre dans
une improvisation poétique Kœtche, le poète de la cour. Le héros,
au lieu de faire l'éloge du tyran, chante le pays qui l'a vu naître.
Cette improvisation n'intéresse pas seulement comme œuvre poé-
tique; on y voit quel est aux yeux d'un Turc oriental l'idéal parfait
d'un état llorissant. Le peuple, dit Youssouf, est aussi beau que la
contrée, que cette contrée dont l'hiver est un été. Les vieillards
reposent dans les blanches tentes et les jeunes gens se livrent à la
chasse. La jeunesse se passe en joyeuse compagnie, le temps s'é-
coule dans les plaisirs et dans la volupté. Les coursiers sont ra-
pides comme le vent. Les princes gouvernent avec justice, ne con-
naissent pas la panialité. Leurs villes sont bien pourvues de bazars,
LA POÉSIE POPULAIllE DES TURCS. 5/3
leurs champs ressemblent à des bordures de tulipes. Les cerfs, les
lièvres et les faucons abondent chez eux. Leurs chefs sont des héros
dans le combat. « Pour moi, je ne suis qu'un esclave sans puissance,
mais peu importe aux mécréans. La mouche elle-même ne meurt pas
sans un décret du ciel. »
Vainqueur dans ce combat poétique, Youssouf est comblé de pré-
sens par le shah et remis en liberté. Il part pour Khiva. Le poète
de la cour, furieux de sa défaite, essaie en vain d'empêcher son re-
tour. 11 est battu, et le héros, ainsi que son compagnon Ahmed,
arrive dans sa patrie. Sa mère a versé tant de larmes qu'elle a
perdu la vue. Lorsqu'on lui fait part de l'heureuse nouvelle, elle
se montre d'abord incrédule ; mais, dès que la voix de son fils ré-
sonne à son oreille, la mère s'écrie : « 0 toi qui as langui sept
ans en esclavage , baume de mon cœur blessé ! Splendide brille
l'étoile de ma félicité, et mon malheur disparaît. 0 prince de mon
peuple et de ma terre, toi, Rustem, toi le héros du monde, mon
Youssouf, mon soleil éblouissant, mon appui, l'âme de ma vie! ô
toi, couronne de félicité sur ma tête, toi l'ornement et la parure de
ma vie! Lalachan a retrouvé son fils, le Tout-Puissant lui a par-
donné. Aussi que s'éloigne de mon cœur toute douleur, toute amer-
tume, puisque mon fils est retrouvé. » Youssouf épouse ensuite sa
fiancée; toutefois le sang des héros ne lui permet pas de s'endormir
dans le repos. 11 rassemble une armée dans laquelle entrent tous
les peuples de l'Asie centrale. Guzel-shah est vaincu, Kamber, le
compagnon de captivité de Youssouf, est délivré, et le Persan doit
payer un tribut au vainqueur. L'énumération de tout ce que de-
mande le Turc au « roi des rois » montre que la bravoure et l'en-
thousiasme religieux ne font aucun tort à la rapacité et à l'esprit le
plus positif. Le poète semble ici doublé d'un Shylock. On se rap-
pelle involontairement les saisissans récits de Villehardouin et l'im-
pitoyable pillage de Constantinople par la croisade franco-vénète.
Cette analyse suffira pour donner une idée d'un genre de com-
positions dont les Ouzbegs possèdent une multitude. Quelquefois
les héros sont empruntés à l'histoire de l'islam, comme dans la lé-
gende qui raconte les guerres d'Ali contre le païen Zerkum, un
prince de l'Iran. On serait d'abord tenté de croire que cette œuvre
devrait jeter quelque jour sur la lutte des deux religions qui au
temps de l'invasion arabe se sont disputé la Perse au moment de la
chute des Sassanides, sur les combats des musulmans contre les
sectateurs de Zoroastre; mais les batailles rappellent tellement l'A-
rioste et le Boïardo qu'il est impossible d'y chercher des renseigne-
mens historiques sur les relations de l'islamisme avec le mazdéisme,
qui aboutirent à la ruine des adorateurs d'Ahura-xMazda (Ormuzd),
Les nombreuses poésies sur Ébou-Muslin, d'abord général des
574 REVUE DES DEUX MONDES.
Abassides et plus tard seigneur du Khoraçan et du Kharezm , ont
un caractère plus historique. On doit aussi mentionner les épopées
qui glorifient les vieux princes de la maison de Schahi-Karezmian,
et les poésies qui sont consacrées à Émin-khan de Khiva (1843-
1845), qui passe chez les Khiviens pour le prince le plus éminent
de notre époque, et à Ali-khan de Khokand, que les Khokands
regardent comme le pins grand souverain des temps modernes.
Outre ces compositions fort longues, il en existe de plus courtes qui
traitent du maniement des armes, de l'art de dresser les chevaux,
des devoirs d'un bon soldat. La foule, du sein de laquelle sortent les
hachskîs ou troubadours, s'attache surtout à l'expression des senti-
mens. Il n'est pas nécessaire, pour réussir dans cette poésie spon-
tanée, de savoir écrire; le poète peut au besoin dicter ses vers.
Comme les peuples primitifs sentent bien plus vivement que nous
ne pouvons l'imaginer, ils ont le don des images frappantes et des
expressions passionnées.
11 faut attribuer surtout aux Ouzbegs le maintien de ce qui reste
de civilisation dans le Turkestan. Quoique déchues de la manière la
plus déplorable, les grandes villes conservent un pâle reflet de leur
ancienne splendeur. Khiva, capitale du khanat de ce nom, contre
laquelle les Russes, attaqués avec vigueur sur leurs propres fron-
tières par les soldats du khan , se préparent à diriger leurs efforts,
est entourée d'une riche végétation, et aux environs les sveltes
peupliers se balancent au milieu d'une herbe touffue, dans une
campagne qui retentit du chant des rossignols. Ses dômes et ses
minarets, qui s'élèvent au-dessus des jardins, frappent le regard
ravi du voyageur, fatigué du morne aspect des steppes. L'Ouzbeg
de cette cité, chaussé de grandes bottes et coifl'é d'un bonnet de
fourrure en forme de turban, sa femme, soigneusement enveloppée
dans ses vastes robea et parée d'un turban élevé et sphérique que
vingt mouchoirs de Russie environnent, seraient excessivement sur-
pris, si on refusait la qualification de peuple civilisé aux sujets du
2?adishahi Kharezm. La a noble Bokhara, » capitale d'un khanat
qui semble vouloir rester soigneusement neutre dans la guerre
entre les Russes et les Khiviens, — le khanat n'ayant pas perdu le
souvenir de la marche du général Kauffmann sur Samarkand , La
Mecque du Turkestan, — Bokhara, avec ses nombreux édifices et
ses tours massives où les cigognes se tiennent sur uns patte, n'a
pas de moindres prétentions, quoique ses rues soient fort irrégu-
lières, et que ses maisons soient délabrées. « Chez vous, disent les
Khivites aux Bokhariotes, la cigogne en claquant du bec remplace
l'harmonieux rossignol. » Cependant le principal bazar ne manque
pas d'animation. La foule qui s'y presse donne une idée de la va-
riété des nations qui peuplent ces étranges contrées. On y remarque
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 575
surtout le type iranien (les deux tiers des Bokhariotes sont des Ira-
niens), si élégant et si distingué, dont le caractère aryen fait un
contraste frappant avec les physionomies touraniennes. L'Ouzbeg
présente souvent le mélange des deux races. Le Kirghiz porte sur
ses traits grossiers l'empreinte du type turco-mongol. Le Turcoman
lance sur tout ce qui l'entoure des regards où brillent la cupidité et
l'audace. Quelques Hindous dont la figure tannée et jaune ne rap-
pelle guère les éclatantes physionomies du Bâmâyana , quelques
Israélites aux traits réguliers et aux yeux vifs, quelques sauvages
Afghans à la chevelure inculte se montrent çà et là dans la foule.
Bokhara semble être pour un Kirghiz ou un Kalmouk ce que Paris
et Londres sont pour un paysan breton ou un cultivateur du pays
de Galles. Le <( quai du réservoir de Divarbeghi, » place presque
carrée, qui a une grande réputation, n'est pas moins animé. On y
prend du thé fait dans d'énormes samovars venus de Russie; on y
vend sur des échoppes d'excellent pain, des confitures, des fruits,
de la viande cuite à l'eau. Le long^de la mosquée Medjidi Divarbe-
ghi, des conteurs, mollahs et derviches, abrités par des arbres à la
maigre verdure, célèbrent en vers et en prose les actions des héros
et des saints. Les milliers d'étudians qui fréquentent la cité, « ap-
pui de l'islam, » prêtent une oreille attentive à leur voix, tandis
que circulent dans les rangs de la multitude les innombrables es-
pions chargés d'examiner si les sujets du descendant de Timour-
lenk manquent aux rites ou au respect dû au pouvoir de son al-
tesse.
Dans le Turkestan et en Perse, la famille turque lutte encore
contre Fesprit conquérant des Russes; en Europe, d'autres fractions
de cette famille se sont depuis longtemps résignées au joug. Telles
sont les populations, nommées fort à tort tartares, qui vivent dans
les khanats (Kazan, Astrakhan, Crimée) formés au xv^ siècle des
débris de l'empire mongol de la Horde-d'Or (Kiptchak). Un savant
finlandais fort compétent, M. Alexandre Castrèn, a démontré l'o-
rigine turque de ces populations, qui étaient mahométanes dès
le xiv^ siècle. M. Alexandre Chodzko, qui a vécu longtemps parmi
les Turcs orientaux, se trouvait en 1830 à Astrakhan, où un de ses
amis, Ali-beg Charapof, lui dicta plusieurs chants des gyrans, ainsi
que l'on nomme les rapsodes turcs de ces contrées, chants qu'on
fait remonter au xv* siècle. Déjà le nombre et l'importance des
bardes allait diminuant chaque jour, et Sobra, le plus fameux de ces
poètes, n'était plus qu'un idéal que ses successeurs étaient devenus
incapables d'atteindre. Le chant, en dialecte nogaï, se rapporte à la
délivrance des Turcs de la domination mongole; il raconte les aven-
tures d'Adiga, vainqueur des Mongols, nous fait parfaitement com-
576 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre le rôle exceptionnel de ce personnage vénéré dans la société
de son temps. Le poète nous montre d'abord Toktamish-khan dans
toute sa gloire. Fier d'appartenir à la race de Djinghis, le grand con-
quérant mongol, il semble considérer son pouvoir comme inébran-
lable. S'il ne construisait pas, comme un khan du Turkestan, au mi-
lieu de la steppe « un palais richement orné, avec mille anneaux dans
les murs pour y attacher mille chevaux, » fantaisie que nous avons
vue de nos jours renouvelée par un des successeurs en Egypte de
l'Albanais Mohammed-Ali, il niène la vie brillante et paisible d'un
prince qui compte sur de « nombreux alliés » dans sa tente blanche
recouverte de satin, dont le seuil d'acier poh ressemble à un miroir,
dont toutes les cordes sont en soie, dont le faîte est d'hermine garnie
de zibeline noire, dont le bâton central est d'or pur. Parmi les cour-
tisans, qui sont heureux de boire dans de délicates coupes de Chine
ce qu'y laisse leur seigneur, se trouve Adiga, un fils unique qui pos-
sédait dès l'enfance le droit du gibet, la haute justice, comme on au-
rait dit en Occident. Adiga, entré au service du khan dès l'âge de neuf
ans, était un modèle de piété, car il lisait jusqu'à la dernière syllabe
les livres écrits par les prophètes d'Allah, la Bible, l'Évangile et le
Koran (1). Il faisait ses ablutions avec l'eau zeinzem, apportée de
la terre sainte de La Mecque. Le khan finit par craindre que sa
femme ne devînt éprise d'un prince si parfait, et il prit l'imprudente
résolution de le persécuter.
Adiga, pour échapper aux pièges du khan, se décide à devenir
kosak, nom donné par les habitans du Kiptchak à l'homme qui ne
reconnaît plus la loi du prince, et qui ne compte que sur sa propre
énergie. H décide neuf hommes à le suivre et gagne le désert. Le
khan envoie un nombre égal de guerriers pour essayer de le ramener.
L'un d'eux l'engage à faire acte de soumission, à rendre hommage
dans sa haute tente blanche au souverain qui est disposé à lui donner
de nombreux haras de jumens, afin qu'il puisse boire du koumiss,
et à lui permettre de lancer ses faucons sur les sept lacs de Karajal,
voisins de l'embouchure du Volga. Il lui accordera aussi les prés de
Karadai pour des chevaux de chasse, le droit de mettre sa propre
cotte de mailles faite en peau de chamois, garnie de mailles du meil-
leur acier et ornée de fourrures de kurpiaks (2). 11 prendra place à
droite de la tente du khan, et deviendra l'agha des nombreux ser-
(1) L'ouvrage publié récemment par im descendant du prophète, Syed-Ahmcd-KhaQ
Cahador, rectifie plus d'une de nos idées sur l'islam, A sérias of Essays on the life of
Mohammed and subjects subsidiary thereto, Londres 1870. Aux yeux de ses partisans,
« les peuples du livre » ne sont devenus infidèles que depuis qu'ils ont refusé de re-
connaître dans Mahomet le continuateur de l'œuvre d'Abraham, de Moïse et de Jésus.
(2) Agneaux arrachés des entrailles de leur mère.
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 577
viteurs qui se tiennent des deux côtés. De cette façon, il ne vivra
pas séparé de la fille d'Amir-Khoja, Omar-Begum, sa femme. Adiga
se laisse si peu fléchir qu'il traite le messager de « chien » et de « par-
jure, » qu'il lui reproche « sa basse extraction, » qu'il le menace de
lui couper la langue, de le pendre et de lui brûler le front avec un
morceau de bois enflammé. Quant à s'incliner dans la haute orda
(tente) du prince en signe d'obéissance, il n'y peut songer, son col
étant devenu raide comme un chêne. Les biens et les honneurs
qu'on lui promet le laissent parfaitement insensible. Le passé ne lui
inspire point de remords ni l'avenir d'inquiétudes. Il est resté à la
portée du khan en fidèle sujet. Allah désignera lui-même le jour où
il reverra la mer bleue où jouent les esturgeons (la Caspienne). Il
sera son compagnon dans les montagnes inconnues et dans les steppes
stériles. Lorsqu'il veillera la nuit comme un loup affamé, lorsque,
courant contre le vent comme un vagabond solitaire, il sera couvert
de gelée blanche, Allah ne sera-t-il pas avec lui?
Quand Adiga fut parti, Toktamish-khan s'effiaya. Selon l'usage
mongol, il crut devoir consulter la nation. Les diètes ne sont nulle-
ment inconnues des Asiatiques, et Djinghis lui-môme, la terreur du
monde, en appelait aux assemblées du peuple dans toutes les occa-
sions importantes. D'autres Finno- Mongols, les Magyars, plus
fidèles que beaucoup d'Aryens au principe des institutions libres,
n'ont jamais voulu supporter la suppression de ces réunions. Le
poète, qui en comprend toute l'importance, nous montre le khan
faisant des préparatifs en homme qui se rend bien compte de la
nécessité d'avoir l'opinion de son côté. Il fait dresser de nom-
breuses tentes, tuer beaucoup de chevaux et préparer une grande
quantité d'hydromel. En même temps il convoque « l'assemblée
de toute la nation » en expédiant des messagers aux vieillards ha-
biles et considérés, et aux jeunes gens connus pour leur bravoure.
Aucun des membres de la diète interrogés par le khan ne voulant
prendre la responsabiUté d'un conseil, un d'eux répond :
u 0 mon khan , Allah a créé avant moi un homme plus âgé, il y a
parmi nous un homme de trois cent soixante ans; il a perdu ses deals,
sa raison est haute, il porte un bonnet de zibeline, son nom est Sobra.
Fais-le chercher.
(c S'il en est ainsi, va dire qu'on mette les chevaux à mon chariot d'or.
Que les chevaux soient ferrés avec des fers d'or et des clous d'argent,
qu'on les couvre de harnais d'or, qu'ils aillent chercher Sobra!
« Ils partirent. Les roues s'enfonçaient à terre jusqu'à l'essieu. Ils
prirent Sobra, et l'emmenèrent devant le khan.
« Le khan ordonna que sa barbe fût peignée et nettoyée de toute ver-
TOME cm. — 1873. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
mine. Il ordonna qu'un fil de soie fût entrelacé entre ses dents, pour
les attacher. Il l'honora, et l'invita à s'asseoir à la place d'honneur.
(c 0 mon khan, je parlerai, si tu l'ordonnes : il n'y a pas de sève dans
les herbes sèches, point de moelle dans les ossemens secs. L'esprit des
hommes vieux devient débile ; le khan ne sera pas content. »
Après ce début modeste, le gyran exhorte le khan à renoncer à
ses persécutions contre Adiga, dont il énumère les ancêtres avec le
même soin que l'Évangile les aïeux du Christ selon la chair. Il se
garde bien d'oublier Baba-Tùkla, aussi intrépide que zélé pour la
cause de l'islamisme, qui convertit tant de Kalmoaks, fut enterré
avec les plus grandes solennités, et dont la tombe est à un mille au
midi d'Astrakhan. Adiga est un «joyau du plus haut prix, » que
le khan doit estimer à sa juste valeur. Pour donner plus de poids à
son opinion, Sobra rappelle qu'il est « plus vieux que beaucoup, »
qu'il a vu Ahmed-khan et Djinghis, aïeul de Toktamish, « dans
des vêtemens d'or. » 11 raconte tout ce qui l'a frappé dans le Tur-
kestan, à Khiva, à Bokhara, à Samarkand, la gloire des khans de
ces contrées et l'éclat qui les environne; « mais à quoi bon nommer
tous ceux que j'ai vus? Ne dis pas que mes lèvres profèrent une
fausse prophétie. »
L'oracle que le vieux gyran ne craint pas de prononcer respire
la mâle franchise qu'on trouve chez « les voyans » Israélites, ter-
reur du sacerdoce et de la royauté. Il semble qu'on entende quel-
qu'un de ces prophètes annonçant à un autre Saûl que Jéhovah l'a
réprouvé pour donner son trône à David, le pâtre si longtemps
persécuté. « Le déserteur » injustement poursuivi par le khan
trouvera dans Allah toute la protection que sa foi fervente en at-
tendait. Le cheval du khan aux formes parfaites, à la crinière flot-
tante, à la course plus rapide que le vent, deviendra la monture du
kosak. On essaiera en vain de l'atteindre. La flèche ne s'enfoncera
point dans sa chair. Les lances ne le perceront point. Les pluies
pourront se transformer en déluge et les ouragans souffler avec fu-
reur; il est à l'épreuve de l'eau comme à l'épreuve du vent. Qui
pourrait donc empêcher ce déserteur de revêtir la forte cotte de
mailles du prince, puisqu'il est capable d'arracher de terre les
arbres sans hache et de renverser neuf rangs de murailles?
« 0 mon khan, dit le vieux prophète , ton trône a quatre supports et
cinq têtes, avec un rubis sur le sommet de chacun;... le blanc déserteur
entrera dans ta tente. — Avec leurs fronts brillans comme la lune, leurs
doigts étendus comme des crochets de cuivre sur des mains de lis, Jany-
Bika et Kazzaï-Bika s'appuient sur le sofa, beaux et vermeils comme
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 579
la douce lumière après le coucher du soleil. 0 mon khan, écoute ma
prophétie : ce déserteur blanc peut les prendre l'un et l'autre sans rien
donner et comme son butin...
(( 0 mon khan, ne persécute pas cet homme blanc. Ils disent que tu
as de nombreux alliés, malgré cela ne l'humilie point. Je sens que mes
paroles vont finir. Il n'y a point de malice sur mes lèvres. Je désire que
mes prophéties ne se réalisent point. Je souhaite qu'elles s'enfoncent
dans l'herbe desséchée du désert stérile, et qu'elles y pourrissent; mais
prends garde que l'homme blanc ne foule aux pieds ta tête. »
La suite du chant donne l'idée la plus curieuse des superstitions
mahométanes et des rêveries des musulmans extatiques et fumeurs
d'opium. Il nous donne le portrait d'un vrai fidèle, doué libérale-
ment des grâces d'Allah. Il vient au monde « à la fin de la nuit de
Kadir, la nuit des miracles, » le 28 de zilkad, quand les mauvais
esprits, les divs, les péris, les djinns, ont depuis minuit fait place
à l'armée des bons esprits descendus pour protéger l'espèce hu-
maine. Aussi naît-il « sage et inspiré, » et surprend-il par sa
science les «hommes versés dans la littérature arabe, » autant
que le Christ enfant étonnait dans le temple les docteurs de la loi, II
trouve « à la première vue la vertu des talismans les plus com-
plexes, » et il en dicte la formule aux mollahs. Il se nourrit de la
plante aromatique du basilic , et il boit l'eau du Kouser, un des
fleuves paradisiaques, qui coule dans le huitième ciel. Il choisit
pour monture « un des chevaux du paradis. » Il voyage sans fa-
tigue sur les monts et traverse les steppes jaunes. Sur les monta-
gnes, il demeure de préférence dans les champs de «pâle absinthe.»
II visite la « maison de Dieu ; » il le sert pendant des années « sans
soulever la face de terre. .» Il choisit dans le paradis un palais d'or
pur et y passe trois cents ans dans les plaisirs. Accablé par la féli-
cité, il s'évanouit, et tombe comme un mort. A l'aube, quand les
muezzins commencent à entonner leur chant matinal, il se ré-
veille sur la terre. Pour lui, la distance n'existe pas. Avec son che-
val, « blanc comme l'âme des hommes vertueux, il visite toutes les
parties du monde, les palais de marbre de l'Ararat, Tabriz, où il y
a beaucoup d'hommes savans, » sans parler d'autres contrées moins
importantes ; il reçoit la bénédiction de Salomon, qui lui donne un
trône et le sacre de ses mains, et l'archange Gabriel répond : Afnen!
aux prières qu'il adresse au Tout-Puissant.
Mais laissons les rêves pour revenir à l'histoire avec le poète.
Adiga monta son cheval Karantash, il attaqua Toktamish-khan et
le vainquit. « Ce guerrier ne commit qu'une seule faute. Il s'inclina
bas, très bas devant son beau-père Khodja-Kotla, qui avait été laissé
580 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la tente de Toktamish-khan, et s'excusa d'avoir combattu son
ancien maître. » La nation oublia bientôt cette faute sous son règne
paternel, idéal d'un bon gouvernement tel que les Turcs le com-
prennent. « Pendant que le brave Adiga vivait, son état florissait.
Ses sujets avaient l'habitude de s'assembler en foule, et alors le
khan ordonnait qu'on tuât les jumens, et qu'on préparât l'hydro-
mel, et, quand il convoquait toutes les tribus, il ordonnait qu'on
amenât devant lui un gyran appelé Sobra. »
Cette prospérité ne devait pas être de longue durée. La Russie,
que nous avons vue complètement écrasée au temps de Jean du
Plan de Carpin (1), n'avait pas tardé à sortir de sa stupeur, les Ru-
rikovitchs ne s'étaient point résignés à la servitude. Le grand-
prince Ivan I" (1328-13^0) avait travaillé à concentrer à Moscou
les forces qui devaient être plus tard opposées aux dominateurs
étrangers. Ivan III mit fin à l'existence de la Grande-Horde (1A75),
dont les débris formèrent plusieurs khanats; Kazan, Astrakhan, la
Grimée, semblèrent devoir hériter d'une partie de sa puissance.
Le petit -fils d'Ivan III, Ivan IV le Terrible, s'empara du khanat
de Kazan. Deux chants d'Astrakhan ont conservé le souvenir de
cet événement. L'un nous dit la mort du prince Battyr Ghorah, qui
voulut marcher au secours de Kazan, mais qui périt dans les ma-
rais, « les nnirs marécages devant Kazan, » dont les eaux « sentent
le sang. » Après avoir raconté la mort du guerrier, semblable à
celle de cinq cents de ses frères, que Glinski et Cheremetef passè-
rent au fil de l'épée ou qui furent noyés dans le « fangeux abîme, »
le poète s'écrie : « Où est maintenant notre pouvoir sur Kazan aux
quatre portes? Sous les pieds de Vargamask (cheval), les fers sem-
blent des lunes nouvelles, sa queue et sa crinière sont peintes avec
le henneh; sur son dos pendent les harnais de soie, sur son cou
dans un talisman éclatant comme un anneau est une prière. Pre-
nons deux haches tranchantes dans nos mains, et montons sur le
dos du cheval! » Gette impétuosité ne l'empêche pas de songer aux
« innombrables troupes russes » et de gémir sur la captivité des
(( beautés aux yeux noirs, dont les sourcils sont oints avec le sur-
meh. » Un autre poète n'oublie pas non plus a les beautés aux
yeux bleus avec leurs sourcils oints de siinneh- » mais il semble se
résigner plus facilement en songeant à la puissance du terrible Ruri-
kovitch : « les petits oiseaux se dispersent quand le faucon descend
de l'air. Lorsqu'un lévrier s'élance, les lièvres s'enfuient et cher-
chent un abri. » Gette résignation chez des peuples jadis si redoutés
explique la chute d'Astrakhan, qui succomba deux ans après la prise
(1) Voyez la Revue du 15 février 1872.
LA. POÉSIE POPULAIRE DES TURCS. 581
de Kazan. On était bien loin du temps où les annalistes disaient : « Il
semblait qu'un fleuve de feu se fût roulé sur la Russie depuis les
rives de l'Oka jusqu'à celles du San. Pareil à une bête féroce, le
Mongol Batou dévorait les provinces et en déchirait les restes avec
ses griffes. Les plus vaillans parmi les princes russes étaient morts
dans les combats; les autres erraient sur des terres étrangères. Les
mères pleuraient leurs enfans, qu'elles avaient vu écraser sous les
chevaux des Mongols ou exposer à des traitemens ignominieux. »
Protégés par leur position dans la presqu'île, les maîtres de la
Grimée devaient échapper pour le moment au sort des khanats de
Kazan et d'Astrakhan; mais on peut supposer que les poètes ont vu
longtemps d'avance l'avenir réservé à la Grimée.
Un gyran a raconté à M. A. Chodzko, en lui chantant un morceau
allégorique sur le rétablissement d'un khan de Grimée, qu'un pauvre
Turc né sur les bords du Volga arrivait à la cour de ce khan. N'ayant
pas eu l'occasion d'attirer les regards de son maître, il retourna à
Astrakhan après avoir dépensé tout ce qu'il avait. Sa sœur lui four-
nit quelque argent et le renvoya à Baktchi-Séraï, où il trouva le
khan fort malade d'un abcès dans la poitrine. Les poètes, les fous
de la cour, les gyram, ne pouvaient le distraire, et on avait perdu
tout espoir de le sauver. Quelques années à peine s'étaient écoulées
depuis la prise de Kazan, et la Grimée commençait à redouter le
même sort. Le gyran fit entendre à son maître un chant sur le des-
tin réservé aux Turcs établis sur le sol russe :
« Quand une daine effrayée s'enfuit avec ses chevreaux, elle laisse
une trace dans les marécages.
« Sur la montagne du Caucase, le faucon Terlan élèvera la voix.
« Un vautour solitaire au bec blanc, perché sur le sommet d'un ro-
cher, jetait des cris perçans et répandait la terreur fur le vaste lac.
« Deux aigles laissèrent tomber leurs plumes sur les bords de TYlill
(Volga) et la peur naquit dans le cœur de l'ennemi. »
Les troupes mises en déroute par les Russes, et qui laissèrent
tant de morts dans les marais de Kazan, sont comparées à une
daine effrayée s'enfuyant à travers les marécages. Le faucon Terlan
est le fameux prince ciicassien Ghazi-beg. Le vautour au bec blanc
[akkenmenkar) est Ivan, le « tsar blanc, » terreur des khanats;
enfin les deux faucons aux ailes sans plumes sont les khans Mamaï
et Ourak. En entendant ces mots : « deux aigles répandent leurs
plumes sur les bords de l'Ytill, » le khan de Grimée frissonna, il
éprouva une telle agitation que l'abcès s'ouvrit, crise salutaire qui
le délivra de ses souffrances. Les pressentimens du gyran étaient
justifiés. J'ai trouvé en Russie les princes ou plutôt khans Ghiraï,
582 REVUE DES DEUX MONDES.
qui sont restés fidèles à l'islamisme, et qui font remonter leur ori-
gine à Djinghis, dont la famille avait soumis la Russie à ses lois.
La fortune leur a donné une consolation en leur montrant dans
cette condition privée à laquelle les révolutions les ont réduits,
comme les Capétiens et les Wasa, les descendans de la dynastie qui
a enlevé aux Turcs Kazan et Astrakhan.
La civilisation décrite dans ces chants, qu'on suppose anciens, est
assurément supérieure à celle des Turcs nomades de l'Asie. On
parle d'épées « de bon acier à garde d'or » et de « blanches ar-
mures » avec un « haubert d'or. » Quelques poésies sont dirigées
contre les préjugés et contre la sotte vanité des riches couverts de
« lourds vêtemens brochés d'or, » vanité qu'on ne confond pas avec
l'orgueil aristocratique, car « le fils d'un noble père sera pareil à ses
ancêtres. » Pourtant les instincts et les habitudes des aïeux persé-
vèrent. Le respect de la propriété, si profond chez les nations agri-
coles, continue d'être fort médiocre. « J'ai un cours d'eau, dit un
chant, mais point de troupeau. J'enlèverai un mouton de quelque
troupeau. Le berger me poursuivra, mais je gagnerai le sommet
d'une montagne escarpée. Je prendrai en main une épée pointue,
et, arrive que pourra, je ne quitterai pas le champ sans un bon
combat. » Le soldat n'est pas plus scrupuleux que le berger, a II y
a quelque temps nous rencontrâmes l'ennemi pour la première fois.
Notre front était de pierre; l'armée des giaours s'enfuit. Nous al-
lâmes dans une auberge où de riches personnages étaient assis au-
tour des tables et buvaient l'hydromel. 11 n'y avait point là de place
pour nous asseoir, et nous étions obligés de rester debout. Allez
chez mon amante, demandez-lui ses ornemens de tête, nous les
mettrons eu gage et nous aurons un peu d'hydromel. Nous kosaks,
cinq que nous sommes ici, nous trouverons quelque chose pour
nous-mêmes, nous pillerons, nous emporterons le butin, et avec ce
butin nous rachèterons les colifichets de notre amante. »
Si chez les plus rudes nomades nous avons trouvé la trace d'une
règle morale, elle est si peu absente ici qu'en certains cas, par
exemple dans le respect de la vieillesse, ces Turcs nous sont supé-
rieurs. « Adiga avait une coutume agréable à Allah; quand il ren-
contrait un homme plus âgé que lui , ne fût-ce que d'une année, il
lui demandait: — Mon sultan, que désirez-vous? » L'homme de
bien, tel qu'on le comprend, est nécessairement exposé aux médi-
sances et aux pièges des méchans; mais l'alliance de deux « hommes
vertueux » peut triompher de leur malice. Même seul, celui qui a
« gagné un bon nom » se rit des complots de ses ennemis, comme
le navire solidement couvert de planches brave la fureur des flots.
Le mot de vertu ne doit pas s'entendre ici dans le sens théolo-
LA POÉSIE POPULAIRE DES TURCS, 583
gique. Comme chez les anciens, la vertu se compose surtout de
courage. Ce courage prend sa source dans un fatalisme qui ne re-
court pas comme ailleurs à mille précautions pour dissimuler ses
convictions. « Jetez-vous parmi vos ennemis, même avec une che-
mise. Allah sait le mieux quand vous devez mourir! » Avec une
telle doctrine, on peut aller au-devant de la « flèche empoisonnée »
et voir avec calme le sang couler de ses veines « comme des che-
veux roux. » Naturellement cette résignation aura le caractère de
celle qu'on remarque chez d'énergiques bêtes fauves, quelque
chose de son;bre et de farouche, qu'un poète français contempo-
rain a peint avec un vrai talent dans la 3Iort du loup, et, chose
curieuse, le poète turc emploie précisément la comparaison dont se
sert Alfred de Vigny. « Quand un vigoureux sanglier est atteint
par une flèche, qu'il agite ses défenses, que peut-il faire? Quand
un loup brun à la large poitrine attrape une flèche dans le cœur,
que sa gueule écume, que peut-il faire? » Il est bien rare que la
poésie populaire ne résolve pas très franchement ce « problème de
la destinée humaine, » qui est bien loin de lui offrir les difficultés
qu'il présentait à un Jouffroy. Après tout, les longues méditations
des métaphysiciens et des théologiens n'ajouteront guère a ces solu-
tions spontanées que des complications dont à certaines époques on
s'exagère infiniment l'importance, sans s'apercevoir que l'essentiel
de la métaphysique consiste dans une gymnastique intellectuelle.
Dans ce long voyage que nous venons de faire avec les poètes
des vallées de i' Altaï au rivage de la Crimée, nous avons toujours
constaté l'impuissance de la famille turque et de l'islam à produire
une civilisation capable de lutter avec succès contre « l'audacieuse
race de Japhet, » à laquelle la domination du monde semble réser-
vée. En adoptant l'islamisme, les Turcs avaient sans doute fait,
comme les Arabes, un grand pas dans la voie du progrès, car les
doctrines prêchées par le prophète de La Mecque étaient fort supé-
rieures aux grossières et sauvages superstitions de leurs aïeux. Leur
exemple n'en prouve pas moins qu'une forme religieuse fort utile
aux nations dans une certaine phase de leur développement peut,
avec le temps, paralyser complètement en elles l'esprit de vie et
cette virile ardeur sans laquelle les peuples comme les individus
se condamnent à une existence absolument inerte. Tout en croyant
rester fidèles à la foi de leurs pères, ces peuples renoncent en réa-
lité à la généreuse tradition d'aïeux qui ont, quand ils l'ont jugé
nécessaire pour la patrie et pour leur postérité, « brûlé ce qu'ils
avaient adoré et adoré ce qu'ils avaient brûlé. »
Dora d'Istria.
P.-J. PROUDHON
SA CORRESPONDANCE ET SON HISTORIEN
P.-J. Proudlion, sa vie et sa correspondance, par M. Sainte-Beuve, 1 vol. in-l8, 187-2,
Le public n'avait pu se défendre d'un peu de surprise en voyant,
il y a quelques années, l'un des maîtres les plus éminens de la cri-
tique contemporaine, délicat entre tous, prendre pour sujet d'une
série d'études empreintes de la plus visible sympathie celui de
tous les représentans du socialisme qui s'était montré non-seule-
ment le plus radical, mais le plus porté à l'invective et à la me-
nace. Comment s'expliquer ce choix? Avait-il été déterminé uni-
quement par le souvenir de quelques relations dont la littérature
avait été l'occasion et comme l'intermédiaire? M. Proudhon, à un
certain moment, méditait un ouvrage de critique où il devait passer
en revue tous les contemporains. Ce plan, il ne devait pas le réa-
liser; mais certaines parties s'en trouvent exécutées ou esquis-
sées, particulièrement dans un de ses derniers et plus considérables
ouvrages, la Justice et la Révolution, livre qui fit scandale et
encourut condamnation. Il avait voulu, en vue de ce travail lit-
téraire et moral qui exigeait une sorte d'initiation particulière,
être mis en rapport avec le critique de notre temps certaine-
ment le mieux en état de la lui donner. On sent, à la manière
dont M. Sainte-Beuve nous parle de ces rapports, qu'il demeure
touché de l'espèce de déférence dont l'écrivain révolutionnaire fit
preuve à son égard. Il se trouva d'ailleurs par là mis à même d'é-
tudier de plus près certains côtés généreux et vraiment humains de
PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 585
cette nature excessive, connue seulement du public par ses para-
doxes à outrance et ses emportemens. Qui ne sait au surplus com-
bien M. Sainte-Beuve avait peu d'effort à faire pour proclamer la
talent? Il le goûtait sous toutes les formes et au service de quelque
cause que ce fut. N'avait-il pas aussi un faible pour les curiosités
en tout genre? Or Proudhon fut incontestablement une des curio-
sités de notre siècle, éclatante et provocante, avec une partie d'é-
nigme restant à déchiffrer. Le critique qui n'avait pas dédaigné
.d'apprécier les mérites poétiques d'un Charles Baudelaire pouvait
bien jeter un regard curieux sur les fleurs du mal du socialisme.
Cette explication, qui a sa part de vérité, ne serait pourtant pas
suffisante sans d'autres motifs soit de circonstance, soit plus intimes
encore. Avant tout, n'oublions pas la date de cette publication, qui,
parue d'abord en fragmens, prend aujourd'hui la form.e d'un vo-
lume avec des additions et des complémens nullement à dédaigner.
C'était en 1865. On avait le sentiment de la sécurité, on répétait
beaucoup que le socialisme avait désarmé. Les chefs ne comptaient
plus, disait-on, que sur les lents moyens de la persuasion; les ou-
vriers abandonnaient la doctrine de l'état-providence, pourvoyeur
de travail et de salaires, pour mettre toute leur confiance dans la
liberté économique. Ces idées devaient trouver crédit jusqu'à ce que
la réouverture des clubs et les écluses de la presse lâchées vinssent
faire voir combien il y avait dans cette sécurité d'illusion optimiste;
mais on n'en était pas là encore. Il y a presque toujours en France
un moment où il semble qu'on rie d'avoir eu peur. On se familiarise
avec les grands révolutionnaires, on leur trouve je ne sais quel
charme, on leur sait gré de l'esprit qu'ils ont montré pour démolir,
on les idéalise. Peu s'en fallait, aux yeux de bien des gens, que
M. Proudhon ne fût un véritable titan; c'était bien pour cela qu'il
s'était donné et qu'il aimait qu'on le prit. M. Sainte-Beuve parta-
geait ces dispositions bienveillantes à l'égard de ce qui ne lui pa-
raissait plus redoutable; il était redevenu libéral, et allait bientôt
passer à l'opposition au moment même où le gouvernement sortait
de la période autoritaire. Ainsi tout semblait tourner à l'apaise-
ment, à cette date de 1865, en ce qui touche le socialisme, et
M. Proudhon lui-même, bien près alors d'entrer dans l'éternel re-
pos, paraissait s'être apaisé comme tout le reste. On eût dit que le
vieux lion avait rentré ses griffes. Il vivait à Passy en bourgeois
tranquille, marié, père de famille. Ceux qui l'approchaient disaient
qu'il n'avait rien perdu de son ancienne ilamme. Ses derniers écrits
visent surtout à être des traités scientifiques : tels sont ses ou-
vrages sur la Guerre et la jyai.r, sur le Principe du fcdôralismc,
sur les Majorats littéraires, sur la Théorie de l'impôt, sur la Théo-
586 REVUE DES DEUX MONDES.
rie de la propriété, dont il donnait une seconde formule adoucie à
quelques égards, admettant plus d'atermoiemens, quoique la même
au fond dans ses éiémens essentiels. On sent bien que la moindre
étincelle eût remis le feu aux poudres.
Ce qui achève l'explication du livre de M. Sainte-Beuve, et ce
qui en fait comme le caractère, c'est, on ne peut se le dissimuler,
une sorte d'affinité sympathique qui s'étend de la personne aux
idées; non certes qu'il soit un disciple, un zélateur; une telle pen-
sée ne saurait venir à qui que ce soit; mais, tout en répudiant les vio-
lences, les excès de langage, il s'intéresse à cette critique qui touche
audacieusement à tant de choses, il l'approuve sur plus d'un point. Il
donne raison théoriquement à la critique fondamentale de Proudhon,
celle-là même qui porte sur le principe de propriété. Quelque éton-
nement que cette déclaration puisse causer, le célèbre écrivain n'a
pas hésité à la faire. II faut en prendre son parti : c'est un conserva-
teur sceptique, n'attachant qu'une foi très relative à ce qui constitue
la forme et le fond même de notre société, qu'il regarde comme
une œuvre purement factice. Il ne reconnaît point ce qu'on nomme
droit naturel. Il n'admet que l'utile, et je suis porté à croire qu'il
s'exagère les conditions variables de cet utile même. Tout lui pa-
raît pouvoir être fait ou défait soit au gré des législateurs ou du
moins des idées et des passions qui dominent. Il semble que la so-
ciété est pour lui un terrain mouvant où il ne s'élève que des tentes
passagères.
Ce sont là, il faut l'avouer, de graves concessions, et qui le de-
viennent davantage si on ajoute que l'auteur de la Vie de Proudhon
va jusqu'à déclarer qu'il croit le socialisme proudhonien destiné
à triompher plus ou moins prochainement, non pas assurément
dans son ensemble systématique, dans ses théories excessives, mais
dans quelques-unes de ses lignes et dans son esprit général. Se-
rait-il donc vrai que le socialisme, quelle qu'en soit la forme, eût
en fin de compte raison? S'il en était ainsi, à quoi ne faudrait-il
pas s'attendre? Quelle peut être aujourd'hui la durée de la résis-
tance d'une société à laquelle manquerait la force morale, et qui
serait ou se croirait dans son tort?
M. Sainte-Beuve n'a point eu la douleur d'assister à nos cruelles
épreuves. Il a disparu, laissant un vide regrettable dans la critique
littéraire. Le succès de ses livres n'a pas disparu avec lui; son in-
fluence ne s'est point affaiblie. Comment tenir pour inaperçu ce qui
sort d'une telle plume malgré ce qu'on peut dire d'une compétence
évidemment bien moindre en ces questions d'économie et de philoso-
phie sociale qu'en matière littéraire? Ce n'est pas que nous préten-
dions soumettre les questions soulevées par l'auteur de la Vie de
PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 587
Proudhon à un examen régulier; nous préférons nous conformer
à la marche même qu'a suivie M. Sainte-Beuve. La méthode du
peintre des Portraits contcmjoorains est avant tout, comme tou-
jours, psychologique et morale. Peut-être pensera-t-on qu'elle s'ap-
plique moins naturellement à un de ces hommes d'action et de com-
bat qui ne semblent guère faits pour être étudiés à cette tranquille
lumière. Que sera-ce si l'action est d'hier, si le combat dure encore?
N'est-ce pas avoir l'air de se désintéresser un peu trop que de con-
templer avec ce sang-froid de savant ou cette curiosité d'artiste
et d'amateur la lave qui n'a pas cessé d'être brûlante, le volcan qui
reste en pleine éruption? C'est une impression qu'on éprouve par
instans en lisant cette biographie. Profitons cependant de ce que
cette méthode d'analyse sereine qui vise à expliquer le dehors par
le dedans porte eu elle de vraie clarté, d'impartialité désirable. Elle
jette en outre un jour saisissant sur l'esprit utopiste, dont Prou-
dhon reste un des types les plus frappans. Cet esprit utopiste et
révolutionnaire constitue une des parties caractéristiques de l'his-
toire morale de notre temps; il se décèle dans cette vie, il se peint
dans ces lettres, il se trahit plus d'une fois à son insu, par plus d'un
trait, d'une confidence. La sévérité ne perd pas ses droits pour re-
connaître certains côtés nobles et plus affectueux qu'on ne serait
tenté de le croire. Voilà ce que nous voudrions mettre en relief.
C'est en étudiant l'homme que nous parviendrons à comprendre ses
idées et son rôle. Écoutons-le parler, écoutons aussi son bienveil-
lant commentateur; ne craignons pas, chemin faisant, de poser nos
réserves.
*•
I.
Ce n'est pas sans raison que M. Sainte-Beuve rappelle, en y in-
sistant un peu, les origines populaires de Pierre-Joseph Proudhon.
Ces origines ont exercé sur sa destinée et sur son rôle une action
que sa correspondance fera mieux apprécier. Il était né à BesançoH
le 15 juillet 1809. Son père était garçon brasseur; plus tard il s'é-
tablit comme tonnelier; il était cousin du célèbre professeur Prou-
dhon, jurisconsulte de Dijon. Qu'on voie, si l'on veut, une in-
fluence de race et de nom dans ce mélange de rudesse qui sent le
prolétaire et de subtilité juridique qui est un des traits de l'écri-
vain. Ce père, honnête homme, paraît avoir été une intelligence
commune. C'est de sa mère, simple fille de campagne, femme hé-
roïque, écrit un ancien ami de la famille, que l'enfant tenait ce
qu'il y avait d'énergique dans son caractère. On n'a qu'à suivre ses
débuts pour acquérir une nouvelle preuve que cette société, mal-
588 REVUE DES DEUX MONDES.
gré ses imperfections et ses abus, n'est pas, tant s'en faut, aussi
dure et fermée aux pauvres gens que Proudhon devait la repré-
senter. Ce fut, il est vrai, une rude et laborieuse jeunesse, mais
à laquelle le secours n'a jamais manqué. Dans sa première en-
fance, il gardait les vaches de la maison. Il a tiré de ces souvenirs
une belle page où son enfance se mêle à cette nature jurassienne,
page empreinte d'une sorte de poésie âpre et puissante. Il fit son
apprentissage comme garçon de cave. Ces humbles circonstances
n'empêchèrent pas qu'il n'ait trouvé, pour l'instruire, d'abord l'é-
cole, puis le collège, où il remportait toutes les couronnes, et pour
encourager ses débuts, les récompenses et les secours d'une aca-
démie, l'académie de sa ville natale, qui, comme il le dit, lui « servit
de marraine. » Avant quatorze ans, il avait lu, dévoré une quantité
de livres. Il se rendait chaque jour à la bibliothèque de Besançon,
et, guidé par sa curiosité, que chaque livre excitait, il demandait
jusqu'à dix volumes dans une séance. L'excellent bibliothécaire,
M. Weis!^, lui en faisant l'observation, l'enfant, déjà peu maniable,
l'accueillit par une repartie brusque et mordante. Obligé de gagner
sa vie à l'âge de dix-neuf ans, il devint ouvrier typographe; il fit
son tour de France, et bientôt devint correcteur d'imprimerie. Il a
toujours gardé son livret d'ouvrier, chaigé de bonnes notes, car il
faisait toute besogne en conscience, détestant les fainéans et les
lâches. Ce temps fut loin d'être perdu pour son éducation. « Il cor-
rigeait, pour la maison Gauthier, les épreuves d'auteurs ecclésias-
tiques, de pères de l'église. Comme on imprimait une Bible, une
Vulgate, il fut conduit à faire des comparaisons avec les traduc-
tions iiiterlinéaires d'après l'hébreu. C'est ainsi qu'il apprit l'hé-
breu, seul, et, comme tout s'enchaînait dans son esprit, il fut amené
de la sorte à des études de linguistique comparée. La maison Gau-
thier publiait quantité d'ouvrages de théologie; il en vint également,
par ce besoin de tout approfondir, à se former des connaissances
théologiques fort étendues, ce qui a fait croire ensuite à des gens
mal informés qu'il avait été au séminaire. »
Cette variété d'études devait, en dehors de toute spécialité d'éru-
dition, lui donner une certaine supériorité générale sur ses émules
et sur ses adversaires. C'était à la fois la meilleure gymnastique
que pût s'imposer cette intelligence acérée et comme un capital de
connaissances peu communes qui devait profiter à l'examen et à la
discussion. Qu^l qu'en ait été l'emploi ultérieur, c'était une force.
Quelle nouveauté n'était-ce pas qu'un théoricien socialiste sachant
du grec, de l'hébreu, do la théologie, croyant enfin que le monde ne
date pas d'hier! Il trouvera là les moyens de faire la revue histo-
rique des questions, au moins dans une certaine mesure et sous un
PROUDHOX ET SA CORRESPONDANCE. 589
certain point de vue systématique; c'est plus que n'en avait fait
aucun des chefs de ces écoles fondées sur le raisonnement pur étayé
tout au plus de quelques réminiscences antiques. Nous n'attachons
pas d'ailleurs plus d'importance qu'il ne faut à ce travail de début,
à cet Essai de grammaire générale, à la fois remarquable et in-
complet : il ne pouvait qu'être insuffisant; l'auteur ne connaissait
à cette date ni Eugène Eurnouf, ni Guillaume de Hamboldt, ni
d'autres éminens linguistes qui avaient déjà produit leurs travaux.
Plus tard, assidu aux cours de Burnouf et intimement lié avec
M. Bergmann, le savant philologue de Strasbourg, il n'eut d'autre
parti à prendre que d'oublier ce premier écrit, qu'on devait res-
susciter contre lui en 1850 pour le traiter de renégat. Dans cet
essai anonyme, annexé modestement à l'ouvrage de Bergier, il s'é-
tait placé au point de vue de l'auteur, c'est-à-dire au point de vue
de la tradition biblique. L'auteur de la Vie de Proudhon signale
dans cet essai quelques accens et « cris étouffés » qui annoncent le
futur écrivain révolutionnaire. Ainsi on remarque cette phrase que
l'auteur semble jeter en passant; après avoir dit que l'étude com-
parée des langues et la connaissance approfondie de leurs racines
conduirait à des vues d'origine qui pourraient équivaloir, quant
aux débuts de l'espèce et à ses développemens ultérieurs, à une
sorte de révélation, il écrit : « Mais quand le hasard et la nécessité
seraient les seuls dieux que dût reconnaître notre intelligence, il
serait beau -de témoigner que nous avons conscience de notre nuit,
et, par le cri de notre pensée, de protester contre le destin. » On
trouve aussi quelques particularités curieuses sur un second mé-
moire de linguistique envoyé par le jeune écrivain au concours de
l'Institut pour le prix Yolney. Ce mémoire avait pour titre : Be-
cherches sur les catégories grammaticales et sur quelques origines
de la langue française, et portait pour épigraphe ces mots grecs :
TaÇiç àxa^iav ^icox.si, l'ordre poursuit le désordre. Le prix ne fut
point donné, mais Proudhon obtint l'une des deux mentions, et le
rapporteur parlait de son mémoire comme de l'œuvre d'un rare
esprit.
Ne croirait-on pas assister aux débuts d'un futur membre de
l'Académie des inscriptions et belles-lettres? Peut-être, né dans des
temps plus calmes, n'eût-il en effet révolutionné que l'érudition,
comme un Beaufort ou un Niebuhr; mais l'illusion dure peu. Même
dans des travaux qui n'impliquaient par leur nature rien de tel,
comme dans le mémoire sur la Célébration du dimanche, mis au
concours par l'académie de Besançon, la vraie tendance commen-
çait à se marquer plus nettement. Déjà Proudhon était pensionnaire
de cette académie, qui, non sans difficultés, lui avait accordé la
590 REVUE DES DEUX MONDES.
pension de 1,500 francs léguée par la veuve de l'académicien
Suard. Ses opinions philosophiques, plus encore que ses idées po-
litiques, moins en relief, avaient soulevé quelque objection. L'aca-
démie hésitait à couver un tel œuf. Cette pension fut pour l'homme
d'études une ressource précieuse. Elle devait suffire à ses besoins
matériels, d'ailleurs, on doit le dire, presque nuls; elle remplit le
vide que laissait la liquidation de son imprimerie, car il avait es-
sayé d'une entreprise de ce genre avec un associé qui avait triste-
ment fini par le suicide. Dans cette première période, on voit
Proudhon en correspondance surtout avec M. Paul Ackermann,
« grammairien et littérateur distingué, qui a laissé une noble veuve
docte et poète. » On doit reconnaître avec M. Sainte-Beuve que
cette correspondance privée, qui date de sa jeunesse, est à l'hon-
neur de P.-J. Proudhon. Son désintéressement, ses sentimens élevés,
sa recherche inquiète, douloureuse, des questions qui l'obsèdent,
cette simplicité qui n'a pas été altérée encore par les nécessités du
rôle poussant à l'exagération des effets, ces qualités mâles qu'ac-
compagne un accent de franchise et qui n'excluent pas des mouve-
mens de gaîté et de verve presque joviale, se montrent dans les
épanchemens de la plus intime confidence. Les côtés ironiques s'y
dessinent aussi fortement, quelquefois avec cette amertume qui ne
fera qu'aller croissant, mais souvent aussi avec un fonds de bonne
humeur franc-comtoise. On n'en aperçoit pas moins dès le début ce
qu'il y a de faussé radicalement et d'étroit dans le point de vue. Il
se dit beaucoup, il répète à ses amis qu'il est du peuple. Il se croit
le défenseur-né d'une classe spéciale par opposition aux autres. Il
s'attribue une mission de tribun et d'apôtre. A propos de la pen-
sion, il écrit à Ackermann : « J'ai reçu les complimens de plus
de deux cents personnes. De quoi croyez-vous qu'on me félicite?
De la presque certitude d'arriver aux honneurs, d'égaler, dit-on,
peut-être de surpasser les Joufi'roy, les Pouillet, etc. (il cite ses
compatriotes du Jura). Personne ne vient me dire : — Proudhon, tu
te dois avant tout à la cause des pauvres, à l'afi'ranchissement des
petits, à l'instruction du peuple; tu seras peut-être en abomiaation
aux riches et aux puissans; poursuis ta route de réformateur à tra-
vers les persécutions, la calomnie, la douleur et la mort même. »
Et plus loin, à la fin de cette lettre : « La foi est contagieuse ; or
on n'attend plus aujourd'hui qu'un symbole avec un homme qui
le prêche et qui le croie. » L'auteur de la Vie de Proudhon s'étend
avec raison sur ce qu'il y a d'honorable dans ces sentimens. N'y
a-t-il rien à dire pourtant sur cette illusion qui fait croire au jeune
enthousiaste à la possibilité d'une sorte de révélation sociale tout
à coup éclatant par la bouche d'un homme inspiré? Quel nom don-
PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 591
ner à cette illusion lorsqu'on le voit se prendre et, presque sans
hésiter, se présenter lui-même pour ce prophète prédestiné? Nous
en faisons la remarque avec d'autant plus d'insistance que per-
sonne, semble-t-il, moins que Proudhon ne devait tomber dans
une pareille confusion des procédés qu'autorise la science avec
ceux que met en jeu l'inspiration religieuse. Une révélation éco-
nomique et sociale, presque avec éclairs et tonnerres, sur le som-
met enveloppé de nuages de quelque Sinaï , une telle révélation au
xix^ siècle, en plein examen, en pleine discussion, qu'est-ce que
cela? Vous figurez-vous un Adam Smith, ou, si vous voulez même,
un génie bien supérieur, mais dans ces régions tout humaines, ap-
paraissant sous les traits d'un Moïse? Esprit sceptique et railleur,
Proudhon le sentait bien quand il s'agissait des autres. Les allures
de prophète en matière sociale lui étaient suspectes, antipathiques.
Il s'est montré impitoyable pour les visées religieuses du saint-si-
monisme, pour les cosmogonies d'un Fourier; sa propre méthode
était toute critique et négative. Des deux grandes forces qui se par-
tagent l'esprit humain, — le procédé synthétique, qui répond da-
vantage à l'inspiration, aux conceptions d'ensemble, et le procédé
analytique, qui décompose le tout en ses parties, n'aboutissant qu'à
des vérités partielles dès lors, — il eut surtout le second. Il est même
douteux que ses eflbrts de synthèse l'aient jamais mené à autre chose
qu'à tout brouiller et à tout confondre. On peut excuser l'enthou-
siasme; il est impossible de fermer les yeux sur ce qui s'y mêle ici
d'orgueil incommensurable.
Ce serait le lieu de se demander si le langage que Proudhon
tient dans sa correspondance n'exclut pas à d'autres titres encore
le rôle auquel il prétend de philosophe social. Un vrai philosophe
ne fait contre qui et quoi que ce soit de serment d'Annibal. C'est
par un tel serment que Proudhon débute contre les riches. Un vrai
philosophe, — tel du moins que nous le concevons, — ne s'occupe
pas de savoir s'il est patricien ou plébéien; né dans les rangs po-
pulaires, il s'en souvient pour être plus sympathique et plus se-
courable aux misères qu'il a connues, mais non pour bâtir des
théories sur des ressentimens et sur un accident de naissance. La
première condition pour qui veut se connaître et connaître le monde,
c'est de garder son esprit libre. Malheur, je dis philosophiquement
parlant, à celui qui ne sait faire de sa pensée qu'une arme de com-
bat! Et, puisque nous cherchons ce qu'est ou doit être un philo-
sophe social, rappelons ce que dit là-dessus M. Sainte-Beuve; il
trace une sorte de portrait idéal d'un tel philosophe. Ce portrait est
excellent dans tout ce qu'il renferme; il n'en est pas moins sous
d'autres rapports incomplet. Il nous explique l'excès des conces-
59*2 REVUE DES DEUX MONDES.
sions auxquelles l'éminent critique paraît s'être abandonné en ju-
geant M. Proudhon et ses doctrines. Oui, sans doute, comme il le
dit très exactement, un philosophe social doit, en dehors de tout
esprit étroit de secte et de pays, étudier le monde, le vaste monde,
(( visiter et comparer les institutions, les mœurs variées des cités et
des peuples. » Oui, il doit porter, dans ce qui fait l'objet du culte
des uns et de l'exécration des autres, une impartialité clah'voyante
et suprême, animée d'un souffle de sympathie. Des hommes d'un
génie supérieur, un Montesquieu, un Aristote surtout, ont appliqué
la méthode comparative avec une impartialité aussi féconde qu'é-
levée à l'ordre politique; mais ils y ont joint quelque chose de
plus, ils y ont joint la connaissance des vérités générales, perma-
nentes, de ces lois d'une fixité qui échappe aux entreprises témé-
raires des esprits remuans! Or de telles vérités, n'y en a-t-il pas
aussi dans ce qui touche à la structure intime des sociétés, comme
dans la constitution des gouvernemens? L'auteur de la Vie de Prou-
dhon semble méconnaître systématiquement que ces vérités for-
ment comme un monde de recherches plus spéciales, le monde de
l'économie sociale, que l'on réduit beaucoup trop dans une certaine
opinion à des questions d'industrie et de statistique. Le travail, qui
embrasse presque la totalité de la vie humaine, le travail a ses lois,
comme la politique pure, lois dont la violation elle-même par les
souffrances qu'elle entraîne confirme la réalité. II y a sans doute
des raisons qui expliquent que certaines sociétés se soient établies
sur telle base, comme l'esclavage et la polygamie, sur le commu-
nisme ou sur d'oppressifs privilèges, sur l'absence de toute indus-
trie et de tout commerce jouissant de quelque liberté; mais com-
ment ne pas remarquer qi.ie l'état de ces sociétés est fort inférieur,
comparé à l'état des sociétés qui reposent sur les fondemens opposés,
c'est-à-dire sur la reconnaissance de la liberté et de la responsabilité
humaine, sur le travail libre, sur le mariage, sur la propriété, sur
l'héritage? Cette infériorité de fait n'est pas toujours la preuve d'une
incapacité de race. Toutes les formes en un mot n'ont pas égale-
ment pour effet de développer la nature humaine dans toute sa
puissance, dans toutes ses ressources, de communiquer à la société
ce déploiement d'industrie, de sciences, d'art, qui est le signe de
la vitalité la plus grande et qui équivaut à la civilisation elle-même
au point de vue moral, intellectuel et miatériel. Il faut rechercher
les causes durables et les principes généraux qui peuvent produire
le maximum de liberté, d'ordre, de prospérité, étude qui a son
point d'appui dans ces sciences morales, politiques, économiques,
lesquelles prétendent se servir aussi de la méthode d'observation
et d'expérience. Le physiologiste étudie les lois de la vie, les fonc-
PROUDHON ET SA COURESPONDANCE. 593
tions des organes du corps humain pris dans son type le plus gé-
néral, à travers la diversité des organisations individuelles et des
familles humaines. Le philosophe social a aussi à remplir une tâche
analogue.
Sera-ce une raison pour toml>er dans un autre extrême et, après
avoir tout réduit au pur contingent, se jeter ensuite dans un ab-
solu chiméiique? N'est-ce pas ce que fera M. Proudhon? On va le
voir à la fois s'exagérer ce que les choses humaines présentent
dans le passé et dans le présent de confus et d'anarchique, et vi-
ser à trouver du premier coup une formule mathématique qui doit
faire cesser ce désordre, formule uniforme, définitive, sous laquelle
tout doit désormais se ranger. Est-il donc vrai que dans une société
où règne la liberté du travail, pour ne parler que de celle-là, tout
soit confus, comme il le dit? L'économiste Frédéric Bastiat, qui n'a
fait en cela que développer la principale idée des économistes, a
établi d'une manière très conforme à ces exigences de la méthode
expérimentale l'harmonie essentielle et fondamentale des intérêts
en dépit de leurs conflits partiels et de leurs luttes fréquentes. Ne
voir que ce qui les divise et non ce qui les unit, les force à se coor-
donner entre eux et à se mettre en rapport avec l'intérêt général,
auquel les différons travaux doivent s'adapter, c'est une vue incom-
plète, tiès peu philosophique et en fait trop peu exacte; mais qu'il
y a loin de cette idée d'un certain ordre existant déjà, quoique im-
parfait et perfectible, à l'idée qu'on va trouver une panacée, une
algèbre sociale, ou, si l'on veut, une astronomie qui coupera court
aux perturbations, aux désordres, aux souffrances, et qui donnera
à la société la régularité du monde planétaire! Gomment n'insiste-
rait-on pas aujourd'hui surtout sur l'erreur et sur le péril de cette
double thèse, la variabilité indéfinie des conditions sociales, résul-
tant du caractère purement relatif qu'on leur suppose, et la re-
cherche d'un absolu destiné à guérir ce mal miraculeusement? Elle
offre un danger tout particuUer dans les sociétés démocratiques,
dont elle favorise l'esprit inquiet et mobile et les rêves les plus
chimériques. Tout devient, tout a chance d'exister à son tour; voilà
dès lors la vérité sociale comme la félicité publique mise au con-
cours des rêveurs plus ou moins systématiques. Chacun produit sa
recette, apporte sa panacée. C'est bien assez que la mobilité et l'es-
pérance ilii mitée d'une perfection irréalisable soient la maladie de
la démocratie; n'élevons pas ces dispositions à la hauteur d'un sys-
tème et ne leur prêtons pas les encouragemens d'une philosophie
sociale décevante.
On se tromperait en s'imaginant que ces idées chez M. Prou-
dhon se sont développées par un pur travail de l'esprit sans au-
lOME cm. — 1873. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
cune influence venant des circonstances morales de sa destinée et
de l'état de son âme. C'est une erreur que dissipe sa correspon-
dance, et que laissait subsister le plus personnel de ses ouvrages,
les Confessions dun révolutionnaire, livre qui affecte de n'être que
la confession d'une pure intelligence, enivrée, M. Proudhon va
même jusqu'à dire abrutie de logique, mais à l'abri de tous les
contre-coups de la sensibilité sur la nature des opinions. Sa biogra-
phie mieux connue et ses lettres ne permettent pas cette illusion.
INous avons laissé M. Proudhon publiant son mémoire sur la Cé-
lébration du dimanche, un sujet bien inoffensif, où pourtant il a mis
sa marque. On y trouve déjà sa langue saine, vigoureuse, avec une
élégance qui n'exclut même pas ici certaines recheiches de rhé-
torique. Peu importe d'ailleurs qu'il parle en style presque fleuri
des plaisirs populaires; méfions-nous, il y a toujours avec lui quel-
que serpent caché sous l'herbe. Telle cette phrase à la Ptousseau :
« dans les classes élevées, on ne connaît plus le dimanche; les jours
de la semaine se ressemblent tous; le peuple renvoie quelquefois ses
passions à huitaine, les vices des grands ne s'ajournent pas. » Il
ira fort au-delà, en fait d'audace, dans la manière dont à propos
du ropos hebdi madaire il interprète les lois de Moïse ; il y cherche
l'égalité, la démocratie, il l'y voit non-seulement dans le repos pé-
riodique, qui empêche que le peuple ne soit écrasé de travaux, mais
dans la législation plus générale qui partnge les terres entre les
tribus. Il n'est pas jusqu'au mot : tu ne déroberas 2Jas, qu'il ne
tire à lui. ii le détourne dans un sens défavorable à ct.ux qui atti-
rent et retiennent un gain, quel qu'il soit, sans l'acquiescement de
la société et au détriment des autres. L'expression de déiober, à l'en
croire, est générique comme l'idée même, et implique que toute
infraction à l'égalité de partage, toute prime arbitrairement deman-
dée et tyianniquement perçue dans l'échange ou sur le travail
d'autrui est une violation de la justice commutative et une véritable
concussion. Proudhon n'eut que la mention académique. Il montre
par une lettre adressée à son ami Ackermann, le 9 septembre 1839,
qu'il en prenait fièrement son parti. En lui accordant seulement la
médaille de bronze, ne l'avait-on pas déclaré à part et hois ligne?
Mais le plus curieux, c'est qu'il persistait à dire qu'il avait fait une
œuvre orthodoxe en se déclarant égalitaire à la façon de Moïse; il
ne paraît pas se douter que c'est lui qui dénaturait la pensée de la
législation judaïque et aussi du christianisme. « On a irouvé dans
mon mémoire, écrit-il, des digressions, c'était la partie confirmalive,
— des propositions malsonnantes, audacieuses, téméraires, inad-
missibles, au moins pour le moment, — des théories de poliiique et
de philosophie spéculatives, des systèmes d'égaUté, etc., dange-
PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 595
reux. CependaDt on en a dpclaré l'orthodoxie irréprochablf, ce qui
veut dire que cl;ez mes juges la conscience du clirétien ne pouvait
s'empêcher d'admettre ce que la prudence des fonctionnaires pu-
blics et des membres d'un corps constitué défendait de sanction-
ner. » — « Voir une véiité, c'est être obligé de la dire, » écrivait
encore Pioudhon, proposiiion qui est l'inverse de celle qu'on attri-
bue à Fontenelie. Partant de cette maxime de franchise absolue, et
plus encore sans doute cédant à sa fougue, il ira, on n'en peut dou-
ter dès lors, jusqu'au bout de sa logique et aux dernières extré-
mités, de son humeur.
Tout le poussait dans cette voie extrême, et qui eût pu l'y rete-
nir? Ce n'était pas sans doute l'excellent et judicieux M. Droz, son
compatriote, que l'académie de Besançon lui avait donné pour tu-
teur, car, — chose singulière et qui fait sourire, — le pensionnaire
de cette académie avait un tuteur délégué par elle, et M. Droz avait
reçu cette tâche, infiniment peu commode, de tenir Proudhon en
laisse. Comment n'y aurait-il pas perdu ses frais de sagesse ser-
monneuse et ses remontrances un peu solennelles? Loin de refréner
le moins discipliné des pupilles, de telles exhortations ne pouvaient
que l'impatienter, l'aiguillonner en sens contraire. Peut-être de
bonnes âmes trouveront-elles pourtant que M. Sainte-Beuve y met
plus de malice qu'on ne voudrait en se moquant un peu de cet
homme honnête et de mérite, dont la figure, en entendant de telles
énormités, « devenait encore plus longue qu'à l'ordinaire. » En vé-
rité, de te's paradoxes pouvaient allonger bien d'autres figures, et
ils produisirent le même effet sur le philosophe Jouffroy, que Prou-
dhon cessa également de fréquenter. Le voilà donc à Paiis, isolé,
gêné, vivant d'une vie chaste et austère, éloignée de toute distrac-
tion et de tout plaisir, avec sa pensée qui fermente, livré comme
une proie à ses études ardentes et aux réflexions qui en naissent,
et ne tenant à la vie réelle que par les soucis que lui cause l'état
embarrassé de son imprimerie. 11 fréquentait des républicains, des
adeptes du socialisme, qui était déjà fort en vue, surtout sous la
forme phalanstérienne représentée par des journaux comme la Pha-
lange, la Démocratie pacifique. Il n'avait plus môme ce dernier
frein modérateur que lui faisaient sentir des amis, eux-mêmes d'o-
pinions avancées, mais allant moins loin et plus circonspects dans
leur conduite. Ackermann était parti pour Berlin. Bergmann, à
qui il portait une de ces fortes et tendres affections dont il faut
faire honneur à sa nature morale, Bergmann, dont il disait qu'il
« aurait voulu vivre et mourir avec lui, » était éloigné aussi. Et
puis il était en ce moment si pauvre qu'il ménageait les lettres
« à cause du prix du pori. » Il y revient souvent à cette mal-
heureuse réserve, même en écrivant à son père et à sa mère. Il
596 REVUE DES DEUX MONDES.
s'exaltait, s'exaspérait dans ce Paris alors calme en apparence,
Hiais où déjà bouillonnaient toutes les idées que nous avons vues
éclore et éclater depuis lors. C'est de là que date le premier cri
de guerre, non pas celui qu'il va pousser publiquement, prémé-
diter en quelque sorte, mais ce cri qui lui échappe dans le secret
et qui ne permet plus de se tromper sur les sentimens, sur les des-
seins du futur polémiste. Yoici ce qu'il écrit à Ackermann : « Je
rentrerai dans ma boutique l'année prochaine, armé contre la ci-
vilisation Jusqu'aux dents, et je vais commencer dès maintenant
une guerre qui ne finira qu'avec ma vie. » Ainsi voilà la lutte à ou-
trance résolue, sinon déclarée. La manière même dont il annonce les
hostilités ne part pas d'un esprit arrivé, comme il en a la préten-
tion, à des conclusions radicales par la réflexion désintéressée et
par l'étude, c'est le mot suprême d'un cœur troublé et ulcéré. Tout
le froid appareil des syllogismes, toute l'ostentation d'une dialec-
tique raffinée, n'y feront rien désormais : nous entendrons toujours
retentir ce cri à notre oreille.
Il touchait à l'instant où il allait lancer son fameux manifeste
contre la propriété. Ce mémoire, quoi qu'il en dise et quoi qu'en
paraisse penser M. Sainte-Beuve, ne nous fait pas l'effet d'être une
œuvre philosophique. C'est un pamphlet armé de textes savans em-
pruntés aux philosophes, aux économistes, aux jiirisconsultes, qu'il
démolit les uns par les autres. Si nous avons affaire ici à un rêveur,
à un révolté, nous n'avons pas affaire à une âme cupide ou sensuelle
qui veut prendre sa part des joies de la vie. Le mal chez Proudhon
n'est pas là, il est dans l'orgueil de l'esprit, mal plus noble sans
doute, mais auquel nous voudrions que l'on conservât le nom de
mal, au lieu de l'absoudre et d'avoir l'air presque de le glorifier.
L'orgueil de l'esprit consiste-t-il donc à se confier dans la légitime
portée de facultés faites pour travailler à la recherche de la vérité, à
tirer gloire des conquêtes de la science qui nous a ouvert de si pro-
digieuses perspectives en donnant des résultats si féconds? Non,
autrement il faudrait renoncer à toute vivifiante chaleur et tomber
dans le mépris de la vie et des œuvres; cette disposition, chez ceux
qui ne sont pas des saints, produit tout autre chose qne des fruits
de vertu et de sagesse. Non, l'orgueil de l'esprit consiste à s'exagérer
démesurément ses forces et à identifier l'esprit humain lui-même avec
sa propre et faible intelligence, devenue la mesure de toute vérité et
s'arrogeant le droit de faire plier le monde entier à ses conceptions.
Pourquoi ne porterait-on pas sur ce genre d'excès et, osons le dire,
de folie un jugement sévère comme sur de plus vulg lires ambi-
tions? Que sera-ce quand cet orgueil surhumnin tourne à l'action
violente ou y aboutit fatalement? Suffu'a-t-il de voir dans cette
humeur paradoxale un cas pathologique intéressant à étudier? Ce
PROUDIION ET SA CORRESPONDANCE. 597
serait, en vérité, abuser de la critique physiologique et médicale.
Même en admettant qu'un penseur n'est pas absolument respon-
sable de ses opinions réflécliies et de la suite d'idées qui constitue
son système, est-ce qu'il ne l'est pas de certaines formules agres-
sives, véritables appels aux passions, qui deviendront demain, si-
non aujourd'hui même, des appels aux armes? S'agit-il ici d'un
Spinoza, d'un métaphysicien purement abstrait? Pas le moins du
monde. Quand on s'écrie au début d'une étude sociale : La pro-
priété^ c'est le vol, on sait ce qu'on fait, on encourt une respon-
sabilité morale !
Qu'il faille plaindre Proudhon, qu'il ait souffert, que par momens
l'état de son âme intéresse à lui, nous ne le nierons pas. De même
qu'il n'a guère personnellement connu la haine dans ses colères
les plus emportées, il ne saurait inspirer non plus ce sentiment,
qu'il faut distinguer de l'irritation qu'on peut éprouver à l'égard
d'un lutteur si provoquant et si méprisant. Cet homme expansif,
chez qui on remarquait une certaine rondeur de manières et qui
avait l'air très ouvert, assez jovial, il avait caché en lui-même bien
des douleurs comprimées, dont sa correspondance donne le secret, et
qui aident à expliquer, avec la tristesse sombre et passionnée de cer-
tains accens, l'amertume de ses sarcasmes. Il peint dans ses lettres
à Ackermann son isolement moral. Ackermann, qui est un puriste et
un amateur de style châtié, lui donnait quelques conseils rela-live-
ment à la forme. Pioudhon lui écrit le 12 février 18/10 : « Je suis
trop pauvre et trop mal dans mes affaires pour m'amuser à être gent
de lettre, et je crois d'ailleurs que l'âge d'or de ce qu'on appelle pure-
ment littérature est passé pour jamais... Laissons là la littérature et
les littérateurs : je suis fait pour l'atelier, d'où j'aurais dû ne jamais
sortir, et où je rentrerai aussitôt que je le pourrai. Je suis épuisé,
découragé, prosterné. J'ai été pauvre l'année dernière, je suis celle-
ci indigent. Mon budget tout réglé, il me restera, à dater du 1" avril
prochain, 200 francs pour vivre six mois à Paris... Je suis comme
un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le plaindrais
de tomber sous ma main. N'ayant point d'ennemi, je regarde quel-
quefois la Seine d'un œil sombre, et je me dis : Passons encore au-
jourd'hui. L'excès du chagrin m'ôte la vigueur de tête et paralyse
mes facultés. » Dans d'autres lettres, remplies de la même fièvre,
on remarque cette pensée trop persistante, qu'il va renouveler la
face des sciences sociales et même du monde, a Sous le rapport
philosophique, il n'existe rien de semblable à mon livre. Malheur
à la propriété! malédiction! — Quand le lion a faim, il rugit. — Il
faut que je tue dans un duel à outrance l'inégalité et la propriété.
Ou je m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera
bientôt porté. »
598 REVUE DES DEUX MONDES.
Les explications qu'il donne à ses amis ne font que nous confir-
mer le vice radical de sa méthode même. A travers des tâtonnemens
et après des transformations d'une féconditi^ douteuse, il en revien-
dra toujours à ce premier point de départ. Ce qu'il appelle sa mé-
thode, c'est la détermination de l'idée du droit, de l'idée de justice
distribiilive, dont la solution est par lui cherchée dans l'égalité
absolue. Celte donnée ne paraît avoir rien d'original. C'est de la
même idée que partait Platon dans cette Bâpublique qu'on ne peut
guère au surplus comparer aux utopies modernes sans tomber dans
toute sorte de contre-sens philosophiques, car, avec des apparences
parfois semblables, rien dans le fond ne diffère davantage. D'autres
utopistes avalent aussi fondé leurs systèmes sociaux sur la justice
distributive aboutissant à l'égalité. Proudhon se proposait de re-
nouveler cette vieille idée de l'égalité absolue en s' aidant du der-
nier état des sciences sociales. Il prétendait prouver que toutes les
théories imaginées par les philosophes et les légistes supposent im-
plicitement cette égalité. A l'aide de cette donnée, il entendait faire
de l'économie politique une science innihémalique, pouvant déter-
miner, « par une simple règle de société, » la part revenant à cha-
cun selon l'équité. « Pour la première fois, écrit-il à un de ses cor-
respondans, une vraie méthode aura été employée en philosophie
et aura véritablement démontré par une analyse propre ce qui, par
voie d'intuition et de tâtonnement, resterait à jamais caché, parce
que l'intuition et le tâtonnement ne prouvent rien... Je crée une
méthode d'investigation pour les problèmes sociaux et psycholo-
giques, connne les géomètres en créent pour les problèmes des
mathématiques. » On remarquera ce mot de psychologiques, qui
vient s'ajouter aux problèmes sociaux. C'est la science universelle
de l'honnne et de l'humanité qu'entrevoit Proudhon. 11 ne doute
pas qu'il n'accomplisse une œuvre utile, méritoire. « Au feu de
l'épreuve, mon âme s'épure, et je me détache de tout esprit de pro-
priété scientifique et littéraire; savoir avec certitude, le dire avec
force, clarté et précision, c'est le seul bien où j'aspire. » A ces élans
de confiance revient se mêler pourtant l'angoisse. « Voir et savoir
est la vie des êtres pensans; mais que cette vie est dure! Depuis le
jour où Jean-Jacques Rousseau écrivit la profession de foi du vi-
caire savoyard, aucun homme peut-être n'a eu une conscience plus
forte de la vérité de ses écrits, aucun n'a été livré à une tristesse
plus profonde que la mienne. »
On a bien des fois apprécié la portée de ce livre de la Propriété
au point de vue des idées de droit et d'économie pohtique ; mais en
dehors des purs disciples il n'avait pas encore eu peut-être de juge
aussi favorable que M. Sainte-Beuve. Il ne s'agit plus ici de cette
pénétration bienveillante, presque affectueuse, qui le porte à sym-
PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 599
pathiser avec les épreuves de l'homme; il s'agit d'un certificat d'ab-
solution quant aux idées et d'une explication tout à fait atténuante
quant aux excès de langage. Il déclare que ce livre n'a pas été ré-
futé, il dit qu'il n'aurait pas lai-même parlé de Proudliou dans les
termes où il le fait, s'il avait cru que ce soit là un ouvrage « fatal,
funeste, sans voleur philosophique, » et il ajoute : « Il était loin sans
doute d'avoir abattu les murailles et d'avoir pris la place d'assaut,
mais il y avait pratiqué à coups de bélier de larges bièches diffici-
lement réparables. » Puis cette explication tout indulgente du ter-
rible mot sur la propriété : « le Jurassien Proudlif)n avait natu-
rellement en lui, et il tenait peut-être de son pays natal, une veine
de crânerie provocante. » Nous le croyons volo:itiers; mais enfin
voici des propriétaires que Proudhon pousse l'épée dans les reins
et qu'il veut forcer à restituer! Voici des économistes, des publi-
cistes qu'il harcèle sans pitié, dont il se moque autant que Molière
de Pancrace et de Marphurius, et qu'il prétend convaincre de n'a-
voir débité que des pauvretés, et on leur dit : Que voulez- vous?
c'est un Jurassien! — Vous êtes des spoliateurs. — Jurassien!
— Vous êtes des sophistes, des complices du capital. — Jurassien!
— Qui eût jamais cru qjne cette qualité conférât tant de privilèges?
Et si des intérêts lésés, inquiétés , si des amours-propres oITensés
ont peine à se contenter de l'explication, croit-on qu'elle paraîtra
plus satisfaisante à une intelligence plus froide et plus rassise? Et
sera-t-elle aussi bien édifiée par cette autre explication, « qu'il
avait à se faire écouter, à se faire jour, à soulever, coinme En-
celade, son Etna? » — Eh! nous nous soucions bien qu'il se fasse
écouter et qu'il soulève son Etna! diront ceux qai sont placés sous
la montagne près de s'écrouler et qui ont la crainte d'être écra-
sés sur plîce. Tout cela est fort bourgeois, nous en convenons;
mais après tout on conçoit que les gens regardent à deux fois avant
de servir de cible aux crâneries provocantes des nouveaux Ence-
lades socialistes, fussent-ils nés dans le Jura !
Et Proudhon le savait bien. En lançant au milieu de cet amas de
matières combustibles un projectile terrible, il n'en ignorait pas
les effets incendiaires. Il n'avait pas ce calme, cette parfaite sécu-
rité qu'on paraît croire. Que signifie en effet cette phrase que nous
trouvons dans une des lettres avant la publication du célèbre mé-
moire? «Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur...
J'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi à la veille de faire
partir une machine infernale. » Est-ce que ces lignes-là ne méri-
taient pas autant que bien d'autres d'être soulignées et commentées?
600 REVUE DES DEDX MONDES.
II.
Le mémoire, paru en juin ISZiO, fut loin d'obtenir ce succès po-
pulaire que Proudhon prédisait, qu'il espérait en en redoutant
presque l'éclat, quand il se faisait à lui-même l'effet de dresser une
machine infernale intellectuelle. L'ouvrage fut connu d'un certain
nombre d'esprits sérieux. Les uns le lurent avec colère, n'y virent
qu'un brandon de communisme; d'autres furent surtout frappés du
talent, de l'habileté de la discussion, et tinrent compte à l'auteur du
probe et viril accent de quelques-unes de ces pages. Parmi ceux-ci
se trouvaient des économistes distingués, — qu'on ne s'en étonne
pas; les savans aiment mieux être discutés et malmenés que passés
sous silence. Proudhon relevait l'importance de l'économie politique
par la vivacité même de ses attaques. Quant à l'académie de Be-
sançon, « sa marraine, » elle se fâcha, elle menaça de retirer la
pension. Proudhon, selon sa manière habituelle, montra les dents;
il n'était pas homme à ne pas se défendre, ayant raison ou tort. Il
visita plusieurs de ses juges, ridiculisa ceux qui se montraient les
plus mal disposés, eut l'art de mettre le préfet lui-même dans son
parti sous prétexte que ce qu'on lui reprochait ne dépassait pas la
mesure d'une discussion purement scientifique. Sur un point d'ail-
leurs, il pouvait plaider sa cause avec une entière vérité; il ne de-
mandait pas la chute du gouvernement. Il attendait peu de la répu-
blique immédiate. 11 détestait cordialement le National, qui le lui
rendait; il faisait peu de cas de M. de Lamennais comme penseur,
et ne voyait que déclamation dans sa rhétorique démagogique. Sans
doute il fit valoir ce point de contact qu'il avait avec les conserva-
teurs. Bref, il réussit à persuader k ceux qui voteraient contre lui
qu'ils passeraient pour des sots; la pension fut maintenue. D'ailleurs
il ne rétracta rien; sa défense fut encore plus outrageuse pour la
propriété que son mémoire. Cette affaire tient une assez grande
place dans sa correspondance. Proudhon attache à ses 1,500 francs,
sa ressource unique pendant longtemps, une importance suprême.
C'est son pain qu'il défend. 11 s'étonnait au reste de trouver des
amis même dans le camp des intérêts qu'il avait particulièrement
attaqués. « En général, écrit-il (19 août I8/1O), les dévots, les avo-
cats et les littérateurs purs m'en veulent; les commercans, ban-
quiers, usuriers, gens de négoce et de commerce, m'applaurlissent;
l'aurals-tu deviné? Déjà au temps de Jésus-Christ les publicains se
trouvaient plus près du royaume de Dieu que les pharisiens et les
docteurs. » Très préoccupé d'un second mémoire, il ne songe pas à
s'assurer quelque situation qui lui donne les moyens de vivre. Il part
PROUDIION ET SA CORRESPONDANCE. 601
de Besançon pour Paris uniquement pour voir son ami M. Berg-
mann, causer à fond sur ce qui lui tient au cœur, et, faute d'argent,
il fait le voyage à pied.*« C'est pour toi, lui écrit-il, que je pars un
mois plus tôt que je n'eusse voulu, c'est pour toi que je vais me
briser les jambes. » Il a besoin, dit-il, de causeries et aussi de con-
seils, — et il fait ses quatre-vingts lieues en six jours.
Revenu k Paris, il s'occupa d'un second travail sur la propriété.
On lui recommandait d'être moins agressif et brutal dans la forme,
et il répondait à ses amis qu'il ferait de son mieux. Ses lettres à ce
moment nous le montrent persévérant de plus en plus dans cette
idée, que les misères de l'humanité dépendent d'une erreur de
compte, d'une mauvaise comptabilité. Cette erreur de compte re-
pose sur l'inégalité de répartition d'après l'inégalité des facultés,
sur l'appropriation du produit collectif par un seul individu : pure
question d'arithmétique sociale. Aussi se propose-t-il de réparer
le vice d'exposition de son premier mémoire en commençant au
lieu de finir par la détermination morale de l'idée du juste. 11 sui-
vait en cela le conseil que lui donnait un de ses correspondans.
A partir de ce moment, il s'occupe plus spécialement de philosophie;
il étudie Kant, 11 voudrait, écrit-il, « travailler à une métaphysique
nouvelle, » mais la question sociale lui offre u une si riche matière
à traiter qu'il ne peut renoncer à un sujet où il voit l'occasion de
déployer toutes les ressources du style et toutes les forces de l'élo-
quence. » Aveu précieux à recueillir; il a beau mépriser les hommes
de lettres, lui-même en est un. Il vise à la renommée littéraire. Ce
talent d'écrivain se forma du reste assez vite; il devait éclater sur-
tout dans la polémique. « Proudhon, dit M. Sainte-Beuve, a de lui-
même une bonne langue, forte et saine, puisée aux meilleures
sources; il sait bien le latin; il écrit avec analogie et propriété dans
le sens direct de l'étymologie et de la racine. Toutes ses acceptions
de mots sont exactes et justes. U est peu original quand il veut
faire de l'éloquence proprement dite et des apostrophes ou allocu-
tions à la Jean -Jacques, mais dans le corps-à-corps de la lutte et
de la polémique il a des expressions trouvées et de la plus neuve
vigueur... Sa familiarité première avec la Bible, qui a été son
principal livre classique, lui suggère plus qu'cà aucun autre écri-
vain laïque de notre pays, où on lit si peu la Bible, des allusions,
des images fréquentes, qu'il applique à notre temps en toute éner-
gie et franchise. » Ce jugement s'applique aux écrits antérieurs à
18A8; mais pourquoi ne pas ajouter, ce qui ne serait que vrai rigou-
reusement, qu'il n'est pas un seul des ouvrages du célèbre socia-
liste qui supporte la lecture d'un bout à l'autre? Si on rencontre de
belles pages, quelquefois des chapitres entiers écrits avec une verve
602 REVUE DES DEUX MONDES.
correcte et une facilité brillante, combien d'obscurités, de lourdeurs
de pensée et de forme se continuant dans des séries entières de cha-
pitres indigestes! Sauf dans quelques articles de journaux où il est
toujours clair, jainais Proudhon n'a été un écrivain populaire, et il
n'est pas à croire que jamais il le devienne. Il n'est réellement
intéressant, entraînant, que quand il reste dans son rôle de pam-
phlétaire et de critique; pour tout lire, il faut être un adepte ou
un de ces adversaires attentifs qui lisent en conscience les ouvrages
qu'ils contredisent et réfutent autrement cpe sur fragmens isolés.
On peut juger de son goût littéraire par quelques passages de sa
correspondance. 11 manifeste contre la littérature de noire temps
une antipathie qu'il ne fera plus tard que motiver plus fortement
dans un travail spécial sur l'art et dans des considérations mêlées
à ses œuvres. Dès ISZil, il nous juge malades, très malades, litté-
rairement et moralement; nous mêlons à dessein ces deux choses
que lui déjîi enveloppe dans une même appréciation, et dont il
entrevoit les secrets rapports. 11 éc-rit à M. Bergman n le 24 avril
ISZil : « La jeunesse est épicurienne et immorale, toute la nation
insouciante et lâche, j'ignore vraiment ce qui en arrivera. Un ou-
ragan passera-t-il encore sur la France? Je ne sais, mais je ne le
souhaite pas, « Et le 16 mai de la même année : « La littérattire ne
produit plus rien : la France dégringole à tire-d'aile. Plus de vertu,
plus d'esprit public! ïl y en a peut-être encore pour bien des an-
nées. J'en souffre et j'en pleure. »
La vie humble et presque misérable de Proudhon à ce moment
(1841) fait un singulier contraste avec l'espèce de renommée dont
il commençait à être entouré dans un public plus restreint qu'il
ne l'eiit désiré. 11 en était réduit à se charger des plus modestes
besognes. Un juge qui désirait se faire un nom comme auteur et
arriver à la députation se l'attacha, c'est-à-dire s'assura sa colla-
boration pour les recherches et pour la rédaction de certaines par-
ties de son œuvre, moyennant une somme annuelle de 1,800 francs.
Il s'agissait d'un ouvrage sur le droit criminel. Le brave juge vou-
lait bien un peu de paradoxe, mais pas trop. Proudhon mettait une
véritable malice à introduire dans son travail des propositions ter-
ribles, mais cela en douceur, en les dissimulant habilement à son
collaborateur lui-même, et il riait sous cape. Tout examen fait de
son ouvrage, cet excellent homme, qui n'était pas un grand radical,
renonça à le publier, et Proudhon n'eut pas la satisfaction de vok
l'effet stupéfiant de la publication, dont il se réjouissait à l'avance.
— Que le procédé ne fut pas précisément des plus délicats envers
un homme qui se confiait à lui trop naïvement et dont il recevait
un salaire, oj. que ce fût là seulement, comme l'insinue son bio-
PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 603
graphe, une vengeance assez naturelle et de bonne guerre de son
état de servage intellectuel, c'est un détail que nous n'apprécie-
rons pas, mais où se montre bien le côté narquois de cette na-
ture gauloise qui apparaît dans une vive saillie en plus d'un en-
droit de la correspondance. Proudhon est furieux, il n'en rit pas
moins, il s'amuse lui-même de ses épigrammes et de ses portraits,
il prend plaisir à ses invectives; il emporte la pièce. Un jour il écrira
d'un de ses adversaires qui a laissé une juste renommée d'honnête
homme et d'homme de valeur « qu'il a trouvé moyen d'être plus
méchant que sa ri^putation et plus laid que sa caricature. » Ces
aménités de polémique ne partaient pas chez lui de sentimens
haineux; il s'amusait! Il mettait de l'art à fabriquer ses flèches,
à les rendre piquantes, acérées. Il voyait d'avance l'impression
produite sur le public, il était heureux d'étonner, d'effrayer les
badauds. Ses colères de polémiste, et il en avait de sérieuses, de
violentes, n'excluaient pas le calcul et le plaisir savant qu'il trou-
vait à les épancher dans un style travaillé pour l'effet, où l'exagé-
ration même était de parti-pris.
Nous ne recueillerons, dans les circonstances qui signalent la
vie laborieuse de Proudhon jusqu'en ISZiS, limite 'à laquelle s'est
arrêté M. Sainte-Beuve, que ce qui achève de le peindre, et cer-
tains détails qui n'étaient pas bien connus : aussi n'insisterons-nous
pas sur le second mémoire relatif à la propriété. C'est un travail
écrit avec beaucoup de soin; mais où sont les belles résolutions de
ne plus être agressif? Les pages véhémentes n'y manquent pas, et
ne sont pas des moins bien frappées. Il dédiait ce mémoire à l'éco-
nomiste Blanqui; c'était faire acte de reconnaissance. M. Blanqui
avait apprécié un des premiers la valeur de l'écrivain, et lui avait
fait un accueil d'où devaient naître des relations plus suivies. Il
avait parlé du premier ouvrage, tout en le combattant avec force, en
termes fort honorables, dans un rapport fait devant l'Académie des
sciences morales. Proudhon dut à ses démarches actives de se voir
épargner des poursuites. Il lui garda de ces bons procédés une gra-
titude qui ne s'est pas démentie dans les plus vives polémiques.
Plus que jamais d'ailleurs à ce moment il excluait la politique de
ses écrit?; il cherchait même des appuis dans le pouvoir, notam-
ment auprès de M. Duchâtel, alors ministre, qu'il connaissait pour
un esprit ouvert et au courant des questions économiques. Il entre-
tenait plus que jamais aussi, à cette date de 18/il, son rêve favori
d'être un grand philosophe, il méditait son livre de la Création de
V ordre dans V humanité, un de ses ouvrages les plus défectueux
malgré des pages vraiment éclatantes; jusque-là il n'avait pas fait
un pareil effort pour tout embrasser dans une vue synthétique. De
604 REVUE DES DEUX MONDES.
nul autre de ses livres, il ne parle avec plus de tendresse; lui-même
en devait rabattre plus tard.
Cette ambition philosophique de Proudhon ne serait pas connue
dans ce qu'elle eut d'intense et de fiévreux sans la publication des
fragmens de correspondance. Elle se fait jour dans les lettres à
Bergmann. Il veut, lui écrit-il, expliquer les lois universelles de
l'organisation sociale; il croit être arrivé à la pleine lumière. « Nous
étudions quelquefois longtemps sans que le progrès soit sensible,
puis tout à coup les voiles tombent; après un long travail de ré-
flexion, l'intuition arrive, — ce moment est divin. Quand un homme
a beaucoup appris, que son érudition est suffisante, il ne faut plus
que lui poser des problèmes et soulever devant lui des difficultés.
Pour peu qu'il ait de génie, il s'élancera comme le soleil et répan-
dra des flots de lumière. Mon ouvrage aura pour titre : De la Créa-
lion de l'ordre dans l'itumanitê. Ce sera de l'économie humaine
transcendante. » En attendant, il lançait (10 janvier lSZi2) son troi-
sième mémoire sur la propriété, bien moins mêlé d'idées métaphy-
siques, quoique la philosophie sociale y tienne une grande place.
C'était V Avertissement aux propriétaires, sous forme de lettre à
M. V. Considérant. Cet écrivain fouriériste était alors un des chefs
socialistes qui avaient le plus de notoriété. Nulle part Proudhon
n'avait exposé plus crûment son idéal d'une égalité absolue de ré-
munération; il va jusqu'à mettre sur le même pied lo salaire de
Phidias et celui du dernier maçon. Nous ne pensons pas qu'on
puisse appeler cette chimère une thèse originale; elle avait été sou-
tenue par d'autres, et elle venait de l'être tout récemment par
M. Louis Blanc. L'originalité, comme il arrive avec Proudhon, n'é-
tait guère que dans la manière, dans la forme. Le talent et le génie
sont dans ce mémoire traités comme des monstruosités qui se dé-
veloppent au préjudice de l'équilibre général des facultés, et qui
méritent peu d'être encouragées. Partout il est revenu sur celte idée
avec force duretés à l'adresse des artistes, dans lesquels il voit de
véritables anomalies, des monomanes, offrant le type incomplet et
presque toujours dégradé de la nature humaine. On verra plus tard
son horreur pour le roman, pour la littérature languissante et pas-
sionnée; il n'y aperçoit qu'ignominie mal déguisée sous un tissu de
phrases mystiques et exaltées. Sous des formes rudes, excessives, il
y a là tout un côté d'observations vraies à recueillir; c'est là peut-
être, c'est dans ses appréciations sur la littérature et la morale de
notre temps, appréciations d'une austérité qui rappelle souvent
l'esprit monacal, qu'on trouverait la part la plus vraie d'origina-
lité et d'hianour. Il a donné de ce genre de critique, disons plu-
tôt de censure et d'exécution, de terribles spécimens dans un de
PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 605
ses derniers et plus fameux ouvrages, la Justice et la Révolution.
Les poursuites dont V Avertissement aux propriétaires fut l'objet
de la part du parquet, et dont l'auteur devait se tirer par un ac-
quittement, donnent lieu à plusieurs lettres d'un tour vif, piquant,
épigrammatique, d'une gaîté et d'une réalité de détails qui touchent
à la caricature. « C'est du Daumier, et du meilleur, dit M. Sainte-
Beuve; c'est la comédie à la cour d'assises; plusieurs passages, par
leur belle humeur, rappellent Beaumarchais. » Il est certain que
Proudhon s'y moque avec beaucoup d'esprit des juges, et non-seu-
lement en paroles, mais en action, car il lut une défense qui ne
fut qu'une longue ironie. Il était accusé d'avoir excité à la haine de
certaines classes. Il fît une sorte de revue de ces différentes classes,
et parla des prêtres, des académiciens, des journalistes, des phi-
losophes, des magistrats, des députés. « Cette critique, écrit-il,
lue avec un grand sérieux, une grande simplicité d'intonation, qui
contrastait singulièrement avec le sel, la vivacité, l'énergie, la jus-
tesse des sarcasmes, toute pleine d'allusions personnelles dont
quelques sujets se trouvaient précisément à l'audience, produisit
un eftet merveilleux. Les jurés se regardaient et se pinçaient pour
ne pas rire, les juges baissaient la tête pour sauver leur gravité, et
le public riait. Ce qu'on me reprochait d'avoir écrit n'approchait
plus de ce qu'on me laissait dire, et ma recelte homœopathique
produisit le résultat que j'en attendais. Je fus acquitté avec applau-
dissemens du public, poignées de mains des jurés et félicitations
des juges ! » Tout cela est fort bien; mais nous qui avons souvenir
de ces temps, nous nous disons : « Et voilà l'autorité qu'une presse
acharnée chaque jour contre elle voulait faire passer pour tyran-
nique, oppressive! » Nous pourrions ajouter cà cette remarque bien
d'autres observations chagrines, mais fondées, sur les avantages
que donne en France l'opposition, à quoi qu'elle s'adresse, com-
parés au rôle ingrat de défenseur d'une société qui n'est au fond
sévère que pour ceux qui la défendent. Avait-on raison ou tort de
faire un procès à Proudhon? Nous ne savons; c'est surtout quand
il s'agit de livres que l'autorité ne doit pas se montrer seulement
libérale, mais qu'elle doit être circonspecte dans son propre intérêt.
Proudhon disait qu'il n'avait entendu faire que de la science, riait
de ses juges, et trouvait de son vivant et après sa mort d'indulgens
et aimables conservateurs pour en rire avec lui. Quelle morale et
quel enseignement!
Il résolut pourtant de ne point s'attirer de nouvelles affaires.
« 11 faut, disait-il, que je songe à endormir le dragon et à amorcer
le requin. » Il désignait ainsi le gouvernement, u levais travailler
à me rendre acceptable, même au pouvoir. » L'année 18-42 se passa
606 REVDE DES DEUX MONDES.
presque dans l'étude et dans le travail de son imprimerie. Il avait
une ambition un peu singulière chez un réformateur aussi armé en
guerre, c'était d'obtenir une petite place à la mairie de Besançon.
Si modeste que fût ce désir, il était, il devait être irréalisable. Prou-
dhcn, secrétaire de mairie et foudroyant de cet humble poste offi-
ciel, non pas, il est vrai, le gouvernement de juillet, mais la classe
moyenne qui le soutenait, et la propriété et le capital, le conçoit-
on? Ses lettres au savant professeur de philosophie M. Tissot mon-
trent quelque apaisement momentané, toutefois avec la perspective
d'une lutte à reprendre bientôt.
Au commencement de lS/i3, il vendait son imprimerie, qu'il
quittait avec 7,000 francs de déficit à prélever sur son travail fu-
tur. « Repoussé de la préfecture et de la mairie, écrit-il, suspect
au parquet, hostile au clergé, redouté de la bourgeoisie, sans pro-
fession, sans avoir et sans crédit, voilà où je suis arrivé à trente-,
quatre ans. Je n'ai plus rien à faire à Besançon. » Et il rentre dans
son rôle de pur prolétaire et de révolté. Franchement pouvait-il en
jouer un autre? Et croit-on qu'on l'eût retenu soit par le fragile la-
cet d'une petite place, soit par des concessions à ses idées, que
nous avouons ne pas même concevoir, ses idées étant de celles dont
la devise est tout ou rien? Est-ce qu'il y avait transaction possible
entre la société et les systèmes de M. Proudhon? La vérité veut qu'on
le dise : M. Proudhon a joué constamment le rôle d'agresseur. La
société ne s'est défendue que tard, dans des temps de guerre civile.
Les faits eux-mêmes sont intervertis, présentés inexactement, lors-
que M. Sainte-Beuve s'écrie : « On ne lui tend pas la main. On lui
répond par une fin de non-recevoir absolue, il y a hourra et chorus.
Etonnez -vous après cela si, le tempérament y aidant, la patience lui
échappe. Vous voulez la guerre, mes amis; vous l'aurez 1 Vous voulez
de la contradiction, on vous en servira. Vous êtes des Français rou-
tiniers et légers, on sera un montagnard du Jura, un paysan du
Doubs, un Franc-Comtois intraitable. Et alors, comme on ne lui
accorde rien, il demandera tout. Il fait feu sur tonte la ligne... Il
se plaît à l'effroi qu'il inspire, aux tempêtes qu'il soulève. H joue
de sa logique, de sa massue d'Hercule, et la promène sur les têtes
comme quelqu'un qui n'a rien à ménager. » Peinture éloquente,
mais justification impossible! Pour ramener, se concilier Proudhon,
la société n'avait qu'un moyen : se livrer entièrement à lui. Le
pouvait- elle?
La lutte, à peine ajournée, allait le reprendre bientôt tout entier.
Il fit un séjour à Lyon. MM. Gauthier frères, qui avaient établi un
service de bateaux à vapeur, eurent l'idée de mettre à profit sa ca-
pacité pour les affaires contentieuses. L'un des deux frères était lié
PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 607
avec lui dès l'enfance. Cette situation lui permettait de venir sou-
vent à Paris, où MM. Gauthier lui confiaient des aiïaires. Il en pro-
fitait pour ses éludes et ses relations, et préparait son ouvrage
capital des Contradiclions économiques, qu'il devait publier en oc-
tobre 1846. 11 était déjà depuis trois ans en rapport avec plusieurs
groupes de savans et avec quelques amis nouveaux qu'il s'était
faits. Il eut aussi ses amis socialistes, ayant couleur de disciples,
tels que MM. Darimon, Chaudey, Ducbène, Langlois et d'autres.
Il fit enfin la connaissance des économistes ses adversaires et que
dans une lettre il appelle « de bons garçons, hommes instruits,
de bon sens, de bon goût, avec lesquels il y a plaisir à se rencon-
trer. » "Ces douceurs ne devaient pns se soutenir pourtant, et quoi-
qu'il ait assisté au dîner où se réunissent les économistes, qu'il y
ait été tiaiîé en conbère plus qu'en adversaire, il devait se retour-
ner bientôt après contre la « secte, « comme il l'appelle, avec force
coups de bouioir. Quand viendront les temps de lutte, il ne reculera
pas toujours devant l'injure.
Les relations allemandes de Proudhon à Paris, celles qu'il eut
avec Charles Giùn en 18/i/i, sont connues (1). L'indutnce de He-
gel et de sa méthode lui arriva par le jeune Allemand, à la fois
son admirateur enthousiaste et son initiateur; elle allait être sen-
sible, jusqu'à un certain point, dans son prochain livre, le Système
des coiitradirlions économiques. Il avoue dans une lettre qu'il n'a-
vait jamais lu Hegel, et on pouvait s'en douter. Tout ce qu'il apprit
de la philosophie allemande, on le devine, se réduit, avec l'idée des
antinomies qu'il avait puisée plus directement dans la lecture de
Kant, à ce jeu de la thèse et de Vantithèse, qu'il applique à sa ma-
nière. C'est celte espèce de jeu contradictoire qui devait faire de ce
livre un perj élue! plaidoyer pour et contre tontes les propositions
de la science économique relativement à la division du travail, aux
machines, au commerce, à l'impôt, au crédit, etc. Eu somme, cette
influence hégélienne, toute de seconde main, d'autant plus que
Griin paraît lui avoir fait connaître plus encore les disciples de
Hegel, comme Feuerbach, que Hegel lui-même, laisse en bien et
en mal subsister la part d'originalité qu'on peut attribuer à M. Prou-
dhon; il n'y a guère pris qu'un certain arrangement de ses idées,
des cadr« s, et comme une sophistique qu'il transforme singulière-
ment. Il avait beau s'écrier que pour lui l'économie politique n'est
que « la métaphysique en action, » le second titre même de son
livre, Philosophie de la misère, atteste combien ses tendances
{{) Voyez dans la Revue du 15 octobre 1848 l'iatéressante étude de 31. Saint-René
Taillandier.
608 REVUE DES DEUX MOiNDES.
restent pratiques, même dans la spéculation. C'est dans le ton
animé de la discussion, dans le sentiment très vif de l'importance
des quesUons sociales et dans les éloquens hors-d'œuvre que con-
siste le mérite de cet ouvrage. A l'économie politique proprement
dite, il n'a en réalité rien ajouté, et il s'applique à la battre en
brèche sans parvenir et presque sans viser encore à remplacer ce
qu'il détruit. Nulle devise n'est moins justifiée que celle qu'il met
en tête de l'ouvrage : Dcstruam el œdificabo. Ce livre ressemble
véritablement à un champ de carnage. Le pour y détruit le contre,
et le contre y détruit le pour. On est étonné, étourdi, déconcerté,
la pensée a besoin de se ressaisir elle-même pour se retrouver
après une tL41e lecture. Voilà l'impression d'ensemble, voilà ce qui
résulte de cette revue impitoyable de toutes les idées économiques,
de tous les principes sociaux. Proudhon ne laisse pas subsister même
le socialisme. « Le socialisme, au lieu d'élever l'homme vers le ciel,
s'écrie-t-il, l'incline toujours vers la boue. » Et il le convainc d'im-
puissance et de folie, comme il en accuse l'économie politique et la
société elle-même. On n'aurait qu'à extraire telle ou telle page ad-
mirable de bon sens et de talent pour la mettre sur le compte d'un
écrivain conservateur, l'illusion serait complète.
La correspondance, sans faire disparaître ce qu'il y a de contra-
dictoire dans le procédé de M. Proudhon, bien plus que dans les
idées dont il prétend critiquer les antinomies, donne jusqu'à un
certain point la clé de cette méthode. Quand il publiait ce livre, il
se croyait très avancé dans la découverte de la synthèse, qui, suc-
cédant à la tiièse et à l'antithèse, devait combler tous les vides à
l'aide d'une formule intermédiaire et supérieure. C'est là sa perpé-
tuelle illusion. Il se prend pour un génie créateur en voie de deve-
nir un iNewton du monde social; au fond, il est et il reste partout
un pur révolutionnaire incapable de conclure.
Nulle part l'idée divine n'avait été plus violemment prise à partie
que dans un chapitre resté fameux sur la Providence. On a bien des
fois cité ces pages de scandale dans lesquelles il interpelle Dieu,
qu'il nomme « le jaloux d'Adam, le tyran de Prométhée,... un être
essentiellement anti-civilisateur, anti -libéral et anti- humain. »
FauL-il ne voir là que des blasphèmes, une sorte d'accès de fureur,
une rage d'impiété sans réflexion et sans portée? C'est ainsi que la
foule des lecteurs a paru le comprendre. Doit-on réduire cette in-
jurieuse apostrophe à n'être qu'une critique sanglante, comme le
prétendent quelques disciples peu contredits par l'auteur de la Vie
de Proudhon, de ce qu'ils appellent « le dieu des théologiens? »
Cette explication ne nous paraît pas plus exacte que la première.
Il y a dans tout cela plus de système qu'on ne veut bien dire. Nous
PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 609
ne pouvons que renvoyer aux explications de Proudhon lui-même.
Il appelle divine toute la partie passive, instinctive de notre nature.
Il y rapporte les préjugés, les superstitions, les aveugles prestiges,
le culte et les œuvres de la force, la passion et tout son misérable
cortège. Tout le mal en vient, d'où cette formule : Dieu, cest le
mal! L'élément actif et réfléchi constitue l'homme par opposition.
A lui de vaincre le mal et l'erreur; c'est l'œuvre de la science et de
la civilisation. De quelque façon qu'on traite une telle aberration,
on ne peut pas l'omettre; elle ôte le caractère de simple fantaisie cà
ses attaques contre l'idée divine. C'est plus et pis que cela. Il faut
voir ici une date dans l'histoire du socialisme. Il apparaissait presque
toujours jusqu'alors enveloppé d'un nuage de religiosité; Proudhon
lui imprime un caractère résolument impie, il en fait une déclara-
tion de guerre h l'essence même de l'esprit religieux, qu'il regarde
comme une erreur fondamentale et monstrueuse, au fond comme
la principale cause de presque toutes les autres erreurs qu'elle
consacre. Si une si étrange conception méritait qu'on lui opposât
les grands noms de la métaphysique, nous remarquerions qu'elle
est l'antipode de celle d'Aristote faisant graviter le monde vers
Dieu, centre immobile, intelligence qui se pense elle-même, et, par
l'attraction qu'il exerce sur l'univers, auteur de tous les progrès.
C'est non moins visiblement le contraire de la théorie platonicienne,
qui fait de la ressemblance à Dieu le type de toute perfection. Ici
Dieu, s'il existe, ajoute Proudhon, est donné comme l'obstacle même
au développement des facultés et puissances humaines. On préten-
drait en vain que de tels rêves n'ont après tout qu'un caractère
spéculatif. Ils exercent sur les âmes une influence désastreuse, et,
avidement saisis par les passions les plus grossières et les plus vio-
lentes, qui leur donnent la moins rafflnée des interprétations, ils se
traduisent dans la pratique d'une manière brutale et sanglante.
La vie de Proudhon, dans la biographie que lui a consacrée
M. Sainte-Beuve, s'arrête en I8Z18. L'illustre critique en méditait
une seconde partie. Eût-il appliqué le même degré d'indulgence au
journaliste du Représentant du peuple? Se fût-il engagé dans l'ap-
préciation des questions sociales et économiques, traitées alors par
Proudhon sous la forme d'une assidue et brûlante polémique? Il
cite dans le livre publié des lettres d'une date postérieure à ISZiS,
et on voit au commentaire que le ton du critique n'a pas cessé
d'être bienveillant, même adectueux. Une de ces lettres, adressée à
M. Bergmannet datée de 1854, est par lui quaUfiée « d'admirable; »
on peut la trouver telle par le côté moral et domestique, par un
excellent passage sur la paternité et le mariage. Proudhon était
entré en relation à l'assemblée constituante avec le prince Napoléon.
TOME cm. — 1873. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
Les lettres qu'il lui adresse (1853 et 185Zi) sont tout à fait importantes.
Elles achèvent de montrer à quel point il subordonnait la question
politique à la question sociale. Il reproche vivement à l'empire de
s'appuyer sur la bourgeoisie et le clergé, qui, dit-il, lui en savent
peu de gré, tout en l'acceptant comme sauveur, mais qui le boudent
et le lâcheront. La conclusion assez remarquable qu'il tire de ce
caractère réactionnaire et clérical qu'il attribue à l'empire est que
ce gouvernement ne serait qu'une contrefaçon et une préparation
de la légitimité. En conséquence, dit-il, « Henri V est seul logique,
et, comme ce qui est logique tôt ou tard se réalise, Henri V revien-
dra. » Voilà une prophétie faite en termes clairs. 11 soutient aussi
que, si la forme monarchique dure, l'empire ne peut se maintenir
qu'en marchant dans les voies du prolétariat et de la révolution.
Une lettre plus curieuse peut-être est celle que M. Sainte-Beuve lui-
même adresse au prince Napoléon en lui faisant restitution des
lettres de Proudhon que le prince lui avait communiquées. Dans sa
mesure, cette lettre de M. Sainte-Beuve, datée de 1865, ne s'écarte
pas de la ligne tracée par Proudhon. On trouve le même reproche
de marcher dans des voies rétrogrades, exclusivement bourgeoises
et cléricales. M. Sainte-Beuve va jusqu'à indiquer un remède pra-
tique; nous le signalons sans commentaires. Il voudrait que le gou-
vernement impérial fit pénétrer dans le sénat et dans les conseils
de l'état l'élément socialiste et révolutionnaire. 11 allègue l'exemple
du premier Napoléon, qui avait dans ses conseils « des régicides et
des royalistes, d'anciens conventionnels et des ralliés du côté droit,
les tenant en échec les uns par les autres, se servant de tous, don-
nant des garanties à tous. » Il est dit dans cette même lettre : « Sous
l'empire présent, cet équilibre n'existe pas. Le côté révolutionnaire,
socialiste, qui voudrait se rattacher, ne trouve pas un appui suffi-
sant, une garantie... La reculade est frappante... Le gouvernement
a tort de voir par la société des salons... Le blanc domine, il n'y a
de rouge que celui des cardinaux. » Jour curieux jeté sur la pen-
sée de M. Sainte-Beuve en ces années finales de l'empire et de sa
propre vie, qui achève de marquer avec Proudhon, à travers tant
et de si grandes différences, ces affinités et sympathies sur plu-
sieurs points qui nous ont paru expliquer cette biographie!
in.
La pensée tantôt exprimée, tantôt sous-entendue par M. Sainte-
Beuve, c'est l'avenir, du moins jusqu'à un certain point, des théo-
ries proudhoniennes; il ne s'agirait, il le dit expressément, que d'en
PROUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 611
éliminer les exagérations. Beaucoup d'esprits parmi les conserva-
teurs nous paraissent accepter un tel point de vue avec une facilité
qui étonne. Ils croient le socialisme à certains égards applicable,
n'en redoutent que le radicalisme destructeur et l'impatience révo-
lutionnaire, et l'ajournent en se bornant à le tempérer. Il y a là
une confusion singulière entre le socialisme et l'esprit de perfec-
tionnement social, entre des chimères irréalisables et les formes à.
quelques égards nouvelles que peut prendre la société sans cesse
en voie de transformation. On peut croire, sans adopter pour cela le
point de départ et les conclusions de ces théories, que la société,
qui a tant changé depuis deux ou trois siècles, ne se modifiera pas
moins à l'avenir dans un même intervalle; il est à supposer même,
avec les moyens plus puissans et plus rapides dont elle dispose,
qu'elle se modifiera davantage encore. La différence, c'est qu'il
n'y a plus matière à révolution économique violente, les monopoles
légaux ayant été détruits. Il n'est guère douteux enfin que cette
modification ne se fasse dans le sens d'une égalité plus grande et
d'un plus grand bien-être populaire. Non, il n'y a point de socia-
lisme à le prétendre : le niveau de la masse peut s'élever. La ri-
chesse sociale n'est pas en effet, non plus que l'instruction, une
sorte de quantité immobile et fixe. Il n'est pas nécessaire qu'il y
ait des idiots pour qu'il existe des hommes de génie, et des misé-
rables qui meurent de faim pour qu'il y ait des fortunes élevées.
L'industrie humaine, dont les fruits vont en croissant, et une ré-
partition qui s'opère sous l'empire de libres transactions rendent
cette élévation générale de la moyenne sinon certaine , au moins
possible. Est-ce là ce que croient seulement bien des esprits trop
prompts à beaucoup accorder au socialisme? Serait-ce tout ce qu'il
y a au fond de la pensée de l'auteur de la Vie de Proudhon? Il va
plus loin. Il attribue la fécondité, une vertu positive, aux idées
proudhoniennes; il tient pour acquis que Proudhon a légué des
résultats théoriques et des conceptions en partie réalisables à la
science et au monde. C'est cette affirmation qui doit être réfutée
rapidement.
Le système de Proudhon, — et nous ne savons si ceux qui se
portent aujourd'hui ses disciples s'en sont rendu compte, — n'est
pas de ceux qui se peuvent scinder. Si l'appropriation du revenu
du sol, si l'intérêt, tout intérêt du capital, sont illégitimes et doi-
vent disparaître, presque tout disparaît dans l'ordre social et éco-
nomique. L'élément de l'intérêt du capital se retrouve partout. On
ne peut le détruire sans aboutir à un régime de gratuité universelle :
c'est la négation de toute propriété; c'est l'équivalent, à quelque
échappatoire qu'on ait recours, d'un véritable communisme. L'inté-
612 REVUE DES DEUX MONDES.
rêt, sous le nom de profit, de bénéfice, reparaît en elTet dans le prix
des choses non moins que dans le prêt; il est dans tout loyer, rente,
d'un immeuble comme d'un bien meuble. Nous demandons « quelle
part » on peut faire à un tel système; nous demandons aus.si de quels
côtés de l'horizon on en voit poindre l'avènement. Serait-ce dans une
baisse réelle, qu'on suppose devoir être constante, de l'intérêt? Mais
si l'intérêt, qui dans le cours du temps a baissé, doit baisser encore,
en vérité les idées de Proudhon n'y sont et n'y seront pour rien. L'é-
conomiste Frédéric Bastiat, que nous citons de préférence parce
qu'il a combattu les idées de Proudhon après I8/18, notamment sur
la gratuité du crédit et la fameuse banque d'échange, cette com-
binaison qui donne une faible idée des facultés pratiques de Prou-
dhon, Bastiat croyait aussi à cette baisse constante, qu'il s'exagérait
peut-être un peu. 11 n'admettait pourtant pas qu'elle pût tomber à
zéro. 11 se servait à ce sujet d'une comparaison assez plaisante.
Parlant de certains moutons dont les éleveurs ont pu réduire la
tête à des proportions de plus en plus exiguës, il demandait ce
qu'il faudrait penser du logicien qui en conclurait qu'un moment
viendra oii les moutons pourront vivre sans tête. Vivre sans intérêt
ne paraissait pas à l'ingénieux économiste un problème qui fût
plus soluble. N'était-ce pas dire que Proudhon avait, en économie
sociale, cherché la quadrature du cercle ?
Il est facile de même au biographe de Proudhon de déclarer
qu'en théorie, en droit, sa réfutation des défenseurs de la pro-
priété est « victorieuse et décisive; » nous n'en croyons rien pour
notre compte. 11 ne suffit pas qu'il ait dévoilé certaines faiblesses
et contradictions des théoriciens. Sans doute Pascal, cité par
M. Sainte-Beuve, prononçait, lui aussi, un des premiers le mot
d'usurpation à propos de l'occupation de la terre; il n'est guère à
croire que Pascal persisterait dans ce mot, jeté en passant sur un
sujet auquel, disons-le, ce vaste et puissant esprit n'avait pas con-
sacré de bien longues méditations. Il vaudrait la peine de tenir
quelque compte des explications où sont entrés des économistes
comme Quesnay, des philosophes comme Locke, et beaucoup d'au-
tres, sur la propriété foncière, avant de trancher la question. Enfin,
ce qui est plus concluant même que Ijgs autorités, les faits ont pro-
noncé. Ceux qui voient dans l'appropriation primitive une usurpa-
tion faite sur le genre humain peuvent aujourd'hui s'assurer de ce
que vaut le sol avant d'avoir été approprié. Les exemples ne man-
quent pas; il est loisible de les chercher dans les terres de l'Amé-
rique, dans les colonies, en Algérie si l'on veut. Et encore, lors-
qu'on dit qu'aux États-Unis la terre disponible s'est vendue au
faible prix de 1 dollar l'acre, cette valeur signifie beaucoup moins
PKOUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 613
celle du sol même que le prix de la protection sociale. Il est
bien temps que la question sorte du domaine des apparences et
de la déclamation. On comprendra alors que les premiers qui oc-
cupent le sol et le cultivent à leurs risques et périls méritent
plutôt d'être bénis, ou, pour parler un langage plus réel et plus
positif, excités par des primes que découragés par les anathèmes
assez mal venus des Rousseau et des I^rofiidlion. Serviteurs de l'hu-
manité, à leur insu peut-être, ils mettent en valeur un instrument
ingrat et rebelle, ils en augmentent la puissance productrice, ils
le créent en très grande partie. Les peines, les frais d'entretien
qu'exige ensuite cet instrument, dont la fertilité naturelle n'est
presque rien à côté de la fertilité acquise, ne se renouvellent-
ils pas incessamment en pleine civilisation? La terre n'est-elle pas
pour ainsi dire rachetée indéfiniment par ce qu'elle coûte? Pour-
quoi faut-il être forcé de rappeler de telles vérités, et non-seule-
ment de les rappeler, mais de les défendre? — Il n'importe que
Proudhon ait surtout attaqué comme injuste cette part de la rente
du sol donnée, selon la plupart des économistes, à titre gratuit,
c'est-à-dire sans correspondance exacte avec la quantité du travail
et du capital engagé ! Il ne voulait pas admettre que la fertilité
extraordinaire d'un sol pût constituer une prime à son détenteur,
pas plus qu'il n'admettait que le talent, à égalité de travail, pût con-
férer un avantage quelconque à l'heureux possesseur de facultés ex-
ceptionnelles. C'est là particulièrement ce qu'il appelait un vol, et
c'est là-dessus que des esprits sages, éminens, en condamnant le
mot comme excessif et brutal, lui donnent gain de cause quant au
fond de l'idée ! Un vol de ce qui n'a pas de valeur et de ce qui
n'appartient à personne ! De quel droit appeler spoliation ce qui a
été un service rendu à la masse, aux générations à venir, qui eus-
sent trouvé la terre dans ce misérable état, si admirablement dé-
crit par Buffon, non défrichée, non cultivée, sans routes?
L'idée que l'avenir, un avenir assez prochain, assure-t-on, fera
sa part à ces idées de Proudhon sur la propriété nous paraît de tout
point inacceptable; elle est combattue par la marche même que
suit la société moderne. Le moment était après tout mal choisi de
venir contester que la propriété trouvât un de ses fondemens les
plus habituels dans le travail et dans l'épargne, alors que la pro-
priété rurale, divisée entre des millions de mains, en est la preuve
palpable, alors que le capital mobilier, indéfiniment partagé en ac-
tions, titres de rente, etc., fournit la preuve évicl^nte du même fait.
Établissez la part de la spéculation, qui est loin au reste d'être
un ressort inutile, faites celle des moyens d'acquisition condam-
nables; faut-il pour cela continuer à parler de la propriété comme
Qlh REVUE DES DEUX MONDES.
d'un fait né de la conquête? N'est-il pas vrai qu'elle se rapproche de
la justice? N'est-il pas vrai que les argumens, d'ailleurs peu nou-
veaux, auxquels on semble adhérer, perdent de leur force au lieu
d'en gagner? Pour clore ces remarques, n'est-il pas vrai de dire aussi
que le caractère de la propriété comme condition permanente de
l'ordre et de la prospérité des sociétés modernes semble acquérir
encore plus de relief, et s'impose h ceux qui, comme l'auteur de la
Vie de Proudhon, repoussent l'idée du droit naturel? L'éminent écri-
vain déclarait un jour devant le sénat qu'en fait de philosophie et de
morale « Bentham lui suffisait. » Bentham, c'est-à-dire pour l'in-
dividu l'iiitéiêtbien entendu, pour la société l'utilité générale. C'est
précisément au nom de l'intérêt général que s'est élevé le célèbre
publiciste anglais pour établir les avantages de la propriété, non-
seulement pour ceux qui la détiennent, sauf à la rendre le lende-
main à la circulation, mais pour le grand nombre par l'augmenta-
tion de la quantité des produits. La propriété est le ressort que rien
ne remplace. Détendre ce ressort, c'est donner le coup de mort à la
prospérité publique. C'est l'énerver singulièrement que de changer
la propriété en simple possession, comme Proudhon semble l'avoir
voulu. Le nombre de ceux qui ont personnellement intérêt à la pro-
priété s'est accru et s'accroît encore. On ne saurait dire ce que la
société doit aux efforts incessans qu'elle sollicite et obtient d'une
telle masse laborieuse qui se la propose comme perspective ou qui
la trouve comme auxiliaire. Ce qu'on nomme aujourd'hui le collec-
tivisme, fût-il autre chose que la plus odieuse des confiscations,
n'aurait-il pas pour effet immédiat d'affaiblir de la manière la plus
dommageaMe ces féconds et indispensables mobiles? Plus la pro-
priété s'est individualisée, plus aussi on a vu que co n'est pas d'une
manière seulement passagère, qu'il Faut en chercher la raison d'être
dans la nature humaine, dans ses instincts, dans sa liberté, dans
son besoin de stimulant pour se déterminer à l'action.
A quelle autre idée de Proudhon faudra-t-il promettre l'avenir?
Sera-ce à l'association? M. Sainte-Beuve l'affirme. « L'idée pra-
tique, dit-il, était et elle est dans l'association ouvrière, telle qu'il
la concevait et qu'il la définissait, dans cette combinaison d'écono-
mie industrielle, démontrée, retournée en tout sens, prêchée sur
les toits. » Il n'y a point lieu de faire honneur à M. Proudhon de
l'idée de l'association, idée qu'entourent d'ailleurs tant de difficul-
tés dans la pratique lorsqu'elle s'applique à la production. Elle avait
été préconisée parles économistes les plus orthodoxes, notamment
par M. Bossi; toutes les écoles socialistes l'avaient mise en avant.
Quant à la forme spéciale que M. Proudhon donnait à l'association
ouvrière, elle nous paraît au contraire fort mal définie. Elle est in-
PUOUDHON ET SA CORRESPONDANCE. 615
timement mêlée à ses idées de gratuité, de papier-monnaie, et les
efforts qu'ont faits ses disciples pour l'élucider et la rapprocher
des conditions de la pratique ne semblent guère l'avoir rendue
plus applicable.
On fait un mérite à M. Proudhon d'avoir combattu les théories
d'accaparement universel par l'état, d'avoir eu le sentiuient très
vif des droits de l'individu et de les avoir revendiqués avec éclat.
Nous ne le nions pas; mais en quoi s'est-il montré inventeur là
plus qu'ailleurs? En quoi peut -on diie qu'il ait légu'^ aux géné-
rations uno idée quelconque? Une nombreuse école de publi-
cistes et d'économistes avait avant lui enseigné l'individualisme.
Que lui appartient-il en propre? La négation même des droits et
des attributions de l'état, la fameuse an-archie, c'est-à-dire le plus
chimérique des paradoxes. Est-ce là l'idée qu'on croit pouvoir
rendre pr iticable? Nos sociétés démocratiques n'auraient-elles pas
fait, en matière d'initiative individuelle, plus peut-être qu'il n'est
raisonnable d'en attendre, si elles s'en tenaient à réaliser le pro-
gramme de ce inininmm de gouvernement recommandé par les
Adam Smith, les Jean-Baptiste Say, les Benjamin Constant?
On ne prétendra pas enfin que M. Proudhon ait inventa davan-
tage l'idée de la suppression de la misère. Tout se réduit encore ici
à une exagération, 11 a prétendu chas:-er de ce monde toutes les
contradictions avec les souffrances qui en résultent. C'était, en
méconnaissant la nécessité du mal mêlé à l'humanité, dépasser
le but, et le manquer par là même; c'était j^ter un ferment de
plus de trouble et de désunion en présentant aux imaginations
aigries et surexcitées un idéal chimérique.
A prendre l'œuvre dans son ensemble, elle appelle un jugement
sévèrj. Loin de porter dans les sciences économiques un principe
supérieur et moral, comme il s'en est, flatté, il les matéiialise par
l'application d'une égalité absolue et brutiJe. Nous ne ca-onmions
pas le socialisme proudhoniea; nous reconnaissons, avec l'écrivain
qui en a retracé les principaux traits, rattachés à la vie et à la cor-
respondance de l'homme, ce qu'il a de dignité relative, nous dirons
même de sévère pureté. C'est l'honneur incontestable de M. Prou-
dhon. Au milieu de tant d'écoles relâchées, il adniet l'innéité du
sentiment du bien et du mal, il ne réduit pas le devoir à une vague
sympathie ou aux calculs de l'éj^oï me; mais il lui refuse toute ori-
gine, comme toute sanction ultérieure, dans l'idée divine. Il doit
être considéré comme un des inventeurs de cette morale quiveut
être indépendante de toute métaphysique spiritualiste. Le monde
tel qu'il le conçoit et l'orgrinise est sec et triste : c'est le monde du
doii et de Yavoir; chacun touche régulièrement sa part, et tout
616 REVUE DES DEUX MONDES.
est dit. On y trouve nombre d'honnêtes familles, du moins dans
l'intention du réformateur. Reste à savoir si cette médiocrité terre
à terre peut satisfaire tous les instincts de l'humanité. Ce qu'a fait
M. Proudhon, il est facile de le dire : il a transporté le réalisme
dans l'utopie. C'est au réalisme qu'il ramène tout. C'est là qu'il
aboutit dans l'art comme dans la société. M. Courbet est son Raphaël.
C'est en s'inspirant du réaMsme que Cd peintre nous a transmis la
personne du réformateur dans la moins idéalisée des images.
Ce qui a survécu de M. Proudhon, c'est son esprit destructeur.
Son langage violent a fait école ; son nom préside ou se mêle à l'or-
ganisation de sociétés redoutables. Il n'est que trop vrai : les ten-
dances, les formules proudhoniennes, ont gagné du terrain; elles
travaillent, elles agitent tout un peuple de prolétaires. On peut
dire dès à présent si c'est pour la paix et pour le bonheur du
monde.
Sous un seul rapport, nous pouvons le concéder, le passage de
M. Proudhon n'aura pas été inutile et funeste. Il a forcé les sciences
sociales à mettre plus d'exactitude dans leurs raisonnemens, plus
de rigueur dans leur logique. Il ne leur permet plus de se conten-
ter d'armes parfois un peu vieillies; il les contraint de tenir leur
arsenal en bon état, de le renouveler au besoin. Le sphinx posait aux
esprits perplexes des questions embarrassantes, sous peine de dé-
vorer ceux qui ne pourraient les résoudre : cela lui donne sans
doute peu de titres à la reconnaissance; il n'est pas moins vrai qu'il
mettait en éveil et suscitait la sagacité des OEdipe. Les problèmes
posés par le sphinx socialiste sont d'une nature moins oiseuse, mais
non moins pressante. Nous ne prétendons pas que la science seule
puisse les résoudre, sans le concours d'autres forces sociales, du
moins elle y a sa part; elle peut contribuer à donner à la société la
perception claire et le sentiment ferme de son droit. Ce droit, il faut
que cette société, trop hésitante dans ses convictions, non-seule-
ment n'en doute pas, il faut qu'elle ne paraisse pas en douter. C'est
à ce prix qu'elle trouvera l'énergique sagesse dont elle a besoin
pour se maintenir et pour continuer à se développer dans les con-
ditions d'une vie régulière.
Henki Baudrillart.
VOYAGES GÉOLOGIQUES
AUX AÇORES
II.
GRACIOSA, PICO ET FAYAL.
l'île de GRACIOSA.
En quittant Terceire (1), le bateau à vapeur postal qui se rend à
Fayalaborde à Graciosa et à San-Jorge; mais il ne fait dans cha-
cune de ces deux îles qu'un séjour de deux heures environ. A Gra-
ciosa, il vient stationner dans une rade au fond de laquelle s'étale
la petite ville de Praya. Tant qu'il est là, de petites barques éta-
blissent un mouvement continu et actif de va-et-vient entre le ba-
teau et la terre : la plage est couverte d'intéressés ou de curieux,
le petit bâtiment de la douane rempli d'une foule empressée; à peine
l'ancre est-elle levée et le signal du départ donné, que les rues de
Praya reprennent leur calme habituel, et quelques passans longent
seuls à de rares intervalles les murailles blanches des maisons. L'île
n'a que 7 milles de longueur sur moins de h de largeur. La distance
qui la sépare de Terceire est de 30 milles; elle est plus éloignée de
Fayal et beaucoup plus encore de San-Miguel. Cette situation, loin
des principaux entres du commerce et de l'administration des
Açores, jointe à la très petite étendue de Graciosa, explique le peu
d'animation qui y règne en temps ordinaire. Le sol y est fertile,
mais trop accidenté pour permettre une grande culture susceptible
(I) Voyez la Revue du 1*'' janvier.
618 REVUE DES DEUX MONDES.
de produire d'impnrtans bénéfices. Chaque verger, chaque pièce de
labour, entourée de rochers pittoresques, au milieu desquels ver-
doient encore des restes de la végétation primitive, ressemble à un
fragment de jardin anglais. Cependant aucune des autres îles n'a
été déboisée plus systématiquement; les ha' itations les plus con-
fortables sont environnées d'enclos dénudés et entourés de murs
comme les préaux d'une prison. On voit que l'on s'est efforcé d'a-
planir le terrain, et de détruire tout ce qui en faisait l'ornement.
Le vandalisme de l'homme ne s'est arrêté que devant les difficultés
insurmontables que la nature lui opposait. Le commerce est presque
nul à Graciosa : la seule in^îustrie est la fabrication de la brique,
pour laquelle on emploie une argile rouge provenant de la décorn-
position de scories volcaniques.
Depuis que l'île e'^t connue, aucun ph'^nomène violent n'est venu
en bouleverser quelque partie : aucune éruption de lave fondue,
aucune projection de cendres n'y a porté la désolation; aucun
tremblement de terre môme ne s'y est fait assez sentir pour pro-
duire des désastres appréciables. Une source d'eau chaude qui
jaillit au pied de la haute falaise de Restinga, sur la côte sud-est,
atteste seule l'activité persistante du foyer de chaleur à laquelle
l'île tout entière doit son origine. Un chemin inégal conduit de
Praya jusqu'à la source en suivant les sinuosités de la côte, tantôt
franchissant des ravins que les eaux approfondissent chaque année,
tantôt escaladant des talus de laves ou des amas ponceux. A la
pointe de Restinga, on commence à descendre le long d'une pente
rapide taillée dans un massif de ponce et d'obsidienne. On heurte
sous ses pas des blocs noirâtres brillans qui retentissent comme des
fragmens de poteries, et dont les cavités sont traversées de filamens
vitreux. Près de la source, il s'est improvisé un hameau composé
de chétives cabanes rangées sur les bords de la voie. Les baigneurs
campent pour quelques jours dans ces abris en s'y installant le
mieux possible. Avec des toiles, on fait des plafond.s, des cloisons
et des tentures. La rue sert de salon de conversation, et les provi-
sions sont en grande partie mises en commun. Li gaîté qui règne
dans la réunion contribue peut-être autant que l'eau à la guérison
des malades. Cependant cette eau doit posséder de puissantes pro-
priétés thérapeutiques, car, pure, elle est sulfurée et fortement al-
caline, et, mélangée comme e'ie l'est le plus souvent avec l'eau de
la mer, qui envahit souterrainement la source aux heures de marée
haute, elle unit les propiiélés de l'eau de mer aux siennes propres.
La température d.e cette eau dépasse parfois 50 degrés, et ne des-
cend guère au-dessous de 30 dans les momens mêmes où elle est
mélangée avec la plus forte proportion d'eau étrangère.
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 619
Bien que l'île de Graciosa n'ait que de petites dimensions, et
qu'aucune puissante manifestation volcanique n'y ait eu lieu de-
puis plusieurs siècles, cependant l'examen de la vaste caldeira qui
occ'ipe une portion du territoire dt^montre l'intensité des phéno-
mènes dont elle a été autrefois le théâire. Le bord de la caldeira
est à une altitude de ûll mètres. Un chemin bordé d'enclos culti-
vés et ombragé çà et là par les rameaux nerveux d'énormes figuiers
y conduit de la ville de Praya. La pente que l'on suit est assez
douce. De la crête, on découvre toute l'étendue de la grandiose ca-
vité. Le fond de la dépression est à 300 mètres au-dessous du bord
supérieur; l'enceinte a la forme d'une grande ellipse d'environ
1,200 mètres de diamètre dans le sens du grand axe, et 600 dans
le sens du petit.
Des mamelons formés de s-.ories et de gros rochers de lave la di-
visent en deux moitiés. Du côté septentrional s'étend un petit lac
où les laveuses de Praya font toute la journée retentir le bruit des
battoirs; les environs de la nappe d'eau sont couverts de morceaux
de linge qui sèchent au soleil. Les flancs de la caldeira présentent
un caractère sauvage tout particulier; très abrupts, ils montrent
de tous côtés la roche nue et griscâtre, divisée en prismes verticaux
ou distribuée en assi?es horizontales. Le fond et les escarpemens
inférieurs sont revêtus d'un maigre gazon que broutent les mou-
tons et les chèvres; c'est à peine si de rares fougèros poussent dans
les enfoncemens des roches, et donn-nt par leur verdure un peu de
variété à ce paysage monotone. Aucun autre endroit des Açores
n'offre le spectacle d'une pareille aridité.
Dans l'épaisseur des couches de lave qui constituent la crête vers
le nord-ouest, existe un tunnel large en moyenne de A à 5 mètres et
haut de 5 à 6; des stalactites pierreuses en garnissent les parois.
A peu de distance de l'entrée, il se rétrécit de moitié en hauteur et
en la'-geur, puis s'élargit de nouveau et suit, en la contournant, la
face intérieure de la caldeira, jus ]u'au point où il s€ termine en
cul-de-sac, à une distance de 60 mètres environ de son orifice.
Après avoir passé au pied des deux mamelons qui occupent le
centre de la caldeira, lorsque Ton arrive dans la moitié méridionale
de cet immense cirque, on aperçoit un long sillon qui en traverse le
fond dans la direction du nord- est au sud-ouest, c'est-à-dire dans
le sens du petit axe. Ce sillon correspond à une fissure allongée,
semblable au premier abord à toutes celles qui se manifestent au
début des éruptions volcaniques, et qui ne tardent pas à se remplir
par l'afflux du fluide incandescent auquel elles servent d'issue. Les
laves ont trouvé dans ce cas un écoulement d'un autre cô é, proba-
blement en dehors de la caldeira; la fissure n'a laissé échapper que
620 REVUE DES DEUX MONDES.
des matières volatiles, et s'est maintenue ouverte. En approchant de
la portion moyenne, on distingue un gouffre dont l'entrée est di-
visée en deux parties inégales par un énorme bloc. C'est le soupi-
rail d'une vaste caverne connue dans le pays sous le nom de Forno
(four). Des rochers noirâtres taillés à pic, en partie voilés par un
tissu d'hépatiques et de mousses, environnent l'oiifice par lequel
on pénètre dans cette cavité souterraine. Près du rebord supérieur,
des pieux sont enfoncés en terre; on y attache une corde dont l'ex-
trémité inférieure aboutit au sol de la caverne. Pour descendre,
on saisit cette corde de la main, en même temps qu'on appuie les
pieds contre la paroi du rocher et qu'on raidit le corps; on est
soutenu en outre, au-dessous des bras, par une seconde corde plus
petite que les guides restés en haut laissent filer peu à peu. Un pa-
reil exercice n'a rien de rassurant ; ce trou noir où Ton va s'enfoncer
inspire au début de la descente une certaine appréhension; l'im-
pression désagréable ne fait qu'augmenter quand on arrive près du
but, et qu'on discerne dans une demi-obscurité les pointes aiguës
des rocs qui vous attendent en bas, si vous lâchez prise. Le point
où l'on s'arrête est à 22 mètres de profondeur. On se trouve dans
une cavité spacieuse surmontée d'une voûte arrondie légèrement
surbaissée. Le sol est fortement incliné du côté opposé à l'ouver-
ture, et la partie basse de la caverne est occupée par une nappe
d'eau douce, qui dort éternellement immobile, sans que jamais un
souffle de vent en vienne rider la surface. Le niveau de l'eau est à
environ 60 mètres au-dessoas du sol de la caldeira et 80 mètres
plus bas que le petit lac qui sert de lavoir aux femmes de Fraya.
Le diamètre de la caverne est de 120 à 130 mètres, la hauteur de
la voûte d'environ 30 mètres. Près du point où aboutit la descente,
le terrain est fendillé et chaud ; il s'en dégage, par bouffées inter-
mittentes, des quantités variables d'acide carbonique et d'hydro-
gène sulfuré. J'ai pu sans danger parcourir les bords du lac souter-
rain, tandis 'que parfois il est impossible d'en approcher à cause de
la couche de gaz méphitique qui s'y accumule. Des pigeons-ramiers
ont choisi ce séjour pour lieu de retraite. Un de mes guides ayant
poussé un cri pour faire admirer le retentissement des échos de la
voûte, ces oiseaux effarouchés s'envolèrent en si grand nombre par
l'orifice de la grotte que nous fûmes un instant dans une obscurité
complète. Toutefois ils ne tardèrent pas à revenir l'un' après l'autre
et ne s'inquiétèrent plus de notre présence. — Beaucoup de voya-
geurs, avant moi, sont descendus sans accident dans la caverne de
Graciosa. J'ai été moins heureux; dans l'ascension de retour, je me
suis fracturé une côte contre la paroi du rocher.
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 621
II. — l'île de pico.
Le détroit qui sépare Pico de Fayal n'a que 2 milles de largeur.
Dans cet intervalle, la mer est peu profonde; un soulèvement du
sol de 90 mètres mettrait à sec le fond du canal et réunirait les deux
îles en une seule. Une grande barque fait chaque jour le trajet
entre Horta et le point de Pico qui en est le plus rapproché. Après
avoir côtoyé, à quelques centaines de mètres du rivage, les îlots de
Magdalena, imposans débris d'un cône de tuf qui servent de refuge
à des milliers d'oiseaux, on aborde sur une petite plage rocailleuse
environnée de récifs. De blanches maisons de campagne s'élèvent
aux environs du lieu de débarquement; pendant l'hiver, elles sont
inhabitées, mais elles se peuplent et s'animent durant l'été. Les
familles d'Horta qui viennent y passer les mois les plus chauds de
l'année et prendre les bains de mer assurent que le climat y est
plus tempéré qu'à Fayal. Un autre avantage très apprécié est l'ab-
sence absolue de moustiques, tandis que de l'autre côté du canal
ces insectes désagréables sont nombreux. Une telle différence est
bien difficile à expliquer, car les deux îles sont également arides,
la constitution du sol est à peu près la même, et la diversité de
climat des régions côtières, si elle est réelle, ne paraît pas suffi-
sante pour donner la raison de cette curieuse anomalie.
La grande merveille de Pico est le pic volcanique qui se dresse
à la limite du tiers occidental de l'île. Pendant l'hiver, la cime est
généralement couverte de neige, et la montagne environnée, à une
hauteur de 1,200 à 1,800 mètres, par une épaisse couche de
nuages. Cependant en 1867, lors de mon premier voyage aux
Açores, le pic se trouvait à la fin de l'automne libre encore de
son manteau hivernal. Pour en faire l'ascension, je me rendis dans
la journée du 27 octobre à Area-Larga. Dirigé par les conseils obli-
geans du consul de France, M. R. Guerra, je partis la nuit suivante
à deux heures du matin, en compagnie d'un robuste campagnard
qui portait sur sa tête un panier chargé de provisions et d'instru-
mens de travail. Depuis le bord de la mer jusqu'à l'altitude de
ÛOO ou 500 mètres, la pente du terrain est faible. Le chemin, pavé
dans sa partie inférieure par de grandes dalles naturelles que forme
la surface des coulées de lave, devient peu à peu rocailleux en même
temps qu'il se rétrécit; le long de ce trajet, il serpente au milieu
d'enclos entourés de nmfô à sec qui, vus à la clarté de la lune,
donnent au paysage l'aspect lugubre et monotone d'un cimetière
abandonné. Ces murailles ont été édifiées moins pour garantir les
plantations contre l'action des vents que pour débarrasser le terrain
622 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'énorme quantité de roches et de scories qui le recouvraient.
Quelquefois l'abondance des pierres est telle qu'on est obligé, en
plusieurs endroits, d'en faire des amas, des espèces de pyramides
que les lichens revêtent de croûtes et de saillies grisâtres. A mesure
qu'on s'éloigne de la côte, les murs qui bordent la voie, s'abais-
sent, la culture s'efface, les derniers champs de maïs et d'ignames
[colocasia anliquorum) se montrent clair-semés au milieu des ro-
chers, et ne fournissent que de chétives récoltes. En revanche, la vé-
gétation sauvage prend le dessus; les myrsinées, les vacciniums, les
bruyères, le faya, s'élèvent en touffes épaisses. C'est là qu'on ren-
contre la belle ronce {nibus Hochstetterorwn) spéciale à cette région
de Pico et à la zone d'altitude correspondante de l'île de San-Jorge.
Cette belle plante se distingue de la ronce commune par la largeur
et le luisant de son feuillage, par le diamètre de ses fleurs, nuancées
diversement de rose et de blanc suivant leur degré d'épanouisse-
ment. Jamais on ne l'observe au voisinage des habitations, elle
semble fuir devant les envahissemens de la colonisation ; c'est évi-
demment une espèce indigène. La ronce commune pousse au con-
traire partout où l'homme a pénétré : on la trouve surtout aux
abords des sentiers et des chemins* fréquentés; elle s'avance avec
le progrès des défrichemeiis, et manque encore en beaucoup de
points où la végétation açorienne a le mieux conservé son carac-
tère primitif; tout porte donc à penser qu'elle est d'origine exo-
tique.
A une altitude d'environ 700 mètres, la pente du terrain devient
plus prononcée et les bosquets font place aux pâturages. La route
tracée se termine à cette hauteur, et le reste de l'excursion se fait
nécessairement à pied. Cependant près de là s'élève encore une
petite hutte qui sert d'abri pendant la nuit aux pâtres du voisi-
nage. Ordinairement ceux qui font l'ascension du pic se rendent le
soir jusqu'à ce gîte, y passent la nuit et en repartent le malin, à la
pointe du jour. Au moment où j'y arrivai, l'aube commençait à
blanchir l'horizon, et les bouviers, debout sur le seuil de la cabane,
se disposaient à partir pour aller traire les vaches et les brebis dans
les parties plus élevées du versant. Les pâturages s'étendent jus-
qu'à une altitude de 1,500 mètres. L'amas de nuages qui s'amon-
celle presque constamment autour de la partie moyenne du mont
a désagrégé dans cette zone la portion superficielle des roches vol-
caniques et formé un sol argileux très favorable au développement
de la végétation herbacée. L'humidité perpétuelle qui règne à ce
niveau y entretient la fraîcheur des plantes. Des tolpis à feuillage
profondément dentelé et à fleurs dorées, des microderis à feuilles
larges et soyeuses, la marguerite des Açores {seivbertia azorica)^
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 623
l'euphraise à grandes fleurs, brillent au milieu d'un tapis de gra-
minées, de carex et de fougères. Il est probable qu'autrefois toute
cette zone était couverte d'une forêt d'arbustes qui ont disparu
presque entièrement sous la serpe; maintenant les seuls restes de
cette végétation primitive sont des rangées de bruyères arbores-
centes qui ont été conservées pour fournir de l'ombrage aux bes-
tiaux et leur servir de refuge contre la violence des vents. Les
troupeaux errent en liberté au milieu de vastes espaces. Quand il
s'agit de rassembler les femelles pour les traire, les bouviers se
servent de grosses coquilles marines enroulées en spirales dont
ils tirent des sons retentissans, et aussitôt vaches et brebis vien-
nent apporter leurs mamelles gonflées de lait.
A l'altitude de 1,500 mètres environ commence la partie ardue
de l'ascension : le gazon devient plus rare; bientôt il ne reste plus
que des toufl'es de bruyères séparées par des traînées de scories et
par des ravins qu'ont tracés les eaux en tombant du haut des pentes
au moment des orages. En plusieurs points s'élèvent des éminences
de quelques mètres de hauteur; ce sont les orifices par lesquels des
coulées de lave se sont échappées des entrailles de la montagne. On
les trouve généralement creusées de cavités arrondies dont les pa-
rois sont revêtues de stalactites de lave, et il faut y voir des souf-
flures produites par l'expansion des gaz volcaniques au sein de la
matière fondue, devenue déjà suffisamment visqueuse pour conser-
ver sa forme; elles sont souvent distribuées en groupes alignés sur
une même fissure linéaire dirigée vers la cime du pic. L'intérieur
de l'un de ces cônes sert parfois de lieu de séjour aux bergers; il
offre, du côté de la partie déclive du mont, une voûte cintrée, re-
couvrant à demi une petite terrasse gazonnée, tandis que l'autre
moitié de la dépression est occupée par un gouffre tapissé d'un dé-
licat tissu d'hépatiques. Les fougères poussent avec une vigueur
incroyable sur les flancs d'un tel enfoncement, toujours saturé d'hu-
midité et visité seulement pendant quelques heures par les rayons
du soleil dans les rares journées où la brume n'enveloppe pas la
région moyenne de la montagne. C'est dans la partie accessible de
cette espèce de grotte que les excui'sionistes font d'ordinaire le
repas du matin en présence d'un feu pétillant de bruyères, et pren-
nent quelques instans de repos avant de se remettre en chemin.
Au-dessus de cet endroit, les touffes de bruyères s'éclaircissent, la
pente devient plus raide encore; on ne voit plus que la roche nue.
Des ruisseaux de lave ont jailli jadis au sommet de la montagne et
se sont solidifiés sur le penchant sous forme de longs rubans si-
nueux. Tantôt la substance en fusion s'est déversée en nappes
minces qui se sont moulées sur le terrain sous-jacent, tantôt elle a
624 REVUE DES DEUX MONDES.
coulé en étroits boyaux qui se sont vidés, laissant béans des es-
pèces de tuyaux à enveloppe fendillée. Ici la roche est un amas de
cristaux de pyroxène et de péridot de la grosseur du pouce, enche-
vêtrés dans une pâte amorphe; là elle présente l'apparence d'une
matière noire homogène, constellée d'une multitude de petites étoiles
d'un blanc éclatant. Chacun de ces points brillans est un groupe-
ment de cristaux de feldspath.
Lorsqu'on trouve plaisir à l'examen minéralogique des pierres
que l'on rencontre sous ses pas, on sent beaucoup moins vivement
les fatigues du chemin; aussi, quand j'arrivai vers midi sur la crête
du volcan avec mon guide, c'est à peine si j'éprouvais une légère
impression de lassitude. Le rebord sur lequel nous étions parvenus
forme une enceinte semi- circulaire autour d'un cratère de 200 à
300 mètres de diamètre, au centre duquel s'élève un nouveau cône
d'environ 70 mètres de hauteur. Le fond de la dépression est peu
accidenté. Les laves s'y sont épanchées et étalées en larges compar-
timensà surface plane. Quant au cône central, il reproduit, sur une
très petite échelle, l'aspect et la composition de la montagne en-
tière; on y observe des variétés de lave semblables à celles que l'on
voit sur les pentes extérieures du mont. La roche qui revêt les
flancs de la petite éminence a coulé en traînées llexueuses, qui res-
semblent à i\es serpens allongés de la cime du monticule jusqu'à
la base. Au sommet existe un petit cratère d'une di>zaine de mètres
de diamètre d'où s'échappent de la vapeur d'eau, de l'acide carbo-
nique et de l'hydrogène sulfuré. Trois plantes seulement végètent
en ce lieu : une graminée [agrostis vulgaris) qui pousse frileuse-
ment dans les interstices des roches, au milieu du dégagement des
gaz chauds, — une de nos bruyères communes de France {ralluna
vulgaris)^ qui retrouve à cette altitude un climat analogue à celui
qui paraît lui être le plus favorable sur le continent, — enfin un
thym [thymus micans) dont les touffes, étendues à la surface des ro-
ches, se couvrent durant l'été d'un tapis de fleurs roses. Le point
culminant du cône est à 2,320 mètres au-dessus du niveau de la
mer. De là, lorsque le temps est serein, on domine complètement
les trois îles de Pico, Fayal et San-Jorge, on voit très bien Gra-
ciosa; on aperçoit au loin Terceire, et l'on distingue vaguement
San-Miguel à l'horizon. Au moment où nous atteignîmes la sommité
du pic, la montagne était enveloppée à mi-hauteur d'un épais ri-
deau de nuages blancs amoncelés et mobiles comme des flots agi-
tés. Un soleil radieux inondait de lumière cet océan de nuées, ainsi
que les rocs grisâtres qui semblaient en émerger. Peu d'instans
après notre arrivée, la couche nuageuse s'entr'ouvrit, s'amincit et
disparut enfin tout à fait. Je renonce à dépeindre l'impression que
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 625
m'a causée la vue de l'immensité du cercle dont il m'était donné
d'occuper le centre.
Après avoir séjourné trois heures au sommet du pic pour re-
cueillir les gaz qui s'y dégngent, je me remis en marche, et le soir
même, à neuf heures, je rentrais sans accident à Area-Latga. La
descente du pic n'est pas toujours aussi aisée. Dans les temps de
brume, il est facile de s'égarer au milieu de la succession monotone
des ravins et des rochers qui se trouvent sur le chemin; une petite
erreur de direction, commise lorsqu'on est encore dans les parties
hautes du mont, entraîne un écart d'autant plus considérable que
l'on s'éloigne davantage du point de départ. Pour regagner la ligne
que l'on a quittée, il faut contourner la montagne, opération tou-
jours assez pénible à cause des inégalités du terrain, de la mobilité
des scories et des inextricables embarras que suscite la végétation.
Au mois de juillet dernier, j'ai entrepris de nouveau l'ascension
du pic. J'avais résolu d'instituer sur la cime une série d'observations
baioméLriques, à des heures convenues à l'avance, avec des per-
sonnes faisant aux mêmes momens des observations semblables au
bord de la mer. On sait qu'à l'aide d'une formule due à Laplace on
peut conclure de telles données l'altitude des points qui les ont
fournies. Je devais ensuite opérer la mesure géodésique de la mon-
tagne par les procédés ordinaires de nivellement, et comparer les
résultats obtenus par les deux méthodes. En un mot, le but que je
me proposais était une vérification expérimentale de la formule éta-
blie par l'illustre astronome. La grande élévation et la raideur des
pentes du cône de Pico, la régularité de trois de ses faces, m'a-
vaient, semblé devoir constituer des conditions favoi ables pour une
telle étude. Pour réaliser ce plan, je partis d'Area-Larga en com-
pagnie d'un guide par une chaude soirée du mois de juillet. Après
quelques heures de repos pris à mi-chemin à la clarté des étoiles,
près des premières ondulations de la zone des pâturages, nous
continuâmes lentement notre marche ascendante; vers huit heures
du matin, nous étions sur le bord du cratère. Quelques centaines de
mètres au-des.'-ous de nous, l'air, saturé de vapeurs, s'était peu à
peu troublé, et bientôt un voile nébuleux nous avait dérobé la vue
de la côte. Puis la nuée, de plus en plus épaissie, avait pris des
teintes orageuses; comme une formidable marée, elle montait,
montait .^ans cesse, rétrécissant toujours l'espèce d'îlot aérien que
nous occupions. Le soleil nous éblouissait encore de l'éclat de ses
rayons, mais déjà nous sentions les approches du flot brumeux;
le vent du sud-ouest nous jetait au visage une poussière aqueuse,
semblable à celle qui jaillit sur les écneils frappés par les vagues
d'une mer en furie. Du point où nous étions placés, nous domi-
TOME cm. — 1873. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
nions encore la suiface des nuages; nous les voyions rouler, tour-
billonner, se précipiter centre la face occidjntale du mont, et s'y
di\iser en deux grands coarans, fuyant vers l'est de- chaque côté
avec une incroyable rapidi'é. Cependant la nuée s'élevait toujours;
enfin une rafale plus forte nous engloutit dans la brume, et un
brouill .rd opaque nous déroba jusqu'à la vue du sol que nous fou-
lions; c'est en tâtonnant qu'il fallut nous guider au milieu des iné-
galités du terrain pour chercher un endroit un peu abrité. Une
crevasse irréo'uliôre s'allonge près du bord du cratère et y forme
comme un étroit fossé encombré de gros fragmeiîs de Live. Quel-
ques-uns de ces blocs laissent entie eux une sorte de grotte que je
choisi? pour lieu de séjour. Je n'oublierai jamais les longues heures
d'ennui que j'ai passées dans ce sombre réduit, obligé d'allumer de
la bougie en plein midi pour lire, et n'ayant pas même une touffe
de bruyère pour faire du feu et sécher mes habits trempés par la
brume. Au moment où j'éclairai pour la première fois le fond de la
grotte, de gros papillons de nuit, troublés dans leur sommeil par
i'éc'at de !a lumière, s'échappèrtnt des anfractuosiiés du rocher et
voltigèrent lourdement aulour de ma tèie;" puis tout rentra dans
l'immobilité, et le premier jour j ? n'entendis plus d'autre bruit que
le frôlement du vent contre les rochers et les ronfleniens fie mon
guide, qui dormait dans un coin, rouie dans sa couverture. Une dis-
traction inattendue interrompit le surlendemain, pendant quelfues
heures, le cours de mes rêveries. Sur les rochers qui dominaient
l'entrée de mon gîte retentit tout à coup le gracieux babil d'une pe-
tite lavandière [motacilla siilfiirea). A cette altitude élevée, les sons
semblent secs et dépourvus d'écho, mais le rhythme n'en est que
plus clair et le débit plus limpide. Une éclaircie d'un instant me fit
apercevoir à quelques pas de mû, sur l'arête d'une grosse pierre,
le charmant petit chanteur dunt les accens secouaient fort à pro,)OS
ma torp jur. Sa gaie mélodie semblait vouloir me consoler du triste
linceul de vapeurs froides dont j'étais enveloppé. Mon guide, habi-
tué comme tous les gens de la campagne à reconnaître les oiseaux
à leur chant, aurait pourtant douté du témoigiiage de ses oreilles,
s'il n'avait vu de ses propres yeux la jolie petite lavandière, avec
les plumes jiunes éclatantes de S' s ailes et son hochement de queue
caiact'ristique. C'était la première fois qu'il entendait un oiseau
dans la région nue du pic, et son étonnement était d'autant plus
grand que la lavandièie aime surtout les endroits bas et humides
des pâturages. Un grain de superstition se mêlait peut-être aussi à
son admiration, car pour les Açoriens la lavandière est sacrée. D'a-
près une légende populaire parmi eux, lorsque la sainte famille dut
chercher un refuge en Égyp e contre la cruauté d'ilérode, la caille
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 627
précéda les fugitifs en les dénonçant par ses cris, tandis que la la-
vandiôre les suivait, s'efforçant d'ell'acer la trac.3 de leurs pas. Cette
naïve croyance assure à ce gentil oiseau, dans toute l'étendue des
Açores, le privilège de venir sans être inquiété jusqu'aux portes
des habiti lions.
Jour et nuit, à des heures déterminées, je rampais hors de mon
réduit pour faire quelques observations météorologifjiies. Au mi-
lieu de ia journée, la temp'^raturi du sol était de deux degrés en-
viron plus élevée que celle de l'air humide qui aflluaitdu sud-ouest,
et la nuit la différence devenait plus grande. \ers deux heures de
l'après-midi avait lieu le maximum de température, qui ne dépas-
sait pas 10*' 1/2 ; à tiols heur 'S du matin se produisait le minimum,
qui était cou)pris entre /i et 5 degrés. Pendant ce temps, aux
mêmes heures, sur le bord de la mer, à Pico et à Fayal, la tempé-
rature maxima et minima était respectivement de 2o degrés et de
21", 5. Au lieu de se trouver enseveli, comme j^^ l'étais sur la cime
du pic, dans un océan nébuleux, on jouissait près du rivage de la
clarié d'un soleil resplendissant. D'où venait l'amoiicelltment des
nuages autour du sommet de h montagne? Il ne pouvait évidom-
nieiit être attribué à une condensation des vapeurs de l'atmo-
sphère au contact du terrain, puisque le thermomètre accusait une
tempe ature du sol supérieure à celle de l'air ambiant. Une autre
explication plus plausible se présente à l'esprit quand on observe
ce qui se passe. L'atmosphèie peut être considérée comme com-
posée de couches d'autant plus denses, plus chau ,!es et plus char-
gées de vapeur d'eau qu'elles occupent un niveau plus bas. Char-
riées ensemble par les vents, elles se meuvent dans un espace
hmité, en conservant leur é(]uilibre réciproque et leurs conditions
physiques normales; mais, si elles rencontrent devant elles l'ob-
stacle d'un m-iissif montagneux, la force qui les pousse continue de
les presser, et les oblige à continuer leur route en se déviant. Une
partie de l'air des couches inférieures s'écoule à droite et à gauche
du mont, une autre portion s'dève, chassie comme par une brise
ascendante, se mêle aux couches supérieures, qui sont plus froides,
et bientôt en partage la température. Alors la vapeur dont elles
sont chargées devient plus que sufllsante pour les saturer, une con-
densation s'opère, des nuages naissenL et grossissent, que'quefois
avec une grande rapidité. De loin, la cime de la montagne semble
entourée d'une brume immobile; mais, quand on y stationne, on
constae ai>ément le mouvement qui y règne et la succession des
amas de brouillard amenés par le courant d'air qui monte. Ces
phénomènes se prolongent parfois durant des mois entiers, sans
qu'un rayon de soleil éclaire le cône terminal. A l'ombre fréqr.ente
REVUE DES DEUX MONDES.
de la nuée, la neige se conserve toute l'année clans les crevasses
du bord méridional du cratère, et un petit réservoir, taillé natu-
rellement dans un gros bloc de rocher, fournit en tout temps une
provision certaine d'eau potable.
Trois jours s'étaient déjà écoulés depuis que j'étais installé au
sommet du pic, et le brouillard ne perdait rien de son intensité. Mes
provisions étaient épuisées, le nivellement projeté devenait impos-
sible à cause de la demi-obscurité où tout était plongé en plein
midi; je repris le chemin de la descente, et rentrai le soir à la
maison hospitalière du consul français, sur la plage d'Area-Larga,
épuisé de fatigue et brisé par l'insuccès de ma tentative de travdil.
L'île de Pico ne possède encore que quelques tronçons de route
carrossable, et les anciens chemins n'y sont le plus souvent que des
sentiers raboteux : aussi n'y voit-on circuler ni voitures ni chariots
d'aucune espèce. Les bêtes de somme y sont très rares. A chaque
pas, on rencontre des hommes et des femmes portant sur la tête de
lourds et volumineux fardeaux, et marchant néanmoins d'un pas
leste dans les endroits les plus rocailleux.
Le costume des gens de Pico diffère beaucoup de celui des habi-
tans de Terceire. Le lourd mante.iu de drap noir des dames de
Terceire y est inconnu, et la capuche des hommes est remplacée
par un simple chapeau de paille à larges bords. Les femmes sont
coiffées d'un chapeau de paille de même forme. Leurs bras sont à
demi nus ; autour des reins, elles ont un jupon court de laine bleue,
à bordure rouge ou jaune; à leur côté pend une aumônière bariolée
de diverses couleurs. L'habitude de porter des objets pesans en
équilibre sur la tête leur développe la poitrine et leur donne une
tournure martiale. Elles marchent toujours nu-pieds, tandis que
les hommes ont le plus souvent des sandales en peau de chèvre.
Il n'y a d'auberge dans aucun des villages de Pico; quand on
veut faire le tour de l'île, on doit à l'avance se munir de lettres de
recommandation, et quêter l'hospitalité de village en village, sui-
vant le procédé antique. Partout vous trouvez un accueil cordial;
mais la composition du souper qui vous attend varie beaucoup avec
le degré d'aisance de l'hôte qui vous reçoit : tantôt on vous sert
une poule au pot cachée sous un amas appétissant de riz, tantôt le
menu est plus maigre et se compose seulement de Iromage et de
pain de maïs. Une bonne tasse de thé clôt presque partout le repas,
qu'il soit succulent ou frugal. Le coucher n'est pas moins varié que
la nouriiture : une nuit, vous dormez sur un large Ht' en bois
sculpté, garni de franges et de diaperies; le lendemain, un simple
grabat vous procure un sommeil tout aussi profond que celui dont
vous aviez joui sous le monumental baldaquin de la veille.
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 629
Pico a neuf lieues de long; j'en ai fait le tour à pied et à petites
journées, pendant le mois de novembre 1867. A cette époque, la
population de l'île traversait une crise terrible dont elle commence
à peine à se relever. Depuis plusieurs années, sa principale res-
source était anéantie. Les ravages causés par l'oïdium avaient été
tels qu'on avait arraché presque tous les plants de vigne. En 1852,
les vignobles de Pico produisaient 25,000 pipes d'un vin sec ayant
quelque analogie avec le madère; dès l'année suivante, le dévelop-
pement dii redoutable champignon parasite avait réduit la récolte
au cinquième , et quelques années plus tard la fabrication du vin
avait complètement cessé. En 1867, on aurait vainement cherché
une grappe de raisin dans l'île. La douceur et l'humiditô du climat
ont annihilé les remèdes tentés et rendu le fléau irrémédiable. Au-
jourd'hui on recommence à introduire quelques ceps d'origines di-
verses; mais on ne peut encore fonder que de vagues espérances
sur ces essais. La destruction de la vigne a été d'autant plus désas-
treuse à Pico que la nature d.i sol, dans la plupart des points où
elle é ait plantée, ne permet guère d'autre culture. Elle poussait
au milieu des laves , dans des endroits totalement privés de véri-
ta])le terre végétale. Les racines des ceps s'enfonçaient dans dn
gravier volcanique dont on remplissait les creux de la roche. Ni
graminées, ni légumineuses, ni solanées, ne peuvent donner de ré-
colte passable dans un pareil terrain. On s'est borné, faute de
mieux, à y planter dès figuiers, surtout des abricotiers, dont les
fruits sont employés pour fabriquer de l'eau-de-vie.
Une grande partie de la population, chassée par la misère, a
quitté le pays. L'émigration s'est tournée d'abord vers le Brésil; en
1867, cette direction primitive du courant d'émigration durait en-
core et était presque exclusivement suivie. Depuis lors, le flot des
émigrans s'est divisé ; une portion notable se porie vers les Etats-
Unis et spécialement vers la Californie. Les émigrans de Pico sont
travailleurs et économes, pput-être même un peu rapaces. Ils res-
semblent, sous bien des rapports, à nos Auvergnats, comme si,
dans des pays aussi éloignés que les Açores et la France centrale,
la même nature du sol avait donné les mêmes qualités morales aux
indigènes. De même que les Auvergnats, après avoir amassé un
petit pécule à l'étranger en exerçant tous les métiers possibles, ils
s'empressent de revenir à la terre natale, où ils se marient et se
fixent définitivement. Quand on voit à Pico une jolie petite maison
bâtie auprès de quelque pauvre village, on peut être certain qu'elle
appartient à l'un de ces heureux aventuriers. Ceux qui ont vécu
au Brésil ont peu modifié leurs habitudes et leur régime antérieur,
mais ceux qui reviennent des États-Unis semblent transformés. Ils
630 REVUE DES DEUX MONDES.
ont pris instinctivement des goûts de propreté et d'ordre qui se
trahissent r.u dehors dans une foule de petits di'tails. Un employé
de la douane de Fayal me disait qu'en ouvrant la malle d'un Aço-
rien rentrant dans sa patrie il pouvait indiquer, d'après le mode de
rangement du linge, le pays d'où venait le nouveau dé! arqué. La
rentr-'e des expatriés serait encore plus générale, s* les jeunes gens
qui ont émigré clandestinement pour échapper à la conscription
ne craignaient les rigueurs de l'autorité portiigaise. Bien que le ser-
vice militaire n'ait rien de terrible en Portugal, néanmoins il faut
reconnaître qu'il inspire aux Açoriens la répugnance la plus pro-
fonde : la vie de garnison leur est odieuse; beaucoup quittent leur
pays et leur famille plutôt que de s'y soumettre.
L'instruction est peu répandue à Pico; cependant, à ma grande
surprise, j'y ai rencontré quelques hommes lettrés, possédant non-
seulement la connaissance des ouvrages de leur pays, mais ayant
parfois des notions assez étendues sur la littérature française. J'ai
vu avec étonnement nos manuels du baccalauréat figurant parmi
les livres peu nonibreux d'un propriétaire, et paraissant rempl'r
pour lui l'office d'un puits de science inépuisable. Un de mes hôtes,
dans une ?utre île, était un disciple fervent de Proudhon, connais-
sant à fond les œuvres du maître. A Pico, au village de Lagens,
j'ai trouvé un docteur en théologie, admirateur non moins passionné
de Pelletan. Après ra'avoir f;xit les honneurs de sa bibliothèque,
dans laquelle figuraient nos classiques du xvii* et du xviii*' siècle et
beaucoup d'auteiu's modernes, le docteur me conduisit au bord de
la mer et me fit voir, à l'ancre près du rivage, un bateau qui lui
appartenait et qui, sur une large bande tricolore aux couleurs fran-
çaises, portait écrit en gros caractères : Eugène Pdlctan. Dans une
autre localité, un de mes hôtes, miguéliste ardent, me vanta bi«"n
haut le vicomte d'Arlincourt comme un de nos meilleurs écrivains
nationaux.
Pendant mon excursion autour de Pico, le mauvais temps me
força plusieurs fois de m'arrôter en chemin. Durant un oura-
gan, je reçus l'hospitalité chez le curé du village de San-Matthaeo,
qui m'installa dans un petit pavillon situé près de la pointe d'une
falaise. Pendant la nuit, la tempête se déchaîna avec une telle vio-
lence que des masses d'eau détachées des vagues de la mer ve-
naient battre avec fraas contre les volets fermés de ma fenêtre. Le
choc des flots faisait vibrer le rocher tout entier.
Dans une autre de mes haltes» au village de San-Roques, j'eus la
satisfaction d'assister à la fête annuelle et à une partie de la cérémo-
nie singulière qui lui donne son cachet. Des fêtes pareilles, dont
l'origine remonte à une époque bien antérieure à la découveite des
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 631
Açorps, ont li':'u, avec quelques variations, dans tous les villages
des îles de cet archipel. Dans chaque localité, un certain jour de
l'année, généralement le jour de la fête du patron, les habitans fUi
village se rearlent à l'église après s'être concertés entre eux sur le
choix d'un des notables du pays, qui, sous le titre d'imperador
(emp^rour), doit jouer le principal rôle dans la solennité. Une messe
est cél brée en grande pompe; à un certain moment de l'ofïi -e, l'éUi
du sulTinge populaire s'avance au pied de l'autel, le prêtre lui met
sur la tête une couronne en clinquant et dans la main un sceptre
doré, pa.foi^ on lui confie en môme temps une petite statue du pa-
tron du village. La messe tennin.ée, il sort de l'église, accompagné
de la foule di=s assistans, et on le conduit triomphalement, au son
des gnitares, jusqu'à un petit édifice soutenu par des colonnes et
garni intérieurement de l3ancs en pierre. Ce modeste monument se
nomme le thcâtre ou le Spirilu saïUo. Chaque village possède le
sien. ]J imperador s'assied snr le banc du fond, entouré des no-
tables; devant lui est dressée une table sur laquelle chacun apporte
son offrande : des pains, des fruits, des légumes, des volailles, des
montons, des chevreaux, etc. L'?'//';:?rn7<^o/' contribue naturellement
pour la plus grosse part. Celui de San-Roques, récemment échappé
à un naufragp, avait, m'a-t-on dit, fait tuer cinq bœufs pour fêter
à la fois son sauvetage et son nouveau tUre. Le tas de provisions est
distribué ai:x pauvres du village; quand la table est vide, le cor-
tège reprend sa marche et conduit ïimperador à sa demeure. Un
grand festin est préparé pour les amis du maître de la maison. Dans
la soirée, les danses commencent et se prolongent toute la nuit.
Tous les habitans du village y sont admis sans distinction de for-
tune ou d'âge, et paraissent y prendre le plus v f p'aisir. La sta-
tue du s.int, placée sur une estrade chargée d'ornemen<!, send^le
présider à la fêt^. La danse la plus ordinaire est la chamarila'^ elle
a lieu en rond et se compose de mouvemens de balancement assez
semblables à ceux de la bourrée de nos paysans d'Auvergne. Les
assistans chantent aliernativement deux strophes, avec accompa-
gnement de guitares et sur des airs qui varient peu. Des improvi-
sations, des réuiiniscences, fournissent les paroles du chant. Les
improvisateurs, hommes ou femmes, ont souvent une facilité de
composition extraordinaire. Il arrive fréquemment que les strophes
se répondent et que les chanteurs entament un véritable tournoi
poôLique; quel [uefois aussi des réplirjues malignes se succ.èdent et
s'entre-croisent. Les danses se répètent ainsi, une ou deux fois par
semaine, pendant un mois. Au bout de l'année, Viwpcrador reporte
à l'église du vll'age son sceptre, sa couronne et la statue du saint,
et cède son t!tre à un nouvel élu.
632 REVUE DES DEUX MONDES.
Depuis la découverte des Açores, Pico a été le siège de plusieurs
éruptions volcaniques. Le 21 septembre 1572, après un violent
tremblement de terre dont les secousses se prolongèrent pendant
vingt nfinutes, cinq cratères, alignés transversalement au grand
axe de l'île, s'ouvrirent non loin du villagp. de Prainha do Norte et
lancèrent des amas de matières incandescentes. La lueur produite
fut telle qu'on l'apercevait de l'île de San -Miguel. Les coulées
s'étendirent sur une largeur d'un mille, et s'avancèrent jusqu'à la
mer, à une distance d'environ trois milles de leur point d'émission.
A cette crise succéda une périole de repos d'un siècle et demi. Le
1" février 1718, de très fortes secousses se firent sentir dans l'île
presque tout entière, et bientôt une formidable explosion eut lieu
sur le flanc septentrional du pic au-dessus du village de Bandeiras
et de Santa-Lucia. Les anciens phénomènes volcaniques sont seuls
capables de donner une idée de la vaste déchirure qui se produisit.
Sur l'emplacement de cette éruption, on distingue encore aujour-
d'hui sept bouches alignées du nord au sud. La plus basse est à
une altitude de 800 mètres; la plus élevée est située à un niveau
plus haut de ZiOO mètres. Au-delà, le pic est entaillé presque ver-
ticalement et s'élève sous la forme d'un talus rapide de plus de
1,000 mètres de hauteur. Cet effrayant escarpement est composé
en grande partie, surtout à sa base, de fines scories, et à sa partie
supérieure, de bancs de lave minces et fendillés, qui chaque année
produisent des avalanches de pierres. Les matériaux incohérens
rejetés par les bouches de cette éruption ont été tellement abon-
dans, qu'ils forment deux collines parallèles sur les bords de la dé-
chirure. Celle qui occupe le bord occidental est beaucoup plus con-
sidérable que celle qui se montre à l'est, d'où l'on peut conclure
que pendant cette éruption le vent d'est a dominé. L'intensité de la
projection démontre en outre le rôle important qu'ont joué les gaz
et les vapeurs surchauffées dans es mémorable événement. Quant
à l'écoulement des matières en fusion, il n'a pas été proportionné
à la violence du cataclysme; néanmoins il a été assez considé-
rable pour que les laves qui sont arrivées jusqu'à la mer aient
formé en avant de la côte un promontoire d'environ ^00 mètres de
lODg.
Deux semaines s'étaient écoulées depuis le début de cette érup-
tion, et les phénomènes paraissaient à peine en voie de d^'crois-
sance lorsque subitement le sol se fendit de l'autre côté du pic, à
l'ouest du village de San-Joào. Trois cratères se formèrent d'abord
sur une même ligne droite; puis un quatrième, très remarquable
par la conservation d'une partie de la fissure sur laquelle il est
implanté et par l'existence d'un autre cône concentrique dans son
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 633
intérieur, s'établit à un niveau plus bas. Il en sortit des flots de
lave, qui se répandirent jusqu'à la mer, sous la forme d'étroites
coulées juxtaposées les unes aux autres. L'éruption de Santa-Maria
avait été de courte durée; celle-ci se prolongea jusqu'au mois de
janvier 1719. Tout semblait rentré pour longtemps dans le repos
lorsque, l'année suivante, des tramblemens de terre plus violens
que jamais se firent sentir, et le 10 février 1720 une nouvelle érup-
tion eut lieu de l'autre côté du village de San-Joào. Celle-ci dura
six mois; elle donna lieu à la formation de plusieurs cônes et à un
épanchomont abondant de scoriacées qui aujourd'hui encore résis-
tent aux envahissemens de la végétation.
Les laves modernes et toutes les laves anciennes de Pico, à une
seule exception près, sont essentiellement basaltiques; en maint en-
droit, on pourrait ramasser de grandes quantités de gros cristaux de
pyroxène et de péridot. La forme des coulées atteste la fluidité très
grande qu'elles possédaient avant leur refroidissement. Les tunnels
y sont fréquens; l'un des plus longs se trouve creusé dans la lave
de 1720. On y pnnètre par une étroite ouverture pratiquée à la
partie moyenne; des éboulemens empêchent de remonter bien loin
dans l'intérieur de la galerie, mais on peut la parcourir du côté de
la descente et la suivre sur une longueur de 500 mètres jusqu'au
point où elle débouche dans la falaise; la partie terminale de la
coulée qui la renferme a été démolie et entraînée par les flots.
A Prainha do Galiào se voit un autre tunnel qui se bifurque vers
le bas au mili^ju de sa longueur, et que l'on peut remonter du côté
opposé jusqu'à son point d'origine. Le souterrain se termine de ce
côté par un cul-de-sac arrondi, semblable au fond d'un creuset que
l'on aurait vidé. A Bandeiras, il existe deux tunnels, l'un n'ayant
pas plus de 100 mètres de long, mais remarquable par l'élévation
et la largeur de la voûte, — l'autre, long de 250 mètres environ,
communiquant avec des conduits latéraux et décoré de stalactites
tubuleuses. Les lignes de niveau, les draperies de lave, dont nous
avons décrit les formes et explif{ué l'origine à propos des galeries
souterraines de Terceire, se présentent ici exactement avec les mêmes
particularités. De même encore qu'à Terceire, l'infiltration des eaux
provenant du terrain sus-jacent y est fréquente. Le plus court des
deux tunnels de Bandeiras offre un suintement assez prononcé pour
qu'on y ait ménagé un réservoir, qui suffit pour approvisionner
d'eau potable le village voisin. A certaines heures de la journée,
les femmes de Bandeiras pénètrent dans la galerie, portant sur la
tête de grands vases allongés qu'elles viennent remplir d'eau. En
les voyant dans ce lieu sombre s'avancer nu- pieds à la file, la tête
chargée de vases de forme antique, on croirait volontiers assister à
63i REVUE DES DEUX MONDES.
l'une de ces cérémonies religieuses dont les vieilles peintures mu-
rales nous ont conservé l'image.
L'eau douce manque dans la région littorale de Pico; l'eau de
pluie s'infiltre immédiatement dans un sol poreux et crevassé, et
ne forme de source un peu abondante qu'en des points recouverts
ordinairem nt p r la mer. En jjlu'^ieurs endroi's, on lave le linge à
marée basse dans l'eau qui remplit des trous faits dans le sable de
la plagp. Les citernes sont fort rares, et les habitans de la plupart
des villages de l'île ont pour toute boisson une eau très sauraâtre,
qui provient de puits peu profonds cj'eusés aune petite distance du
rivage. 11 existe sur le plateau qui s'étend au centre de l'île, à l'est
du pic, quelques petits lacs dont l'eau pourrait être conduit^, sans
grands frais, dans les vdlages les [Ans rapprochés; mais jusqu'à ce
jour l'attention de l'administration du district ne s'est pas portée de
ce côté. La zone centrale, qui est en réalité la partie riche et fertile
de l'île, est complètement déserte et à peine accessible par de rares
sentiers.
A Pico, aussi bien qu'à Fayal, il se'ait indispensiible de donner
une impuls'on plus rapide à la confection des routes et aux trava^'X
entrepris pour assurer l'arrivée de l'eau douce drms les lieux les
plus habités. Le projet d'un môle destiné à ti'ansformer la rade
d'Horta en un port bien abrité r;e peut manquer d'être réalisé dans
im avenir prochain, mais il devra être complété par la construc-
tion d'un lieu d'embarquement disposé sur la côte la plus rap-
prochée de Pico, afin d'assurer pra* tous hs temps la communica-
tion entre les deux îles. Pendant près de quatre siècles, les Ârores
n'ont été qu'une simple colonia d'où la métropole tirait de gros re-
venus, sans songer à y créer aucune œuvre utile. A cette heure, il
n'en est plus de même, et les Açoriens élèvent la voix avec raison
pour réclamer impérieusement la fondation d'écoles et l'exécution
des grands travaux d'utilité publique dont leurs îlts ont le plus
pressant besoin.
III. — l'île de fayal.
Fayal est une petite île de forme arrondie, où se fait un com-
merce plus important qu'on ne serait tenté de le penser en ne
tenant compte que de la très médiocre étendue de ce coin de terre.
C'est un poiut peu éloigné des grandes voies maritimes les plus fré-
quentées de l'Atlantique. Le port d'Horta, capitale de l'île, est par-
ticulièrement visité par les navires qui retournent en Europe, ve-
nant de l'Amérique du Sud ou du cap de Bonne-Espérance, et qui
veulent se ravitailler ou réparer des avaries. D'imporlans dépôts
TOYAGES GÉOLOGIQUES. 635
de bouille, des magasins remplis d'agrès de toute sorte, d'ahondans
approvisionnemçns de vivres, fournissent largement tous les se-
cours dont la navigation a communément besoin. Les baleiniers
américains qui se livrent à la capture du cachalot dans la mer
avoisinante y viennent aussi chercher des sulsis(ances et déposer
les produits de leur pêche. Enfin il s'y fait avec l'Amérique du Nord
un coinmerce d'oranges assez considérable, et tout permet ri'espérer
que le commerce du vin indigène, naguère florissant, aujourd'hui
anéanti par reffet de la ma'adie de la vigne, reprendra un jour son
essor.
La ville d'Horta s'étend sur le bord ^""e la mer, dans une position
pittoresque, en face de l'île de Pico. La baie dont elle occupe le
fond n'c-t exposée sans défense naturelle à l'action des vents que
du côté du sud-est. Au sud s'avance une éminence, composée d'im-
menses blocs de lave rouges ou noirs, et désignée sous le nom de
Mont-Brûlé [Monte Queimadu). Rien de plus lugubre que l'aspect
de ces roches, dont la coloration est encore aussi crue que le jour
où elles ont perdu leur incandescence. La mer, en les attaquant in-
cessamment, se charge d'en renouveler la surface et d'y maintenir
la vivacité des teintes. Cependant la portion culminante du massif
offre un petit plateau sur lequel est une charmante habitation en-
vironnée de pelouses et de jardins. Le mont Queimado, bien que
formant promontoire , offre des caractères semblables à ceux des
dômes volcaniques qu'on rencontre dans l'intérieur des terres. Par
conséquent, si l'éruption à laquelle il doit son origine a débuté au
sjin de l'eau, il est probable que la bouche du volcan a été prcmp-
tement mise à l'abri du contact de la mer, soit par un mouvement
ascendant du sol, soit par l'entassjment des premiers matériaux
sortis de la fournaise ardente.
Plus en saillie vers le sud, et relié au précédent par une étroite
langue de sable, se trouve un autre cône volcanique bien plus con-
sidérable encore, auquel sa position de sentinelle avancée a fait
donner le nom de mont Guia (guide) (1). Celui-ci est incontestable-
ment d'origine sous-marine : il est composé de lits de tuf super-
posés, stratifiés parallèlement aux pentes de la surface. Le revers,
tourné du côté de la ville, offi e une pente assez douce pour être cul-
tivée; il est divisé en comparlimens réguliers, doiit les uns sont des
jardins, les autres des champs de maïs. Des sentiers tracés au mi-
lieu des cultures conduisent sur la crête du mont. De là, l'intérieur
du cratère se présente sous la forme d'un immense entonnoir cn-
(I) Peut-C-tre le V'/rltable nom est-il Agu:a (aiguille), mais la forme du mont ne
nous parait pas justifier cette dénomination.
636 REVUE DES DEUX MONDES.
tr'ouvert du côté du sud. La mer pénètre par l'échancru'-e, et rem-
plit tout le fond de cette vaste dépression, connue sous le nom de
Caldeira do Inferno (Chaudière de l'Enfer). Les navires de com-
merce, qui parfois s'y abritent contre le vent du nord-est, parais-
sent bien petits auprès de la gigantesque circonvallation qui les
domine, et bien téméraires quand on songe qu'ils ont pris pour re-
fuge la bouche même du volcan.
Extérieurement, du côté du sud-ouest, le mont Guia, profondé-
ment miné par la mer, est creusé de grottes sonores que l'on par-
court en barque, et où l'on peut observer la coupe des assises du
tuf. Les coulées basaltiques, qui près de là descendent en pente
douce jusqu'au rivage méridional de l'île, sont également rongées
par les flots; quelques-unes, intactes à la partie supérieure, offrent
des lacunes à la base et ressemblent par suite aux arcades en ruines
d'un ancien aqueduc.
Des maisons de campagne luxueuses, des métairies entourées de
rians jardins et garanties du vent par de hautes murailles de lave,
des cabanes proprettes, se voient tout le long du chemin qui suit la
côte. Sous le ciel si doux des Açores, cette partie de l'île de Fayal
semble encore jouir d'un climat privilégié. Devant la porte de plus
d'une chaumière, des palmiers balancent leur élégant panache, et
des dragonniers au tronc volumineux dressent leur tête hérissée
d'une armure de feuilles épaisses et raides; des cactus aux formes
bizarres, étoiles d'involucres touffus et parés de couleurs éclatantes,
des crassulacées groupées en massifs non moins brillamment co-
lorés ou disposées en guirlandes, ornent les plus pauvres jardins et
couvrent de verdure les sombres murs des enclos.
A 3 kilomètres environ d'Horta, la côte s'infléchit vers le nord,
et la végétation prend aussitôt un aspect plus sévère. L'angle sail-
lant que fait le rivage en ce point est protégé contre la violence
des vagues par un amas volcanique qui ne tient au sol de l'île
que par une bande de laves large à peine de quelques mètres. La
roche qui compose ce monticule est d'un blanc bleuâtre; elle est
divisée en gros prismes accolés verticalement, semblables à la ma-
çonnerie d'un gigantesque édifice. Ces caractères sont tellement
frappans que la presqu'île a reçu, dès les premiers temps de l'oc-
cupation de Fayal par les Portugais, le nom de Castello Bianco
(château blanc), qu'elle porte encore aujourd'hui. L'étroite chaus-
sée qui conduit au sommet s'élève à pic de chaque côté, à AO mè-
tres environ au-dessus du niveau de la mer, et avec cela présente
une montée tellement rude que l'on doit éprouver une certaine ap-
préhension en s'y aventurant lorsqu'on n'a pas une grande habi-
tude de braver le vertige. Après l'avoir traversée, on se trouve sur
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 637
une crête demi-circulaire, au pied de laquelle s'étend du côté de
la mer une dépression profonde. Ce sont évidemment là les débris
d'un cratère dont les flots ont enlevé la partie la [)lus directement
opposée à leurs coups. La partie du rebord qui reste est nue et
stérile. D'après la tradition, à la fin du xvii« siècle, les habitans du
village voisin avaient élevé en ce lieu des constructions destinées
à leur donner refuge' dans le cas où ils auraient eu à subir la visite
inopinée des pirates algériens. Depuis longtemps de pareilles incur-
sions ne sont plus à craindre aux Açores : aussi n'existe-t-il main-
tenant, au sommet du môle de Castello Branco, que de rares ves-
tiges des bâtlmens qui y avaient été élevés. On y voit encore un
reste de pavage et des trous réguliers murés, ayant probablement
servi de cilernes. La partie basse, qui correspond au fond du cra-
tère primitif, est cultivée; mais le bénéfice de l'exploitation doit
être assez faible, car la récolte est dévastée chaque année par les
lapins, qui pullulent sur ce rocher, et qui, à la moindre alerte,
s'enfoncent dans les fentes de la falaise, oii il est impossible de les
poursuivre.
A partir de Castello-Branco, la côte devient de plus en plus
abrupte, et, lorsqu'on approche du village de Capello, situé vers
l'extrémité ouest de l'île, elle atteint à plus de 100 mètres de hau-
teur. La coupe de terrain qui s'y voit offre un bel exemple de l'a-
gencement des laves basaltiques. L'escarpement semble de loin
composé d'une série de bancs de roches noires, alignées horizonta-
lement et séparées par des lits minces de scories rougeâtres. Cha-
cun des bancs paraît au premier abord continu sur une largeur de
plusieurs centaines de mètres, comme si la lave qui les forme s'é-
tait répandue en large nappe à la surface du sol; mais une étude
plus attentive permet de décomposer ces assises, et fait reconnaître
en elles le résultat de la juxtaposUion d'une suite de coulées étroites.
Il n'y a donc là qu'une stratification imparfaite, bien différente de
celle qu'affectent les roches sédimentaires. Au pied de cette falaise
sort une eau thermale alcaline et sulfureuse comme celle de Gra-
ciosa.
La crête, qui se prolonge jusqu'à la pointe occidentale de l'île,
est formée par une rangée de cônes, dont quelques-uns, de masse
imposante, ont été certainement le produit de terribles éruptions. A
l'exception d'un seul, tous ces cônes ont été formés avant la dé-
couverte de Fayal. L'unique éruption dont l'homme ait été témoin
dans cette île est celle de 1672, dont le récit a été conservé par un
rapport inséré dans les annales municipales de la ville d'IIorta. Le
1*2 avril 1072, des tremblemens de terre se firent sentir dans la
partie occidentale de l'île, et se répétèrent les jours suivans. Ils
638 REVUE DES DEUX MONDES.
devinrent assez violens dans la journée du 15 pour déterminer les
habitans des villages de la zone ébranlée à abandonner leurs de-
meures. A part deux courtes périodes de repos, l'une dans la soirée
du 19, l'autre dans celle du 21, l'intensité et la fréquence des se-
cousses ud fir-nt qu'augmenter jusqu'au 2li. Enfin ce jour-là une
explosion formidabb a lieu, et un cratère s'ouvre sur l'arête com-
prise entre les villages de Capello et de Praia de Norte. En un mo-
ment, le ciel est obscurci par un nuage de cendres. Dans les par-
ties les plus reculées de l'île, le sol;iil, qui brillait quelques instans
auparavant de tout son éclat, se trouve voile d'une nuée fuligi-
neuse. A.U loin, l'atmosphère est infectée par l'odeur fétide de
l'hydiogène sulfuré. En même temps jaillit un fleuve de lave en
fusion qui descend vers le nord, couvrant une largeur d'environ
300 mètres. La terreur atteignit alors son plus haut degré; les ha-
bitans des villages voisins de la nouvelle bouche volcanique s'em-
pressèrent de se sauver à l'extrémité opposée de Fayal, quelques-
uns même se réfugièrent dans les autres îles de rarchipel. Comme
il arrive presque toujours en pareil cas, aussitôt l'éruption déclarée
les tremblemens de terre perdirent leur violence. Pendant les deux
jours qui suivirent l'explosion du dt-but, le calme aurait même
semblé presque rétabli, si l'on n'eût encore senti de temps en
temps quelques légères commotions du sol. Toutefois le 27 avril les
secousses redeviennent plus fortes, les explosions prennent une
nouvelle vivacité, et l'écoulement des laves se fait avec un redou-
blement d'abondance. Trois coulées descendent simultanément vers
la mer : deux du côté nord de l'île, la troisième sur le versant sud.
Une i)luie de cendres rougeâtres intercepte la lumière du jour et
flétrit les plantes. Le 28, on distingue neuf bouches qui rejettent
des fumées, des cendres et des scories embrasées. La principale
coalée atteint le rivage du côté nord, se précipite en cascade du
haut d'une falaise, et constitue au pied du rocher un récif peu
élevé au-dessus des flots. Le 30, les laves s'ouvrent un nouvel ori-
fice, et l'unique source que l'île possédait dans cette région se
tarit. Enfin les bruits souterrains et les secousses du sol s'alVaiblis-
sent, et le 1"" mai les explosions et les tremblemens de terre cessent
complètement. Seules, les pluies de cendres persistent pendant
quelque temps encore, et achèvent de détruire la végétation des
champs et des pâturages aux environs du volcan.
Il est à remarquer que les tremblemens de terre de cette érup-
tion causèrent à peine quehjues dommages dans la partie orientale
de l'île, tandis qu'ils ruinèrent de fond en comble les villages de la
région occidentale. Cette diiTérence si nettement tranchée dans
l'efiét des secousses t'ient presque certainement à la constitution de
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 639
la partie centrale de Fayal. Là en eflet se trouve le point médian et
pour ainsi dire l'onibihc du système éruptlf de lîle. De quelque
côté (jue l'on s'avance vers ce centre, il faut gravir des pentes pro-
noncées, et, quand on atteint la cime, on se trouve sur le rebord
d'une caldeira aussi remarquable par sa régulaiité que par sa pro-
fondeur. Cette caldeira est un vaste goull're circulaire de 2 kilo-
mètres de diamètre. La crête qui l'environne est en moyenne à
1,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le point culminant
qui occupe la partie ouest du contour est à une altitude de i ,022 mè-
tres, et le fond se trouve à iOO mètres au-dessous. De tous côtés,
la paroi intéi ieure est presque à pic. A l'ouest et au sud, d'impo-
santes masses de laves trachytiques s'y montrent divisées en
prismes verticaux de couleur grisâtre; en d'autres points, des bancs
de laves bleuâtres s'allongent au milieu de détritus volcaniques
scoiiacés ou ponceux.
Des sources limpides jaillissent de toutes parts. L'eau dégoutte
de roche en roche, se réunit en filets minces, qui plus bas se con-
vertissent en cascades retentissantes. Un bel euphorbe ai'borescent
[cuphorbia inellifcni) pousse dans les ravins à côté des rameaux
largement étalés des genévriers. Partout où les racines des plantes
peuvent s'enfoncer au milieu des matières désagrégées ou pénétrer
dans les interstices des roches, se développe une vigoureuse végé-
tât on. Le faya, autrefois si conunun dans l'île qu'il lui a donné
son nom, pousse encore librement en ce lieu, comme dans un der-
nier asile : des bruyères, des persea-, des myrtiles et surtout des
fougères se plaisent dans cet enfoncement, où i's trouvent un abri
contre la violence des vents et contre les ardeurs du soleil, en
même temps qu'un air constamment chargé d humidité. Deux cônes
de scories existent au fond de la caldeira; l'un d'eux se montre en-
core à découvert, mais l'autre est tellement boisj qu'il semble
n'être plus qu'un amas de verdure. La ponce qui recouvre l'exté-
rieur de 11 montagne se laisse f icilement entrahier par les eaux;
aussi a-t-elle été fortement ravinée par l'action des pluies. L-s ver-
sans du mo it sout creusés de sillons allongés et profonds, qui s'é-
cartent en divergeant comme les génératrices d'un cône. Entre ces
creux sont restées des parties proéminentes, des espèces de côtes
saillantes, garnies d'un lacis inextric.ible de bruyères et de buis-
sons.
Au pied des monticules de l'intérieur de la caldeira s'étend un
petit lac où aboadent les cyprins. La présence do ce poisson, com-
nuHi dans les eaux douces de la Chine, au fond d'un craî.ère volca-
nique des Açores ne pont guèie s'expli juer que par une importation
faite à d-^'ssiin. Beaucoup d'autres faits d'accUmatation d'espèces
6/10 REVUE DES DEUX MONDES.
animales étrangères viennent confirmer du reste la probabilité de
cette introduction. L'écrivain national le plus ancien des Açores, le
père Fructuoso, qui vivait à la fin du xv* siècle, rapporte que les pre-
miers navigateurs qui abordèrent dans ces îles n'y trouvèrent aucun
quadrupède; par conséquent, non-seulement les races domestiques
qu'on y lencontre, mais encore les autres espèces de mammifères,
sont toutes d'origine exotique. Le furet a été apporté pour la chasse
du lapin, qui avait été introduit le premier et avait pullulé outre
mesure. La belette, la souris, le mulot, le rat noir et son ennemi le
rat gris ou surmulot, ont été apportés par les navires. On connaît
par exemple la date exacte de l'arrivée du rat gris à Terceire. Au
commencement de notre siècle, une tempôle ayant mis en pièces un
bâtiment de commerce dans le port d'Angra, une troupe de ces ani-
maux s'échappa du milieu des épaves et gagna à la nage la ville,
où elle s'est multipliée, reléguant le rat noir dans les fermes et
dans les villages les plus écartés de l'île. La chauve-souris, com-
mune notamment à San- Miguel, appartieat à une espèce nom-
breuse en Belgique et en Hollande. Or, quand on sait qu'un grand
nombre des premiers colons des Açores sont venus des Flandres,
on ne s'étonne plus de voir l'unique cheiroplère de ces îles assi-
milable aux individus d'une espèce ihimande. 11 y a une quaran-
taine d'années, on a essayé sans succès d'acclimater le dromadaire;
on a même, par un caprice bizarre, tenté d'introduiie le loup;
Enfin l'exemple le plus curieux et le plus authentique de tous est
celui de l'introduction de la grenouille. En 1820, un riche pro-
priétaire de San- Miguel déposa dans un lac de son île quelques
grenouilles apportées de Lisbonne. Depuis lors, ces batraciens se
sont multipliés à l'excès, et le soir assourdissent de leurs coasse-
mens les bords naguère silencieux des ruisseaux et des nappes
d'eau.
Il n'existe aux Açores ni tortue terrestre, ni couleuvre, ni vipère,
ni serpent d'aucune espèce. L'embranchement des reptiles n'y est
représenté que par un joli petit lézard que l'on trouve à Graciosa,
seulement dans le voisinage des habitatiotis. Ce lézard [l/tcerlus
Dugesii) appartient à une espèce de Madère. H. Drouet, qui le pre-
mier en JS()0 a signalé ce saurien à l'attention des naturalistes,
semble le regarder comme assez rare alors à Graciosa; mais cette
année mêtne, en 1872, j'ai pu constater qu'il était extrêmement
abondant dans la même localité, ce qui semble prouver qu'il s'y
est rapidement multiplié, et que probablement il y était d'introduc-
tion très récente au moment où il a été vu par notre compatriote.
Le crapaud a été, il y a peu d'années, importé d'Amérique; toute-
fois cette singulière tentative de naturalisation n'a pas réussi; mal-
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 641
gré la douceur et l'humidité du climat, le nouvel hôte n'a pas tardé
à disparaître.
Avec le cyprin, le seul poisson d'eau douce que l'on ait signalé
aux Açores est l'anguille commune de nos rivières de France. Elle
ne se rencontre jamais dans les lacs, elle vit seulement dans quel-
ques cours d'eau; le savant zoologiste Morelet est porté à la re-
garder comme indigène à cause des conditions toutes spéciales
dans lesquelles on la trouve. Des cascades de plus de 30 mètres
de haut s'observent à la partie inférieure de plusieurs des ruis-
seaux qu'elle peuple; il existe même à San-Miguel une petite ri-
vière, la Gorriana, dans laquelle on en trouve de nombreux indi-
vidus, et qui forme entre les villages de Maia et de Porto-Formoso
une cascade d'environ 100 mètres, interrompue pendant l'été. On
ne peut donc raisonnablement supposer que cette espèce se soit
propagée d'une rivière à l'autre en franchissant par mer l'espace
qui les sépare et en remontant des cascades aussi élevées; d'autre
part, Morelet ne veut pas admettre qu'il ait pu exister aux Açores
un amateur de pisciculture assez passionné pour aller porter des
anguilles dans la partie supérieure des principaux cours d'eau de
l'archipel. L'idée de multiplier un poisson d'eau douce paraîtrait,
dit-il, sans doute fort singulière aux insulaires des Açores. Cette
hypothèse ne nous semble pourtant pas dénuée de vraisemblance,
quand on songe aux efforts persévérans des Açorienspour doter leur
pays de ce qui peut l'enrichir en productions animales et végétales.
On peut donc considérer l'anguille ainsi que les cyprins comme des
poissons étrangers apportés et acclimatés aujourd'hui dans les eaux
douces de l'archipel.
Les essais d'acclimatation tentés aux Açores ont porté jusqu'à
présent de préférence sur les plantes. Les Anglais et les Américains,
qui sont nombreux à Fayal, ont contribué beaucoup à propager le
goût de l'horticulture. Un citoyen américain qui, sous le nom de
Dabney, a pendant quarante ans exercé les fonctions de consul des
États-Unis à Fayal, a été surtout l'agent principal de ce progrès.
Cet homme distingué, descendant de la famille française de d'Au-
bigné, a imprimé à tout ce qu'il a touché le cachet de l'esprit
entreprenant et ferme du vieux sang huguenot qui coulait dans
ses veines. Les grands établissemens commerciaux de Fayal ont
été son œuvre. 11 est parvenu à fonder un commerce d'échanges
régulier entre les Açores et le continent américain, et à faire de
son île une sorte d'entrepôt pour les navires de tous pavillons qui
sillonnent la partie voisine de l'Atlantique. Enfin, préoccupé de
l'avenir réservé aux essais botaniques, il a transformé des champs
à peine défrichés en jardins splendides, qui sont aujourd'hui le plus
TOME cm. — 1873. 41
6/i2 REVUE DES DEUX MONDES.
bel ornement de la ville d'Horta. Son rôle de négociant l'appelait
souvent en Amérique et en Europe, et à chaque voyage il ne man-
quait jamais de rapporter des graines, des boutures ou des ar-
bustes. Plusieurs des arbrisseaux qu'il a plantés sont devenus de
grands arbres, monumens vivans appelés à perpétuer la mémoire
de cet homme de bien. Un araucaria excelsa, qu'il avait apporté
de Boston il y a quarante-quatre ans dans un petit vase de grès, est
aujourd'hui un arbre magnifique qui s'élève à plus de hO mètres de
haut. Cet araucaria est, dans l'archipel açorien, le premier qui ait
donné des graines fertiles. En 1867, lors de mon premier voyage à
Fayal, on croyait encore que sous le ciel des Açores cet arbre ne
pouvait se reproduire que par bouture; mais depuis lors, et à plu-
sieurs reprises, on a constaté la germination des graines tombées
au pied de l'arbre. Dernièrement, j'ai pu voir à l'ombre de ses ra-
meaux une multitude de petites plantes frêles et souffreteuses,
appelées un jour à posséder la taille et le feuillage du géant vé-
gétal.
D'autres arbres, de provenances les plus diverses, poussent côte
à côte, et rivalisent de fraîcheur et de force. Le chêne, le hêtre,
l'orme, le tilleul et les autres essences forestières d'Europe s'élè-
vent au milieu de leurs nombreux congénères importés des forêts
américaines. Un même enclos renferme à la fois les cryptomeria du
Japon, les acacias de l'Australie, les proteacées du cap de Bonne-
Espérance, le tulipier de la Virginie, le taxodium des bords du Mis-
sissipi, les palmiers africains, les aralia de la Chine, le palissandre,
l'eugenia du Brésil, l'anona des Antilles, le pin de l'Himalaya, le
cèdre du Liban. Même variété dans les arbustes et dans les plantes
herbacées qui décorent ces lieux féeriques. Les murs de^ clôtures
disparaissent sous un amas de guirlandes de verdure et de fleurs.
Les corolles rouges des bignonia, les grappes bleucâtres des glycines
s'y mêlent aux fleurs jaunes du siigmophyllum ciliareet aux larges
feuilles gaufrées du diploclœnia splcndens. Cette luxuriante végéta-
tion est distribuée avec tant de goût et d'art qu'elle semble presque
spontanée; on a besoin d'un effort de réflexion pour se rendre
compte du soin qu'il a fallu apporter et de la dépense considérable
qu'il a fallu faire pour obtenir un pareil résultat.
Malgré le caractère laborieux et intelligent de la population de
Fayal, aucune industrie un peu importante n'a pu jusqu'à présent
s'établir dans l'île. Les matières premières proviennent de l'étran-
ger. Le combustible fait défaut. L'unique cours d'eau susceptible
de fournir une force motrice utilisable n'est nullement aménagé : il
est presque à sec pendant l'été, tandis que l'hiver il se transforme
en un torrent fougueux. Certaines entreprises qui semblaient avoir
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 6^3
quelques chances de succès local n'ont même pas réussi. Ainsi on
a essayé d'établir à Ilorta une boulangerie fournissant un pain de
meilleure qualité que celui qui est en usage dans cette ville, et l'on
a échoué contre l'indifférence et peut-être aussi contre les goûts
invétérés de la population. On a importé et installé un outillage
mécanique pour la confection des clous, dont il se fait un emploi
considérable dans la construction des caisses destinées, au transport
des oranges. Des droits de douane élevés semblaient assurer une
protection efficace à cette fabrication; mais on avait oublié de tenir
compte de la fraude, et au bout de très peu de temps le fondateur
du nouvel établissement dut reconnaîtra qu'il ne pouvait soutenir
la concurrence des usines américaines, qui trouvaient le moyen de
faire pénétrer leurs produits dans les îles en échappant au paie-
ment des taxes.
Il existe cependant à Fayal quelques petites industries qui témoi-
gnent d'une dextérité extraordinaire chez ceux qui les exercent. Les
femmes de l'île tissent avec du fd d'agave des dentelles d'une déli-
catesse extrême, et font en coton des bas à jour qui ont été l'objet
d'une récompense à l'exposition de 1867. Pendant plusieurs années
ces bas ont joui d'une certaine vogue aux États-Unis; mais là comme
ailleurs la mode change, et en ce moment les pauvres tricoteuses faya-
laises chôment. Un autre genre de travail, plus spécial à l'île de
Fayal, est la fabrication de petits ouvrages en moelle de figuier.
Cette matière, d'un blanc de neige, prend sous l'instrument tran-
chant les formes les plus variées : on en fait des bouquets d'une
finesse exquise, des dessins en relief qui représentent des animaux,
des plantes, des navires, des allégories diverses. Les ouvrières oc-
cupées à ce métier sont de véritables artistes. Deux d'entre elles
ont un jour exécuté sous mes yeux quelques objets, et j'ai été vive-
ment frappé de leur bon goût et plus encore de leur habileté ma-
nuelle. Avec un simple rasoir, elles donnaient à la moelle de figuier
des surfaces arrondies qui avaient l'éclat et le modelé du marbre
de Carrare : tantôt elles le découpaient en lamelles si minces que
leur travail aurait fait envie au micrographe le plus exercé. La van-
nerie de Fayal mérite aussi une mention particulière. Elle fournit
au commerce de charmantes petites corbeilles finement tressées et
décorées de traits d'un rouge vif.
Dans les autres îles de l'archipel des Açores, aucune industrie
locale ne vaut la peine d'être signalée, si l'on excepte toutefois la
confection des fleurs en sucrerie, qui a lieu encore dans les couvens
de Terceire, et la fabrication des couvertures de lit, qui se fait sur-
tout à Pico et à Florès. Ces couvertures sont formées d'une grande
pièce de toile blanche, dans laquelle sont passés, perpendiculaire-
6M REVUE DES DEUX MONDES.
ment les uns aux autres, des fils de laine de couleurs variées, de
manière à figurer une sorte de damier multicolore , dont chaque
compartiment est divisé lui-même en petits rectangles de deux ou
trois teintes difTérentes.
Fayal possède au fond de la baie d'Horta un petit fort dont les
canons n'ont jamais eu d'emploi belliqueux ; ils servent à répondre
aux salves des navires de guerre, à célébrer les fêtes nationales et
les anniversaires religieux. Les soldats peu nombreux qui y tien-
nePit garnison ne sont guère utiles que lorsqu'un vaisseau étranger
vient stationner dans la rade et que des bandes de matelots des-
cendent à terre pour jouir de quelques heures de liberté. Alors c'est
parfois une tâche rude de maintenir la tranquillité dans les rues
ordinairement si paisibles d'Horta; il est arrivé dans de telles
circonstances que le sang a coulé, et que la tranquillité n'a pu
être rétablie que par l'intervention énergique de la force armée.
De tels désordres sont heureusement fort rares; aussi les marins
de toutes les nations reçoivent-ils généralement un excellent ac-
cueil à Payai. Nos officiers de marine sont unanimes pour vanter
les agrémens de cette station. Avouons cependant que, durant
notre déplorable guerre avec la Prusse, les sympathies de la po-
pulation fayalaise n'ont pas été toutes du côté de la France; l'ab-
surdité de la déclaration de guerre nous avait aliéné plusieurs
des meilleurs esprits. Deux camps d'opinion opposée s'étaient for-
més dans la ville d'Horta. La présence d'un navire prussien blo-
qué dans les eaux des Açores par une frégate française augmentait
encore la division et rendait les discussions plus vives. Les jeunes
filles elles-mêmes , prenant parti pour l'une ou l'autre des deux
nations, portaient dans les bals, à leur corsage, de petits dra-
peaux aux couleurs du pays qu'elles favorisaient de leurs vœux.
Toutefois la dureté des conditions que nous avons dû subir au
terme de la lutte et surtout l'annexion violente de nos compatriotes
d'Alsace et de Lorraine ont enfin ouvert les yeux de ceux qui nour-
rissaient contre nous les préventions les plus fortes, et nous ont
ramené les cœurs. H n'est plus maintenant aucun Açorien qui ne
désire fermement la libération de la France et le rétablissement de
sa prospérité.
F. FOUQUÉ.
LES ANCIENS BANQUIERS
FLORENTINS
SOUVENIRS d'un VOYAGE A FLORENCE.
De toutes les républiques italiennes du moyen âge, Florence fat
assurément la plus puissante et la plus illustre. Elle sut habilement
se servir des navires de Pise et de Gènes, et aborder avec eux, elle
qui n'avait pas de ports de mer, tous les marchés de l'Europe et de
l'Orient. Elle fut grande par les armes comme par les affaires, et
conquit peu à peu toutes les républiques voisines; Pise, Sienne,
finirent par se ranger sous sa loi. C'est au commerce surtout que
Florence a du ses succès. On est étonné de voir que les historiens
qui nous ont parlé d'elle, soit les vieux chroniqueurs, tels que
Dino Compagni , Villaiii , Ammirato, Machiavel , soit les historiens
de nos jours, tels que Sic^mondi, aient glissé légèrement sur cette
véritable cause de la grandeur florentine. Villani, qui fut l'associé
des plus puissantes compagnies de banque de son temps, qui voya-
gea pour elles dans toute l'Europe, nous parle à peine des opé-
rations de ces riches marchands; la lutte incessante des guelfes et
des gibelins est surtout ce qui le préoccupe. Il faut en dire autant
des autres chroniqueurs. Si l'on écrivait l'histoire politique mo-
derne de l'Angleterre, on pourrait passer sous silence le travail des
mines, des forges, des manufactures, qui a créé cependant l'énorme
richesse de ce pays; en effet, ce ne sont ni les exploitans de mines,
ni les maîtres de forges, ni les filateurs de coton qui y sont à la tête
des affaires. A Florence, il en était autrement : les plus grands mar-
chands de la république furent les chefs des principales factions
de cette turbulente cité, notamment de la faction guelfe.
QflQ RETUE DES DEUX MONDES.
Dans de récens voyages à Florence, nous avons rencontré quel-
ques-uns des descendans des célèbres directeurs de ces compagnies
de marchands et de banquiers qui firent de la république florentine
le premier état du xiii^ siècle. Dans les bibliothèques, dans les ar-
chives des familles, nous avons retrouvé des manuscrits inédits fort
curieux, même des livres de commerce ; enfin, en parcourant l'an-
cienne ville, nous avons relevé sur place avec les mêmes noms la
plupart des rues, des édifices, des palais, où se fit pendant plusieurs
siècles tout le grand commerce florentin. Armé de ces documens,
il est possible d'interroger le passé et de le faire revivre. On constate
ainsi non-seulement que la plupart des usages commerciaux que
l'on regarde comme récens, la tenue des livres, le billet de banque,
les institutions consulaires, étaient déjà répandus et remontaient
même plus loin, mais encore que jamais, à aucune époque, il ne
parut une réunion aussi imposante d'hommes d'affaires dont la plu-
part comptaient la durée de leur maison par siècles, et avaient
établi leurs relations sur tout le monde alors connu, de Londres à
Pékin. Néanmoins le fait le plus saisissant qui ressortira de cette
étude, c'est que les grandes choses se font surtout par la liberté,
et qu'un état n'est fort qu'autant que les citoyens s'intéressent à la
chose publique. Nous verrons Florence tomber et son commerce
disparaître le jour où, ne cherchant plus qu'à jouir de ses richesses,
elle remettra ses destinées aux mains d'un seul homme, sorti lui-
même de ces grandes familles de marchands qui au moyen âge
portèrent jusqu'aux confins du monde le renom de la république
florentine.
I.
Jusqu'au commencement du xii' siècle, les documens précis
manquent sur le commerce florentin. A cette époque, Florence,
dont le passé était très ancien, puisqu'elle avait été tour à tour
étrusque et romaine, détruite par Totila, reconstruite par Gharle-
magne, soumise aux empereurs allemands, dont elle secoua bien
vite le joug (1080) pour se transformer en république, Florence
nous apparaît tout à coup comme une cité marchande déjà très
riche, constituée sur de sages lois, peuplée de puissantes familles,
étendant au loin ses relations. Le travail de la laine soit indi-
gène, soit tirée du dehors, et la manipulation des draps achetés
bruts à l'étranger, notamment en France et dans les Flandres, ce
qui leur faisait donner le nom de draps français, composaient la
principale industrie de cette république. Il faut y joindre aussi
ANCIENS BAN^QUIEr.S FLORENTINS. Gh7
l'industrie de la soie, Varie délia seia, et enfin le métier du change
et de la banque, sans lequel tout ce commerce n'aurait jamais pu
s'exercer.
Dès l'an 1100', on constate à Florence l'existence des consuls ou
magistrats du collège des arts. Le travail de la laine formait ce
qu'on appelait Vartc delta lana. Une grande partie de ces laines
venait d'Espagne, mais surtout d'Angleterre et d'Ecosse, où on les
achetait aux couvens; cà Florence, on les tissait, on les passait à la
teinture. Les rues où se pratiquaient ces diverses industries exis-
tent encore : via dei Cimatori (tondeurs de draps), délie Caldaje
(des chaudières), corso de' Tintori (des teinturiers). L'alun, indis-
pensable comme mordant pour fixer les couleurs, était acheté aux
mines voisines de la maremme toscane. Les déblais, les résidus de
ces anciennes exploitations ont été transformés peu à peu en une
sorte de pouzzolane artificielle par une longue exposition à l'air.
Aux environs de Massa-Marittima, de Campiglia, ces carrières sont
encore accessibles. L'une d'elles, à Montione, est toujours en ac-
tivité; elle était sous les Médicis et les grands-ducs de la maison
de Lorraine et elle est encore aujourd'hui une propriété de la cou-
ronne. Les couleurs employées étaient surtout végétales. Le pastel
ougnado (en vieux français guède) servait à teindre en bleu; l'indigo
était alors inconnu en Europe. La garance [robbia), qui était culti-
vée en Toscane depuis le temps des Romains, donnait la couleur
rouge, qu'on préférait pour les draps sur tous les marchés d'Asie.
On teignait en pourpre avec l'orseille [oricclla). Cette plante fut
introduite du Levant par une famille de marchands, qui tira de là
son nom, les Oricellari ou Rucellai. On voit encore un de leurs
palais, d'une magnifique architecture, dans la rue de Vigna-Nuova.
Ce sont les jardins des Rucellai, dépendant d'une autre demeure,
qui furent si célèbres au temps de Machiavel et des néo -platoni-
ciens. L'orseille, que ces marchands introduisirent dans la teintu-
rerie florentine, est une sorte de mousse ou lichen qui croît su'*
certains arbres; pour en tirer la couleur qu'elle contient, on la fai
sait fermenter dans l'urine. Retrouvée de nos jours à Madagascar,
à Mozambique, elle forme un des principaux élémens du commerce
de ces lointaines contrées.
Non contente des draps qu'elle fabriquait, Florence en recevait,
avons-nous dit, de l'étranger à l'état brut, et leur faisait subir de
nouvelles préparations. On les foulait, les teignait de nouveau, les
pliait différemment, en un mot leur donnait la finesse, la couleur,
le lustre, les dimensions que réclamaient les modes et les usages
du temps. Les draps ainsi préparés étaient surtout envoyés à Tunis
et dans tout le Levant. On appelait cette industrie Varie di Cali-
6A8 REVUE DES DEUX MONDES.
mala (1), du nom de la rue où elle s'exerçait, et aux abords de la-
quelle on Yoit encore aujourd'hui des marchands de draps qui
étalent leurs montres dans des magasins vieux de sept cents ans.
Ces boutiques portaient le nom de fondacci (au singulier fondaco)^
et chaque compagnie de marchands avait la sienne.
L'art de Calimala allait de pair avec l'art de la laine. Celui-ci
avait son centre et le lieu de réunion de ses marchands à Calimala
même. Là est une vieille tour massive, crénelée, qu'on appelle
VArchivio de' contratti, parce qu'on y enregistre les contrats. Sur
les faces de cette tour est sculpté le mouton couronné porteur de
la bannière à la croix de gueules, enseigne des marchands de laine
florentins. Cet écusson est de l'an 1308, comme nous l'apprend
l'inscription en écriture gothique gravée au-dessous (2). C'est dans
cette tour que résidaient les prieurs ou consuls de la laine. Dans la
rue de Porla-Rossa, où débouche Calimala, se tinrent en 1266 (3)
les premières réunions des marchands de draps et des podestats de
la république, d'où sortirent les règlemens qui régirent les corps de
métiers. L'art de la soie s'exerçait dans le voisinage, et l'on voit
encore debout l'édifice où siégeaient les consuls qui y présidaient.
A côté est la ruelle appelée vicolo délia Seia, qui a conservé son
nom primitif. Ce quartier jouissait de grands privilèges : on ne
pouvait y entrer en armes, on ne pouvait y être poursuivi pour
dettes. Ceci montre le cas que faisait la république florentine de
ceux qui appartenaient à l'art de la soie. Au-delà de l'Ârno est la
rue des Vellu/i, où se fabriquaient les velours. La famille qui la
première entreprit cette industrie, où elle s'enrichit considérable-
ment, en tira ce nom de Velluti qu'elle a conservé.
Le change et la banque se faisaient en pleine rue, peut-être via
de' Tavoh'ni, comme qui dirait rue des Comptoirs. Le banquier
était assis devant une petite table, banco ou tavolino, sur laquelle
était étendu un tapis vert, et avait devant lui un sac d'écus et un
livre de compte. Le florin d'or de Florence, frappé en 1252 en sou-
venir de la bataille de Monteaperti, où le parti guelfe chassa le
parti gibelin, était pris comme étalon. C'était et ce fut pendant plu-
sieurs siècles la meilleure monnaie d'Europe; elle était d'or pur à
2i karats [h). Le sultan de Tunis, l'ayant vue, en augura si bien du
(t) Calimala, de callis malus, ou mauvaise rue, parce qu'elle menait aux mauvais
lieux. Calle, dans le vieil italien comme en espagnol, veut dire rue, passage.
(-) Le millésime est très apparent, sauf le cliiffre des dizaines et des unités. Do-
mus curiœ artis lanœ civitatis Florent iœ se lit très distinctement.
1.3) Et non on 1256, comme dit une inscription en marbre apposée sur la façade de
la maison où ces réunions eurent lieu.
(4) Le florin pesait 72 grains, soit 3 grammes 537 milligrammes d'or pur, lesquels,
ANCIENS BANQUIERS FLORENTINS. (5hd
peuple qui l'avait frappée, qu'il concéda tout de suite aux Floren-
tins les mêmes privilèges qu'il avait jusque-là réservés aux seuls
Pisans. Les banquiers portaient le nom de cambiatori ou changeurs;
on réservait celui de mcrcalanti ou marchands à ceux qui faisaient
le commerce de la laine ou de la soie et aux drapiers de Gaîimala (1).
Presque tous les grands banquiers faisaient du reste aussi partie
des corporations de marchands.
Pour essayer les monnaies, les changeurs se servaient d'une
pierre de touche. Ou sait que l'or frotté sur cette pierre y laisse
une empreinte bien visible qu'on attaque par les acides, l'eau forte
par exemple ou acide nitrique. L'acide dissout les métaux alliés à
l'or sans entamer ce dernier. La trace qui reste, comparée à d'autres
faites avec des touchaux d'or d'un titre connu, permet de juger assez
exactement du degré de pureté, de ce qu'on appelle le titre du mé-
tal essayé. En ces temps, la chimie n'olFrait pas pour ces sortes
d'essais de moyens plus précis que celui-là, qui s'est du reste em-
ployé jusqu'à nos jours, et l'hôtel des monnaies de Florence, la
Zecca, dont quelques-uns des plus grands banquiers se firent les
fermiers, n'en connaissait pas d'autres.
Autour des demeures des principaux marchands était une galerie
couverte, appelée loge, où l'on se réunissait pour traiter les affaires.
C'était là qu'on fixait les prix de la soie, de la laine, des draps, du
change. C'était là qu'arrivaient les courriers, les agens des compa-
gnies marchandes, là qu'on recevait les nouvelles de mer et des
diverses places d'Europe, d'Afrique et d'Asie. Chaque maison com-
merciale avait ainsi sa bourse à portée de ses bureaux. Comme la
foule attire la foule, c'était là aussi que le peuple du voisinage s'as-
semblait à certaines heures, surtout les jours de fête, pour jouer
aux dés, apprendre les nouvelles. Là se donnaient les rendez vous.
Ces loges ont disparu; i! n'en reste plus que le nom et la place. Les
loges des Albizzi, des Adimari, des Maggi, des Rucellai, des Pert;zzi,
des Mozzi, dos Bardi, furent les plus célèbres. Ce nom de loge s'est
conservé à Gènes pour désigner la bourse; à Marseille, on l'a aussi
employé tout le temps que la bourse s'est t .mue dans le même local
qu'au moyen âge, c'est-à-dire jusqu'à la fin de la restauritîo:].
La loge entourait la maison du marchand, du banquier. Celle-ci
était généralement un vaste et magnifique hôtel, un paluzzOy oii le
calculés au taux de 3 francs 4i cent, le gramme, repi-f^sentent l'équivalent de 12 fr.
17 cent, de notre monnaie actuelle. C'est la valeur intrinsèrfue du florin; mai* il no
faut pas oublier que le prix de toutes choses, notamment celui du blé, a triplé et qua-
druplé depuis le xiii* siècle.
(1) Tal fatto è Fiorentino, e cambia e merca... (Dante, Paradis, xvi.)
650 REVUE DES DEUX MONDES.
maître habitait avec tous les siens. Souvent une rue entière était
occupée par la même famille. Les luttes civiles qui se renouvelaient
presque chaque année exigeaient ce groupement. II y a encore à
Florence la place des Peruzzi, la rue des Tornabuoni, des Albizzi,
des Greci, des Bardi, des Cerchi. Ces anciens palais, toujours de-
bout, donnent à l'architecture civile de Florence un cachet spécial
que l'étranger n'oublie pas. Ils sont bâtis de pierres massives, tail-
lées rudement, en bossages, surtout aux fondations où quelques-
uns des blocs sont énormes. Les murailles sont épaisses comme
celles d'une forteresse. La porte s'élève souvent au-dessus du ni-
veau de la rue; on y monte par des escaliers. Les fenêtres sont peu
nombreuses, assez étroites, dessinées en voûte, disposées sur deux
ou trois étages au plus. Le long de la façade principale sont des
anneaux de fer à diverses hauteurs, élégamment ciselés. Les jours
de fête, on y mettait les bannières, les torches. Aux angles sont par-
fois des ornemens en bronze ou des lanternes en fer forgé, dont
quelques-unes sont un chef-d'œuvre d'art, comme les lanternes du
palais Strozzi. Dans certains palais, on voit aussi sur les façades les
crochets de fer qui servaient à suspendre la laine au moyen de bâ-
tons transversaux. Loin de rougir de leur métier, les marchands
florentins le tenaient en honneur; c'était une gloire d'appartenir à
l'art de la laine.
Ces palais, dont quelques-uns ont soutenu des sièges et portent
la trace de l'incendie, comme ceux des Bardi, des Albizzi, sont pour
la plupart des types d'architecture, surtout les plus modernes. Ils
ont gardé de l'ordre étrusque primitif le lom'd et robuste appareil
en pierre de taille. L'art des constructions à Florence comme à Ve-
nise revêt un cachet original; mais, tandis que Venise, ville presque
orientale, emprunte ses inspirations aux Arabes et aux Byzantins,
Florence reste fidèle à l'ancien type toscan. Les palais Strozzi, Me-
dici, Antinori, Rucellai, Pazzi ou Quaratesi, ont été visités par tous les
voyageurs. Les palais Spini, Mo^zi, Buondelmonti, Davanzati, Bardi,
Caponi, Albizzi, Alessandri, de dates plus anciennes, méritent éga-
lement d'être cités. On connaît le palais Pitti, qui a servi de rési-
dence aux Médicis, devenus princes de Toscane, plus tard aux
grands-ducs de la maison de Lorraine, et qui appartient encore à
la couronne.
Indépendamment de leuvpalazzo et de leur loge, les plus grandes
familles avaient ce qu'elles nommaient leur tour , signe d'antique
noblesse. C'étaient de véritables tours en pierre, dont quelques-
unes sont haules encore de 25 à 30 mètres , mais qui avaient le
double de hauteur quand elles étaient intactes. Telles furent les
premières habitations de Florence, empruntées sans doute aux
ANCIENS BANQUIERS FLORENTINS. 651
Etrusques de la station voisine de Fiesole. Ces tours, de forme
carrée ou rectangulaire, ont seulement quelques mètres de côté,
sept ou huit au plus. Elles sont munies d'une porte dans le bas,
le plus souvent d'une seule fenêtre à chaque étage. Beaucoup ont
en apparence disparu, transformées, badigeonnées ou enchevêtrées
dans des constructions d'âge plus récent. Quelques-unes sont en-
core intactes, pour ainsi dire isolées. Telle est la fameuse tour des
Girolami, dans la rue Por-Santa-Maria, ainsi nommée parce que la
porte Sainte-Marie, qui faisait partie de la première enceinte de
Florence, s'ouvrait sur cette rue. Non loin de la tour des Girolami
est celle dite des Buondelmonti. On y pénètre par une maison voi-
sine; on y monte par un escalier en bois vermoulu. De distance en
distance s'ouvre une étroite fenêtre. Aux angles débouche parfois
un soupirail par lequel on a jour sur l'extérieur. Cette ouverture
était sans doute ménagée non-seulement pour donner passage à la
lumière, mais encore pour surveiller l'ennemi, lancer des flèches.
Un gamin qui me montrait cette tour ma fit l'histoire des premiers
possesseurs. « C'est de là que partit Buondelmonte, dit-il, quand
il fut assassiné par les Amidei à l'entrée du Pont-Yieux, là où était
la statue de Mars, protecteur de Florence. Ainsi commencèrent les
luttes des guelfes et des gibelins. » Le jeune cicérone avait bien
retenu sa première leçon d'histoire flbrentine (1).
Toutes ces tours étaient crénelées. A la forme des créneaux, on
pouvait désigner le parti auquel appartenait la famille maîtresse
d'une tour. Les créneaux rectangulaires,, pleins,, étaient guelfes; les
créneaux taillés en pointe aux extrémités, évidés sur le milieu,
étaient gibelins. Qaand un décret des podestats força les habitans à
décapiter leurs tours, c'est-à-dire à en diminuer la hauteur, ces
signes disparurent, mais les guelfes et les gibelins continuèrent à
S3 distinguer entre eux à la façon de saluer, de se vêtir. Quelque-
fois les membres d'une môme famille étaient de. partis opposés, et
cela se vit surtout quand à la faction des guelfes et des gibelins
succéda celle des blancs et des noirs, ou des C-rchi et des Donati.
Les tours marquaient, au milieu des luttes civiles, le lieu de ras-
semblement des habitans d'un même palais, d'une même rue. Elles
sont encore plus massives que les palais qui leur ont succédé, et
l'âge, au lieu de les entamer, n'a fait que les consolider davantage.
(1) Dans une des tours voisines de celle do Buondelmonti a été retrouvé, il y a
quelques années, un véritable agenda de poche, oublié dans une cachette. Les feuilles
de ce carnet sont en hois, recouvertes d'une couche de cire; le marchand y notait
ses affaires de chaque jour. Quelques feuilles ayant dispara, le nom du possesseur et
le millésime ne peuvent être indiqués; on peut fixer, comme date approximative, l'an
1300..
652 REVUE DES DEUX MONDES.
A l'extérieur, la pierre est unie, taillée en rectangles de moyenne
dimensions; à l'intérieur, la maçonnerie est de moellons irréguliers,
quelquefois de gros cailloux roulés arrachés au lit de l'Arno. L'é-
paisseur des murs atteint jusqu'à 2 mètres. La date de ces con-
structions est évidemment pour la plupart étrusque ou romaine. Le
mortier a fait si bien prise que tout cela n'est plus qu'une masse
inébranlable de haut en bas; la mine et l'acier auraient peine à l'en-
tamer. A Por-Santa-Maria, on compte dans un très petit espace jus-
qu'à sept de ces tours. Au cœur du vieux Florence, là où est au-
jourd'hui le marché vieux (Mercato-Vecchio), on en compte un
plus grand nombre; une ancienne église du lieu porte même le
nom de San-Miniato tra le lorri. C'est là qu'avaient leur résidence
les plus anciennes familles de la ville, les Agli, les Yecchietti, les
Cardinali, les Brunelleschi, les Amieri, les Tosinghi, les Ughi, les
Gondi. Les Médicis sont sortis également de là. Un peu plus loin,
via San-Martino, est la tour que l'on montre comme ayant été la
maison de Dante. Les grandes familles venues plus tard à Florence
eurent leur résidence dans les faubourgs ; les Bardi, les Albizzi ,
étaient de ce nombre.
Le coin du vieux Florence où nous sommes mérite d'être décrit.
Depuis les premiers temps, il n'a pas changé. C'est toujours le
même dédale de rues étroites," tortueuses, la plupai't sans issue,
que le soljil ne visite jamais, et que le balai ou l'arrosoir municipal
visitent encore moins. Le climat, les luttes intestines, autorisaient
ces dispositions. Aucune ancienne ville, pas même Gènes, sous
ce rapport si curieuse, pas même Marseille, dont quelques rues
n'ont pas varié d'aspect depuis le temps des Phocéens, ne ren-
ferme un quartier d'allure aussi pittoresque. Dans cette partie du
vieux Florence se tient toujours le marché. Depuis huit cents ans,
les étals en plein air sont presque restés les mêmes. La boucherie,
la poissonnerie, occupent la rue par droit imprescriptible; les mar-
chands de légumes sont à côté. C'est là que le dialecte florentin
aux sons gutturaux, qui rappellent ceux de l'arabe et de l'espa-
gnol, et qui viennent sans doute de l'étrusque, aux syllabes mu-
sicales, sautillantes, règne dans toute sa pureté. Pour l'ouïr, il n'est
pas besoin d'aller au spectacle assister aux farces de Stenterello, —
le bouffon de Florence, comme Pulcinella est celui de Naples, — il
suffit de passer au Mercato-Yecchlo, à la place aux heibes, de lon-
ger la rue de Galimala et celle des Strozzi, où se tient également
le marché.
Le Mercato-Vecchio s'est de tout temps appelé de ce nom, même
au xi« siècle. Il est probable que c'est sur cet emplacement que
les maraîchers de Fiesole, descendus de leurs hauteurs, venaient
ANCIENS BANQUIERS FLORENTINS. 653
vendre leurs denrées aux Florentins, qui habitaient la plaine de
l'Arno. Le nouveau marché, Mercaio-JSuovo, dans la rue Porta-
Rossa, n'a de marché que le nom. On y trouve réunis à cercains
jours de la semaine, à certaines heures, les paysans de la ban-
lieue qui viennent là traiter leurs affaires et vendre la paille tressée
dont on fait ces jolis chapeaux au tissu si délicat, en grand renom
auprès des dames. Précédemment, c'était là que se tenait la bourse
des négocians, quand les anciennes loges eurent peu à peu disparu.
Ce prétendu marché n'est du reste qu'une galerie couverte qu'oc-
cupent aussi des boutiques, des bazars ambulans. Le toit en est
soutenu par une élégante colonnade. On montre au milieu, sur le
sol, un espace circulaire formé de tranches de marbre alternati-
vement blanches et noires , et régulièrement taillées suivant six
rayons, en souvenir de l'antique char de guerre, le carroccio ,
que la république traînait à tous les combats, et qu'on remisait là
avant l'édification du marché. Quand le cai'rorcio eut disparu, on
fit de ce même endroit un usage singulier. C'était cette étroite place
que les faillis, en vertu d'une ancienne coutume, devaient frapper
trois fois de leur siège mis à nu avant d'obtenir leur concordat.
A la façon dont la pierre est usée, on devine qu'elle a servi quel-
quefois (1).
Il a été dit qu'une même famille habitait sous le même toit, et
souvent qu'une famille puissante occupait seule toute une rue. Mal-
gré ces associations, que permettait un état de fortune souvent
considérable, on vivait modestement; le vêtement était grossier.
Les femmes restaient à la maison, occupées des soins du ménage et
de la quenouille. Elles portaient des robes de bure avec un simple
capuchon. Une ceinture de cuir serrait la taille. Les bijoux d'or, les
perles, les pierres précieuses, leur étaient sévèrement défendus par
la loi. Les hommes se vêtaient encore plus simplement. Dans ce
pays, où l'on fabriquait les plus fines étoffes de soie, de laine, où
l'argent et l'or abondaient dans les caisses des changeurs, où les
produits du sol, perfectionnés par di3S méthodes déjà savantes, ré-
compensaient largement les efforts de l'agriculteur, rien n'était
donné au luxe ni des habits, ni des repas. Des lois somptuaires
(1} Le poète toscan Lippi, faisant allusion à ce fait, feint de rencontrer en enfer
Donne che feron già, pcr ambizione
D" appanr gioiellate e lucicanti,
Dare il cul al marito in sul lastrone.
•
Le jurisconsulte Gui-Pape, qui vivait sous Louis XI, a rappelé aussi cette curieuse
coutume florentine. « I mercanti di questa piazza purgavano i loro falli ostendendo
pudenda et percuticndo lapidera culo. »
654 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient paré à tous les écarts. La démocratie florentine, envieuse
et jalouse comme le sont toutes les démocraties, n'aurait du reste
pas permis aux jjopoîani grassi, aux gros bourgeois, de s'élever
au-dessus du popolo mùnito, du menu peuple, du peuple maigre,
comme il s'appelait aussi. On mettait dans les affaires les bénéfices
que l'on obtenait, on les consacrait à des œuvres pies ou d'utilité
publique : de là tant de grandes choses extérieures qui se sont
faites à Florence. Les Rucellai ont bâti presque à eux seuls l'église
de Sainte-Marie-Nouvelle. Il est juste de dire toutefois que, les
femmes aidant, on se départit en maintes circonstances de la sévé-
rité des lois somptuaires. Dante est là-dessus fort explicite, lors-
qu'il compare les mœurs des aïeux à celles des Florentins de son
temps. Le sévère chroniqueur Villani jette les hauts cris quand les
dames obtiennent du duc d'Athènes, investi de la seigneurie de
Florence, la permission de porter de faux cheveux et de les laisser
tomber en tresses sur le front; il n'hésite pas à traiter cette mode
d'indécente. M. S. Peruzzi, qui a publié sur les marchands et les
banquiers de Florence au moyen âge un livre plein de curieux
détails, calcule que la maison seule des Peruzzi (les trois frères
vivaient ensemble chacun avec sa famille) abritait au commence-
ment du xiv* siècle trente et une personnes, serviteurs non com-
pris, et ne dépensait pas moins de 3,000 florins d'or, somme qu'il
évalue à 120,000 francs par an de notre monnaie actuelle (1). Quoi
qu'il en soit, l'austérité de la vie était exigée par les lois, par les
conditions politiques de cette république travailleuse et profondé-
ment démocratique; elle ne souffrait d'exception que dans quelques
cas particuliers. Les fêtes publiques étaient célébrées avec un grand
éclat, les funérailles, les mariages aussi. Les lois somptuaires ne
contrariaient point les dépenses d'église.
Les mœurs ont toujours conservé à Florence quelque chose de
la simplicité antique. Le Florentin est naturellement sobre, éco-
nome. Il a gardé dans sa vie privée, demeurée modeste, quelques-
unes des qualités de ses pères. Le peuple s'amuse sans désordre et
ne trouble guère par l'ivresse la joie des fêtes publiques. Il donne
tout au plaisir des yeux et de l'esprit, très peu au plaisir brutal; il
aime mieux le théâtre que la table, et les longues promenades au
grand air que les stations au cabaret. Avec un verre de belle eau
pure et une mince tranche de pastèque fraîche, on le voit l'été se
désaltérer en pleine rue. On peut dire du Florentin qu'il est sobre
comme l'Espagnol. Ainsi que les habitans de tous les pays caressés
du soleil, il est resté ami du clinquant* des gros bijoux, des étoffes
(1) Sloria del commercib e dei banclneri di Firenze dal 1200 al iSio, Firenze 1868.
ANCIENS BANQUIERS FLORENTINS. 655
voyantes. Le luxe de la parure est le seul pour lequel il fasse des
folies; il se rattrape sur les lois somptuaires d'autrefois.
On se figure aisément le banquier florentin du moyen âge, père
de famille rigide, austère, aimé et vénéré, mais craint aussi des
siens, donnant presque toutes les heures du jour aux affaires, ou-
vrant religieusement par la prière les repas en commun, le di-
manche conduisant lui-même aux offices l'épouse et tous les enfans,
prenant part à la chose publique, aux élections, aux charges de la
cité, aux luttes intestines, aux guerres extérieures, sans y épargner
le sang de ses fils en âge de le suivre. En ce temps-là, on était à
la fois banquier, industriel, magistrat public et soldat. Ne recu-
lant pas devant les périls d'un autre genre, le banquier partait de
Florence à cheval, un beau matin, pour aller visiter ses comptoirs
à l'autre bout de l'Europe, à Paris, à Bruges, à Londres, non sans
avoir fait auparavant son testament; dans tous les cas vigilant, at-
tentif, économe, fin en affaires, fort diplomate et ne risquant rien
qu'à coup sûr.
Avec le temps et par suite des nombreuses évolutions de la cité flo-
rentine, ce type du banquier primitif, si bien personnifié au xiii'' siècle
par les Bardi, les Peruzzi, les Alberti et tant d'autres, a complètement
disparu. Florence est restée toutefoisune ville d'affaires, d'un ordre
modeste, il est vrai, et le commerce de l'argent ne s'en est pas tout
à fait éloigné. Une foule d'étrangers, des Anglais, des Américains
en grand nombre, y séjournent chaque année; tous sont munis de
lettres de crédit. Cela augmente un peu les affaires de plusieurs
maisons de banque, souvenir effacé de celles des anciens jours. Une
de ces maisons est surtout populaire, la maison F...., dont le véné-
rable chef, âgé de quatre-vingt-dix ans, mène encore lui-même les
bureaux. « Je suis le doyen des banquiers d'Europe et peut-être
du monde, disait-il récemment avec un légitime orgueil; j'ai com-
mencé à travailler au siècle passé, en 1799; il y a soixante-treize
ans que je n'ai pas quitté la plume. » Comme on lui citait nombre
d'illustres travailleurs qui chez nous sont aussi arrivés à une verte
vieillesse sans cesser un seul jour d'être aux affaires, et même aux
affaires publiques, où l'on vieillit encore plus vite : « C'est vrai, ré-
pondit-il, mais après quatre-vingts ans chaque année compte pour
dix. » Cet homme infatigable a été toute sa vie un modèle d'exac-
titude, de diligence, d'activité. Le premier au travail le matin dès
la première heure, il quitte le soir le dernier ses bureaux. 11 est
aidé de ses deux fils, maia conduit tout en maître, vérifie et signe
toutes ses traites. N'est-il pas comme le digne successeur de ces
austères banquiers du moyen âge qui au xiii^ siècle étendirent si
loin leur renom?
65(3 REVUE DES DEUX MONDES.
II.
Les Peruzzi étaient, avec les Bardi, les Acciajoli, les Bonaccorsi,
les Scali et quelques autres, les principaux marchands et banquiers
de Florence. Pendant tout le xin* siècle et la première moitié du
xiv% ces maisons furent les plus puissantes. La république floren-
tine était alors le premier état de l'Europe. Elle avait des entrées
assurées, — les gabelles, analogues à nos octrois, l'impôt sur le re-
venu, qui plaisait à cette démocratie niveleuse; — elle suidait tous
les ans son budget en crédit, ce que si peu d'états savent faire au-
jourd'hui. Elle était gouvernée comme Gênes, Pise et les princi-
pales républiques marchandes de ce temps, Marseille elle-même,
par un podestat étranger nommé tous les ans par le peuple. Il en
résultait que le chef de la république restait neutre dans les que-
relles locales, et ne distribuait point les places à des amis ou à des
parens. Au reste, on ne le laissait que tiès peu de temps auft af-
faires, et il ne pouvait être réélu.
Les corps de métiers, qui comprenaient la plupart des citoyens,
étaient divisés en arts majeurs et en arts mineurs-^ nous dirions
aujourd'hui les arts libéraux et les arts manuels. Dans les pre-
miers, au nombre de sept, étaient les hommes de loi (juges et
notaires), les marchands, les banquiers, les médecins; dans les
seconds, au nombre de quatorze, les bouchers, les maçons, les
corroyeurs, les forgerons, etc. Les premiers renfermaient ce que
nous nommerions les bourgeois, les seconds les ouvriers. Cha-
que art avait sa bannière ou gonfalon, distincte de celle de la ré-
publique, et au premier signal de trouble, au son du tocsin parti
du palais du podestat, plus tard de celui de la seigneurie, tous
ceux qui appartenaient à un même art devaient accourir en armes,
rangés autour de leur bannière. A la tête -de chacun des arts se
trouvaient deux prieurs élus [priori, premieis). C'étaient des es-
pèces de prud'hommes qui veillaient à ce que les règlemens de
l'art fussent strictement observés, jugeaient les différends des
membres d'une même corporation. On ne pouvait occuper aucune
fonction publique, si l'on n'était inscrit dans un corps de métier.
Dante, qui fut prieur de la république et ambassadeur à Rome,
s'était fait, dit-on, inscrire dans l'ordre dos phaimaciens, appar-
tenant au groupe supérieur. Un noble, un gibelin, admis dans
im corps de métier, perdait par là sa noblesse et devait changer
de blason; souvent même il modifiait son nom patronymique; ainsi
le voulait le peuple. Les Tornabuoni s'étaient d'abord appelés Tor-
ANCIENS BAiNQUIERS FLORENTINS. 657
naquinci ; les Bardi , d'abord nobles et partant gibelins, grands
feudataires de la campagne florentine, s'étaient faits guelfes en
entrant dans le corps des marchands. Gomme on le pense, il y eut
plus d'un récalcitrant, plus d'un noble qui s'obstinait à rester
gibelin. Quelquefois aussi les deux partis essayèrent de se donner
la main, de faire solennellement la paix, de prendre part ensemble
aux aiïaires; mais l'alliance fut toujours de très courte durée, et
le parti guelfe domina presque sans conteste pendant plus d'un
siècle, de l'an 1252 à l'an 1372. C'est l'âge d'or, le plus beau
temps du commerce florentin. Toutefois ce serait mal connaître
les partis que de supposer que les guelfes restèrent tout ce temps
en paix avec eux-mêmes, et que l'ordre régna dans Florence. Il y
avait entre les deux groupes majeur et mineur une animosité qui
ne fit que s'accroître avec le temps. Le menu peuple, popolo ma-
grOy se révolta souvent contre le peuple riche, popolo grasse, et
ces révoltes intestines, jointes aux querelles des guelfes et des
gibelins, des blancs et des noirs, des Cerchi et des Donati, des
Ricci et des Albizzi, qui ne s'éteignirent que le jour où les Mé-
dicis établirent définitivement le principat, composent toute l'his-
toire politique de Florence pendant le xiii", le xiv' et le xv* siècle.
Ces révolutions presque quotidiennes n'empêchaient pas les af-
faires de marcher, tant il est vrai que, dans la vie des peuples
comme dans celle des individus, il faut pour vivre lutter sans cesse.
Il y avait du reste de part et d'autre un grand amour de la patrie.
Les places étaient recherchées non point pour le maigre profit
qu'on en tirait, mais pour l'influence qu'elles donnaient ; on les
considérait aussi comme un devoir que le citoyen devait remplir de
son mieux. Appelé par le suffrage populaire à occuper une fonction
quelle qu'elle fut, on ne refusait pas.
La politique, le négoce et l'industrie ne faisaient pas oublier les
lettres et les arts. C'est le moment de la vraie renaissance italienne.
La langue et l'art national commencent à se former. Brunetto La-
tini, Dante, Dino Compagni, Villani, font oublier le latin et fixent
l'italien dans leurs écrits. Cimabue et Giotto dégagent peu à peu la
peinture de la froide imitation byzantine, la manière grecque comme
on l'appelait, et dans l'architecture Arnolfo di Lapo, ou mieux di
Cambio, qui de sa main puissante érige le palais des podestats,
celui de la seigneurie et le dôme de Florence, annonce dignement
Brunelleschi et l'immortel auteur des portes du baptistère. Giotto,
non content d'être peintre, veut être aussi archifect.», et il élève son
inimitable campanile. Sous l'impulsion^féconde de la liberté et des
agitations locales, tous ces grands artistes développent sponttiné-
ment leurs facultés, et dans les lettres, les arts, comme dans la
TOME cm. — 18' 3. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
politique, Florence se montre la rivale d'Athènes; elle a même sur
Athènes l'avantage de tenir le travail en honneur.
Les historiens ont enregistré ces faits; il faut revenir sur ce qu'ils
ont omis en partie, c'est-à-dire sur le commerce de Florence, qui
fut si actif à cette époque, cependant si troublée. Le commerce de
la république florentine allait de pair avec celui des Génois, des Pi-
sans, des Vénitiens, et s'étendait sur le monde alors connu. Non-
seulement on allait acheter la laine jusqu'au fond des couvens de
l'Angleterre et de l'Ecosse, les draps en France et dans les Flandres;
mais du Levant on tirait la soie, l'orseille, le sucre, le coton, et de
l'extrême Asie, de la Chine, de la Tartarie, de l'Inde, où l'on se ren-
dait alors par terre en caravane, on faisait venir les épices, les four-
rures (1), les perles, l'ambre, dont on faisait des chapelets, les pierres
précieuses, l'or en lingots; on tirait aussi de Chine, en plus grande
quantité encore que du Levant, la soie grége et le coton. On y por-
tait comme échange des draps et des soieries, des velours, des bro-
carts d'or et d'argent (2), des cuirs, des toiles de Champagne et des
Flandres, des vins, du caviar, des objets de quincaillerie allemande,
des lingots d'argent. Tout cela était avec soin emballé sur des na-
vires de Gênes ou de Pise, et porté de la mer toscane ou ligure au
fond de la Méditerranée. On avait beau faire ramer les esclaves sur
les galères du commerce, le prix des frets était élevé, et M. G. Ul-
rich, qui a laissé sur les conditions économiques de ces temps-là
des notes pleines d'intérêt, calcule que le transport d'un sac de blé
de Palerme à Livourne coûtait alors autant qu'en le faisant venir
aujourd'hui d'Odessa.
Les ports d'arrivée étaient Trébizonde sur la Mer-Noire et Alexan-
drette, le port^ d'AIep, sur la côte levantine. Alexandrie, ruinée par
les sultans d'Egypte, écrasée par des droits de douane exorbitans,
avait perdu son ancienne importance. De Trébizonde et d'Alexan-
drette, les caravanes se rendaient à Erzeroum et Tauris. Là les unes
se dirigeaient sur l'Inde par la Perse et la vallée de Cachemir, les
autres sur la Chine par le grand désert. Arrivées sur le Hoang-ho,
elles rejoignaient Pékin , que les Italiens appelaient Cambalu et les
Arabes Cambaleck. Une partie des marchandises destinées à l'Inde
ou retirées de ce pays empruntaient aussi la voie du Golfe-Persique et
de la Mer-Rouge. Pegolotti, associé et agent de la maison des Bardi
(1315), a marqué dans une sorte de guide des marchands les étapes
de ce lointain commerce, et désigné les caravansérails où l'on de-
(1) La rue où l'on préparait ces fourrures à Florence existe encore : c'est la via
Peîliceria.
(2) C'est par erreur que les historiens attribuent à Gênes et à Venise la fabrication
de ces belles étoffes : Gênes et Venise ue faisaient que les transporter.
ANCIENS BANQUIERS FLORENTINS. 659
vaît s'arrêter. Le voyage, commencé en charrette, continuait à dos
de mulets; on profitait aussi des lacs, des cours d'eau rencontrés
sur la route. La durée du trajet était de trois cents jours, un an
avec les repos. On allait ainsi à travers toute l'Asie jusqu'au Cathay:
c'est le nom qu'on donnait à la Chine. L'itinéraire de Pegolotti part
du port de Tana dans la mer d'Azof; de là on gagne Astrakan, le
désert de Kamo et le Hoang-ho. Le fameux voyage de Marco Polo,
de Venise à Pékin, date de ces temps-là (1271). Pegolotti indique
les précautions qu'il faut prendre, les choses dont il faut se munir :
un truchement, deux domestiques, une femme qui parle la langue
du pays, de la farine et du poisson salé; le reste, viande et d'autres
provisions, se trouve en abondance sur la route. Le coût du voyage,
aller et retour, est estimé de 600 à 800 florins d'or, et Pegolotti
suppose que le traitant emporte pour 25,000 florins de marchan-
dises, y compris des lingots d'argent. Aujourd'hui encore les lin-
gots d'argent ou les piastres mexicaines sont admis dans ces ré-
gions de préférence à toute autre monnaie. En arrivant en Chine, on
échangeait ces lingots et tout l'or qu'on avait contre des billets de
banque au sceau de l'empereur régnant. Le voyage était sûr; on
n'était guère pillé ni mis à contribution le long du chemin. Le cas
était prévu où le voyageur mourait en route de mort naturelle, ce
qui devait arriver quelquefois; des règlemens particuliers détermi-
naient alors comment les biens qu'il avait portés avec lui devaient
faire retour à ses héritiers.
Les soucis d'un commerce si étendu avec l'extrême Asie ne fai-
saient pas oublier aux Florentins le trafic avec les diverses places
d'Europe. La France était pour eux un des principaux pays de
transit. Ils y avaient établi des succursales, ce qu'on nommait des
hôtelleries (Paris, Caen, Lyon, Arles, Perpignan, Carcassonne,
Saint-Gilles, Avignon, Aigaes-Mortes, Narbonne, Montpellier,
Kîmes), où les envoyés des maisons de banque et de marchands
se reposaient, trouvaient un gîte assuré, recevaient leur correspon-
dance, mettaient leurs marchandises en dépôt. Les hôteliers [ostel-
licri) étaient sous la surveillance des consuls ou agens de l'art de la
laine à l'étranger, ainsi que les deux courriers pour les arrhes et les
paiemens qui partaient chaque année de Florence, délégués par les
consuls de la laine. Le premier assistait aux transactions et fixait
les arrhes entre les parties contractantes; le second intervenait dans
l'exécution des contrats, dont les paiemens étaient couverts par des
lettres de change. Outre les consuls et agens de la laine à l'étran-
ger, la république envoyait quelquefois elle-même des délégués
spéciaux. Les marché» se faisaient principalement dans les foires;
à celles de Champagne, qui se tenaient à Bar-sur-Aube, Troyes,
660 REVUE DES DEUX MONDES.
Lagny, Provins, on achetait surtout des toiles. La foire de Beaucaire
était alors dans toute sa splendeur. Les affaires se traitaient en
français. Le français était sur le continent la langue des affaires,
une sorte de langue commerciale courante, comme l'est maintenant
l'anglais, ou comme l'italien l'était alors et l'est resté dans toute la
Méditerranée. Dante, Villani, sont précis sur ce point. Aigues-
Mortes, qui aujourd'hui est éloigné de La mer de près de 6 kilo-
mètres, était le port avec lequel commerçaient surtout les Floren-
tins. D'Aiguës -Mortes, les navires allaient au port de Pise, reporté
depuis, comme Aigues-Mortes, au milieu des terres, et de Pise à
Florence on amenait les marchandises soit en charrettes ou à dos
de mulets, soit par des bateaux naviguant sur l'Arno.
Les laines d'Angleterre et d'Ecosse arrivaient directement par
mer de Londres ou de Southampton, touchant à Lisbonne et tra-
versant le détroit de Gibraltar, ou mieux elles étaient envoyées par
mer de Londres à Libourne et de Libourne à Aigues-Mortes par
terre, traçant ainsi au commerce la voie que Colbert et Riquet
devaient suivre dans le canal du Midi, qui à son tour a été détrôné
par le railivny. Les draps achetés dans les Flandres étaient envoyés
aux hôtelleries, empaquetés par ballots, protégés par une double
enveloppe de feutre et de toile. Les ballots contenaient de dix à
douze pièces chacun, mesurées et scellées du sceau de la corpora-
tion de Calimala. Une pancarte indiquait le prix de l'étoffe, la lon-
gueur et la largeur des pièces, le nom du fabricant, le lieu de pro-
venance. Des foires où on les avait achetés, on expédiait ces draps à
Narbonne ou à Montpellier; là on les consignait entre les mains des
officiers de la draperie, magistrats élus au nombre de six entre les
marchands les plus estimés. La marchandise gagnait Florence par
Aigues-Mortf^s. Ce ne fut que très tard que Marseille, dont on est
étonné de ne pas trouver les relations plus fréquentes avec le
marché florentin, fat choisie de préférence. Arrivés à destination,
les draps étaient soumis, avant d'être préparés, à l'examen des
experts de Caliaiala. Ces minutieuses précautions, ce soin extrême
qu'on prenait du bon conditionnement de la marchandise, expli-
quent en partie le succès des drapiers florentins. Montpellier, Per-
pignan, Nîmes, Carcassonne, Avignon, Lyon, Paris, étaient leurs
principales succursales; ils y avaient des représentans à demeure.
Villani y fut plusieurs fois envoyé. Un Peruzzi était établi k Paris,
un autre à Avignon, et tous les deux y ont laissé des descendans
qui vivent encore, et ont conservé les armes patrimoniales. Nos
Luynes descendent eux-mêmes d'une autre famille de riches mar-
chands établie dans le midi de la France, les Alberti.
Le commerce des laines, des draps, des soieries, joint à l'indus-
ANCIENS BANQUIERS FLORENTINS. 66l
trie (la change, et s'étayant des principes d'une sévère économie,
avait singulièrement enrichi les banquiers florentins, qui soute-
naient de leur crédit les divers états de l'Europe. C'étaient à la fois,
comme on l'a dit depuis de quelques-uns de leurs plus illustres
successeurs, les rois des banquiers et les banquiers des rois. Villani
appelle lui-même les Bardi et les Peruzzi « les colonnes du commerce
de la chrétienté. » Les rois de Calabre, d'Angleterre, de France,
d'E-pagne, les comtes de Flandres, les papes, les ordre-? militaires
religieux, eurent plusieurs fois recours à leur bourse. Philippe le
Btl, qui altéra si fort les monnaies de son temps, et qui eut tou-
jours besoin d'argent pour soutenir ses démêlés avec le pajjc, les
templiers, l'Argleterre, s'aida souvent du crédit des banquiers flo-
rentins. 11 le reconnut à sa façon en les poursuivant à plusieurs re-
prises comme usuriers, en leur extorquant de fortes rançons, et
finalement en leur faisant faillite pour les sommes qu'ils lui avaient
prêtées. D'autres débit urs royaux ne devaient pa« se montrer plus
délicats que le roi de France.
Les cliefs des puissantes maisons florentines tenaient eux-mêmes
leurs livres. On a retrouvé quelques-uns de ces précieux manu-
scrits, ceux des Alberti, qui existent encore dans les archives con-
servées par cette famille, ceux des Peruzzi, dont plusieurs sont à
la bibliothèque Riccardiana, à Florence. Ces livres sont sur parche-
min, en belle écriture cursive du temps, rappelant ce qu'on appelle
en calligraphie la ronde. Ils sont écrits en langue vulgaire, en bon
ilalien, et tenus en partie simple. Cela représente assez bien ce
qu'on nomme anjourd'iiui dans le commerce le livre-joimwl, celui
sur lequel on écrit au fur et à mesure toutes les opérations, quelles
quelles soient. Les banquiers d'alors appelaient ce registre le
grand-livre, Uhro maestro', mais ils avaient aussi leur livre se-
cret, le livre des mauvais débiteurs, etc. La méthode de tenue des
livres en partie double, de la découverte de laquelle on a fait hon-
neur aux banquiers florentins, paraît avoir été imaginée pour la
première fois à Venise au xiV siècle, et introduite seulement à Flo-
rence au siècle suivant par les Médicis; mais les Florentins ont
certainement pro^^agé, sinon inventé la lettre de change.
Les livies qui nous restent des Peruzzi vont des années 1292 à
13^3, date où cette grande maison suspendit ses paiemens. Ils sont
au premier moment assez difficiles à lire. Les lettres sont liées, avec
des abréviations. On ac'iuiert assez vite la pratique de cette lecture,
qui n'est qu'un jeu pour ceux qui ont l'habitude des manusciits. Les
chiflTres romains y sont exclusivement employés; l'usage d(:'S chiffres
arabes était alors sévèrement défendu par les statuis de l'art du
change. Le banquier ouvre ses livres d'une façon solennelle, en se
662 REVUE DES DEUX MONDES.
recommandant « à notre seigneur Jésus- Christ et à sa bienheureuse
mère notre dame sainte Marie, et à toute la cour divine, pour qu'ils
lui concèdent la grâce de ne rien faire en ce monde qui ne soit à
leur honneur et révérence, etc. » Chaque livre des Peruzzi répète
cette formule, qui porte si bien l'empreinte des idées religieuses
de cette époque. Le parchemin était employé pour ces sortes de
grands-livres, mise au net de tous les comptes, et c'est à cela que
nous devons la conservation des livres des Peruzzi. Pour les livres
courans, pour les brouillons, on usait du papier de coton; c'est
pourquoi aucun ne nous est parvenu. On relève sur les livres des
Peruzzi que cette puissante maison avait à l'étranger ssize succur-
sales et employait aux tournées et inspections annuelles 150 agens,
vrais commis-voyageurs. On retrouve parmi ceux-ci plus d'un nom
alors illustre ou qui le sera plus tard : Yillani, Donati, Guicciardini,
Macchiavelli , Pazzi, Portinari, Soderini, Strozzi. Les comptoirs
étaient ceux d'Avignon, Paris, Bruges, Londres, Pise, Gênes, Venise,
Cagliari, Palerme, ^^aples, Majorque, Barletta sur l'Adriatique,
Chiarenza en Morée, Rhodes, Chypre, Tunis. A Paris comme à Lon-
dres, la nie où résidaient les banquiers italiens a gardé le nom ca-
ractéristique de rue des Lombards.
Rien n'arrêtait l'essor de ces marchands, ni la diversité de reli-
gion, ni celle de coutume, de langue, de monnaie. On peut étudier
dans les livres des Peruzzi le cours du change au xiii" siècle sur les
diverses places de l'Europe, et voir le rapport qui existait entre le
carlin de Naples, le marc de Venise, la livre sterling de Londres, la
livre tournois de Paris, le besan de Tunis ou de Rhodes et le florin
d'or de Florence, pris lui-même comme étalon sur toutes ces places.
On y trouve également mentionné le rapport des mesures étrangères
de capacité, de poids, de longueur, avec les mêmes mesures de Flo-
rence, les usages de chaque place, les termes qui y étaient fixés
pour le paiement des lettres de change.
Dans toutes les places maritimes étaient établis des consuls pour
juger les différends qui survenaient, entre leurs nationaux, protéger
leurs intérêts. Différentes villes, Amalfi, Marseille, Barcelone, Gênes,
Pise, se disputent l'invention première des consulats. Il est pro-
bable qu'il y a eu de tout temps des consuls, et que cette institu-
tion, éminemment méditerranéenne, doit remonter aux Phéniciens
et aux Grecs. Les républiques maritimes du moyen âge n'ont fait
que la perfectionner, et rédiger les capitulations qui régissent en-
core les étrangers dans les échelles du Levant.
Les voyages à cette époque étaient longs, coûteux, difficiles sur
terre comme sur mer. La traversée des Alpes était périlleuse, en
hiver surtout. Sur terre, on allait à cheval, bien rarement en voi-
ANCIENS BANQUIERS FLORENTINS. ^63
ture. Deux siècles plus tard, les diflicultés étaient à peu près les
M mêmes, comme on peut s'en assurer par les mémoires de Benvenuto
P Cellini dans la partie où il raconte son voyage de Rome à Paris. Il
n'y avait pas de postes ni de courriers. Les miitationes et les man-
siones des Romains, qui avaient si bien organisé les routes sur toute
l'étendue et jusqu'aux confins de leur immense empire, avaient peu
à peu disparu depuis l'invasion des barbares et la formation des
petits états. Gomme les attaques des malandrins étaient fréquentes,
on partait souvent en caravane, on se munissait de sauf-conduits
auprès des seigneurs dont on traversait les terres. En mer, la sécu-
rité n'était pas plus grande; les galères étaient armées pour se ga-
rantir des pirates. De Florence à Gênes, on mettait par terre six jours,
à Avignon quatorze, à Montpellier seize, à Paris vingt-deux, à Bruges
vingt-cinq, à Londres trente. Le temps qu'il fallait pour aller de
Londres à Florence, on l'emploie aujourd'hui pour aller de Londres
à Calcutta, et les dépenses et les fatigues sont diminuées des trois
quarts; presque toute chance de danger a aussi disparu.
Bruges était un des grands entrepôts du commerce florentin.
C'était là qu'on apportait tous les draps des Flandres. Les com-
munications de cette ville avec Florence se faisaient par la voie de
mer ou par la route de l'Europe centrale. On voit encore sur la
place principale de Bruges les pittoresques maisons flamandes où
résidaient les consuls étrangers; partout on retrouve aussi les traces
de la primitive splendeur de cette cité jadis si florissante. Bruges a
bien décliné depuis; Anvers, Amsterdam et les ports hanséatiques
lui ont peu à peu ravi tout son commerce. Un concours de phéno-
mènes politiques et économiques, le percement de l'isthme de Suez
et du Saint-Gothard, vont redonner au transit de l'Europe centrale
l'influence qu'il eut jadis ; mais il est à craindre que Bruges pas
plus que Florence ne voient renaître l'étonnante fortune des temps
passés.
Le moment est venu de dire comment s'écroula tout à coup la
puissance industrielle de Florence. Vers l'année 1336, la république
était arrivée au''plus haut degré de prospérité qu'elle eût jusqu'alors
atteint. Les guelfes dominaient sans partage. Le gonfalonier de jus-
tice, chef de la république, assisté du magistrat des prieurs de
l'art, gouvernait sagement. La population de Florence était de
180,000 habitans, dont la moitié répandue dans la banlieue, ce
qu'on nommait le territoire de l'état. Florence occupait Arezzo,
Pistoie, Colle; elle avait 18 châteaux-forts dans le Lucquois, et hQ
sur son propre territoire. On comptait dans la ville 80 maisons de
banque , 20 boutiques de marchands de draps de Calimala et
20 boutiques de marchands de laine. La république pouvait lever
664 REVUE DES DEUX MONDES.
25,000 hommes capables de porter les armes, doiit 1,500 nobles
inscrits dans les arts majeurs. Les entrées du trésor montaient an-
nuellement à /i00,000 florins d'or; le dixième de cette somme suf-
fisait à couvrir les dépenses courantes. On fabriquait annuellement
100,000 pièces de drap qui valaient environ 60 millions de francs,
et ceite branche d'industrie occupait des milliers d'ouvriers. Les
draps bruts des Flandres, du Languedoc et du nord de la France,
repris par l'art de Calimala, reconditionnés, reteints, préparés au
goût des peuples du Levant, auxquels ils étaient destinés, étaient
pour le commerce local la cause de relations quotidiennes avec l'é-
tranger. Jamais l'industrie florentine n'avait été plus prospère.
A cette époque, le roi d'Angleterre, Edouard lil, était en guerre
avec la France, et disputait comme héritier de saint Louis la suc-
cession à la couronne capétienne en dépit de la loi salique. La
guerre de cent ans allait s'ouvrir. Ayant besoin d'argent pour donner
suite à ses grands projets, Edouard III s'adressa aux banquiers flo-
rentins, qui depuis un siècle avaient été attirés et retenus en Angle-
terre par une foule de privilèges. De simples acheteurs de laines,
ils étaient devenus les banquiers de la couronne britannique. On
leur avait concédé comme garantie la ferme des douanes. Les ri-
ches maisons des Scali et des Frescobaldi avaient été peu à peu
remplacées par celles des Bardi et des Ptruzzi, alors non moins cé-
lèbres; mais le moment vint où le roi d'Angleterre, à bout de res-
sources, engagé dans des opérations guerrières trop vastes, trompé
par des comptables infidèles, ne put faire face à ses engagemens
financiers, et annonça publiquement par un dt'^cret (1339) qu'il
suspen(-1ait tout remboursement des créditeurs de l'état, même de
ses chers Peruzzi et Bardi. Il devait à ces deux seules compagnies
1,355,000 florins d'or, « somme qui vaut un^ royaume, » nous dit
Villani. Tous les marchands florentins intéressés dans les opérations
des Bardi et des Peruzzi, une foule de familles qui avaient mis chez
eux leur argent en dépôt, se trouvèrent compromis dans ce grand
désastre, et le gouvernement guelfe en fut lui-même atteint. Un
aventurier français, le duc d'Athènes, envoyé comme légat par le
roi de Naples, allié de la république, s'empara du gouvernement
et se fît nommer à vie seigneur de Florence. Ccmme il arrive d'or-
dinaire, l'usurpateur heureux rallia la majorité autour de lui. Les
banquiers espéraient par son concours rétablir leurs affaires, les
gibelins le soutenaient en haine des guelfes, le bas peuplo enfin
comptait sur le nouveau chef pour se débarrasser de la tyrannie
des riches. Par ses excès, par ses cruautés, le duc s'aliéna tout le
monde. Tous ceux qui l'avaient un moment soutenu se tournèrent
contre lui, et on le chassa honteusement (IS/jS).
ANCIENS BANQUIERS FLORENTINS. 665
Avec de mauvaise politique, on ne fait pas de bonnes finances.
C'est deux ans après, au dire de Villani, qu'eut lieu la grande
faillite des banquiers florentins, déjà préparée par les catastrophes
partielles que nous avons citées. La faillite des Bardi et des Pe-
ruzzi entraîna bien vite celle des Acciajoli, des Bonaccorsi, des
Cocchi,des Antellesi,des Corsini, des daUzzano, et d'autres maisons
de moindre renom. « Ce fut pour la coinmune de Florence la plus
grande ruine, le plus grand d'-'sastre qu'elle eût jamais éprouvé. »
Le montant de la faillite totale des banquiers du chef seul d'L-
douard III est évalué à 60 millions de francs de notre monnaie.
Le roi de Sicile, imitant le roi d'Angleterre, refusa aussi de faire
honneur à ses eng.igpm^ns financiers; il devait aux Bardi et aux
Peruzzi près de 200,000 florins d'or. De leur côté, les rois de
France n'avaient cessé depuis plus d'un demi-siècle (1277-1337)
de poursuivre les banquiers florentins comme usuriers, de les tra-
quer, de les exiler, de leur extorquer de l'argent. Philippe de Va-
lois, digne successeur de Philippe le Bel, combla lui-même la me-
sure. Manquant d'argent pour continuer la guerre contre Edouard III,
il soumit les banquiers florentins établis en France à toute sorte
d'exactions. D'aussi ciiantes injustices devaient à la fin porter leurs
fruits. Les Peruzzi, les Bardi, liquidèrent tout ce qu'ils avaient :
créances, terres, villas, maisons de ville, tout fut vendu. A peine
purent-ils donner à leurs créanciers 15 ou 20 pour 100 de ce qui
leur était dû. Ce concordat fut signé en 1347. Vil'ani, comme as-
socié cette fois des Bonaccorsi et compris dans leur faillite (il avait
quitté les Peruzzi), fut poursuivi et mis en prison comme insolvable.
Il mourut peu de temps après, lors de la fameuse peste de Flo-
rence, frappé d'un mal dont plus de 50,000 personnes succom-
bèrent (1). Ce nouveau fléau s' ajoutant au précédent, les affaires
ne purent de longtemps se rétablir. Dans tous les cas, les vieilles
maisons d î banque avaient disparu sans retour. Celles qui vinrent
depuis ne se livrèrent plus qu'à l'industrie du change. Vainement
les Bardi, les Peruzzi, réclamèrent de la couronne d'Angleterre,
pendant plus d'un siècle, les énormes sommes qui leur étaient dues.
Les archives de la Tour de Londres renferment tous les détails de ce
curieux procès. Les Anglais, tout en reconnaissant leur dette, ne
l'ont jamais éteinte.
Eu 1378, quand le calme commençait à renaître, éclata la révo-
lution sociale des ciompi ou compères, partie des bas-fonds de la
populace. Les ciompi, outre leur admission dans les arts mineurs,
(I) Cette pe>te, celle qu'a décrite Boccace dans le Décaméron, fit le tour de l'Europe
sous le nom de peste noire, semant partout l'épouvante et la mort. N'était-ce pas, au
lieu de la peste, une première apparition du choléra?
QQ6 REVUE DES DEUX MONDES.
dont ils étaient exclus, voulaient la suppression des dettes, l'égalité
des partages. Les maisons des riches banquiers, entre autres celles
des Albizzi et des Alessandri, furent pillées, incendiées. Un Médicis,
Sylvestre, favorisa cette conspiration, et prépara par ce moyen l'é-
lévation de sa famille. Cette compagnie de banquiers, jusque-là
restée dans l'ombre, et que l'histoire cite alors pour la première
fois, allait prendre la place de celles qui venaient de s'éteindre. Le
cardeur de laine Michel de Lando, mis à la tête de la république
par les ciompi, loin de pactiser avec les factieux, rétablit l'ordre
dans les affaires; mais la liberté était frappée à mort, et avec elle
le commerce et l'industrie, qui avaient fait pendant les siècles pré-
cédens le renom de la grande cité florentine. Florence était mûre
pour la servitude. Elle ne tarda pas à se donner un maître, et suc-
cessivement Cosme l'Ancien, Laurent le Magnifique, puis l'ignoble
Alexandre et Cosme le Grand, préparèrent l'asservissement de la
république. Le principat des Médicis, commencé au xv* siècle, ne
devait finir qu'avec l'extinction de cette famille, vers le milieu du
xviii^ siècle. En se donnant à un homme, en se désintéressant peu
à peu de la conduite des affaires publiques, les citoyens de Florence
virent décroître leur richesse et leur force. L'art de la laine passa
en d'autres mains, et comme, par la découverte du cap de Bonne-
Espérance et de l'Amérique, le commerce avait trouvé des routes
nouvelles qui menaient précisément ou qu'on s'imaginait devoir
mener tout d'abord à ces pays de l'extrême Orient qui jadis avaient
fait la fortune de l'Italie (1), Florence et toute la péninsule décli-
nèrent à la fois. On ne chercha pas à réagir contre ce commence-
ment de ruine, on oublia peu à peu que le travail est un des plus
solides maintiens des sociétés; on ne pensa plus qu'à jouir, et de-
puis le xv" siècle l'Italie alla en déclinant. La formation de l'unité
italienne est venue arrêter la longue décadence de ce pays. Ses
ports, son industrie, refleurissent, le travail reprend partout, les
beaux jours du passé reviennent. C'est une véritable renaissance,
à laquelle on ne peut qu'applaudir en souhaitant à ces peuples,
notamment aux Florentins, une prospérité industrielle et commer-
ciale qui rappelle les brillans souvenirs de leurs aïeux.
L. Simonin.
(1) On sait que Colomb, en découvrant l'Amérique, croyait aller aux Indes, au pays
des épiées, par la route la plus courte, celle de l'ouest.
LE ROMAN
DE LA VIE DE PROVINCE
EN ANGLETERRE
Middlcmarch, a stiidy of provincial lift, by George Eliot, 8 toI. W, Blackwood,
Edinburgh and London, 1873.
« Tous ceux qui se soucient de l'histoire de l'iiumanité, qui cher-
chent à comprendre les transformations que font subir à ce mélange
mystérieux les expériences successives du temps, se sont arrêtés,
avec un sourire attendri, à tel épisode de la vie de sainte Thérèse
qui nous la montre petite fille, sortie un matin des murs d'Avila,
tenant par la main son frère plus jeune qu'elle, pour aller chercher
le martyre chez les Maures... Ce pèlerinage enfantin n'était qu'un
prélude. La nature passionnée, idéale, de sainte Thérèse réclamait
une carrière épique; elle trouva son épopée dans la réforme d'un
ordre religieux... Cette Espagnole d'il y a trois cents ans ne fat
certes pas la dernière de sa race. Depuis, combien de Thérèses
ignorées n'ont jamais réussi à dépenser fructueusement l'activité
dévorante de leur imagination et de leur cœur, combien se sont
égarées dans une suite de méprises, résultat de certaine grandeur
d'esprit mal servie par la pauvreté de l'occasion, et ont disparu
peut-être, abîmées dans quelque tragique désastre auquel manqua,
pour ne point rester obscur, la consécration du génie! En vain
avaient-elles entrepris, à l'aide de faibles lumières, à travers des
difficultés de toute sorte, de mettre leurs actes d'accord avec leurs
rêves : ces tard-venues ne rencontrèrent d'appui dans aucune foi
sociale qui pût éclairer leur bonne volonté ardente. Celle-ci, réduite
668 REVUE DES DEUX MONDES.
à se concentrer tantôt sur un vague idéal, tantôt sur le but ordi-
naire des aspirations féminines, fut tour à tour désapprouvée
comme une extravagance ou condamnée comme un égarement.
Quelques-uns comprennent néanmoins que ces existences dévoyées
ont leur source dans l'infinie, dans l'incommode variété des orga-
nisations féminines ici-bas. S'il était possible de dire au juste où
s'arrête la compétence de leur sexe, le lot social des femmes pour-
rait être déterminé avec une exactitude scientifique; mais les diffé-
rences entre elles sont bien plus grandes qu'on ne pourrait le
supposer d'après la similitude de leur coiffure et des historiettes
d'amour à la mode en prose et en vers. Çà et là, il arrive qu'un
cygne naisse et se développe péniblement, fourvoyé parmi les ca-
netons (le la mare boueuse, sans parvenir à regagner jamais les
eaux vives et la compagnie de ses pareils. Çà et là languit une
sainte Thérèse qui n'a rien fondé, dont les soupirs après le bien
inaccessible se perdent aux vents, dont les efforts inconnus se bri-
sent contre les obstacles au lieu de se concentrer dans une œuvre
durable. »
Ces lignes, qui, placées en tête du dernier ouvrage de George
Eliot, annonçaient l'étude d'une de ces âmes extrêmes que sa
plume s'était jusqu'ici refusée à peindre, étaient pleines de pro-
messes. Il semblait que le romancier féminin qni a déjà signé d'un
pseudonyme célèbre plusieurs œuvres remarquables par la vigueur
du style et l'observation profonde des caractères allait abjurer le
système qu'on lui a si souvent reproché, système qui consiste à
éviter obstinément l'exception, à chercher le vrai dans la foule, non
pas seulement avec l'incessante préoccupation de faire ressoiiir la
beauté des choses ordinaires de la vie, mais encore avec une hosti-
lité déclarée contre ce qui peut ressembler à l'héroïsme, à l'idéal.
Si l'homme de tous les jours, encadré dans toute sorte de misères et
de vulgarités détaillées au microscope, s'était imposé à notre inté-
rêt sous le nom à' Adam Bede, un chef-d'œuvre de réalisme sans
grossièreté, il peut être dangereux d'exagérer certaines qualités.
Dans les œuvres suivantes de l'auteur d'Adam Bede, l'étude de la
vérité réaliste a plus d'une fois étouffé la passion; l'analyse fine et
consciencieuse est devenue fatigante et prolixe, l'impartialité tou-
jours un peu hautaine avec laquelle étaient présentées les faiblesses
comme les mérites de chacun a fini par rendre le lecteur indiffi'rent
au sort de personnages qu'on ne se mettait pas en peine de lui faire
haïr ou aimer.
Enfin George Eliot faisait donc pressentir qu'il allait sortir des gé-
néralités avec un portrait de sainte Thérèse moderne et protestante,
qui, dans la galerie que nous connaissions, devait produire l'effet
d'une figure de Raphaël égarée parmi ces portraits flamands ou
LA VIE DE PROVINCE tN ANGLETERRE. 669
hollandais que recommande surtout la précision de la ressemblance
et des détails. « Miss Brooke possède ce genre de beauté que met
en relief l'absence absolue de parure. Sa main et son bras sont
d'une forme si exquise qu'ils semblent faits pour les manches que
portait la Vierge lorsqu'elle apparut aux grands peintres italiens;
par un heureux contraste avec l'élégance de province, toute sa per-
sonne a le caractère d'une belle citation de la Bible fourvoyée dans
quelque paragraphe de la gazette du jour. » — Pourquoi ne pas
l'avouer? nous espérions secrètement trouver dans Middlemarch le
reflet d'une âme et d'une vie qui se sont dérobées aux investigations
de la curiosité publique, mais que l'on sait être exceptionnelles
entre toutes. C'est avec cet espoir que nous avons ouvert le premier
des huit volumes, daté du commencement de l'année dernière, car
ils ont paru de mois en mois ou même avec de plus longs inter-
valles. Pour mieux faire concevoir notre déception , nous allons
suivre ici la marche de cette triple intrigue qui se déroule au mi-
lieu d'une foule importune de personnages secondaires entassés
parfois, on ne sait pour quelle raison, au premier rang.
Miss Dorothée Brooke a dans le pays qu'elle habite la réputation
d'une femme supérieure, mais presque toujours on ajoute que sa
sœur Gélie a sur elle un avantage, le sens commun. Les obsei'va-
teurs attentifs remarquent aussi que Célie apporte dans la manière
de s'habiller une ombre de coquetterie absolument étrangère à
Dorothée, non qu'elle fasse en réalité plus de toilette. La famille
Brooke, sans être précisément aristocratique, se pique d'être une
bonne famille; elle compte parmi ses ancêtres un gentleman puri-
tain qui, après avoir servi sous Gromwell, s'est rallié à la monar-
chie, et est sorti finalement des querelles politiques, propriétaire
d'un domaine assez considérable. Il va donc sans dire que des filles
aussi distinguées, vivant à la campagne et paroissiennes d'un petit
village, affectent de laisser les colifichets aux filles de gros fermiers
et de petits marchands; mais le sentiment religieux suffirait à ex-
pliquer la simplicité de Dorothée. Elle sait par cœur les principaux
passages des Pensées de Pascal, elle est éprise jusqu'à l'impru-
dence de toutes les exagérations du dévoùment et de la charité, elle
considère sans cesse les destinées du genre humain à la lumière
du christianisme, et ne pourrait concilier le sérieux d'une vie spi-
rituelle avec le vif intérêt que certaines personnes prennent aux
futilités de la mode. Célie, très douce, se soumet aux goûts de son
aînée en ayant soin toutefois d'éviter l'excès.
Dès le premier chapitre, une de ces scènes où excelle George
Eliot, et qui trahit tout à coup le sexe de l'écrivain, un petit tableau
d'intérieur merveilleusement fin et délicat nous fait connaître à
•fond les caractères opposés des deux sœurs et leurs rapports réci-
670 REVUE DES DEUX MONDES.
proques, mélange d'amitié sincère et d'involontaire hostilité. « Do-
rothée était rentrée de bonne heure d'une visite à l'asile qu'elle
avait fondé dans le village. Assise à sa place ordinaire du petit sa-
lon qui séparait les chambres des deux sœurs, elle travaillait à un
plan de construction rustique (depuis peu, elle se livrait passionné-
ment à ce genre d'architecture), lorsque Gélie, qui l'observait avec
le désir craintif de parler, dit enfm : — Dorothée, ma chère, si
vous vouhez, — si vous n'étiez pas trop occupée, — ne pourrions-
nous pas regarder aujourd'hui les bijoux de notre mère, vous sa-
vez?., et nous les partager. Il y a six mois ce matin que mon oncle
vous les a remis, et vous n'avez pas encore ouvert l'écrin.
« Sur les jolis traits de Gélie passa l'ombre d'une expression bou-
deuse; si elle ne boudait pas tout à fait, c'était par crainte habi-
tuelle de Dorothée et de ses principes... A son grand soulagement,
les yeux de Dorothée souriaient lorsqu'elle les leva vers elle. —
Quel merveilleux almanach vous faites! Comptez-vous, s'il vous
plaît, par lunes ou par calendes?
— Je compte du premier jour d'avril au dernier de septembre,...
et J6 suis sûre que, depuis qu'ils dorment dans ce secrétaire, vous
n'y avez même pas pensé une fois !
-— Puisque, bien entendu, nous ne les porterons jamais! — Son
crayon à la main, elle faisait de petits profils sur les marges de son
papier.
« Sa sœur rougit, prit un air grave. — Il me semble que c'est
manquer de respect à la mémoire de notre pauvre mère que de les
mettre ainsi de côté. D'ailleurs, — et elle étouffa un soupir, — les
colliers sont redevenus à la mode... On a beau être chrétienne,
sûrement il doit y avoir au ciel des femmes qui ont en ce monde
porté des diamans.
— Vous aimeriez aies porter! s'écria Dorothée avec l'étonnement
qu'on éprouve en faisant une curieuse découverte. Alors tirons-les
bien vite de ce secrétaire. Pourquoi ne l'avoir pas demandé plus
tôt? Mais les clés,... où sont les clés? — Elle se prit la tête dans les
mains comme si elle eût désespéré de sa mémoire.
— Les voici, dit Gélie, qui avait depuis longtemps préparé cette
explication.
— Ouvrez donc le grand tiroir, la cassette est dedans.
« Les divers bijoux furent bientôt répandus sur la table en une
nappe étincelante. Ce n'était pas un écrin considérable; mais quel-
ques-unes des parures étaient vraiment belles. Dorothée prit un
collier d'améthystes pour l'attacher au cou de Gélie, auquel il s'a-
justa comme un bracelet; ce cercle étroit s'harmonisait bien avec
son port de tête, qui rappelait celui de la reine Henriette-Marie, et
elle put s'en apercevoir dans la glace.
LA VIE DE PROVINCE EN ANGLETERRE. 671
»
— Ce sera charmant avec votre mousseline des Indes; la croix de
perles conviendra pour les toilettes foncées.
«Célie faisait effort pour ne pas rire de joie. — Oh! Dodo, la croix
est à vous.
— Non, chérie,, non! dit Dorothée indifférente.
— Je le veux, j'y tiens beaucoup, insista Célie; vous savez que
même en noir vous pouvez porter cela.
— Une croix est la dernière chose dont je ferais un hochet.
— Alors, balbutia Célie interdite, vous me blâmez donc d'avoir
moins de scrupule?
— Nullement,, dit Dorothée avec une petite tape condescendante
sur la joue de sa sœur.. Les âmes ont chacune leur physionomie
comme les visages; ce qui sied à celle-ci ne convient pas à celle-là.
— Mais vous pourriez désirer la garder en souvenir de maman.
— J'ai d'autres souvenirs. Tout cela est à vous, chère petite. Ne
discutons pas davantage; emportez votre bien.
« Célie fut blessée; il y avait dans cette tolérance puritaine une
nuance de hauteur qui équivalait à la persécution. — Comment puis-
je porter des bijoux, si mon ahiée n'en a jamais? demanda- t-elle.
— Ma chère Célie, c'est être trop exigeante que de vouloir me
forcer à me faire belle pour vous excuser de l'être. Si je mettais un
collier pareil, mon Dieu! il me semblerait faire une pirouette d'o-
péra,... le monde tournerait avec moi.
« Céhe avait détaché le collier. — Il serait trop étroit pour vous,
c'est vrai, dit-elle encore avec une secrète satisfaction; les colliers
ne sont pas ce qu'il vous faut.
« Comme elle ouvrait ensuite l'écrin d'une bague d'émeraude en-
tourée de diamans, le soleil , voilé jusque-là par les nuages, darda
un rayon éblouissant sur la table. — Que c'est beau! s'écria Doro-
thée sous l'influence d'un sentiment nouveau, subit comme le rayon
lui-même. N'est-il pas singulier que la couleur nous pénètre ainsi
avec la violence du parfum? Voici pourquoi sans doute, ajoutâ-
t-elle aussitôt, les pierres précieuses servent d'emblèmes spirituels
dans l'Apocalypse. On dirait, en vérité, des fragmens du ciel. Cette
émeraude est la plus belle.
— Et voici le bracelet pareil, dit Célie.
« Dorothée fit glisser la bague à son doigt et le bracelet à son
poignet, puis tourna sa main vers la fenêtre, en l'élevant à la hau-
teur de ses yeux. Elle cherchait à justifier le plaisir qu'elle éprou-
vait en lui prêtant un caractère mystique.
— Vous aimeriez ceci , Dorothée? dit Célie, stupéfaite de voir sa
sœur montrer quelque faiblesse ; elle songeait aussi que les éme-
raudes l'embelliraient elle-même plus encore que les améthystes
peut-être... Mais, tenez, ces agates sont jolies et sérieuses.
672 REVUE DES DEUX MONDES. ,
— Oui, je garderai la bague et le bracelet, dit Dorothée, laissant
tomber sa main sur la table. Quand on songe, ajouta-t-elle d'un
autre ton, que ce sont de pauvres gens qui trouvent ces choses, qui
les taillent!... — Elle se mit à réfléchir, et Célie à espérer que sa
sœur serait conséquente avec elle-même en renonçant à de vains
oinemens. — Je les garde, répéta Dorothée. Emportez le reste. —
Elle reprit son crayon, mais sans écarter les joyaux, les regardant
toujours, et se promettant de les avoir souvent auprès d'elle pour
réjouir ses yeux.
— Les porterez-vons dans le monde? demanda Célie curieuse.
« Dorothée lui jeta un regard rapide. — Peut-être, dit-elle avec
hauteur; on ne sait jamais jusqu'où l'on peut descendre.
«Xélie redevint pourpre et se sentit triste. Elle comprenait que sa
sœur était offensée, et n'osait même plus la remercier de ses dons,
qu'elle remit dans la boîte. Dorothée, elle aussi, souffrait; tout en
dessinant, elle se reprochait certains sentimens et certaines paroles.
« La conscience de Célie lui disait qu'elle n'avait eu aucun tort. Do-
rothée aurait dû prendre sa part des bijoux ou bien renoncer à tous.
— Quant à moi, pensait-elle, je ne crois pas que mes prières soient
troublées par le plaisir que j'aurai à porter ce collier. Les opinions
personnelles de Dorothée ne sauraient me lier après tout, bien que
Dorothée doive être liée par elles; mais Dorothée n'est pas toujours
conséquente avec elle-même.
« Elle resta penchée sur sa tapisserie jusqu'à ce que sa sœur l'ap-
pelât. — Venez donc voir! Je me croirai grand architecte, si l'on
peut se servir sérieusement de mes cheminées et de mes escaliers.
« Comme Célie examinait le plan, Dorothée appuya sa joue sur
son bras d'une façon caressante : elle s'accusait. Célie le comprit et
pardonna. Depuis qu'elle pouvait se souvenir, il y avait eu dans la
disposition de son esprit à l'égard de sa sœur une certaine dose de
malice mêlée à beaucoup de crainte. »
Ces deux jeunes filles, orphelines de bonne heure, ont été éle-
vées d'abord par une famille anglaise, puis par une famille suisse
de Lausanne, à qui leur tuteur, un oncle célibataire, les confia,
s'imaginant remédier ainsi cà leur isolement. Depuis une année à
peine, elles demeurent à Tlpton-Grange auprès de cet oncle, âgé de
soixante ans, d'un caractère facile, d'opinions flottantes, avant tout
indécis et changeant. Chez lui, l'énergie puritaine héréditaire,
qui se retrouve intacte dans tous les défauts comme dans toutes
les vertus de sa nièce Dorothée, a évidemment dégénéré. L'in-
différence avec laquelle il « laisse aller les choses » sur les pro-
priétés de miss Brooke rend celle-ci fort impatiente d'atteindre
l'âge où elle pourra disposer des sommes nécessaires aux projets
de sa charité. Bien qu'on la considère comme une héritière dans
LA VIE DE PROVINCE EN ANGLETERRE. 673
ce pays, où les grandes fortunes sont rares, miss Brooke ne se
mariera pas aisément. Il y a pour cela deux bonnes raisons : d'une
part toutes les vanités la trouvent insensible, de l'autre elle inquiète
par son goût des extrêmes et sa ferme volonté de tout régler au-
tour d'elle d'après des principes très personnels. Une jeune fille du
monde qui s'agenouille au chevet des paysans malades pour prier
avec une ferveur digue du temps des apôtres, qui s'impose volontai-
rement des jeûnes et passe la nuit à lire des livres de théologie,
pourra bien, devenue femme, s'éveiller un beau matin possédée de
quelque chimère nouvelle qui lui fasse appliquer ses revenus d'une
façon admirable sans doute, mais contraire au goût du mari. Tout
le monde craint Dorothée; les paysans eux-mêmes, bien qu'elle soit
leur providence, lui préfèrent Célie, dont le caractère aimable se
laisse déchiffrer plus aisément que le sien. Cependant ceux qui
l'approchent, fussent-ils prévenus, lui trouvent un charme qu'ils
ne peuvent concilier avec sa réputation; les hommes la proclament
« ensorcelante à cheval, » et en effet, le teint et la physionomie
animés par le grand air, par l'exercice, elle n'a rien d'une dévote.
Pourtant Dorothée ne se doute pas de ses avantages extérieurs; il
est touchant de l'entendre exalter au contraire ceux de Célie. Cha-
que fois qu'un voisin devient assidu, elle décide qu'il est amoureux
de Célie; c'est ainsi qu'elle se méprend tout à fait sur le motif qui
amène sans cesse sir James Chettam chez son oncle. Comment croire
qu'il vienne pour elle? et qu'aurait-elle à dire à un gentilhomme
campagnard, grand chasseur, fût-il jeune, fût-il beau, fût-il ai-
mable? Le bonheur à ses yeux serait d'épouser un homme digne,
par son âge et son mérite, d'être pour elle une sorte de père et ca-
pable de lui enseigner l'hébreu au besoin, — Milton aveugle ou le
vertueux Hooker. Elle ne rencontre ni l'un ni l'autre, elle tombe
sur le révérend Edouard Casaubon, propriétaire du manoir voisin
de Lowick et cité par tout le comté comme un savant de premier
ordre. Depuisbien des années, dit-on, il prépare les matériaux d'un
grand ouvrage d'histoire religieuse dont la publication doit affirmer
des points de vue nouveaux. L'éclat de sa fortune rejaillit sur sa piété;
son nom impose à tous sans qu'on sache bien pourquoi. Nous l'a-
percevons une première fois à dîner chez M. Brooke. 11 a des che-
veux gris de fer, des yeux caves, la taille grêle. Quelle différence
avec le teint fleuri et les favoris opulens de sir James! Sa manière
de parler précise et dogmatique contraste avec les commérages sans
consistance du bon M. Brooke, et cela suffit pour séduire Dorothée;
elle se laisse prendre à ses doctes discours accompagnés d'un
mouvement régulier de la tête et d'un clignement de paupières. —
Que M. Casaubon est donc laid! dit Célie après le dîner.
TOME cm. — 1873. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
'—C'est, répond sa sœur, un des hommes les plus distingués
que j'aie vus; il ressemble aux portraits de Locke.
— Locke avait-il aussi les deux verrues?
— Je suppose que oui... Aux yeux de certaines gens, il devait
avoir des verrues.
— M. Casaubon est si jaune !
— Vous préférez peut-être qu'un homme ait le teint d'un cochon
de lait?
— Dodo!., je ne vous ai jamais entendue faire de comparaisons
aussi risquées!
— C'est que je n'en ai pas encore eu l'occasion; ma comparai-
son est juste.
— Savez-vous, Dodo, qu'on croirait presque que vous vous em-
portez?
— Il est si douloureux de vous voir considérer un être humain
comme s'il ne s'agissait que de l'animal et du vêtement, sans tenir
compte de la grande âme quepeut refléter un visage d'homme!
— M. Casaubon aurait une grande âme ?
— Je le crois, dit sincèrement Dorothée. Tout ce que je vois de
lui est en harmonie avec sa remarquable brochure sur la Cosmologie
biblique.
— Il parle si peu!
— Il n'a personne à qui parler.
Célie pensa : — Elle méprise donc bien sir James Chettam? Alors
elle ne voudra pas de lui. — Et Célie trouva que c'était dommage.
Elle ne s'était jamais trompée sur les intentions de sir James; par-
fois elle avait craint, il est vrai, que Dorothée ne rendit pas heu-
reux un mari qui n'eût point sa manière de voir; si elle eût osé se
l'avouer, sa sœur lui paraissait trop religieuse pour la simple vie
conjugale. Les principes et les scrupules lui faisaient l'effet d'autant
d'aiguilles sur lesquelles on tremble de marcher ou de s'asseoir, et
Gélie avait bien raison ; mais il est évident que l'auteur lui trouve
un jugement court et borné.
Au moment même où IM. Casaubon pèse les considérations qui le
décideront peut-être à demander la main de miss Brooke, miss
Brooke énumère dans son esprit toutes celles qui doivent l'encou-
rager à la lui accorder. Elle écoute avec respect ses vagues confi-
dences surla nature du grand ouvrage dans lequel il a entrepris de
prouver que tous les mythes et toutes les superstitions du monde
entier ne sont depuis les âges les plus reculés que des réminiscences
corrompues d'une tradition originellement révélée; elle est capti-
vée par la grandeur apparente de ses 'conceptions, flattée qu'il lui
parle comme à un collègue, car M. Casaubon -n'a "pas deux manières
LA TIE DE PROVINCE EN ANGLETERRE. 675»
d'exprimer sa pensée : tout ce qu'il dit ressemble à ces inscription»
clouées à une porte de musée qui ouvre sur les trésors du passé; à
peine daigne-t-il, lorsqu'il lui arrive de citer une phrase grecque ou
latine, la traduire ensuite. Pour Dorothée, il représente un Bossuet
vivant, capable de réconcilier la science avec la dévotion et de réu-
nir les gloires du saint et du docteur. — Mes idées, se dit-elle en'
causant avec lui, mes seniimens, le peu d'expérience que j'ai, tout
ce qui chez moi forme un mince filet spirituel existe chez lui à
l'état d'océan ; mais c'est la même eau, nous pensons de même. —
De son côté, M. Gasaubon s'attache à faire parler Dorothée; en la
regardant, son visage ridé s'éclaire d'un rayon pareil à ceux du
soleil d'hiver. Il lui avoue un jour qu'il sent l'inconvénient de la
solitude, et qu'il lui semble que la présence de la jeunesse doit
donner du charme aux sérieux labeurs de l'âge mûr. C'est bien un
prélude de déclaration, car jamais cet homme grave ne hasarde le
moindre mot sans en avoir pesé les conséquences, pas plus qu'il ne
revient sur aucune communication une fois faite. Pour affirmer des
sentimens exprimés le 2 octobre par exemple, il se bornerait à men-
tionner la date, jugeant de la mémoire des autres d'après la sienne,
qui est un dictionnaire. L'envoi de certaine brochure sur la primi-
tive église, enrichie de notes marginales de la main de l'auteur, est
promptement suivi d'une lettre dans laquelle M. Gasaubon s'offre
avec mille cérémonies et circonlocutions pédantesques à être le
gardien terrestre de la félicité de cette femme belle et ardente, plus
jeune que lui de près de trente ans. Son offre ridicule ouvre le ciel
à la pauvre enthousiaste. Gomme un néophyte prêt à franchir le
suprême degré d'initiation, elle verse des larmes d'extase : enfin
elle va donc poiivoir approfondir ce qui lui semble être le bien,
échanger une sujétion puérile à sa propre ignorance contre la liberté
de la soumission volontaire à un guide digne de la conduire sur les
hauteurs, apprendre tout de lui!.. C'est décidément un directeur
de conscience que cherche la sainte Thérèse de Middlemarch, mais
jamais dévote jusque-là n'avait songé à faire de son confesseur un
mari.
Cette aberration nous touche d'autant m.oins qu'elle pourrait, si
bon lui semblait, mettre à exécution ses idées philanthropiques en
épousant l'honnête et joyeux sir James : celui-ci, pour lui plaire,
s'est associé à un rêve dont elle se berce, un rêve digne d'Oberlin :
embellir la vie des- pauvres. Il fait construire sur ses terres de»"
chaumières modèles dont Dorothée a tracé le plan, et s'imagine^,
parce qu'elle lui en sait gré, s'assurer des droits sur son cœur;
mais cette espérance présomptueuse inspire à miss Brooke, lors>-
qu'elle s'en aperçoit, plus de mépris encore pour les sentiment
676 REVUE DES DEUX MONDES.
mesquins, égoïstes et intéressés de la société qui l'entoure. Per-
sonne n'est donc capable de la comprendre, personne, sauf M. Ca-
saubon! Elle entre dans l'état de mariage comme elle entrerait au
couvent, avec une religieuse exaltation pour les devoirs austères
qu'il comporte; en vain M. Brooke lui fait observer qu'elle épouse
un homme déjà vieux, d'humeur taciturne et d'une faible santé, en
vain Célie s'aiïligi^,, en vain le voisinage se montre scandalisé. Doro-
thée reste insensible à tout, même à la douleur de sir James, dou-
leur mâle et contenue, tempérée par le dégoût que lui inspire la
préférence d'une fille de vingt ans pour un rat de bibliothèque mo-
mifié. — L'ombre d'un homme ! regardez ses jambes! dit-il à son
amie M'"* Gadwallader, type original de demoiselle noble descen-
due des splendeurs de son arbre généalogique dans la pauvreté
d'un presbytère de campagne, où elle est restée grande dame, tou-
jours armée de son franc-parler. Il n'a pas de sang dans les veines.
— Non, quelqu'un en a examiné une goutte au microscope et n'a
vu que virgules et parenthèses, dit la spirituelle femme du rec-
teur. Puisse-t-elle ne pas se repentir de sa prise d'habit! — Puis,
finement elle insinue que la petite Célie vaut mille fois mieux que
ces modèles de vertu qui en savent plus long que le recteur et le
curé ensemble, et qu'en faisant la cour à l'aînée sir James a peut-
être, sans le vouloir, séduit la cadette.
Or le digne jeune homme n'est point, Dieu merci! de ces gens
qui soupirent éternellement après l'impossible, pour qui la plus
belle fleur est celle que la nature a placée hors de leur portée.
On peut dès lors espérer qu'il se laissera consoler par les grâces
modestes de Célie, et on en est bien aise, car ces deux person-
nages sont les seuls qui jusqu'ici ne déplaisent pas. Pourtant, et
c'est en cela qu'éclate le talent d'analyse de George Eliot, malgré
la sympathie absente, une sorte d'intérêt nous attache aux carac-
tères principaux, creusés avec art dans leurs replis les plus dés-
agréables. Certes nous n'aimons guère cette puritaine à passions
latentes qu'on nous représente prosternée métaphoriquement aux
pieds de son futur époux comme devant un pape protestant; nous
aimons moins encore ce faux savant, entêté de lui-même , qui a
besoin de se rappeler tous les passages classiques qu'il a lus pour
estimer ce que vaut l'amour d'une belle jeune fille à qui durant
les courtes semaines des fiançailles il apprend à lire le grec!
Cette union contre nature révolte tous les sentimens; mais enfin,
puisqu'elle est consommée, nous avons hâte de connaître les dé-
ceptions qu'elle entraînera. George Eliot dédaigne de satisfaire
notre impatience; interrompant la dissection qui nous rendait at-
tentifs, l'opérateur applique son scalpel à d'autres sujets absolu-
LA. VIE DE PROVINCE EN ANGLETERRE. 677
ment indifférens, tandis que le couple mal assorti voyage sur la
route d'Italie.
Dans les réunions qui ont précédé ce mariage, le lecteur a fait
connaissance avec une partie de la société de Middleuiarcli, la ville
voisine. M. Lydgate entre autres, le nouveau médecin, a été pré-
senté k miss Brooke, qu'il trouve, malgré son grand esprit et son
indiscutable beauté, très différente de l'idéal qu'il s'est formé de la
femme. Selon lui, la femme doit être tout simplement assez aimable
pour produire sur les sens l'effet d'une musique exquise, et miss
Rosamond Vincy, la fille du maire, dont il est amoureux sans bien
le savoir encore, lui paraît posséder seule le vrai charme mélodique.
Au fait, peu nous importent l'idéal de M. Lydgate et son opinion de
miss Brooke, bien que le romancier ait soin de nous d re que « qui-
conque observe la convergence furtive des destinées humaines sait
voir une lente préparation d'effets se produisant d'une vie à une
autre et formant un contraste ironique avec le regard indifférent ou
glacé que nous laissons tomber sur notre voisin inconnu. » Gela
serait juste, si chacune des figures évoquées avec j)lus ou moins de
relief devait concourir à l'effet général; mais on pourrait sans in-
convénient au contraire supprimer ce second roman qui vient se
greffer sur le premier. Quelques lignes par exemple suffiraient à
nous faire connaît! e le jeune docteur intelligent, pauvie et ambi-
tieux, partagé entre l'amour de la science et l'amour plus noble
encore des êtres souffrans, cet ardent pionnier des légions inexplo-
rées (nous sommes en 1829) de la pathologie.
Guérir et trouver, faire à la fois son humble devoir à Middle-
march et quelque grande œuvre pour le monde, voilà le but de
Lydgate, voilà tout ce qu'il est essentiel de savoir sur son compte;
mais George Eliot ne l'entend pas ainsi. Nous avons à subir un long
chapitre de détails sur les préjugés de sa famille, le développement
de sa vocation médicale, sa vie d'étudiant à Londres, à Edimbourg,
à Paris enfin, où il rencontra une actrice de mélodrame qui fit de lui
un homme désillusionné. II est désormais incapable de considérer
la femme autrement qu'au point de vue scientiliffue, comme un
être gracieux, à peine responsable, dont le rôle est de nous égayer
par ses gazouillemens et de nous réchauffera la douce flamme de
son regard bleu, quelque chose de plus qu'un oiseau ou une fleur,
tenant d'ailleurs de tous les deux; en outre la beautt^ blonde paraît
à Lydgate devoir être vertueuse par tempérament, n'étant évidem-
ment moulée que pour des jouissances délicates. Si la science lui
permettait de songer au mariage, il choisirait Rosamond.
De son côté, la coquette de Middiemarch, pénétrée de mépris
pour les jeunes indigènes, tous amoureux d'elle, cela va sans dire,
678 REVUE DES DEUX MONDES.
attend impatiemment l'heure où se déclarera cet homme qui a le
mérite d'eue étranger à sa province, bien né, bien apparenté, bien
élevé, cet homme supérieur enfin dont il serait amusant de faire
un esclave. Rosamond se sent de force à conquérir; elle a, dans la
meilleure pension du comté, appris tout ce qui compose l'éduca-
tion parachevée d'une demoiselle, y compris l'art de monter en
voiture, et ses talens variés émerveillent jusqu'à l'éblouissement
son pèie le manufacturier, sa mère surtout, fille d'un aubergiste,
brave femme un peu folle, qui met son orgueil dans les allures de
gentleman d'un lils élégant et paresseux, le jeune Fred.
Il faut dire que Fred Vincy compte sur l'héritage de l'oncle Fea-
therstone, et nous voici bon gré mal gré initiés aux manies et aux
boutades misanthropiques de ce vieux renard podagre presque mou-
rant, autour duquel s'abattent, comme autant de bêtes de proie,
les membres de sa nombreuse famille. Il fait retomber la mauvaise
humeur qu'il en ressent sur une jeune fille pauvre, Mary Garth, la
gardienne attentive et désintéressée de sa maison. Un penchant
qui n'a j)u naître que du contraste absolu de leurs caractères rap-
proche le prodigue Vincy de cette personne honnête, positive, in-
tègre jusqu'au scrupule, franche jusqu'à la rudesse, ?ans fortune
et sans beauté; mais Mary se trouverait déshonorée d'épouser un
oisif qui dépense aux courses et au billard plus qu'il ne possède.
Par excès de probité, elle éloigne de lui l'héritoage qu'il attend.
Leurs conversations, où la morale tient victorieusement tête à
l'amour piqué, les querelles de famille entre le banquier Bulstrode,
type de dévot hypocrite et dominateur, et son beau -fi ère, le vieux
Vincy, les intrigues ourdies par ce banquier pharisien contre le vi-
caire de Saint-Botolph, Camden Farebrother, qui a le tort de s'oc-
cuper de métaphysique et d'histoire naturelle au lieu de s'en tenir
à prêcher quelques vieilles vérités solides, ce qui lui fait perdre la
place de chapelain de l'hôpital, — des questions de votes, de con-
seils d'administration, de rivalités électorales, des commérages de
petite ville au milieu desquels Lydgate se trouve pris et comme
étouffé malgré sa volonté énergique de n'y entrer pour rien, —
des hors d'œuvre en un mot remplissent la seconde partie de Mid-
dlemarch. On y rencontre de curieuses peintures de mœurs et de
caractères, marquées au sceau de cette qualité si anglaise que le
mot même ne peut se traduire, la quaintness^ mélange d'esprit, de
grâce et d'originalité; cependant ces hors-d'œuvre font ressortir
une fois de plus l'erreur d'un système qui consiste à reproduire
chaque épisode qui survient, chaque figure qui passe, avec une pré-
cision photographique pour ainsi dire. Or la meilleure photogra-
phie, quelque nette, quelque lumineuse qu'elle soit, restera toujours
LA VIE DE PROVINCE EN ANGLETERRE. 679
inférieure au tableau composé avec le souci de l'ensemble, de l'u-
nité.
Si l'auteur avait supprimé les personnages secondaires qui ne se
rattachentpas à l'aclion principale, le roman serait rérluit de moitié,
car la plupart des citoyens de Middlemarch ne semblent intervenir
que pour laisser au couple Casaubon le temps d'arriver à Rome, où
nous le retrouvons en plein désenchantement, comme il était aisé
de le prévoir.
La pauvre Dorothée s'obstine encore à croire que le sentiment de
tristesse qui l'accable vient de sa propre pauvreté spirituelle, mais
elle est malheureuse, et elle s'en rend compte trop clairement
après quelques semaines de ce qu'on est convenu d'appeler la lune
de miel, consacrées à visiter l'une des plus intéressantes villes du
monde. L'enthousiasme qui l'avait jetée dans ce mariage absurde
s'allumait à l'espérance de soulager en partie M. Casaubon du poids
de son travail et de mêler quelques fils d'or à la trame sombre de
sa vie; or M. Casaubon est aussi tristement préoccupé pour le moins
que par le passé. Rien de ce qui intéresse le commun des mortels
n'arrive même à le distraire en passant. Lorsqu'il dit à sa femme de-
vant un tableau : Tenez-vous à rester encore? je resterai, si bon vous
semble, — quand il lui explique froidement les beautés de la Far-
nésine en mêlant à un jugement banal sur Raphaël, qu'il ne voit que
par les yeux des connaisseurs, sa dédaigneuse appréciation de la
fable de Psyché, qui doit être l'invention romanesque d'une période
littéraire plutôt qu'un mythe original, elle sent qu'il a hâte de re-
tourner seul au Vatican poursuivre la stérile recherche de sa clé
des mythologies. Seule, de son côté, escortée d'une femme de
chambre et d'un courrier, elle erre mélancolique dans les églises,
les musées, en songeant aux maussades soirées passées dans la so-
ciété de son mari, et en s'attristant de la froideur mêlée de gêne
avec laquelle il repousse l'aide qu'elle lui offre, comme si elle pré-
tendait devenir, non pas son secrétaire dévoué, mais plutôt quelque
espion mnlveilLant. Le vieux Casaubon commence à se douter par-
fois en effet que l'objet de ses travaux soutiendrait difficilement la
critique, et Dorothée dans ces momens-là est moins sa femme qu'une
personnification importune du monde ennemi qui entoure tout ua-
teur mal apprécié.
Un jour que le choc de cette méfiance d'une part et d'une bonne
volonté apparemment indiscrète de l'autre a produit entre les deux
époux une première discussion assez vive, Dorothée rencontre à l'im-
proviste dans les galeries du Vatican, auprès de Y Ariane couchée,
avec laquelle sa beauté spiritualisée forme une vivante antithèse, un
parent pauvre de Casaubon dont elle a entrevu avant son mariage la
680 REVUE DES DEUX MONDES.
jeune et sympathique figure. D'abord Will Ladislaw jugeait assez
sévèrement Dorothée, n'admettant pas qu'une femme capable d'é-
pouser Casaubon pût être rien de mieux qu'une pédante désagréable.
Malgré les services signalés que lui a rendus son cousin, ou même
à cause de ces services, car la hauteur et la sécheresse avec les-
quelles on nous oblige peuvent rendre la reconnaissance un far-
deau, Will Ladislaw déteste Gasaubon, qui le tient aussi en profond
dédain. Pour le faux savant, qui a usé sa vie au travail préparatoire
d'une œuvre impossible, l'imagination poétique de Will, son esprit
vif jusqu'à la turbulence, son tempérament avide d'aventures,
doivent être autant de signes de frivolité. Le voyant rebelle au
choix d'une carrière sous prétexte qu'il est apte à plusieurs et qu'il
veut tout connaître avant de se fixer, Gasaubon s'est résigné de
mauvaise grâce à subvenir encore aux dépenses d'une année de
voyages, il a mis ce Pégase en révolte contre son joug à l'épreuve
de la liberté. Sa surprise lorsqu'il le retrouve en Italie, où il s'oc-
cupe provisoirement de peinture, est sans aucun mélange de plai-
sir; quant à Will Ladislaw, il abjure vite d'injustes préventions
contre Dorothée. A près une première conversation, il s'étonne, il est
ému de sa simplicité presque enfantine sous certains rapports, des
éclairs de sensibilité qui lui échappent, et il conclut qu'elle a dû
faire de ce mariage odieux quelque étrange roman, qu'elle a été
trompée par sa propre candeur. Ah! si M. Gasaubon n'était qu'un
dragon qui eût emporté cet ange dans sa caverne par violence et
sans formalités légales, quel devoir sacré ce serait d'arracher Doro-
thée à de pareilles griffes! Par malheur, M. Gasaubon est quelque
chose de bien autrement intraitable qu'un dragon; c'est un bien-
faiteur appuyé sur les droits que lui donne la société. Will ne
peut même insinuer ce qu'il pense de la vanité de son œuvre sans
se montrer ingrat; du moins se dédommage-t-il de tant de con-
trainte en faisant des visites fréquentes à Dorothée, toujours seule
chez elle. L'abandon où elle vit indigne le jeune homme et l'en-
chante à la fois; il en veut au mari de délaisser ainsi cette char-
mante créature pour s'en aller à la chasse de futilités vermoulues,
et en même temps quel bonheur de pouvoir causer sans témoins! —
Souvent les questions d'art les amènent à traiter des questions de
sentimens. — Je crains, dit Will, que vous ne jugiez l'art en héré-
tique. Gomment cela se fait-il? Je vous aurais crue sensible à la
beauté partout où elle se trouve.
— Je suppose que je manque d'intelligence pour bien des choses,
répondit simplement Dorothée; j'aimerais rendre belle la vie de tout
le monde, et cette immense dépense d'art qui semble faite pour ainsi
dire en dehors de la vie, sans la rendre meilleure pour le grand
LA VIE DE PROVINCE EN ANGLETERRE. 681
nombre, m'afflige. Ma jouissance, de quelque nature qu'elle soit,
est toujours gâtée quand je songe qu'elle est refusée à d'autres.
— J'appelle cela le fanatisme de la sympathie, répliqua impé-
tueusement Will. Vous pourriez en dire autant de toute poésie, de
toute délicatesse. Si vous poussiez jusqu'au bout ce raisonnement,
vous devriez être malheureuse de votre propre bonté, devenir mau-
vaise afin de n'avoir d'avantages sur personne. La meilleure piété
est de jouir quand on le peut; ou fait alors son possible pour assu-
rer à ce bas monde la réputation d'être une planète agréable... Je
vous soupçonne d'avoir une idée fausse des vertus de la misère et
d'aspirer à faire de votre vie un martyre...
— Vous vous trompez. Je ne suis pas triste... Je ne suis jamais
malheureuse longtemps de suite. Je suis violente et méchante, —
pas comme Célie, — j'éclate, et puis tout redevient glorieux. Je ne
puis m'empêcher de croire en aveugle au sublime. Ici je jouirais de
l'art volontiers ; hélas! il y a tant de beautés que je ne m'explique
pas et qui me semblent être plutôt une consécration de la laideur!
Comme peinture, comme sculpture, c'est merveilleux peut-être;
mais le sentiment est souvent bas et brutal, parfois même ridicule.
Çà et là je sens que quelque chose de vraiment noble s'empare de
mon adniiration, quelque chose que je pourrais comparer aux mon-
tagnes albaines ou au coucher du soleil sur le Pincio; cela me fait
regretter encore plus de trouver si peu de cette perfection dans les
œuvres qui ont coûté aux hommes tant de travail.
— Bien entendu, il y a nombre de médiocrités; les choses rares
ont besoin de ce sol pour y croître.
— Oh Dieu! dit Dorothée, reprenant le cours ordinaire de ses
réflexions tristes, je vois qu'il doit être très difficile de faire lien de
bon. J'ai souvent pensé, depuis que je suis à Rome, que la plupart
de nos existences seraient plus laides et plus mauvaises que de
laides et mauvaises peintures, si elles pouvaient s'accrocher aux
murs...
— Vous êtes trop jeune,... c'est un anachronisme que de pareilles
pensées, dit Will en secouant la tête par un mouvement rapide qui
lui était familier. Vous parlez comme si vous ignoriez la jeunesse.
C'est monstrueux... Vous avez été élevée dans ces principes atroces
qui, pareils au Minotaure, choisissent les plus parfaites entre les
femmes pour les dévorer, et maintenant vous irez vous enfermer
dans cette prison de Lovvick... Vous serez enterrée vive. Gela me
rend fou d'y songer. J'aimerais mieux ne vous avoir jamais vue que
de penser h vous avec cette perspective d'avenir.
Will craignit d'être allé trop loin; mais le ton de regret irrité
qu'il avait pris exprimait tant de bonté que Dorothée répondit en
682 REVUE DES DEUX MONDES.
souriant avec une émotion inconnue de reconnaissance : — Vous
n'aimiez pas Lowick, ayant attaché votre cœur à un genre de vie
tout différent; Lowick est la maison de mon choix.
Will ne sut que dire, car il ne pouvait répondre qu'il était prêt
à mourir pour elle. Le respect l'arrête toujours avant la scène de
passion que l'on attend inutilement d'un bout à l'autre de ce
roman.
Sans se rendre compte de l'adoration qu'elle inspire, Dorothée
prend plaisir à consulter sur toutes choses le goût de son nouvel
ami, qui lui prouve que le sentiment de l'art peut s'acquérir en
grande partie; elle est touchée surtout de l'affection que Will lui
témoigne, à elle qui avait jusque-là tant donné pour recevoir si
peu. Elle s'intéresse à sa vocation indécise, l'aide à la chercher,
l'encourage maternellement; peut-être est-elle frappée à son insu
du contraste de cette brillante, franche et fougueuse jeunesse
avec la caducité précoce de M. Casaubon. La première impres-
sion, en apercevant Will, est celle que fait éprouver un rayon de
soleil; ses traits mobiles semblent se transformer à tous momens
sous le coup de baguette d'Ariel, et sa chevelure secouer une lu-
mière que l'on peut prendre pour l'auréole même du génie. M. Ca-
saubon ne se dissimule aucun des avantages de son petit cousin,
et, tout en les jugeant frivoles, il en est jaloux, ce qui le rend
plus maussade et plus sombre, car il a trop d'orgueil pour trahir
autrement cette jalousie qu'il n'a pas épuisée tout entière en riva-
lités scientifjques, cette jalousie qui n'est au fond qu'une des formes
de l'égnï^me souffrant. George Eliot en fait l'objet d'une curieuse
étude |)sychologique, à laquelle nous sommes arrachés par le brus-
que changement de décor qui nous ramène à Middlemarch, au mi-
lieu de la famille Vincy.
Un ciiLique des plus autorisés parmi ses compatriotes a compli-
menté l'ail leur de Middlemarch d'avoir fait de chaque volume un
ouvrage complet. Nous ne contredirons pas cette assertion, mais
nous la tournerons en blâme : l'intérêt, divisé entre deux sujets
étrangers l'un à l'autre, s'alanguit et finit par s'éteindre. Aussi
est-on soulagé en apprenant que l'affection dont est atteint M. Ca-
saubon a chance de se terminer par une mort prochaine. Sans cela,
Dorothée succomberait elle-même de lassitude et de tristesse dans
ce manoir de Lowick, où elle essaie de donner le change à son ac-
tivité en copiant du latin sous l'œil inquiet et méfiant de son dés-
agréable mari. Souvent, il est vrai, elle quitte la 1 ib'iothèque pour
un petit boudoir fantastiquement meublé de tapisseries verdâtres
où, parmi d'autres portraits, se trouve la miniature de la grand'-
mère de Will Ladislaw, femme résolue et passionnée qu'une mes-
LA VIE DE PROVINCE EN ANGLETERRE. 683
alliance a brouillée avec les siens. Entre ce portrait et Dorothée
s'établit une sorte d'intimité étrange: devant lui, elle rêve, elle
parle comme s'il pouvait l'entendre, et les contours, prenant plus
de fermeté, le regard plus de feu, lui rappellent l'aimable visage
de Will. Un matin tombent dans cet intérieur glacé deux lettres du
jeune homme. L'une est adressée à Dorothée, l'autre annonce à
M. Casaubon l'honnête intention de vivre désormais de son travail
en Angleterre, où il va revenir. De ces nouvelles, Dorothée ressent
«ne joie secrète, aussitôt troublée par le refus fortnel du mari de
recevoir la visite que promet Will, et surtout par le ton d'humeur,
d'autorité, avec lequel il signifie sa volonté de se tenir désormais à
l'abri des fâcheux. Quelques minutes plus tard, M. Casaubon est
frappé d'une attaque d'apoplexie. Alors la pauvre femme est réel-
lement touchante par l'abnégation et l'oubli d'elle-même; elle se
consacre tout entière à des soins incessans, que ne récompense ni
gratitude ni tendresse. M. Casaubon n'ignore pas qu'il est con-
damné par la science, et la crainte de n'avoir pas le temps d'ache-
ver la tâche qu'il s'est imposée se mêle à une amère méfiance de
l'affection de sa femme. Par une bizarrerie nouvelle, c'est sur lui
que l'auteur prétend concentrer l'intérêt; il proteste conlre la dis-
position générale à plaindre d'abord les jeunes gens. Malgré les
paupières clignotantes et les verrues qui choquent Célie, malgré la
faiblesse musculaire que méprise sir James, Casaubon est affamé
■de bonheur comme le reste des hommes, et le bonheur le fuit. Il a
cru le saisir le jour où la Providence lui a donné une compagne
vertueuse, modeste, bien élevée, — jeune et belle par surcroît;
mais à défaut d'un corps robuste une âme enthousiaste nous est
nécessaire pour connaître la joie intense. Outre les déceptions, il a
des scrupules de plus d'une sorte, lui qui tient avant tout à passer
pour irréprochable : les brochures qu'il a détachées de l'ensemble
de son œuvre, toujours à l'état de projet, ont eu un succès mé-
diocre; il soupçonne l'archidiacre de ne pas les avoir lues, il reste
dans un doute pénible sur ce qu''en pensent les grands esprits qui
font loi, et garde la conviction qu'un de ses anciens amis a écrit tel
compte-re idu dénigrant qui demeure enfermé dans un tiroir secret
de son bureau et dans un coin sombre de sa mémoire. Avec la foi
dans ses piopres œuvres, la foi religieuse de Casaubon s'affaiblit,,
comme si l'espérance chrétienne en l'immortalité de l'âme dépen-
dait de l'immortalité de la Clé des mythologies. Le maringe, de
même que la religion et la science, est, hélas! pour lui une obliga-
tion extérieure qui ne le satisfait ni ne le console; pllus il avance
dans la vie conjugale, plus l'idée fixe de remplir ses devoirs do-
mine tout le reste. En vain George Eliot fait dépense de logique et,
684 REVUE DES DEUX MONDES.
au besoin, de paradoxe pour nous attendrir sur l'angoisse d'un
homme qui demeure toujours ambitieux et timide, consciencieux et
myope, qui ne sent jamais naître de ses aspirations une pensée,
une passion, un acte énergiques, — malheur d'autant plus complet
qu'il se dérobe à la pilié et qu'il craint par-dessus tout d'être de-
viné; — nous n'avons point de sympathie pour cette personnalité
mesquine, irritable, impuissante, qui envie la gloire et la félicité
sans mériter l'une et sans être capable de goûter l'autre. Cependant
le désespoir qu'après de longs mois d'abnégation et de lutte sa
mort inspire à Dorothée s'explique à la rigueur, car il est causé par
le remords, — le remords d'avoir éludé une promesse solennelle
qu'il exigeait d'elle.
— Promettez- moi, a-t-il dit une nuit, promettez-moi d'obéir, si
vous devenez veuve, à ce qui est mon désir formel. — Et Dorothée
a demandé jusqu'au lendemain pour réfléchir, tremblant sans doute
qu'il ne lui imposât de rassembler et de publier les élémens épars
qui forment la prétendue clé des mythologies , car elle ne doit rien
entrevoir de p\s que de continuer à vivre parmi ces ruines et ces
ténèbres inextricables. Le lendemain, lorsqu'elle s'est résignée à
engager son avenir malgré tout, M. Casaubon n'est plus, et, loin
d'éprouver quelque soulagement d'être délivrée du fardeau de ce
serment mystérieux, elle se reproche de lui avoir refusé une dernière
satisfaction. 11 ne faut rien moins que l'ouverture du testament pour
arrêter ses larmes : Casaubon, par un codicille imprévu, retire tous
ses biens à sa veuve dans le cas où elle épouserait Will Ladislaw !
Cette clause, expression d'un soupçon injurieux, révolte tout le
monde et en particulier sir James, qui a eu le bon sens de devenir
l'heureux époux de Célie, mais sans abjurer pour sa belle-sœur une
admiration chevaleresque. Que Dorothée ait jamais songé au jeune
Ladislaw, sir James rougirait de l'admettre; mais que Ladislaw soit
amoureux en effet, c'est autre chose. Il faut, selon lui, que M. Brooke,
qui, dans l'intérêt des élections qu'il brigue, s'est attaché ce jeune
homme, retire de ses mains un journal libéral qu'il dirige à mer-
veille, se prive de l'appui de son double talent d'écrivain et d'ora-
teur, l'éloigné enfin sans tarder, quitte à ne jamais parvenir au
parlement. La réputation de M'"^ Casaubon l'exige. Tandis que
M. Brooke hésiie, Dorothée cherche à se ressaisir dans le chaos où
flotte son âme effrayée; la révélation qui est venue la frapper àl'im-
proviste a eu pour résultat immédiat de changer l'aspect de toutes
choses, elld ne voit, ne sent plus rien de la même façon; elle se
défend à la fois contre la violente aversion que lui inspire celui
qui a eu des secrets pour elle, des secrets aussi amers, aussi offen-
sans, et contre l'attrait non moins violent qui la rapproche tout à
LA VIE DE PROVINCE EN ANGLETERRE, 685
coup de Will Ladislaw. Jamais elle n'avait admis auparavant qu'ils
pussent un jour être l'un à l'autre; mais l'idée que son mari a pu
redouter une pareille union la trouble étrangement. Le mari, triste
et soulTrant, n'est plus là pour solliciter sa piiit^; son orgueil se
révolte, et son cœur parle plus haut qu'elle ne le voudrait, il est
même oppressé d'une singulière angoisse lorsqu'on lui apprend
que Will est devenu l'hôte assidu de Lydgate, qui dans l'intervalle
a épousé Rosamond et qui a déjà lieu de s'en repentir.
Plus coquette, plus égoïste, plus éprise d'elle-même que jamais,
Rosamond blâme son mari de passer à l'hôpital le temps qu'il ne
consacre pas à des expériences au microscope; elle lui reproche
sans cesse, dans son langage puéril et enfantin, d'aimer ces vi-
laines choses plus qu'elle. Son goût effréné pour la toilette et le
luxe est cause que le pauvre savant succombe sous le poids de ces
tracas d'argent, qui finissent par étouffer toute préoccupation plus
noble; mais peu importe à Rosamond : elle ne songe qu'à faire des
conquêtes du haut de ce trône du mariage, au pied duquel le mari
lui-même n'est qu'un sujet soumis. Son adorateur préféré est pour
le moment Will Ladislaw; elle prend sa galanterie hyperbolique et
à demi moqueuse pour le langage de la passion, et lui s'efforce
d'oubher, en badinant avec cette femme légère, l'amour sans es-
poir qui remplit son cœur. Il sait trop qu'il doit fuir Dorothée; la
précaution prise par M. Casaubon est faite pour les séparer plus
que jamais. Leurs adieux, au moment où il souffre de s'éloigner, où
elle brûle de le retenir, forment une des meilleures scènes de ce
roman, qui abonde en beautés noyées dans des torrens d'ennui.
— J'avais écrit... pour demander la permission de vous voir, dit
Will, s'asseyant en face d'elle. Je pars, et je ne pouvais le faire
sans vous parler encore une fois.
— Je croyais que nous nous étions dit adieu quand vous êtes
venu à Lowick, il y a déjà bien des semaines. Vous pensiez partir
alors, répliqua Dorothée, dont la voix tremblait un peu. '
— Oui, mais j'ignorais alors bien des choses que je sais mainte-
nant, des choses qui ont changé mes pensées d'avenir. Quand je
vous ai vue, mon rêve était de pouvoir revenir un jour ou l'autre.
Je ne crois pas maintenant revenir jamais. — Il se tut un instant.
— Et vous désiriez m'en confier les raisons? demanda timidement
Dorothée.
;— Oui, dit Will avec impétuosité, secouant la tête et détournant
d'elle son regard plein de colère; je dois le désirer, cela va sans
dire. J'ai été grossièrement insulté à vos yeux, aux yeux de tous.
Je veux que vous sachiez bien qu'en aucune circonstance je ne me
serais abaissé,... qu'en aucune circonstance je n'aurais donné au
686 REVUE DES DEUX MONDES.
monde le droit de dire que je recherchais de l'argent, sous prétexte
de rechercher autre chose; nulle autre sauvegarde n'était néces-
saire contre moi, la sauvegarde de la richesse suffîsnit!
En prononçant ces mots, Will se leva pour s'en aller, il ne savait
où, mais ce fut vers la fenêtre la plus proche, qui se trouvait ou-
verte; — un jour de l'année précédente, lui et Dorothée s'y étaient
appuyés pour causer. — Tout le cœur de la jeune femme sympa-
thisait avec l'indignation de Will, et, tandis qu'elle souhaitait le
plus de lui persuader qu'elle ne l'avait jamais méconnu, il se dé-
tournait d'elle comme si elle eût fait partie du monde injuste et
hostile.
— Il serait bien mal à vous de supposer que je vous eusse jamais
cru capable de bassesse, dit-elle. Imaginez-vous donc que j'aie
douté de vous? — Ils perdirent les dernières minutes qu'ils avaient
à passer ensemble dans un silence douloureux. Que pouvait-il dire,
puisque ce qui dominait tout en lui était cet amour opiniâtre, in-
sensé, dont il s'interdisait de parler? 'Que pouvait-elle dire, puis-
qu'elle n'avait le droit de lui offrir aucun secours, puisqu'elle se
voyait forcée de garder l'argent qui eût dû être à lui, puisque au-
jourd'hui il ne semblait plus lui témoigner la confiance ni l'affec-
tion d'autrefois?
Will se rapprocha. — Il faut que je parte.
— Que ferez-vous dans la vie? Vos intentions sont-elles restées
ce qu'elles étaient quand nous nous sommes dit adieu une pre-
mière fois?
— Oui, répondit Will d'un ton qui semblait écarter le sujet. Je
travaillerai à la première chose qui s'offrira. On doit prendre, je
suppose, l'habitude d'agir sans bonheur ni espérance.
— Oh! quelles tristes paroles! dit Dorothée avec une dange-
reuse disposition à sangloter; mais, s'efforçant de sourire, elle re-
prit : — Nous reconnaissions dans le temps que nous avions l'un et
l'autre l'habitude d'employer des expressions trop fortes.
— Ce n'est pas le cas pour moi en ce moment, dit Will, s'ados-
sant à l'angle du mur. Il y a certaines émotions qu'un homme ne
peut éprouver qu'une fois, et il sent après que ce qu'il y a de meil-
leur dans la vie est passé. Cette expérience, je l'ai subie bien
jeune, voilà tout. Ce que je désire plus que je ne pourrai jamais
désirer rien au monde m'est absolument défendu, non pas seule-
ment parce que c'est hors de ma portée, mais défendu par mon.
propre orgueil, par l'honneur, par tout ce qui fait que j'ai quelque
respect pour moi-même. Désormais il me faudra continuer de vivre
comme un homme qui dans l'extase a entrevu le ciel.
Will se sentait en contradiction [avec lui-même et se blâmait de
LA VIE DE PROVINCE EN ANGLETERRE. 087
parler si clairement. Est-ce donc parler d'amour à une femme que
de lui déclarer qu'on ne lui en parlera jamais? — L'esprit de Do-
rothée cependant remontait dans le passé à la poursuite d'une autre
vision que la sienne. La pensée qu'elle pouvait être ce que WUl
désirait le plus palpita en elle l'espace d'une seconde, puis le doute
vint, le souvenir du, peu de temps qu'ils avaient vécu ensemble
s'effaça devant la pensée de l'intimité bien autrement longue et
complète qui avait dû exister entre Will et Rosamond : tout ce qu'il
avait dit se rapportait probablement à cette femme. Elle restait rê-
veuse, tandis que sous ses yeux baissés se succédaient des images
innombrables dont chacune lui apportait la pénible certitude que
WLU avait fait allusion à M'""^ Lydgate. Will ne s'étonnait pas du
silence;; son esprit était tumultueusement occupé d'autre part; il
comptait follement que quelque chose surviendrait pour empêcher
leur séparation, quelque miracle... Enfin Dorothée levait les yeux et
allait parler quand un valet de pied annonça que les chevaux étaient
prêts. Aussitôt que la porte fut refermée, — Après-demain, dit
Will, j'aurai quitté Middlemarch.
— Vous avez bien agi en tout, répliqua Dorothée à voix basse,
c r son. cœur était si serré qu'elle parlait avec peine. Elle lui tendit
la main, qu'il tint un instant sans répondre; puis, réprimant un
soupir : — Je n'ai jamais été injuste envers vous; ne m'oubliez pas,
murmura-t-elle.
— Pourquoi me dites-vous cela? s'écria le jeune homme avec
emportement. IN'y a-t-il pas à craindre plutôt que je n'oublie tout
le reste ?
11 était réellement indigné, ce qui lui donna le courage de partir
sans tarder davantage.
Ce cri d'amour méconnu a retenti au plus profond de l'âme de
Dorothée; certes elle ne songe pas encore à défier l'obstacle que la
dernière volonté de son mari a élevé entre eux, mais elle a pour
Will une estime sans bornes, elle croit en lui ; c'est déjà le bon-
heur. Quel désespoir doit donc éprouver cette femme confiante et
sincère, quand à quelques mois de là, et alors qu'elle le suppor-
sait bien loin, elle surprend Will Ladislaw auprès de Rosamond,
lui parlant à voix basse avec ferveur et tenant ses mains pressées
entre les siennes, tandis que se lève tout éperdu vers lui un visage
embelli encore par les pleurs! — Le mépris sans mélange de fiel,
tel qu'il peut exister dans une âme fière, la passion si longtemps
refoulée débordant soudain, une première larme versée sur soi-
même et aussitôt essuyée, la résignation de l'ange qui plaint des
égaremens que sa pureté ne peut compreudre, tout cela est rendu
avec une puissance qui rappelle certaines pages d'Adatn Bade. Mie
688 REVUE DES DEUX MONDES.
se dit : — Que ferais-je, comment agirais-je, si je pouvais réduire
au silence ma propre peine et ne penser qu'à ces trois êtres? — car
elle a pitié de Lydgate surtout, de Lydgate, qu'elle a converti au
culte respectueux de la femme et forcé d'accepter d'elle comme il
l'eût accepté d'un ami tel service qui lui sauve l'honneur. Doro-
thée veut maintenant ramener au bien cette fragile créature qu'il
a eu le tort d'associer à une existence dont elle ne sait comprendre
ni les soucis ni les travaux. La scène dans laquelle Rosamond,
vaincue par la générosité de sa rivale, élevée un instant au-dessus
d'elle-même, déclare, quoi qu'il lui en coûte, que Will, lorsque Do-
rothée l'a cru coupable, lui confiait le secret de son amour pour
une autre femme, afin qu'elle comprît bien qu'il ne pouvait l'aimer,
est le triomphe de cette plume éloquente et pathétique qui nous
avait montré déjà, dans une scène que l'on croyait incomparable,
la criminelle Hetly se confessant à Dinah Morris, l'inspirée; mais ce
n'est pas M'"^ Lydgate qui se convertit à la vertu, — aucune im-
pression ne peut être chez elle profonde ni durable, — c'est Doro-
thée qui abjure ses principes.
Rien de plus beau que l'explosion de la joie et de l'amour dans
cette âme cuirassée jusque-là, que cette victorieuse revanche de
la nature qui l'amène à s'offrir elle-même au pauvre Will ébloui.
Elle ne consacrera pas sa fortune à fonder le village modèle qui
devait être une école d'industrie, non, elle renoncera sans hé-
siter à cette fortune; elle ne réalisera aucun des rêves qui ont
bercé sa première jeunesse; ses facultés et ses aspirations se ren-
fermeront désormais dans le cercle étroit prescrit à l'épouse, à la
mère. Certes nous ne partageons pas l'opinion de sa famille, qui
lui tient longtemps rigueur d'avoir épousé un homme sans nais-
sance et sans position sociale; on ne saurait être aussi sévère que
le monde qui qualifie d'extravagante cette belle personne capable
d'épouser d'abord un ecclésiastique cacochyme et assez vieux pour,
être son père, puis, le deuil à peine terminé, un petit cousin sans le
sou, assez jeune pour être le fils du défunt; nous jugeons, comme
l'auteur, que ces actes assez déraisonnables en eux-mêmes ne sont
que le résultat de généreuses impulsions en lutte contre des cir-
constances difficiles et prosaïques. Il serait possible que sainte
Thérèse elle-même ne réussît point à trouver sa voie aujourd'hui
dans un monde où l'instruction des femmes n'est qu'un autre nom
de l'ignorance, où la règle de conduite qu'on leur impose est en
contradiction avec les croyances générales; tout cela est bien dit
et bien pensé. D'où vient donc que l'on n'est jamais satisfait, qu'on
ne peut jamais l'être après la lecture d'un roman de George Eliot?
— La critique anglaise nous répond que le propre du talent de cet
LA VIE DE PROVINCE EN ANGLETERRE. 689
auteur n'est pas de satisfaire, qu'il ne veut qu'attacher, et que ce
n'est pas la faute de son œuvre si elle nous laisse, comme la vie
elle-même, tristes et affamés. Fort bien ! mais nous en reviendrons
toujours à ceci : l'art doit -il donc être la reproduction exacte et
servile de la vie?
Trois romans sont réunis dans Middlemarck, et un seul nous
présente des gens heureux, ceux qui ont attendu le moins de la des-
tinée, Fred Vincy et Mary Garth. Tout petits, ils se sont fiancés, un
vieil anneau de parapluie leur tenant lieu de bague nuptiale; ils ont
grandi sans aucune illusion sur le mérite l'un di^ l'autre, unis par
une tendresse clairvoyante et solide, presque maternelle chez Mary,
l et que les épreuves ont fortifiée. Fred et Mary sont des amans de
l'école de Philémon et Baucis. Ils ne sont pas partis avec un bril-
lant bagage d'espérances et d'enthousiasmes, quitte à tomber au
milieu du chemin, faute de patience l'un envers f autre et envers le
monde; ils ont compris que le mariage est un grave commence-
ment, — que, si Adam et Eve passèrent leur lune de miel dans le
paradis, ils eurent leur premier-né parmi les épines et l'aridité du
désert. La main de Mary a été le prix de la conversion de Fred; cet
étourdi, dont sa famille prétendait faire un prêtre et qui avait les
goûts d'un gentleman, bien que faute de vertu et faute d'argent il
fût impropre aux deux rôles, devient, sagement gouverné par sa
ménagère, un cultivateur modèle, un excellent père de famille.
Quand, un peu plus tard, il remercie Mary de l'avoir préféré au
vicaire Farebrother, en ajoutant que ce dernier eût été dix fois plus
digne d'elle : — C'est vrai, répond la jeune femme, et c'est pour-
quoi il pouvait mieux se passer de moi. — Elle ne cesse jamais de
surveiller Fred comme le plus cher de ses enfans, témoin un joli
mot à son père, qui se défend d'être pour elle le meilleur des
hommes, voulant laisser ce titre à son mari : — Non pas, les maris
sont une classe d'hommes inférieure; ils ont besoin d'être tenus.
Leur humble bonheur sans exaltation, sans aveuglement, sans
ivresse est le seul apparemment qui soit accessible, le seul qu'il
faille désirer; il fait ressortir par l'opposition la destinée manquée
des âmes plus exigeantes. Dorothée, après une première et cruelle
méprise, ne laisse-t-elle pas absorber dans la vie d'un autre sa vie
qui devait être consacrée à l'humanité tout entière? Lydgale, qui,
comme elle, voulait concentrer ses forces dans quelque vaste entre-
prise utile à ses semblables, ne devient-il pas le jouet et la victime
d'une femme sans coeur et sans cervelle, ignorante du mal qu'elle
fait, qui brise si carrière, lui ôte la confiance en lui-même et mé-
rite qu'il l'appelle son basilic, du nom de cette plante des Indes,
belle et funeste, qui passe pour s'épanouir merveilleusement sur
TOHE cm. — 1873. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
a cervelle des hommes assassinés? Elle a tué en effet tout ce qu'il
avait de bon et de grand en lui. Ce joli monstre aux mains blan-
ches, au sourire doux, blond comme un chérubin, innocemment
odieux, est peint de main de maître. Certes ce n'est pas le talent
qui fait défaut à George Eliot, ce n'est pas la science non plus ; ce
n'est ni l'esprit, — peu d'écrivains anglais en ont eu davantage,
— ni le style, bien qu'il faille signaler çà et là quelques taches,
l'abus des expressions médicales et physiologiques par exemple, ni
la fécondité d'invention, — il y a de tout dans cet interminable ro-
man, depuis les tableaux de genre dignes d'être regardés à la loupe
jusqu'aux scènes ks plus dramatiques. A peine oserait-on critiquer
les récits trop longs de brigues électorales, tant ils se rcco.nman-
dent par l'élude fine et mordante des ambitions et des faiblesses
humaines, par un mélange sui'tout de judicieuse philanthropie et
de prudentes réserves lorsqu'il s'agit de réformes politiques et de
perfectionnement social ; mais ces qualités nobles et solides, vi-
riles et délicates, ne suffisent pas à racheter le mépris flagrant des
règles essentielles de Yavi. Middlemarch se compose de chapitres
décousus, qui se suivent au hasard,, avec une incohérence que rien
ne saurait justifier. On doit en accuser peut-être un mode de pu-
blication interrompu, dont le moindre inconvénient est de lasser le
lecteur. Il eût fallu d'ailleurs pour nous réconcilier avec la vie de
province, particulièrement terne et fastidieuse en Angleterre,, que
cette étude ne fût que le fond d'un tableau intéressant et d'autant
plus chaud, d'autant plus vif par le contraste. Pour mériter le titre
de grand romancier, il reste à George Eliot à reconnaître que la pre-
mière condition du beau est d'édijfier la charpente de l'ensemble
avant de s'occuper de l'ornement, et que la perfection des détails
ne suppléera jamais à l'absence de plan déterminé, pas plus que le
réel ne pourra se passer, quoi qu'on fasse, de l'alliance de l'idéal.
On l'a dit souvent, et on ne saurait assez le répéter : l'idéal n'est pas
au-dessus de la nature, il fait partie du vrai, il est indispensable
à toute œuvre élevée. C'est pour avoir méconnu ce précei)te im-
mortel, pour avoii' de parti-pris donné le pas à l'observation sur
l'imagination, à l'analyse impitoyable sur tout ce qui est sensibi-
lité, passion ou fantaisie, que George Eliot ne saurait être classé
parmi les romanciers de premier ordre.
Tn. Bentzon.
M" RÉCAMIER
Madame Réeamier (1), les amis de sa jnmcssc et sa correspondance intiine,
1 vol. in-S», Paris 1812.
Il y a treize ans, à propos des Souvenirs et correspondances tirés des
papiers de niadame Réeamier, et publiés par sa nièce, M'"^ Lenormant,
j'ai parlé dans cette Revue de M'"*^ Réeamier, et j'ai essayé de faire com-
prendre cette personne si belle et si rare, plus rare encore que belle, je
crois, — d'une coquetterie sans pareille dans l'histoire de la coquetterie
féminine, incessamment préoccupée de plaire, de plaire à tout le monde,
et réussissant à plaire à tout le monde, de Lucien Bomparte à Matthieu
de Montmorency, de Matthieu de Montmorency au prince Auguste de
Prusse, du prince de Prusse à M. Ballanche, modeste imprimeur lyon-
nais, de M. Ballanche à M. de Chateaubriand, de M. de Chateaubriand
à M. Ampère, vieux et jeunes, grands seigneurs et bourgeois, politiques
et lettrés, puissans et proscrits. Charmante pour tous sans appartenir à
aucun, et mourant à soixante-douze ans sans qu'on puisse bien savoir
si elle a éprouvé pour quelqu'un ce sentiment passionné , exclusif, in-
comparable, qui s'appelle l'amour, et qu'elle a inspiré à tant de gens.
A ces deux volumes de Souvenirs et correspondances tirés des papiers de
madame Réeamier, M'"* Lenormant vient d'en ajouter un troisième sous
ce titre : Madame Réeamier, les'amis de sa jeunesse et sa correspondance
intime. Au premier abord, j'ai été un peu inquiet de cette publication ;
quel intérêt, me demandais-je, y prendra le temps actuel? Le succès et
la célébrité, tels que les a obtenus, il y a plus d'un demi-siècle, M'"« Ré-
eamier, appartiennent essentiellement aux contemporains , aux témoins
(1) Née à Lyon le 4 décembre 1777, morte à Paris le 11 mai 1849.
692 REVUE DES DEUX MONDES.
qui les ont vus, qui les ont faits et qui en ont joui. Combien y a-t-il de
personnes aujourd'hui qui aient connu M™« Récamier, qui aient admiré
sa beauté, goûté le charme de son caractère et trouvé dans sa société
l'agrément de leur vie? Un peuple est une série de générations fugi-
tives, promptes à s'oublier les unes les autres quand aucun monument
durable ne leur impose une longue mémoire, et qui cherchent, chacune
à son tour, en elles-mêmes, dans les compagnons de leur propre pas-
sage, les sources de leur plaisir et les objets de leur admiration.
M™*' Récamier n'a rien fait, rien laissé qui lui ait survécu, sinon les sou-
venirs de ceux qui ont vécu avec elle, et qui maintenant sont presque
tous morts comme elle. C'est trop peu que les affections de quelques
cœurs fidèles et les récits de quelques vieillards pour émouvoir un pu-
blic nouveau et obtenir de lui son attention même passagère. Qu'y
aura-t-il de nouveau dans ces nouveaux souvenirs de M'"'' Récamier? Et,
quoique je sois encore de ceux qui l'ont assez connue pour avoir du
moins entrevu tout ce qu'elle avait de charmant, qu'en pourrai-je dire
de nouveau moi-même après avoir dit naguère sur elle tout ce que je
me complaisais à en retrouver dans ma mémoire et dans mon senti-
ment?
Ce n'était pas là à coup sûr le doute d'un indifférent, c'était la sol-
licitude d'un ami qui ne demandait pas mieux que de revenir pour
son propre compte sur ses propres souvenirs, mais à qui il déplaisait de
les exposer à la froideur des nouveaux possesseurs temporaires de notre
siècle et de notre société. J'étais si pénétré de ce sentiment que j'étais
résolu à ne pas reparler moi-même de M'"^ Récamier, si je ne trouvais
pas, dans la nouvelle publication consacrée à sa mémoire, quelque chose
de nouveau et qui méritât de réveiller sur elle l'intérêt d'un public cha-
que jour plus étranger à son temps et au mien.
Je n'ai pas tardé à rencontrer dans le nouveau volume de quoi dissi-
per mon inquiétude et satisfaire à mon exigence. 11 y a soixante-deux
ans, en 1811, M'"*' Récamier elle-même se croyait déjà oubliée, et elle
le disait avec quelque tristesse sans s'en étonner; la comtesse de Boigne
lui écrivit le 9 janvier 1812 : «Je crois votre crainte mal fondée. Vous
êtes la personne la moins oubliée, et ce n'est pas parce que vous êtes
aimable, jolie, charmante; c'est parce que vous êtes bonne, douce, facile,
que chacun se souvient de vous d'uûe manière qui lui plaît et flatte son
amour-propre, peut-être même son cœur, si par hasard on en a un; c'est
parce que votre douce, naturelle et séduisante bienveillance a trouvé le
secret de persuader à chacun que son sort ne vous serait pas indifférent.
Vous savez combien j'adore ce charme de bonté que je n'ai trouvé dans
aucune autre femme. Je vous l'ai dit cent fois et je l'ai pensé mille : ce
qui vous rend si séduisante, c'est votre bonté. Peut-être suis-je la seule
qui ait osé vous le dire; il paraît si bizarre de louer la bonté de la plus
MADAME RÉCAMIER. 693
jolie femme de l'Europe! Hé bien, je suis persuadée que, si l'on pouvait
définir l'influence que vous exercez, cette même bonté a plus de puis-
sance que tous les autres avantages, plus brillans sans doute, mais aux-
quels elle ajoute tant de force. Ainsi, madame, c'est parce que vous
êtes bonne que vous avez fait tourner tant de têtes et désespéré tant
de malheureux; ils ne s'en doutent pas, mais c'est pourtant vrai. »
Ce qu'il y a de nouveau dans le nouveau volume que vient de publier
M'"^ Lenormanî, ce n'est pas seulement la preuve que M'"« de Boigne
faisait acte de sagacité en attribuant, dès 1812, à ia bonté sympathique
de M"^ Récamier une grande part, même dans le succès de sa coquet-
terie mondaine; c'est le développement, le progrès, et enfin la prédo-
minance de ce trait moral de son caractère dans le cours de sa vie. Le
volume se divise en deux parties : la première revient sur les relations
de M'"'' Récamier avec les amis de sa jeunesse, et produit de nouveaux
fragmens de ses correspondances de cette époque; la seconde retrace
uniquement les relations de M'"« Récamier avec la nièce qu'elle avait
adoptée comme sa fille, et ses relations, depuis qu'elle s'était fixée dans
l'Âbbaye-au-Bois, avec Jean-Jacques Ampère, « le jeune ami de son âge
mûr et de sa vieillesse, dit M'"^ Lenormant, celui qu'elle a traité comme
un fils ou comme un frère. » C'est dans cette seconde partie que M™^ Ré-
camier apparaît sous un aspect nouveau, toujours attrayant et char-
mant, mais d'une tout autre sorte que dans la première phase de sa
vie et de son âme. Ce n'est plus la beauté mondaine, la coquette con-
quérante; elle n'a pas oublié qu'elle a été belle et séduisante, elle sait
qu'elle l'est encore, mais elle ne s'en contente plus; elle choisit parmi
ses conquêtes celles qui méritent d'être conservées comme des biens
vrais et durables, et, sans s'y renfermer absolument, elle s'y attache
avec un sentiment sérieux, dévoué, qui prend un caractère presque
religieux.
Ce n'est pas une conversion pieuse, il n'y a point de révolution dans
son âme; c'est une face de sa nature qui était restée jusque-là un peu
vailée, et qui, par un progrès spontané, se manifeste, s'anime et de-
vient le trait dominant de son état moral et de sa vie : développement
si vrai que, bien longtemps avant qu'il s'accomplît, dès le h octobre
1807, l'un de ses plus aimables et plus sincères amis, Caaiille Jordan,
lui écrivit: «Je voudrais vous reparler de mon plaisir de vous avoir vue,
de mon serrement de cœur à votre départ, de ma tendre affection;
mais je suis un peu découragé de vous exprimer tout cela quand je
pense combien vous êtes un enfant gâté d'amour et d'amitié!.. Pourtant
vous m'avez manifesté des dispositions d'âme qui m'ont bien touché;
je vous sais tant de gré de retrancher tous les jours à la coquetterie
pour ajouter aux sérieuses, aux religieuses affections! C'était mon an-
cien vœu que votre perfectionnement et votre bonheur, et il m'est bien
69A REVUE DES DEUX MONDES.
doux de le voir si proche d'être accompli. » Le pi us austère et le plus pieux
des hommes épris de Ar"'^Récamier, — celai de qui, trente-trois ans après
sa mort, M'"^ de Boigne disait : « Quel amour délicat! que de méaage-
mens dans la jalousie! c'est bien celui-là qui méritait d'être préféré,
et il ne l'a point été, » — le duc Matthieu de Montmorency, écrivait le
3 janvier 1812 à M'"« Récamier : a Votre dernière lettre m'a causé un
véritable bonheur. Que je suis heureux de m'être trompé dans mes
craintes méfiantes , présomptueuses, dans mes véritables jugemens té-
méraires! Comme vous me rassurez, comme vous exposez le triomphe
de votre raison d'une manière douce et modeste! J'en jouis du fond de
mon cœur, et j'en rends grâces à Dieu. Votre messe de minuit m'a beau-
coup intéressé aussi... Quand vous voudrez mettre de la suite dans les
pratiques consacrées par notre religion, j'ai l'intime conviction que vous
les goûterez beaucoup, et qu'au bout de quelque temps vous vous
trouverez davantage de ce sentiment de foi qui vous éionne encore. »
M. de Montmorency avait raison de parler du « triomphe si modeste
et doux » de la raison de M""* Récamier, en même temps qu'il se félici-
tait de son progrès dans les sentimens de la foi et de la piété catho-
lique. Douze ans après la lettre que je viens de citer de lui, le 20 dé-
cembre 182^, M""' Récamier écrivait de Rome à son jeune ami M. Ampère:
« L'année sainte n'est point ce que j'imaginais. Une trentaine da pèle-
rins et dix ou douze pèlerines, voilà tout ce que nous avons vu jusqu'à
présent. Nous fûmes hier assister au souper des pèlerines; elles étaient
servies par la princesse de Lucques et toutes les grandes dames ro-
maines, et la princesse Doria, belle comme un ange. Toutes ces dames,
avec des robes nuires et des tabliers blancs, faisaient l'office de ser-
vantes; elles lavaient les pieds aux pauvres pèlerines quand nous sommes
arrivés. Le cruiriez-vous? je n'ai point été touchée de ce tableau, moi
dont l'imagination se prend si facilement à ces sortes de clioses; ces
pauvres pèlerines me semblaient si embarrassées d'être ainsi mises en
spectacle, le secours qu'on leur donne, et qui se borne à une hospita-
lité de trois jours, m'a paru si misérable pour des apprêts si pompeux,
que je me suis presque trouvé la philosophie de M. Lemontey, et je n'ai
vu dans l'abaissement passager et théâtral de ces grandes dames qu'une
manière nouvelle de se donner le sentiment de leur grandeur, un or-
gueil déplus dont elles ne se rendent pas compte assurément. Malgré
ma facilité à entrer dans les sentimens des autres, je n'ai pu me prêter
à cette illusion. »
Le bon sens, un bon sens simple, indépendant et ferme, se joignait,
dans M'"" Récamier, à sa disposition sympathique vive et tendre. Ses
amis particuliers disent que, lorsqu'ils lui demandaient un conseil dans
quelque circonstance délicate de leur vie, elle le leur donnait toujours
précis, judicieux et prévoyant. Elle n'attendait même pas toujours qu'on
MADAME RÉCAMIER. 695
lui demandât conseil, et, quand elle avait conçu pour quelqu'un une
vraie amitié, elle allait au-devant, sans qu'il lui en pailài, des affaires
et des iniéiêts de sa vie et même de son âme; sr> correspondance avec
J.-J. Ampère abonde en lémoip;nages de cette solliciiude spontanée, in-
telligente et louchante. Il avait dix-neuf ans quand il lui fut présenté à
l'Abbaye-au-Bois par M. Ballanche, en juin 1820; M'"'= Récamieren avait
alors quarante-tiois. Elle prit pour ce jeune homme plein de feu intel-
lectuel et d'élévation morale une « affection de mère ou de sœur, comme
vous voudrez vous-mcme, » lui disait-elle; elle suivait avec une atten-
tion tendre tous les incidens de sa vie, toutes les dispositions de son
âme, et elle lui déclarait ce qu'elle en pensait avec une franchise qui, loin
de le blesser, ne pouvait que lui plaire et l'attacher. « Votre dernière
lettre me fait une vive peine, lui écrivait-elle de Rome le 17 janvier
1825; j'ai besoin de me dire qu'elle fut dictée par une impression pas-
sagère. Je ne veux point vous ennuyer de votre bonheur en vous récapi-
tulant toutes les raisons que vous avez d'être content de vous et de
votre sort; mais en vérité vous êtes un ingrat, et vous devriez toujours
remercier Dieu de ce qu'il vous a donné. Je comple toujours partir au
mois de mars. Je rêve l'été en France, puis le retour en Italie; je passe
ma vie à faire des projets; c'est la maladie de ceux qui ne sont pas con-
tens de leur destinée. Vous êtes dans tous mes projets; cela ne peut
plus êire autrement. » Un an plus tard, en décembre 1826, M. Ampère,
plein d'une aideur très variée et inépuisable, faisait im voyage scienti-
fique en Allemagne : « Malgré tous mes regrets de votre absence, lui
écrivait M'"'^ Récaniier, j'ai fort applaudi à une résolution qui prouvait
une volonté forte. Je n'ai jamais douté des facultés de votre esprit; m.ais
j'ai craint quelquefois que la mobilité de votre caractère ne nuisît à leur
emploi. Rassurée sur ce point, je suis tranquille sur tout le reste. » Et
presque à la même époque : « Je crois pouvoir, comme votre sœur, vous
demander de vous adresser à moi, si vous aviez quelque embarras mo-
mentané dans vos finances. J'ai des prétentions à tous les genres de
confidence. » En 1827, les études religieuses avaient pris place dans
les occupations et les préoccupations de M. Ampère; il avait suivi, je
ne sais pas en quel lieu, un cours d'exégèse biblique qui l'avait fort
intéressé. « L'impression qui vous est restée de ce cours, lui écrivit
M'"« r.écamier, me semble un progrès auquel j'attache le plus grand
prix. Avec de l'âme et des facultés supérieures, il est impossible de
ne pas souffrir de l'absence de croyances; puisque vous ne pouvez
plus croire avec les simples, croyez avec les savans : nous arriverons
ainsi, par des chemins diffcrens, aux mêmes résultats. Je suis chaque
jour plus convaincue du néant de tout ce qui ne se fait pas dans ce but,
ou du moins dans cet espoir. »
Ainsi en toute occasion, sur les questions les plus élevées comme sur
696 REVUE DES DEUX MONDES.
les plus humbles et les plus familiers intérêts, M'"« Récamier s'associait
à la vie de son jeune ami, et exerçait sur lui cette influence un peu
vague, mais doucement pénétrante et efficace, qui résulte d'une sympa-
thie sérieuse entre deux personnes qui se sentent l'une et l'autre vrai-
ment distinguées et rares, et qui se complaisent à jouir, avec une con-
fiance tendre, des mérites et des charmes particuliers à chacune d'elles.
Entre tous les hommes éminens qui charmèrent plus ou moins M™« Ré-
camier, et qu'à son tour elle charma et attira autour d'elle, M. de Cha-
teaubriand conquit et garda jusqu'à la fin la première place. Elle avait
quarante et un ans et lui cinquante lorsqu'en 1818 il commença à venir
assidûment chez elle. Les liens tardifs entre dos personnes qui ont déjà
connu les séductions diverses et subi les diverses épreuves de la vie ne
sont pas les moins puissans, et, quand l'expérience déjà longue des re-
lations humaines n'empêche pas une passion de naître, elle accroît et
consolide son empire. L'inlimilé qui s'établit dès lors entre M. de Cha-
teaubriand et M'"** Récamier ne fut pas exempte de variations ni même
de troubles : M. de Chateaubriand était égoïste, exigeant, incomparable-
ment vaniteux, et un attachement, même sérieux , ne le rendait pas
inaccessible aux fantaisies; M'"^ Récamier était sincèrement dévouée,
mais clairvoyante et digne. Lorsqu'en 1823 M. de Chateaubriand fut
devenu ministre des affaires étrangères, au milieu de ses ardeurs pour
la guerre d'Espagne, « ses visites quotidiennes à l'Abbaye -au -Bois
étaient bien souvent dérangées, dit M'"^ Lenormant dans son premier
recueil (1), soit par les réunions du conseil, soit par les séances des
chambres, et le trouble n'était pas seulement dans les habitudes;
l'humeur de l'éminent écrivain n'avait pas résisté à la sorte d'enivre-
ment que le succès, le bruit, le monde, amènent facilement pour
des imaginations ardentes et mobiles. Son empressement n'était pas
moindre, son amitié n'était point attiédie; mais M'"« Récamier n'y sen-
tait plus cette nuance de respectueuse réserve qui appartient aux du-
rables sentimens que seuls elle voulait inspirer: le souffle d'un monde
frivole et adulateur avait passagèrement altéré cette pure affection. »
Une telle situation ne convenait ni à la fierté ni au repos de M'"^ Réca-
mier; elle partit pour l'Italie le 2 novembre 1823, et le premier billet
que lui écrivit M. de Chateaubriand en apprenant sa résolution était
bien propre à lui prouver qu'elle avait raison. « Non, lui disait-il, vous
n'aurez pas dit adieu à toutes les joies de la terre; si vous partez, vous
reviendrez bientôt, et vous me retrouverez tel que j'ai été et que je serai
toujours pour vous. Ne m'accusez pas de ce que vous faites vous-même. »
La présomption de M. de Chateaubriand le trompait; malgré ses pré-
dictions, pendant dix-huit mois , M'"« Récamier ne revint pas ; elle ne
(1) Tome II, p. 32.
MADAME KÉCAMIER. 697
rentra à Paris qu'en mai 1825, et alors M. de Chateaubriand, mis dure-
ment à la porte du cabinet par M. de Villèle, n'était plus ministre;
Louis XVUI était mort; Charles X venait d'être sacré à Reims. « Dès que
M. de Chateaubriand iipprit que M'"« Récamier était rentrée dans la cel-
lule de l'Abbaye-au-Bois, dit M'"» Lenormant, il y accourut le jour
même, à son heure accoutumée, comme s'il y fût venu la veille. Pas un
mot d'explication ou de reproches ne fut échangé; mais en voyant avec
quelle joie profonde il reprenait les habitudes interrompues, quelle res-
pectueuse tendresse, quelle parfaite confiance il lui témoignait, M'"'' Ré-
camier comprit que le ciel avait béni le sacrifice qu'elle s'était imposé,
et elle eut la douce certitude que désormais l'amitié de M. de Chateau-
briand, exempte d'orages, serait ce qu'elle avait voulu, inaltérable. »
Je ne sais si, après qu'ils se furent ainsi retrouvés, M'"*^ Récamier fut
bien convaincue, comme le dit sa nièce, que l'amitié de M, de Chateau-
briand serait désormais inaltérable; j'incline à croire qu'il y eut encore
entre eux plus d'un trouble et plus d'un mécompte. Ce qui est certain,
c'est qu'extérieurement leur intimité renouée ne fut plus interrompue,
et que M'"« Récamier, indulgente ou silencieuse sur les défauts de
M. de Chateaubriand, lui donna, pendant vingt-trois ans, les plus tou-
chantes preuves d'un tendre et lîdèle dévoûment. La chute de M. de Vil-
lèle et l'avènement du ministère Martignacle firent rentrer un moment,
par l'ambassade de Rome, dans la vie publique; la révolution de 1830
l'en fit sortir pour toujours. Des écrits et des voyages dans l'intérêt de
la monarchie légitime et la rédaction de ses Mémoires d'O aire-Tombe, dé-
plorable monument de sa haineuse vanité, suffirent encore pendant quel-
que temps à remplir sa vie. Quand la vieillesse vint, et avec la vieillesse
l'impotence physique et la morosité intellectuelle, il ne resta plus à
M. de Chateaubriand que M'"* Récamier, son affection comme seule con-
solation morale, et son salon comme dernier asile à un insurmontable
ennui. « Lorsqu'il venait à l'Abbaye-au-Bois, dit M'"« Lenormant, son
valet de chambre et celui de M'"« Récamier le portaient de sa voiture
jusqu'au seuil du salon; on le plaçait alors sur un fauteuil que l'on rou-
lait jusqu'à l'angle de la cheminée. Ceci se passait en présence de la
seule M'"« Récamier, et les visites qu'on admettait après le thé trou-
vaient M. de Chateaubriand tout établi; mais pour le départ il fallait
qu'il s'opérât devant les étrangers présens, et c'était toujours un mo-
ment cruel , l'imagination de M. de Chateaubriand souffrait à laisser
voir ses infirmités. Par respect, on semblait ne pas s'apercevoir du mo-
ment où on l'emportait du i^alon. »
M. de Chateaubriand passait ainsi presque toutes ses soirées chez
M'"'' Récamier, immobile, taciturne, se mêlant rarement à la conversa-
tion par quelques paroles brèves, prenant ses derniers plaisirs dans
les soins délicats de la maîtresse de la maison, et dans les respects et
698 REVUE DES DEUX MONDES.
l'admiration des visiteurs. M'"^ de Chateaubriand, personne d'un es-
prit distingué et d'un noble caractère, mais inégal et fantasque, ve-
nait quelquefois le soir chez M'"^ Récamier, comme pour prolester de
temps en temps contre le peu de place que tenait le mariage dans le
cœur et dans la vie de l'homme éminent qui avait cherché et trouvé,
dans le panégyrique des mœurs et des lettres chrétiennes, sa première
gloire. Elle mourut en février 18/)7, et peu de mois après sa mort M. de
Chateaubriand demanda à IVP^ Récamier de l'épouser, a 11 mit dans
l'expression de son désir, dit M'"« Lenormant, une insislance qui tou-
cha profondément M""^ Récamier, mais elle fut inébranlable dans son
refus. » — « Un mariage, pourquoi? à quoi bon? disait-elle; à nos âges,
quelle convenance peut s'opposer aux soins que je vous rends? Si la
solitude vous est une tristesse, je suis toute prête à m'établir dans la
même maison que vous. Le monde, j'en suis certaine, rend justice à la
pureté de notre liaison-, on m'approuvera de tout ce qui me rendrait
plus facile la tâche d'entourer votre vieillesse de bonheur, de repos, de
tendresse. Si nous étions plus jeunes, je n'hésiterais pas, j'accepterais
avec joie le droit de vous consacrer ma vie; ce droit, les années, la cé-
cité (1), me l'ont donné; ne changeons rien à une affection parfaite. »
M"8 Récamier avait raison. Non-seulement il y avait pour elle plus de
dignité à conserver le nom modeste sous lequel elle avait vécu qu'à
prendre celui de vicomtesse de Chateaubriand; mais, dans l'intérêt
même de son intimité avec M. de Chateaubriand, il lui convenait à elle
de garder envers lui l'indépendance de sa position en même temps
qu'elle lui témoignait un entier dévoûment. Une personne, peut-être la
personne qui a le mieux connu et le mieux compris le caractère et la
relation des deux intéressés, la comtesse de Roigne écrivait, il y a
treize ans, à M'"^ Lenormant, qui lui avait donné à lire les lettres de
M. de Chateaubriand à M'"« Récamier: « J'en suis à la correspondance
de Londres. Si j'osais vous dire toute ma pensée, c'est que tout bonne-
ment elle m'est odieuse; cette vanité intolérante, cette ambition effré-
née voulant sans cesse exploiter la tendresse de cette pauvre femme au
profit d'intrigues auxquelles elle répugnait si visiblement, et qu'il lui
soldait en deux petits mots de cajolerie et une aspiration à cette petite
cellule si évidemment destinée à servir de passage à des salons dorés,
tout cela a réveillé en moi l'indignation que j'aN'^is si souvent sentie. Il
fallait que la fascination exercée sur M"^ Récamier fût bien profonde
pour qu'avec la perspicacité d'un esprit si distingué elle ne fin pas ré-
voltée de ce manège. Elle l'était bien quelquefois, mais cela ne durait
pas; je me souviens qu'un jour où je me permettais de lui exprimer
mon étonnement d'un attachement si mal récompensé, elle me dit :
(1) Elle était devenue à peu pi'ès aveugle.
MADAME RÉCAMIER. 699
— C'est peut-être le piquant de la nouveauté; les autres se sont occupés
de moi; lui, il exige que je ne m'occupe que de lui. — 11 semblait
prendre un malin plaisir à la tracasser sur tous les points. Je vais ar-
river aux lettres de Rome; c'est le moment où elle a été le plus con-
tente de lui, et je ne l'étais guère. Il prétendait à une grande ten-
dresse; mais il aspirait toujours à la puissance et à la célébrité, et l'une
de ses dernières fantaisies était de détruire l'existence individuelle de
M'"® Récamier, de l'arracher à toutes ses relations personnelles pour s'en
faire un tiopbée et l'attacher en esclave à son char, où il aurait fini par
la trouver à charge. Je le lui ai dit bien des fois; elle en convenait un
peu, mais il reprenait son empire. Elle avait commencé à se cacher de
ses vrais amis, et il aurait fini par réussir, si les coups du sort qui ont
foudro\é la vie de M. de Chateaubriand ne l'avaient forcé de s'allacher
à elle au lieu de l'ailacher à lui. Cela valait encore mieux malgré les
anxiétés journalièies qu'il lui a causées. »
Je ne sais si M"'^ Récamier se rendit jamais compte de sa situation
aussi nettement que le faisait pour elle M'"" de Boigne; mais sa con-
duite fut parfaitement d'accord avec les vraies et sérieuses convenances
de sa dignité personnelle. Son refus d'épouser M. de Chateaubriand lui
assura l'indépendance dans le dévoûment; ce fut M. de Chateaubriand
qui, pour me ser\ir d'une expression un peu vulgaire, resta son obligé.
Quand elle le perdit le 4 juillet 1848, sa douleur fut profonde, mais sa
situation ne fut en rien changée, et, quand elle mourut elle-même du
choléra le 11 mai 1849, elle était, au point de vue moral, très perfec-
tionnée; mais dans l'urdre social elle était restée la même que dans les
jours de sa jeunesse. Phénomène rare que ce progrès du sens moral et
cet empire permanent du bon sens dans une existence de femme si bril-
lante et si agitée.
En recueillant ces souvenirs de M'"« Récamier et en assistant au spec-
tacle de celle \ie qui commence par une coquetterie mondaine univer-
selle et qui se termine, dans un petit appartement de l'Abbaye-au-Bois,
par un dévoûment entier au plus éminent, mais aujsi au plus exigeant
et au plus égoïste de ses adorateurs, ma pensée s'est portée vers une
autre grande eoquette d'un autre siècle à qui un autre homme éminent
par le caractère comme par la situation sociale demande aussi de l'épou-
ser. J'ai rouvert Molière, et j'ai relu avec émotion cet admirable dénoû-
ment du Misanthrope :
ALCESTE, à Célimène.
Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits;
J'en saurai, dans mon âmo, excuser tous les traits,
Et je les couvrirai du nom d'une faiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse;
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
700 REVUE DES DEUX MONDES.
Au dessein que j'ai fait de fuir tous les humains,
Et que dans mon désert, où j'ai fait vœu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.
CÉLIMÈNE.
Moi, renoncer au monde avant que de vieillir.
Et dans votre désert aller m'ensevelir!
ALGESTE.
Et s'il faut qu'à mes feux votre flamme réponde,
Que vous doit importer tout le reste du monde?
Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contensî
CÉLIMÈNE.
La solitude effraie une âme de vingt ans.
Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
Si le don de ma main peut contenter vos vœux.
Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds,
Et l'hymen
4LCESTE.
Non, mon cœur à présent vous déteste,
Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste.
Puisque vous n'êtes point, en des liens si doux.
Pour trouver tout en moi comme moi tout en vous.
Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage
De vos indignes fers à jamais me dégage.
Que les deux siècles et les quatre personnagps se ressemblent peu!
Je n'ai garde d'en poursuivre la comparaison; mais certainement, dans
ce refus du mariage, au xyu** siècle c'est à l'homme, à Alceste, au xix*
c'est à la femme, à M™^ Récamier, que le rôle digne et vrai appartient.
A côté de tous ces incidens et de tous ces personnages de la vie mon-
daine se place, dans celle de M'"^ Récamier, la plus simple et la plus
familière de ses relations, celle qu'elle contracta avec la nièce dont elle
fit sa fille, et qui publie aujourd'hui ses lettres, M'""^ Lenormant. Je n'ai
que quelques mots à en dire, mais ils seront le résumé le plus signifi-
catif du caractère de M"® Récamier et de sa propre pensée sur sa propre
vie. Dès qu'elle eut adopté cette enfant à peine âgée de six ans, elle se
prit pour elle d'une affection vraiment maternelle, et s'occupa d'elle, à
commencer par son éducation, avec la sollicitude la plus attentive. « Je
me sens pleine d'admiration et de reconnaissance, dit M'"^ Lenormant,
en me rappelant avec quel soin, dans un salon rempli de monde, au
milieu d'une conversation très animée, M'"^ Récamier entendait et sur-
veillait tout ce qui m'était dit. Elle m'avait autorisée de très bonne
heure à rester dans le salon le soir, en me recommandant de ne jamais
permettre à un homme, jeune ou vieux, de me parler à voix basse, et
pour cela de répondre de façon à être entendue de tous. Droite et sin-
MADAME RECAMIER.
701
cère en toute circonstance, elle avait la dissimulation en horreur. Je ne
saurais dire la peine qu'elle prit pour m'accoutumer aux soins du mé-
nage et pour in'inspirer l'habitude de l'ordre et de l'économie; très or-
donnée dans ses affaires de fortune, M""^ Récamier n'avait pas le goût et
prétendait n'avoir pas l'intelligence des détails dans les choses maté-
rielles; la continuelle préoccupation de sa pensée, qu'elle m'exprimait
souvent, était celle-ci : « je veux que tu aies tout ce qui m'a manqué et
que tu sois plus heureuse que moi. » Dans ces derniers mots se révè-
lent le sentiment et le jugement de M'"« Récamier sur elle-même et sur
son passé. Après l'éducation vint pour sa nièce le mariage; elle remar-
qua de bonne heure le goût que témoignait la jeune fille pour un jeune
homme très distingué et du plus honorable caractère, M. Charles Lenor-
mant, qui devait devenir un savant éminent dans les sciences histori-
ques, philologiques, esthétiques, et l'un des membres considérables de
l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Dès que M'"" Récamier eut
reconnu le sentiment mutuel des deux jeunes gens et les chances de
rare bonheur qu'offrait leur union, elle ne s'occupa que de le leur assu-
rer, et, quand le mariage fut fait, le jeune ménage devint l'objet de sa
plus tendre affection et de sa constante sollicitude; mais à l'intérêt ma-
ternel qu'elle leur portait se mêlait sans cesse un triste retour sur elle-
même et sur sa propre destinée. « Je pense beaucoup à toi et avec une
vive tendresse, écrivait-elle à sa nièce; je n'ai pas un chagrin, pas une
contrariété, que je ne me dise que je ferai tout ce qui sera en mon pou-
voir pour que tu ne sois pas exposée aux mêmes peines; je veux que ton
bonheur me console. » Et un peu plus tard, à une époque où M'"'^ Le-
normant avait le chagrin de voir partir son mari pour un long voyage,
sa tante lui écrivait : « Il ne faut pas, ma chère enfant, te parler de
bonheur quand ton cœur est déchiré; mais tes peines seront passagères,
et ton sort me semble si doux que je donnerais volontiers les plus beaux
jours de ma vie pour tes jours les plus tristes ! » Jamais une destinée
extérieurement si brillante n'a laissé dans le cœur d'une femme une
plus mélancolique impression et un plus profond regret de ce bonheur
simple et incomparable qui s'exprime par ces mots « l'amour dans le
mariage. »
Après tous les succès de M"'^ Récamier dans la vie mondaine et les
hommages qu'elle avait reçus de toutes les célébrités de son temps,
quand elle finit par apprécier si haut et regretter si vivement les de-
voirs et les joies de la modeste vie conjugale et de famille, cette desti-
née d'institution divine, le sentiment qui se révèle en elle fait grand
honneur à son jugement comme à son âme, et donne à son caractère
une rare et belle originalité.
GUIZOT.
Janvier 1873.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 janvier 1873.
C'est le destin de la France de connaître toutes les extrémités de la.dé«
faite aussi bien que toutes les extrémités de la grandeur et de la gloire,
et si elle s'est laissé quelquefois enivrer par le succès, en. revanche elle
s'est toujours montrée jusqu'ici supérieure àson malheur. Elle s'est tirée
d'affaire par la vigoureuse souplesse de son génie,, elle s'en tirera en-
core, c'est, l'invincible confiance de ceux qui l'aiment, qui ne consenti-
ront jamais à désespérer de sa fortune. Il faut en convenir cependant,
la crise où elle est engagée aujourd'hui dépasse toutes celles qu'elle a
déjà traversées; elle a une gravité et des caractères particuliers, elle se
complique d'obscurités et d'incertitudes qui , en se prolongeant obsti**
nément depuis deux années, finiront par devenir une oppression et un
péril.
Que dans cette situation extraordinaire où vit la France il y ait la
part des fatalités inévitables qui sont la suite d'une guerre néfaste, oui
sans doute; ces fatalités, elles sont là toujours présentes sous la forme:
d'une occupation étrangère qu'il faut désintéresser pour l'éloigner, pour
retrouver l'indépendance de nos provinces demeurées en goge de la plus^
cruelle rançon; mais ce n'est pas tout, et quoique l'unique pensée dût
être pour ce premier des biens, l'indépendance à reconquérir, on pour-^
rait presque dire aujourd'hui que ce n'est pas la plus sérieuse, la plus
invincible des difficultés. Les moyens existent en effet; l'emprunt a créé
l'instrument de la délivrance. Le gouvernement, au milieu des diversions^
d'une vie laborieuse et agitée, s'occupe comme il le doit de cet intérêt
souverain, llvient de remettre entre les mains de l'Allemagne le premier
à-compte du quatrième milliard. Les paiemens vont se succéder main-
tenant, et avec les garanties financières qui pourront être offertes, avanti
que l'année soit révolue, peut-être la libération définitive de la France
sera-t-elle enfin accomplie. La difficulté n'est donc plus là, si on le
REVUE. — CHRONIQUE. 703
veut. La question en vérité est de savoir ce qu'on fera de cette brave
et généreuse France qu'on s'occupe de rendre à elle-même, que les
partis se disputent déjà sans pitié avant de l'avoir délivrée complète-
ment de l'occupation étrangère. La question est de savoir ce qui sortira
de tous ces troubles, de ces débats stériles au milieu desquels on s'agite
sans arriver à rien, sans pouvoir même donner à cette malheureuse
nation française une forme d'existence publique à peu près définie et
saisissable. C'est là pour le moment la plus vraie, la plus pressante de
toutes les questions, c'est la difficulté qui au lieu de diminuer depuis
deux ans ne fait que grandir; et, si l'on n'y prend garde, on va droit à
une des situations les plus étranges de l'histoire, à une sorte d'aveu uni-
versel d'impuissance devant toutes les nécessités de réparation et de
réorganisation imposées à un peuple en détresse.
Qu'est-ce à dire en effet? Voilà un pays de trente-cinq millions d'âmes
qui vient d'être frappé des plus effroyables malheurs, mais qui reste plein
de ressources, qui n'a jamais passé pour être dénué d'intelligence ni de
courage, et ce pays, malgré ses dons et ses ressources, avec la meil-
leure volonté de vivre et de se relever, ce pays reste réduit à se deman-
der chaque soir dans quelles conditions il se réveillera le lendemain,
s'il ne sera pas livré par un accident, par la plus implacable fatalité,
à l'anarchie ou à la dictature! On ne peut réussir à lui donner un peu
de paix et de sécurité pour se remettre de ses meurtrières aventures.
Voilà une assemblée sortie dans une heure d'angoisse des entrailles de
la nation, une assemblée évidemment honnête, éclairée, et ces sept cent
cinquante mandataires de la souveraineté publique sont les premiers
à offrir le spectacle des efforts les plus décousus, conduisant à une iné-
vitable impuissance. Ils s'arrêtent comme glacés et déconcertés devant
ce sphinx d'une destinée nationale à relever. Ils travaillent sans aucun
doute, ils tiendraient à faire quelque chose, c'est encore plus certain;
mais ils tournent dans un cercle, ils s'agitent en quelque sorte sur place :
ce qu'ils voudraient, ils ne le peuvent pas; ce qui serait possible, ils
ne le veulent pas; là où l'union de toutes les volontés serait nécessaire,
on se divise et on se subdivise; enfin l'esprit de parti envenime toutes
les luttes, neutralise tous les efforts et toutes les combinaisons.
Disons le mot : au lieu de s'inspirer uniquement des vrais et grands
intérêts du pays, qui doivent tout primer aujourd'hui, on perd son temps
et ses forces dans des manœuvres plus ou moins habiles, dans toutes les
subtilités d'une tactique inféconde. C'est là le malheur : on fait des lois
qu'il faudra refaire parce qu'elles ne sont pas toujours suffisamment
mûries, parce qu'on y met toute sorte de préoccupations et d'arrière-
pensées sans s'inquiéter des conséquences. On multiplie les propositions
'et les interpellations, qui ne servent à rien, quand elles ne sont pas dan-
gereuses. Où engage d'assez maladroites campagnes contre M. le mi-
704 REVUE DES DEUX MONDES.
nistre de l'instructfon publique, à qui on prépare un succès en croyant
l'abattre d'un seul coup. On a des commissions d'apparat où, sous de
prétendues transactions , Ton s'épuise laborieusement à trouver le
moyen d'éluder toutes les difficultés, de ne rien organiser, de faire vivre
le pays dans le vide entre la république et la monarchie. Le résultat le
plus clair est qu'on s'use réciproquement, et dans celte assemblée sou-
veraine trop nombreuse, et par cela même incohérente, il ne s'est pas
trouvé jusqu'ici quelques hommes pour mettre un peu d'ordre dans
cette confusion, pour dire simplement : Non, il ne s'agit ni de conflits
de fantaisie, ni de fusions dynastiques, ni de subtilités parlementaires;
il s'agit du territoire à délivrer d'abord, des premièies conditions d'un
régime libre à préserver, des habitudes d'ordre et de discipline à réta-
blir partout, du pays à remettre sur pied. Cette directoin a manqué.
11 y a mieux, il s'est trouvé un homme à la fois chef du pouvoir exé-
cutif et grand })arlementaire, qui pouvait être le guide le plus naturel
et le plus utile, qui s'est appelé lui-même le leader de l'assemblée, et
celui-là on s'occupe, sinon de le renverser, du moins de l'annuler et
de l'éloigner des discussions publiques. On s'étudie bien singulière-
ment à ébranler les dernières garanties d'action régulière qu'il y ait
encore, au risque d'ajouter à la confusion et de créer une de ces con-
ditions indéfinissables où tout peut être compromis, l'indépendance
qu'on est sur le point de reconquérir, ces libertés parlementaires qu'on
prétend défendre, l'honneur même d'une société civilisée qu'on veut
sauver. Voilà la situation que nous osons appeler humiliante, parce
qu'au fond c'est l'impuissance s'avouant presque elle-même en présence
des plus impérieuses nécessités publiques, et cette situation, elle se ré-
sume tout entière aujourd'hui dans les délibérations de cette commis-
sion des trente, qui ressemble à un petit parlement à* côté du grand par-
lement, qui depuis deux mois est occupée à trouver une formule de
transaction entre M. le président de la république et le parti qui lui dis-
pute ses prérogatives dans l'assemblée. La commission n'est pas bien
sûre de trancher la question, à ce qu'il semble, puisque l'autre jour le
président, M. de Larcy, s'écriait naïvement : « Oh! il n'y a que le bon
Dieu qui pourrait le faire... »
Toujours est-il qu'elle travaille depuis bientôt deux mois, cette com-
mission des trente créée pour régler les attributions des pouvoirs pu-
blics, pour donner au pays quelque chose qui ressemble à des institu-
tions, à une organisation politique! Après les sous-commissions qui ont
préparé leurs projets, c'est la commission plénière qui entre en scène,
qui discute, qui met en ligne des considérans, des amendemens, des
sous-amendemens. Rien ne manque à cette discussion singulière et-aux
combinaisons sur lesquelles M. le président de la république est main-
tenant appelé à s'expliquer, non, rien n'y manque si ce n'est la lumière.
REVUE. — CHRONIQUE. 705
quelques idées simples et le sentiment de la réalité des choses. Malheu-
reusement en effet la commission n'a pas pris le meilleur chemin, elle a
commencé son travail sous des impressions confuses , contradictoires,
avec des arrière -pensées qui n'étaient pas de nature à faciliter son
œuvre, et, depuis qu'elle existe, elle a toujours l'air de marcher à tra-
vers des charbons ardens, comme si elle avait peur de toucher à des
questions compromettantes, de trop faire ou de ne rien faire. Elle n'a
rien foit, cela est trop clair, et même en se prêtant à quelque tran-
saction nouvelle, en faisant des concessions à M. le président de la ré-
publique, il est fort à craindre qu'elle n'arrive qu'à quelque combinai-
son mal venue, toujours équivoque, sans autorité et sans etïicacité,
parce qu'elle ne pourra répondre à aucune des nécessités du moment.
Il n'y avait qu'une manière de procéder sérieusement, c'était de se
mettre sans préjugé, sans arrière-pensée, en face de la situation et de
savoir d'abord ce qu'on voulait. De deux choses l'une, ou bien on accep-
tait de se placer sur le terrain défini par le message de M. Thiers. C'é-
tait là évidemment le parti le plus simple, le moins compromettant après
tout, puisque la république elle-même n'est nullement au-dessus de la
souveraineté nationale, qui reste toujours en définitive maîtresse de l'a-
venir. Ce terrain une fois admis, il n'y avait qu'à marcher, à créer les
institutions essentielles qui sont en vérité de tous les régimes, à organiser
un pouvoir exécutif avec ses prérogatives nécessaires, à doter le pays des
garanties conservatrices dont il a besoin. Seconde chambre, loi électo-
rale, reconstitution militaire, réforme de l'instruction publique, réorga-
nisation des finances, tout pouvait s'accomplir et se coordonner, tout se
trouvait jusqu'à un certain point simplifié pai' cela seul qu'on écartait
la question de régime. On donnait à l'établissement actuel une force de
plus, au pays une certaine sécurité. Dans ce cas et dans ce cas seule-
ment, on avait le droit de demander à M. Thiers de rester dans ses at-
tributions indépendantes de chef du pouvoir exécutif. Si on ne voulait
pas aller jusque-là, si on craignait de trop se risquer dans le définitif, il
n'y avait pas beaucoup à faire en vérité, on n'avait pas le choix. Il ne
restait plus qu'à prendre la situation telle qu'elle est et à l'organiser. Il
fallait accepter les conséquences du parti qu'on adoptait sans se dissimu-
ler qu'en entrant dans cette voie on allait droit au système de M. Grévy :
l'assemblée souveraine résumant tous les pouvoirs avec un président du
conseil responsable, toujours présent devant la chambre. Par le fait, on
revenait sur ses pas, on rétrogradait au-delà de la loi Rivet, C'était du
moins un système simple et rationnel.
Est-ce là ce que la commission des trente s'est proposé? Nullement,
elle a tout mêlé, tout confondu, elle a pris un peu de tous les systèmes,
et elle est arrivée à mettre au monde une œuvre qui, si elle pouvait
être adoptée, ne serait que l'organisation de tous les conflits, même
TOMB cm. — 1873. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
peut-être de la guerre civile, La commission des trente propose une ap-
parence de statut; mais elle réserve à l'assemblée la plénitude du
pouvoir constituant, le droit d'abroger, de réformer ce statut comme
toute autre loi, de sorte que la concession est à la merci d'un coup
de majorité. Il y a un droit de veto attribué au pouvoir exécutif, seu-
lement ce droit est illusoire dans la plupart des cas, surtout dans
les circonstances les plus graves et les plus essentielles. Il y aura une
seconde chambre, mais cette seconde chambre, dont le principe seul
est admis, dont les conditions d'existence restent à débattre, ne sera
constituée et n'entrera en fonctions qu'après l'assemblée actuelle. Quels
seront enfin les rapports de M. le président de la république et de l'as-
semblée? C'était là évidemment le point délicat, c'est là que se con-
centre tout ce qu'on a pu imaginer de mieux en fait de précautions et
de subtilités. M. Thiers ne communiquera avec la chambre que par voie
de message. Il pourra cependant comparaître, parler dans la discussion
des lois; seulement alors on ne délibérera pas en sa présence. Il sera
sans doute écouté comme un avocat consultant de quelque poids, qui se
retirera après sa plaidoirie, sans pouvoir entrer dans un débat. Il pourra
aussi être entendu de la même façon quand il y aura des interpella-
tions sur les affaires extérieures. Pour ce qui regarde la politique inté-
rieure, il ne pourra intervenir que si un ministre déclare qu'il s'agit d'un
cas de responsabilité pour le président de la république, et si l'assem-
blée y consent. Voilà donc ce que trente hommes éclairés, travaillant
pendant deux mois, ont pu trouver de mieux pour mettre l'assemblée à
l'abri des séductions de l'éloquence et pour mettre le premier des par-
lementaires du temps, devenu chef de l'état, à l'abri des tentations de
cette vive et impétueuse nature qui l'entraîne au combat partout oii il
y a un intérêt public en jeu! Ils veulent faire de iV!. Thiers une sorte
d'otage au pouvoir, un prisonnier de toutes les formalités, qu'ils con-
sentent à honorer, mais qu'ils surveillent pour qu'il ne s'échappe pas.
On serait même allé plus loin, si on eût écouté M. Baze, député d'Agen,
qui voulait qu'on prît quelques précautions de plus, afin d'empêcher le
chef du gouvernement de se servir du veto dans une pensée de coup
d'état. Malheureusement pour lui, M. Baze n'a pas été payé de son zèle»
et pendant qu'il était occupé à surveiller les pensées de coup d'état
chez M. le président de la république, il s'est vu atteint dans son omni-
potence de questeur par la chambre, qui lui a enlevé brusquement cette
distribution de billets d'entrée où il déployait une aménité et une im-
portance faites pour le recommander comme le plus désagréable des of-
ficiers de l'assemblée. M. Baze a été sur le point de voir là un signe des
progrès de l'esprit révolutionnaire !
Revenons aux choses sérieuses. On a cru, on a dit un instant que la
commission des trente était toute disposée à la conciliation. Elle y re-
REVUE. — CHRONIQUE. 707
viendra, il faut le croire; elle n'a pas dit encore son dernier mot. Pour
le moment, il est évident qu'on s'est un peu hâté de prendre des pa-
roles pour la réalité, de voir un commencement de solution dans ce qui
ne peut pas être un projet présentable aux yeux de ceux-là mêmes qui
le proposent. La commission n'est arrivée à rien parce qu'elle se trompe,
parce que même en ayant l'air de faire des concessions elle ne peut se
défendre d'un certain esprit de défiance et d'hostilité mal déguisé. A
quoi bon tous ces subterfuges et ces précautions inutiles on injurieuses?
Ne voit-on pas qu'à force de subtilités on finira par arriver à violenter
la nature même des choses, à méconnaître les conditions essentielles de
toute une situation, à rendre impossible la marche des affaires? Si on
avait le malheur de croire à ces dangers de coups d'état contre les-
quels on semble se prémunir, est-ce qu'on se figure sérieusement qu'on
pourrait les conjurer par toutes ces minutieuses formalités de procédure
parlementaire, par ces toiles d'araignée qui n'ont jamais arrêté les fau-
teurs d'attentats? Si on n'y croit pas, qu'on nous passe le mot, c'est la
plus singulière puérilité d'avoir l'air de se mettre en défense contre un
ennemi imaginaire, de fonder sur la méfiance organisée les rapports de
deux pouvoirs faits pour vivre ensemble, pour se retrouver chaque jour
ensemble à la peine et à l'honneur dans les cruelles circonstances que
nous traversons. M. le duc Decazes disait récemment que la situation de
M. Thiers était exceptionnelle; c'est justement parce que cette situation
est exceptionnelle que la présence de M. le président de la république à
la chambre n'est pas plus extraordinaire que tout le reste. Que dans
l'intérêt d'une indépendance mutuelle on eût négocié avec M. Thiers
pour obtenir de lui qu'il allât plus rarement à l'assemblée, qu'il se mê-
lât moins vivement, moins directement aux discussions qui s'agitent,
rien de mieux, et dans ces termes, puisqu'on ne voulait pas aller jusqu'à
un régime plus précis, c'était sans doute facile; mais, les choses étant
ce qu'elles sont, il faut l'avouer, on semble un peu trop frapper un
homme d'exclusion ou de suspicion pour son expérience, pour son élo-
quence, pour la séduction de sa parole et de son talent. On prend des
mesures contre le premier dignitaire de l'état. Telle est la situation.
11 ne s'agit pas seulement en effet d'épargner à M. Thiers les excitations
et les froissemens des luttes quotidiennes; il s'agit de limiter la sphère
de son action parlementaire, de le reléguer dans une sorte d'isolement,
de tracer autour de lui comme une circonvaliation qu'il ne pourra fran-
chir que dans certaines occasions, dans certaines conditions! Et quelle
raison sérieuse peut-on invoquer pour justifier cette anomalie?
M. Thiers, il nous semble, est député comme tout le monde, il l'est
même un peu plus que tout le monde, puisqu'il est l'élu de vingt-six
départemens, et il n'y a aucune espèce de disposition constitutionnelle
qui lui enlève le droit de rester député. Lorsqu'il a été appelé au pou-
708 REVUE DES DEUX MONDES.
voir par une désignation universelle, il a été choisi entre tous pré-
cisément parce qu'il était M. Thiers, parce qu'on comptait sur ces qua-
lités personnelles, qui font sa supériorité, sur son expérience comme
sur son patriotisme, sur ses lumières comme sur son dévoûment. On
ne lui a pas imposé alors des restrictions, on pensait bien au contraire
qu'il ne se ménagerait pas, qu'il serait le premier sur la brèche. Et
ces talens qui ont captivé la France, qui ont inspiré toute confiance au
pays, on interdirait aujourd'hui à M. Thiers de s'en servir, comme on
enlèverait à un soldat ses meilleures armes ! on viendrait lui dire qu'il
ne comparaîtra devant la chambre que d'une certaine manière, en cé-
rémonie, qu'on ne délibérera pas en sa présence, qu'il ne pourra parler
sur la politique intérieure que si un ministre le demande et si l'assem-
blée veut bien y consentir! Y a-t-on bien réfléchi? Et si l'assemblée ne
consent pas à entendre M. le président de la république, comment se
passeront les choses? Et si, après que le chef du pouvoir exécutif aura
quitté la chambre, il se produit dans la délibération de nouveaux dis-
cours qui nécessitent une réponse, faudra-t-il encore procéder par un
message, revenir avec le même cérémonial, pour se retirer et jouer
ainsi aux propos interrompus? Tout cela, on en conviendra, est un tissu
d'étranges combinaisons.
Eh bien ! soit, M. Thiers a tout accepté, tout subi, nous le supposons
un instant. Il ne paraîtra pas du tout à la chambre, il ne troublera plus
personne par le prestige de sa parole, on aura toute liberté. Les affaires
en marcheront-elles mieux? Les discussions seront-elles plus profitables
parce qu'elles ne seront plus éclairées par cette lumineuse éloquence?
On a aujourd'hui justement un exemple sous les yeux. L'année der-
nière, on a discuté et voté des lois sur l'élection des maires, sur la dé-
centralisation. M. Thiers ne partageait point assurément les idées qui
prévalurent alors. Il s'abstint cependant, il ne pesa pas sur la discus-
sion, ou du moins il ne parut à la chambre qu'une fois pour demander
que la passion décentralisatrice n'allât pas jusqu'à enlever au gouverne-
,,ment le droit de nommer les maires dans les villes d'une certaine im-
portance. Qu'arrive-t-il aujourd'hui? Les événemens ont marché, l'ex-
périence s'est faite, elle est assez triste. Tout récemment, une commis-
sion parlementaire s'est occupée de ces questions, et on paraît déjà
faire de singulières réflexions sur les conséquences des lois de l'an
passé, sur l'anarchie administrative qu'elles ont développée. Lorsqu'on
se laisse troubler par la passion politique, on accuse volontiers le gou-
vernement d'être l'auteur du mal, d'avoir de mauvais préfets, de ne
pas sévir contre les municipalités qui s'écartent de leurs devoirs. C'est
bien facile à dire. En bonne conscience, que peut le gouvernement dans
les conditions qu'on lui a faites? Quant au mal lui-même, il est certai-
nement criant. Le ministre de l'intérieur, M. de Goulard, n'a rien caché;
REVUE. — CHRONIQUE. 709
il l'a dit nettement : « Les liens qui attachent les municipalite's au pou-
voir central tendent à se dénouer tous les jours par l'apathie, par l'inac-
tion. Les maires ne se mettent plus en rapport avec l'autorité supé-
rieure, ne répondent plus aux lettres des préfets, des sous-préfets... »
Toujours est-il qu'il faudra revenir dans une certaine mesure sur ce
qu'on a fait, si on ne veut pas laisser l'anarchie s'étendre et envahir
l'administration française. Franchement, croit-on que les lois discu-
tées et votées Tan dernier eussent été moins bonnes, que l'intérêt
public eût souffert, si M. Thiers était allé défendre ses opinions avec
cette vivacité, avec cet éclat de parole et même, si l'on veut, avec cette
passion dont on redoute tant l'influence? Sa prévoyance modératrice eût
peut-êlre épargné à l'assemblée la peine de se trouver aujourd'hui dans
cette situation où Ton semble chercher un moyen de réparer le mal
sans paraître trop se désavouer.
On croit sans doute se tirer d'affaire par un mot, en représentant les
interventions de M. Thiers comme un acte de pouvoir personnel, comme
un abus d'influence par le talent, et en se piquant d'opposer à cette
dictature de l'éloquence ce qu'on appelle les règles, les traditions du
régime parlementaire. C'est l'erreur la plus dangereuse ou la plus sin-
gulière des illusions. Il faut tenir compte des situations et des circon-
stances. On n'est point du tout parlementaire aujourd'hui parce qu'on
veut appliquer la responsabilité ministérielle d'une certaine façon et faire
du chef de l'état un être inerte, suspect et asservi. Ce que la commis-
sion des trente cherche péniblement, ce qu'elle travaille à organiser,
c'est quelque chose qui consacre, qui maintienne dans sa plénitude l'om-
nipotence, la dictature de l'assemblée. Elle ne le croit pas, elle s'en
défend, elle ne revient pas moins tout simplement dans un autre sens
et avec d'autres pensées aux traditions de la convention, et c'est ici que
la commission des trente, sans y songer, tombe dans le piège de ses
propres contradictions. On semble oublier que le régime parlementaire,
le plus beau des systèmes politiques, est un système bien plus complexe,
reposant sur une répartition de prérogatives, sur une pondération de
pouvoirs indépendans, de telle façon que l'opinion finisse par se déga-
ger, par avoir le dernier mot, sans se manifester néanmoins par la pré-
potence directe et exclusive d'une chambre.
La commission des trente pouvait s'acheminer vers ce but, elle n'a-
vait qu'cà entrer dans la voie qu'on lui ouvrait, et à créer quelques in-
stitutions organiques fixant le rôle et les attributions des pouvoirs, re-
plaçant le gouvernement dans ses vraies conditions d'indépendance et
de responsabilité; mais non, ce n'est point là ce qu'on a voulu, et à quoi
est-on arrivé? On tient à ce que M. Thiers soit moins un vrai chef de
gouvernement que le mandataire, le délégué de l'assemblée, M. Amédée
Lefèvre Pontalis l'a dit en propres termes, et ce mandataire ne pourra
710 RETTJE DES DEUX MONDES.
qn'avec toute sorte de restrictions venir rendre compte de ses actions,
exposer sa politique ! S'il se croit obligé par raison d'état à prendre
quelque nîesure de précaution, comme il l'a fait il y a quelque temps
à l'égard du prince Napoléon, c'est à peine si on lui permettra de s'ex-
pliquer. M. le président de la république est responsable, et on lui mar-
chande le droit de se défendre devant ceux qui peuvent le condamner î
On s'ingénie à créer, dans un intérêt de tactique, une sorte d'intermé-
diaire, une responsabilité ministérielle qui n'est guère qu'un moyen
d'atteindre le chef du pouvoir exécutif sans l'avoir entendu, en faisant
comme s'il n'existait pas ! M. Thiers a mille fois raison s'il ne s'in-
cline pas devant toutes ces merveilleuses combinaisons. Dans la situa-
tion qu'on lui fait, c'est lui qui est le seul et vrai parlementaire. Si l'on
tient absolument à rester une assemblée omnipotente imposant des
volontés, n'admettant aucune contradiction, il y a un moyen bien plus
simple : c'est de faire comme la convention, de gouverner comme elle
par des comités. Voilà où l'on en vient en confondant tout, en s'égarant
dans ces laborieuses subtilités, en se laissant entraîner par cette lo-
gique de la défiance dont on est obligé de désavouer les conséquences
extrêmes, et la raison à peine voilée de ces contradictions, c'est qu'on
veut bien appliquer au gouvernement les règles parlementaires, mais
on ne voudrait pas les accepter pour soi-même. On voudrait avoir l'air
de tout organiser, une seconde chambre, les rapports des pouvoirs pu-
blics, en réservant tout, en ajournant la seconde assemblée, en se con-
tentant de ramener le gouvernement à une condition subordonnée.
Quand on invoque ce régime parlementaire, qu'on a certes raison
d'aimer et de vouloir donner à la France, le mieux serait de ne pas le
rendre impossible ou tout au moins bien difficile, de l'accepter dans ce
qu'il a de bienfaisant et d'efficace. Qu'on le pratique résolument, d'un
effort soutenu , en s'appliquant sans jalousie vulgaire et sans arrière-
pensée aux affaires sérieuses qui intéressent le pays; mais pour cela il
ne faudrait pas dire assez naïvement, comme on le fait quelquefois, par
exemple au sujet des maires et des municipalités ou de la loi électorale,
qu'il y a des mesures qui pourraient être utiles, dont on craint cepen-
dant de prendre l'initiative parce qu'elles seraient impopulaires, et dont
on veut laisser la responsabilité au gouvernement. Il ne faudrait pas, au
risque de dénaturer le rôle d'une assemblée , multiplier les interpella-
tions sur ce qui se passe dans une petite ville. Il ne faudrait pas se je-
ter à l'aventure dans des campagnes comme celle qu'on a récemment
engagée contre M. le ministre de l'instruction publique.
Ce qu'on a voulu faire ce jour-là, nous ne le savons vraiment, ou plu-
tôt il est assez facile de s'en douter; dans tous les cas, l'affaire a été
conduite d'une singulière façon. Au premier abord, la question était
des plus simples. On discute précisément à l'heure qu'il est une loi sur
BEVUE. — CHRONIQUE. 711
la réorganisation du conseil supérieur de l'instruction publique. M. Jules
Simon, de son côté, a publié dans l'intervalle des vacances des pro-
grammes et des circulaires qui modifient jusqu'à un certain point l'éco-
nomie des études. Avait-il ce droit? Il l'avait incontestablement dans
une certaine mesure, puisqu'il n'y avait plus de conseil supérieur pour
le moment. Il avait d'ailleurs notablement atténué d'avance la difficulté
en déclarant qu'il soumettrait ses programmes au conseil, qui va être
bientôt reconstitué. Dès lors tout se trouvait simplifié et régularisé.
Était-il bien nécessaire après cela de transformer l'assemblée en conseil
pédagogique pour lui soumettre des questions de thèmes ou de vers la-
tins? N'était-ce pas livrer au hasard d'une délibération incompétente
l'intérêt même des études classiques qu'on voulait défendre? N'importe,
on est entré en guerre, on a ouvert le feu de toutes les batteries contre
la forteresse d'oii M. Jules Simon n'a pas envie d'être délogé; puis on
s'est dérobé tout à coup; lorsqu'il s'est agi de voter sur la priorité entre
plusieurs ordres du jour, dont l'un était favorable au ministre et ac-
cepté par le gouvernement tout entier, une partie de la droite s'est abs-
tenue. Le lendemain, l'ordre du jour lui-même n'a eu contre lui qu'un
assez petit nombre de voix, et on a couvert la retraite en déclarant que
par l'abstention de la veille on avait atteint le but qu'on poursuivait.
Ainsi a fini la grande manifestation organisée contre le ministre de l'in-
struction publique. M. Jules Simon pouvait être vulnérable par plus
d'un côté; on a trouvé moyen de lui donner raison et de lui laisser la
victoire. Franchement, si c'est ainsi qu'on entend pratiquer le régime
parlementaire, et surtout l'appliquer au chef du gouvernement lui-
même, il y a de quoi réfléchir, il y a de quoi se demander ce qui se
cache sous ces revendications jalouses des droits souverains d'une as-
semblée qui prétend tout faire, tout régler, s'occuper de combinaisons
monarchiques et de vers latins, du pape et de ce qui se passe dans le
dernier village de France!
Au fond, qu'on en convienne, on ne s'occupe guère en tout cela du
régime parlementaire, ou du moins, aux yeux d'une partie de la droite
dont la commission des trente représente les idées, ce n'est qu'un
moyen de maintenir intacte l'omnipotence d'une assemblée où l'on croit
avoir une majorité, instrument naturel de la politique qu'on ne déses-
père pas de faire prévaloir. Que la droite dispute le terrain qui se dé-
robe sous ses pas, qu'elle refuse au régime actuel, sous le prétexte spé-
cieux des droits parlementaires, tout ce qui pourrait fixer et affermir un
peu la situation, elle est peut-être dans son rôle, quoique ce soit un
rôle assurément dangereux et peu prévoyant; mais alors que veut-elle?
que propose-t-elle? Ce qu'elle veut, on le sent, on le voit bien, elle
garde obstinément l'espoir de faire triompher sa politique à la fois mo-
narchique et religieuse. Aussi s'empresse-t-elle d'accueillir tout ce qui
712 REVUE DES DEUX MONDES.
lui apparaît comme un encouragement, comme un signe favorable pour
la réalisation de ses desseins. Quoi donc? les princes d'Orléans seraient
allés à la messe du 21 janvier en mémoire de Louis XVI! M. le comte
de Paris aurait dit, au témoignage de M. de Larochefoucauld, qu'il n'y
avait plus qu'une monarchie en France! M. le duc de Nemours aurait
parlé avec convenance du drapeau blanc ! La fusion est donc enfin ac-
complie! Nous admirons toujours la facilité avec laquelle certains es-
prits se laissent aller aux fantaisies de leur imagination, et se complai-
sent à interpréter la moindre démarche, la moindre parole. Ils semblent
oublier que les affaires humaines ne marchent pas si aisément. Si cette
fusion dont on parle toujours et qui fuit sans cesse n'est pas aussi assu-
rée qu'on le croit, c'est qu'il y a autre chose à faire qu'à rapprocher
des princes et à fondre les couleurs de deux drapeaux. 11 y a deux
idées, deux politiques, deux traditions, on pourrait dire deux sociétés,
qu'il faudrait concilier.
Cette fusion-là, est-on bien sûr qu'elle soit faite en France? Les princes
n'ont une signification publique que par ce qu'ils représentent, et, quand
même ils se rapprocheraient personnellement, les causes dont ils sont
la vivante expression ne resteraient pas moins distinctes. Le drapeau
blanc a été le symbole de bien des gloires, le drapeau tricolore a été
attristé par bien des défaites cruelles. Et après! où veut-on en venir?
Peut-on demander sérieusement à une nation de se repentir de son exis-
tence de quatre-vingts ans, de faire amende honorable de ses vœux, de
ses espérances, de ses idées les plus chères, voire de ses illusions, de
la même façon qu'un prince va voir un autre prince ? Est-ce qu'on efface
ainsi l'histoire? Ce qu'il y a de vrai, c'est que de temps à autre on re-
vient à cette idée et on parle de la fusion sans que rien ait changé réel-
lement. Fût-on plus avancé qu'on ne l'est, il y aurait toujours une diffi-
culté qui ne serait pas sans quelque importance. 11 resterait encore à
savoir comment on ferait pour établir cette monarchie, pour la substi-
tuer au régime actuel, qui, tout faible qu'il paraisse, n'est peut-être
pas aussi facile à supprimer qu'on le pense. C'est donc sur une quasi-
impossibilité morale et sur les plus grandes, les plus délicates difficultés
matérielles, qu'on fonde toute une politique. C'est pour cela qu'on re-
fuse au pays les moyens de s'établir avec quelque sûreté dans les
conditions où les circonstances l'ont placé, qu'on prolonge les incerti-
tudes, les périls d'un provisoire agité, et qu'on accepte enfin la res-
ponsabilité des crises qui peuvent éclater à l'improviste! Ces crises, on
se croit peut-être en mesure de les dominer, et c'est la plus péril-
leuse des chimères, car, si la France devait subir le malheur de passer
par de nouvelles épreuves révolutionnaires, l'héritage risquerait fort de
ne pas passer à la monarchie qu'on rêve, il serait à la première dictature
improvisée par les événemens et capable de rendre le repos au pays.
REVUE. — CHRONIQUE. 713
Ce qu'il y a de grave dans ces idées, fort peu réalisables, auxquelles
la droite sacrifie la sécurité du moment, c'est qu'elles n'ont pas seule-
ment le caractère d'une réserve politique en faveur d'une forme de
gouvernement, elles procèdent d'une préoccupation toute religieuse.
Oui, ces royalistes intraitables sent encore plus cléricaux que légiti-
mistes, et ils croient tout aussi facile de replacer le pape sur son trône
temporel que de ramener le roi à Paris ou à Versailles. Toutes les fois
que l'occasion s'en présente, ils ne négligent pas de laisser apparaître
cette double pensée, et récemment encore il n'a pas tenu à eux de com-
promettre les relations de la France avec l'Italie. Ils ont échoué, il est
vrai, dans l'interpellation qu'ils avaient préparée au sujet de la démis-
sion de M. de Bourgoing et de son remplacement par M. de Corcelle
comme ambassadeur auprès du saint-siége; mais il y a eu, dit-on, toute
une campagne moins avouée, moins saisissable, pour arriver au même
but par un autre chemin. Ce qu'on se proposait en effet, c'était d'obtenir
le rappel de M. Fournier, violemment soupçonné de tenir un langage trop
favorable à l'Italie, et d'avoir reçu avec politesse quelques Français peu
orthodoxes de passage à Rome. Ce que M. Fournier a dit et ce qu'il n'a pas
dit, on a tout exploité ; on a entouré le gouvernement d'obsessions. Le
coup était habilement monté, et s'il eût réussi, c'était évidemment une
victoire pour ceux qui voudraient que la France n'eût point de repré-
sentant auprès du roi Victor-Emmanuel à Rome, c'est-à-dire qu'il y eût
une véritable rupture avec l'Italie. M. le président de la république,
quelles que soient ses opinions anciennes sur les affaires de Rome, n'est
point homme à se dissimuler le péril de telles aventures. Il n'a point eu
de peine à reconnaître que, s'il cédait à ces importunités de l'esprit de
secte, s'il rappelait M. Fournier, il s'exposait à ce qu'on pût mal inter-
préter ses intentions et même peut être avoir moins de confiance dans
sa politique. Il était d'autant plus fondé à résister aux obsessions dont
on l'excédait, qu'il n'a pas cessé depuis longtemps d'entretenir les rela-
tions les plus conciliantes avec le gouvernement italien, toujours animé
des intentions les plus amicales à l'égard de la France.
M. Thiers a écarté fermement ce danger, et si on le pressait encore,
il n'aurait qu'une chose bien simple à faire, ce serait de porter La ques-
tion devant l'assemblée elle-même, devant le pays, et de demander aux
fanatiques de la droite s'ils veulent accepter une rupture avec l'Italie,
s'ils veulent braver les conséquences d'une telle politique. Ainsi donc
voilà ce que la droite met dans son programme, la guerre civile peut-
être pour faire triompher la monarchie, la guerre étrangère pour le ré-
tablissement du pape. C'est en vérité trop des deux articles dans un seul
programme, et la France, nous n'en doutons pas, trouvera dans l'as-
semblée une majorité suffisante pour lui donner pleine satisfaction dans
ses besoins de paix avec tout le monde comme avec elle-même.
CH. DE MAZADE.
714 REVUE DES DEUX MONDES.
REVUE DRAMATIQUE.
THÉÂTRE DU GYMNASE. — LA FEMME DE CLAUDE,
par M. Alexandre Dumas.
On ne nous accusera pas de pédantisme, si nous citons Caton l'ancien
à propos d'un Caton moderne qui vient de se révéler au théâtre du Gym-
nase. L'apparition de ce nouveau moraliste est sans doute fort inatten-
due; qu'importe? L'analogie de ses formules avec les maximes de son
devancier est manifeste, et nous ne serions pas libres en vérité de nous
soustraire à ce singulier rapprochement. Voici donc ce que disait le vieux
Caton : « le mari est juge de sa femme; son pouvoir n'a pas de limites,
il peut ce qu'il veut : si elle a commis quelque faute, il la punit; si elle
a eu commerce avec un autre homme, il la tue. » N'est-ce pas là exacte-
ment la conclusion de cette brochure qui fit tant de bruit l'année der-
nière? Le brillant dramaturge du xix'^ siècle semblait avoir emprunté sa
législation conjugale au censeur de l'antique société romaine. Tue-la!
disait Caton; M. Alexandre Dumas a répété : tue-la!
Il est vrai que ce terrible droit de l'époux n'avait existé que dans les
sociétés primitives, et qu'il se liait à tout un ensemble de croyances re-
ligieuses, croyances gardiennes du foyer et en même temps garantes de
la justice. On peut voir cela tout au long dans le savant ouvrage de
M. Fustel de Coulanges. A l'époque même où ce privilège du mari justi-
cier n'avait pas encore péri avec la religion qui le consacrait, des chan-
gemens considérables l'avaient atténué peu à peu. « Il vint un temps,
ajoute l'auteur de la Cité antique, où cette juridiction fut modifiée par
les mœurs; le père consulta la famille entière et l' érigea en un tribu-
nal qu'il présidait. » M. Alexandre Dumas n'admet pas ces molles con-
cessions; il ne reconnaît d'autre tribunal que le mari, à la fois juge et
bourreau, juge unique et bourreau immédiat, le mari interrogeant sa
conscience et prenant son fusil. Voilà décidément un vieux Romain qui
ne transige pas avec les principes.
Nous avons rappelé ces transformations des mœurs qui, même dans
la Rome de Caton, atténuèrent le privilège des vieilles religions domes-
tiques. L'objection n'est pas de nature à embarrasser M. Alexandre Du-
mas; il y répond d'avance dans le titre de sa pièce. Qu'est-il arrivé, je
vous prie, de la femme de Claude dans la société antique? Elle quittait
sans cesse le foyer conjugal, comme celle que vient de nous représenter
le drame du Gymnase. Elle était effrénée dans le vice, et comme son
mari, vrai type d'imbécillité, ne faisait plus attention à ses désordres,
son impudence allait toujours croissant. L'idée du crime ne l'effrayait
REVUE. — CHRONIQUE. 715
point, car à ce degré de corruption, dit son historien, l'excès de l'infa-
mie est une volupté de plus. Un jour enfin, non contente de déshonorer
son mari, elle résolut de le supprimer. Cette fois le bonhomme se fâ-
cha, il envoya des gens à lui pour arrêter les complices de la femme
adultère et l'appréhender elle-même. 11 était pourtant si faible, si nul,
si abruti par l'habitude de la honte, qu'il eut encore un mouvement de
pitié pour la pauvre femme (c'est le terme dont il se servit), et qu'il lui
fit dire de venir se justifier. Ses serviteurs ne furent pas si démens, ils
la poursuivirent dans un jardin où elle avait cherché asile, et la tuèrent
à coups d'épée. L'histoire ne dit pas si le mari, une fois la chose faite,
s'écria comme le personnage du Gymnase : « Et maintenant, allons tra-
vailler! » Il s'occupait alors d'une histoire des Carthaginois.
Que M. Alexandre Dumas, en mettant sur la scène une messaline
bourgeoise du xix« siècle, comme l'indique le titre de son œuvre, ait
voulu justifier par un exemple incontestable les conclusions de sa bro-
chure, c'est ce qui paraît évident. 11 est évident aussi qu'il a fait com-
plètement fausse route. Claude l'ancien a tué Messaline parce qu'il allait
être assassiné par elle; ce n'est pas la femme adultère qu'il punit, il
frappe la complice d'une conspiration qui en veut à son trône et à sa
vie. La même chose est vraie du moderne Claude. Lui aussi, comme
l'imbécile époux de Messaline, il a laissé libre carrière à la femme im-
pudique, et, s'il la punit de mort, c'est parce qu'elle l'a volé.
Quant à la théorie de M. Alexandre Dumas, en supposant même qu'elle
fût appliquée exactement et non pas à faux, comme on vient de le voir,
faut-il la discuter à propos de la Femme de Claude? Nous ne le pensons
pas. Le feruit qui s'est fait l'année dernière au sujet de la brochure d'où
ce drame est sorti nous paraît la chose la plus ridicule au point de vue
littéraire et la plus condamnable au point de vue de la morale et du pa-
triotisme. Cette manière de prêcher la régénération de notre société est
une insulte à la France; les étrangers, nos ennemis surtout, ne s'y sont
pas trompés. Ces argumens scandaleux mis au service de la morale , ce
déso'rdre de sentimens et d'idées dans une thèse consacrée à la défense
de l'ordre, leur ont produit l'effet d'un raffinement de corruption. Voilà,
disaient-ils avec un rire injurieux, voilà le censeur qui doit relever la
France ! Faisons donc notre police nous-mêmes, à moins de consentir à
passer pour dupes. La brochure dont il s'agit ne peut être discutée, il
sufiit de dire en quelques mots : M. Alexandre Dumas est un peintre
hardi, un écrivain vigoureux; s'il ne se transforme résolument, il ne
sera jamais un moraliste.
Le vrai moraliste, le vrai juge des institutions et des hommes, est un
esprit ouvert, lumineux, qui embrasse tous les aspects d'une question,
qui en connaît tous les élémens, qui les apprécie, les pèse, les classe,
qui, en affirmant le droit, n'en méconnaît pas les conditions, qui sait
716 REVUE DES DEUX MONDES.
être sévère où il faut, indulgent où il convient. M. Dumas, au con-
traire, ne voit qu'un seul côté des choses. Autrefois il essayait de ré-
habiliter la courtisane, il peignait complaisamment le demi-monde, il
affectait de croire que les sociétés interlopes tiennent une place consi-
dérable dans la société française, il étalait en pleine lumière les vices
qui ont coutume de se cacher, et, comme sa verve sceptique aimait
à se jouer et à mordre au milieu de toutes ces misères, il augmentait
le mal rien qu'en le dévoilant. Aujourd'hui, animé d'intentions meil-
leures, il flétrit la femme adultère, il la condamne, il arme le mari
trompé d'un droit épouvantable, et ne songe pas seulement à se de-
mander si le mari n'a pas des devoirs à remplir, s'il n'a pas été le
complice involontaire de la coupable, s'il n'a pas contribué à la perdre.
Quand le vieux Caton s'écrie : tue-la! il parle au nom d'une religion
qui faisait du chef de famille le chef du culte domestique, de telle
sorte que cet homme, investi d'une puissance formidable, ne l'exerçait
que sous le regard de ses dieux. Ces cultes primitifs une fois dispa-
rus, où est la garantie des justiciables? Dans la conscience religieuse
de celui qui prétend s'ériger en juge. Qu'il commence donc par se ju-
ger lui-même. Telle est la loi plus haute que le Christ a apportée au
monde. Qu'on relise dans saint Jean cette scène simple et profonde de
la femme adultère, on verra comment l'Évangile a répondu au tue-la
du vieux Romain. On verra aussi, en comparant les deux systèmes, que
M. Alexandre Dumas, dans sa brochure de l'an dernier comme dans son
drame de l'autre semaine, ne relève ni de l'antique loi ni de la loi nou-
velle; il n'est ni païen ni chrétien, l'humanité le désavoue.
M. Alexandre Dumas n'est donc pas un moraliste, occupons-nous seu-
lement du dramaturge. — Quand la toile se lève, le jour commence à
paraître et éclaire de ses premières lueurs le cabinet d'un homme d'é-
tude. Des livres, des sphères, des instrumens, garnissent les tables et
les raycns. On aperçoit sur un meuble quelques obus prussiens, souve-
nirs de la guerre maudite. Ces souvenirs sont une excitation. Le maître
de cette demeure est un mécanicien de génie qui demande à la science
les inventions vengeresses pour les mettre au service du droit et de la
paix. Claude Rippert, c'est son nom, appartient tout entier à l'idée qui
l'enflamme; il rêve des artilleries prodigieuses, irrésistibles, qui détrui-
ront des armées et renverseront des forteresses en quelques minutes.
Que dis-je? ce n'est plus un rêve. L'alchimiste a trouvé la pierre philo-
sophale. Son canon est tout prêt. Le jour où il lui plaira, la France sera
vengée, et notre victoire sera si foudroyante qu'elle rendra toute guerre
à jamais impossible. Voilà depuis plusieurs mois ce qui occupait le
maître de cette maison studieuse au fond de la vallée solitaire. Chaque
jour, du matin au soir, on entendait retentir des coups de feu. C'étaient
les expériences de l'ingénieur et de son élève, un jeune adepte aussi
REVUE. — CHRONIQUE. 717
passionné que Claude Rippert pour les progrès de la science et la déli-
vrance de la patrie. Ce cabinet de travail est donc le sanctuaire où se
prépare la revanche. Le secret de l'inventeur, ce secret qui vaut plus
que des milliards, est enfermé dans un coffre-fort que nul ne saurait
ouvrir, excepté Claude lui-même et ce fervent disciple confident de sa
pensée. Noble maison, demeure bénie, s'il n'y avait, hélas! des secrets
d'une tout autre nature sous le toit de l'ingénieur! L'excellent homme
supporte un poids de douleurs et de hontes capable d'écraser les plus
forts.
Tout cela va éclater dès la première scène. Voyez : il fait à peine
jour, une femme de chambre est occupée à quelque rangement dans la
pièce quand le marteau retentit à la porte extérieure. Un instant après
paraît une jeune femme frissonnant dans sesvêtemens de voyage. Elle a
passé la nuit en chemin de fer, elle est pâle, défaite, en proie à une
sorte de fièvre qui lui fait tenir des propos incohérens et prononcer les
plus étranges aveux. C'est la femme de Claude, Césarine Rippert. D'oii
vient-elle? voilà trois mois qu'elle a quitté la maison de son mari pour
courir le monde avec un de ses amans. Oh ! elle n'a pas de secrets pour
cette domestique qui vient de lui ouvrir la porte; c'est sa confidente
obligée depuis les premières chutes, c'est la complice de ses mensonges
et de ses ignominies. Et puis il faut bien qu'elle parle en son délire;
parler, avouer, cela soulage un peu la conscience, même la plus dépra-
vée. N'a-t-elle pas tout récemment, pendant une maladie qui l'a mise
en danger de mort, prié un prêtre d'entendre sa confession? Elle ose le
dire à sa confidente, fort incrédule sur ce point, et, comme elle insiste,
soutenant qu'une telle confession, à l'heure du grand départ, ne pou-
vait être que sérieuse et complète : — Oh! répond celle-ci, c'est
comme au moment de se mettre en voyage, on oublie toujours quelque
chose.
Le ton de cette conversation, ce dialogue cynique, les rires de la
servante suivis de frissonnemens soudains, tout cela compose une odieuse
image de la corruption. Nous ne sommes pas fâchés d'apprendre que la
misérable Césarine appartient par sa mère à cette aristocratie étrangère
ou plutôt à ces tribus nomades, à ces races sans feu ni lieu, qui n'ont
d'autre patrie que les villes de bruit et de plaisir, pèlerins du vice qui
font de Paris un foyer de débauche, sauf à déclamer ensuite contre
l'immoralité française. M. Alexandre Dumas est bien renseigné sur ce
point; l'héroïne de Y Affaire Clemenceau faisait déjà partie de ce monde
équivoque. Claude Rippert va-t-il demander compte à Césarine de ce
qu'elle est devenue pendant ces trois mois d'absence? Non pas. Son
parti est pris; il lui laisse la bride sur le cou. Il aurait pu la chasser de
chez lui comme adultère, il a mieux aimé la garder, afin d'éviter le scan-
dale public. Il n'en a plus du reste aucun souci. Elle part, elle revient;
718 REVUE DES DEUX MONDES.
que lui importe? Il continue son travail et ne songe qu'à la patrie. Or,
entre le cynisme de la femme et l'indifférence absolue du mari, com-
ment l'action va-t-elle s'engager? Où est l'intérêt? où est le drame?
Le voici : une grande société industrielle s'est formée pour acheter
toutes les découvertes de la science française, et probablement aussi,
— la chose se devine assez sans que l'auteur ait besoin de l'articuler à
voix haute, — pour les vendre aux ennemis de la France. L'organisa-
tion de cette société est mystérieuse et formidable ; ses directeurs sa-
vent tout, peuvent tout, osent tout. Les illuminés allemands du xviii® siècle
avaient essayé de constituer une machine du même genre ; mais en
dépit de leurs efforts, malgré le temps qu'ils y mirent, malgré leurs
rapports avec les plus grands personnages de l'Europe, ils n'obtinrent
jamais la centième partie des résultats que M. Alexandre Dumas at-
tribue à sa société secrète. Claude Rippert vient à peine d'achever ce fa-
meux canon, qui détruit à la minute des armées innombrables, aussi-
tôt la société mystérieuse lui dépêche un agent chargé d'acquérir son
secret. Dès les premiers mots, le Marseillais Cantagnac, —c'est l'agent
en question, — comprend qu'il n'y a rien à faire avec un inventeur
comme celui-là, homme de devoir et de patriotisme; il s'attaque donc
à la femme de Claude. Il a pris tous ses renseignemens, il connaît les
détails les plus cachés de sa vie; le dossier qu'une main adroite a ras-
semblé pour lui est un dossier complet. « Voyons, madame, allons au
fait. Vous êtes insoumise, frivole, féroce» vénale; combien me deman-
dez-vous pour me livrer le secret de votre mari? » Césarine n'est pas
encore tombée si bas, elle a une lueur d'indigaation et veut rompre
cet ignoble entretien; mais Cantagnac, sans se troubler, lui raconte les
divers chapitres de sa vie intime avant et après le mariage. Que dirait
votre mari, si on lui apprenait que vous étiez mère avant de devenir
sa femme? — Il le sait. — Et à chaque souvenir, à chaque menace, la
même réponse arrive si naturellement, que maître Cantagnac commence
à craindre de voir son plan échouer devant le cynisme de la femme ,
comme il a échoué devant l'honnêteté du mari. Cependant Claude ne
sait pas tout; il ne sait pas la dernière faute, le dernier crime de sa
femme, un crime qui pourrait la conduire en cour d'assises. C'est le coup
suprême que' l'infâme trafiquant réservait à Césarine. Ah ! cette fois
elle se sent perdue, il faut bien qu'elle cède ; mais comment livrer le
secret des découvertes de Claude? Est-ce qu'elle sait où est le manu-
scrit? Est-ce que Claude lui fait des confidences? C'est alors que l'infer-
nal agent de la grande société anonyme lui indique un sûr moyen de
découvrir le trésor. L'élève de Claude, Antonin, est jeune, timide, amou-
reux de la femme de son maître , bien qu'il n'ose se l'avouer à lui-
même; le séduire, l'enivrer, lui arracher le manuscrit, ce sera un jeu
pour Césarine. Le jour même, Césarine est entrée en campagne et a
REVUE. — CHRONIQUE. 719
remporté la victoire. Le soir vient, la nuit tombe; il s'agit de faire ou-
vrir le coffre-fort. Antonin, tout fasciné qu'il est par Césarine, hésite à
commettre l'abominable sacrilège; mais Césarine a employé la ruse, le
coffre-fort est ouvert, elle s'empare du manuscrit et le jette à Canta-
gnac, qui attend sous les fenêtres du cabinet. A la porte apparaît
Claude; il prend un fusil, celui-là même que son élève vient de perfec-
tionner avec tant de succès, il ajuste sa femme et fait feu; puis, se tour^
nant vers Antonin, et sans plus se soucier du cadavre : « Maintenant,
dit-il, viens travailler. »
Nous avons omis dans cette rapide analyse un épisode qui occupe
une assez grande partie de la pièce, bien qu'il soit fort peu intelligible
et ne se rattache en rien à l'action. Un savant juif, ami d'enfance de
Claude nippert, est venu s'installer chez lui pendant l'absence de Césa-
rine. Sa fille Rébecca l'accompagne, noble vierge perdue dans ses rêves,
espèce de madone Israélite, dont la gravité douce et la chaste passion
forment le plus singulier contraste avec les infamies de Césarine. Elle
aime Claude, elle le lui déclare, mais sans permettre qu'il réponde un
seul mot à cette déclaration quasi publique et passablement embarras-
sante, car ce n'est pas du Claude actuel qu'elle veut être la compagne,
elle se réserve au Claude futur : elle sera l'épouse de la seconde vie,
<}uant au docteur juif, il a médité sérieusement la question des races
humaines, et, puisque le xix« siècle semble reconnaître que les peuples
ont le droit de se constituer suivant leurs traditions nationales, il ré-
clame pour tous les Israélites de l'univers une existence territoriale. Il
partira le soir même pour l'Orient avec sa fille Rébecca, afin de cher-
cher dans quelles plaines de l'Asie pourra se déployer le nouvel empire
qui doit rassembler les tribus dispersées et reconstruire Jérusalem.
Toutes' ces choses extraordinaires sont disposées dans le cadre des
règles classiques avec une exactitude scrupuleuse. On dirait que l'au-
teur a voulu expressément s'interdire les libertés de la scène moderne.
Boileau a formulé des préceptes qui ne sont pas du tout, comme on
sait, les préceptes de l'art antique, dont il se croyait l'interprète fidèle;
M. Alexandre Dumas s'est conformé en toute rigueur aux paroles de
Boileau :
Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.
C'est le matin, au lever du jour, que Césarine rentre dans la maison
conjugale; c'est le soir du même jour, à la clarté de la lune, que Claude
la tue d'un coup de fusil. C'est dans le cabinet de l'ingénieur que Césa-
rine nous est présentée au premier acte, c'est dans ce cabinet qu'elle
tombe morte à la dernière scène. Tout se passe, tout se prépare et
s'accomplit dans cette même pièce, autour de ce coffre-fort où reposent
720 REVUE DES DEUX MONDES.
les miraculeuses inventions du savant. Nous signalons ce détail comme
une curiosité; ce sont là les coquetteries de l'art extérieur dans une
<Buvre où l'art intime, l'art de penser et de concevoir, subit de si
étranges défaillances.
Voilà le malheur en effet : cette règle des unités, destinée, suivant
Boileau, à faire valoir le fond d'un ouvrage, ne peut rendre ici aucun
service, car c'est précisément ce fond qui manque. Il n'y a qu'un seul
lieu, qu'un seul jour, qu'une seule action, mais le théâtre n'est pas
rempli du tout. On ne sent pas ici la logique des sentimens et des
idées, ce fU secret, comme dit admirablement Rivarol, qui fait que l'es-
prit suit Vesp7-it dans sa route invisible. La pièce veut prouver une chose,
elle en démontre une autre. A chaque scène, la pensée de l'auteur
s'égare, se cherche et ne se retrouve point. Il y a des lacunes, des rup-
tures, des trous. Pour boucher ces trous, pour dissimuler ces lacunes,
il faut nécessairement des remplissages, et ce dramaturge ordinaire-
ment si net, si résolu, si accoutumé à retenir sa pensée, bonne ou mau-
vaise, dans le sillon qu'il lui trace, est obligé de recourir à des procé-
dés de facture, à des ruses de métier. Naguère, dans ses œuvres même
les plus fâcheuses, on ne le voyait pas se battre les flancs. Que sont
aujourd'hui ces figures, ces épisodes, ces théories, ces dissertations ?
Un pur placage extérieur; cela ne sort pas du fond du sujet. J'ai dit le
mot juste et je dois le répéter, les principaux incidens, les principaivx
ressorts du drame ne sont autre chose que du remplissage : remplis-
sage les sentimens religieux, et remplissage aussi les professions de foi
patriotiques.
Certes ce n'est pas nous qui reprocherons à M. Alexandre Dumas
d'avoir manifesté sur le théâtre les sentiments que lui inspirent les
malheurs de la France. Lorsque Claude Rippert affirme que les dou-
leurs privées ne sont rien désormais, et qu'il n'y a plus que des dou-
leurs publiques, il exprime une pensée commune à tous les hommes
de cœur; mais plus une idée est digne de respect, plus une émotion
est pure et sacrée, plus aussi il faut prendre soin de la placer dans un
cadre qui lui convienne. Si l'auteur nous fait sourire à propos de patrio-
tisme, nous ne lui pardonnons pas sa maladresse, car il y a des mala-
dresses qui ressemblent à des profanations. Nous aimons le patriotisme
de Claude; comment ne pas sourire de ses illusions? Qu'est-ce que ce
canon qui pulvérise les armées et les forteresses ? L'auteur de la Femme
de Claude eût-il imaginé autre chose, s'il avait voulu tourner en ridicule
la manie des inventions miraculeuses aux heures de grand péril public?
Nous avons vu cela de fort près pendant le siège de Paris. Que de
braves gens croyaient fermement avoir trouvé l'infaillible moyen d'a-
néantir les armées allemandes ! Les sauveurs se comptaient par coji-
taines, et il ne fallait pas leur faire une objection; ils avaient réponse
REVUE. — CHRONIQUE. 721
à tout. Foi naïve, touchante folie ! on en souriait tristement, et l'on
revenait aux choses sérieuses. Ceux qui ont assisté à des scènes de ce
genre ne me contrediront pas si j'affirme que les inventions de Claude
Rippert ont réveillé ces pénibles souvenirs de la façon la plus désa-
gréable. La foi de Claude Rippert et de M. Dumas est absolument la
même que celle des candides inventeurs dont nous venons de parler,
mais elle n'a pas pour excuse l'affolement du siège. Voir de tels enfan-
tillages reparaître quand nous avons tant besoin d'une existence virile,
c'est matière à réflexions douloureuses. Nous ne sommes que trop
portés à nous repaître de songes et de chimères ; les hommes qui pro-
noncent le mot de régénération nous doivent une nourriture plus forte.
Et qu'est-ce que cette société occulte qui entreprend de gré ou de force
l'exploitation de la science française, l'acquisition ou l'extorsion de nos
découvertes? Est-il possible que le génie de la France soit menacé par
une bande de Cantagnacs et que la police n'en sache rien, que l'Institut
l'ignore, que tous les parquets ne soient pas avertis ? Encore un sou-
venir des excitations du siège. On croyait voir partout des espions et
des traîtres. On imaginait des conspirations monstrueuses, des associa-
tions abominables, dont nous étions les jouets et les victimes. On
croyait à je ne sais quelles ténébreuses légendes, comme si ce n'était
pas assez de la réalité horrible. L'imagination de M. Alexandre Dumas
est en retard de deux ans; les principaux épisodes de son drame sont
des anachronismes de sentimens et d'idées, faute vénielle, je l'accorde,
si elle n'avait pas l'inconvénient de nous reporter bien tristement en
arrière.
Les idées religieuses qui se font jour çà et là dans la pièce de
M. Alexandre Dumas présentent aussi un caractère équivoque et ajou-
tent encore à l'incohérence de l'ouvrage. Nous croyons, certes, à l'im-
mortalité de l'âme, nous croyons qu'il n'y a dans ce monde que des
commencemens, que la nécessité d'une vie future est une vérité cer-
taine pour la raison comme pour la foi ; nous n'aimons pas cependant
qu'une jeune fille mette sa main sur l'épaule d'un homme mal marié
et lui dise : Je vous aime, mon âme est la vraie compagne de votre âme,
je m'unirai à vous dans un monde supérieur, je serai l'épouse de la se-
conde vie. L'emploi des sentimens religieux comme l'emploi des senti-
mens patriotiques exige de l'écrivain dramatique une délicatesse parti-
culière. S'il fait sourire, il est perdu. Qu'il prenne garde principalement
d'éveiller des doutes sur sa sincérité! Qui veut trop prouver ne prouve
rien. Une jeune fille peut représenter la grâce et la pureté sans dire à
celui qu'elle aime : Je serai l'épouse de la seconde vie. Un jeune savant
peut aimer ardemment sa patrie vaincue et mutilée sans mettre à son
service des découvertes fabuleuses qui font songer aux alchimistes du
moyen âge. La vérité, disait Boileau, n'a pas cet air impétueux; elle
TOME cm. — 1873. 40
722 REVUE DES DEUX MONDES.
n'a pas non plus ces mystiques allures et ces prétentions ambitieuses.
Ainsi tous ces épisodes portent à faux, et si l'on se rappelle qu'ils
sont là uniquement pour masquer le vide de la pièce, que reste-t-il donc
de l'œuvre nouvelle de M. Alexandre Dumas? Pas même l'idée, pas
même l'indication d'un drame qui aurait pu être développé plus heureu-
sement. Il n'y a en effet ni rapports ni luttes possibles entre Claude Rip-
pert et l'odieuse Gésarine; par conséquent il n'y a rien d'oii puisse sor-
tir ni drame ni comédie. Sur une donnée aussi pauvre, l'auteur devait
échouer. Il s'est imaginé toutefois que certaines doctrines philosophiques
et morales, certains sentimens de patriotisme, certains accens spiri-
tualistes, prêteraient de la consistance à son œuvre et suppléeraient à
l'insuffisance du fond. Il s'est trompé; on n'improvise pas ainsi une
poétique nouvelle. Docteur en demi-monde, M. Alexandre Dumas a en-
core bien des études à faire, s'il veut confier an théâtre les doctrines
meilleures dont il a le soupçon et le désir. Alors il faudra qu'il choi-
sisse. A vouloir rester docteur in utroque jure, il s'exposerait encore à
de fâcheuses déconvenues.
On signale parfois des artistes, peintres ou musiciens, qui après des
succès brillans se dérobent au public pendant quelques années, jaloux
de renouveler leur inspiration. C'est un peintre déjà consacré qui se
condamne à de nouvelles études, afin de reparaître plus fort; c'est un
virtuose, habile à faire chanter l'âme du violon, qui s'enferme, qui se
confine dans un travail acharné, pour atteindre un degré supérieur de
son art. Les amis de M. Alexandre Dumas devraient lui conseiller de suivre
cet exemple. Au point où il est placé dans le développement de sa car-
rière, il a besoin plus que nul autre d'une transformation courageuse.
Qu'il veuille bien prendre cette remarque en bonne part; nous n'aurions
garde assurément de lui donner un tel avis, si nous ne faisions cas de
son talent et de ses légitimes ambitions d'artiste. Après avoir été le
peintre trop complaisant des sociétés suspectes, il voudrait aujourd'hui
exercer une influence virile. On ne passe pas de plain-pied du premier
rôle à l'autre; M. Alexandre Dumas l'a essayé imprudemment, et il
est resté court. Cette expérience, s'il le veut bien, ne sera pas perdue.
Qu'il étudie, qu'il observe, qu'il médite, qu'il sorte de ce monde factice
011 il se confinait, pour interroger enfin la société réelle ; l'autorité du
moraliste est à ce prix. Il fera bien surtout de ne pas se hâter, c'est une
épreuve décisive qu'il va subir. Sa première œuvre nous montrera s'il
était capable de se renouveler ou si, tout en changeant de point de vue,
il reste condamné à de perpétuelles redites.
On ne peut guère parler que de M"^ Desclée à propos des interprètes
de ce singulier ouvrage. Les autres n'ont à rendre que des personnages
mal conçus et des scènes incohérentes; elle seule, elle a un rôle qui se
tient, un rôle tout d'une pièce, rôle hideux, mais logique dans ses énor-
REVUE. — CHRONIQUE, 723
mités. Elle seule aussi paraît défendre la pièce contre les murmures
qui Taccueillent presque tous les soirs. La défendra-t-elle longtemps?
Je ne le crois pas. Le talent de M"« Désolée, loin d'atténuer les fautes
de l'auteur, en aggrave peut-être Tinfluence malsaine. Tandis que les
intentions honnêtes de la pièce se présentent avec timidité, avec gau-
cherie, la peinture du vice et du crime occupe insolemment la première
place. Cette Messaline est trop vraie, l'imitation du mal est trop par-
faite; l'attitude, le geste, le ton, les inflexions de voix câlines ou fé-
roces, tout exprime trop fidèlement le ravage de la débauche, et plus
l'habileté de la comédienne est incontestable, plus le spectacle en est
répugnant. r. t.
ESSAIS ET NOTICES.
STATISTIQUE DES SAVANS.
Histoirt des Sciences et des Savons depuis deux siècles, suivie d'autres études sur des sujets
scientifiques, en particulier sur la sélection dans l'espèce humaine, par M, Alphonse de
CandoUe, Genève 1872.
Pourquoi certains pays ont-ils produit un plus grand nombre de sa-
vans illustres que les autres? Pourquoi certaines époques ont-elles été
plus fécondes que celles qui les ont précédées et celles qui les ont sui-
vies? Quelles sont les circonstances favorables ou défavorables au dé-
veloppement scientifique des individus prédestinés à dépasser leurs
contemporains dans les œuvres de l'intelligence? Telles sont les ques-
tions que M. de Candolle s'est proposé de résoudre. Par savans illustres,
il entend non pas des érudits, des gens qui savent beaucoup, mais des
hommes qui, en imprimant aux sciences une puissante impulsion, en
ont accéléré la marche dans la voie du progrès. Pour limiter son sujet,
l'auteur ne s'occupe que de ceux qui ont brillé dans les sciences mathé-
matiques, physiques et naturelles, comprenant les mathématiques
pures, l'astronomie, la physique, la chimie, la minéralogie, la géologie,
la botanique et la zoologie. Naturaliste éminent et fort capable de juger
ses pairs, M. de Candolle s'est désintéressé comme appréciateur du
mérite relatif des savans illustres; il a préféré invoquer le témoignage
des trois grandes académies de l'Europe, la Société royale de Londres,
l'Académie des Sciences de Paris et celle de Berlin. Ces académies s'ad-
joignent des associés et des correspondans étrangers ; l'auteur a donc
pensé que l'Académie de Paris pour les savans étrangers à la France , la
Société royale de Londres pour les savans étrangers à l'Angleterre, et
l'Académie de Berlin pour les savans étrangers à l'Allemagne, devaient
être considérées comme les juges naturels du mérite scientifique des
724 REVUE DES DEUX MONDES.
hommes qu'elles honorent de leur choix. Sans doute ces académies ne
sont pas infaillibles. Des savans d'un mérite reconnu ne figurent pas
sur les listes des membres étrangers de telle ou telle académie, d'autres
sont morts avant d'avoir pu se faire connaître suffisamment; mais en
fait le choix tombe toujours sur des hommes éminens sans acception de
nationalité. Souvent inconnus personnellement de l'académie qui les
désigne et vivant loin des savans qui les élisent, ils n'ont d'autres titres
à leurs suffrages que leurs travaux et leurs découvertes. Le jugement
de ces trois académies est considéré par tout le monde comme la con-
sécration définitive d'une renommée scientifique.
La Société royale de Londres nomme cinquante membres étrangers pris
dans toutes les sciences, en dehors de l'empire britannique. L'Académie
des Sciences de Paris n'a que huit associes étrangers et cent correspon-
dans, parmi lesquels on compte toujours de quarante à soixante-dix
étrangers. L'Académie des sciences de Berlin s'adjoint : 1" seize mem-
bres étrangers, parmi lesquels figurent des Allemands; 2° des membres
honoraires, allemands ou autres; 3° des correspondans allemands ou
autres dont le maximum est de cent pour les sciences mathématiques,
physiques et naturelles. En analysant et discutant les choix faits par ces
trois corps savans, M. de Candolle a pu résoudre les problèmes qu'il
s'est proposés, non par des appréciations personnelles plus ou moins
arbitraires, mais par les résultats mêmes d'une statistique fondée sur des
données numériques irrécusables.
Examinons d'abord les choix de l'Académie des Sciences de Paris
parmi les savans étrangers à la France de 1666 à 1872, période pen-
dant laquelle elle a toujours compté huit associés étrangers. M. de
Candolle commence par donner la liste complète des 94 associés étran-
gers nommés par l'Académie, soit 52 de 1666 à 1800, et 42 dans le
siècle actuel. Cette glorieuse énumération s'ouvre par le nom d'Huyghens
et se termine par celui d'Agassiz; elle comprend tous les grands noms
qui ont honoré les sciences positives depuis deux siècles et témoigne
hautement de la parfaite impartialité et de la profonde compétence qui
président à ces choix. En limitant le nombre des associés étrangers à huit,
nombre suffisant peut-être pendant le siècle dernier, l'Académie des
Sciences de Paris s'est condamnée, depuis que les sciences comptent un
plus grand nombre de représentans, à omettre SLir cette liste bien des
noms qui auraient mérité d'y figurer. Aussi l'auteur a-t-il complété ce
tableau par celui des correspondans étrangers de l'Académie en 1750, en
1789, en 1829 et en 1869. Ces listes contiennent 212 noms distribués
suivant les pays auxquels ces savans appartiennent.
Pour la Société royale de Londres, le dépouillement était plus labo-
rieux. Dans l'origine, elle s'adjoignait des littérateurs, des grands sei-
gneurs, des hommes aujourd'hui inconnus, qui n'avaient d'autres titres
REVUE. — CHRONIQUE. 725
que celui d'amis des sciences ou des sociétés savantes : M. de CandoUe
les a justement éliminés; mais depuis le commencement du siècle l'usage
s'est établi de choisir uniquement des savans et de limiter leur nombre
à 50. Après les épurations nécessaires, la liste totale des correspondans
de la Société royale s'élève à 235 noms. Pour l'académie de Berlin, les
difficultés étaient encore plus grandes. Admettant des Allemands parmi
ses membres étrangers, il est évident qu'elle était plus portée à choisir
un Bavarois, un Hanovrien, un Wurtembergeois ou un Badois, écrivant
en allemand et connu personnellement d'un grand nombre de membres,
qu'un Anglais, un Français ou un Italien. M. de Candolle a pris le parti
d'éliminer de ces listes les savans des diverses contrées appartenant à
l'ancienne confédération germanique et de limiter sa liste aux savans
réellement étrangers à l'Allemagne, Les quatre listes, pour les années
1750, 1789, 18^9 et 1869, ainsi épurées, contiennent 195 noms.
La statistique serait une science stérile, si elle se bornait à enregistrer
des résultats numériques sans les discuter, sans remonter aux causes
qui les ont produits. Nous allons donc étudier avec l'auteur l'ensemble
des circonstances qui ont favorisé ou entravé l'apparition de savans il-
lustres dans les divers pays. L'auteur se demande d'abord de quelle
classe de la société sont sortis la plupart de ces savans. La réponse est
dans les tableaux qu'il a dressés. Commençant sa recherche par les
92 associés étrangers de l'Institut depuis 1666, sur lesquels les rensei-
gnemens étaient suffîsans, il trouve que 37 appartenaient à la noblesse,
à des familles riches ou aristocratiques d'anciennes villes libres, telles
que Genève, Francfort ou Hambourg; /|9 sont sortis de la classe moyenne,
6 seulement de la classe des ouvriers ou des cultivateurs. Ainsi c'est
la classe moyenne qui en résumé a produit le plus de savans émi-
nens. Citons quelques exemples : Huyghens, Cassini, Newton, Cavendish,
Volta, de Hiimboldt, appartenaient à la classe noble ou riche; Leibniz,
les Bernoulli, Lagrange, Herschel, Berzelius, Robert Brown, sont sortis
de la classe moyenne; Davy, Faraday, Gauss, avaient des parens pau-
vres. Ces résultats ne s'appliquent qu'aux étrangers; pour savoir s'ils
sont identiques pour la France, M. de Candolle a dressé la liste des sa-
vans français qui, étant à la fois membres de la Société royale de Lon-
dres et de l'académie de Berlin, forment l'équivalent des associés étran-
gers de l'Institut. Sur 36 d'entre eux, 10 sont issus de familles nobles
ou riches, 17 de la classe moyenne, 9 de la classe des ouvriers ou des
cultivateurs, résultat qui confirme le premier. Toutefois c'est en France,
— et ce fait est d'un heureux augure pour l'avenir, — que le nombre
relatif de savans issus de parens pauvres est le plus considérable. C'est
d'autant plus étonnant qu'il ne faut jamais oublier, en compulsant ces
statistiques, que les travaux scientifiques ne sont nullement rémunéra-
teurs, nécessitent au contraire des dépenses, exigent de la patience, de
726 REVUE DES DEUX MONDES.
la persévérance et de l'abnégation, car ils sont incompatibles avec les
plaisirs du monde, les devoirs d'une profession ou les visées absorbantes
de l'ambition. La satisfaction d'avoir découvert une vérité nouvelle, l'es-
time de quelques juges compétens disséminés à la surface de l'Europe
et des distinctions honorifiques ignorées du public, sont la seule récom-
pense de tant d'efforts. On comprend dès lors combien il est difficile à
l'homme sans fortune, sans appui, sans position, de pouvoir se consa-
crer à un labeur continu n'offrant aucune des compensations que la so-
ciété accorde généreusement à des travaux plus faciles et en définitive
moins utiles. Aussi ne saurait-on avoir trop d'admiration pour ces
hommes qui, partis des rangs les plus humbles de la société, se sont
élevés par leur seul mérite aux premiers rangs de l'élite intellectuelle
de la nation. Les noms de d'Alembert, Franklin, Davy, Gauss et Fara-
day seront toujours un encouragement puissant pour ceux que la des-
tinée semble avoir condamnés d'avance à travailler pour vivre au lieu
de travailler pour agrandir le domaine de l'intelligence.
Un Anglais, M. Galton, a publié récemment un livre intitulé Heredi-
tary genius, dans lequel il cherche à démontrer que les facultés intel-
lectuelles sont héréditaires comme les aptitudes physiques. 11 cite un
certain nombre d'exemples; M. de CandoUe en ajoute d'autres, mais l'en-
semble ne confirme pas les déductions trop absolues de l'auteur anglais..
Parmi les 94 associés étrangers de l'Académie des Sciences de Paris,
trois seulement ont eu des fils élevés à la même dignité : Daniel Ber-
nouUi et Jean II Bernoulli, associés étrangers comme leur père Jean
Bernoulli, — Albert Euler comme son père Léonard, — John Herschel
comme son père William. On connaît aussi, en dehors des associés, des
savans très éminens dont les pères l'étaient également : tels sont Théo-
dore de Saussure, chimiste, fils du géologue, — Henri Gassini, bota-
niste, fils de Jacques-Dominique, astronome, — Adolphe Brongniart,
botaniste, fils d'un géologue éminent, — Adrien de Jussieu, botaniste,
fils d'Antoine-Laurent, — OUo Struve, astronome, fils de Guillaume
Struve, — enfin l'auteur même du livre que nous analysons, Alphonse
de Candolle, botaniste éminent, fils d'Augustin-Pyrame de Candolle, as-
socié de toutes les grandes académies de l'Europe. Cependant en réalité
on ne constate pas que les savans illustres soient issus plus particulière-
ment de pères voués à la culture des sciences, tels que des professeurs,
des médecins ou des ingénieurs. C'est parmi les mathématiciens que
l'hérédité semble jouer le plus grand rôle. Il suffit de citer la dynastie
des huit Bernoulli, Albert Euler, fils de Léonard, Clairaut, fils d'un pro-
fesseur de mathématiques; c'est aussi chez eux que l'aptitude se révèle
le plus tôt : Pascal, Clairaut, Gauss, Jacques, Jean et Daniel Bernoulli,
étaient déjà des géomètres à un âge où les individus les mieux doués
en sont encore à l'étude des élémens.
REVUE. — CHRONIQUE. 727
Quelle est sur l'évolution des savans éminens l'influence de la reli-
gion? Revenons à la liste des Qh associés étrangers de l'Académie des
Sciences de Paris depuis 16G6 jusqu'en 1872. La population relative sur
laquelle l'Académie avait à choisir est en Europe de 107 millions de
catholiques et de 68 millions de protestans. Or, sur la liste de 89 asso-
ciés dont la religion est connue, il y a 73 protestans et 16 catholiques;
les autres étaient probablement Israélites. Les associés étrangers actuels,
MM. Owen, Ehrenberg, Liebig, Wœhler, de La Rive, Kummer, Airy et
Agassiz, appartiennent tous au culte évangélique. — Mais, dira-t-on,
un grand nombre de savans, étant Français, appartiennent en majorité
à la religion catholique, et le résultat serait peut-être tout différent si
l'on prenait les listes des membres étrangers de la Société royale de
Londres, où les Français figurent pour une si grande part. Examinons
ces listes. Dans celles de 1829 et de 1869, le nombre des protestans est
à peu près égal à celui des catholiques. Or, en dehors des îles britan-
niques, il y a l/iO millions de catholiques et hh millions de protestans;
ceux-ci ont donc fourni relativement trois fois plus de membres étran-
gers à la Société royale que les catholiques. Enfin, sur la liste des asso-
ciés étrangers de l'Académie de Paris, on ne trouve pas un seul catho-
lique anglais, irlandais, suisse ou autrichien, et peu de catholiques
allemands.
Autre résultat statistique des plus remarquables : si l'on recherche
quelle était la profession des pères des savans illustres, on trouve que
la profession qui l'emporte sur toutes les autres est celle de pasteur pro-
testant. Voici une liste de vingt-deux noms dans laquelle les quatorze
premiers sont ceux d'associés étrangers de l'Institut de France, et ceux
qui portent les sept autres étaient dignes de l'être ou le seront peut-être
un jour. Ce sont : Bœrhave, Wargentin, Hartscecker, Euler, Camper,
Linné, Blumenbach , Olbers, Wolla?ton, Jenner, Mitscherlich, Robert
Brown, Berzelius, Agassiz, John Wallis, Fabricius, Arthur Young, Encke,
Oswald Heer, Bernhard Studer et Clausius. Ces savans appartiennent à
l'Angleterre, à l'Allemagne, à la Suède, à la Hollande et à la Suisse. Or
dans ces pays le pasteur protestant est un homme instruit qui a fait ses
études à l'université, où il a suivi le plus souvent d'autres cours concur-
remment avec ceux de théologie; il habite généralement la campagne,
ses occupations lui permettent de donner beaucoup de temps à l'éduca-
tion de son fils. En présence de la nature, il lui apprend à l'aimer, à
l'observer; il lui communique les connaissances qu'il a lui-même ac-
quises dans sa jeunesse. L'enfant est élevé dans la pensée que le travail
est un devoir, la vraie destinée de l'homme sur la terre; il prend le goût
des plaisirs simples, des jouissances de l'esprit. La considération dont
5es parens sont entourés lui inspire des sentimens d'honneur et de mo-
ralité. Il est élevé au sein d'une église où le libre examen a remplacé
728 REVUE DES DEDX MONDES.
l'autorité; de bonne heure on lui apprend à ne croire personne sur pa-
role et à rejeter ce qui est contraire aux lois immuables de la nature.
Ainsi préparé, le jeune homme se rend à l'université. Là, toutes les
sciences sont enseignées; il assiste à des cours divers, comprenant l'en-
semble des connaissances humaines; sa vocation se révèle, et, entré
souvent à l'université pour devenir ministre du saint Évangile comme
son père, il en sort philologue, mathématicien, physicien, chimiste ou
naturaliste. Telles sont les circonstances qui nous expliquent pourquoi
tant de savans hors ligne sont nés dans les presbytères évangéliques de
l'Europe protestante. Si les prêtres catholiques n'étaient pas condamnés
au célibat, et s'ils faisaient les mêmes études que les ministres protes-
tans, je ne doute pas qu'il ne sortît également des cures catholiques un
nombre très notable de savans illustres.
M. de Gandolle a mis en lumière un autre fait bien consolant pour
la France, et bien propre à faire réfléchir ces hommes qui semblent
animés encore de l'esprit d'intolérance qui a été déjà si funeste à notre
pays. L'auteur a recherché quels étaient, parmi les savans illustres nés
en Suisse et en Hollande, ceux qui étaient des descendans de réfugiés
français expulsés ou émigrés pour cause de religion , avant et après la
révocation de l'édit de Nantes. Le nombre approximatif de ces réfugiés
s'élève à 500,000 âmes. Voici les noms que la France peut réclamer;
la plupart d'entre eux ont été de nouveau naturalisés par la science
lorsque l'Institut les a nommés correspondans ou associés étrangers;
ces noms sont connus de tous les hommes qui ont quelque teinture des
sciences physiques et naturelles. Ce sont Jean et Gaspard Bauhin , bo-
tanistes, Jean et Abraham Trembley, le premier mathématicien, le se-
cond naturaliste, Tronchin, médecin , Horace-Bénédict de Saussure, géo-
logue, et Théodore de Saussure, chimiste, Charles Bonnet, naturaliste,
Senebrier, naturaliste, Simon Lhuilier, mathématicien, Pierre Prévost,
physicien, Augustin et Alphonse de Candolle, botanistes, Tissot, médecin,
Lesage, mathématicien, Jalabert, physicien, Louis Bertrand, mathé-
maticien, André Mallet, astronome, Maunoir, chirurgien, Marignac,
chimiste, Emile Plantamour, astronome , Jean de Charpentier, Agassiz
et Desor, naturalistes. Ainsi les édits d'intolérance n'ont pas seulement
ruiné le commerce et l'industrie de la France, ils lui ont encore enlevé
des hommes qui par leurs découvertes auraient contribué à sa gloire et
à sa prospérité.
Puisque nous traitons des rapports de la religion avec les sciences,
examinons la part que les ecclésiastiques catholiques peuvent réclamer
dans le progrès de nos connaissances. Jusqu'à la fin du siècle dernier,
on remarquait sur les hstes de correspondans ou associés d'académies
des abbés, des jésuites, des minimes : en Italie, Bianchini, Carcani,
Jacquier, Toaldo, de La Torre, Blanchi, — à Raguse, le jésuite Boscovich,
REVUE. — CHRONIQUE. 729
— en France , les abbés de La Chapelle, Jean Picard, Duhamel, le père
Cotte, l'abbé Bossut, Lacaille, du Gua, l'abbé Nollet, l'abbé Rozier et le
père Outhier, compagnon de Maupertuis en Laponie. L'abbé Haûy, qui
vivait encore au commencement de ce siècle, est le dernier prêtre fran-
çais qui se soit fait un grand nom dans les sciences positives. Le père
Secchi, à Rome, est aujourd'hui le seul que l'on puisse citer. Pour ex-
pliquer cet arrêt subit, deux hypothèses se présentent : ou le clergé
catholique français est devenu indifférent aux sciences physiques et na-
turelles, ou bien les changemens qui se sont accomplis dans la consti-
tution du clergé n'ont pas été favorables aux travaux scientifiques. L'es-
prit du clergé a changé : celui qui comptait dans ses rangs les abbés
Condillac, Raynal et Grégoire était sinon philosophe, du moins gallican.
11 y avait de plus des abbés pourvus de bénéfices, libres de l'emploi de
leur temps, des religieux autorisés par leurs supérieurs à consacrer
leur vie à l'étude. Aujourd'hui les prêtres comme les pasteurs remplis-
sent des devoirs professionnels qui absorbent tous leurs momens et les
empêchent d'acquérir les connaissances et de se livrer aux travaux né-
cessaires pour faire avancer une science déterminée. Le père Secchi, qui
est correspondant de l'Institut, et le pasteur norvégien Sars, qui aurait
dû l'être, sont les seuls ecclésiastiques qui se sont illustrées, le premier
dans l'astronomie, le second dans la zoologie. Du reste je dirai avec M. de
Candolle : « L'expérience va se faire. On aura bientôt la contre-épreuve
des faits observés. Depuis quarante ans, la France est redevenue très
catholique et plus romaine que jamais. Les ordres religieux ont reparu,
les fondations ecclésiastiques se sont multipliées, les familles riches ont
des abbés pour précepteurs et pour conseils, les collèges catholiques
sont nombreux. Si l'église est aussi favorable aux sciences que dans le
XVII® et le xviii^ siècle, on verra de nouveau les portes de l'Académie
s'ouvrir à des ecclésiastiques, et plusieurs d'entre eux se distingueront
assez pour être nommés correspondans des grandes associations scien-
tifiques des autres pays. Dans quelques années, on saura bien à quoi
s'en tenir à cet égard. »
Examinons maintenant avec l'auteur l'influence des nationalités. Re-
venant à la liste des 94 associés étrangers de l'Académie des Sciences
de Paris, il les classe par nations en étudiant séparément la période
comprise entre 1666 et 1799 et celle de 1800 à 1872. Deux choses frap-
pent au premier coup d'oeil dans ces tableaux. D'abord on constate que
la population est un élément très secondaire dans la production de sa-
vans éminens. Ainsi la Russie et l'Espagne ne comptent aucun repré-
sentant sur cette liste. Les États-Unis n'en ont que 2, tandis que la
Hollande en a 6, la Suède h et la Suisse 12. Ensuite, en comparant les
deux périodes, on voit que l'Angleterre est restée à peu près au même
niveau, tandis que l'Allemagne a augmenté notablement d'importance
au détriment de la Hollande, de la Suisse et de l'Italie. Ainsi dans le
730 REVUE DES DEUX MONDES.
xviii« siècle l'ancienne confédération germanique n'était représentée que
par 6 associés étrangers; dans le siècle présent, elle en compte 17.
D'une manière générale, ce sont les petits pays qui relativement ont été
les plus féconds, et parmi eux la Suisse protestante a toujours été au
premier rang : elle le doit principalement aux descendans des réfugiés
français qu'elle avait accueillis après les persécutions religieuses du
xvi^ siècle et la révocation de l'édit de Nantes, qui en a été le complé-
ment. Demandons encore à la statistique quel rôle notre pays a joué
dans les sciences, en comptant le nombre de nos compatriotes qui ont
été membres étrangers de la Société royale de Londres. De 1750 à 1830,
le nombre des savans français est descendu de 34 à 18; cependant nous
étions toujours en tête de la liste; mais aujourd'hui il y a 22 Allemands
et 16 Français. L'académie de Berlin au contraire compte aujourd'hui
parmi ses associés plus de Français que de savans d'autres nations :
leur nombre était de 18 en 1750, il est aujourd'hui de 25. D'après ces
deux statistiques, il est consolant de penser que nous avons gardé notre
rang ; mais nous sommes stationnaires, tandis que l'Allemagne a pro-
gressé. Rien ne saurait donner une idée plus favorable de l'intelligence
propre à notre nation; pourtant c'est un avertissement sérieux pour
les savans français et pour ceux dont le devoir est de seconder leurs
travaux. Quand on voit combien peu les gouvernemeiis qui se sont
succédé en France depuis le commencement du siècle se sont préoc-
cupés du progrès scientifique, on est en droit d'affirmer que les efforts
individuels ont tout fait. Sans être taxé de partialité, il est permis de
dire que la restauration n'était guère favorable à la science; la monar-
chie de Louis-Philippe fut bienveillante, mais inerte; le second empire
indifférent et secrètement hostile. Espérons que la troisième république
imitera son aînée, qui au milieu des plus terribles convulsions a fondé
des institutions qui durent encore.
Nous ne saurions suivre M. de CandoUe dans la discussion approfon-
die à laquelle il soumet les causes et les influences qui dans chaque
pays ont favorisé ou arrêté l'évolution des sciences physiques et natu-
relles. Il dresse même une liste de ces conditions, résultat final de ses
études statistiques. J'ose en recommander la lecture au ministre de
l'instruction publique et à ses conseillers. S'il n'est pas en son pouvoir
de les réaliser toutes, il en est qui dépendent directement ou indirecte-
ment de lui ; ce sont : 1° une instruction primaire et surtout moyenne
et supérieure bien organisée, indépendante des partis politiques ou reli-
gieux, tendant à provoquer les recherches et à favoriser les jeunes gens
et les professeurs dévoués à la science, — 2° des moyens matériels abon-
dans et bien organisés pour les divers travaux scientifiqnes, — bibliothè-
ques, observatoires, laboratoires, collections, — 3" la liberté d'énoncer
et de publier toute opinion au moins sur des sujets scientifiques sans
éprouver des inconvéniens d'une certaine gravité, — /i* l'emploi habi-
REVUE. — CHRONIQUE. 7S1
tuel de l'une des trois langues principales, — l'anglais, Tallemand et le
français, — la connaissance de ces langues assez répandue dans les
classes instruites.
A la lumière d'une statistique raisonnée, il est facile de préjuger que
c'est l'Angleterre et l'Italie qui se trouvent à cette heure dans les con-
ditions les plus favorables pour produire des savans progressifs. On peut
déjà constater chez ces deux peuples un mouvement qui commence à
s'accentuer. Quant à l'Allemagne et à la France, qui réunissent tant
d'élémens féconds, elles ont chacune à vaincre les deux plus grands
obstacles qui s'opposent au progrès scientifique, l'Allemagne le milita-
risme, et la France l'ultramontanisme.
Le livre de M. de Candolle renferme encore plusieurs études afférentes
à l'histoire de la science et des savans : des réflexions sur l'esprit d'ob-
servation et d'enseignement dans les écoles, — l'avantage pour la science
d'une langue dominante et la part d'influence de l'hérédité, — la varia-
bilité et la sélection dans le développement de l'espèce humaine. Appli-
quant à l'homme les principes que Wallace et Darwin ont introduits
dans les sciences naturelles, il montre quelle sera l'influence de la sé-
lection sur les nations, les classes et les individus, en prouvant par les
exemples de l'histoire comment cette force agit chez les sauvages, les
barbares et les peuples civilisés. Ce chapitre du livre fait connaître les
lois qui président à l'évolution des races et des nations comme à celle
des êtres organisés. C'est un chapitre de physique sociale que personne
ne lira sans profit; il démontre la profonde ignorance de ceux qui
condamnent, sans les connaître ou sans les comprendre, les nouvelles
idées nées dans la libre Angleterre et appelées à transformer un jour
les sciences naturelles. Il ne manque à ces idées que la consécration du
temps, qui marche, et de l'expérience, qui se fait en dépit de toutes les
résistances aveugles ou intéressées. Enfin les philosophes et les légis-
lateurs méditeront les réflexions de l'auteur sur l'antagonisme apparent
de la statistique et du libre arbitre, et les physiologistes un résumé des
idées actuelles sur les transformations du mouvement dans les êtres or-
ganisés. CH. MARTINS.
L'ÉVÊQDE BERKELEY.
The Works of G. Berkeley... (OEuvres de George Berkeley, évéque de Cloyne, contenant plusieurs
de ses écrits inédits jusqu'à ce jour, avec la vie et la correspondance de l'auteur et un
exposé de sa philosoplde), par M. Alex. Campbell Fraser. Oxford 1871; 4 vol. in-S".
La publication du Berkeley de M. Fraser mérite de ne point passer
inaperçue, car notre situation philosophique prête à une comparaison
instructive avec l'état des esprits au début du xvin'^ siècle. Aujourd'hui
comme il y a cent cinquante ans, tous les efforts de la pensée philoso-
phique paraissent se concentrer sur un point unique, la distinction du
732 REVUE DES DEUX MONDES.
moi et de ce qu'on appelle l'univers matériel; bon gré, mal gré, les
maîtres des diverses écoles se voient ramenés à ce problème , et par-
tout les esprits réfléchis, sentant que les principes de leur vie morale
sont en question , s'intéressent à la lutte et la jugent. Dès lors qui-
conque connaît le nom de Berkeley devine quel intérêt peut offrir une
étude des œuvres du champion de l'immatérialisme au xvni« siècle, com-
parées avec les écrits contemporains. Ceux qui l'ont lu s'étonnent que
notre siècle ait été, sur plusieurs points de la question, devancé et dé-
passé par le siècle dernier, et qu'il l'ignore. M. Fraser a voulu nous en
faire souvenir et rappeler à tous les penseurs qu'un jeune homme de
vingt-quatre ans publiait, vers 1709, des œuvres comme la Nouvelle
théorie de la vision et les Principes de la connaissance humaine, trop ou-
bliées des uns, trop peu mises à profit par les autres dans les discus-
sions actuelles.
L'édition de M. Fraser se divise naturellement en deux parties iné-
gales. La première, composée de trois volumes, renferme les écrits déjà
publiés; elle est consacrée successivement aux travaux du philosophe, du
moraliste, du politique et de l'économiste. La seconde partie occupe le
dernier volume; elle contient des œuvres inédites, comme le cahier de
notes où Berkeley consigna ses premières réflexions philosophiques et le
journal d'un voyage en Italie, ensuite une étude biographique dont les
élémens sont fournis par une correspondance médiocrement étendue,
mais remplie de traits caractéristiques. Un exposé de la philosophie de
Berkeley forme le couronnement logique de ce travail. L'ouvrage entier
aboutit einsi à un chapitre d'histoire de la philosophie ; la connaissance
de l'homme, de sa conduite et du caractère qui s'y peint vient nous
éclairer sur la vraie direction de sa pensée. « Il y a, dit M. Fraser, une
unité visible dans la vie de Berkeley; on peut la suivre dans sa biogra-
phie, dans ses pensées inédites, comme dans ses autres ouvrages. » Ces
mots sont une leçon. Jusqu'ici les historiens de la philosophie ne se sont
guère servis que d'une partie des monumens qui leur sont offerts : ils
ont trop agi en hommes qui voudraient étudier la vie intime d'un peuple
dans les documens officiels. Un système à leurs yeux n'était pas une
partie de la pensée d'un homme, c'était un ensemble d'écrits anonymes:
les renseignemens sur l'auteur étaient dédaignés, laissés de côté; les
systèmes défilaient sous nos yeux, froids et morts, semblables entre eux
comme des fantômes nés d'une même imagination. Hegel et M. Cousin
se sont-ils trompés en croyant qu'il y avait là une science à faire? La vie
intellectuelle d'un homme est un organisme, le plus complexe de tous,
le plus harmonieux, par suite le plus difficile à analyser; un système
philosophique n'est qu'une partie intégrante de ce tout indissoluble.
Qui sait ce que le caractère, l'éducation, la conversation, la lecture, tel
accident obscur de la vie physique ou morale, fournissent d'élémens à
la construction d'une philosophie? Qui comprendrait bien les Pensées
REVUE. — CHRONIQUE. 733
avant d'avoir lu la vie de Pascal? Pourtant on a trop souvent séparé la
pensée philosophique de la vie dont elle est un produit. C'est faire de la
physiologie sur des membres isolés et morts : la figure géométrique des
cellules, des veines et des nerfs paraît subsister; il n'y manque qu'une
chose, la circulation. C'est aussi ce qui manque à ces exposés de sys-
tèmes isolés de leurs auteurs, ce qu'on y cherche le plus, c'est ce qu'on
y trouve le moins, l'intention qui a dirigé le système, qui en a marqué
le but et tracé le plan. On reviendra de cette méthode incomplète.
Berkeley est un exemple de ces philosophes qui sont demeurés les
plus ignorés, et qui ont eu le plus à souffrir de leur obscurité. Tout le
mal qu'on a dit de Berkeley remplirait un in-folio. Philosophe, il fut
assez malmené par ses collègues. Baxter, un des premiers Écossais, a
détruit tout son système avec une réfutation qui tient dans trois lignes;
Th. Reid a montré en lui un sensualiste dangereux, le père de Hume,
père lui-même d'un monstre appelé nihilisme; Dugald Stewart, avec sa
terrible indulgence (une des formes du mépris de l'inférieur pour le su-
périeur), s'est chargé du dernier coup de pied, et d'un mot a mis à jour
le ressort secret de cette philosophie. « Descartes avait essayé de dé-
montrer l'existence de la matière, ne fallait-il pas que Berkeley essayât
de prouver le contraire? » Moraliste et philanthrope, il a été traité de
rêveur par ses compatriotes; M. Huxley, récemment encore, riait de
bon cœur des utopies de « l'apôtre de l'eau de goudron, » oubliant un
peu vite peut-être que les Anglais furent les complices, les instigateurs,
dix années durant, de l'engouement européen en faveur de la médica-
tion nouvelle. Du temps de Berkeley d'ailleurs, ses collègues de l'uni-
versité de Dublin n'y allaient pas par quatre chemins pour traduire leur
opinion au philosophe : ils lui riaient au nez en pleine rue. Si ce n'est
pas assez de ces témoignages pour écraser le pauvre évêque, on peut
consulter les gens de son pays natal; tous les paysans du comté de Kil-
kenny montrent au bord du Nore la maison où il est né, et où, disent-
ils, il enseigna sa philosophie aux enfans; le Berkeley de leur tradition
fut un affreux matérialiste, un maniaque qui faisait sauter ses élèves
à travers les bancs de la classe jusqu'à ce qu'ils fussent ensanglantés,
et leur expliquait ensuite comme quoi ce sang était leur âme, qu'une
fois leur sang écoulé ils mourraient sans espoir de ressusciter ni dans
cette vie ni dans une autre.
M. Fraser a placé en tête du dernier volume un portrait de Berkeley
qui prévient en faveur du philosophe : ce front large empreint de la sé-
rénité des grandes pensées, ces yeux calmes et profonds, à demi entou-
rés par des sourcils abondans, fortement arqués, cette bouche fine et
bienveillante, toute cette tête qui révèle une haute intelligence et une
bonté mêlée d'énergie nous inspire de la sympathie. Cette gravure
est la reproduction d'un magnifique portrait dû à Smibert, précieuse-
ment conservé à Yale-CoUege, en Amérique : souvenir touchant d'une
734 REVUE DES DEUX MONDES.
des plus nobles folies de Berkeley, son projet pour la civilisation des
sauvages du nouveau continent au moyen d'une grande école instituée
dans les Bermudes,
La lecture de la biographie du philosophe irlandais est indispensable
à une étude de ses œuvres; mais, s'il faut pénétrer dans le cœur de
Berkeley pour arriver à son esprit, c'est le plus agréable chemin comme
le plus sûr. Il s'était fait de l'amour de ses semblables une véritable
religion, et jamais amour ne fut moins contemplatif que le sien. 11 y a
de la grandeur dans les rêveries de cet utopiste qui pour son coup d'es-
sai voulut régénérer l'Angleterre par ses écrits, qui, homme mûr, es-
péra réaliser sur le sol de la jeune Amérique son idéal d'une société
fondée sur la religion, la morale et la science réunies, qui plus tard es-
saya de rendre à l'Irlande sa liberté, et ne réussit qu'à répandre autour
de lui l'instruction et presque le bien-être, qui mourut en croyant lé-
guer aux hommes le remède de tous les maux corporels, — toujours
plein de projets bienfaisans, toujours déçu, et toujours se rattachant à
un enthousiasme nouveau. L'expérience n'eut pas de prise sur une âme
si haute. JNon pas que l'énergie lui fît défaut pour se mesurer avec la
réalité. Ce fut lui qui en dix ans ne mit pas une fois les pieds à la cour,
où il avait ses entrées, parce qu'il n'avait rien à demander que pour lui-
même, et qui, le jour où il fallut obtenir du parlement le bill sur l'u-
niversité des Bermudes, alla trouver en particulier chacun des dépu-
tés, les persuada, et obtint l'unanimité des voix, au grand ébahissement
de Robert Walpole. C'est après tout sa gloire à lui d'avoir réussi dans
toutes les entreprises où suffisaient l'amour du bien et l'art d'enflammer
les hommes pour leur devoir. Un soir, à Londres, il parla dans une
réunion aristocratique, au club Scriblerus, de ses projets sur l'Améri-
que; au bout d'une heure, les assistans se levaient en criant : « Partons
avec lui, tous, à l'instant! » En Irlande, le jour où Charles-Edouard dé-
barqua en prétendant, une lettre de Berkeley aux catholiques de Cloyne,
répandue dans tout le pays, apaisa les esprits, et arrêta la propagation
de la révolte. Attaché au dogme protestant, il est, par cette fidélité à ses
premières croyances, un véritable Anglais, à la façon de ces philosophes
de nos jours toujours prêts, comme Hamilton, à signer un traité de paix
entre la science et la religion. Toutefois en même temps qu'il refusait
de « laisser réduire la religion à un système de morale, » il savait être
l'homme le plus tolérant de son époque : à Rhode-Island, en Amérique,
toutes les sectes accouraient à ses sermons; en Irlande, il proposa dans
un écrit intitulé Un mot aux gens sages la formation d'une ligue contre
l'ignorance, où il fît entrer les prêtres catholiques. Heureux des con-
versions des dissidens, il ne voulait les provoquer que par ses procédés
bienveillans et en les attirant dans les écoles. Dans des articles de jour-
naux, il réclamait pour les catholiques irlandais la plus complète éga-
lité civile et politique avec les protestans. « C'est une folie^ disait-il, de
REVUE. — CHRONIQUE. 735
séparer ces deux peuples, et de croire qu'on peut faire le bonheur de
l'un aux dépens de l'autre. » — Cet ami de tous les hommes fut le plus
admirable des pères : il fit lui-même l'éducation de ses fils, de sa fille,
voulant « les garder purs de tout contact de mains mercenaires. »
Tels sont les traits essentiels dont l'étude peut jeter quelque jour sur
un système trop délaissé. La noblesse de ce cœur nous fait comprendre
les tendances pratiques de toute sa vie, et pressentir celles de sa philo-
sophie. D'autre part, son attachement à la religion atteste l'influence
puissante de l'éducation sur cet esprit si épris du vrai. — Tel est évi-
demment le point de vue où se place M. Fraser. De là, le système se
déroule à nos yeux avec unité, parce qu'il se dirige d'ensemble vers
un but unique, sous l'action d'une seule pensée, qui en éclaire les
parties solides et en met en relief les défauts essentiels. — On ne s'é-
tonne plus du caractère d'ambiguïté de cette philosophie; sensualiste
par éducation, Berkeley fut idéaliste par nature. Disciple de Locke, il
devait tenir toujours par quelques liens à cette philosophie de sa pre-
mière jeunesse; mais son esprit généreux s'effrayait des conséquences
désespérantes du matérialisme, et le grand travail de sa vie fut de réta-
blir la morale sur les bases de la foi en une providence distributrice des
récompenses et des peines. Aussi sa philosophie est-elle comme un effort
puissant du sensualisme pour s'élever à une preuve de l'existence de
Dieu. — Il redoute tellement la matière qu'il repousse l'existence de la
substance matérielle en soi, en vertu de ce principe, que Hegel n'eût
pas dédaigné : « ce qui est inintelligible est impossible, et n'existe pas
pour nous. » Par une analyse admirable de la perception, il réduit la
matière au phénomène, et établit que, pour le phénomène, être, c'est
être perçu. Une série de phénomènes, dont la production ni l'enchaîne-
ment ne dépendent de nous, voilà le monde. Cet enchaînement, appelé
hors de nous système des lois de la nature, se réfléchit en nous et y
crée les lois de l'association. Grâce à ces lois, chaque phénomène est
relié à tous ceux de la série indéfinie qui constitue la nature physique ,
c'est-à-dire que chaque sensation tient à toutes celles qui l'ont précédée
ou doivent la suivre; ainsi le monde nous est, à chaque instant, re-
présenté tout entier par la sensation actuelle, et notre âme est sans
cesse le miroir de ce qu'on appelle univers physique. On voit que
sur quelques points Leibniz, vieillissant, eût appris peu de chose au
jeune agrégé de Trinity-Collegè qui consignait de telles pensées dans
ses notes entre sa dix-huitième et sa vingt-quatrième année. — Chaque
phénomène prend parr là même une signification que nous interprétons,
qui nous dévoile un coin de l'avenir, et sur laquelle nous réglons notre
conduite. Quelle est donc la puissance qui dirige ainsi notre pensée et
notre volonté? Ces signes, nous ne leur donnons pas l'existence, nos
sensations viennent d'un autre que de nous ; elles viennent donc de
quelque inconnu. Cet inconnu, nous devons nous le représenter à l'image
736 REVUE DES DEUX MONDES.
du seul être capable de cre'er des signes, de les entendre, de s'en servir
pour communiquer avec d'autres êtres, à l'image de l'homme. Il est in-
telligent et prévoyant, il est tout-puissant sur nous, il est notre maître,
le maître, l'organisateur et le moteur du monde : il est Dieu, et l'uni-
vers est son langage. C'est sous l'œil de ce Dieu, toujours présent dans
chaque phénomène, que nous vivons; redoutons sa colère, et soyons
justes pour mériter son indulgence.
On voit par là si cette philosophie est philanthropique, si elle marche
d'ensemble vers un but pratique, trop pratique peut-être pour la ma-
jesté de ce Dieu, créé tout exprès pour donner au monde des sens quel-
que solidité ; trop pratique surtout pour la pureté de cette morale, im-
parfaitement dépouillée de tout principe d'intérêt. — On voit aussi que,
si Berkeley part d'une sorte de phénoménisme, c'est pour conclure en
plaçant toute réalité dans l'esprit, humain et divin. Sans doute, c'est
en qualité de sensiialiste qu'il a le plus agi sur son siècle : c'est qu'un
homme n'agit pas sur son temps par celles de ses idées qui lui sont
le plus chères, mais par celles qui conviennent le mieux au génie de
son temps. D'ailleurs on oublie trop l'influence idéaliste de Berkeley; il
est le premier peut-être qui se soit demandé ce que signifie le mot de
réalité, appliqué au monde matériel , et il a ainsi préparé la fameuse
distinction kantienne du subjectif et de l'objectif dans la connaissance.
— En somme, Berkeley est le moins sensualiste de tous ceux qui, éle-
vés dans le sensualisme, en sont sortis plus tard. Dès ses premiers
écrits, il ne pouvait admettre que notre foi à l'ordre de l'univers fût un
produit de l'expérience; il la faisait naître de la nature religieuse de
l'homme. Après quelques années de solitude, on ses tendances origi-
nales purent se développer, il exposait dans le plus personnel de ses ou-
vrages, le Siris, des idées d'un idéalisme élevé, de plus en plus dégagé
de toute préoccupation sensualiste.
Cette tendance domina en lui dans les derniers temps de sa vie; elle
donne un caractère de vraie grandeur à cette vieillesse calme dont on
ne voit pas approcher la fin dans ce simple récit sans une sorte de
serrement de cœur. De toute cette vie de travail et de bienfaisance, si
énergiquement persévérante et si doucement résignée, aussi bien que
de tous ces écrits inspirés par le plus noble désintéressement, ressort
une vérité qui les domine et les éclaire , et qui a été pour Berkeley le
mobile unique et l'unique consolation : il n'est pas un homme qui ne
tienne entre ses mains une parcelle du bonheur de ses semblables.
A. BURDEAU.
Le directeur-gérant, C. Buloz.
ETA HOLDENIS
I
QUATRIÈME PARTIE l).
\,
Il est difficile, madame, de faire un bon tableau; pourtant, quand
on s'y applique, on y parvient quelquefois. Il n'est pas moins dif-
ficile de sauver une femme qui se noie ; on s'en tire quand on est
bon nageur. On apprend à nager comme on apprend à peindre^,
mais il est un art qui ne se laisse ni apprendre, ni enseigner, parce
qu'il n'a point de règles certaines : on l'appelle l'art de vivre. Peut-
être avez-vous à ce sujet des lumières supérieures; je me suis con-
vaincu, quant à moi, par ma petite expérience, que vouloir calculer
et diriger les conjonctures de ce bas monde est une prétention aussi
vaine que celle des astrologues, et que les futuritions des sages
valent les prophéties des bohémiennes. On réussit-souvent en dépit
de tout et du bon sens, et souvent on échoue en ayant tout pour
soi ; tel homme se sauve par ce qui devait le perdre, tel autre se
perd par ce qui devait le sauver. N'attendons pas de la philosophie
qu'elle nous instruise à gouverner notre destinée ni celle des autres,
elle ne peut nous servir qu'à nous désintéresser de nos petites
affaires. Encore faut-il que la vieillesse lui vienne en aide! Voilà
notre sort, madame, ce qui ne m'empêche pas de compter ferme-
ment que nous mourrons centenaires, vous et m.oi, et que nous se-
rons jusqu'à la fin très sages et très heureux.
J'abandonne mes réflexions pour reprendre le fil de mon histoire.
jjnie ^Q Mauserre m'avait promis qu'elle ferait un effort sur son
(1; Voyez la Revue des 1" et 15 janvier, et du l" février.
TOME cm. — 15 FÉVRIER 1873. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
chagrin, qu'elle renoncerait dès le lendemain à sa migraine et à sa
réclusion. Cet effort lui parut trop grand, elle s'entêta malgré mes
conseils à faire la malade et à se cantonner dans sa chambre; elle
n'avait pas le courage, disait-elle, d'affronter certains regards où
elle croirait lire sa condamnation.
M™^ d'Arci, étant allée prendre de ses nouvelles, n'eut pas be-
soin de l'interroger longtemps pour savoir à peu près ce qui s'était
passé. Elle me rencontra une demi-heure après et me dit : — Eh
bien ! ce que vous redoutiez le plus est arrivé.
— Oui, lui dis-je; heureusement nous sommes sans reproche.
— Et maintenant qu'allons-nous faire?
— Une voie d'eau s'est déclarée; que chacun apporte son étoupe!
— Vous n^ voulez plus agir de concert avec nous?
— M. d'Arci, lai répondis-je, serait pour moi un allié compro-
mettant; nous chantons le même air, m.ais la chanson n'est pas la
même. Je vous rends votre liberté, chère madame; laissez-moi la
mienne.
Elle me quitta un peu étonnée de mes allures discrètes.
Quelques heures plus tard, M"^ Holdenis descendit sur la terrasse
avec son élève, qui était remise de son indisposition. Elle s'assit sur
un banc et la regarda sauter à la corde. M'"*" d'Arci, qui se prome-
nait au bras de son mari dans une autre partie du jardin, le quitta
pour aller droit à Meta et lui demanda la faveur d'un instant d'en-
tretien. — Chère petite, dit-elle à l'enfant, va jouer un peu plus
î^in; nous te rappellerons tout à l'heure.
— Il n'y a qu'une personne qui ait le droit de me commander,
repartit Lulu eu consultant le visage de sa gouvernante, dont les
yeux lui intimèrent l'ordre de s'éloigner. Elle obéit incontinent.
— Vous exercez sur cette petite fille un empire singulier, dit
M""^ d'Arci; vous la menez à la baguette.
— Je l'aime beaucoup, madame; c'est tout mon secret.
— Je suis persuadée, mademoiselle, que vous avez autant de
cœur que d'intelligence, et cela me décide à vous présenter une re-
quête en faisant appel à la délicatesse de vos sentimens. Vous pres-
sentez sans doute ce que je veux dire?
— Non, madame; mais je suis prête à vous entendre.
— ri y a ici près une femme qui est bien malheureuse ; vous êtes
la cause involontaire de ses souffrances. A tort ou à raison les atten-
tions que vous témoigne mon père lui ont inspiré quelque jalousie,
et, comme ses impressions sont très vives, elle a conçu des alarmes
qui sont exagérées, j'en suis sûre. Ne ferez- vous rien pour lui rendre
îe repos et le bonheur?
— Que puis-je faire, madame?
META HOLDENIS. 739
— Partir le plus tôt possible, en emportant notre estime et nos
regrets.
— M. de Mauserre vous a-t-il chargée de me signifier mon congé?
J'obéirais avec joie. Croyez qu'il me tarde d'avoir quitté les Char-
milles; j'y suis, moi aussi, bien malheureuse.
— Mon père ne m'a chargée de rien, mademoiselle.
— Allez le trouver, madame, et obtenez qu'il m'ordonne départir;
je vous en serai reconnaissante.
— Qu' est-il besoin, mademoiselle, d'attendre cet ordre? Votre
cœur ne vous en donne-t-il point?
— Si vous étiez mieux informée, madame, vous sauriez que dans
un moment où j'avais des dégoûts, comme je pensais à m'en aller,
M. de Mauserre m'a obligée de rester, en m'arrachant la promesse
d'attendre son consentement.
— Vous m'étonnez, mademoiselle. Une telle promesse est-elle
capable de vous retenir une heure de plus dans une maison où vous
avez, sans le vouloir, semé la zizanie, apporté le trouble et le cha-
grin?
— J'ai donné ma parole, et je ne me dégage pas ainsi de ma pa-
role.
— J'aurais cru, dit M'"® d'Arci en s' animant, que le devoir nous
commandait de sacrifier les petites obligations aux grandes.
— Peut-être n'avons-nous pas la même idée du devoir, répondit-
elle doucement. Vous avez votre conscience, j'ai la mienne.
— La vôtre est mystérieuse, mademoiselle; le désespoir de
M'"^ de Mauserre la laisse bien tranquille.
— Vous êtes téméraire dans vos jugemens, madame. Interrogez
M'"® de Mauserre; elle vous dira si je suis indifférente à ses peines,
et puisque vous semblez croire que je vous dois compte de ma con-
duite, c'est moi, madame, sachez-le bien, qui l'ai conjurée de sol-
liciter et d'obtenir mon renvoi.
— Vraiment, mademoiselle? Eh bien ! voulez- vous savoir ce que
j'aurais fait à votre place? Je me serais tue, et je serais partie.
— Ah ! madame, quoi que je fasse, je suis condamnée d'avance
dans votre esprit. La superbe justice de la comtesse d'Arci ne se
croit pas tenue d'être équitable pour une pauvre fille qui n'a rien et
qui n'est rien. Heureusement il y a là-haut un juge suprême qui re-
garde du même oeil les grands et les petits.
— Mais enfin, reprit avec vivacité M'"« d'Arci, que cette douceur
obstinée irritait de plus en plus, si M'"^ de Mauserre n'obtient pas
votre renvoi . . .
— Elle l'obtiendra, n'en doutez point, interrompit-elle avec un
demi-sourire. Daignez avoir un peu de patience; demain ou après-
7A0 REVUE DES DEUX MONDES.
demain je serai rentrée dans mon néant, et vous serez délivrée à ja-
mais de mon importune présence.
— Mais supposons, je vous prie, que M'""* de Mauserre, qui est
moins ingénieuse, moins persuasive que vous, mademoiselle, et
qui n'entend rien à l'art de gagner ses procès par d'adroites insi-
nuations; supposons, vous dis-je, qu'elle s'y prenne gauchement et
qu'elle essuie un refus; — puis-je savoir ce que vous ferez?
— J'interrogerai Dieu à genoux, et il me répondra, dit-elle en
levant les yeux au ciel.
M. d'Arci s'était rapproché peu à peu. Se mêlant tout à coup à
l'entretien : — Yotre Dieu, mademoiselle, s'écria-t-il, je le con-
nais : c'est le Dieu des intrigans et des cafards, et quand vous l'in-
terrogerez à genoux , ce Dieu très complaisant, il vous répondra :
« Ne t'en va pas , minette; il y a ici deux cent mille bonnes petites
livres de rente à gagner, que tu prendras un jour en pleurant, car
tu as la larme facile et il faut toujours pleurer en prenant. » Mor-
bleu! ne puis-je apercevoir sur cette terrasse un athée de bonne
foi, que j'aie le plaisir de l'embrasser sur les deux joues!
— Mon Dieu a horreur des blasphèmes, monsieur, répliqua-t-elîe
en se levant; mais il pardonne à ceux qui les profèrent quand ils
ne savent ce qu'ils font.
Gomme elle s'en allait, il la retint par le bras, il entendait vider
son dossier; mais en cet instant Lulu, qui s'était approchée d'un
fourré, poussa un cri. Sa gouvernante courut à elle. — Une vipère!
lui dit l'enfant toute pâle en reculant et lui montrant du doigt le
plus innocent des orvets.
— "Vous vous effrayez à tort, lui repartit Meta, qui la prit par la
main. Les vipères ont la tête plate et un air moins avenant.
— Défie-toi, Lulu, de l'histoire naturelle de ta gouvernante,
s'écria M. d'Arci. Je te montrerai des vipères qui n'ont point la tête
plate, et dont le regard est confît en douceur.
Meta l'interrompit par un gémissement; attachant sur lui ses
yeux pleins de larmes, elle lui dit : — Monsieur, quand je suis
seule, je me mets à votre merci ; mais, de grâce, ne m'insultez pas
en présence de cette enfant.
Et elle emmena Lulu, qui, la voyant pleurer, se retourna vers
M. d'Arci et le regarda de l'air farouche d'un Eliacin devant qui on
insulte Jéhovah. — Méchant, tu la fais pleurer, lui cria-t-elle, je
m'en plaindrai à quelqu'un.
Comme la veille, ni M"' Holdenis, ni M'"' de Mauserre ne paru-
rent au dhier, qui fut court et silencieux. En sortant de table, j'al-
lai courir la campagne. Résolu d'avoir le soir même avec Meta une
explication décisive, je me proposais de la relancer dans son impé-
META UOLDENIS. 741
nétrable nursery, dussé-je m'y introduire par la fenêtre; mais je
voulais attendre l'heure où Lulu s'endormait.
Le parc avait deux issues, l'une sur la grande route qui conduit
à Crémieu , l'autre sur un vallon sauvage dont la mélancolie et la
nudité rappelaient à M. de Mauserre certains sites de la campagne
de Rome. C'est dans cette solitude qu'il promenait le soir ses rê-
veries. Il traversait le parc dans sa longueur et s'échappait par une
petite porte à poulie que fermait un simple verrou. Aussi persé-
vérant que subtil, il avait, à force de soins, dressé son cheval à
pousser ce verrou; il était plus fier de ce résultat que d'avoir écrit
l'histoire de Florence. Du sentier que je suivais, je le vis s'achemi-
ner le long de l'avenue; absorbé dans ses pensées, il ne m'aperçut
point. Je le laissai prendre les devans, et, quand je sortis après lui
par la petite porte, il avait disparu.
Quelques instans plus tard, j'étais accroupi sur le talus d'un
fossé, au bord d'un chemin désert. A ma droite, je voyais se dé-
ployer l'immensité de la plaine dans le gris de la nuit, qui com-
mençait à s'épaissir. Une clarté rose répandue au couchant s'étei-
gnait de minute en minute. Quelques étoiles apparaissaient déjà,
et la terre se taisait pour écouter le silence du ciel. Pas d'autre
bruit que le chant d'un grillon et le cri d'une faux que repassait
une fois encore un faucheur attardé. En face de moi se dressait un
rocher creux, aux arêtes vives et couronné d'une touffe de char-
dons de Notre-Dame qui se profilaient sur l'horizon. A la lumière
douteuse du crépuscule , les objets les plus insignifians prennent
un sens et un air; ils ont des attitudes, des gestes. Ces chardons
étaient au fait de ce qui m'occupait, ils m'en disaient leur senti-
ment. La lune vint bientôt se mêler à notre conversation. Elle se
leva dans l'intervalle que laissaient entre elles deux montagnes; je
la vis poindre au bout d'une longue allée de saules, dont les bran-
ches se rejoignaient au-dessus d'elle en forme de dais. Je m'ima-
ginai qu'elle se détachait du ciel pour accourir à moi , et que les
saules frémissaient à son approche. C'est vous dire, madame, que
mon esprit n'était pas dans son assiette accoutumée; je n'ai pas
l'habitude de croire que la lune se dérange si facilement pour moi.
Je m'étendis sur le revers du fossé, et je fermai les yeux. Si quel-
qu'un passa sur le chemin, il dut me prendre pour un homme en-
dormi. Je ne dormais pas, je songeais à m'aftermir dans une ré-
solution dont je calculais les hasards. Je me redressai en disant
à je ne sais qui : — Au diable l'ergoteur! Il est certain que je suis
amoureux, et il est presque certain que je suis aimé.
Je venais de rentrer dans le parc par la petite porte; soudain
j'aperçus à quelque cent pas de moi une ombre qui se dirigeait ra-
752 REVUE DES DEUX MONDES.
pideinent de mon côté. Elle courait plutôt qu'elle ne marchait. Je
m'effaçai derrière un tronc d'arbre, et je la regardai s'approcher.
Je reconnus Meta. Elle était enveloppée d'un manteau brun dont
elle avait relevé le capuchon sur sa tête; elle portait un petit sac
de voyage à la main.
Comme elle allait me dépasser, je sortis précipitamment de mon
embuscade, et lui barrai le passage. Elle fit un geste d'effroi. — De
grâce, me dit-elle, ouvrez-moi le chemin.
— Où donc allez-vous à si grands pas?
— Droit devant moi. Je m'enfuis d'une maison où je suis mé-
connue, haïe, outragée. Vous ne savez pas ce qu'ils m'ont dit ce
matin. Que n'étiez-vous là! vous auriez aboyé avec la meute.
— Je ne vous ai jamais insultée, lai répliquai -je. Je vous ai gron-
dée, durement peut-être; n'en ai-je pas le droit, puisque en dépit
de ma raison, de mes soupçons, de mes justes colères, en dépit de
tout, j'ai la sottise de vous aimer encore?
Il lui échappa un soupir, ou, pour mieux dire, un cri mal étouffé.
— Ne vous jouez pas de moi, balbutia- 1- elle, et laissez -moi
partir.
— Je n'aurais garde. Je m'étais promis d'avoir dès ce soir une
explication avec vous. Grâce au hasard, qui me veut du bien, je
n'aurai pas besoin d'enfoncer votre porte ou votre fenêtre. Une seule
chose m'inquiète.
Elle me questionna du regard. — Pourquoi, lui dis-je, avez-vous
choisi ce chemin pour vous en aller?
— Parce que je pensais n'y rencontrer personne.
— Permettez , vous étiez à peu près sûre d'y rencontrer quel-
qu'un qui s'y promène tous les soirs à cheval.
— J'aurais bien su l'éviter, repartit-elle vivement.
— Je me plais à le croire; autrement vos aboyeurs vous accuse-
raient d'avoir voulu vous ménager une rentrée triomphale.
Elle se récria d'indignation : — Ne voyez-vous pas que vous
m'insultez, vous aussi?
— Étant jaloux, je suis soupçonneux. Et maintenant, continuez
votre promenade, si vous le voulez; je ne vous retiens plus, mais
je saurai ce que j'en dois penser.
Elle jeta son sac à terre avec violence, et se laissant tomber
sur un banc : — Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle, tout est donc im-
possible !
Je m'assis auprès d'elle, et je lui dis : — Il y a une chose pos-
sible et qui arrangerait tout; ce serait...
— Oh! parlez. Je suis si lasse de la vie que je mène depuis
quelques jours, que je vous promets de faire ce que vous me direz.
META HOLDEISIS. /iiS
— Eh ! parbleu, cette solution possible serait de nous épouser.
Elle eut un frisson; elle releva lentement la tête, me regarda
d'un air de stupeur. — Je donnerais beaucoup, dit-elle tout bas,
pour croire que vous me parlez sérieusement.
— Vous doutez toujours de mon sérieux, lui répondis-je en pas-
sant doucement mon bras autour de sa taille. Je ne sais pas prendre
le ton élégiaque ni des attitudes penchées; je ne suis pas né saule
pleureur. En revanche, je puis me rendre le témoignage que je n'ai
jamais trompé personne. Vous me connaissez; vous savez que je
.suis un naïf et que je n'ai qu'une parole. Ma conduite a été nette;
j'ai cru trouver du louche dans la vôtre, et j'avais juré de renoncer
à VOUS; mais depuis le jour où vous avez voulu me noyer au fond
d'un lac, que ma raison me le pardonne! je vous adore. La figure
que vous aviez en exécutant ce beau coup me hante, me poursuit,
je la revois en rêve. Vous n'avez pas réussi à mourir avec moi; re-
venons à notre premier plan, qui était le plus sensé, et vivons en-
semble en nous rendant l'un l'autre aussi heureux que «nous le
pourrons. Je vous ai dit naguère que je n'avais ja nais été amou-
reux que de Velasquez; je me rétracte, je vous aime autant que
lui, quoique d'une autre façon, puisque je n'ai jamais eu la moindre
envie de l'épouser. Mes explications manquent peut-être de clarté;
mon idée pourtant me paraît très claire. Vous serait-il possible, de
votre côté, non de m'adorer, — je ne suis pas si exigeant, — mais de
m'aimer un peu et de n'aimer personne plus que moi? Je vous de-
mande pour la dernière fois si vous consentez à devenir ma femme,
et je m'engage par la lune qui nous contemple à être un mari très
dévoué, très complaisant et très gentil. Sommes-nous d'accord? Qui
ne dit mot consent. Seulement je désire que cette afïliire soit réglée
dès ce soir; je n'entends pas vous laisser à vos hésitations, ni rester
vingt-quatre heures de plus dans les transes de mes perplexités.
Vous allez rentrer au château, où, après vous être consultée, vous
m'écrirez une lettre par laquelle vous me répondiez un oui aussi
net," aussi précis, aussi tendre que possible. Ne craignez pas d'exa-
gérer un peu vos sentimens, ni d'outrer vos expressions; je n'abu-
serai point de vos hyperboles, je ne suis pas un fat. Demain je me
présenterai chez M. de Mauserre votre lettre à la main, et je lui
dirai carrément ou rondement, comme il vous plaira : — M"^ Hol-
denis vous avait promis ds ne pas vous quitter, elle ne dispose plus
d'elle-même, elle appartient au quidam qui doit l'épouser, et ce
quidam, c'est moi; elle partira tantôt pour Genève, où elle attendra
le jour très prochain de notre mariage.
Je m'interrompis un instant, je prêtai l'oreille; je crus entendre
hennir un cheval. — Si vous n'aimez pas écrire, repris-je, tout à
754 REVUE DES DEUX MONDES.
l'heure quelqu'un passera ici, et nous lui expliquerons de vive
voix...
— Oh ! non, s'écria-t-elle, je ne veux pas le voir ni lui parler. 11
y a en lui je ne sais quoi qui m'impose et me fait peur. J'aime
mieux écrire. Dieu soit avec nous !
A ces mots, elle se leva en sursaut; puis, s'étant penchée vers moi
et de ses deux mains m'ayant fermé hermétiquement les deux yeux,
elle m'appliqua sur la bouche un long baiser qui me fit tourner la
tète comme une toupie de Nuremberg. Elle me permit de le savou-
rer, ce baiser; mais elle ne voulait pas que je le visse. Quand elle
eut retiré ses mains et que j'eus rouvert les yeux, il me sembla
qu'il y avait au ciel deux ou trois lunes, et qu'elles versaient sur
tous les arbres du parc une pluie d'argent qui tombait de branche
en branche et de feuille en feuille en grésillant.
Cependant elle avait ramassé son sac de maroquin et s'était en-
fuie d'un pied léger. Je m'élançai à sa poursuite. Au bout de dix
pas, je m'arrêtai, posant la main sur mon cœur, qui battait à tout
rompre. — Tony, me dis-je, ne faisons pas follement une chose
raisonnable.
J'étais mal remis de mon émotion quand je vis se dessiner près
de moi, sur le sable de l'allée, l'ombre d'un cheval et d'un cavalier.
Une voix me cria : — C'est vous, Tony? Je suis bien aise de vous
rencontrer; j'avais un mot à vous dire. Ce matin, on s'est permis
d'outrager indignement une personne que j'estime et à qui je dois
protection, car elle fait partie de ma maison. On a formé le projet,
paraît-il, de la chasser d'ici à force de mauvais procédés et de dé-
goûts. Soyez assez bon pour insinuer à l'inventeur de ce petit com-
plot qu'il joue gros jeu, et qu'il risque de me pousser à des résolu-
tions extrêmes, dont je serais peut-être le premier à me repentir.
Puis, sans attendre ma réplique, il piqua des deux, et l'épais-
seur d'une charmille le déroba bientôt à ma vue.
Dans le courant de la même soirée, M"« Holdenis se présentait
chez M™"^ de Mauserre. Trouvant le verrou tiré, elle frappa timide-
ment et murmura : — Ouvrez, madame, je vous en supplie; je
viens vous annoncer une bonne nouvelle.
La porte s'entre-bâilla. — Une bonne nouvelle ! répondit M'"<^ de
Mauserre, qui ne put se résoudre à prendre la main que lui tendait
Meta. Et c'est vous qui l'apportez?
— Que vous êtes pâle, madame ! et que votre visage fait peine à
voir! Tout à l'heure, quand vous m'aurez entendue, les roses vont
refleurir sur vos joues, et vous sourirez comme autrefois. Sachez
«îonc... Madame, je suis si troublée que je ne sais par où com-
mencer.
META HOLDENIS. 7/l5
Elle finit pourtant par trouver son commencement, et de fil en
aiguille elle raconta l'entretien qu'elle avait eu avec moi et nos
communes conclusions. M'"^ de Mauserre eut un saisissement de
joie, elle la pressa sur son cœur comme si elle eût voulu l'étouffer.
— Que je vous aime, ma chère! s'écriait-elle; vous le méritez bien,
d'abord parce que vous êtes un cœur honnête et franc comme l'or,,
mais surtout parce que vous aimez Tony, car vous l'aimez, n'est-ce
pas? et vous l'épouserez. Pourquoi m'en avoir fait un mystère?
— Excusez-moi, madame; j'avais peine à démêler mes propres
sentimens. J'étais hésitante, combattue, incertaine d'être aimée.
La première fois qu'il m'a dit : Youlez-vous être ma femme? il avait
le ton demi- badin, et il me parut qu'il se moquait de moi. Un jour,
il m'a parlé si durement que j'ai cru qu'il me méprisait. Je doutais
de lui, aujourd'hui je ne doute presque plus. Adieu, madame; j'ai
voulu vous procurer une bonne nuit, et j'y ai réussi, je pense.
Elle se retirait; M"* de Mauserre la rappela. — Et cette lettre
qui doit tout sauver, tout réparer, l'avez-vous écrite?
— La pauvre tête que je suis! répondit-elle. Je viens de passer
une heure devant ma table, cherchant vainement à rassembler mes
idées, qui dansaient autour de moi comme des écoliers en révolte.
Au surplus, la main me tremblait si fort que ma pauvre lettre n'au-
rait pas été lisible. Il vaut mieux que je m'endorme sur mon émo-
tion; j'écrirai demain.
— Demain?
— Soyez sans crainte, il aura ma lettre avant midi.
— Non, ma chère. Il faut écrire dès ce soir ; demain n'est pas à
nous. Je vous aiderai, on se tire quelquefois d'affaire avec un peu
de secours, et, si la main vous tremble, je vous servirai de secré-
taire ; vous n'aurez que la peine de recopier.
Aussitôt, malgré les protestations et les résistances de Meta, elle
apporta sur la table un encrier, une plume, un buvard d'où elle
tira un cahier de papier rose. — Voyez comme ce papier est joli!
disait-elle; il va nous inspirer, car il faut que notre épître soit
très amoureuse, n'est-il pas vrai?
— Il m'a recommandé de la faire aussi tendre que possible,
répondit Meta en souriant, et c'est là ce qui m'embarrasse ; je suis
si novice dans ce genre de littérature !
— Quand je vous dis que je vous aiderai! Je tiens la plume;
comment débuterons-nous? Je vais écrire : Tony, je vous adore.
— Ah ! madame, je vous prie, ménagez ma fierté, fit-elle en lui
retenant la main. Et puis vous l'appelez Tony, vous en avez le
droit ; c'est une liberté que je n'ai jamais prise avec lui...
— Et qu'il faut prendre aujourd'hui, répliqua M'"* de Mauserre.
7liG REVUE DES DEUX MONDES.
N'oubliez pas que la lettre que nous allons composer est ce qu'on
appelle en diplomatie une lettre ostensible.
Après bien des tergiversations et des discussions, cette malheu-
reuse minute se trouva rédigée tant bien que mal; elle était ainsi
conçue :
« Ce que la surprise et la joie m'ont empêché de vous dire, je
vous l'écris, Tony; mais pourquoi faut-il que j'écrive? Je croyais
vous avoir tout dit sans parler. Ai-je rêvé qu'un soir nous étions
ensemble, que le hennissement d'un cheval nous a fait tressaillir,
que je me suis dégagée de votre bras enlacé autour de ma taille,
et qu'avant de m'enfuir... Ce baiser, ïony, n'était-il pas une
réponse? Il vous en faut une autre; il est donc vrai que vous vous
défiez de moi! Soyez satisfait, cette lettre vous apprendra, si vous
l'ignorez, que je vous aime, que depuis longtemps mon cœur vous
appartient tout entier. Tony, je vous abandonne le soin de ma des-
tinée, je suis prête à vous suivre au bout du monde. Ne me trom-
pez pas, le jour où vous le voudrez, je serai votre femme. »
Après avoir tracé le dernier mot de ce brouillon, qu'elle relut à
haute voix : — C'est parfait, s'écria M"''= de Mauserre; il ne manque
plus que la date. Vite à l'ouvrage, ma belle ! voici du papier. La
main vous tremble-t-elle encore?
— Non, madame, répondit Meta, qui trempa résolument sa plume
dans l'écritoire.
— Permettez, reprit M™^ de Mauserre, j'oubliais que ce papier
est marqué à mon chiffre; si on s'en apercevait, on pourrait croire
que je suis pour quelque chose dans cette affaire, et que je vous ai
soufflé votre leçon... Vous écrirez chez vous tout à l'heure. Étes-
vous sûre de votre mémoire, ou voulez-vous emporter ce petit
chiffon rose ?
— C'est inutile, madame, lui repartit gaîment Meta. Je sais ma
romance sur le bout du doigt; désirez-vous que je vous la récite?
Et à ces mots, roulant le chiffon rose en papillote, elle se dispo-
sait à le brûler à la bougie. M'"* de Mauserre le lui arracha et le
serra dans son buvard. — Je crains toujours que vous ne vous ra-
visiez. Ce brouillon est un témoin, et j'entends le conserver jusqu'à
demain pour vous confondre , si votre copie n'était pas exacte; au
besoin, je le montrerais à Tony. Vous voilà tenue de le transcrire
bien fidèlement; vous me le jurez par toutes les larmes que vous
m'avez coûtées!
Là-dessus, elle lui prit et lui secoua les deux mains, et la mit à
la porte en s'écriant : — Ou je suis bien abusée, ou avant peu mon
malade sera guéri, et je serai la plus consolée des femmes.
META HOLDENIS. 747
XI.
Le lendemain fut im jour à grandes émotions, dont je n'aime
pas à me souvenir; heureusement il n'y en a pas beaucoup de
semblables dans ma vie. Je me réveillai dans les meilleures dispo-
sitions, voyant en beau l'avenir et les gens qui se marient, content
de moi, de ma conduite, de ma sagesse, de l'engagement que
j'avais pris. Loin de regretter ma douce liberté, je bénissais l'obli-
geant collier que je m'étais passé moi-même autour du cou.
J'attendis toute la matinée la lettre de Meta, et je m'étonnais
qu'elle me la fît attendre; mais je ne concevais aucune inquiétude :
j'étais sûr de son cœur comme du mien. J'avais préparé mon dis-
cours à M. de Mauserre; entrée en madère, exorde, péroraison,
d'un bout à l'autre cette pièce d'éloquence était admirable, et me
paraissait d'un effet irrésistible.
Midi sonna; je n'avais encore rien reçu, l'impatience me prit. Je
sortis de chez moi; en passant devant l'appartement de M. de Mau-
serre, dont la porte était entr'ouverte, j'y aperçus une grande
malle pleine de hardes, que son valet de chambre achevait de gar-
nir. Cette malle me donna fort à penser. La supposition à laquelle
je m'arrêtai fut que M. de Mauserre, ayant fait à son réveil de
sages réflexions et s'étant avisé que les voyages sont le meilleur
moyen d'oublier, venait de se résoudre à partir pour le pays où il
y a des orangers et point de Meta. Cette détermination me parut
honorable et digne de lui. J'eus la surprise de trouver dans la salle
à manger M™^ de Mauserre, qui avait enfin rompu sa clôture. Elle
était pâle, sérieuse; mais il y avait de l'espérance dans ses yeux.
Ma conjecture ne m'avait pas trompé : M. de Mauserre nous dit
pendant le repas qu'il avait une recherche à faire aux archives de
Florence, qu'il se mettrait en route le soir même ou le lendemain
matin. M. d'Ârci fut assez maître de ses sentimens pour cacher
l'intime satisfaction que lui causait cette nouvelle. Je ne sais ce qui
allait échapper à M'"^ de Mauserre, quand son regard rencontra le
mien, qui lui conseillait le silence. Elle se tut. Quant à Meta, je crus
remarquer quelque altération dans sa figure et dans son humeur;
elle avait le visage allongé, le sourcil mobile, le regard fuyant; sa
voix était sourde et comme voilée. Je connaissais par expérience
les ondoiemens singuliers de son caractère, deux fois déjà ce ter-
rain mouvant m'avait manqué sous le pied; mais ce jour- là j'étais
gai comme un pinson, et j'écartai de mon esprit tout fâcheux pro-
nostic.
7A8 REVUE DES DEUX MONDES.
Après le déjeuner, je me trouvai seul avec M'"^ de Mauserre au
salon : — J'imagine, lui dis-je, que vous voilà contente.
— Gomment le serais-je, Tony? Il l'aime donc bien, puisqu'il a
besoin de voyager pour étourdir son chagrin.
— Vous êtes aussi trop exigeante, lui dis-je en riant. Otez une
poupée à Lulu, vous lui permettrez de bouder durant vingt-quatre
heures. En de certains momens, les plus grands hommes sont des
Lulus.
— Et Dieu sait quand il reviendra !
— Il reviendra, madame, aussitôt que M""* Holdenis ne sera
plus ici.
— Ah! Tony, j'ai bien envie de lui demander...
— Ne lui demandez rien, acceptez ce qu'il vous offre. Je vous en
prie, retirez -vous dans votre appartement, et, lorsqu'il viendra vous
faire ses adieux, embrassez-le tendrement sans paraître ni le blâ-
mer, ni l'approuver. L'un serait aussi fâcheux que l'autre.
— Je ferai ce que vous me conseillez; n'êtes-vous pas mon sau-
veur? C'est vous qui l'avez déterminé à fuir le péril.
— Vous vous trompez, je ne suis pour rien dans sa décision.
— Ne soyez donc pas si réservé avec moi. M"® Holdenis m'a in-
struite de tout; convenez...
Elle n'en put dire davantage, M. de Mauserre était rentré dans
le salon et nous regardait d'un œil défiant. Ce regard la déconcerta,
elle perdit contenance et s'enfuit.
Il vint à moi et me dit : — Je suis fâché, Tony, de vous déranger
toujours dans vos mystérieux colloques avec M'"^ de Mauserre; mais
j'ai une communication fort indiscrète et peu courtoise à vous faire,
et vous me voyez dans un grand embarras.
Il avait l'air si malheureux que je lui répondis : — Qu'est-ce qui
peut vous embarrasser? Il me serait bien difficile aujourd'hui de
vous refuser quelque chose.
— Je me suis rendu ce matin auprès de M"* Holdenis, continua-
t-il, pour lui annoncer mon départ et la prier de rester ici jusqu'à
ce que M""* de Mauserre ait trouvé à la remplacer. Elle y a consenti
par dévoûrtient pour ma fille, mais à une condition.
— Laquelle, je vous prie?
— C'est que vous retournerez dès ce soir à Paris, attendu, ce sont
ses propres paroles, qu'il lui est impossible de rester un jour de
plus aux Charmilles avec vous.
Je demeurai abasourdi, hors de moi, suspendu entre le doute et
la colère. Pendant deux ou trois secondes, le parquet me sembla
rouler ou tanguer comme le pont d'un navire bercé par les vagues.
M. de Mauserre jouissait malignement de ma déconvenue. — Que
META UOLDENIS. 749
lui avez-vous donc fait? reprit-il. Je vous croyais dans les meilleurs
termes, elle et vous. Je l'ai questionnée, elle s'est retranchée dans
un impénétrable silence.
— Je ne suis pas plus instruit que vous, lui répondis-je en com-
posant tant bien que mal mon visage, qui sans doute grimaçait un
peu. Il n'importe; ce soir même, je ne serai plus ici.
— Sans rancune? me dit-il avec un retour d'affection. J'en use
librement à votre égard comme envers un vieil ami; mais savez-
vous? faites mieux, vous devriez attendre jusqu'à demain et m'ac-
compagner à Florence.
— Oh! pour cela, non, repartis-je. Je n'ai pas de recherches à
faire aux archives , et il me tarde de me revoir dans mon atelier de
Paris.
Il me quitta là-dessus, et, dès qu'il se fut éloigné, je courus co-
gner à coups redoublés à la porte de la nursery; point de réponse.
J'essayai de forcer la consigne; le verrou était tiré et résista noble-
ment à mes efforts. J'allai me secouer un peu sur la terrasse, j'en
avais grand besoin. J'aperçus au bout du potager Lulu, qui n'était
accompagnée que de sa bonne. J'en conclus que sa gouvernante
était retenue dans son dortoir par quelque affaire; je retournai à sa
porte, mais je ne cognai pas : M. de Mauserre était avec elle, et ils
causaient d'un ton fort animé. Je repassai une heure plus tard ;
cette fois j'entrai, l'oiseau n'était plus au nid. Je remontai chez
moi, je commençai à faire mes malles. Tout à coup j'avisai par la
fenêtre mon invisible, qui était descendue chercher son élève dans
le parc et la ramenait au château. Je dévalai en courant l'escalier,
j'arrivai sur le perron comme elle était au bas, gourmandant une
femme de chambre d'un ton hautain, qui contrastait avec sa mo-
destie accoutumée. Son visage, ses sourcils, son attitude de Sémi-
ramis, me frappèrent de stupeur. Quand elle eut fini de gronder,
elle considéra quelques instans un épervier qui planait au-dessus
du château en poussant des cris aigus. Elle serrait les lèvres et
gonflait ses narines; il me parut qu'elle aussi flairait une proie, qu'il
y avait dans son cœur un épervier qui, ainsi que l'autre, avait faim,
battait de l'aile et criait.
Elle se mit à gravir les marches du même pas qu'on monte à
l'assaut; ses pieds élastiques, vainqueurs, semblaient dire : Ce per-
ron est à nous! Je m'étais adossé à la balustrade; les bras croisés,
je l'attendais. Elle me regarda comme on regarde un inconnu;
c'était à croire qu'elle ne m'avait jamais vu, jamais parlé, qu'elle
cherchait à deviner qui j'étais. Il n'y avait qu'un conteur de coque-
cigrues qui pût prétendre que la veille au soir elle m'avait donné
par aventure un long baiser sur la bouche. Je n'eus pas la force
750 REVUE DES DEUX MONDES.
de proférer un mot, elle me dépassait. 11 m'eût été plus facile de
l'étrangler que de lui parler.
Comme je regagnais ma chambre, M'"^ d'Arci, qui semblait fort
agitée, me saisit par un bouton de mon habit, et m'entraînant au
salon : — Que se passe-t-il donc? me demanda-t-elle d'une voix
tremblante.
— Je n'en sais rien, et le diable m'emporte si je me soucie de
le savoir, lui répondis-je. Tout est possible à commencer par l'im-
possible.
Je cherchai à m'esquiver, elle me retint. — Faites-moi la grâce
de m'écouter et de me donner un conseil. Tout à l'heure, avec
l'assentiment de M. d'Arci, je me suis présentée chez mon père
pour lui offrir de l'accompagner à Florence. M"" Hoîdenis lui tenait
compagnie, ils ont passé toute l'après-midi ensemble, tantôt chez
elle, tantôt chez lui. En traversant l'antichambre, je l'ai entendu
s'écrier : Fournissez- moi cette preuve, et je vous promets de ne pas
me venger. A ma vue, il s'est arrêté court, et, lorsqu'il a su ce qui
m'amenait, il m'a priée de me retirer en disant : Je ne para plus.
— Je vous répète que mon seul étonnement est de me trouver
encore ici, repartis-je en colère, mais je n'y serai plus longtemps.
Cette maison m'est odieuse, je suis las des femmes qui pleurent et
qu'il faut consoler par des mensonges, las des femmes qui mentent
et dont il faut déchiffrer les rébus, las de voir deux hommes qui ne
sont pas des sots souffrir qu'une plaisante mignonne leur passe à
tour de rôle la plume par le bec, las de mes écoles et des écoles
des autres, las enfin d'entendre tous les jours conjuguer le verbe
partir : elle partira, je partirai, nous partirons, — et personne ne
part, excepté m.oi, morbleu! Reste qui voudra dans cet endiablé
château, où je perdrais à la fin ma gaîté, ma jeunesse et mon talent.
Aussitôt je donnai l'ordre à un domestique d'aller retenir pour
moi une voiture à Crémieu, et je remontai dans ma chambre, bien
décidé à m'y tenir, clos et couvert jusqu'à mon départ et à ne faire
d'adieux à personne. Cependant, lorsque j'eus bouclé mes malles, il
me parut impossible de m'en aller sans savoir ce qui était arrivé,
quel prétexte avait inventé Meta pour m'éloigner, pourquoi M. de
Mauserre, après nous avoir annoncé son départ, ne partait plus, et
ce que signifiaient ces mots : « fournissez-moi cette preuve, et je
vous promets de ne pas me venger. » Je commençais à soupçonner
qu'il y avait là- dessous quelque noire machination, et je me per-
dais en conjectures. Le soleil venait de se coucher; je m'introduisis
sans dire gare dans l'appartement de M. de Mauserre, que je n'y
trouvai pas. J'appris d'un domestique qu'il était descendu chez sa
femme, je m'y rendis; une scène bien imprévue m'y attendait.
META HOLDENIS. 751
M'"* de Maiiserre s'était conformée à mes instructions; elle avait
passé l'après-midi au coin de son feu sans échanger un mot avec
personne, et n'était sortie que pour faire une courte promenade en
voiture. Elle venait de rentrer et avait encore son chapeau sur la
tête, quand elle reçut la visite de M. de Mauserre.
— Alphonse, lui dit-elle, j'espère apprendre de vous-même que
vous avez renoncé cà votre voyage.
— Vous apprendrez de moi, lui répliqoa-t-il, que l'homme le
plus sûr de sa volonté est sujet à changer d'avis trois fois dans une
journée. Ce matin, j'étais résolu à partir seul; il y a deux heures,
je comptais emmener Luln...
— Et sa gouvernante? interrompit-elle vivement.
— Peut-être... Mais rassurez-vous, je suis retenu ici par une
affaire importante.
— Quelle est cette affaire, Alphonse? De quoi s'agit-il?
— Ce matin donc, poursuivit M. de Mauserre en s'efforçant d'être
calme, quand j'ai communiqué mon projet à M"* Holdenis, elle n'a
pu retenir un mouvement d'effroi, et m'a fait entendre que j'avais
tort de m' éloigner. L'instant d'après, comme je la priais de rester
quelques jours encore aux Charmilles, elle a mis pour condition
que M. Flamerin s'en irait dès ce soir à Paris. Il y avait là, vous en
conviendrez, de quoi me rendre curieux. Je suis retourné auprès
d'elle cette après-midi; je l'ai pressée, accablée de questions. Pen-
dant plus d'une heure, je l'ai tenue sur la sellette, elle se plaignait
que je la mettais à la torture. Enfin je suis parvenu à lui extorquer
son secret; mais une simple affirmation ne pouvait me suffire, il me
fallait des preuves. Pour les obtenir, je lui ai promis solennellement
que je ne me vengerais pas, et même que je partirais sans vous
avoir parlé de rien. De telles promesses n'engagent point, et je
serais incapable de tenir la mienne; — vous savez qui je suis et ce
que M. Flamerin peut attendre de moi.
— Vous ai-je bien entendu? s'écria-t-elle. Vous vous vengerez
de M. Flamerin parce qu'il a l'audace d'aimer M"* Holdenis et de
vouloir l'épouser?
— Cette comédie est percée à jour, répondit-il, et ne peut plus
vous servir. Tony s'y est si bien pris qu'il m'avait donné le change;
mais je vous répète qu'à cette heure je sais tout, et que j'ai en main
la preuve qu'il est votre amant.
Elle demeura comme pétrifiée, n'en croyant pas ses oreilles et se
demandant si elle rêvait. Elle répétait machinalement : — Vous
avez la preuve que M. Tony!.. Alphonse, êtes-vous dans votre bon
sens? — Tout à coup un trait de lumière traversa son esprit; elle
courut à sa table, ouvrit précipitamment son buvard.
752 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je vous ai devancée, voici ce que vous cherchez ! lui dit M. de
Mauserre, et à ces mots il tira d'un carnet et lui présenta le dan-
gereux papier rose.
M'"' de Mauserre m'a raconté qu'en ce moment elle avait senti
son âme se déchirer en deux, partagée qu'elle était entre l'horreur
d'une perfidie qui dépassait son imagination et la joie folle de dé-
couvrir que M. de Mauserre l'aimait encore assez pour être jaloux.
Quand elle eut repris ses sens, elle s'élança sur un cordon de son-
nette qu'elle secoua d'une main fiévreuse en disant : — Il faut que
M"^ Holdenis vienne ici; j'entends que ce soit elle-même qui vous
explique tout.
Au bout de quelques minutes. Meta parut, et M'"" de Mauserre
fut étonnée, comme je l'avais été peu auparavant, du changement
subit qui s'était fait dans son maintien et dans son visage. La tête
haute, les lèvres serrées, le parler bref et rapide, le regard dur,
elle avait l'attitude d'une personne qui vient de prendre une auda-
cieuse décision et d'engager avec le sort une partie qu'elle est dé-
terminée à gagner coûte que coûte. M"" de Mauserre l'examina un
instant en silence.
— Je vous ai fait venir, ma chère, lui dit-elle, pour vous deman-
der des nouvelles de votre mariage.
— De quel mariage, madame? avec qui?
— Avec M. Flamerin. N'en serait-il plus question? Les projets se
font et se défont dans ce château avec une facilité inouie.
— Celui-ci ne m'était pas connu, madame.
— II ne vous souvient plus qu'hier vous avez eu dans le parc une
conférence intime avec Tony, qu'il vous a demandé votre main,
qu'il a été convenu entre vous deux que vous lui écririez , et que
votre lettre serait montrée à M. de Mauserre?
— Je ne sais ce que vous voulez dire, madame.
— Est-ce moi qui vous parle? est-ce vous qui me répondez?
est-il faux qu'hier au soir nous avons composé ensemble le brouillon
de cette lettre, que nous étions assises, vous et moi, à cette table,
que je tenais la plume et que j'écrivais sous votre dictée?
— Mais vraiment, madame, vous avez rêvé tout cela.
M'"^ de Mauserre s'approcha de Meta, la regarda dans les yeux;
pour la première fois, elle en aperçut le fond, et ce qu'elle y vit
l'épouvanta. — Ah ! mademoiselle, lui dit-elle, vous me faites peur;
qui donc êtes-vous ?
— Vous êtes aussi trop exigeante, lui dit M. de Mauserre. Com-
ment voulez-vous qu'elle appuie de son témoignage une explication
si peu vraisemblable ? Passe encore si vous aviez eu soin de la pré-
venir et de vous concerter d'avance avec elle...
META HOLDENIS. /i)ô
En ce moment, je venais d'entrer clans la chambre, et je prome-
nais clans l'espace des yeux étonnés, cherchant à deviner quelle
scène se jouait entre cet homme, qui affectait mal le sang-froid, et
ces deux femmes, dont l'une avait le visage d'une folle, l'autre la
pâleur et l'effrayante rigidité d'une statue.
— Arrivez donc, Tony, me cria M'"* de Mauserre. Il se passe ici
des choses bien extraordinaires. Figurez-vous que voiis êtes mon
amant, que M"= Iloldenis l'affirme et que M. de Mauserre le croit !
Je me saisis du papier rose qu'elle me montrait du doigt. Après
l'avoir parcouru des yeux : — L'homme, m'écriai-je, qui peut s'i-
maginer sérieusement que cette lettre m'a été écrite par M'"*" de
Mauserre est un misérable fou.
Elle vint à moi, et commença d'une voix entrecoupée un récit
que j'avais grand'pelne à suivre. M. de Mauserre nous interrompit :
— Ce n'est pas ici le lieu de nous expliquer, me dit-il d'un ton
d'autorité, — et il ajouta sur une note menaçante : — Sortons; nous
viderons notre différend tète à tête.
M'"^ de Mauserre courut se placer entre la porte et lui : — Made-
moiselle, dit-elle à Meta, soutiendrez-vous jusqu'au bout un men-
songe qui met deux vies en danger?
Je m'avançai moi-même vers Meta; elle ne put supporter mon
regard, qui apparemment était aussi terrible que celui d'un juge
en robe rouge. Je vis sa figure se décomposer par degrés. Son ac-
tion était trop forte et trop pesante pour son courage, elle pliait sous
le faix; il me sembla que j'assistais à l'écroulement d'une volonté.
Je crus que les jambes allaient lui manquer, et qu'elle tomberait
sur ses genoux. Cependant elle réussit à se tenir debout; elle con-
servait' dans sa défaillance je ne sais quelle sombre fierté.
— Ne me regardez pas, madame, dit-elle à M'"" de Mauserre, qui
s'était approchée; ne me parlez pas, ou je n'avouerai rien. Quoi
que j'aie fait pour cela, je n'ai jamais pu vous aimer; vous êtes
riche et je suis pauvre, vous êtes belle, je ne le suis pas, et il y
avait une insolence cachée dans vos bontés. Il m'a semblé plus
d'une fois que je ferais une œuvre méritoire en vous prenant votre
bonheur, qui est l'injuste récompense d'une faute, et que vous avez
le tort de trop montrer. Hier soir, votre joie m'a fait mal, et je suis
sortie d'ici moins bonne que je n'y étais entrée. — Puis, s'adressant
à M. de Mauserre : — Oui, monsieur, la vengeance que vous mé-
ditez serait un crime, car je mentais tout à l'heure; mais n'avez-
vous pas menti vous-même en me donnant votre parole f{ue vous
m'aimiez assez pour ne pas vous venger ?
A ces mots, elle se détacha de la muraille contre laquelle elle
TOME cm. — 1873. i8
754 REVUE DES DEUX MONDES.
s'appuyait, et traversa la chambre pour gagner la porte. En passant
devant moi, elle jeta un cri désespéré et balbutia : — Que ne suis-je
morte, il y a huit jours, dans le lac Paladru !
Après qu'elle fut sortie, M. de Mauserre resta quelques instans
immobile, sans couleur et sans voix. Était-il content? était-il fâché?
Je soupçonne qu'il était l'un et l'autre. 11 se trouvait dans la situa-
tion d'esprit d'un homme qui a découvert une grosse erreur dans
son livre de comptes, et qui refait son addition en se demandant
comment il a pu se tromper, à la fois confus de sa méprise et sa-
tisfait de s'en être aperçu à temps. Ses yeux étaient cloués au
plancher. Il les releva, et contempla la porte par laquelle venait de
sortir et de disparaître à jamais un rêve que peut-être il regrettait;
j'imagine qu'il se consultait pour savoir par quoi il le remplace-
rait : la nature humaine a horreur du vide. Il est possible aussi
que je m'avance trop, et qu'il ne sût pas lui-même où il en était.
Ce qui est certain , c'est qu'il revint à lui, m'embrassa, et me dit
d'une voix émue : — Me pardonnerez- vous jamais?
— ]N'y comptez pas, lui répondis-je ; je me propose d'écrire un
livre intitulé De la bêtise des hommes d'esprit. J'ajoutai : — Il y
a ici quelqu'un dont l'indulgence vous est plus nécessaire que la
mienne.
Et, le prenant par la main, je le conduisis vers M™^ de Mauserre.
Elle le regarda longtemps avec un sourire indéfinissable, puis elle
fondit en larmes et me sauta au cou en s'écriant : — Il faut bien
que je lui pardonne tout, mon bon Tony, parce qu'il a voulu vous
tuer !
XII.
Vous me faites l'amitié, madame, de m'accorder du talent ; mais
vous avez toujours douté de ma sagesse. Je ne sais ce que vous en
penserez tantôt; je suis plus fier de ce que je vais vous dire que
du meilleur de mes tableaux.
M. d'Arci avait passé la soirée dans ma chambre. II était instruit
de tout, et je vous assure que ses pieds ne touchaient pas à la
terre. — Grâce à Dieu, nous en sommes quittes pour la peur, me di-
sait-il. Il est donc vrai que le méchant fait quelquefois une œuvre
qui le trompe. En vérité, M"^^ Holdenis est plus candide que je ne
supposais; elle a rejoint innocemment ce qu'elle voulait disjoindre
à jamais. Gomment n'a-t-elle pas compris que la jalousie survit à
l'amour et dans certains cas le ressuscite? Prenez l'homme le plus
META HOLDENIS. 755
dégoûté de son bien, et avisez-vous de crier au voleur; il portera
la main à sa poche.
— Il y a plus, lui répondis-je, M. de Mauserre vient d'éprou-
ver qu'il n'est pas si facile qu'on pense de se débarrasser de ses
souvenirs. 11 nous arrive de les croire morts ; soudain ils sortent
on ne sait d'où et nous happent à la gorge. Le mieux est de ne pas
se brouiller avec eux.
— C'est possible, répliquait-il ; mais nous l'avons échappé belle.
Ah ! la gredine ! — Et il se frottait les mains avec acharnement.
Il me quitta vers minuit. Tout ce qui s'était passé en moi et au-
tour de moi depuis vingt-quatre heures m'avait si fort remué que,
hors d'état de dormir, je renonçai à me mettre au lit. Je tournais et
virais dans ma chambre, et je résolus de prolonger cet exercice jus-
qu'au matin. Je désirais assister du haut de ma tourelle au départ
de Meta. Je sentais que jusqu'alors je ne reprendrais pas mon as-
siette, que je devais attendre, pour respirer plus librement, d'avoir
vu de mes yeux disparaître au bout de la grande charmille la voi-
ture qui emmènerait cette ennemie de mon repos. J'achevais à
peine la lecture d'un chapitre fort déplaisant du livre de ma vie;
il me tardait de tourner le feuillet.
J'allais donc et je venais, essayant de penser au manteau de mon
Boabdil ou à la théorie des couleurs complémentaires, et songeant
à tout autre chose. Par intervalles, je m'accoudais sur la tablette
de ma fenêtre. Je contemplais des massifs d'arbres qui se décou-
paient sur le ciel étoile, une enfilade confuse de toits et deux gi-
rouettes que le vent faisait grincer; — il me semblait que ces gi-
rouettes, ces arbres, ces toits se ressentaient d'une grande émotion
dont ils tâchaient de se remettre, et que le château avait l'air effaré
d'un poulailler qui a reçu la visite d'une fouine.
Tout à coup j'entendis gratter à ma porte; je prêtai l'oreille. On
gratta de nouveau; je criai : Qui est là? La porte s'ouvrit, et Meta
Holdenis m' apparut, vêtue de sa robe grise et de sa guimpe en tuile
plissé, sur laquelle à son ordinaire pendait une croix en cornaline.
C'était sa toilette du matin; mais je crus m'apercevoir que sa
guimpe, dont la collerette lui caressait le menton, était fraîche,
qu'elle l'avait tirée exprès d'un carton pour m'en faire les honneurs.
Elle-même me fit l'elTet d'une Meta toute neuve, que je n'avais pas
encore vue. Son regard avait un éclat humide d'une douceur par-
ticulière; ses yeux, qui avaient beaucoup pleuré, s'étaient comme
dilatés par la souffrance : ils étaient si grands qu'ils mangeaient
pour ainsi dire le bas de son visage et le contour un peu anguleux
du menton. Le front nageait dans la lumière; on eût dit que le ché-
756 REVUE DES DEUX MONDES.
rubin de la douleur ou du repentir y avait versé une céleste rosée.
La beauté est toujours semblable à elle-même; il n'est rien de tel
que les figures à caractère pour se renouveler sans cesse : ce sont
des boîtes à surprise.
Madame, un artiste a comme tout le monde des colères, des in-
dignations, des mépris; mais sa conscience est quelquefois à la
merci de ses yeux. Il estime comme Bridoison que la forme est une
grande chose, et il a des indulgences pour les crimes qui sont ac-
compagnés de beaux effets de lumière. Mon premier mouvement
fut de saisir un crayon et de dire à la singulière personne qui me
rendait une visite nocturne : — Restez là, comme vous voici, de-
bout sur le seuil de cette porte, et ne bougez pas avant que j'aie
iini de vous croquer. — Je me ravisai : si nouvelle qu'elle me pa-
rût, mes souvenirs s'éveillèrent et la saluèrent en l'appelant par
son nom. Je reconnaissais distinctement une taille svelte et souple
que j'avais serrée dans mes bras, deux mains qui s'étaient posées
sur mes deux yeux, une bouche à qui les baisers coûtaient aussi
peu que les promesses.
Je détournai la tête et fis un grand geste très expressif, qui vou-
lait dire : — Allez-vous-en bien vite ! — Elle recula; puis, prenant
courage, elle entra dans la chambre, dont elle referma la porte. Et
la voilà seule avec moi et chez moi ! L'horloge du château sonnait
deux heures.
— Que me voulez-vous? lui criai-je brutalement. Ne voyez-vous
pas que vous me faites horreur?
— Ayez pitié de moi, me répondit-elle d'une voix brisée. Je veux,
avant de partir, maudire ma faute devant vous et implorer à ge-
noux mon pardon.
Elle se jeta sur une chaise, posa ses deux coudes sur la table, et
avec une abondance de larmes et d'adjectifs dont je fus comme
accablé, elle entama ce qu'elle appelait sa confession, c'est-à-dire
un verbeux discours plein d'incohérences et de contradictions, où
j'avais grand'peine à démêler la vérité du mensonge. Quoi qu'elle
pût dire, elle se croyait à moitié sur parole; c'était moins une âme
fausse qu'une conscience faussée. Rompue de bonne heure à la
gymnastique du sophisme, elle y avait contracté une funeste sou-
plesse et l'habitude de se persuader tout ce qu'il lui plaisait. C'est
une bonne chose que la gymnastique, madame; mais il en faut user
avec discrétion. Ne souffrez pas qu'on instruise vos enfans à se dis-
loquer les membres, ni à marcher sur la tête, et ne permettez pas
non plus qu'on fasse trop raisonner leur conscience. Plutôt lour-
daud que jongleur ! si jamais je suis père, ce sera ma maxime.
MliTA llOLDhMS. 757
Meta commença par battre humblement sa coupe, se chargeant
elle-même avec une impitoyable dureté et flétrissant sa conduiLs
sans ménager ses termes. Elle en vint peu à peu, sinon à se dis-
culper, du moins à plaider les circonstances atténuantes, à pallier
ses torts, et ses excuses auraient été bien impudentes si elles
n'avaient été bien naïves. Elle me dit que, lorsque M. de Mauserre
s'était présenté auprès d'elle pour lui annoncer son départ, elle
avait été piquée de la facilite avec laquelle il se résignait à la quit-
ter, que sa coquetterie (elle employa ce mot) s'était révoltée, que
soudain elle avait pensé au terrible usage qu'elle pouvait faire du
papier rose, qu'elle en avait repoussé l'idée avec horreur, pour l'em-
brasser bientôt après avec une sorte de passion aveugle et irrésis-
tible. Elle compara l'entraînement fatal auquel elle avait cédé à une
sorte d'hallucination et à l'attrait mêlé d'épouvante qu'exerce un
précipice sur le malheureux atteint de vertige; elle conclut que
c'était une épreuve que Dieu lui avait envoyée, qu'en la faisant suc-
comber il avait voulu lui enseigner la vertu divine du repentir
qu'elle ignorait encore.
Ainsi parlait-elle. Je vous le répète, c'était une conscience qui
jonglait, un bandeau sur les yeux; les boules partaient, sautaient,
se croisaient dans l'air. Tony Flamerin eût applaudi, s'il n'eût pré-
féré s'indigner.
— Fort bien, lui dis- je en l'interrompant. Désormais le voleur
qui aura forcé un secrétaire' alléguera qu'il était halluciné; le fik
qui poignardera son père se plaindra d'avoir eu le vertige; le cou-
teau avait son idée, la main a suivi, la volonté était absente, elle
ne sera pas en peine de prouver son alibi. Ne condamnons ni les
escrocs ni les assassins; Dieu les a induits à mal faire pour les per-
fectionner par le repentir. Un point m'embarrasse : ce n'est pas
assez de se persuader soi-même, il faut persuader son juge.
Elle m'interrompit à son tour, et tirant de sa poche une lettre
qu'elle avait reçue de son père le matin : — Yoilà ce qui m'a per-
due! s'écria-t-elle.
Je pris cette missive, qui était de poids, et j'en parcourus rapi-
dement les premiers feuillets. M. Holdenis y donnait à sa fille des
nouvelles circonstanciées de tout le pigeonnier, lui parlant au long
de ses jeunes sœurs et de ses petits frères, et l'assurant, à ce qu'il
me parut, que Hermann, aussi bien que Thecla, Aennchen, Minn-
chen et Lenchen faisaient de jour en jour de réjouissans progrès en
idéalité. — « Figure-toi, ajoutait-il, qu'hier notre cher petit Ni-
klas, après avoir regardé le ciel qui était pur comme ton cœur, s'est
écrié : Bonjour, le bon Dieu! Cette naïve exclamation nous a émus
jusqu'aux larmes, ta bonne mère et moi. »
758 IIEVUE DES DEUX MONDES.
Quelque intérêt que je portasse au petit Niklas, je lus plus atten-
tivement la dernière page de la lettre, où il n'était plus question de
lui. Elle était ainsi conçue :
« Les confidences que nous fait notre cher ange nous ont plongés
dans une perplexité inexprimable. Qu'il y regarde à deux fois avant
de se décider et de repousser les brillantes perspectives qui s'ou-
vrent devant lui. Tu nous insinues que ton cœur est pris; je te ré-
ponds : ]Ne crois pas trop facilement ton cœur, chère enfant. A la
distance où nous sommes l'un de l'autre, je suis embarrassé à te
conseiller; mais puis-je admettre que le ciel destine pour mari à
notre Meta un artiste qui n'a pas d'autre dieu que son talent, et
permets-moi d'ajouter, un homme qui s'est indignement conduit
avec ton père, et ne lui sera jamais d'aucun secours? Plus je songe
à la combinaison de circonstances vraiment providentielles aux-
quelles tu dois de connaître M. de Mauserre, moins je peux me dé-
fendre d'y reconnaître un conseil mystérieux de la souveraine sa-
gesse sur toi et sur cet homme distingué; elle se propose sans doute
ïîe pnrifier son cœur et l'usage qu'il fait de ses biens. Les impies
attribuent tout au hasard ; il n'y a point de hasard. Dieu t'a visible-
ment choisie pour faire luire sa lumière devant le monde; ne serais-
tu^pas coupable envers lui, si , par complaisance pour un penchant
irréfléchi de ton imagination romanesque, tu refusais la haute po-
sition à laquelle il semble te convier? Cher ange, réfléchis beau-
coup, et dans tes réflexions n'oublie pas ton pauvre père, qui t'em-
brasse comme il t'aime. »
L'efî'et que produisit sur moi cette lecture fut de tempérer ma
colère par une douce gaîté. 11 y avait longtemps que je n'avais lu
de la prose de M. Holdenis, et ses petites théories providentielles
me parurent cadrer à merveille avec son visage de prédestiné.
— Pourquoi m'avez -vous montré cette lettre? demandai -je à
Meta. Est- il possible que ce misérable chiffon de papier ait pu
avoir la moindre influence sur vos décisions? Que n'avez- vous fait
comme moi?
Et je déchirai les huit feuillets en menus morceaux; je pris plai-
sir à voir voltiger dans la chambre cet essaim d'aimables pa-
pillons.
— Je tenais à vous prouver, me répondit- elle, que les apparences
sont souvent trompeuses... Elle demeura court un instant, son
écheveau s'embrouillait; mais elle remédia bien vite à cet embarras
de son esprit et de sa langue. Baissant les yeux , elle reprit : —
Cette lettre ne vous prouve- t-elle pas que, si j'ai paru vous être in-
fidèle, mon cœur ne l'a jamais été? — Aussitôt, sans me laisser le
temps de placer un mot, elle me raconta impétueusement qu'elle
META HOLDENIS.
759
m'avait toujours aimé, qu'elle n'avait pu se consoler de mon départ
de Genève, que mon image était demeurée gravée dans son cœur,
qu'elle était venue aux Charmilles sur l'assurance qu'Harris lui
avait donnée de m'y rencontrer. Pais elle se plaignit de moi et
prétendit qu'elle n'avait pas su à quoi s'en tenir sur mes sentimens
pour elle. — Je l'avais toujours pris sur un ton si léger, disait-
elle, qu'elle n'avait jamais eu la certitude d'être aimée; la déclara-
tion un peu leste que je m'étais permis de hasarder dans le ci-
metière l'avait froissée; en agréant les empressemens de M. de
Mauserre, elle s'était proposé d'exciter ma jalousie, sans prévoir
les néfastes conséquences que ce jeu pouvait avoir; bref, il y avait
beaucoup de ma faute dans ce qui était arrivé, et la veille encore,
après notre entrevue dans le parc, elle s'était demandé si j'étais
bien sérieux, si je ne saisirais pas le premier prétexte venu pour
me dégager de ma parole.
A ces mots, je partis d'un éclat de rire homérique, et m'étant
installé dans un fauteuil, aussi loin d'elle que possible : — C'est
trop fort, ma chère, lui dis-je. Vous verrez que le criminel, c'est
moi, que vous avez à vous plaindre de mes trahisons et de mes
perfidies; que l'autre soir, après vous avoir tendrement embrassée,
je suis allé tout courant offrir à une autre femme mon cœur et mes
lèvres. Ne pourriez-vous être sincère une fois dans votre vie et
m'accorder que, si vous êtes plus sensible que tendre, vous êtes en-
core plus ambitieuse que sensible? Le secret de votre conduite est
dans le mot de la bohémienne. Convenez que les femmes de votre
caractère ont la manie de courir deux gibiers à la fois , et que vous
vous êtes amusée à coucher en joue tour à tour un lapin , qui est
votre serviteur, et un lièvre qui s'est appelé tantôt le baron Grii-
neck, tantôt M. de Mauserre. Le lièvre a gagné pays; je vous défie
bien de rattraper le lapin.
Elle jeta un cri d'horreur, me somma de me taire, de ne pas in-
sulter à son amour; pourtant elle finit par avouer qu'il y avait une
part de vérité dans mon explication. — Eh bien! oui, je le con-
fesse, s'écria- t-elle d'une voix déchirante, hier encore j'avais deux
âmes qui se combattaient comme en champ-clos. Dieu soit loué,
l'une a succombé, le malheur l'a foudroyée; il n'y a plus de vivant
en moi que l'âme qui vous aime, qui est à vous tout entière.
Trois secondes après, avant que je m'en fusse avisé, elle s'était
agenouillée à mes pieds, et j'eus beau me débattre, elle s'empara
de vive force de mes deux mains. Que ne puis-je vous rendre les
emportemens de son éloquence! Elle me fit les déclarations les plus
tendres, les plus passionnées, que ma modestie se refuse à répéter,
760 UEVUE DES DEUX MONDES.
à savoir qu'elle m'adorait, qu'elle avait eu envers moi des torts
inqualifiables, — que, si je lui faisais grâce, elle emploierait sa vie
à les racheter, que je serais aimé comme jamais homme ne l'avait
été, que je ne me doutais pas des trésors d'enthousiasme et de dé-
voûment que renfermait son cœur, qu'elle ne vivrait, ne respire-
rait que pour moi, que je serais son tout, son univers, son idéal et
son dieu.
Au risque d'être taxé par vous de fatuité, j'oserai avancer qu'en
ce moment elle était sincère; j'ajoute que, sincère ou non, elle était
étrangement belle, d'une beauté qui tenait tout à la fois du diable
et de l'ange. La douleur et la passion semblaient modeler son vi-
sage comme le doigt du sculpteur la terre molle qu'il façonne; il y
avait sur son cou, sur ses joues, sur son front, un jeu d'ombres et
de lumières dont je désespère de retrouver le secret. Dans la viva-
cité de son action, ses cheveux s'étaient défaits et se répandaient
en désordre sur ses épaules; sa guimpe aussi avait essuyé quelque
avarie et laissait à mon regard une périlleuse liberté. Elle avait les
lèvres ardentes; ses yeux noyés ne quittaient pas lés miens. Ils me
disaient clairement : — Ne vois-tu pas que je suis à toi? Fais de moi
ce qu'il te plaira! — Ils disaient aussi par manière d'à jjarte : —
Si tu succombes à ta tentation, tu me garderas, et je t'épou-
serai.
Ce fut, madame, un moment critique. J'étais fort ému, je respi-
rais avec effort, ma tête s'allumait comme une rampe d'opéra, et je
ne sais en vérité comment cette scène aurait fini, quand il arriva
tout à coup... Madame, il arriva tout simplement qu'un des coqs
du château se mit à chanter à gorge déployée dans son pailler, et
sa voix claire, perçante, métallique et guerrière me fit bondir dans
mon fauteuil. Je revis mon père à son lit de mort; il me regardait.
Le coq chanta de nouveau; j'entendis le tonnelier de Beaune qui
me criait : — Tony, la vie est un combat; défie-toi de tes entraî-
nemens! — Et, le coq ayant pour la troisième fois sonné sa fanfare,
je contemplai fixement Meta; il me parut que ses grands yeux lim-
pides ressemblaient à ces beaux lacs africains aux eaux d'azur, dans
lesquels il y a des crocodiles.
Elle m'observait avec anxiété, se demandant à qui j'en avais. Je
la repoussai doucement, je me remis sur mes pieds, je la contrai-
gnis d'en faire autant; je la pris par le bras, je traversai la chambre
avec elle, j'ouvris la porte, je lui montrai du doigt le corridor, l'es-
calier et la lampe qui les éclairait. Elle eut une défaillance, elle en
triompha sur-le-champ. Froissant ses cheveux dans ses mains,
elle me cria d'un ton prophétique et comme saisie subitement des
META HOLDENIS. 761
fureurs d'une sibylle : — Maudite soit la femme que tu aimeras!
— Cela dit, elle disparut comme un fantôme.
Trois heures plus tard, elle avait quitté les Charmilles, où son
départ laissait quelques cœurs soulagés et une petite fille tout à
fait inconsolable. Eu voyant s'ébranler la voiture qui emmenait sa
gouvernante, la pauvre enfant perça l'air de ses cris.
Est-il nécessaire d'ajouter que M. et M'"'' de Mauserre sont ma-
riés? Lulu n'aura plus d'autre institutrice que sa mère, qui depuis
son aventure est devenue un peu moins confiante et un peu plus
matineuse. M. de Mauserre est rentré dans la vie publique par la
députation; il siège à la chambre dans la partie la plus raisonnable
du centre droit, mais en ayant soin de voter quelquefois contre le
gouvernement. On assurait l'autre jour qu'il était à la veille d'ob-
tenir un poste considérable.
Une nuit de l'hiver dernier, je faisais route de Lyon à Valence,
où j'allais voir un ami. Je partis de Perrache seul dans mon wagon,
dont la lampe éclairait faiblement. Je rabattis mon bonnet fourré
sur mes yeux, je m'allongeai sur un coussin, et je me disposais à
dormir, lorsqu'à la gare des Terreaux trois femmes montèrent dans
mon compartiment. A leur costume, je les reconnus pour des dia-
conesses protestantes, et par quelques propos, que je saisis à la vo-
lée, je crus comprendre qu'elles se rendaient en Italie pour y diriger
une école évangélique. Elles étaient jeunes et fort jaseuses; parlant
allemand, elles ne firent pas difficulté de continuer leur conversa-
tion devant moi. Le visage enfoui dans le collet de ma pelisse, je
ne donnais aucun signe de vie; Dieu sait pourtant que je les écou-
tais.
L'une des trois paraissait exercer sur les deux autres le prestige
d'une abbesse, et, quoique sa voix fût douce, elle avait un ton d'au-
torité où il entrait une nuance de hauteur. A propos de la dernière
guerre, elle en vint à dire que les Français sont un peuple aimable,
mais très immoral et très corrompu; comme pièce à l'appui, elle
rapporta et déposa qu'elle était entrée comme institutrice dans une
maison française oîi se trouvait un peintre de grand renom, que
dès le premier jour il s'était permis de lui faire un aveu à la hus-
sarde, que le père de son élève, s'étant déclaré à son tour, avait
tout mis en œuvre pour la séduire, que ces deux coqs amoureux et
fous de jalousie avaient failli se couper la gorge, et que, pour se
oustraire à leurs obsessions, elle s'était vue réduite à s'enfuir une
nuit à travers mille périls, dont la grâce du ciel l'avait sauvée.
Quand le train atteignit Valence, la conversation avait cessé. Les
deux plus jeunes de ces filles de Sion dormaient du sommeil de
762 REVUE DES DE ex MONDES.
l'innocence; la troisième, celle qui parlait si bien, les yeux à demi
clos, rêvait à son passé ou à son avenir. Avant de descendre de
wagon, je me penchai vers elle, et à sa vive surprise je lui récitai
les deux premiers vers du Roi de Tliulc, que je pris la liberté, —
Goethe me le pardonne! — de retoucher un peu : « Il y avait à
Thulé, lui dis-je à l'oreille, une petite souris qui mentit jusqu'à son
lit de mort. »
Es war ein Mauschen in Thule
Das log bis an das Grab.
Vous me demanderez, madame, si j'y pense encore, à cette sou-
ris, et si dans le fond du cœur... Ceci est mon secret; devinez. Vous
me demanderez aussi ce qu'il faut conclure de mon histoire, car
vous n'aimez pas les histoires qui ne concluent point. La mienne
prouve qu'il est utile de savoir ce que signifie le chant du coq; si
mon père ne m'avait enseigné cette belle science, je ferais peut-être
aujourd'hui le voyage de la vie avec une compagne bien distinguée,
mais bien dangereuse. Ensuite mon histoire vous explique pourquoi;
en m' offrant la main d'une charmante fille qui a des yeux célestes,
vous m'avez mis en défiance. J'en conviens, les yeux célestes me
font peur; il y faut regarder de près et jusqu'au fond. Dieu vous
bénisse, madame, vous qui n'avez pas deux âmes, et qu'il nous pré-
serve à tout jamais des terrains glissans, des chemins à fondrières,
des volontés flottantes, des caractères équivoques, des cœurs trou-
bles et des consciences subtiles !
Victor Cherbuliez.
LES
ISSIONS EXTERIEURES
DE LA MARINE
III.
LA STATION DU LEVANT (1).
in. — LES BRULOTS GRECS.
I.
J'ai promis de raconter les exploits des marins grecs et de mon-
trer le double intérêt que peut offrir l'étude des entreprises dont
les officiers français employés dans les mers du Levant ont eu pen-
dant sept années sous les yeux l'émouvant et instructif spectacle.
Je n'aurai garde d'oublier ma promesse, mais les opérations des
flottes d'Ipsara et d'Hydra sont intimement liées aux mouvemens
des armées insurgées. Ces mouvemens, je suis donc obligé, sinon
dans leurs détails, du moins dans leur ensemble, de les faire con-
naître. On comprendrait mal le sens et la portée des expéditions ma-
ritimes, si l'on négligeait de s'enquérir du progrès et des vicissitudes
de la rébellion sur le continent. Il me paraît également indispensable
de donner une idée générale de la configuration, de la position re-
lative, de l'importance des territoires qui, après avoir servi d'arène
aux combattans, finiront par être détachés de l'empire dont ils su-
(I) Voyez la Revue du 15 janvier.
764 REVUE DES DEUX MONDES.
bissaient le joug depuis près de cinq siècles. L'exposé des événe-
mens ne laisse dans l'esprit que des notions confuses tant qu'on
ne s'est pas rendu familiers les lieux qui leur ont servi de théâtre.
Je puis être impatient d'abréger le chemin, d'arriver par la pente
la plus prompte, par la route la plus courte, au cœur de mon récit;
mais, quelle que soit la hâte que j'en éprouve, je ne saurais me
décider à m'engager dans ce labyrinthe sans avoir pris en main le
lil qui doit me servir à m'y conduire. Je ne suspendrai pas d'ail-
leurs bien longtemps le cours de la relation historique que le com-
bat de Navarin, nécessaire et glorieux dénoûment, viendra clore.
Cette relation, un instant interrompue, je l'aurai rendue, j'es-
père, par les quelques lignes qui vont suivre, plus facile à saisir
dans ses développemens, plus aisément justifiable dans ses con-
clusions.
On comptait en 1821 3 millions de Grecs environ dans toute
l'étendue de l'empire ottoman , 2 millions dans les provinces euro-
péennes, en y comprenant la population de la Crète et celle des
Cyclades. La Morée et la Grèce continentale réunissaient à peine
1 million d'habitans. Ce fut néanmoins cette fraction si peu consi-
dérable qui soutint tout le poids de la lutte. Les Grecs établis en
Asie n'ont de place dans l'histoire de la guerre de l'indépendance
que par l'intérêt qu'on ne saurait refuser à leurs souffrances et à
leurs malheurs. Quelques mots suffiront pour indiquer la configura-
tion de la Morée; souvent envahie, cette péninsule semblait cepen-
dant avoir été mise par la nature dans des conditions particulière-
ment favorables pour repousser l'invasion. Une langue de sable
dont la plus grande largeur n'excède pas 6 kilomètres la sépare
du massif interposé entre le golfe de Lépante et le golfe d'Égine.
Sans l'isthme étroit qui la relie comm.e un pont à la terre ferme, la
Morée serait une île , et cette île, par sa superficie aussi bien que
par le nombre de ses habitans, pourrait être comparée à la Sar-
daigne. Sur un territoire dont l'étendue a été évaluée à 21 ou
22,000 kilomètres carrés, la célèbre presqu'île, qui fut autrefois le
Péloponèse (1), ne renferme qu'une population de 5 à 600,000 âmes.
(1) La Grèce régénérée a repris pour un grand nombre de localités les noms qui
empruntaient aux évéuemens de l'antiquité ou même à ceux du bas-empire une illus-
tration dont il n'est pas sans quelque intérêt de s'approprier le souvenir; c'est d'ail-
leurs le dernier vestige de la domination turque ou de la domination latine qu'on
efface. Il pourrait résulter de ces dénominations multiples quelque confusion, si je ne
prenais soin de prévenir le lecteur que, me conformant à un usage assez général, il
m'arrivera souvent de désigner les villes, les territoires, les îles, les provinces, tantôt
sous leur nom antique, tantôt sous leur nom moderne. Ainsi Lesbos, Métélin, My-
tilène, sont une seule et même île. La Crète et Candie, l'Eubée et Négrepont, Cos et
Stancho, Naxos et Kaxie, Boudroun et Halycarnasse, Napoli de Malvoisie et Monemba-
LES BRULOTS GRECS. 765
Les 27,000 kilomètres carrés de la Sicile nourrissent près de 2 mil-
lions d'habitans. Vue à vol d'oiseau, la Morée, rectangle allongé,
dentelé sur une seule de ses faces, me représente un vaste écrou-
lement dont les débris, après s'être entassés sur les bords du canal
qui s'étend du golfe de Patras au golfe de Corinthe, auraient coulé
par quatre brèches distinctes vers le sud, et y auraient formé entre
de longs doigts montagneux les golfes de Coron , de Kolokythia et
de Nauplie. La côte septentrionale offre, de l'est à l'ouest, un dé-
veloppement de 160 kilomètres environ. Les rivages occidentaux
de l'Élide et de l'Arcadie tournent au contraire brusquement au
sud, et font face à la Mer-Ionienne; ils se prolongent ainsi presque
en ligne droite, sur un espace de 180 kilomètres, du golfe de Fa-
tras à Tîle de Sphaktérie. Cette île, qui couvre et défend de la grosse
lame de l'ouest le mouillage de Navarin, faisait autrefois partie du
royaume de Nestor; elle précède de quelques milles à peine la
longue succession de ces baies profondes dont les promontoires
descendant de la Messénie, de la Laconie et de l'Argolide ont des-
siné par leurs brusques arêtes le contour.
Les places fortes ne manquent pas sur ce littoral. Les conquérans
de la Morée en ont édifié à l'envi. Corinthe, Fatras, Navarin , Mo-
don, Coron, Monembasia, Nauplie, ont leurs citadelles, dont on ne
peut s'emparer que par des approches régulières, à moins qu'on
n'en réduise les garnisons par la famine. Ce n'était point toutefois
dans une de ces forteresses que le pacha de la iMorée avait fixé sa
résidence. Le gouverneur de la province avait choisi une position
plus centrale. A 630 mètres au-dessus du niveau de la mer, sur un
plateau que domine le mont Ménale, les habitans de Mantinée, de
Tégée et de Fallantium, abandonnant leurs cités en ruines, s'é-
taient jadis réunis pour bâtir une ville nouvelle. Le souvenir de
leur association s'est perpétué dans le nom de Tripolitza; c'est là
sia, l'Épire et l'Albanie, la Morée et le Péloponèsc, la Roumélie et la Macédoine, sont
des équivalens qu'on pourra retrouver presque à chaque page de ce récit. En donnant
ce-t avertissement au lecteur, je prends peut-être une précaution qui paraîtra super-
flue, car, s'il est un privilège acquis à ces localités, dont l'histoire est familière à tout
esprit cultivé, c'est celui d'être connues sous les divers noms que leur a fait porter
la fortune.
Peut-être serait-il plus nécessaire de rappeler que, par suite des divergences qui
existent encore entre les géographes, on rencontrera, suivant la carte qu'on aura la
fantaisie de consulter, des golfes pourvus de deux ou trois noms difïérens. Le golfe
de Coron deviendra tour à tour le golfe de Calamata ou le golfe de Messénie, l'im-
mense baie comprise entre le cap Matapan et le cap Saint-Ange s'appellera golfe de
Kolokythia, de Laconie ou de Maratho-iNisi. Viendront ensuite les golfes de Nauplie
ou d'Argos, d'Égine ou d'Athènes, de Lépante ou de Corinthe, quoique Egine et
Athènes, Corinthe et Lépante, pussent être à bon droit employé(^s à désigner, suivant
leilr position géographique, des parties différentes d'un même golfe.
766 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'après la paix de 1718 s'était établi, à 30 kilomètres du golfe
d'Argos, à 60 du golfe de Coron, le représentant du sultan, le nou-
veau chef de la Morée reconquise. C'est là aussi que Kurchid-
Paclia, en partant pour l'Épire, avait laissé ses trésors ei son
harem.
L'insurrection trouva, dès le début, de nombreux partisans en
Thessalie et dans la Macédoine. Elle agita jusqu'aux paisibles re-
traites que les communautés orthodoxes s'étaient ménagées sur le
mont Athos; mais le flot, après avoir débordé trop loin, ne tarda
pas à se retirer en-deçà de la ligne qui devait servir un jour de
frontière au royaume de Grèce. Cette ligne, sur un espace de
200 kilomètres, traverse l'Acarnanie, l'Étolie, la Phtiotide; du golfe
d'Acta, on peut la suivre de sommet en sommet, jusqu'au golfe de
Yolo. Quand nous parlerons de la Grèce continentale, ce sera la
contrée comprise entre cette barrière imaginaire et le contour des
golfes de Fatras, de Lépante, d'Athènes, de Négrepont, que nous
voudrons désigner. Cette portion de territoire comprend dans son
périmètre l'Acarnanie et l'Étolie, la Phtiotide et la Phocide, la Béo-
tie et l'Attique. Ne vous laissez pas éblouir par ce dénombrement
pompeux : la Grèce continentale, avec ses 19,000 kilomètres car-
rés, est encore moins vaste que le Péloponèse, et, si en 1845 cette
péninsule comptait 521,000 habitans, le même recensement offi-
ciel n'en attribuait que 266,000 aux provinces du nord. Dans ces
chiffres ne sont compris ni la surface ni la population de l'Eubée,
Zi,000 kilomètres carrés, — la superficie de l'île Mayorque, — avec
64,000 habitans. Étroite et allongée, l'île d'Eubée forme, avec les
côtes de la Béotie et de la Locride, un sinueux passage qui n'a pas
moins de 190 kilomètres de longueur, et qui prend successivement
les noms de canal d'Égripo et de canal de Talanti.
J'ai comparé la Morée à la Sardaigne et à la Sicile , l'Eubée à
Mayorque. On serait plus autorisé encore à opérer, sous le rapport
de la superficie et de la population, un rapprochement semblable
entre la Crète et la Corse. La Crète, avec ses 9,000 kilomètres car-
rés et ses 200,000 habitans, formait un pachalik à part. Ce gouver-
nement était divisé en trois commandemens militaires qui avaient
leur siège dans les forteresses de Candie, de la Canée et de Re-
thymo. Le district montagneux de Sphakia, sur la côte méridio-
nale, presque indépendant sous la domination vénitienne, n'avait
pas montré plus de déférence pour la domination turque. Les Spha-
kiotes en Crète, les Souliotes en Épire, les Maniotes en Laconie,
étaient des sujets du sultan, mais des sujets placés comme autant
de vers rongeurs au cœur de ses provinces.
Dans les nombreux débats qui ont signalé la courte existence des
LES BRULOTS GRECS. 767
petites républiques de la Grèce antique, dans les conflits moins
fameux, mais plus acharnés encore, dont furent témoins, pendant
douze ou quinze siècles, le bas-empire et le moyen âge, les Gyclades
ont joué un rôle dont il ne faudrait pas mesurer l'importance à leur
étendue. Tout cet archipel réuni ne présente pas plus de 7,000 ki-
lomètres carrés de superficie habités par 13/i,000 âmes. Infiniment
plus peuplé autrefois il est vrai, cet archipel a fourni des marins
aux flottes de tous les âges. 11 se compose de trois chaînes à peu
près parallèles, allant du cap Sunium et de la pointe méridionale
de l'Eubée rejoindre les îles de Milo, d'Anaphi et de Santorin. Zea,
Thermia, Serpho, Siphante, l'Argentière, Milo, composent avec
quelques rochers insignifians le premier groupe. Jura, Syra, Paros,
Anti-Paros, lo, Sikino, Polycandro, forment le second; Andros,
Tine, Miconi, Naxos, Amorgos, Anaphi, constituent le troisième. Les
Sapiences, Cerigo, Cervi, Spezzia, Hydra, Poros, Egine, Salamine,
Macronisi, sont des îles contiguës au continent et distinctes de l'ar-
chipel des Gyclades, mais, comme ces dernières, plus dignes d'être
mentionnées pour la célébrité qui s'attache à leur nom que pour la
place qu'elles occupent dans le monde. Il faut sortir de la mer Egée
et se porter jusqu'au groupe échelonné le long des rivages de l' Asie-
Mineure pour rencontrer des parcelles de territoire qui cessent d'être
en quelque sorte de la poussière cosmique. Chypre a une super-
ficie dont n'avait point eu à rougir un royaume quand les royaumes
n'étaient que des fiefs relevant, comme autant de provinces vas-
sales, des empires. Ghypre comprend dans son périmètre 6,700 ki-
lomètres carrés; Métélin en mesure 1,700, Pihodes 1,372, Ghio 780,
Samos 390, Gos 267. A l'exception de Samos et de Ghio, le vent de
révolte qui soufflait de la Morée n'atteignit aucun point de ces loin-
tains rivages. Plaçons-nous au centre des Gyclades, sur le sommet de
Paros ou sur celui de Syra, décrivons autour de nous un cercle de 30
ouliO, de 50 lieues au plus de rayon; nous aurons touché de la pointe
de notre compas les derniers confins des parages où nous conduira
ce récit, les bords extrêmes du cirque dans lequel les flottes et les
armées belligérantes vont pendant des années entières se mouvoir.
La Grèce continentale, la Morée, l'Eubée, la Grète, les Gyclades,
Samos, unies dans une lutte mortelle contre le sultan, c'est à peine,
si l'on ne considère que l'importance territoriale, la Gorse, la Sar-
daigne et la Sicile coalisées contre la monarchie de Gharles-Quint
ou contre l'empire actuel d'Allemagne. Ici encore, comme au temps
de l'antiquité, la scène est étroite, la terre qu'on se dispute est
exiguë, la cause seule est grande, et le juste intérêt que cette cause
ex:ite suffira pour préserver de l'oubli le souvenir de combats qui
eussent pu s'appeler, — avec plus de raison que les batailles livrées
768 REVUE DES DEUX MONDES.
sur le sol alTranchi de l'Amérique du Nord, — des rencontres de
patrouilles.
La fidélité des îles catholiques, Tine, Syra, Naxos, Santorin,
n'avait pas été ébranlée par l'insurrection du Péloponèse. Les ca-
tholiques étaient trop disposés à rendre à César ce qui lui était dû;
ils voyaient dans le Turc un arbitre généralement favorable à leurs
prétentions. Les orthodoxes n'en haïssaient au contraire que davan-
tage le maître partial dont la balance semblait toujours pencher du
côté de leurs ennemis. La soumission des îles où les Grecs de cette
communion étaient en majorité ne pouvait donc résulter que du
sentiment de leur impuissance; mais cette impuissance était telle-
ment notoire que la situation morale de l'Archipel n'avait jamais
inspiré à Constantinople la plus légère inquiétude. Ce n'était ni
Siphante, ni Milo, ni Paros qui oseraient les premières jeter k défi
à l'empire ; le signal de la révolte ne pouvait venir que des îles
albanaises ; restait à savoir si ces îles voudraient le donner. Riches,
honorés, puissans, les primats hydriotes inclinaient très visible-
ment à l'abstention, lis ne pouvaient se dissimuler que la guerre
serait longue et sanglante, qu'ils auraient à en supporter tous les
frais, et que, l'issue en fût-elle heureuse, ils en sortiraient proba-
blement ruinés, s'ils réussissaient à en sortir la vie sauve. Aussi
avaient-ils jugé prudent de donner au capitan-pacha, leur zélé
protecteur, un gage non équivoque de leurs dispositions en diri-
geant vers les Dardanelles le contingent annuel qui leur était im-
posé. Cette condescendance ne fut pas goûtée de la masse du
peuple. Un soulèvement général éclata, et, sous la conduite d'un
meneur énergique, Antonios Oikonomos, que nos officiers, se con-
formant à la prononciation moderne, appellent dans leurs rapports
Antoine Économo, les classes inférieures s'emparèrent du pouvoir.
Les primats déchus n'avaient qu'un désir : fuir ces lieux dangereux
et se retirer à Zante. Le peuple les retint; il gardait en leur per-
sonne les finances de l'insurrection.
Pendant qu'on s'agitait à Hydra, on prenait les armes dans l'île
voisine. Le 2Zi avril 1821, huit bricts spezziotes enlevaient à Milo
une corvette ottomane de trente-six canons et un brick de seize qui
attendaient dans ce port le complément de leur équipage. En vain
les primats de Milo, effrayés des terribles représailles auxquelles
on les exposait, en vain le consul de France, M. Brest, dédaigneux
des menaces que lui attirait son intervention, essayèrent-ils de
sauver les prisonniers turcs. Cette guerre effroyable ne connaissait
pas la pitié. Les Spezziotes firent main basse sur tous leurs cap-
tifs. Les équipages des navires marchands qu'ils avaient ramassés
sur leur route furent massacrés avec ceux qui montaient le brick
LES BRULOTS GRECS. 769
et la corvette enlevés dans le port de Milo. Spezzia eut donc l'hon-
neur d'arborer la première le drapeau de l'indépendance, mais elle
fut aussi la première à souiller par d'odieux excès ce glorieux em-
blèmç de la liberté hellénique. Une « riche amazone, » veuve du
capitaine Bobli, mis à mort à Constantinople où il s'était trouvé
impliqué dans les persécutions dirigées contre les hétairistes, avait
attisé à Spezzia l'incendie. Cet incendie, il importait fort de le
propager, car ce n'était pas Spezzia qui pourrait résister seule à la
flotte turque. Pendant que la Bobolina, « vêtue à la macédonienne, »
aussi ardente au pillage, aussi impitoyable au massacre que le plus
farouche des Skipetars, allait s'établir en croisière avec quatre na-
vires armés à ses frais devant Monembasia et l'entrée du golfe de
Nauplie, d'autres bâtimens spezziotes apportaient à Ipsara, à Hydra,
à Caxos, les nouvelles décisives que les populations encore hési-
tantes de ces îles attendaient pour se prononcer. Le mois d'avril
n'était pas entièrement écoulé que l'insurrection maritime était de-
venue générale. De Ténédos à Rhodes, de Zante à Ténédos, la mer
se couvrit de bricks et de goélettes grecs qui eurent bientôt capturé
tout navire turc assez imprudent pour n'avoir pas cherché immé-
diatement refuge dans un port.
Dans la voie où ils s'étaient engagés à la suite des Spezziotes, les
capitaines d'Hydra ne tardèrent pas à se fermer par les plus san-
glantes violences tout retour. Un navire ottoman chargé des pré-
sens que le sultan Mahmoud envoyait à Méhémet-AIi fut rencontré
sur la route de l'Egypte par deux bricks hydriotes que comman-
daient les capitaines Sachtouris et Pinotzis. De nombreux pèlerins se
rendant à La Mecque, le grand-mufti récemment déposé, la suite et
la famille de ce saint personnage s'étaient embarqués à Constanti-
nople sur le bâtiment que son mauvais destin mettait à la merci de
gens qui s'étaient promis de n'en point faire aux Turcs. Vieillards,
femmes, enfans, tout fut égorgé. C'est par de pareils actes que les
insurgés semblèrent dès le début vouloir décourager les sympathies
qui ne demandaient qu'à se prononcer pour eux : accusés par les
Francs de « perfidie, d'astuce, de cruauté, » on eût dit qu'ils pre-
naient à tâche de donner raison à ces compétiteurs jaloux qui, sui-
vant les expressions mêmes de l'amiral Halgan, « ne le cédaient
guère aux Turcs dans leur éloignement pour les Grecs. » Les gou-
vernemens européens, aux oreilles desquels il n'arrivait du Levant
que des réclamations passionnées ou des rapports sinistres, devaient,
on le comprendra sans peine, hésiter beaucoup à venir en aide à
de pareils barbares ; mais le droit renferme en lui-même une telle
puissance qu'il est sans exemple que les fautes des hommes, les
préjugés des nations ou les égoïsmes de la politique l'aient em-
lOME cm. — 1873. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
péché de triompher, quand il n'a pas désespéré le premier du suc-
cès de sa cause.
La flotte turque cependant pressait son armement, et on devait
s'attendre à la voir bientôt paraître dans les îles avec les troupes
asiatiques rassemblées à Scala-Nova. Il était urgent de faire succé-
der aux efforts isolés une entente entre les trois îles. Cent soixante
naviies, portant pour la plupart de dix à quatorze canons, s'étaient
dispersés dans l'Archipel. On rassembla la majeure partie de cette
force navale, et on la plaça pour un an sous le commandement su-
prême d'un primat hydriote, Jakomaki Tombazis. Douze bricks fu-
rent détachés sous la conduite d'André Miaulis vers le golfe de Lé-
pante avec mission de maintenir le blocus de Patras et de surveiller
l'escadre ottomane qui opérait sur les côtes de l'Épire. Trente-sept
voiles firent route pour Samos* Les grandes opérations commen-
çaient ; les efforts de la marine grecque vont mériter d'être sérieu-
sement étudiés.
II.
Si l'on embrasse d'un coup d'œil l'histoire technique de la marine
moderne, on verra l'artillerie, à partir du règne de Louis XV, déci-
der à peu près seule du sort des batailles navales; mais, avant cette
époque, les vaisseaux sont très rarement réduits par le canon. Il les
faut enlever l'épée à la main ou les détruire en les embrasant. Aussi
ne voit-on presque jamais de flotte de guerre qui ne soit accompa-
gnée d'un certain nombre de brûlots. Telle est aussi la composition
des flottes grecques. Lorsque le 22 juillet 1821 le capitaine de la
flûte du roi la Bonite rencontrera dans le golfe de Stancho soixante-
cinq navires hydriotes « armés de douze à vingt canons de très faible
calibre, » portant « de 100 à 120 hommes d'équipage, » un des capi-
taines de cette escadre n'hésitera pas à lui dévoiler le plan de cam-
pagne des insurgés. « Notre intention, lui dit-il, n'est pas d'engager
la flotte ennemie, nous nous propesons de l'incendier. Des cent vingt
bâtimens que nous avons réunis dans ces parages, nous en avons
converti plus de quarante en brûlots. » Ainsi faisaient encore au
xvii'' siècle les amirautés de Hollande, de Zélande et de Frise. Ainsi
ferons-nous à l'avenir. On a pu maintenir pendant de longs mois
le blocus de Sébastopol et celui de Venise en restant mouillé de-
vant l'entrée de ces deux ports. H a fallu s'établir en croisière à
l'embouchure de la Jahde et ne s'arrêter que quelques heures dans
la baie de Dantzig le jour où nos escadres se sont trouvées exposées
à l'attaque des bateaux-torpilles. Cet effet moral, qui fait présager
LES BRULOTS GRECS. 771
toute une révolution dans la conduite des opérations maritimes, les
brûlots le produisaient déjà il y a trois cents ans. L'action de ces
engins s'exerçait, pour ainsi dire, à distance, et n'attendait pas
pour être efficace le moment de la mêlée. De même que le faucon
s'élève en spirale dans les airs pour arriver à dominer le héron sur
lequel il veut fondre, les amiraux de Charles II ou de Louis XIV de-
vaient disputer et gagner le vent à l'ennemi avant de pouvoir son-
ger à lancer contre lui leurs brûlots. C'était à s'assurer cet immense
avantage que consistait jadis l'habileté du commandant en chef
d'une grande armée navale. Ruiter eut des rivaux sur le champ de
bataille; il rencontra peu d'émulés dignes de lui dans ces luttes
préliminaires où il apportait sa merveilleuse sagacité et sa fruc-
tueuse expérience. La connaissance approfondie qu'il avait acquise
des bancs et des courans de la côte de Flandres ne lui eût point
suffi peut-être pour primer les Anglais de manœuvre : il y joignait
cette sorte d'intuition qui était autrefois comme un sens à part dé-
volu au, marin; on le vit constamment pressentir les moindres va-
riations de la brise, les pressentir souvent vingt-quatre heures à
l'avance, et se mettre par les évolutions prescrites à ses escadres en
mesure d'en profiter. Dans des situations semblables et avec des
moyens analogues, les amiraux grecs ont montré les mêmes qua-
lités. C'est en manœuvrant qu'ils ont fait prendre chasse aux flottes
ennemies, qu'ils les ont contenues, entravées dans leurs marches,
interrompues dans leurs opérations.
De toutes les marines du monde, la marine ottomane est assuré-
ment celle qui s'endort le plus volontiers sur la foi de ses ancres;
il n'est guère de mouillage qui ne lui semble assez sûr dès qu'elle
y peut avoir l'espoir d'atteindre le fond. Il faut du calcul et une
certaine science pour sortir d'embarras à l'aide de ses voiles; il ne
faut que de la foi et de la résignation à la volonté divine quand on
a recours à ses câbles. Mouiller est une solution qui convient parti-
culièrement aux adeptes du fatalisme. L'aiguillon du brûlot ne tarda
pas à modifier considérablement sur ce point les idées et les allures
des Turcs. On les vit évacuer soudain des rades où en d'autres temps
ils auraient passé des saisons entières, errer à l'ouverture des baies
où les appelaient les intérêts les plus sérieux, où les poussaient les
brises les plus favorables, sans oser y aller jeter l'ancre. Les plus
grands avantages remportés par les Grecs l'ont été par de simples
démonstrations. Le jour où Ibrahim-Pacha, indigné de ces folles ter-
reurs, aura obligé la flotte combinée d'Alexandrie et de Constanti-
nople à passer outre en faisant au besoin la part du feu, la Grèce sera
perdue : elle le serait du moins, si la France n'était pas là pour la
sauver. Cette héroïque figure d'Ibrahim me rappelle involontaire-
772 REVUE Di;s deux mondes.
msnt les Blake, les Monk, les Guise, les d'Estrées, les Rupert, pas-
sant brusquement da commandement des armées au commandement
des flottes, opposant leur courage, leur opiniâtreté, leur longue ha-
bitude des combats, à la science supérieure des Tromp et des Rui-
ter. L'avantage reste encore aux véritables hommes de mer dans
cette lutte, et il fût resté aux Grecs, si, à bout de ressources, ils
n'eussent désarmé la majeure partie de leur flotte pendant l'hiver.
Les Grecs jugèrent trop légèrement leurs ennemis. Ils les crurent
incapables de braver les chances de la navigation dans une saison
qui n'avait jamais vu de flottes ottomanes à la mer. Ils avaient
compté sans la volonté énergique d'Ibrahim. Le fiis du pacha d'E-
gypte débarqua son armée en Morée en plein mois de décembre.
Les brûlots arrivèrent trop tard : ils réussirent, il est vrai, à incen-
dier quelques navires sur la rade de Modon, mais leur prestige s'é-
tait évanoui, et le dommage matériel qu'ils purent faire fut peu de
chose en comparaison du grand résultat qu'ils n'avaient pu préve-
nir, comme autrefois, par la seule crainte qu'ils inspiraient.
En s'aguerrissant, les Turcs devaient nécessairement obliger leurs
ennemis à modifier des moyens d'attaque qui ne pouvaient avoir de
succès que contre un adversaire pusillanime ou inexpérimenté. Les
brûlots étaient bien loin d'être l'équivalent des bâtimens-torpilles.
Los marines européennes y avaient déjà renoncé quand, le 7 juillet
1770, les Russes détruisirent la flotte ottomane dans la baie de
Tchesmé. Encore fallut-il en cette occasion que le canon eût con-
traint les Turcs à couper leurs câbles et à s'aller entasser au fond
d'une baie étroite, dans une telle confusion qu'une seule étincelle
eût suffi pour embraser cette masse enchevêtrée de matières com-
bustibles. Le combat de Tchesmé rappelle Guétarie, Palerme, La
Hûugue et Vigo. Il n'a rien de commun avec les grandes batailles
de la Manche.
Poursuivi par dix vaisseaux et cinq frégates russes, le capitan-
pacha s'était réfugié sur la côte de l' Asie-Mineure, dans une baie
sans défense, située en face de l'île de Chio. Les Russes ne lais-
sèrent point échapper cette bonne fortune. L'amiral Spiritof porta
droit sur le vaisseau à bord duquel flottait le pavillon du capitan-
pacha. Exposé au feu d3 toute l'escadre turque, il eut près de cent
hommes tués ou blessés avant de pouvoir se servir lui-même de ses
canons. Il avait à peine présenté le travers et commencé à faire
usage de son artillerie, qu'il se trouva porté par la dérive bord à
bord du vaisseau ottoman. Les deux bâtimens restèrent accrochés.
11 n'était pas prudent à cette époque de lutter avec les Turcs corps
à corps. Dès que l'équipage du vaisseau ottoman eut senti le con-
tact du navire ennemi et se trouva en mesure de combattre de pied
LES BRULOTS GRECS. 773
ferme, il sembla retrouver comme Antée tous ses avantages. Les
canonniers abandonnèrent leurs pièces devenues inutiles, et s'élan-
cèrent par tous les panneaux sur le pont, le nom d'Allah et du pro-
phète à la bouche, le sabre à la main. En cette occurrence, le capi-
tan-pacha avait jugé prudent de descendre à terre pour y surveiller
de sa personne l'établissement d'une batterie. Son capitaine de pa-
villon, Hassan l'Algérien, resté seul à bord, exerçait de fait le com-
mandement dont le vaisseau qu'il montait portait encore les in-
signes. Il donna le signal de l'assaut et fut des premiers à y
monter. Les ponts des deux navires devinrent le théâtre d'une lutte
acharnée, à laquelle les autres vaisseaux prenaient part en faisant
passer incessamment aux navires abordés des renforts. Du haut des
vergues, les soldats russes faisaient un feu violent de mousqueterie.
La fortune hésitait, quand tout à coup l'incendie éclate. Des tour-
billons de fumée enveloppent les deux navires. Ce sont des valets
enflammés, disent les uns, des grenades, disent les autres, qui ont
mis le feu aux voiles du vaisseau russe. Spiritof, Feodor Orlof, ne
voulurent abandonner leur navire que lorsque les débris fumans
des basses vergues tombèrent sur le pont. Grièvement blessé, Has-
san, de son côté, attendit, pour se jeter à la mer, que son vaisseau
fût près de sauter. Une embarcation le recueillit et alla le déposer
tout sanglant sur la plage.
Le spectacle de ces deux vaisseaux se tordant au milieu des
flammes, l'attente d'une épouvantable explosion, avaient jeté l'ef-
froi dans le cœur des capitaines turcs. Ils coupèrent leurs câbles,
et la flotte ottomane dériva pêle-mêle au fond de la rade dont elle
avait si imprudemment entrepris de défendre l'entrée. Les amiraux
russes tinrent conseil. Ils n'avaient pas de brûlots; ils en prépa-
rèrent trois sur-le-champ et composèrent les équipages en partie de
marins grecs et de marins serbes. Ces trois navires, commandés
par deux officiers anglais et par un officier russe, entrèrent dans la
baie au milieu de la nuit. Couverte par la canonnade de toute la
flotte, leur attaque eut un plein succès. Les vaisseaux turcs ne tar-
dèrent pas à sauter en l'air l'un après l'autre. Quand le feu s'étei-
gnit, il n'y avait plus à flot qu'un seul navire ennemi, et ce navire
fut emmené en triomphe par les vainqueurs.
On n'est point d'accord sur le lieu qui avait donné le jour à l'hé-
roïque capitaine dont le courage sauva pour la Turquie la honte de
cette défaite. On le connaissait alors sous le nom de Hassan l'Algé-
rien. Une heureuse expédition tentée quelques mois plus tard à,
Lemnos lui valut le surnom de Hassan-Gazi, Hassan le victorieux.
• C'est sous ce titre qu'il a pris sa place dans l'histoire; mais, qu'il soit
né à Rodosto ou (Ju'il ait vu le jour à Sinope, ce qui est incontes-
774 REVUE DES DEUX MONDES.
table, c'est que, transporté très jeune à Alger, il avait appris son
métier de marin et de soldat à bord des navires de la régence.
Hassan-Gazi fut pendant près d'un quart de siècle l'àme ds la
marine ottomane, l'idole du peuple, le favori tout-puissant du sou-
verain. Il fut sur le point d'opérer en Turquie une grande réforme.
Il était d'usage, dès que la flotte était rentrée dans le Bosphore, de
congédier les matelots jusqu'au k mai. Hassan voulait l'aire con-
struire des casernes pour recevoir les équipages, qu'on ne rassem-
blait au printemps que pour les dissoudre à l'entrée de chaque hi-
ver. Il eût ainsi constitué une marine permanente et devancé dans
cette voie, au grand avantage de l'empire, la plupart des états eu-
ropéens; mais ce projet suscita des ombrages devant lesquels le
capitan-pacha jugea prudent de battre en retraite. L'influence de
Hassan-Gazi ne s'en fit pas moins sentir h bord des vaisseaux turcs.
On les vit en 1788, formés et contenus par cette main vigoureuse,
accepter le combat en pleine mer contre la flotte de l'amiral Wai-
nowitz et obliger cette flotte, bien inférieure en nombre, il est vrai,
à rentrer dans le port de Sébastopol. Il eût fallu être un hardi
capitaine pour oser désobéir à Hassan. Le vainqueur de Lemnos
avait pris l'habitude de surveiller l'exécution de ses ordres le trom-
blon au côté. En 1778, le plus beau navire de la flotte sombra dans
la Mer-Noire. Sa charpente était-elle trop légère, comme celle de
beaucoup de vaisseaux turcs? Ses liaisons manquaient-elles de soli-
dité? Hassan n'eut point cette inquiétude, il ne voulut s'en prendre
qu'à la défectuosité du calfatage. A dater de ce jour, il exigea que
tous les capitaines, sous peine de mort, assistassent à cette impor-
tante opération. Comme Henri II, roi de France par la grâce de
Dieu, il était d'avis qu'on ne pouvait prendre trop de précautions
pour que « la loyauté en cet endroit fut gardée pour le bien de la
chose publique, » et il tua de sa propre main un capitaine qui avait
osé s'absenter pendant que les calfats « besongnaient, » suivant
l'expression de l'ordonnance du 20 juillet 1557, u au fond du na-
vire, qui est le plus dangereux. » Encore si c'eût été « aux mortes-
œuvres et tillacs d'en haut ! »
Quelque puéril que puisse nous paraître aujourd'hui le culte exa-
géré du vaillant favori d'Abdui-Hamid pour un art qui fut autrefois
dans nos ports la première « des maîtrises, « il est certain qu'en
i821 la marine turque n'existait qu'en vertu du souffle de vie dont
Hassan l'avait un instant animée. Ses dernières traditions étaient
celles de 1788; son plus inaltérable souvenir était celui du combat
de Tchesœé. Elle avait été nourrie dans la crainte des brûlots, sans
avoir malheureusement appris comment une escadre s'en peut dé-
fendre. Les Grecs avaient aussi gardé la mémoire de ce désastre,
LES BRULOTS GRECS. 77S
car les Turcs avalent pris un excellent moyen pour ne pas le leur
laisser oublier. Dès que la nouvelle de la catastrophe s'était répandue
à Constantinople et à Smyrne, le peuple, saisi de frénésie, s'était rué
sur les raïas et les avait massacrés. Tchesmé était un nom qui de-
vait éveiller la terreur chez les Turcs, la soif et l'espoir de la ven-
geance chez les Grecs.
III.
L'équipement d'une flotte ne se fait pas seulement avec de
l'enthousiasme. Les trésors des primats d'Hydra avaient été mis
largement à contribution par les insurgés. Les menaces du peuple
leur avaient arraché dès les premiers jours près de 800,000 francs.
Telle famille arma plus tard à elle seule, pour la cause commune,
jusqu'à dix bâlimens dont l'entretien s'élevait à environ â8,000 fr.
par mois. Les épargnes des primats auraient été à ce jeu bientôt
épuisées. 11 fallait de toute nécessité songer à se procurer d'autres
ressources. Les Grecs les plus opulens résidaient en A.sie et dans les
îles voisines du continent asiatique. Les Hydriotes résolurent de les
compromettre et de les engager malgré eux, s'il le fallait, dans la
cause de l'insurrection. La première tentative eut lieu sur l'île de
Samos.
C'est une admirable race que celle qui habite cette île. Sobre,
vaillante, dure à la fatigue, elle n'a été ni amollie par de trop fa-
ciles jouissances, ni épuisée par de trop dures privations. Ses be-
soins sont d'ailleurs aisés à satisfaire. Samos doit probablement à
son climat sec et vivifiant, à son atmosphère pure et transparente,
un privilège que nul pays au monde ne possède peut-être au même
degré : une poignée d'olives noires y peut nourrir un géant. Les
inclinations des Samiens les disposaient à la révolte ; un sol mon-
tueux, des rivages escarpés, se prêtaient dans leur île à la résis-
tance. Un médecin établi depuis quelques années à Smyrne, mais
originaire de Samos, avait de longue date semé sur sa terre natale
les germes de la sédition; il accourut dès qu'il connut le soulève-
ment des îles albanaises. Les médecins ont joué un rôle impor-
tant dans la plupart des révolutions; ici leur intervention était
d'autant plus naturelle qu'ils étaient à peu près les seuls Grecs qui
eussent eu l'occasion d'aller s'imprégner à l'étranger des idées mo-
dernes, et que les Turcs eux-mêmes avaient été les premiers à les
introduire dans le domaine de la politique. Le médecin de Samos,
nommé Logothetis, était homme de résolution. Lorsque le 30 avril
1821 un navire de Spezzia, servant de vedette à la flotte, vint
776 REVUE DES DEUX MONDES.
mouiller à port Vathi, Logothethis appela ses compatriotes aux
armes, mais il ne jugea pas nécessaire de les appeler à se gouver-
ner. Le temps était aux dénominations antiques. Pour mieux indi-
quer la nature du pouvoir qu'il entendait exercer, Logothetis prit
le nom de Lycurgue et s'attribua les fonctions de monothète.
Cette insurrection de Samos, signalée comme tous les autres
soulèvemens par le massacre des familles turques, eut un immense
retentissement sur toute la côte voisine. A Constantinople, on s'en
émut beaucoup plus peut-être que des événemens de la Morée.
Soumettre l'île rebelle devint dès ce moment la pensée dominante
de la Porte. L'empêcher de retomber sous l'autorité du sultan fut
également la préoccupation principale du gouvernement d'Hydra.
Samos était donc destinée à être en quelque sorte, dès le début
des hostilités, Je pivot des opérations navales, a La révolte inopinée
de cette île, écrivait l'agent consulaire de France à Scala-Nova,
excite nos Turcs à une férocité qu'il est difficile d'apaiser. Une par-
tie des habitans grecs s'est dispersée, une autre s'est renfermée
dans ses maisons. Depuis quelques jours, les parages de Samos
sont infestés par deux gros bâtimens armés de canons. On les croit
spezziotes. Ils ont déjà capturé plusieurs navires de différentes na-
tions venant d'Egypte, et notamment des Turcs, dont ils ont rais à
mort les équipages. La conduite de ces forbans jette l'alarme dans
tous nos environs. »
Pendant que ces deux spezziotes croisaient à l'entrée du golfe
d'Éphèse, tenant ainsi en respect les troupes rassemblées par Elez-
Aga, sept navires ipsariotes, sous le commandement de Nikol Apos-
tolis, apportaient l'épouvante dans le golfe de Sniyrne, et faisaient
avorter l'expédition prête à partir pour le Péloponèse. — Le ii mai
1821, la flotte entière, au nombre de trente-sept voiles, fit son ap-
parition sur les côtes de i'Asie-Mineure. Elle se dirigea d'abord vers
le canal de Ghio. Tombazis, qui la commandait, avait cru qu'à son
appel les Chiotes se lèveraient, comme s'étaient levés les Samiens.
Pas un homme de la campagne ne quitta son verger ou son champ
de mastic pour courir aux armes, et la ville que la flotte s'était pro-
posé d'attaquer demeura immobile sous le canon de la forteresse.
Pour mieux s'assurer la fidélité de ses administrés, le gouverneur
de Chio avait fait arrêter à l'avance l'évêque et les primats les plus
considérables. Le 19 mai, la flotte dut rem.ettre à la voile. Des
complications intérieures la ramenèrent momentanément à Hydra.
L'aristocratie hydriote avait pris bravement son parti : engagée
malgré elle dans une lutte qu'elle eût préféré éviter, elle entendait
du moins la soutenir de son mieux, et avait hâte de ressaisir le
pouvoir dont un mouvement populaire l'avait injustement dépouil-
LES BRULOTS GRECS. 777
lée. Cette aristocratie comptait dans ses rangs les plus riches ar-
mateurs et les plus habiles capitaines. Il lui fut facile de reprendre
l'ascendimt que le peuple n'accorde jamais d'une façon bien du-
rable aux élus qu'a choisis son caprice. Kriezis, Tombazis et Sach-
touris se prononcèrent avec éclat contre les démagogues. L'élévation
d'Oikonomos n'avait pas été plus soudaine que ne le fat sa chute.
Abandonné de tous, de ceux même qui l'avaient le plus chaleu-
reusement acclamé, ce favori d'un jour s'enfuit, trop heureux de
pouvoir s'enfuir la vie sauve, et alla chercher sur le continent un
théâtre moins ingrat pour son zèle. Il n'y trouva, après mainte
aventure, que la perte de sa liberté d'abord et bientôt après de la
vie : éternelle fortune des Gracches, qui ne corrigera pas leurs
émules !
La flotte ottomane avait enfin quitté Gonstantinople. Le 3 juin
1821, elle sortait du canal des Dardanelles. Cette flotte se compo-
sait de deux vaisseaux de ligne, de trois frégates et de trois cor-
vettes. Elle était sous les ordres du riala-bey. Il eût fallu un
armement plus considérable pour amener le déplacement du capi-
tan-pacha ou du capitan-bey. Le premier était l'amiral, l'autre le
vice-amiral de la flotte du sultan ; le riala-bey n'en était que le
contre-amiral. Nous retrouvons ainsi chez les Turcs l'organisation
hiérarchique des flottes du xvii* siècle, chez les Grecs les procédés
d'armement du xV. La marine d'Angleterre fut la première à pos-
séder un certain nombre de capitaines entretenus et un cadre per-
manent d'officiers subalternes; mais nulle puissance n'eût mis une
flotte en mer sans lui donner pour la circonstance un amiral posté
au centre du corps de bataille, un vice-amiral chargé de conduire
la tête de l'armée, un contre-amiral destiné à régler les mouvemens
de l'arrière-garde. Dès que l'amiral avait reçu l'ordre d'équiper la
flotte, il délivrait lui-même les commissions d'officiers et de capi-
taines. Parmi les capitaines, il choisissait ses deux lieutenans, le
vice-amiral et le contre-amiral. Ces désignations indiquaient donc
une fonction plutôt qu'elles ne conféraient un grade. L'organisation
des plus grandes marines européennes conserva un caractère es-
sentiellement temporaire jusqu'au milieu du xvii" siècle, et c'est
sur ce patron antique que la marine ottomane était restée consti-
tuée. Les Turcs n'ont rien inventé que je sache; mais leur apathie
a montré une puissance de conservation qui jusqu'ici n'avait ap-
partenu qu'aux cendres de Pompeïa et aux laves d'Herculanum.
Quant aux Grecs, il faudrait peut-être remonter jusqu'au temps
de François I" pour se faire une idée exacte des institutions et des
allures de la marine militaire qu'ils venaient d'improviser. « Le
bourgeois du navire et l'avitailleur » ne recevaient pas toujours la
778 REVUE DES DEUX MONDES.
part du butin qui leur avait été promise en compensation de leurs
avances, et o les compagnons de guerre » qui avaient reçu «congé»
du gouvernement d'Hydra de « mettre navire sur mer pour faire
guerre aux ennemis» étaient aussi sujets que les «mariniers» dont
se plaignaient avec amertume les ordonnances de 1543 et de 1557 « à
dresser mutinations et querelles à l'encontre de leur capitaine, à lui
dire paroles déshonnêtes et malsonnantes, jusques à le vouloir quel-
quefois outrager, mettant la main aux armes, le contraignant à se
soumettre à leur simple vouloir, chose qui, observe fort judicieuse-
ment le roi Henry dans son édit daté du château de Saint-Germain-en-
Laye, est de très mauvais exemple et de pernicieuse conséquence. »
N'a-t-on pas dans ces quelques lignes le tableau frappant des dés-
ordres qui viendront interrompre les plus importantes opérations
des flottes grecques, et qui finiront par livrer à l'invasion ennemie
Caxos, Ipsara et le Péloponèse? D'un côté l'aveuglement, l'impré-
voyance, la lourdeur, de l'autre l'héroïsme et l'indiscipline, voilà
le spectacle que vont nous offrir les deux armées navales que l'in-
surrection grecque a mises en présence.
Le 30 mai J82!, la flotte de Tombazis avait repris la mer. Partie
du canal d'Hydra, elle remontait l'Archipel précisément au moment
oiî la flotte ottomane, longeant les côtes de la Troade, faisait route
vers l'île de Samos. A l'entrée de la nuit, les éclaireurs gi'ecs re-
connurent la flotte du riala-bey. L'attaquer sur-le-cbamp eût été
jeu de dupes. Des bricks de dix à vingt canons ne pouvaient, avec
leur calibre inférieur, livrer un combat d'artillerie à des vaisseaux.
Leurs boulets n'auraient pas traversé ces murailles épaisses. Abor-
der ces « montagnes mouvantes, » — tel était le nom que portait
un des navires turcs, — semblait tout au moins aussi impraticable.
On ne passe pas aisément du pont d'un brick sur celui d'un vais-
seau, et, quand on y aurait réussi, était-il bien prudent d'aller af-
fronter les Turcs sur le seul terrain où l'énergie musculaire et la
force brutale pouvaient encore triompher de l'intelligence? Les
Grecs n'eurent pas cette sim.plicité; ils montrèrent, dès cette pre-
mière rencontre, qu'ils n'avaient pas oublié les leçons d'Ulysse.
Quand le sort de la patrie est en question , il ne faut prendre que
des résolutions sérieuses, et l'héroïsme lui-même n'est pas de sai-
son, s'il peut compromettre un aussi vital intérêt. Les Grecs se
contentèrent de suivre et d'observer la flotte ottomane, attendant
tout du sort, épiant l'occasion favorable et comptant bien sur la
gaucherie de leurs ennemis pour la leur fournir. Le 5 juin en effet,
à la hauteur de Chio, un vaisseau turc s'était déjà séparé du gros
de la flotte; il faisait force de voiles pour la rejoindre, quand les
Grecs, aux premières lueurs du jour, l'aperçurent. Lui donner la
LES BRULOTS GRECS. 779
chasse pour l'envelopper, s'il était possible, fut l'affaire d'un in-
stant. Le Turc, épouvanté, prit la fuite et s'alla réCiigier sur la côte
occidentale de l'île de Métélin , au mouillage de Porto-Sigri. Les
bricks grecs entrèrent dans la baie à sa suite et vinrent successi-
vement défiler à sa poupe; mais leurs pièces impuissantes produi-
saient peu d'effet sur ce colosse immobile, qui ripostait de son
mieux avec ses gros canons de retraite. L'amiral ipsariote, Nikol
Apostolis, se souvint du combat de Tchesmé. C'était avec des brû-
lots qu'on avait alors détruit les Turcs; c'était encore avec des
brûlots qu'il fallait les attaquer. Gn sait comment se dispose ce
vieil engin de guerre. On charge un bâtiment de matières combus-
tibles, on arrose son gréeraent de poix, ses voiles de térébenthine;
on prépare une mèche qui puisse dans un temps donné mettre le
feu aux poudres et le communiquer aux divers foyers de cette
fournaise. Une plate-forme est installée» sous la poupe pour qu'a-
vant l'abordage l'équipage tout entier s'y réfugie.
C'est de cet abri que jusqu'au dernier moment on fait encore
mouvoir le gouvernail. Une embarcation rapide suit à la remorque,
prête à recevoir les fugitifs. On s'avance protégé par la nuit, sou-
vent par la fumée et la canonnade de la flotte. Si le vent ne fait pas
défaut, si l'on n'a pas été découvert, démâté ou coulé avant d'avoir
pu toucher le but, on jette les grappins sur le bâtiment ennemi, on
s'attache à ses flancs et on met le feu à la mèche. L'instant cri-
tique est venu. C'est alors qu'il faut s'élancer dans l'embarcation
halée sous la poupe, qu'il faut ceindre ses reins et ramer pour sa
vie, car il n'y a pas de pardon, même dans la guerre que se font
entre eux les peuples civilisés, à espérer de l'ennemi qu'on attaque
ainsi dans l'ombre et la torche en main. Aussi quelle émotion a fait
battre à cette heure les cœurs les plus intrépides ! Le baleinier prêt
à darder son harpon ne rassemble pas avec plus de soin toute son
énergie. Le coup est porté! En arrière! en arrière! si vous voulez
vivre. Les convulsions du monstre sont mortelles pour tout ce qu'il
touche. Bien des brûlots se sont, dans la guerre de l'indépendance
aussi bien que dans les batailles moins modernes, arrêtés en che-
min, ou se sont, après l'abordage, consumés inutiles. Un vrai ca-
pitaine de brûlot était un homme rare, même au temps où l'on
ne savait faire la guerre qu'avec des brûlots. Les deux premiers
navires dirigés par les Grecs contre le vaisseau turc pour l'in-
cendier dérivèrent le long de ses flancs sans s'y accrocher. Le troi-
sième, — un brick de 200 tonneaux, monté par 18 hommes, —
fut bravement conduit par son capitaine sous le bossoir du vais-
seau. Cet homme déterminé mérite assurément qu'on retienne son
nom. Il s'appelait Pappa INikolo. Il assujettit par une forte amarre
780 REVUE DES DEUX MONDES.
le brûlot au vaisseau abordé, mit le feu à la mèche, et sauta
dans la barque où déjà l'attendaient ses compagnons. En un in-
stant, les flammes montèrent jusqu'aux voiles du brick, la coque du
vaisseau fut enveloppée dans une nappe de feu et de fumée. Les
Turcs avaient coupé leur câble, mais les deux navires dérivèrent
ensemble vers le fond de la baie, tous deux embrasés, tous deux
confondus dans le même incendie, jusqu'au moment où la soute à
poudre du vaisseau fit explosion. Les chaloupes, chargées à cou-
ler bas, furent cependant insuffisantes à recevoir les fuyards. Les
matelots turcs se jetaient en foule à la mer pour tenter de gagner
la rive à la nage. On suppose qu'il périt près de âOO personnes,
victimes de ce premier sinistre. Pour la marine du sultan, la leçon
était rude; pour les Grecs, le secret de la guerre était trouvé.
Bientôt connu des autres navires de la flotte ottomane, le désastre
de Porto-Sigri terrifia le riala-bey. Il abandonna le projet d'atta-
quer Samos et se hâta d'aller chercher la protection du canon des
Dardanelles. Tombazis ne se crut pas de force à l'y poursuivre. Il
préféra conduire son escadre au mouillage de Mosco-iNisi. Les îles
Mosco forment à l'entrée du golfe d'Adramyti, en face de Métélin,
une des rades les plus sûres et les plus vastes de la côte d'Asie.
Par le rude hiver de iSh9, l'escadre de l'amiral de Parseval y resta
pendant quelques jours abritée. Une ville de 30,000 âmes, sortie
du néant depuis un demi-siècle, avait peu à peu couvert de ses
édifices le contour de la baie. Les Turcs appelaient cette ville
Aïvali; les Grecs, qui l'avaient fondée, lui donnaient le nom de Cy-
donia. Dépendance du gouvernement de Pergame, cette cité, aussi
libre qu'Hydra et Spezzia, avait grandi en silence aux extrémités de
ce pays désert. C'était une sorte de petite république oubliée,
peut-être même inconnue de la Porte. On venait s'y instruire des
divers points de l'Archipel, car ses écoles florissantes avaient ac-
quis une juste célébrité. Les milices turques , qui s'étaient mises
en marche à l'appel du sultan pour aller combattre les infidèles sur
les bords du Danube, ne pouvaient passer à portée d'une cité toute
chrétienne sans éprouver le désir de la piller. L'apparition de la
flotte grecque leur en fournit l'occasion et le prétexte. Le 16 juin
1821, des bandes fanatiques et à demi sauvages pénétrèrent dans
la ville.
Les Grecs depuis deux jours s'attendaient à cet assaut. Les plus
riches, qui étaient en même temps et à juste titre les plus effrayés,
avaient à la hâte préparé leur fuite. L'eau, trop peu profonde aux
abords de la ville, tenait malheureusement les embarcations de la
flotte à une assez grande distance du rivage. Il fallut s'embar-
quer sur des radeaux pour rejoindre les canots qu'avait expédiés
LES BRULOTS GRECS. 781
Tombazis. 5,000 personnes furent ainsi sauvées; les Turcs firent
main basse sur le reste. Quant à la ville, ils la réduisirent en cen-
dres. Tout ce qui ne fut point égorgé fut vendu comme esclave. Les
marchés de Brousse, de INicomédie, de Smyrne, de Constantinople,
regorgèrent pendant plusieurs mois des malheureux survivans du
sac d'Aïvali. Parmi les habitans qui avaient réussi à s'échapper,
bien peu avaient pu emporter une faible portion de leurs richesses.
On vit des gens qui la veille possédaient une maison remplie de
serviteurs contraints de servir eux-mêmes pour gagner le pain
amer de l'exil. Cet affreux épisode fit oublier à l'Europe les mas-
sacres du Péloponèse. Tout l'intérêt passa du côté des insurgés.
Quelque horreur que pussent inspirer leurs excès, on se sentit
porté à en rendre responsable cette puissance arriérée qui, au
xix^ siècle, n'avait pas encore aboli les pratiques barbares d'un
autre âge, et souffrait que des populations entières, quand elles
n'avaient pas péri sous le sabre, fussent vendues comme la part
la plus légitime du butin. De tels maîtres ne donnaient point de
prise à la pitié, et cependant, parmi les victimes de l'insurrec-
tion, plusieurs, par leur âge, par leur innocence, par leurs vertus
domestiques, auraient assurément mérité un meilleur sort. Elles
payèrent la faute des institutions les plus coupables qui aient ja-
mais gouverné des hommes.
IV.
Le 22 juin 1821, après cette démonstration inutile et funeste, la
flotte grecque était de nouveau retournée au port. La campagne
en somme avait été peu fructueuse; mais à la même époque une
autre division chassait du mouillage de Patras cinq bâtimens turcs,
les obligeait à se réfugier sous le canon de Lépante, pénétrait de
nuit dans le golfe de Corinthe, en sortait en plein jour, et fran-
chissait ainsi deux fois l'étroit passage des petites Dardanelles,
sans se laisser arrêter par l'aspect formidable des batteries du châ-
teau de Roumélie et du château de Morée. Cette expédition avait
été vivement menée, et n'avait pas peu contribué à décider l'éva-
cuation de Missolonghi par les Turcs. C'était la renommée naissante
de Miaulis qui se levait à l'horizon. La flotte grecque devait avoir
dans cet habile et entreprenant amiral son Tourville, comme elle
aurait dans l'intrépide Canaris son Jean-Bart.
Les opérations des flottes grecques se trouvaient limitées par
deux circonstances fâcheuses : l'exiguïté des ressources financières
et l'insubordination impatiente des équipages, qui, n'ayant con-
782 REVUE DES DEUX MONDES.
senti à s'engager que pour un mois, désertaient ou se mutinaient,
une fois ce délai expiré. On n'avait donc jamais le temps de pour-
suivre un succès ou de réparer un échec. Avant d'accuser les chefs
d'inertie, il faudrait, quand on écrit l'histoire, tenir avant tout
grand compte des conjonctures au milieu desquelles il leur a fallu
se débattre. Les amiraux turcs eux-mêmes auraient sans aucun
doute droit à quelque indulgence, quand on songe que la révolu-
tion grecque leur avait tout d'un coup ravi l'élite de leurs équi-
pages et leurs pilotes, les laissant aux prises avec de constans
soupçons de trahison. Le riala-bey avait été disgracié. C'était pro-
bablement justice; mais le capitan-bey, Kara-Ali, qui lui succéda,
ne paraît pas avoir eu une meilleure fortune. C'était cependant,
assure-t-on, un homme de résolution et un marin expérimenté, —
aussi expérimenté que pouvait l'être à cette époque un amiral
turc. 11 ramena en toute hâte l'escadre devant Samos. Les vigies
de cette île signalèrent dès le 15 juillet l'approche de trente voiles.
Ces bâtimens mouillèrent le lendemain devant la côte méridionale
de l'île, vis-à-vis le village de Cora, et non loin de l'entrée du dé-
troit de Mycale. Déjà, par les soins d'Elez-Aga, les agens des puis-
sances étrangères résidant à Smyrne avaient été avisés du châti-
ment terrible qui menaçait l'île rebelle, et ils avaient dû en faire
retirer leurs consuls.
L'appareil déployé par les forces ottomanes tendait jusqu'à un
certain point à confirmer ces menaces. La flotte grecque leur laissait
le champ libre, et il allait falloir repousser le débarquement corps
à corps. Les Samiens intimidés prenaient déjà la route de leurs
montagnes. Logothetis, montrant un front plus hardi à l'orage, re-
tint près de lui quelques braves qu'il s'était appliqué à discipliner,
et, avec cette élite, soutenu par une batterie de quelques pièces
légères, il entreprit de défendre aux embarcations turques l'accès
de la plage. Un succès presque inespéré justifia son audace. Les
Turcs firent de vains efforts pour prendre terre, et l'amiral dut son-
ger à faire venir de nouvelles troupes de la côte d'Asie. Neuf trans-
ports furent expédiés à Scala-Nova. Ces navires rencontrèrent en
route la flotte grecque, qui revenait d'Hydra plus forte que ja-
mais, car elle comptait alors soixante-cinq bâtimens. Les transports
turcs évitèrent la capture en se jetant à la côte, mais ils n'évitèrent
pas la destruction. Les Grecs y mirent le feu en face des milices
hurlant sur le rivage et presque en vue de la flotte ottomane, com-
posée de quatre vaisseaux, dont deux de quatre-vingts canons, de
cinq frégates et de douze bricks ou corvettes.
Cette flotte était trop prudente pour attendre l'ennemi au mouil-
lage. Les vents lui interdisaient l'abri des Dardanelles. Elle se laissa
LES BRULOTS GRECS. 783
emporter vers le golfe de Cos. Ce fut dans ces parages que la flûte
du roi la Boiiite la rencontra inopinément le 22 juillet, et la vit ve-
nir au mouillage. Le capitaine de la Bonite put ainsi communiquer
avec l'amiral turc et juger de plus près les navires que Kara-Ali
avait sous ses ordres. « Cette escadre, écrivait-il, est armée en
grande partie de Francs. Les bâtimens paraissent en bon état et
manœuvrent passablement. » Le lendemain, le même capitaine,
se dirigeant vers Samos, tombait au milieu de la flotte grecque.
Avertis par les frégates qu'ils tenaient en observation, les Turcs
avaient mis précipitamment sous voiles. Les Grecs leur lancèrent
en vain quelques brûlots. La brise était fraîche, les vaisseaux otto-
mans réussirent à les éviter. Pendant que cette escadre inquiète,
harcelée, faisait tous ses efforts pour se rapprocher encore une fois
des Dardanelles, les navires d'Hydra faisaient route pour Samos.
On évaluait généralement à cent cinquante navires, armés pour
la plupart en grands bricks de guerre, les forces navales des insu-
laires d'Hydra, de Spezzia et d'ïpsara; mais ces navires, si nom-
breux qu'ils pussent être, suffisaient à peine à leur tâche. Ils avaient
en effet à conteuir la flotte des Dardanelles, à surveiller la division
sortie du golfe de Lépante et mouillée à cette heure en face de Cor-
fou, à seconder enfin par un étroit blocus les opérations des divers
corps de troupes qui serraient de très près les places du littoral.
30,000 hommes assez mal armés étaient répartis en Morée de la
manière suivante : 2,000 observaient Coron, 3,000 autres assié-
geaient Modon et Navarin, 4,000 s'étaient réunis devant Patras,
10,000 sur les hauteurs de Tripolitza, 8,000 au pied de l'Acro-
Corinthe; 3,000 Maniotes cernaient Monembasia. On connaît la si-
tuation de cette forteresse, qui tour à tour défia, entre les mains
des Grecs et des Latins, tant de furieuses attaques. Bâtie sur un
îlot escarpé entre le cap Saint-Ange et le golfe d'Argos, un pont la
relie à la côte du Magne. Le 2 avril, elle avait servi de refuge aux
familles des villages de la Laconie qui avaient pu échapper aux
fureurs des Grecs. Ce surcroît d'habitans venait mal à propos, car
la forteresse n'était alors approvisionnée que pour un mois. Si le
grand-seigneur avait le soin de renouveler à des époques périodi-
ques les vivres de ses places fortes, les gouverneurs avaient la cou-
tume de vendre ces provisions au fur et à mesure qu'on les leur
livrait. La faute eût été facilement réparable, si la garnison n'eût
été bloquée que par terre; mais les bricks spezziotes ne tardèrent
pas à paraître. Ils revenaient de leur première croisière chargés
de butin; ils avaient capturé des navires barbaresques et des ba-
teaux candiotes, des bâtimens très riches partis de Dulcigno. Déjà
trois cents personnes, négocians et matelots, avaient été conduites
784 REVUE DES DEUX MONDES.
à Spezzia, où on les avait égorgées. Il restait à bord quelques pri-
sonniers; les Grecs les débarquèrent et sommèrent les habitans
de Monembasia de se rendre. « Toute la Grèce, disaient-ils, est
en insurrection. Le jour de la liberté est arrivé, nous allons re-
conquérir noire empire. » Les Turcs se montrèrent insensibles à
ces bravades. « Ils n'avaient aucun ordre du sultan pour livrer la
place, et ils étaient décidés à soutenir leurs droits jusqu'à la der-
nière goutte de leur sang. » Les bâtimens grecs commencèrent à
canonner la forteresse; les Turcs ripostèrent, le dommage fut nul
de part et d'autre. Avant de se résigner aux lenteurs d'un blocus,
les Spezziotes eurent recours à l'intimidation. Ils firent fusiller
par les Maniotes, sous les yeux des habitans de Monembasia, les
prisonniers, hommes et femmes, qu'ils avaient débarqués. Les as-
siégés ne s'en montrèrent que plus résolus à se défendre. Quand
ils eurent mangé les chiens, les chats, les chevaux, les animaux
les plus immondes, ils finirent par s'entre-tuer. Des enfans furent
égorgés et dévorés secrètement. La dernière ressource fut la mousse
de mer attachée aux flancs des bateaux : on la faisait bouillir avec
un peu d'huile. La garnison tenta quelques sorties. Les cadavres
des Grecs restés sur le champ de bataille étaient apportés dans
l'enceinte de la ville et vendus publiquement à 10 et 12 piastres
l'oque.
Cette résistance désespérée devait avoir un terme. Le frère
d'Alexandre Ipsilanti, le prince Démétrius, venait d'arriver en Mo-
rée ; les Moréotes le mirent à la tête de leurs troupes. Les premiers
actes du nouveau commandant en chef tendirent à inaugurer une
politique plus clémente. Le prince Grégoire Cantacuzène fut auto-
risé à. offrir des conditions acceptables aux héroïques défenseurs de
Monembasia. Le 5 août 1821, les Grecs prenaient possession de la
place; mais, s'il dépendait du prince d'accorder aux vaincus une
capitulation digne de leur courage, il était hors de son pouvoir d'en
faire respecter les clauses. Six cents prisonniers avaient éLé embar-
qués sur trois bâtimens spezziotes qui devaient les conduire en Asie;
ce fut à Gaxos que les Spezziotes les débarquèrent. Ils les laissèrent
sur ce rochor ennemi sans vivres, sans vêtemens, après les avoir
complètement dépouillés. Elez-Aga fut par bonheur informé de cet
abandon. Un bâtiment autrichien nolisé pour un mois par un négo-
ciant français, M. Bjnfort, se trouvait à Scala-Nova. Notre compa-
triote s'émut au récit que lui fit l'aga ottoman; il consentit à se
rendre sur-le-champ à Gaxos, et ce fut un Français qui, ramenant
enfin le 19 août les prisonniers de Monembasia en Asie, acquitta
l'engagement d'honneur contracté, au nom de la Grèce, par le
prince phanariote.
LES BRULOTS GRECS. 785
Ainsi commençait par le fait d'une initiative privée, dont il était
bon de ne pas laisser périr le souvenir, cette mission d'humanité
à laquelle nous verrons, pendant sept années consécutives, nos ca-
pitaines se dévouer avec une abnégation que ne découragèrent ni
l'ingratitude, ni les calomnies, ni les atta(|ue3 réitérées dont notre
propre commerce devint l'objet.
V.
Les Moréotes étaient peu estimés des autres Grèce. Leurs klepthes
les plus célèbres avaient la réputation de s'attaquer plus souvent
à leurs compatriotes qu'aux Turcs. Il faut faire cependant une
exception en faveur des Maniotes; non moins prompts que les autres
au pillage, ils se distinguaient du moins par leur franchise et par
leur indépendance. Tel était le caractère de ces Mavromichalis
dont presque toute la famille paya de son sang la régénération de
la Grèce. Le chef de cette famille, Petro-Bey, administrait le Magne
au nom du capitan-pacha. Avec sa parenté puissante, avec la con-
sidération dont il jouissait parmi les hétairistes, Petro-Bey semblait
destiné à être le chef de l'insurrection; mais, pour garder ce poste
élevé, il lui eût fallu une ambition mieux trempée et un naturel
moiijs facile. Les klepthes de la Morée ne tardèrent pas à disputer
au chef des Maniotes le commandement des armées et la conduite
de la guerre. Colocotroni est le type de ces capitaines. II avait
cinquante ans au début de la révolution. Son père avait été obligé
de chercher en 1779 un refuge dans le Magne ; il y fut tué par un
détachement de troupes turques l'année suivante. Le jeune Coloco-
troni grandit au milieu des troubles du Magne, bouleversé par des
luttes sauvages, entreprises pour obtenir la suprématie. A l'âge de
vingt-sept ans, il était davenu brigand de profession. En 1806, il
était contraint de se retirer aux îles ioniennes et de prendre du
service sur un corsaire. En 1810, Zante appartenait aux Anglais;
Colocotroni entra à leur service, devint major au régiment grec,
et retourna deux ans après à son ancien métier de commerçant
de bestiaux. Les Russes se l'attachèrent, et il fut de bonne heure
initié à tous les secrets de l'hétairie. Le 15 janvier 1821, il quittait
Zante pour rejoindre ceux qui préparaient le soulèvement, et dé-
barquait à Kardamyle dans le Magne.
En Morée, les Grecs avaient été bientôt maîtres de tout le pays ,
mais dans la Grèce continentale les Armatoles se décidèrent moins
vite à prendre les armes contre le sultan , au service duquel ils
avaient une solde élevée. Beaucoup de soldats chrétiens ne vou-
lOME cm. — 1873. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
laient pas quitter le camp de Kurchid avant la chute de Janina,
car le seraskier avait promis à ses troupes de leur payer tout l'ar-
riéré de leur solde dès qu'il se serait emparé des trésors d'Ali. Ge-
pendant'le 25 avril 1821 toute la population chrétienne de la Grèce
orientale avait pris les armes. Du cap Sunium à la vallée du Sper-
chius, qui débouche près des Thermopyles et touche aux confins de
la Thessalie, dans des centaines de villages, les familles musulmanes
furent entièrement détruites. Les habitans de Thèbes et de plu-
sieurs villages de la Béotie trouvèrent un refuge dans la forteresse
de Négrepont.
Athènes n'avait plus qu'une importance secondaire; cette ville
était l'apanage du sérail. Les musulmans y formaient environ le
cinquième de la population; la garde du voïvode se composait de
60 soldats albanais. Au premier bruit de l'insurrection, les Turcs
se réfugièrent dans l'Acropole.
Missolonghi fut la première place qui, dans la Grèce occidentale,
épousa la cause de la révolution. Le 1^' juin, les soldats qui l'oc-
cupaient se retirèrent, et le lendemain les habitans de Missolonghi
et de Ja petite ville voisine d'Anatolikon proclamèrent leur adhé-
sion à l'indépendance de la Grèce. La plus importante ville de la
Grèce occidentale était Vrachori, située dans un district fertile sur
la route qui va de Janina à Lépante. Cette ville renfermait 500 fa-
milles musulmanes, parmi lesquelles on comptait plusieurs grands
propriétaires terriens dont les ancêtres avaient hérité, au temps de
la conquête, des fiefs primitivement possédés par les nobles francs.
Le 9 juin 1821, Yrachori fut attaquée par 2,000 Armatoles, quel-
ques jours après par A, 000. 300 Albanais la défendaient; ils trai-
tèrent à part, et obtinrent de s'éloigner. Les Juifs et les Turcs furent
presque tous massacrés.
Ainsi en trois mois les chrétiens s'étaient rendus maîtres de toute
la Grèce au sud des Thermopyles et d'Actium, à l'exception des
forteresses qui étaient bloquées. Les forteresses qui restaient entre
les mains des Turcs étaient : en Morée, Tripolitza, Nauplie, Go-
rinthe, Patras et le château de Morée, Navarin, Modon, Goron et
Monembasia, — dans la Grèce continentale, Athènes, Zeiîouni, Lé-
pante et le château de Rouraélie, Vonitza, — dans l'Eubée, Négre-
pont et Caristo.
« En définitive, écrivait l'amiral Halgan, quelle que soit l'issue
de -cette guerre, commencée avec quelques bâtimens de commerce,
des fusils à mèche et des bâtons, le résultat actuel est celui-ci :
le gouvernement ottoman n'existe plus dans .la Grèce proprement
dite qu'au sommet de quelques acropoles que mine la faim. Au
milieu d'un pays âpre où tout est défilé, montagnes, embuscades
LES BRULOTS GRECS. 78?
et positions militaires, des milliers d'Asiatiques auront à combattre
une population entière qui va trouver à s'armer. Les Albanais de
1770 auraient été plus redoutables sans doute, et leurs fils n'ont
point dégénéré ; mais ils sont aujourd'hui divisés et sans chefs.
Quand de tels hommes suivent un pacha, c'est avec l'espérance de
piller sans danger plutôt qu'avec la certitude de combattre sans
profit. La population grecque des provinces européennes trouve
aujourd'hui un auxiliaire puissant dans la nécessité où elle s'est
mise de n'être pas vaincue pour n'être pas exterminée. Quant aux
Grecs d'Asie, il est plus triste que difficile de conjecturer quel sera
le sort de beaucoup d'entre eux. »
Le début de toutes les insurrections est généralement rempli d'es-
pérance : on dirait un printemps qui se couronne de fleurs; les
épreuves ne viennent que plus tard. Pour la Grèce, ces épreuves se
présentèrent avant la fin de la première campagne. Les années qui
suivirent ne firent que les aggraver. Les efforts croissans de l'en-
nemi, les progrès de sa discipline, le désordre qui à la même épo-
que s'introduisait dans les rangs des palikares et dans les conseils
du gouvernement, toutes ces faiblesses de l'hellénisme, dont une
seule eût suffi à décider la ruine irréparable d'une cause moins lé-
gitime, semblèrent de 1822 à 1827 se conjurer pour faire avorter
l'œuvre de régénération entreprise sous les auspices sanglans dont
je n'ai point exagéré le tableau.
Enivrés de leurs premiers succès, les insulaires ne prévoyaient
pas les retours de fortune qui allaient bientôt menacer leur exis-
tence politique. Ils ne songeaient qu'à se livrer « avec toute la sé-
curité de l'enfance aux caprices de leur riante et active imagina-
tion. » Leur premier soin avait été de rejeter bien loin le bonnet et
l'habit de raïa, de laisser croître leurs cheveux et de revêtir le cos-
tume antique avec une sorte de casque sur lequel on pouvait lire
ces mots : mort ou liberté. Les amiraux s'appelaient des navarques,
et les capitaines, suivant l'exemple de la Bobolina, se montraient
sur leur pont vêtus à la macédonienne. Toutes les révolutions ont
connu ces premiers momens d'ivresse; toutes ont été bientôt rame-
nées au sentiment de la réalité par des préoccupations qui n'ont
assurément rien de poétique, mais qu'il n'est pas permis à la nature
humaine de négliger. Ce qui fait triompher la cause des peuples, ce
n'est pas l'enlliousiasme, ce n'est pas même l'héroïsme individuel,
c'est la patience. Les bergers moréotes, si dédaignés par les fiers
Armatoles de la Thessalie et de la Macédoine, ont sauvé l'indépen-
dance de la Grèce quand les insulaires eux-mêmes semblaient prêts,
à la déserter. S'il y a eu, durant cette longue guerre, des âmes^
défaillantes, des cœurs irrésolus, ce n'est pas dans cette popula-
788 REVUE DES DEUX MONDES.
tion depuis longtemps déshabituée des armes qu'on les a trouvés.
L'insurrection de 1821 a eu d'ailleurs des conséquences poli-
tiques qu'on n'en attendait pas. Elle a secondé puissamment les pro-
jets de réforme du sultan. Ni la guerre de 1769, ni celle de 1790
n'avaient été pour la Turquie une leçon suffisante. Ce fut la régé-
nération de la Grèce qui amena la transformation de la puissance
ottomane. Si l'empire échappe à la ruine qui le menace encore, il
ne le devra qu'à la secousse que lui ont imprimée ces événemens
où l'Europe avait cru entrevoir les signes avant-coureurs d'une
chute irrémédiable. Comme la mosquée de Sainte-Sophie, la Tur-
quie s'est raffermie sur sa base, après un tremblement, de terre;
mais, comme la vieille basilique, elle en est restée légèrement dé-
jetée. 11 faut aujourd'hui la redresser et l'asseoir carrément sur des
institutions nouvelles. Les documens que j'ai rassemblés me per-
mettront de mener de front cette double étude : l'influence de la
guerre de l'insurrection sur l'avenir de la Grèce chrétienne et sur
celui de la Turquie musulmane. J'espère que l'attention du lecteur
ne se lassera pas des développeraens oii pourra m'entraîner un si
vaste sujet.
Je ne suis pas de ceux, je l'avoue, qui conseilleraient à la France,
dans la crise douloureuse qu'elle traverse, de se désintéresser de
tout ce qui ne la touche pas directement. Je n'ai pas, comme tant
d'autres, le remords de notre générosité. C'est à notre humeur
sympathique, à notre esprit humain et chevaleresque, que nous de-
vons la place- importante qui nous a été faite dans le monde. Ne
nous corrigeons pas de nos heureux défauts; ne croyons pas que le
bien opéré puisse jamais tourner au détriment de la nation qui,
négligeant des intérêts égoïstes, a su courageusement l'accomplir. Il
y a d'étonnans retours de fortune pour les peuples qui ont contribué
au progrès de l'humanité. La Grèce en offre un éclatant exemple.
La France, — un poète l'avait déjà fait ressortir, — n'a eu d'égal
à ses grandeurs que ses adversités; mais le souvenir de ses œuvres
s'est toujours interposé à temps entre elle et ses ennemis. Nous
sommes prompts à douter de nous-mêmes; nous montrons un fatal
penchant à nous calomnier, et on pourrait citer telle époque de
notre longue et glorieuse histoire où la moitié de la France ne fut
occupée qu'à déshonorer l'autre. Ce qui me console, t'est que l'é-
tranger ne nous croit pas. Il faut avoir voyagé dans ces pays où
passa notre épée et où la mémoire de nos bienfaits, quoi qu'on en
puisse dire, subsiste, pour savoir ce que le monde attend encore
de nous; on dirait que l'inquiétude inspirée par nos revers n'a fait
que raffermir le sentiment de notre nécessité.
Le monde sans la France, ce serait l'univers sans flambeau. On le
LES BRULOTS GRECS. 789
comprend, on le dit, et, si nous voulons vivre, soyons bien convain-
cus que chacun pour sa part nous y aidera; mais restons, pour
l'amour du ciel, ce que nous sommes, ne desséchons pas nos
âmes sous prétexte que nous avons été dupes. L'attrait le plus
sérieux que m'inspire le travail auquel je me livre, je le trouve
dans la satisfaction que j'éprouve à rencontrer mon pays à la tête
de toutes les démarches loyales. Il n'y a pas dans cette longue pé-
riode si confuse, si agitée, si inquiétante parfois, qui commence
en 1821 et se prolonge jusqu'en 1830, un seul acte de nos agens
ou de nos capitaines que je voulusse répudier. Je ne suis même pas
tenté de sourire de notre philhellénisme , les exagérations ds notre
enthousiasme m'attendrissent bien plus qu'elles ne m'offusquent.
J'aime à voir sur la plage de Ghio le capitaine Lalande « baiser la
vieille moustache du général Fabvier. » J'aime à voir nos salons
s'ouvrir à la poésie des récits qui les disputent avec succès à des
amusemens plus frivoles. J'aime à voir Canaris recommander son
fils (c aux bontés de M""® de Castellane » et ce jeune Thémistocle,
dont les lèvres balbutient à peine quelques mots de français, égayer
le cercle charmant qui l'entoure en voulant « couper la tête à
gros Turc.» Oui certes, ce fut une grande époque que celle où un
gouvernement d'ordre et d'autorité prit en main la cause d'un
peuple presque anéanti, et fit céder les considérations jalouses de la
politique à la voix de l'humanité. Ce jour-là, on put reconnaître la
France; on ne la reconnaîtrait pas, si, changeant sa devise, elle se
repentait « d'avoir fait les œuvres de Dieu. »
Les détails dans lesquels je suis entré jusqu'ici vont me per-
mettre de marcher d'un pas plus rapide dans la voie qui doit nous
conduire au récit des deux grands événemens de cette guerre, le
massacre des janissaires et le combat de Navarin. Le premier de ces
événemens ouvrira pour la Turquie l'ère des transformations; le se-
cond décidera de l'affranchissement de la Grèce.
E. JuRiEN DE La Grwière.
LES ÉCOLES A PARIS
S'il est une question qui mérite d'être abordée d'une façon abs-
traite, c'est celle de l'enseignement, car d'elle dépend l'avenir même
de notre pays. Cependant elle a fait surgir un chaos d'opinions qui se
heurtent avec véhémence, et rappellent les disputes d'où naquirent
les guerres de religion. Que sortira-t-il de là? L'instruction obliga-
toire sans nul doute, qui est le corollaire forcé du suffrage uni-
versel, et dont la nécessité s'impose aux préventions les plus récal-
citrantes; mais sur ce terrain, qui devrait être celui de la concorde
générale, il est à craindre qu'on ne soit pas près de s'entendre : —
obligatoire et gratuite, — obligatoire seulement, — moralement
obligatoire, — obligatoire et cléricale, — obligatoire et laïque; c'est
la tour de Babel. Ceux qui parlent semblent même ne pas se com-
prendre, car dans ces batailles, où la logomachie tient plus de
place que le raisonnement, le grand problème de l'enseignement
n'est pas un but, ce n'est qu'un prétexte. Deux partis sont en pré-
sence, deux frères ennemis, qui voient dans la direction que pren-
dra l'enseignement la victoire ou la défaite de leur opinion. Pour
l'un, le clergé et ce qu'on peut appeler les ordres scolaires repré-
sentent « l'obscurantisme, » un vieux mot qu'il serait bon de ne
plus jamais employer; les écoles congréganistes sont « l'enseigne-
ment mutuel de l'abrutissement et de l'hypocrisie. » Pour l'autre,
l'université est « la bête de l'Apocalypse, elle est la négation de
Dieu, l'appel au matérialisme, la grande -prêtresse du néant. »
Les esprits calmes savent qu'en matière d'instruction comme en
politique le clergé et l'université sont indispensables : tous deux
répondent à des besoins parfaitement distincts qu'on a tort de
confondre; mais ce n'est ni le clergé ni l'université qui souffrent
et succombent dans ce combat à outrance, c'est l'enseignement.
Jamais cependant nous ne ferons assez d'elforts pour le soutenir,
pour le fortifier, j'allais dire pour le créer, car, à bien regarder l'é-
LES ÉCOLES A PARIS. 791
tat OÙ nous sommes, on reconnaît que la France est atteinte de
trois maladies graves qui promptement deviendraient mortelles, si
l'on n'y portait un remède énergique et rationnel. Ces trois ma-
ladies sont l'ignorance, l'indiscipline et la présomption ; celles-ci
sont fatalement engendrées par la première. Or le remède, c'est
l'instruction : elle tue l'ignorance, discipline l'âme et rendn:iodeste,
car elle apprend à se comparer et non pas à se contempler, ce à
quoi, pour notre malheur, nous avons toujours excellé.
L'instruction est le salut même de l'humanité; elle a pour but
et pour résultat d'élever l'homme au-dessus de ses instincts natu-
rels, de lui procurer un instrument de travail général et de le mettre
à même de trouver dans ses facultés, fécondées, par l'étude, le
moyen de subvenir aux exigences de la vie, et de remplir les de-
voirs qui sont imposés à l'individu dans toute société civilisée. Ja-
mais l'instruction n'est assez répandue, jamais assez multiple; ja-
mais assez profonde : ceux qui en ont peur sont des niais; la force
obtuse de l'ignorance est plus redoutable que les ambitions sou-
vent désordonnées du demi-savoir.
I. — l'enseignement primaire.
Le premier réformateur scolaire est un réformateur religieux,
Jean Huss, qui impose à tous ses disciples l'obligation de lire eux-
mêmes la Bible traduite en langue vulgaire. C'est l'enseigne-
ment primaire élevé à l'état de dogme. Toutes les sectes protes-
tantes issues de Zwingli, de Luther, de Calvin, adoptèrent, sans
même le discuter, le principe formulé par celui qui mourut sur le
bûcher de Constance. Si la France n'est pas entrée dans cette voie
féconde où ses voisins immédiats de la Suisse et de l'Allemagne la
précédaient, elle le doit à la Saint- Barthélémy, à l'acte du 15 juil-
let 1593 et à la révocation de l'édit de Nantes. L'esprit du protes-
tantisme se fait jour en 1560 aux états d'Orléans; la noblesse y
demande qu'il soit levé « une contribution sur les bénéfices ecclé-
siastiques pour raisonnablement stipendier des pédagogues et gens
lettrés, en toutes villes et villages, pour l'instruction de la pauvre
jeunesse du.plat pays, et soient tenus les pères et mères, à peine
d'amende, à envoyer lesdits enfans à l'école; et à ce faire soient
contraints par les seigneurs ou les juges ordinaires. » Il est diffi-
cile de formuler plus nettement le système de l'enseignement obli-
gatoire.
On devait attendre longtemps avant de voir reprendre ces idées,
si simples qu'aujourd'hui elles nous paraissent naturelles. Il fallut
la révolution française, la convention, et ce grand mouvement théo-
792 REVUE DES DEUX MONDES.
rique qui aborda de front tous les problèmes et n'en sut résoudre
que bien peu. Dans un décret du 18 août 1792, l'assemblée légis-
lative avait détruit toutes les corporations, « même celles qui,
vouées à l'enseignement public, ont bien mérité de la patrie. » En
1793, on proclame la liberté de l'enseignement; on n'organise pas
les écoles, mais on punit les parens qui n'y envoient pas leurs en-
fans; en 1794, on déclare que l'enseignement est gratuit, et en
1795 on n'accorde à l'instituteur d'autre traitement que la rétri-
bution consentie par les familles. Un décret neutralisait l'autre :
enseignement obligatoire sans écoles, gratuité pour l'élève, gra-
tuité pour le maître. La révolution voulut l'enseignement, ne fit
rien pour le créer, et détruisit celui qui existait. On peut penser ce
qu'était l'école dans la cacophonie de ces contradictions légales.
(( D'après les rapports des conseils (en 1796), il est constaté que
ces systèmes révolutionnaires et savans d'éducation ne font pas de
progrès, qu'il y a maintenant des districts de 80,000 habitans où
l'on ne peut se procurer un maître d'école, et que dans quelques-
unes des plus grandes villes de province les précepteurs ne savent
pas l'orthographe (1). »
Sous la restauration et sous le gouvernement de juillet, on com-
mence à s'occuper d'une façon moins platonique de l'enseignement
primaire. L'ordonnance du 29 février 1816, la loi du 28 juin 1833,
donnèrent aux études élémentaires une impulsion qu'elles n'avaient
pas encore reçue; c'était le temps de la méthode Jacottot, de l'en-
seignement mutuel, et de bien d'autres systèmes qui n'existent
plus guère que dans le souvenir. Lorsqu'on discutait à la chambre
des pairs la loi de 1833, Victor Cousin n'hésita pas à déclarer que
l'obligation lui paraissait devoir être adoptée; en effet, il était
puéril de s'arrêter devant des considérations spécieuses qui n'ont
fait reculer ni la Suisse, ni l'Allemagne, ni la Suède, ni tant d'au-
tres pays. En 1849, on faillit résoudre affirmativement cette grosse
question. Une loi fut présentée à cet effet par M. Garnot; la com-
mission, où siégeaient MM. Boulay de la Meurthe, Jules Simon,
Rouher, Wolovvski, Gonti, avait adopté le principe de l'obligation;
M. de Falloux retira la loi. La matière fut réglée par la loi du
15 mars 1850, qui établissait la liberté de l'enseignement, mais
passait l'obligation sous silence, tout en assurant par l'article 14
la gratuité aux enfans indigens. On peut savoir exactement quelle
part chacun des gouvernemens qui se sont succédé en France de-
puis soixante ans a prise à la création des écoles; on a des documens
précis qui, partant de la fin de la restauration, aboutissent aux
(1) Taine, Lettres d'an témoin de la révolution, p. 235.
LES ÉCOLES A PARIS. , 793
dernières années dn second empire. En 1829, la Fiance possède
30,796 écoles primaires publiques, — 32,520 en 1832, — 43,843
en 1850, — 53,820 en 1808. Donc, en quarante ans, le chiffre n'a
augmenté que d'un peu plus des deux tiers. Nous sommes loin en-
core à cette heure d'avoir atteint le nombre total des écoles qui
seraient indispensables pour satisfaire aux besoins qui s'imposent
chaque jour avec une intensité croissante.
Pour bien se rendre compte du degré d'instruction — ou d'igno-
rance — de notre pays, il faut jeter les yeux sur une carte dres-
sée en 1866, au ministère de l'instruction publique, et représen-
tant les départemens teintés selon le nombre des conscrits illettrés
appartenant à la classe de 1864 : sept départemens où le nombre
des illettrés est au-dessous du vingtième, — onze où le nombre
varie entre le vingtième et le dixième, — vingt-deux flottant entre
le dixième et le quart, — vingt-trois entre le quart et le tiers, —
vingt-six où le total des illettrés dépasse le tiers et même la moitié.
Sur cette lamentable liste , la Meurthe est au premier rang : 2 il-
lettrés 32 sur 100; au dernier, je vois l'Ariége : 66.65 sur 100; la
Seine n'arrive que la treizième avec 7.04 sur 100.(1). Les choses
se sont bien peu modifiées depuis cette époque. On a fait de géné-
reuses tentatives pour doter toutes nos communes des écoles pri-
maires dont elles ont besoin, mais on s'est brisé contre l'apathie
naturelle aux paysans, contre l'indifférence des municipalités,
contre la vieille idée que le temps passé à apprendre est du temps
perdu qui ne rapporte rien. Les efforts ont échoué surtout et
échoueront infailliblement encore contre des obstacles matériels
qu'il est du devoir du pays de vaincre à force d'argent. C'est là le
plus pressé, il faut y courir.
On pourra, sans difficultés trop sérieuses, imposer l'instruction à
tous les enfans : les parens qui n'obéiront pas à la persuasion cé-
deront à l'amende et aux peines coercitives; mais, pour exercer
l'enseignement, il faut deux choses indispensables, un local pour
abriter les élèves et un maître pour les instruire. Or les écoles sont
tellement défectueuses que plus d'un paysan hésiterait à y remiser
son bétail, et l'on rétribue si misérablement le labeur ingrat des
instituteurs, qu'on s'expose à n'en plus trouver et avoir tarir la
source de ce recrutement si précieux. Les communes, trop pauvres
ou peu intelligentes, refusent de payer; on s'adresse au départe-
ment, qui regarde volontiers du côté des dépenses d'apparat et fait
(1) Elle est précédée par la Meurthe, la Haute-Marne, le Doubs, la Meuse, les Vosges,
le Bas-Rhin, l'Aube, le Jura, le Haut-Rhin, les Ha'utes-Alpes, la Côte-d'Or et la Haute-
Saône. La situation de la Seine est meilleure aujourd'hui; elle deviendra tout à fait
bonne, si l'on persiste dans la voie où l'on est entré.
794 REVUE DES DEUX MONDES.
la sourde oreille. C'est l'état qu'on sollicite, et il inscrit à son bud-
get une somme destinée à soutenir l'enseignement primaire. En
réunissant toutes les ressources que les communes votent en re-
chignant, celles que les départemens n'osent pas refuser, et celles
que le ministère de l'instruction publique est autorisé à consacrer
à cet objet, nous arrivons , pour la France entière , à une somme
qui n'atteint pas 60 millions. — L'état de New-York, pour une po-
pulation de /i,382,759 habitans, a donné à l'enseignement 50 mil-
lions en 1870 (1). — « Avec cela, m'écrit un homme de bien qui con-
sacre sa vie à l'enseignement primaire et qui mieux que tout autre
en a sondé les plaies , avec cela nous avons en France des écoles
moins bien entretenues que des chenils, des instituteurs aussi bien
payés que les bons valets de ferme, des institutrices souvent au-
dessous des femmes de chambre des chefs-lieux d'arrondissement.»
Les maîtres congréganistes ont 600 francs par an, mais la vie en
commun leur permet de subsister sans trop de peine. Quant aux laï-
ques, qui sont au nombre de 52,000 environ, presque tous mariés,
la moitié ne reçoit pas plus de 750 à 800 francs par an, un bon
quart a de 550 à 600 francs; reste un cinquième auquel on donne,
— j'ose à peine le dire, — hbO francs. Il ne faut donc pas s'éton-
ner si, sous peine de mourir de faim, ces malheureux se font son-
neurs de cloche, tambours pour crier les actes publics, écrivains à
l'état civil, — s'ils vont faucher ou fauciller avant que la classe soit
ouverte, — s'ils vont glaner quand elle est close. Et ne méritent-ils
pas l'estime publique, ces hommes humbles, supérieuj'S au milieu
où ils vivent, continuant malgré tout leur croisade contre l'igno-
rance ? Le soir, ils s'en vont gratuitement dans les classes d'adultes
et tâchent d'enseigner l'A, B, G, D à des paysans sournois qui leur
rient au nez. M. Duruy avait été ému d'un si ardent courage résis-
tant à une telle misère; il demanda un subside pour récompenser,
que dis-je? pour secourir environ 25,000 instituteurs qui se dé-
vouaient au-delà de leurs forces; on lui accorda 50,000 francs , —
ho sous par tête.
Il est facile de modifier cette situation et de la rendre enfin tolé-
rable, car ce n'est qu'une affaire d'argent. Pour donner aux insti-
tuteurs et aux institutrices un traitement minimum de 1,000 fr.,
il faudrait que le crédit ordinaire de l'enseignement primaire fût
porté à 80 millions. Avec cette somme, régulièrement inscrite aux
budgets annuels, on arriverait aisément à disposer d'un personnel
excellent; mais la question du matériel resterait tout entière, celle-
là est fort lourde, fort douloureuse, et par cela même elle demande
(1) Emile de Laveleye, l'Instruction du peuple, p. 369.
LES ÉCOLES A PARIS. 795
à être résolue immédiatement. Il faut réparer les écoles qui tombent
en ruine et les rendre habitables, il faut en construire de nouvelles,
les outiller, les meubler, leur fournir les instrumens de travail sans
lesquels toute institution est vaine. Pour doter la Fiance des écoles
dont elle a besoin, quelle somme est nécessaire? 180 millions au
moins. Or le minisière de l'instruction publique dispose aujour-
d'hui de 1,200,000 francs pour venir en aide aux communes qui
font bâtir des maisons scolaires (1). Si cet écart énorme n'est pas
comblé d'ici à peu d'années par une subvention extraordinaire,
c'est à désespérer de l'avenir. Il ne faut pas lésiner en présence
d'un tel péril ; l'argent ainsi dépensé rapportera de gros intérêts
qui, bien employés, formeront le capital intellectuel de la France.
En ce qui touche l'enseignement primaire, Paris ne grèvera en rien
le budget de l'état. Notre grande ville, si injustement calomniée
parfois, est une mère inépuisable pour ses enfans; elle sait qu'elle
a charge d'âmes, et, si elle suit l'impulsion qu'elle s'est donnée à
elle-même, elle offrira un exemple admirable. Elle ne demande
rien au gouvernement; elle se suffit, et, pour qu'on puisse rega-
gner le temps perdu, elle tient sa caisse toujours ouverte. Les
instituteurs et les institutrices ont des émolumens qui leur permet-
tent de vivre, les écoles sont très bien outillées, le service si im-
portant de l'inspection fonctionne sans relâche, et les desiderata
que nous aurons à signaler tiennent à un ordre de choses imposé
par la configuration même de Paris et par l'inégale répartition de
sa population dans les différens quartiers. La gratuité dans nos
établissemens scolaires est absolue et ne souffre point d'exception ;
non-seulement on n'exige aucune rétribution pour l'enseignement,
mais on fournit aux élèves le papier, l'encre, les plumes, les livres,
les modèles d'écriture et de dessin, les cartes géographiques et
tous les objets qui peuvent être utiles aux dém.onstrations des insti-
tuteurs. On ne saurait donner trop d'éloges au conseil municipal
et lui témoigner trop de gratitude pour la largeur intelligente et
libérale qu'il met à poursuivre la tâche entreprise. Il n'a rien refusé
de ce qu'on lui a demandé, il a prévu les exigences avant qu'elles
fussent formulées; mais il convient de dire qu'il a trouvé à la tête de
l'enseignement primaire de Paris un homme qui s'est consacré à
cette œuvre avec une ardeur et un dévoûment sans bornes. En réu-
nissant les ressources ordinaires et extraordinaires, municipales
et départementales, votées pour l'enseignement et généreusement
offertes par la ville, on arrive à la somme vraiment imposante de
30 millions; cela suffît, il ne s'agit que de continuer (2).
(1) Le chiffre de 1,200,000 francs se rapporte à Tannée 1872; le budget de 1873 a
inscrit 1,700,000 francs pour cet article.
(2) La part du département est de 1 ,500,000 francs.
796 REVUE DES DEUX MONDES.
Aussi quel excellent usage on a fait immédiatement de cette ri-
chesse! Bien vite on a créé 22,000 places dans les écoles commu-
nales, on a soutenu l'enseignement libre par un subside spécial,
augmenté le traitement du personnel, développé le matériel clas-
sique, qui laissait tant à désirer; on a divisé les classes trop
nombreuses, organisé deux écoles normales, ouvert une école
d'apprentis; enfin, imitant l'exemple que l'Angleterre nous donne
depuis plus de trente ans, on a constitué un magasin scolaire qui,
centralisant tous les objets nécessaires dans une école, permet de
les distribuer rapidement, d'en surveiller l'emploi et de réaliser de
grosses économies, grâce à un atelier de réparations qui fonctionne
sans désemparer. Il est intéressant de visiter ce magasin, qui est
situé sur le boulevard Morland, — c'est l'île Louviers, réunie à la
terre ferme depuis 18Zi3, — et qui fait partie du garde-meuble de
la ville. Lorsque j'ai pénétré dans la cour, je me suis arrêté avec un
battement de cœur involontaire, car elle était pleine de tas de dé-
bris noircis et comme carbonisés qui représentent tout ce qui reste
des objets d'art et d'orfèvrerie retrouvés sous les décombres de
l'Hôtel de "Ville incendié. Dans d'immenses galeries divisées par des
planchers de sapin entourés de barrières à claire-voie, on a rassem-
blé tous les gros meubles utiles dans les classes : les chaires réser-
vées aux professeurs, les tableaux noirs et les tables destinées aux
élèves. Rien ne paraît plus simple au premier abord que de faire
des tables et des bancs pour des écoliers ; c'est pourtant un pro-
blème qu'il n'est pas toujours facile de résoudre, car rien n'est
plus contraire à l'hygiène, à. la discipline, à la morale même et à
la bonne tenue des classes, c'est-à-dire à tout ce qui facilite l'en-
seignement, que ces longues tables où les enfans sont pressés les
uns contre les autres, comme je l'ai vu dans une école où 12 en-
fans, assis devant une table longue de 3'", 75, n'avaient pas la li-
berté de mouvemens nécessaire pour écrire. Toutefois il faut tenir
compte de l'exiguïté des classes et du nombre des écoliers; à force
de tâtonner et d'étudier la question, on s'est arrêté à un banc-
table muni de pupitres qui au maximum pourra recevoir 5 enfans;
mais, toutes les fois que l'emplacement le permettra, on isolera
les élèves autant que possible en leur créant à chacun une sorte de
petit bureau particulier. Une autre galerie, séparée en un grand
nombre de chambrettes, renferme les livres, les cahiers, les plumes
de fer, les crayons, les ardoises, les cartes, les sphères, les com-
pendiums métriques, la craie et tout le menu bagage de l'élève.
Cependant il ne suffit pas d'outiller l'élève, il faut outiller l'école;
il faut des rideaux aux fenêtres, un christ sur la muraille, une pen-
dule pour indiquer l'heure, des balais pour nettoyer les classes,
des arrosoirs pour l'arroser; s'il y a un jardin, il faut des râteaux,
LES ÉCOLES A PARIS. 797
des louchets et des pelles; je n'en finirais pas, si je voulais énumé-
rer tous les ustensiles qui font partie de ce qu'on appelle le mobilier
scolaire. On peut apprécier l'activité de ce service i en 1872, on a
livré aux écoles des tables- bancs représentant 16,1/19 places,
300 bureaux de maître, 300 bibliothèques, 325 tableaux noirs,
2,461 éponges à tableaux, 2,068 paires de rideaux; pour le seul
trimestre de janvier- avril 1873, je compte 98,75/i volumes,
4Zi8,050 cahiers et Zi3/i,100 plumes de fer. Si les enfans de Paris
ne s'instruisent pas, ils n'en accuseront pas leur outillage, car on
ne le leur marchande guère.
Grâce aux ressources extraordinaires, on a déjà créé 22,000 places,
je l'ai dit tout à l'heure; mais le crédit n'est pas épuisé, et l'on va
en avoir 23,000 autres en construisant de nouvelles écoles. Lorsque
ce progrès sera réalisé, tous les enfans qui devraient fréquenter les
classes trouveront-ils place sur les bancs de l'enseignement pri-
maire? — Non. — D'après une statistique faite en 1871, Paris pos-
sède 3/tl établissemcns scolaires élémentaires, qui se subdivisent
ainsi : 9û salles d'asile, dont 65 laïques et 29 congréganistes, —
123 écoles de garçons, dont 69 laïques et bh congréganistes, —
12/i écoles de filles, 65 laïques et 59 congréganistes; ceux-ci sont
donc en minorité, puisqu'ils ne dirigent que l/i2 étabhssemens,
tandis que les laïques en possèdent 199. Ces Zhl salles d'asile et
écoles peuvent recevoir 89,012 élèves. Or le nombre des enfans en
âge de fréquenter ces deux sortes d'établissemens est de 259,517 (1).
La différence est notable, elle dépasse 170,000 ; mais, pour rester
dans la vérité, il faut se hâter d'en déduire 102,500 enfans qui re-
çoivent l'instruction première dans leur famille ou dans les pension-
nats, et 22,000 auxquels on a fait place dans les écoles publiques;
reste donc Zi6,000 enfans qui par suite de l'indifférence des parens
ou du défaut de vacances dans les écoles échappent aux bienfaits
de l'enseignement. Lorsqu'on aura mené à bonne fin les travaux qui
doivent mettre 23,000 places au service des nouvelles générations,
qu'on aura construit les 35 écoles ou groupes d'écoles projetées,
nous nous trouverons en présence de 23,000 pauvres petits êtres
qui ont besoin d'apprendre, et pour lesquels la ville ne se lassera
pas de mettre en pratique la maxime divine : Siiute jjarvulos ad
me venir e (2).
L'enseignement primaire distribué dans les salles d'asile et dans
les écoles de Paris est excellent : il donne à l'enfant des notions
(1) Ces chiffres sont empruntés au dernier dénombrement général de la population
fait en 1866.
(2) Voyez l'Instruction primaire à Paris et dans le département de la Seine (1871-
1872). C'est la meilleure page de l'histoire de la ville de Paris.
798 REVUE DES DEDX MONDES.
générales suffisantes, et le conduit même assez loin dans rhistoire,
le calcul et la géographie. Dans les salles d'asile, où l'enfant peut
séjourner de deux à six ans, l'instruction qu'il reçoit est fort em-
bryonnaire; elle lui apprend à démêler un peu l'écheveau de ses
pensées, elle attire son attention sur les objets usuels, elle l'initie
aux premiers principes de la lecture et de l'écriture, elle lui fait ré-
soudre de très faciles problèmes qui ne dépassent pas la soustrac-
tion; par la gymnastique cadencée qu'elle lui impose, elle l'amuse,
rhythme ses gestes et développe ses mouvemens; par les vers pué-
rils qu'elle lui fait chanter sur des airs connus, elle met dans sa
petite tête des vocables dont il demande l'explication, des pré-
ceptes de morale et d'hygiène quotidienne. Ne ferait-elle que le
retenir et l'empêcher de courir dans les rues, elle lui rend un ser-
vice signalé. Rien n'est plus divertissant à voir que ces bambins
rangés à la file, les mains sur les épaules les uns des autres, mar-
chant bruyamment en mesure et chantant, sur l'air des Alsaciennes :
ISous neltoierons nos chaussures et nous laverons nos mains ^ ou de
les regarder lorsque, guidés par la baguette du moniteur, ils brail-
lent à tue- tête : Ba, hé, hi, ho, hul Parfois, lorsqu'ils reniHent trop
fréquemment, on interrompt la leçon et on leur dit : Mouchez- vous!
Alors tous à la fois ils tirent de leur poche une loque informe et se
mouchent avec un ensemble extraordinaire, puis ils se remettent à
crier de plus belle : Ba, hé, hi, ho, bu! Il faut être là quand ils ar-
rivent de la maison paternelle, le petit panier au bras, la mine
fouettée par le froid du matin. La directrice, la sous-maîtresse,
une bonne, les reçoivent, les mènent près d'un grand lavoir en
marbre, et leur donnent là des soins de propreté dont ils n'ont que
trop souvent besoin. Lorsqu'un enfant vient à l'asile, propret, dé-
barbouillé, peigné, il affirme par ce seul fait la moralité de sa
famille.
A l'école, c'est plus sérieux : on ne chante plus, on ne marche
pas en cadence; les enfans sont déjà de petits personnages péné-
trés de l'importance de leur rôle; cela ne les empêche nullement
de sauter comme des cabris pendant les récréations, .lorsqu'il y a
une cour, ce qui ne se rencontre pas aussi souvent qu'on pourrait
le désirer. Selon que les enfans sont plus ou moins nombreux,
l'école est divisée en plus ou moins de classes; j'en ai compté dix
à l'école de la rue Morand. La classe est une grande salle éclairée
par des vitrages latéraux; le maître est dans une chaire assez éle-
vée et domine les écoliers, qui sont assis sur des bancs placés de-
vant des tables munies d'encriers; sur la muraille se détache l'image
de celui qui recherchait les enfans et qui a dit : « Aimez- vous les
uns les autres; » puissent accrochés des tableaux noirs, des cartes
LES ÉCOLES A PARIS. 799
géographiques, clés tableaux d'histoire naturelle élémentaire. Dans
un coin, voici la petite bibliothèque, sur laquelle on a placé une
sphère terrestre; plus loin, une armoire contient tous les ustensiles
qui peuvent servir à démontrer le système métrique, depuis le litre
jusqu'à la chaîne d'arpentage. C'est complet, et un maître intelli-
gent peut tirer bon parti de cet outillage. Dans les classes élémen-
taires, on se contente de suspendre des tableaux de lecture, dont
plusieurs m'ont paru conçus sans méthode et trop au hasard (1).
On est assez silencieux, les devoirs sont bien faits, les dictées sont
bonnes, l'orthographe est très souvent irréprochable, et le corps
d'écriture nettement formé. On profite de toute occasion pour in-
culquer aux enfans des idées de morale, de respect, de sobriété.
Autant que l'école le permet, on mêle à l'enseignement une dose
appréciable d'éducation. J'ai entendu un instituteur raconter l'his-
toire des patriarches; arrivé à Noé, il sut parler de l'ivresse en
termes que n'aurait point désavoués un membre de la Société de
tempérance.
En général , la leçon n'est qu'une série d'explications renouve-
lées qui met le professeur en rapports constans et personnels avec
ses élèves; plût au ciel que ce système fût adopté pour l'enseigne-
ment secondaire, car il produit d'excellens résultats. J'ai été très
vivement frappé d'entendre des fillettes et des garçonnets de douze
à treize ans, interrogés par moi au hasard, répondre très lestement
et sans erreur à des questions sur les règnes de Charles VI et de
Louis XI. J'ai renouvelé l'expérience dans plusieurs écoles, laïques
ou congréganistes, et j'ai emporté cette conviction, qu'une causerie
du maître, interrogeant tous ses élèves à la fois, excitant leur ému-
lation, posant la question et disant : Qui veut la résoudre? est un
mode d'enseignement qui anime l'écolier, l'occupe, le réveille et
lui apprend, — toute l'éducation est là, — à faire un effort sur lui-
même. Le programme d'études rédigé par la direction de l'ensei-
gnement primaire, le journal des classes, l'ordre des exercices im-
posés, sont suivis à la lettre; mais tant vaut le maître, tant vaut
l'école, et les instituteurs qui ne voient dans la pédagogie qu'une
besogne rebutante n'auront jamais que de fort médiocres élèves,
tandis que ceux qui aiment leur métier, qui sentent qu'ils rem-
portent une victoire toutes les fois qu'ils fécondent les facultés na-
tives de l'enfant, qui en un mot ont le feu sacré, obtiennent de
(1) Notamment ceux-ci, que j'ai relevés dans une salle d'asile : « le merle noir et le
bel insecte; — Martin, tu es leste, ôte ta veste et saute à la mer; — il faut aimer la
vertu; — le brave monte à ta grande brèche; — le nègre prépare le sucre si bon; —
Clémentine a du chagi-in. » Autant que possible les exemples de lecture doivent être
composés de façon à donner à l'enfant une notion utile quelconque.
800 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs écoliers de véritables tours de force. Dans la Rue-Neuve-Co-
quenard, au fond d'une impasse, un instituteur laïque a su inspirer
la passion de la géographie aux enfans qu'il dirige, et avec eux il
a créé un chef-d'œuvre. Sur les murailles du préau de l'école, il a
fait peindre par des élèves de douze à quatorze ans d.ix-neuf grandes
cartes géographiques et vingt et une plus petites. On ne s'est pas
contenté de figurer les cinq parties du monde, on a pris l'Europe,
on a pris la France, et on les a représentées aux différentes phases
de leur histoire; de plus, des tableaux réellement peints et dessinés
donnent la hauteur comparative des montagnes et le cours des prin-
cipaux fleuves du monde. Ce travail est admirable et a dû exiger
des études très sérieuses de la part de ceux qui l'ont exécuté. —
Les tableaux, couvrent les murs du préau, c'est-à-dire de l'endroit
où les enfans mangent, où ils déposent leurs casquettes, où ils
jouent, car il n'y a pas de cour; ils sont donc dans l'endroit le plus
exposé aux avaries de toute sorte, — eh bien! toutes ces belles
cartes sont indemnes, pas une d'elles ne porte seulement trace d'un
coup de crayon ; — me rappelant la façon dont nous traitions les
murs du collège, je n'en croyais pas mes yeux.
Il est impossible d'étudier attentivement les écoles primaires
sans reconnaître que la femme possède des facultés pédagogiques
bien supérieures à celles de l'homme; chez elle, c'est comme un
instinct : tout concourt à le développer, sa mission naturelle et ses
goûts. Pendant que le petit garçon casse le nez de son pantin et lui
ouvre le ventre pour voir ce qu'il y a dedans, la petite fille dorlote
sa poupée, la couche, la soigne, la gronde, l'instruit, et bien sou-
vent lui fait une morale dont elle aurait besoin elle-même. Cette
sorte de maternité latente apparaît chez des institutrices de vingt
ans et chez des sœurs de charité. Les Américains et les Suédois ne
l'ignorent pas, car c'est aux femmes qu'ils confient l'éducation des
enfans des deux sexes jusqu'à l'âge de douze ans, et ils font bien.
Du reste, comme écolières, les petites filles sont plus intéressantes
que les petits garçons; bien plus que ceux-ci, elles sont ambi-
tieuses, ardentes, primesautières, elles veulent tout apprendre et
demandent toujours à répondre, même quand elles ne savent rien.
Elles ont de jolies mines effarouchées lorsqu'on les gronde, et pen-
dant les récréations elles causent entre elles, se groupent comme
pour se recevoir mutuellement, et se divertissent fort à jouer à « la
madame. »
Lorsqu'on pénètre dans une école de filles, qu'on voit les esca-
liers cirés, les vitres bien transparentes, les tables frottées à la cire,
il est inutile de demander si l'on est chez des congréganistes ou
des laïques; on est dans une maison dirigée par les sœurs de Saint-
LES ÉCOLES A PARIS. 801
Vincent de Paul. Elles n'ont pas d'autre coquetterie, mais elles sa-
vent la pousser jusqu'aux extrêmes limites du possible; la classe
est moins morose, les cuivres reluisent, des rideaux éclatans de
blancheur tombent le long des fenêtres, chaque encrier est entouré
d'une rondelle de drap qui épargne bien des taches au pupitre, et
contre la muraille, à la place d'honneur, s'élève une statuette de la
Vierge environnée de fleurs en clinquant. Elles sont charmantes
avec les enfans, ces saintes filles, et s'en font adorer, ce qui rend
le travail de la classe singulièrement facile; alertes, fort jeunes
pour la plupart, assez fières de la bonne tenue des salles, elles vont
et viennent à travers les bancs avec une prestesse élégante que leur
gros vêtement de laine n'alourdit pas, donnant un conseil, corrigeant
une faute, très gaies, toujours souriantes et fort occupées de leur
jeune troupeau. Dans une de ces maisons, j'ai été reçu par la su-
périeure; j'ai vu une femme d'une cinquantaine d'années, de façons
exquises, aux traits fins, aux yeux spirituels et doux. Je l'ai regar-
dée, et j'ai reconnu une personne que j'avais rencontrée jeune fille
dans le monde au temps de ma jeunesse. Son entrée dans les ordres
avait fait un certain bruit jadis; elle s'est consacrée au dur labeur
de soigner les malades, de secourir les pauvres, d'élever les en-
fans. Il y a dans la pâleur profonde de son visage et dans son sé-
rieux sourire la sérénité d'une âme appuyée sur des réalités iné-
branlables; sous fhumble cornette et sous la robe de bure de la
religieuse, elle cache un grand nom et un cœur que la charité dé-
vore. Je me suis éloigné sans lui laisser soupçonner que je l'avais
reconnue; ai-je besoin de dire que son école mérite d'être citée
comme modèle?
Le personnel enseignant employé dans les établissemens com-
munaux de Paris ne mérite que des éloges : il y a bien par-ci par-
là quelque directrice qui ne serait pas fâchée de laisser entrevoir
qu'elle descend directement des Mérovingiens, ou quelque direc-
teur qui n'a d'autres moyens de discipline que « la majesté du re-
gard, )) — le mot m'a été dit; — mais ce sont là des défauts qui
n'altèrent en rien la qualité réelle, le dévoûment sans relâc>ï€ dont
les instituteurs et les institutrices font preuve à tous les degrés. Si
les maîtres sont bons, si pour la plupart les écoliers sont attentifs,
si l'enseignement est très bien combiné et habilement donné, que
manque-t-il donc à beaucoup de nos écoles pour être parfaites? 11
leur manque tout simplement d'être appropriées à l'objet en vertu
duquel elles ont été créées, — il leur manque d'être des écoles.
Celles qui ont été construites exprès dans les quartiers nouvelle-
ment annexés, ou dans ceux qu'on a vivifiés en y traçant de larges
voies de communication, sont excellentes. Elles ont été bâties en
TOMts cm. — lïi'/j. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
vue d'un but défini qui a été parfaitement atteint. Les écoles de la
rue de Puebla, de la rue Malesherbes, de la place de la Mairie au
XIV^ arrondissement, la salle d'asile de la rue Leclerc, de la Tombe-
Issoire, sont irréprochables; on y trouve des préaux, des cours plan-
tées, de vastes classes, de l'air et de l'espace, c'est-à-dire de l'hy-
giène et une surveillance possible. Il n'en est point ainsi partout.
Rue Morand, dans le populeux quartier de la Roquette, où les enfans
anémiques et faibles ont besoin de soleil et de verdure, l'école, re-
marquablement tenue du reste, renfermait 985 enfans le jour où je
l'ai visitée, — j'en ai compté 98 dans une seule classe, — et pour
toute cette marmaille turbulente et joueuse, qu'on entasse dans des
salles étroites, mal distribuées, insuffisantes à tous les points de
vue, on dispose de deux petites cours dont l'ensemble représente
!ik7 mètres carrés, emplacement bon pour la récréation de 25 ou
30 enfans.
Mais il est un arrondissement de Paris, — le plus riche peut-
être, — où les écoles, les salles d'asile sont vraiment lamentables;
c'est le 2% qui forme une sorte de triangle dont la base est le bou-
levard Sébastopol, et dont le sommet aboutit au point d'intersection
des boulevards de la Madeleine et des Capucines, par la rue aux
Ours, la rue Neuve-des-Pelits-Ghamps, les boulevards des Italiens,
Poissonnière et Bonne-Nouvelle. Certes, dans les groupes parisiens,
c'est là un des plus actifs, un des plus commerçans, un des mieux
peuplés; c'est précisément cela qui fait les écoles si défectueuses.
En effet, s'il n'a pas été difficile de trouver de vastes terrains dans
les quartiers excentriques, où la propriété n'a qu'une valeur très
restreinte, il n'est point aisé de découvrir les emplacemens con-
venables pour une école dans cet immense écheveau de rues étroites,
où les maisons à cinq et six étages sont si pressées qu'elles sem-
blent empiéter les unes sur les autres : aussi a-t-on été obligé
d'utiliser les locaux que la ville possédait, et ils sont affreux. Rue
de la Lune, dans une maison do physionomie douteuse, on pousse
une porte bâtarde, on gravit un escalier fermé d'une petite bar-
rière, et l'on arrive à une école telle qu'il faut le génie de sœurs
de Saint- Vin cent de Paul pour en tirer parti. Rue du Sentier,
grandes salles il est vrai, mais pas de cour, pas de jardin pour les
enfans; un préau sans lumière, qu'on est forcé de consacrer à une
classe supplémentaire, car il y a plus d'écoliers que de places nor-
males. Cour des Miracles, dans cette ancienne truanderie du moyen
âge, où Louis XVI avait voulu établir le marché à la marée et aux
salines, le spectacle est navrant; il est vraiment cruel de retenir
des enfans dans des conditions pareilles. La maison scolaire oc-
cupe tout le fond de la place : au rez-de-chaussée une salle d'asile,
LES ÉCOLES A PARIS. 803
au second étage deux écoles, les garçons d'un côté, les filles de
l'autre. La salle d'asile n'a pas de jardin, pas même une de ces
petites cours de souffrance comme il en existe souvent à Paris entre
les maisons mitoyennes; dans un préau sans jour et sans lumière,
infecté, malgré tous les soins imaginables, on réunit 150 enfans de
deux à six ans. On a beau les débarbouiller constamment, ils sont
toujours malpropres; on dirait que cette vieille masure les salit d'elle-
même. Les exercices qu'on leur fait faire, les mouvemens gymnas-
tiques dont on cherche à les amuser, ne remplacent pas le jeu au
grand air, qui est indispensable à des bambins de cet âge. Ils sont
tristes, ils s'ennuient, ils s'endorment malgré eux dans la lourde
atmosphère qui les oppresse. II y a plus, le danger du séjour dans
ce mauvais local se révèle parfois d'une façon redoutable. Un en-
fant a mal aux yeux, puis un second, puis un troisième, tout à
coup une épidémie ophthalmique se déclare, et l'on ne voit plus que
de pauvres petites paupières rouges et tuméfiées. On appelle un
médecin, on le consulte; il répond : « Démolissez votre salle d'a-
sile et construisez-en une autre. » Comme ce sont là des remèdes
qu'on ne trouve pas chez l'apothicaire du coin, les petits continuent
à souffrir. Les écoles sont dans des conditions semblables. On gra-
vit deux étages pour arriver à celle des filles, et quand on demande
où jouent les enfans, on vous conduit dans un vaste grenier dont on
a jeté les murs de refend par terre pour en faire une seule pièce, si
grande maintenant, si disproportionnée, que le plancher a trop de
volant, et qu'il s'effondrerait sur l'étage inférieur, si les enfans, tou-
jours surveillés, n'étaient forcés de modérer leurs ébats. La direc-
trice demeure dans la maison; j'ai traversé son appartement, il y
pleuvait. Il y a là un danger permanent dont il est temps de se
préoccuper; une telle école ne peut plus subsister dans Paris, elle
est en contradiction flagrante avec les efforts généreux que l'on
fait chaque jour pour développer l'enseignement primaire. Il faut
tout simplement prendre cette laide Cour des Miracles et y créer
un groupe scolaire modèle, qui est dû à un quartier très laborieux,
très intéressant et dont les contributions s'élèvent à une somme
considérable.
Les enfans reçoivent donc dans nos écoles, malgré l'état défec-
tueux de quelques-unes d'entre elles, une instruction très sérieuse
et vraiment bonne; — je ne parle que de Paris, presque tout est à
faire dans les départemens. Beaucoup n'en profitent pas encore :
nous avons cité des chiffres; il suffit du reste de parcourir certains
arrondissemens, de voir les gamins jouer dans les rues, pour se
convaincre que toutes les familles n'ont pas compris la nécessité de
l'enseignement; mais cet enseignement profite moins qu'on ne pour-
804 REVUE DES DEUX MONDES.
rait le croire à ctux qui l'ont recherché. Vers quatorze ou quinze
ans, l'enfant quitte les classes et entre à l'atelier. D'autres objets
sollicitent son attention, d'autres soucis l'occupent, et bien sou-
vent, trop souvent, le bénéfice des années scolaires est anéanti, le
souvenir s'efface, et de ce qu'on avait appris jadis il ne reste plus
rien. Quelques-uns, plus perspicaces ou plus ambitieux que les
autres, suivent les classes d'adultes, ouvertes le soir pour les ou-
vriers; mais le cabaret et le reste ont tant de sollicitations qu'il
faut presque admirer les jeunes gens qui, libres, ne désertent pas
tout à fait l'école. Pourtant la ville de Paris ne marchande guère les
encouragemens; si elle a trouvé un écolier studieux et bon sujet,
elle l'admet à l'école Ghaptal, d'oii il peut entrer à l'École centrale
ou même à l'École polytechnique. Dans les deux cas, la ville n'a-
bandonne pas son pupille ; conjointement avec le ministre de l'a-
griculture et du commerce ou le ministre de la gnerre, elle lui
fournit une bourse qui lui permet de sortir de ce long apprentis-
sage gratuit avec le diplôme ou le grade d'ingénieur. Mercier écri-
vait de son temps : « Avec des nourrices, des gouvernantes, des
précepteurs, des collèges et des couvens, certaines femmes ne
s'aperçoivent presque pas qu'elles sont mères. » Mercier ne pouvait
parler que des femmes riches; que dirait-il aujourd'hui en vo^^ant
que Paris accepte, recherche cette délégation de maternité? A l'en-
fant qui vient de naître, elle ouvre les crèches (1) et l'y garde jus-
qu'à l'âge de deux ans; de deux à six ans, elle le prend dans ses
salles d'asile; de six ans à quatorze, elle lui donne l'enseignement
dans ses écoles; plus tard, elle peut l'initier à l'enseignement se-
condaire à Turgot, à Ghaptal, à Rollin, et le suivre, en subvenant
à ses besoins, sur les bancs des écoles supérieures. En réalité, on ne
peut mieux faire.
Les maires de leur côté ne sont pas restés oisifs, ils se sont as-
sociés dans la mesure des ressources dont ils pouvaient disposer
aux efforts accomplis par l'autorité dirigeante. Dans presque tous
les arrondissemens, on est parvenu à créer, à l'aide de dons volon-
taires, une caisse des écoles. Cette institution, si elle est dévelop-
pée avec persistance, rendra de grands services. Grâce à elle, on
pourra augmenter l'outillage scolaire et distribuer partout ces ta-
l3leaux d'histoire naturelle élémentaire dont j'ai déjà parlé; on
pourra donner aux enfans des vêtemens, des chaussures et certains
médicamens, tels que l'huiie de foie de morue et le vin de quin-
quina, dont ils n'ont que trop besoin pour combattre leur débilité
(1) Les crèches sont une fondation due à l'initiative individuelle; la ville ne leur
drnne qu'une modeste subvention annuelle de 600 francs. Cette œuvre a été établie
à Paris en 1844 par M. Marbeau.
LES ÉCOLES A PARIS, 805
constitutive, et leur remettre, au lieu de livres de prix, des livrets
de caisse d'épargne, qui seront un encouragement pour eux et pour
leurs païens; on les fera soigner gratuitement lorsqu'ils seront
malades, on arrivera même à leur ouvrir des carrières industrielles
que la pauvreté leur interdit. Malheureusement, pour remplir la
caisse, c'est à l'initiative individuelle qu'on s'adresse, — avec dis-
crétion, afm de ne point l'elTaroucher, car on sait qu'elle est vo-
lontiers récalcitrante. C'est là cependant une œuvre sérieuse et très
bonne à laquelle il est généreux et opportun de s'associer; il m'est
pénible de dire qu'elle est accueillie avec indifférence, et que dans
certains arrondissemens, malgré le dévoûment et l'appel réitéré des
maires, elle ne produit pas ce qu'on est légitimement en droit d'at-
tendre. Je prendrai pour exemple le VHP arrondissement, — je le
connais spécialement, et je n'avance rien d'excessif en disant que
c'est un des plus riches de Paris; — en 1872, on n'y a récolté que
20,390 francs, offerts par 231 donateurs; c'est fort médiocre et peu
en rapport avec les grandes habitations des Champs-Elysées, du
boulevard Haussmann, du boulevard Malesherbes et du faubourg
Saint-Honoré.
Ce grand mouvement qui part de la direction de l'enseignement
primaire, à la ville, qui est noblement encouragé par le conseil
municipal et favorisé par les maires, atteindra-t-il son entier déve-
loppement sans rencontrer d'obstacles? Je voudrais pouvoir l'affir-
mer, mais nous avons vu poindre une question qui peut paralyseï
tant de beaux efforts. Beaucoup d'esprits sérieux veulent que l'in-
struction soit exclusivement laïque. Il ne faut pas se faire illusion,
il ne s'agit pas seulement de rapporter la loi du 15 mars 1850 et
de déposséder les congréganisîes du droit d'enseigner; on veut
aller beaucoup plus loin, et supprimer de l'éducation tout ce qui a
trait à la religion catholique, car l'enseignement laïque actuel com-
porte l'étude de l'histoire sainte et du catéchisme. Or je crois qu'à
tous degrés l'enseignement doit être libre, parce que la liberté crée
la concurrence, que la concurrence détermine l'émulation, et que
l'émulation engendre le progrès. Tout corps privilégié s'endort fa-
talement dans ce qu'il appelle la tradition, c'est-à-dire dans la pa-
resse, et ne produit plus; on sasse, on ressasse, et l'on tourne dans
le même cercle où les esprits les plus vifs ne tardent pas à s'étioler.
Il est donc fort utile que l'université et le clergé se trouvent face à
face, ne serait-ce que pour se réveiller mutuellement; mais à un
autre point de vue on peut être surpris que cette question ait été
soulevée, car il y a autant d'intolérance à empêcher un homme
d'aller à la messe qu'à le forcer d'y aller. Ce qu'il y a d'inconce-
vable, c'est que ceux qui demandent l'enseignement exclusivement
806 REVUE DES DEUX MOiNDES.
laïque se disent volontiers libres penseurs. La liberté est une ; on
fait acte de libre pensée en croyant à une religion quelconque tout
aussi bien qu'en ne croyant à rien du tout. On semble n'avoir ja-
mais compris en France que la liberté est le droit qui appartient à
chacun de se conduire selon ses inspirations intimes en se confor-
mant aux lois. Décréter un enseignement spécialement laïque ou
spécialement religieux, c'est commettre un attentat contre la liberté
de conscience, ia plus précieuse de toutes, car c'est elle qui forge
l'homme pour le grand combat de la vie.
II. — l'enseignement secondaire.
L'enseignement secondaire ressemble en ce moment à certains
malades : il subit une crise; il en sortira vivifié, nous l'espérons. Si
l'enseignement primaire est destiné à développer l'enfant, le but de
renseignement secondaire est de former l'homme; on peut recon-
naître, sans être pessimiste, qu'il remplit fort mal sa tâche depuis
longtemps déjà. Souvent on a essayé d'y introduire des modifica-
tions importantes; il faut croire que l'on a fait fausse route, car les
tentatives n'ont abouti à rien. Ce qui pèse sur l'enseignement se-
condaire, c'est un système, une tradition si lourde, qui parait si
imposante qu'elle neutralise tous les efforts. En effet, si dans ce
siècle-ci on a pu créer l'enseignement primaire, qui n'existait réel-
lement pas, on a reçu dupasse une méthode d'enseignement se-
condaire qui avait fait merveille, qui a été aveuglément suivie, et
qui est absolument insuffisante aujourd'hui.
Lorsque de 1806 à 1808 Napoléon reconstitua l'université, il
n'y avait plus de corps enseignant en France; les ordres religieux
scolaires, détruits et dispersés par la révolution, n'avaient point
été relevés ; on avait ouvert par-ci par-là de médiocres pensions
libres où l'on apprenait quelques bribes de latin et de français. On
se souvint alors que les pères jésuites avaient eu de grands succès
dans l'enseignement pendant le xviir siècle, et que tout ce qui
avait eu une valeur quelconque était sorti de leurs mains. En effet,
ils avaient excellé à faire ce qu'on appelait des sujets brillans, fils
de la noblesse, de la finance, de la robe, de la bourgeoisie enrichie,
qui, devant entrer fort jeunes dans le monde et parler de tout sans
dire trop de sottises, effleuraient la surface des choses et n'appro-
fondissaient rien. C'est aux jésuites qu'on doit les résumés, les
conciones, les excerpta, les selectœ, qu'il suffît d'avoir lus attenti-
vement pour avoir l'air de savoir quelque chose : méthode très
facile, mais décevante au premier chef, car elle est tout extérieure.
LES ÉCOLES A PARIS. 807
Ce système d'éducation sembla une merveille dans un pays où le
« pour paraître » du baron de Fœneste a toujours été le mot d'ordre
le mieux obéi. Par ce moyen, les professeurs et les élèves trouvent
leur besogne toute mâchée dans les livres et dans une série de
dictionnaires qui excellent à résoudre les difficultés. Ce mode d'en-
seigner fut imposé à l'université; il a prévalu, il prévaut encore.
En définitive, c'est l'enseignement mécanique et machinal, qui sub-
stitue l'action de la mémoire à celle du raisonnement. La gram-
maire, la syntaxe, l'histoire, le grec, le latin, les sciences exactes
même, tout fut « appris par cœur. » La mémoire , surchargée de
mots, de règles abstraites, de phrases isolées, de faits dégagés des
causes et des conséquences, compte sur elle-même et se fait dé-
faut; l'enfant auquel on n'a pas enseigné que toute éducation doit
avoir pour principe trois termes corrélatifs qui sont attention, com-
paraison, raisonnement, l'enfant oublie à mesure qu'il apprend,
et en général les élèves sortent du collège dans un état d'ignorance
qu'on ne soupçonne pas, et que nous aurons à constater en parlant
des examens du baccalauréat ès-lettres.
C'est là le vice fondamental de notre enseignement secondaire, jl
surmène la mémoire et ne développe ni l'esprit, ni l'intelligence.
Aussi, au lieu de former des hommes ayant des notions générales et
pouvant en tirer les conséquences logiques, il fait des savantass ^s
qui ne savent rien et sont souvent incapables, deux ans après leur
sortie des écoles, d'expliquer un vers de Virgile ou de citer une
date d'histoire. Si la méthode générale est vicieuse, la méthode
particulière appliquée à l'enseignement des différentes facultés que
l'enfant doit s'approprier n'est pas meilleure; est-il croyable que
l'on apprenne encore la règle dite du que retranché, c'est-à-dire
une règle en vertu de laquelle les Latins supprimaient un vocable
qui n'existait pas dans leur langue?
La conséquence du système adopté est assez singulière; personne
ne fait rien, ni l'élève, ni le maître d'étude, ni le professeur. On
sait comment les choses se passent : pendant les classes, le profes-
seur dicte les devoirs à faire et indique les leçons à apprendre;
pendant l'étude, les élèves apprennent leurs leçons et font leurs
devoirs. Donc le professeur leur donne à travailler, le maître les
regarde travailler, mais en réalité, sauf quelques honorables excep-
tions, personne ne les fait travailler, ce qui pourtant est le but su-
prême de l'enseignement. Ah ! combien la méthode usitée dans les
écoles primaires est meilleure et plus féconde! Au lieu de laisser
l'enfant en présence d'une dictée maussade, de leçons dont il re-
tient les mots sans en pénétrer le sens, de livres dont la vue seule
808 REVLL Dtb di:lx mondes.
l'ennuie, on cause avec lui, on l'interroge, on le met tout douce-
ment sur la voie des réponses, on excite son jeune esprit à la re-
cherche, au raisonnement, on le force, pour ainsi dire, à faire con-
stamment des découvertes personnelles dont il est très fier, qui
l'encouragent et lui prouvent qu'avec de la réflexion on parvient à
dénouer bien des difficultés.
11 y a dans les apocryphes, au chapitre xlviii de l'Évangile de
Venfance, un passage qu'il est bon de citer, car il renferme une
méthode complète d'enseignement. Jésus veut aller à l'école, on l'y
conduit. « Quand le maître vit Jésus, il écrivit un alphabet et lui
dit de prononcer Alejj/i; quand il l'eut fait, il lui dit de prononcer
Beih. Le seigneur Jésus lui dit : Dis-moi d'abord quelle est la si-
gnification d'Aleph, et alors je prononcerai Beih. » C'est là en effet
l'élément même de l'instruction : expliquer à l'enfant ce qu'il est
ea train d'apprendre, et s'assurer qu'il a bien compris avant de
passer à une autre démonstration. Pour parvenir à ce but, les classes,
les études de nos lycées, devraient être des sortes de conférences où
le professeur, le maître d'étude, les élèves, toujours en communica-
tion, en conversation, tiendraient sans cesse les esprits en alerte,
et écîairciraient ensemble les points obscurs de toutes les matières
enseignées. Loin de fatiguer les écoliers, on les reposerait de la
^èche discipline, de l'uniformité de la vie de caserne, par ces exer-
cices intellectuels combinés de manière à ne faire entrer dans la
mémoire que ce qui aurait déjà passé par le raisonnement. Ce qu'un
enfiint a raisonné, il le retient, et plus tard, devenu homme, il s'en
souvient encore.
Une autre cause a eu sur l'enseignement secondaire une influence
désastreuse, c'est ce que l'on appelle le concours général. Tous les
ans, les diflerens lycées de Paris envoient leurs élèves les plus forts
à la Sorbonne; là ila composent ensemble, et les plus habiles re-
çoivent des prix dans une cérémonie solennelle, publique, qui
s'ouvre invariabljement par un discours latin dont la rédaction est
confiée à un professeur de rhétorique. L'origine de cet usage mé-
rite d'être rapportée. Un ancien chanoine de Notre-Dame de Paris,
nommé Louis Legendre, mort en 1733, fit donation au chapitre
d'une somme dont la rente devait être employée à donner tous les
quatre ans des prix aux écoliers auteurs des meilleures pièces de
vers latins et français; dans le cas où le chapitre n'accepterait pas,
les cordeliers de Paris devaient lui être substitués. Le chapitre et
les cordehers refusèrent, et le testament fut attaqué par des colla-
téraux; le parlement débouta ceux-ci et accorda la jouissance du
legs à l'université, qui fut chargée d'exécuter les volontés du tes-
LES ÉCOLES A PARIS. 609
tateur. — Le procès avait duré longtemps, car la première distri-
bution eut lieu le 23 août 17Zi7; elle se renouvela sans interruption,
excepté de 1794 à 1800. En 1793, chaque lauréat reçut une cou-
ronne dechêne et — un exemplaire de la constitution! DepuislSOl,
cette cérémonie s'est régulièrement continuée tous les ans. C'est la
grande fête de l'enseignement secondaire, et c'est de Là malheureu-
sement que les maisons scolaires publiques ou privées tirent leur
bonne ou leur mauvaise réputation. Les conséquences sont fort
graves.
Plus une institution ou un lycée obtient de prix au concours gé-
néral, plus il voit de familles lui confier d'enfans. Aussi ce n'est
pas entre les élèves, c'est entre les chefs d'établissemens que le
concours excite plus que de l'émulation; les proviseurs de collège
et les chefs de pension rivalisent de zèle, car pour les uns c'est une
question de gloriole, pour les autres c'est une question d'argent.
A cela, il n'y aurait pas grand mal, si, afin de parvenir à ces prix
tant enviés, on ne négligeait absolument la masse des élèves pour
ne s'occuper exclusivement que de ceux qui, par leur intelligence
plus développée ou leur travail plus assidu, sont aptes à être cou-
ronnés par la main du ministre lui-même, au son de la musique,
dans la grande salle de la Sorbonne. Dans une classe composée en
moyenne de cinquante élèves, le professeur en soigne attentive-
ment, en chauffe sept ou huit qui ont chance de réussir dans les
compositions solennelles. « Aller au concours » est une locution qui
revient incessamment dans le langage de tous les pédagogues de
l'enseignement secondaire. Les autres élèves, pendant qu'on bourre
leurs camarades favorisés de grec et de latin, lisent de mauvais ro-
mans (1). Pour les maîtres de pensions particulières, avoir des prix
au concours devient l'affaire vitale, et, plus encore que dans les
collèges, tout y est sacrifié. L'âpreté au gain les surexcite à tel
point qu'il n'est pas d'efforts dont ils ne soient capables, afin de
pouvoir faire insérer des réclames retentissantes à la troisième page
des grands journaux, où ils énumèrent complaisamment tous les
succès que leurs élèves ont remportés. C'est pour eux une sorte de
nécessité, ils y gagnent leur vie, et bien souvent y font fortune.
Cette excessive ambition a du moins un bon côté qu'on ne soup-
çonne guère; comme il faut que leur maison soit célèbre, du moins
qu'elle ait meilleur renom que la maison voisine, ils ont des raco-
(1^ Eu 1817, M. Saisset, professeur de philosophie au collège Henri IV, quittait sa
chaire, venait s'asseoir devant le premier gradin, où il avait réuni les six plus forts,
et leur faisait la leçon à voix basse; quand les autres écoliers parlaient trop haut, il
s'interrompait pour leur dire : « Ne faites pas tant de bruit, vous nous empêchez de
causer. »
810 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs qui sont aux aguets, voyagent en province et leur amènent
des enfans intelligens, ouverts à l'étude, mais dont les parens ne
sont pas assez riches pour acquitter le prix de la pension et les
frais universitaires. Ces jeunes phénix sont reçus, élevés, instruits
pour rien; ils paient en prix et en accessits. Certes c'est un grand
bienfait pour eux; mais quel labeur, et à quelle existence sont-ils
condamnés ! Pas de sortie le dimanche, pas de promenade le jeudi;
du grec, du latin, du latin, du grec, toujours et sans trêve! Un
jour, un de ces malheureux demandait à passer la fête de la Pen-
tecôte dans sa famille; on lui répondit : « Y pensez-vous? Le con-
cours approche; sachez au moins reconnaître les sacrifices qu'on
fait ici pour vous. » J'en ai connu plusieurs qui sont devenus célè-
bres et qui ne parlent de ce temps-là qu'avec horreur. Parfois cela
tourne assez mal pour le chef d'institution. Une mère fort adroite
et peu scrupuleuse avait fait entrer son fils au pair, — cela se dit
ainsi, — dans un établissement privé; l'enfant, dès la première
année, obtint trois prix au concours général. La mère fit mine de
vouloir le placer dans une maison rivale, et elle joua si bien son
rôle que le directeur lui constitua une pension annuelle de 1,200 fr.
à la condition de ne pas retirer son fils.
On voit le résultat le plus clair du concours général; l'instruction
des neuf dixièmes des écoliers est outrageusement négligée au pro-
fit du très petit nombre qui peut augmenter la réputation ou la
vogue d'un établissement scolaire; mais qui oserait parler de le
supprimer? On peut affirmer que les 7,500 élèves qui suivent les
cours de nos six grands lycées et du petit lycée de Vanves, que les
13,000 qui sont dans les pensions particulières et les 2,200 qui sont
répandus dans les institutions relevant de l'autorité ecclésiastique,
donnent un contingent studieux singulièrement restreint. Ceux-là
seuls travaillent qui se destinent aux écoles spéciales, et encore ils
se limitent strictement aux connaissances exigées par les examens.
Les autres traînent une enfance oiseuse et pervertie sur les gradins
des classes, où ils peuvent végéter à la condition de ne pas trop
troubler la discipline. Quand l'âge d'avoir terminé leurs études aura
sonné, ils apprendront par cœur un manuel de baccalauréat, afin de
subir sans échec cette formalité aussi facile que superflue, puis ils
entreront dans la vie, et Dieu seul peut savoir à quoi leur servira
cet enseignement, dont ils n'auront retiré qu'un ennui qui a duré
huit ans.
Plus d'une fois on a cherché à modifier les méthodes, à les
rendre plus pratiques, plus vivantes, et à donner une sérieuse
utilité au long apprentissage de l'enfance. Une tentative surtout
est restée célèbre : c'est la fameuse bifurcation entreprise par
LES ÉCOLES A PARIS. 811
M. Fortoul en 1852. Cet essai paraissait rationnel cependant et de
nature à satisfaire aux exigences des différentes carrières qui s'ou-
vrent devant les jeunes gens au sortir du collège. Vers le milieu de
leurs études scolaires, il leur était permis de bifurquer, c'est-à-dire
de choisir la voie des lettres ou celle des sciences, en prévision de
la fonction sociale qu'ils voulaient exercer plus tard. Rien n'était
plus simple ni plus légitime, et il faut se reporter aux passions la-
tentes de l'époque pour comprendre l'opposition presque générale
que souleva cette mesure. On n'y alla pas de main morte, on accusa
M. Fortoul d'avoir porté un coup mortel à l'université.
Loin de là, il la sauva peut-être, car à ce moment précis et très
troublé de notre histoire elle était condamnée à disparaître. Les trois
principaux acteurs du drame où se joua l'existence d'une des plus
respectables institutions de notre pays sont morts, et l'on peut ra-
conter des faits qui alors furent ignorés. Après le coup d'état du
2 décembre 1851, le comte de Montalembert fut un des premiers à
se rallier à la politique nouvelle, et il eut de fréquens entretiens
avec le président. Il obtint de lui que l'université, qu'il lui repré-
sentait comme un foyer d'opposition permanente, comme la pépi-
nière où se recrutaient les adversaires de tout pouvoir régulier,
serait supprimée, que les colh-ges même deviendraient des institu-
tions particulières, et l'on devine le parti que pouvaient en tirer
ceux qui se croient exclusivement appelés à diriger l'enseignement
en vertu de l'axiome : ad eum qui régit chrisiianam rempiiblicam,
scholarimi regimen ijei^tinet. Jamais l'université n'avait couru un
danger pareil, et l'on pouvait croire que c'en était fait de cette
vieille mère dont nous sommes tous les enfans. Le décret de con-
fiscation des biens de la famille d'Orléans éloigna M. de Montalem-
bert de Louis-Napoléon ; avec une grande habileté, M. Fortoul pro-
fita de cet incident. Il déclara, il prouva que l'université seule était
en mesure de donner l'enseignement scientifique, vers lequel se por-
taient tous les esprits; il démontra que, si on la supprimait, toutes
les écoles spéciales allaient être bientôt désertes, au grand détri-
ment de la jeunesse. Il invoqua le souvenir du premier empire,
qui avait recréé l'université ; il proposa, comme moyen terme, la
bifurcation, qui fut acceptée, et par le fait il sauvegarda un ordre de
choses si gravement en péril qu'il fallait « changer ou mourir, » — le
mot a été dit. Les adversaires immédiats de l'université ont deviné
ce qui s'était passé; ils se sont mis en mesure de profiter d'une oc-
currence pareille, si jamais elle se représentait, et avec un succès
croissant, que nul ne peut nier, ils donnent l'enseignement spécial
qui ouvre l'entrée de nos grandes écoles scientifiques.
M. Fortoul fit plus. La loi de 1850 avait singulièrement amoindri
812 REVUE DES DEUX MONDES.
l'influence de l'université en détruisant les académies de province
pour constituer un rectorat départemental dont les 89 titulaires
n'avaient qu'une importance administrative presque infime. Par la
loi de 185/4, il rétablit 16 académies provinciales et en plaça les
recteurs dans une situation élevée qui leur permit de marcher de
pair avec les autres agens supérieurs de l'autorité. Les préfets, les
procureurs-généraux, les évêques, se plaignirent; le ministre ne se
laissa pas émouvoir, et maintint la haute position qu'il avait faite aux
fonctionnaires qui représentaient l'université. On accusa M. Fortoul
d'avoir porté préjudice à ces lettres classiques qui jusqu'à présent
sont le fond même de l'éducation française; je voudrais que ceux
qui témoignent ainsi contre lui pussent lire V Instruction générale sur
l'exécution du plan d'étude des lycées du 15 novembre 1854. C'est
un cours complet de pédagogie, à la rédaction duquel ont contribué
les plus hauts personnages de l'enseignement; si cette instruction
avait été suivie, les humanités et les sciences n'auraient plus rien
laissé à désirer.
Aujourd'hui, avec d'autres formules et par d'autres moyens, le
ministre de l'instruction publique reprend les idées de M. For-
toul. J'ai bien peur que la circulaire du 27 septembre 1872 n'ait
le sort dé l'instruction du 15 novembre 1854. Il faut peut-être une
nouvelle génération pour qu'une révolution sérieuse et féconde
soit accomplie dans l'enseignement secondaire. Cette circulaire a
soulevé bien des aniraosités. Dès qu'elle eut paru, un évêque qui
doit beaucoup à ses succès pédagogiques déclara dans une lettre
publique qu'il fallait « n'en tenir aucun compte. » Il y a là un
désarroi, je le répète, dont l'enseignement a cruellement à souf-
frir et qui, pendant de longues années, peut lui causer un mal
irréparable. Il est inutile d'analyser cette circulaire; elle est
connue, tous les journaux s'en sont occupés, et la tribune de l'as-
semblée en a violemment retenti. Elle poursuit le but que M. For-
toul avait tenté de toucher ; elle ne laisse pas aux élèves la
liberté de bifurquer, mais, en décidant que nul ne pourra passer
d'une classe inférieure dans une classe supérieure sans avoir subi
un examen d'aptitude, elle arrive naturellement au même résultat,
car l'effet de cette mesure, si toutefois elle est appliquée, — ce
qui est douteux, — sera de rejeter hors des humanités les enfans
pour lesquels elles n'ont point d'attrait et de les pousser vers les
sciences, où peut-être ils rencontreront une voie qu'ils cherche-
raient en vain ailleurs. De ceci, on n'a trop rien dit, peut-être
parce qu'on n'a pas vu jusqu'où s'étendaient les conséquences des
prémisses; mais la circulaire supprime les vers latins, et il n'y a
pas assez d'anathèmes contre le ministre qui ose porter la main
* LES ÉCOLES A PARIS. 813
sur l'arche sainte, en débarrassant les écoliers d'un exercice pure-
ment mécanique et fastidieux. On n'a point ménagé les expres-
sions, on a parlé de « la ruine des humanités et du renversement
de la haute éducation intellectuelle en France : » ce n'est que puéril;
le sort du pays n'est compromis en rien parce que des enfans ne
feront plus de vers latins boiteux et inintelligibles.
Loin de trouver cette circulaire trop radicale, quelques réfor-
mateurs ont estimé qu'elle était trop timide, qu'elle ne va pas
jusqu'au but, et qu'au moment de l'atteindre elle hésite, se
détourne et s'arrête. En effet, elle passe devant le discours latin,
mais elle n'ose pas le renverser, et cependant elle laisse deviner ce
qu'elle en pense. On dit que c'est se payer de mots, et qu'en réalité
le discours latin, qui pouvait avoir sa raison d'être au siècle der-
nier à cause des vieux usages universitaires si longtemps conservés
pour les examens, n'a plus rien à faire de notre temps; on dit
encore qu'il soumet l'élève à une sorte de casse-tête chinois sans
profit, et que le dernier des portefaix romains de l'époque cé-
sarienne se pâmerait de rire en écoutant nos meilleures phrases
latines. Sans être aussi absolu, on peut reconnaître que de nos
jours il est bien difficile de parler latin. En effet, si le discours
reproduit des idées modernes, on ne peut le faire raisonnable-
ment, par l'excellente raison que les vocables font défaut (1),
puisqu'il exprime des pensées, des considérations, des découvertes
scientifiques que l'antiquité n'a point connues ; si au contraire
le discours porte sur des idées anciennes, c'est nous qui sommes
pris au dépourvu, car ces idées ne sont pas nôtres, nous ne pou-
vons nous en pénétrer, ni même nous les assimiler, par suite
d'un fait dont on ne semble tenir aucun compte, à savoir que
le christianisme a modifié la morale, la philosophie, la logique,
c'est-à-dire la manière d'être de l'entendement humain. Aussi les
métaphores imaginées par les élèves ne sont plus qu'une sorte
de jeu d'esprit; la télégraphie électrique devient « le fil forgé
par Vulcain, tendu par Iris, sur lequel glisse la foudre, enfin
domptée et obéissante, » et la montre est « l'aiguille intelligente
qui répète les pulsations du cœur de Chronos. » Il est probable
que l'université elle-même finira par renoncer à ce vieil usage;
tôt ou tard on reconnaîtra que, si la translation du français en
latin est indispensable pour fixer dans l'esprit de l'enfant l'éco-
nomie de certaines règles grammaticales, c'est la translation du
(I) M. Michel Bréal, dans son excellent livre, cite à ce sujet le début d'un thème
qui mérite d'être rapporté. « L'humanité était un sentiment si étranger au peuple
romain, que le mot qui l'exprime manque dans la langue. » Quelques mots sur Vin-
struction publique en France, p. 20".
81Zi REVUE DES DEUX MONDES.
latin en français qui doit être l'occupation principale de l'écolier,
car elle tiendra son esprit éveillé, lui apprendra des faits qu'il
ignore et lui révélera des idées qu'il ne connaît pas.
Notre enseignement secondaire a un défaut matériel qu'il faut si-
gnaler, car il en reçoit un préjudice grave : je veux parler de l'ag-
glomération. 700 ou 800 élèves et plus dans un seul collège, c'est
beaucoup trop. La vie a beau être réglée comme celle d'un couvent,
les maîtres ont beau se promener pendant la récréation au milieu de
ces cours si tristes, si dénudées, entourées de hautes murailles à
fenêtres grillées qui évoquent l'idée de prison, le veilleur a beau
parcourir la nuit les dortoirs où 60 enfans sont réunis; tout souffre
d'un tel encombrement, l'émulation, la discipline, la morale. Sans
insister sur des périls qui ne sont que trop réels, on peut affirmer
que ce serait un grand bienfait pour les élèves admis à l'enseigne-
ment secondaire, s'ils étaient dispersés dans des maisons ne conte-
nant pas plus de 50 écoliers, dont il serait facile de surveiller la
conduite et de diriger le travail, ce qui est impossible avec la po-
pulation de nos lycées. Je prendrai pour exemple le plus célèbre
de nos collèges, Louis-le-Grand, qu'aujourd'hui on nomme le lycée
Descartes. 11 y a 29 classes quotidiennes pour J,179 élèves, dont
527 internes; il est inadmissible que 29 professeurs, quels que
soient leur mérite et leur bon vouloir, puissent donner un ensei-
gnement suffisant à près de 1,200 enfans. Pour sa part, le collège
n'a rien négligé; les dortoirs sont très aérés, les quartiers bien dis-
posés; l'infirmerie est un modèle de propreté, le gymnase couvert
est outillé presque avec luxe, la nourriture est plus qu'abon-
dante, le recrutement des maîtres d'étude a lieu dans des condi-
tions irréprochables; mais tout cela ne fait pas qu'un seul homme
puisse s'employer utilement auprès d'un nombre trop considé-
rable d'élèves (1).
On ne peut bien pénétrer les résultats du système d'études suivi
jusqu'à ce jour qu'en assistant aux examens du baccalauréat ès-
lettres. L'enseignement secondaire s'y montre dans toute sa stéri-
lité. Ce n'est pas sans émotion que j'ai vu des hommes du plus
(1) Je prends la liberté d'appeler l'attention de M. le ministre de l'instruction pu-
blique sur l'état de ce qu'on nomme « les arrêts » au lycée Descartes, Il serait à désirer
qu'il prît la peine de les visiter lui-même, car nulle description ne peut rendre l'aspect
de ces cabanons, tous situés au nord, où le plâtre n'a même pas été récrépi, où l'on
voit à peine et où l'on grelotte. Il est cruel et dangereux, pour bien des causes, d'y
enfermer des enfans; on peut les isoler et les condamner à un pensum sans leur infli-
ger une soufl'rance matérielle. Que le ministre se souvienne de l'orateur qui, le 13 juin
1865, plaida la cause des jeunes détenus de la Roquette devant le corps législatif. Les
cellules de la maison de correction sont moins pénibles que celles des arrêts de Des-
cartes.
LES ÉCOLES A PARIS. 815
sérieux mérite, professeurs en Sorbonne, membres de l'Institut,
perdre un temps précieux, qu'ils emploieraient si bien ailleurs, à
interroger des enfans ahuris qui semblent même ne pas savoir ce
qu'on leur demande. Dans cette petite salle si humble, si terne,
j'ai vu défiler ces jeunes gens « qui ont, dit-on, fini leurs études, » et
qui semblaient ne pas les avoir commencées. Les matières de l'exa-
men ne sont pas bien compliquées cependant : quelques fragmens
de latin et de grec, quelques auteurs français, qui sont toujours
Corneille, Boileau, Racine, La Fontaine et Molière, un peu de phi-
losophie, quelques mots d'histoire et de géographie, des mathéma-
tiques, assez pour prouver qu'on sait compter. L'histoire est limi-
tée à celle de la France et ne commence qu'à Louis XIV, de sorte
que, si l'on demande à l'un de ces enfans quel est le roi qui eut
l'honneur d'avoir Sully pour ministre, il peut refuser de répondre,
car la question est en dehors du programme fixé par un règlement.
J'ai vu le doyen des lettres françaises, un vieillard dont la vie
entière a été consacrée au travail et qui retrouve chaque jour une
vigueur nouvelle dans le culte des grandes choses de l'esprit, faire
des efforts inimaginables, multiplier les questions, aider les candi-
dats, les encourager, les « souffler » lui-même, sans réussir à tirer
d'eux une réponse passable. J'ai appris là, dans la même journée,
bien des choses que j'ignorais, par exemple que, dans la conquête
de la toison d'or, Jason fut aidé par Andromède, ({n Amphitryon
est une pièce de Racine, et que le Lutrin est une comédie de La
Fontaine; je sais maintenant que le vers de Y Art 2)oclique à!Rovd>.Q,t,
ne... vcrtatur Cadmus in anguern, signifie que Gadmus ne doit pas
être changé en poisson!
Faut-il plaindre ou blâmer ces jeunes gens? Il faut les excuser,
car ils apportent là le fruit des méthodes d'enseignement qui les
ont fatigués sans les instruire. On les reçoit néanmoins malgré leur
médiocrité en toutes choses et leur flagrante ignorance, d'abord
parce que l'examen de bachelier ès-lettres n'est qu'une simple for-
malité qui équivaut à un certificat d'études, et qui n'ouvre la porte
d'aucune carrière, — ensuite parce qu'aujourd'hui la loi militaire
les talonne, que le régiment va les prendre, les éloigner de tout
travail intellectuel, qu'ils sont arrivés à la limite d'âge fixée pour les
débuts du service, qu'il faut leur assurer le bénéfice du volontariat
d'un an, et qu'en présence de ces motifs, qui se fortifient l'un par
l'autre, les examinateurs ont une indulgence excessive.
Il me semble que cet examen de bachelier ès-lettres, qui met fin
à l'enseignement secondaire, est bien mal combiné; il n'est pas à
détruire, il est à modifier. Tout le monde paraît d'accord aujour-
d'hui pour reconnaître que, si l'étude des langues mortes, — des
SIG REVUE DES DEUX MONDES.
lano-ues immortelles, comme on les a nommées, — est excellente,
celle des langues vivantes est indispensable, et qu'elle doit occuper
une place importante dans l'instruction de la jeunesse. On a déjà
commencé à les introduire dans nos lycées; mais ce n'est là encore
qu'un germe qui recevra certainement plus tard le développement
qui lui est nécessaire. Je voudrais que le baccalauréat fût divisé en
deux examens parfaitement distincts et indépendans l'un de l'autre.
L'enfant reste en moyenne pendant huit ans au collège. Six années
suffisent amplement pour lui faire apprendre ce qu'il doit savoir de
grec, de latin et d'histoire, surtout si l'on consent à diminuer le
nombre des jours de congé, qui est excessif, car il dépasse celui
des jours de travail : anomalie singulière qui s'explique par cette
considération assez médiocre et peu avouée, que, pendant que l'é-
lève n'est pas au lycée ou à la pension, son entretien et sa nourri-
ture sont à la charge de sa famille. Au bout de six ans, vers la sei-
zième année, l'écolier passerait un premier examen portant sur les
matières des humanités, et à dix-huit ans il aurait à subir une se-
conde épreuve, qui constaterait sa force en histoire naturelle, dans
les langues vivantes et en géographie. J'insiste sur les langues,
qui sont un instrument de travail et d'avenir rigoureusement né-
cessaire à notre époque; nous les avons toujours trop négligées,
négligées à ce point que nous possédons l'Algérie depuis quarante
ans, que c'est là malheureusement notre école de guerre, que tous
nos officiers y séjournent à tour de rôle, et qu'on n'a pas encore eu
l'idée d'installer un cours de langue arabe à l'école militaire de
Saint-Cyr.
Ce n'est pas seulement aux examens de la Sorbonne que l'on
peut apprécier les résultats de notre enseignement secondaire; cet
arbre de la science, tel que nous le cultivons, a eu des fruits amers.
Il n'y a qu'à voir le degré d'instruction et les goûts des a classes
éclairées » qui ont passé par les collèges ou par des institutions
analogues pour s'en convaincre et devenir modeste. Il y a long-
temps qu'un homme d'un grand bon sens et de beaucoup d'esprit,
Edouard Thouvenel, me disait avec tristesse : a Le succès à^ Orphée
aux enfers me fait douter de l'avenir de la France. » Il avait raison;
répudier l'amour du beau, se complaire au médiocre, rechercher
l'amusant, rire de tout, ne croire à rien , c'est entrer dans la voie
au bout de laquelle il n'y a pas de salut.
LES ÉCOLES A PARIS. 817
III. — l'enseignement supérieor.
Il en est de l'enseignement comme de la distribution des eaux en
agriculture. Il est bon de faire des canaux d'irrigation dans les prai-
ries, il est utile de protéger la pente du ruisseau, mais il est indis-
pensable d'entretenir avec un soin spécial la source qui surgit en
haut de la montagne, car c'est d'elle que vient toute fécondité: si
on la néglige, elle s'oblitère et se tarit; les terrains traversés par
le ruisselet deviendront stériles, la prairie ne sera plus qu'un ma-
récage. — La source, c'est l'enseignement supérieur; on n'a d'élèves
qu'à la condition d'avoir des professeurs. Ce ne sont pas les grandes
institutions qui nous manquent; nos facultés sont nombreuses, et
les établissemens scientifiques ne nous font pas défaut : faculté de
théologie, faculté des lettres, faculté des sciences en Sorbonne, fa-
culté de droit, faculté de médecine, École supérieure de pharmacie,
École pratique des hautes études. Collège de France, Muséum
d'histoire naturelle. École de langues orientales vivantes, École des
chartes. École des mines, École des ponts et chaussées, École de
médecine et de pharmacie militaires. École polytechnique. École
normale supérieure, d'où sortent les professeurs des enseignemens
littéraire et scientifique. C'est complet, et il y a là de quoi féconder
le cerveau de la France, afin qu'il puisse agir sur le corps tout en-
tier. Il est triste d'avouer que, dans cette douloureuse question de
l'instruction publique, plus on s'élève, plus on est exposé aux dés-
illusions. L'enseignement primaire à Paris est très bon, l'enseigne-
ment secondaire est médiocre, l'enseignement supérieur s'engour-
dit progressivement, il paraît atteint d'anémie; il meurt de pauvreté.
Les hommes d'élite semblent l'abandonner, l'argent lui manque;
il ne vit plus que d'expédiens.
Il a été brillant jadis, sous la restauration, pendant les pre-
mières années de la dynastie de juillet; il a fait parler de lui; il a
réuni autour de ses chaires les intelligences du pays et les savans
étrangers. Certaines voix parties de la Sorbonne, du Collège de
France, de l'École de médecine, ont éveillé des échos jusqu'au bout
du monde; quel vent mauvais a donc desséché cette moisson su»-
perbe? La politique, qui s'est infiltrée dans l'enseignement, l'a pé-
nétré, l'a vicié en son principe même, et lui a enlevé le caractère
d'utilité générale, quoique abstraite, qu'il doit toujours conserver
sous peine de s'altérer et de périr. A qui la faute? Je n'hésite pas à
répondre : aux professeurs qui de leur chaire ont absolument voulu
faire une tribune au pied de laquelle les partis adverses se don-
TOUB cm. — 1873. gg
818 REVUE DES DEUX MONDES.
naient rendez-vous pour applaudir ou pour siffler, et bien souvent,
— je l'ai vu jadis, — pour échanger des injures qui le lendemain
amenaient des rencontres meurtrières. Les gouvernemens, qui après
tout sont dans leur droit de légitime défense en ne voulant pas se
laisser renverser, ont réagi avec excès en sens contraire. Bien des
hommes de haut mérite, dont la place était indiquée, n'ont point été
appelés à l'enseignement supérieur parce que l'on se méfiait d'eux.
Tout individu suspect, quelle que fut du reste sa capacité person-
nelle, se vit éloigné des cours. Les élèves ou, pour mieux dire, les
auditeurs ont regimbé, et ils ont sifflé a ijriori des professeurs de
la valeur de Sainte-Beuve; la jeunesse ne voulait accepter que les
adversaires du pouvoir, et le pouvoir se refusait à les admettre. On
a pris un moyen terme , qui n'a satisfait personne et dont l'en-
seignement surtout a pâti : on a choisi des hommes neutres , ef-
facés, qui n'inspiraient ni crainte aux uns, ni enthousiasme aux
autres. L'indifférence générale leur a répondu. Le dernier effort
libéral de la part du gouvernement a été fait en faveur de M. Re-
nan, qu'il y avait un certain courage à installer dans une chaire
du Collège de France. Une phrase anodine en elle - même , mais
hétérodoxe en son essence, commentée, grossie, amplifiée outre
mesure, souleva l'exaspération de tout le parti religieux. Le pro-
fesseur de langue hébraïque paya pour l'auteur de la Vie de Jé-
sus : il avait fait une maladresse inutile , on commit un abus de
pouvoir peu généreux; personne n'y a gagné, et les auditeurs stu-
dieux ont perdu un cours qui eût été très remarquable et très inté-
ressant.
Pour éviter qu'on ne leur imposât des professeurs dont les doc-
trines leur eussent été hostiles, les gouvernemens ont renoncé à la
voie des concours et se sont réservé le droit de nommer péremp-
toirement aux chaires vacantes, de sorte que les candidats à ces
hautes fonctions de l'enseignement ont plutôt cherché, pour parve-
nir à leur but, à se créer des relations influentes qu'à augmenter
la somme de leur savoir, et cela n'a pas peu contribué à empêcher
les hautes études de s'élever au-dessus d'une moyenne insuffisante.
Cependant, si le concours est mauvais et périlleux pour l'enseigne-
ment secondaire , qui avant tout doit façonner la masse des éco-
liers, il est excellent lorsqu'il s'agit de déterminer une sélection
parmi les chefs de l'enseignement supérieur, car il force au travail,
il donne par la publicité du débat une émulation ti es vive, et il ar-
rive à ce résultat inappréciable de faire surgir les individualités :
aussi je crois que l'on fera bien d'y revenir. La Sorbonne, le Collège
de France, les facultés en général sont affaissées et comme somno-
lentes ; le rétablissement du concours pour les chaires réveillerait
LES ÉCOLES A PARIS. 819
bien du monde et donnerait un coup de fouet salutaire à plus d'une
ambition; mais ce serait à cette condition expresse, que toute poli-
tique serait absolument bannie du cours sous peine d'interdiction
immédiate, car elle n'a rien à y faire, et ne peut qu'y créer des dan-
gers sans compensation.
La politique a eu également sur le recrutement des profes-
seurs une influence prépondérante ; la gloire de M. Cousin et de
M. Guizot, la fortune parlementaire de M. Royer-Gollard et de
M. Yillemain, étaient faites pour tenter bien des hommes qui, parce
qu'ils ont eu^ quelques prix au grand concours et qu'ils ont passé
trois ans à l'École normale, se croient volontiers aptes et destinés à
gouverner le monde. Cette idée n'a rien d'excessif chez des jeunes
gens qui par les succès qu'ils ont obtenus ont prouvé une supériorité
sérieuse sur leurs condisciples, et elle est naturelle en France, où,
tout en reconnaissant qu'il faut un apprentissage pour être maçon
ou cordonnier, on admet qu'il n'est besoin d'aucune éducation préa-
lable pour être un homme politique. Une telle ambition, qui n'a rien
que de légitime, éloigne de la câ'rrière pédagogique ceux qui au-
raient pu y rendre des services signalés. Tout ce qui se sentait ou
se croyait une valeur quelconque, tout ce qui se trouvait mal à
l'aise dans les liens étroits de la direction administrative se jeta
dans le journalisme, dans la politique militante, et l'enseignement
ne garda que les esprits les moins aventureux. Nous y avons gagné
des écrivains de talent, des polémistes remarquables, et en lisant
leurs œuvres la jeunesse regrette peut-être de n'avoir pas été diri-
gée par eux. Ceux qui ont résisté aux tentations de cette sorte
sont entrés dans la route tracée; ils s'y sont engagés avec rési-
gnation, cherchant dans le culte des lettres, dans les joies intimes
et profondes qu'on y trouve, une compensation au désagréable mé-
tier, ingrat entre tous et mal rétribué, qu'ils sont obligés défaire,
à moins que, pris de dégoût à leur tour pour une carrière qui a
toutes les décepLions, ils n'aient ouvert sur une place fréquentée
une boutique où l'on débite des boîtes de croquets, ornées d'une
étiquette où l'on peut lire : X..., ancien élève de l'École normale
supérieure, section des sciences.
Les cours du Collège de France ne conduisent à rien celui qui les
écoute. Entre qui veut ; il n'y a point d'inscriptions préalables, 2t,
comme ces cours ne servent à l'obtention d'aucun diplôme, ils sont
fort peu suivis par la jeunesse studieuse; les auditeurs sont en géné-
ral des oisifs, quelques femmes, quelques rares personnes ayant
conservé le goût des choses de l'esprit. On y a remarqué un fait déjà
observé pour les bibhothèques publiques : quand il fait mauvais
temps, l'auditoire est plus nombreux, car les passans sont venus se
820 REVUE DES DEUX MONDES.
mettre à l'abri. Il faut retenir ce personnel mobile et chez qui la
futilité domine ; on tâche alors de rendre la leçon « amusante, » on
multiplie les anecdotes, et ces cours, qui devraient toujours se tenir
sur les hauteurs voisines de l'abstraction, finissent par devenir ce
que les Anglais appellent des « lectures » et ressemblent à d'agréa-
bles causeries dont un seul interlocuteur tiendrait le dé. 11 n'y a
pas à morigéner les professeurs, ni à les rappeler à la grandeur
très réelle de leur mission : ils savent à quoi s'en tenir à cet égard;
mais, pour ne pas voir leur amphithéâtre absolument désert, ils ont
été forcés d'abaisser successivement le degré de leur enseignement,
afin de se mettre au niveau du public qui les écoute. L'étude des
sciences mathématiques n'attire qu'un nombre d'étudians bien res-
treint, car elle n'ouvre aucune voie aboutissant à une carrière cer-
taine : cela se comprend; tous les jeunes gens qui se sentent des
aptitudes spéciales sont accaparés par l'École polytechnique.
Dans les facultés qui délivrent des diplômes pour la licence et le
doctorat, il y a un empressement nécessité par les exigences mêmes
de la carrière choisie; il est impossible de déterminer le nombre
des auditeurs que mille circonstances étrangères aux études font
incessamment varier, mais on connaît le nombre des élèves inscrits,
qui s'est élevé en 1868 au chiffre de 25 pour la théologie, de 1,A80
pour les sciences, de 2,566''pour les lettres, de 2,657 pour le droit et
de 2,928 pour la médecine, ce qui donne un total de 9,650 jeunes
gens se destinant à passer des examens. — Si, pour enseigner les
lettres, il n'est besoin que d'une chaire et de quelques bancs, s'il
suffît, à cet ameublement rudimentaire, d'ajouter un tableau noir
pour démontrer des problèmes de mathématiques, il n'en est plus
de même dès qu'on touche h ces grandes sciences qui ont pour but
de pénétrer, de révéler les secrets de la nature, et qui chaque jour,
aidées par la méthode expérimentale, font des découvertes nou-
velles. La chimie, la physique, la physiologie, l'histoire naturelle,
demandent un grand attirail, et sous peine d'être réduites à l'état
de théorie platonique, inutile et décevante, doivent posséder des
laboratoires, des instrumens, des matières à expérience, des collec-
tions, en un mot un outillage particulier et fort dispendieux. Quand
au commencement de ce siècle on a organisé à Paris la plupart
de ces instituts de haut enseignement, l'appareil de la science
était fort modeste; il en est de cela comme du rouet de nos grand'-
mères, qui est devenu l'énorme machine à filer que l'on sait. Si
Lavoisier revenait aujourd'hui, reconnaîtrait-il dans la chimie, telle
qu'elle est professée à cette heure, la science qu'il a fondée avant
de mourir?
C'est en étudiant l'École de médecine et le Muséum d'histoire
LES ÉCOLES A PARIS. 821
naturelle qu'on détermine avec le plus d'évidence le mal dont souffre
l'enseignement supérieur; on reconnaît qu'il est non pas neutralisé,
mais étrangement amoindri par sa pauvreté excessive. Là où il
faudrait de vastes salles, de grandes galeries, des laboratoires spa-
cieux , nous trouvons des chambrettes sans jour et radicalement
insuffisantes. Sauf le grand amphithéâtre, tout est à reconstruire à
l'École de médecine; la place est tellement mesurée, qu'on passe
des thèses et qu'on fait des cours dans le cabinet du doyen. Entrons
à la bibliothèque : elle est fort riche et possède plus de /iO,000 vo-
lumes; mais elle ne les renferme pas, car on ne saurait où les y
mettre. Dans des chambres voisines de la salle de lecture, qui est
trop basse et où l'on n'y voit goutte, on a mis des casiers les uns
près des autres, laissant à peine entre eux un espace suffisant pour
livrer passage au bibliothécaire. Il me semblait revoir les magasins
du mont-de-piété : les volumes ont été fourrés partout où l'on a pu
les caser; il y en a derrière les portes, il y en a devant les fenêtres.
Ce n'est pas tout, on a été obligé de faire cinq dépôts extérieurs :
chez le conservateur, dans des greniers, dans un ancien bûcher.
Où placera-t-on la partie de la très intéressante bibliothèque du
docteur Daremberg qui doit revenir à l'école? On se le demande
avec inquiétude, car nulle réponse raisonnable n'a encore été for-
mulée.
La chimie joue un rôle considérable dans la thérapeutique ac-
tuelle, elle est indispensable aux médecins, et notre École de mé-
decine, qui a eu si grande réputation dans le monde savant il y
a une quarantaine d'années, devrait être à cet égard organisée de
main de maître; c'était le vœu de tous les intéressés, des élèves,
des professeurs, des ministres. Pas de place, pas d'argent! Au petit
laboratoire où Orfila a distillé tant de poisons, on a annexé une
grande chambre où brûlent les fourneaux à gaz, où les cornues
sont suspendues aux murailles, où les baguettes de verre brillent
sur les tables. Cela est suffisant pour faire des expérimentations à
huis-clos, mais ce n'est point ainsi qu'il faut procéder dans l'ensei-
gnem.ent. Préparer une expérience dans le laboratoire et l'apporter
aux élèves comme preuve d'une démonstration théorique, c'est pour
ainsi dire faire un tour de passe-passe; les étudians doivent suivre
toutes les phases de l'expérience, et, s'ils peuvent y mettre la
main, cela ne vaudra que mieux, car on accordera que la mani-
pulation chimique est, dans bien des cas, d'une importance excep-
tionnelle. Le laboratoire d'une école de médecine sérieuse doit se
composer de trois parties parfaitement distinctes, quoique concou-
rant au même but : un laboratoire pour les commençans, dans le-
quel le professeur expérimente en leur présence, — un laboratoire
822 REVUE DES DEUX MONDES.
pour les élèves plus avancés, où ils font eux-mêmes les manipula-
tions, enfin un laboratoire de recherches réservé au professeur et à
ses préparateurs, qui y trouvent le recueillement nécessaire pour
opérer les découvertes dont les nations s'enrichissent. Dans l'état
actuel des choses, on montre bien plus le résultat de l'expérience
que l'expérience elle-même aux étudians entassés dans un amphi-
théâtre dont le dernier gradin touche presque le plafond. J'ai fort
mal cherché le laboratoire de physique sans doute, car je ne l'ai
point trouvé. La moitié de la collection très complète de tous les
instrumens de chirurgie inventés en France est dans des tiroirs,
faute de place. On a mis où on a pu des pièces pathologiques, des
animaux empaillés, quelques-uns dans une sorte de musée, d'autres
dans des couloirs; j'en ai vu le long des murs d'un escalier de ser-
vice. Telle est notre école théorique de médecine, où 3,000 jeunes
gens environ se pressent chaque jour.
Quant à l'école pratique, c'est un charnier. Établie sur une pe-
tite portion de l'ancien couvent des cordeliers, elle s'ouvre sur la
rue de l'École-de-Médecine et s'étend jusqu'aux Cliniques, dont elle
est mitoyenne. La chapelle a été utilisée tant bien que mal, et on y
a installé un musée pathologique extrêmement intéressant, mais où
les objets sont tellement entassés qu'ils »échappent forcément à
l'observation. Dans une cour qui n'est pas plus ample qu'il ne faut,
ou a construit des pavillons destinés aux nécropsies et aux dissec-
tions; sur les tables, les cadavres en décomposition ou conservés
à^raide d'injections d'acide phénique répandent une épouvantable
odeur qui empoisonne le quartier, et va souvent troubler jusque
sur leur lit de souffrance les malades couchés dans l'hôpital voisin.
Mettre un tel établissement, particulièrement insalubre, dans une
rue très populeuse, au milieu d'un groupe de maisons qui le do-
minent et qu'il infecte, c'est une idée tellement singulière qu'elle
est inexplicable. Deux ou trois professeurs ont là leurs laboratoires
de physiologie, dont l'un est situé au second étage ; on peut se
figurer ce que c'est que le transport des cadavres et des débris
humains dans des conditions pareilles. Ces inconvéniens ne sont
ignorés de personne; tout le monde sait qu'un laboratoire de phy-
siologie doit être de plain-pied avec le sol, orienté au nord, muni
de larges fenêtres et ventilé à outrance. Soit, mais lorsqu'on n'a
pas de place pour mettre une salle au rez-de-chaussée, on la con-
struit sur une autre; où la superficie fait défaut, on a recours à la
superposition. Dans ces sortes d'endroits où la décomposition ra-
pide offre le double danger de nuire à la santé publique et de
paralyser les études des élèves, il est utile d'obtenir une atmosphère
froide, maintenue, autant que possible, à une température inva-
LES ÉCOLES A PAKIS. 823
riable. L'agent réfrigérant par excellence, c'est la glace. Il n'est pas
un laboratoire de physiologie d'outre-Rhin qui n'ait une ou plu-
sieurs glacières; je ne vois rien de semblable à notre école de mé-
decine pratique, et, quand même on voudrait y organiser une gla-
cière, je cherche en vain où l'on pourrait la mettre.
Le Muséum d'histoire naturelle est plus à plaindre encore; il est
littéralement paralysé, et, dans les conditions qu'il est obligé de
subir, il ne végète même plus, il meurt. Ici nous avons, pour nous
guider, un document officiel de la plus haute importance. C'est la
collection des Procès-verbaux de la commission chargée d'étudier
l'organisation du Muséum d'histoire naturelle. Cette commission,
instituée par M. Rouland, ministre de l'instruction publique, en
vertu d'un arrêté du 21 mai 1858, était composée de personnages
compétens, choisis dans les sciences, dans le haut enseignement
et dans les grands corps de l'état. Tout ce qui a été constaté alors
dans ces pages douloureuses existe encore à l'heure qu'il est;, il
est facile d'aller s'en assurer. Dans la salle des pachydermes, le
local est tellement humide qu'en hiver il est nécessaire d'éponger
les animaux empaillés tous les matins; les madrépores sont placés
dans un ancien couloir, au printemps et en automne l'eau ruisselle
sur les vitres des armoires qui les contiennent; dans un cabinet si-
tué sous les combles et où l'on est forcé de remiser des réserves et
des parties de collection, il pleut en hiver et l'on suffoque en été;
« la conservation des objets est impossible dans un pareil milieu. »
En 1851, l'assemblée nationale, en voie d'économie, supprime
35,000 francs sur la subvention du Muséum; l'alcool coûtait cette
année-là plus cher que d'habitude, on ne peut en acheter; les col-
lections en bocaux se perdent, deviennent inutiles, et ne servent
plus qu'à encombrer les rayons des casiers. La ménagerie des rep-
tiles est moins bien disposée que les baraques foraines où l'on
montre des serpens : tous les boas y meurent promptement, atteints
par le croup, maladie qui paraît inhérente au local qui leur est af-
fecté, car on ne la rencontre pas dans les établissemens zoologiques
de l'étranger; l'espace réservé aux animaux y est tellement res-
treint qu'ils ne peuvent atteindre leur développement normal. Par-
tout il en est ainsi. « La commission, avant de quitter ces locaux,
croit devoir en constater l'insuflisance et le délabrement. Les plan-
chers et plafonds ont fléchi, des infiltrations pluviales tachent et
détériorent les murs. Les employés et les collections sont égale-
ment à l'étroit. » Dans la salle de l'herbier général, en hiver, la
toiture vitrés laisse pénétrer la neige, qui alors couvre les tables de
travail; 100,000 espèces de plantes sont renfermées dans 2,336 cases;
il n'existe ni inventaire ni catalogue. La bibliothèque a vu en J8ii8
82â REVUE DES DEUX MONDES.
son budget de 10,000 francs réduit à 7,500 francs; cette somme
misérable doit suffire aux achats et à la reliure. Quant aux cul-
tures, on jugera du travail surhumain qu'elles exigent : aux en-
virons de Paris, un hectare maraîcher occupe quotidiennement six
ouvriers; le Muséum est tellement pauvre que pour la même éten-
due de terrain il ne peut employer que trois hommes, payés de
2 francs à 3 francs par tête. Pour le service des serres, le bud-
get des achats est de 600 francs par an; il n'est donc pas étonnant
que nos collections soient singulièrem.ent dépassées par celles des
industriels qui font métier de vendre des plantes rares. Ces cages
vitrées, si vastes qu'elles soient, ne sont pas assez élevées; on a été
forcé d'élêler des palmiers qui, avant d'avoir atteint leur taille nor-
male, allaient défoncer les vitrages supérieurs; les fougères sont
grillées par le soleil ou déformées par la pression contre la toiture.
Les appareils de chauffage sont bons, « mais ces appareils qua-
drangulaires, placés au-dessous du niveau du sol, en sont isolés,
des deux côtés seulement, par une tranchée si étroite, que l'on
conçoit malaisément d'abord comment un homme peut s'y intro-
duire, et moins encore comment il peut s'y mouvoir. Le remanie-
ment de ces réduits serait un acte d'humanité. » Tous les professeurs,
interrogés les uns après les autres, répondent invariablement : ce
qui manque au Muséum, c'est de la place et de l'argent; si l'on ne
vient sérieusement à son secours, il périt.
Une nouvelle commission, instituée en 1863, reproduit dans des
termes moins accentués toutes les observations présentées dans le
rapport de 1859; rien n'était changé, rien n'est changé. On éponge
encore les pachydermes empaillés; l'eau tombe encore du plafond,
coule le long des murailles, suinte sur le plancher. Cependant on a
acheté de l'alcool : en parcourant les salles en décembre 1872, j'ai
vu qu'on remplissait les bocaux; mais les collections sont invisibles,
tant les animaux sont pressés les uns contre les autres. Les rumi-
nans sont littéralement en troupeaux, tassés comme des moutons
qui sentent le loup; les oiseaux, si plaisans à regarder, si intéres-
sans à étudier, sont placés en retrait sur dix rangs de profondeur;
les sauriens, conservés en bocaux, sont empilés dans d'admirables
armoires sculptées qui jadis ont contenu la bibliothèque de Buffon,
mais dont les larges cadres de bois empêchent de voir ce qu'ils
renferment. La collection d'anthropologie toute récente, si curieuse,
formée à grand'peine par un savant amoureux des belles notions
qu'il professe, est non pas réunie, mais dispersée, dans une ving-
taine de pièces situées à différens étages, dans trois corps de logis
distincts; elle est d'hier, et déjà elle manque d'espace. En somme
et d'un mot, les galeries sont des magasins; il n'y a pas de coUec-
LES ÉCOLES A PARIS. 825
tions, il n'y a que des entassemens. Qui croirait que le Muséum
d'histoire naturelle, ce grand établissement scientifique que Buffon,
Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, ont illustré à jamais, qui plus que
tout autre doit se tenir au courant des découvertes nouvelles et les
provoquer, n'a qu'une somme de 25,000 fr. inscrite à son budget
pour (( voyageurs naturalistes? »
C'est assez; le lecteur doit être édifié et comprendre que, si les
instituts de l'enseignement supérieur sont dans cet état, l'ensei-
gnement supérieur lui-même ne vaut guère mieux. INe pas donner
aux professeurs les moyens matériels de démonstration , ou livrer
bataille sans être armé, c'est tout un. Si le laboratoire de l'u-
niversité de Heidelberg n'avait pas été convenablement outillé,
MM. Bunsen et Kirchhoff n'auraient point découvert l'analyse spec-
trale, à laquelle on doit déjà deux nouveaux métaux, et M. Helm-
holtz n'aurait pas pu faire les expériences qui déterminent les lois
de l'acoustique. — A Paris, je ne vois que trois laboratoires con-
venables et munis d'appareils sérieux : un pour la physique à la
faculté des sciences, deux pour la chimie à l'École normale supé-
rieure et au Jardin des Plantes. Il est question, et depuis très long-
temps déjà, d'agrandir le Muséum d'histoire naturelle et l'École de
médecine. Ces deux établissemens ne sont pas à modifier, ils sont
à remplacer. On ne peut augmenter l'un qu'en faisant des construc-
tions dans les jardins, qui lui sont indispensables; on ne peut ac-
croître l'autre qu'en le laissant dans un quartier d'où il devrait
disparaître, et en lui donnant les terrains occupés actuellement par
les Cliniques, qu'on reporterait alors à Necker, à Saint-Antoine ou
à Saint-Louis. Il y aurait mieux à faire et un parti radical à prendre.
Il ne faut pas se dissimuler cependant que l'heure est douloureuse,
qu'elle est mal choisie pour demander à la France un grand sa-
crifice; mais le jour viendra où, rentrés dans notre richesse nor-
male, nous pourrons nous tourner tout entiers vers les fécondes
entreprises de la paix. Il sera bon alors de regarder du côté de ces
grands instituts scientifiques dont nous avons été si fiers, qui ont
été, qui doivent redevenir notre honneur même, et peut-être fe-
rions-nous bien de commettre la sage folie de ne rien réparer et
de tout reconstruire. Ce n'est pas l'emplacement qui manquera : il
est tout indiqué, je l'ai déjà signalé; j'y insiste de nouveau en pré-
vision de temps plus prospères. L'entrepôt des vins et liquides
n'a plus de raison d'être, puisqu'il est remplacé par l'immense en-
trepôt créé à Bercy; la Salpêtrière, qui contient 31 hectares, abrite
des folles que l'on peut bien transporter ailleurs , et des vieilles
femmes qui seraient beaucoup mieux dans un hospice établi à la
campagne. C'est là, sur l'emplacement de l'entrepôt et sur celui du
826 REVUE DES DEUX MONDES.
vieil hôpital, qu'on devrait construire un institut pour les sciences
naturelles et physiologiques qui n'aurait point de rival au monde;
les collections, les ménageries, les serres, les cultures du Muséum
trouveraient enfin l'espace qui leur manque; l'École de médecine
pourrait avoir l'ampleur qui est nécessaire à ses amphithéâtres, à
sa bibliothèque, à ses musées, à ses pavillons de dissection, à ses
laboratoires de chimie, de physique, de pathologie, même à ses cli-
niques, qui, au lieu d'être comme aujourd'hui une sorte d'infirmerie
banale, devraient réunir, pour l'instruction des étudians, tous les
cas curieux et particuliers disséminés dans nos différens hôpitaux.
On créerait là facilement une sorte de cité scientifique (1) où les
élèves trouveraient tous les élémens qui rendent l'enseignement
fécond et le travail attrayant. On verrait alors quel beau dévelop-
pement nous prendrions, et comme promptement nous ressaisirions
ce rôle d'initiateurs, qui a été le nôtre pendant si longtemps, car ce
ne sont ni l'esprit d'invention, ni les hommes, ni le bon vouloir qui
nous ont manqué, ce sont tout simplement les ressources maté-
rielles. Parfois on a pu croire que nous allions enfin nous élancer
sur cette voie où d'autres nous précèdent aujourd'hui, mais nous
nous arrêtions tout à coup sans cause apparente. Il en a été de cela
comme de la reconstruction de la Sorbonne, qui avait été décidée;
solennellement en 1855 on posa la première pierre, la première
pierre attend toujours la seconde.
L'exemple nous a été donné par nos adversaires eux-mêmes; il
faut savoir le suivre, et leur disputer, au grand bénéfice de l'esprit
humain , une supériorité que nous saurons peut-être leur ravir. Le
5 juin 1868, M. Diiruy, alors ministre de l'instruction publique,
chargea M. Wurtz, membre de l'Académie des Sciences et doyen de
la Faculté de médecine, d'aller étudier les établissemens scientifi-
ques des principales universités allemandes. Le rapport de l'émi-
nent professeur fut publié en 1870 (2). Il nous montre ce que nous
avons à faire. Partout dans l'Allemagne du sud, comme dans l'Al-
lemagne du nord, chez les catholiques et chez les protestans, il
trouve la science à l'œuvre, poursuivant les recherches dont le
champ est illimité, ne descendant pas des hauteurs abstraites où
elle doit toujours planer, honorée par les gouvernemens, qu'elle
honore, encouragée par eux et mise en état de ne pas rester une
stérile spéculation de l'esprit. A Heidelberg, à Munich, à Berlin, à
(1) La valeur considérable des terrains occupés par l'École de médecine, l'École pra-
tique et les Cliniques, arriverait naturellement en défalcation d'une partie des dépenses
nécessitées par les reconstructions que nous proposons.
(2) Les Hautes éludes pratiques dans les universités allemandes, par Adolphe Wurtz;
Paris 1870.
LES ÉCOLES A PARIS. 827
Leipzig, à Bonn, à Gœttingue, à Vienne, il voit des laboratoires de
chimie, de physique, de physiologie, construits exprès et outillés
sur les indications des professeurs eux-mêmes. Ce rapport a pré-
cédé la déclaration de guerre; j'y lis cette phrase, dont les événe-
mens allaient si douloureusement consacrer la vérité : « il s'agit
d'un intérêt de premier ordre, car la vie intellectuelle d'un peuple
alimente les sources de sa puissance matérielle, et son rang est
marqué aussi bien par l'ascendant qu'il sait prendre dans les choses
de l'esprit que par le nombre et la valeur de ses défenseurs. » Dès
le printemps de 1867, les chambres saxonnes, après les désastres
qui avaient anéanti l'autonomie de leur pays, votent sans hésiter
les sommes nécessaires à la construction du laboratoire de Leipzig,
qui s'élève aujourd'hui sur une superficie de 5,000 mètres carrés;
l'Âutriehe cherche à se relever de Sadowa, et consacre 5 millions de
florins (12 millions 1/2 de francs) à la construction de ses instituts
scientifiques. De tels faits ne sont-ils pas propres à exciter notre
émulation? Nous n'avons rien de semblable même à ce que je vois
dans une pauvre petite ville de Poméranie, située tristement sur les
bords de la Baltique : Greifswald, qui n'a guère plus de 10,000 ha-
bitans, possède un institut anatomique et physiologique, un labo-
ratoire de chimie, un hôpital académique ; ce n'était pas assez, on
vient d'y organiser un institut pathologique. Après avoir énuméré
toutes ces richesses, qu'il envie et qu'il voudrait trouver en France,
M. A. Wurtz conclut : « C'est la science qui féconde aujourd'hui le
travail des nations. Ce sont donc des dépenses productives que ces
sommes consacrées au perfectionnement des études scientifiques;
c'est un capital placé à gros intérêt, et le sacrifice, comparative-
ment léger, qu'il aura imposé à une génération vaudra aux généra-
tions suivantes un surcroît de lumières et de bien-être. » Les gé-
nérations contemporaines en profitent les premières, et l'on aurait
tort de croire que les découvertes abstraites restent longtemps dans
le domaine de la science pure. Toutes les découvertes qui ont en-
richi notre commerce et développé notre industrie sont sorties de
l'enseignement supérieur; c'est là un fait qu'on semble négliger,
et qui est d'une extrême importance. Les travaux des Dumas, des
Chevreul, des Pasteur, Wurtz, Berthelot, Sainte-Claire Deville, ont
amené dans la fabrication des teintures, des vins, des bières, des
corps gras, dans l'exploitation des vers à soie, dans les combinai-
sons métallurgiques, des modifications qui rapportent à la France
un revenu net de plus de 100 millions. En regard de ce chiffre
énorme, il convient de remarquer que les chaires expérimentales
ont pour frais de cours un crédit annuel qui varie de 200 à 1,500 fr.
La situation faite aux savans désintéressés n'est vraiment pas digne
8*28 REVUE DES DEUX MONDES.
d' en-vie : on ne les paie pas, on leur dispute les moyens de travail,
et on les invective volontiers; dès qu'ils ne commencent pas leur
leçon par une profession de foi orthodoxe, on les traite de matéria-
listes, et on les accuse d'attaquer la morale chrétienne, — comme si
la religion et la science n'étaient point choses essentiellement dis-
tinctes, comme si elles ne pouvaient marcher parallèlement sans se
heurter dans des champs-clos où elles ne font que se blesser mu-
tuellement sans profit pour personne.
Par ce qui précède, on a pu juger de la misère qui accable notre
enseignement supérieur; il est bon néanmoins de citer quelques
chiffres, car les facultés rendent au trésor une partie de l'argent
qu'elles en reçoivent. En effet, les rétributions versées par les étu-
dians pour inscriptions, examens, certificats d'aptitude, diplômes,
n'appartiennent pas à l'instruction publique, elles sont versées dans
les caisses de l'état. J'ai sous les yeux les comptes des dix der-
nières années; ils sont intéressans à étudier. En admettant que le
budget moyen de l'enseignement soit de h millions, et en défal-
quant le total des sommes reçues par les facultés, on trouve que la
France a dépensé pour cet objet :
En 1863 595,356 fr. En 1868 80,061 fr.
En 1864 490,896 fr. En 1869 171,554 fr.
En 1865 180,849 fr. En 1870 891,951 fr.
En 1860 231,274 fr. En 1871 1,200,^78 fr.
En 1867 258,552 fr. En 1872 86,311 fr.
Donc un peu plus de 1,200,000 francs dans une année exception-
nelle où nos facultés sont désertes, c'est là le maximum; le mini-
mum ne s'élève pas à 81,000 francs. Cela est de nature à nous faire
réfléchir. Le ministre de l'instruction publique, visitant l'École pra-
tique de médecine le 3 février 186i, disait : « Il faut que le budget
cède à la science, et non la science au budget. » Voilà un conseil
auquel désormais il serait sage d'obéir. Faut-il procéder par an-
nuités, faut-il au contraire avoir le courage de faire une large dé-
pense immédiate? C'est ce que les pouvoirs publics auront à dé-
cider. Qu'ils sachent bien seulement qu'ils se trouvent en présence
d'une vieille construction qui se lézarde, qui menace de s'écrouler,
qui ne tient plus qu'à force d'étançons, et qu'il est urgent de la
reprendre depuis les fondations jusqu'au faîtage. Dans cette grosse
question, j'ai peur qu'on ne sacrifie l'enseignement supérieur à
l'enseignement primaire, et qu'on ne lâche la proie pour l'ombre. II
en est de l'instruction comme des pluies fécondantes, elle tombe de
haut et ne remonte jamais. Après léna, lorsque la Prusse n'existait
réellement plus, elle n'alla pas chercher des maîtres d'école, elle fit
LES ÉCOLES A PARIS. 829
venir Fichte, et lorsqu'elle vit que le grand philosophe acceptairt
la direction de l'enseignement supérieur, elle se crut sauvée, et elle
l'était.
La solution du problème se pose aujourd'hui devant la France
avec une énergie redoutable. Tous ceux qui par fonction ont la
main à la manœuvre sont pleins d'ardeur; ils sentent très nette-
ment que c'est affaire de vie ou de mort, et ils sont prêts. Partout
j'ai constaté, à tous les degrés de l'échelle, un élan sérieux et réflé-
chi. Ces hommes savent parfaitement que notre pays va livrer sur
ce terrain -là sa suprême bataille, celle dont on sort réellement
régénéré ou vaincu pour toujours : ils ne doutent pas de la vic-
toire; mais leur donnera-t-on les moyens de la remporter et com-
prendra-t-on, comme disent les bonnes gens, qu'il faut se sai-
gner aux quatre membres? Ne retombons pas dans les fautes que
nous avons commises, et que nous expions si rudement. Lorsqu'en
1867 on a discuté la loi militaire présentée par le maréchal Niel,
il n'a pas manqué d'hommes très autorisés qui disaient : Prenez
garde, vous désorganisez l'armée : telle qu'elle est, elle suffit à
toutes les éventualités; n'y touchez pas! — On les a écoutés ; où
en sont les petits-fils des vainqueurs d'Iéna et d'Auerstaedt? Si en
matière d'enseignement l'on veut conserver les vieilles méthodes,
ne pas rajeunir les matières d'instruction et la discipline, ne pas
faire aux professeurs une situation qui leur permette de résister
sans peine aux sollicitations des éducations particulières ou de
l'industrie, si nous ne rendons pas le ministère de l'instruction
publique absolument indépendant de la politique, si l'incohérence
et l'hésitation continuent à fatiguer les élèves tout en paralysant
les maîtres, si la France ne consent pas un sacrifice considérable
en faveur de ce qui constitue en somme les plus grandes gloires
de l'esprit humain, si nous ne rompons pas avec les habitudes
prises, si nous n'appelons pas l'intelligence de tous au goût des
choses sérieuses, si nous continuons à nous contenter de savoir
« un peu de tout, à la française, » comme a dit Montaigne, nous
courrons risque de nous endormir de nouveau dans la satisfaction
de nous-mêmes et de ne pas reconquérir le rang que nous avaient
fait nos anciennes destinées.
Maxime Du Camp.
LA
CHANSON DE FÉRIZADÉ
SCENES DE LA VIE TDRQUE EN ANATOLIE.
Des montagnes d'Elvar, 17 août 1871.
Depuis plusieurs mois que je parcours l'Anatolie, je n'ai pas vi-
sité de région aussi pittoresque que le canton de l'Elvar. J'y suis
arrivé avant-hier, et je ne me lasse pas d'admirer les forêts et les
montagnes de ce pays à peu près inconnu aux Européens. C'est une
grande vallée qui s'étend au sud des sources de l'Halys, entre Sivas
et Arabkir. Plus verte que la Suisse, plus boisée que la Forêt-
Noire, elle est arrosée, comme le paradis terrestre, par quatre ri-
vières.
Cependant il est survenu, le lendemain même de mon entrée
dans la vallée d'Elvar, un incident de mauvais augure qui eût fait
rétrograder un Romain. Le soir, j'étais assis sous ma tente, en
compagnie des notables du village voisin. Comme les voyageurs
sont ici des journaux ambulans, les gros bonnets de chaque loca-
lité ne manquent pas de venir leur demander les nouvelles. Pen-
dant que nous causions en prenant le café, nous fûmes interrompus
par l'arrivée d'un étrange personnage. C'était un homme jeune en-
core, très sale et très déguenillé. Il brandissait une hache à deux
tranchans qui indiquait sa condition de derviche, et sa démarche,
ses gestes, ses discours, étaient ceux d'un fou; derviche et fou,
c'est un double titre au respect de tout bon musulman. II fallut
donc faire contre fortune bon cœur, et laisser ce désagréable per-
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 831
sonnage s'établir près de nous sur des coussins. Habitué de longue
date aux mœurs du pays, je faisais peu d'attention à la pantomime
du derviche, qui roulait ses gros yeux en hurlant de temps à autre
quelques formules religieuses; mais, comme il s'approchait de la
lumière placée sur un escabeau au milieu de la tente, je vis à ses
bras des sortes de bracelets noirs à plusieurs anneaux. C'étaient
d'affreux petits serpens. Le dégoût fut plus fort que le respect des
bienséances locales : j'ordonnai à l'homme aux serpens de sortir; il
ne répondit qu'en fixant sur moi un regard moitié sinistre, moitié
railleur. Perdant toute patience, je saisis un bâton, et j'en menaçai
le derviche en lui montrant la porte. Il se leva lentement, sortit à
reculons sans détourner de moi son regard, et me dit presque à voix
basse : — Infidèle, fils d'infidèle, tu feras connaissance avec Pehli-
van-Agha ! — Puis il disparut.
Mes nouveaux amis semblaient consternés en me voyant malme-
ner leur saint. — Ah ! dirent-ils en me quittant, que Dieu te garde !
Tu as offensé Pehlivan-Agha, et il n'est pas bon d'être l'ennemi du
derviche fou.
Malgré tout, je ne ressentais guère d'inquiétude. Resté seul, je
sortis pour respirer un moment l'air frais de la nuit. Comme je sou-
levais ma porte de toile, je vis à l'orient une clarté semblable à
cette étrange aurore qu'allume au ciel un incendie lointain. C'était
tout simplement la lune qui se levait, mais quelle lune ! la lune de
l'Orient, épanouie comme une fleur, radieuse comme un petit so-
leil. Au moment où le bord inférieur du disque argenté allait se
détacher de la longue ligne irrégulière formée par le faîte des mon-
tagnes, un son lointain, parti des profondes vallées que dominait
le campement, s'éleva dans l'ombre et remplit l'espace. Comment
donner une idée de cette note unique, pénétrante, indéfiniment pro-
longée? Elle rappelait les plaintes d'une harpe éolienne, mais elle
était plus claire, plus haute; elle semblait sortir d'une poitrine
d'enfant. A ce prélude succéda une chanson lente, mélancolique,
bizarrement modulée; la mélodie, presque aiguë aux premières syl-
labes du vers, descendait par des transitions insensibles, et se ter-
minait sur un long point d'orgue. Elle se maintenait dans les étroites
limites du quart de ton, comme jadis la musique d'Orphée et de
Sapho. Quant aux paroles, elles étaient si nettement prononcées que
je n'en perdis pas une seule; c'étaient celles d'un vieil air populaire
dans toute l'Anatolie. Je me rappelai une chanson de mon en-
fance :
Chante, rossignol, chante, si tu as le cœur gai ;
Mais moi je ne l'ai guère, mon amant m'a quittée!
832 REVUE DES DEUX MONDES.
La complainte turque disait à peu près la même chose :
Le printemps vient, la fille s'en va aux champs;
Dans sa poitrine chante un oiseau prisonnier.
Où es-tu, mon amant? En Egypte ou à Bagdad?
J'ai cueilli une azalée au lever du soleil.
Peu à peu, la voix s'éloigna, s'affaiblit. Elle finit par se confondre
avec le bruit du ruisseau près duquel nous avions campé. J'écou-
tai, immobile, dans une sorte de ravissement, jusqu'à la dernière
note. Lorsqu'elle se fut éteinte, un rossignol, perché sur les buis-
sons voisins, se mit à préluder à son tour. Pauvre oiseau ! tu per-
dis bien ta peine : il me semblait que tu chantais faux. Mon ima-
gination courait la campagne à la suite de la chanteuse de la
vallée. Je dis la chanteuse, car une femme pouvait seule avoir cette
merveilleuse voix...
Elvar-Kaléci, 19 août.
Je n'ai pas voulu quitter le canton sans voir le halé ou château
d'Elvar. C'est la résidence du bey de la contrée, un vrai seigneur
féodal qui a droit de haute et basse justice, et chez qui, dit-on,
n'osent guère s'aventurer les publicains du sultan. Il est resté
fidèle a toutes les vieilles coutumes; ces types-là deviennent trop
rares pour qu'on ne soit pas désireux de les étudier. C'est ce matin
que je suis entré dans la caverne du lion. J'ai rendu visite au bey,
et il faut bien me déclarer enchanté du seigneur, du château et du
pays : j'entrevois la vie turque sous un aspect que je soupçonnais
à peine.
Le château s'élève entre les deux versans de la vallée, sur un
rocher gigantesque, isolé comme le Thabor. Ses hautes murailles
sont hérissées de tours, de poivrières, de courtines crénelées. En
arrivant en vue de cette féodale forteresse, on se sent honteux de
n'avoir pas le morion en tête et la lance au poing comme un che-
valier d'autrefois.
Je dressai ma tente au pied du rocher; puis, après avoir fait
avertir le bey que je désirais lui présenter mes hommages, j'esca-
ladai la rampe en lacets qui conduisait à la grande porte. On me fit
passer deux fossés à pont-levis, deux voûtes, et j'arrivai à une
grande cour pleine de gens armés et de villageois; enfin j'entrai
dans une salle également pleine de monde et meublée d'un large
divan. Le bey était assis dans l'angle de la chambre opposé à la
porte.
C'était un beau vieillard, maigre, de taille moyenne, avec un long
nez, des yeux gris perçans et une barbe qu'on aurait pu dire copiée
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 833
sur celle de la Communion de saint Jérôme. Il portait le turban vert
des descendans du prophète et une vaste pelisse fourrée , bien qu'il
fît une chaleur sénégalienne. Quand j'entrai, Ismaïl-Bey était oc-
cupé à discuter un compte avec un de ses tenanciers, qui se tenait
debout devant lui dans l'attitude du plus profond respect. Il m'a-
perçut et me salua; mais il ne se leva pas, et s'en excusa en allé-
guant ses infirmités. Je sais ce que vaut l'excuse; pour ces croyans
de la vieille roche, c'est un péché de quitter sa place à l'arrivée
d'un chrétien. Sans me formaliser de ce scrupule, je débitai le plus
beau compliment que je pusse tirer des cases de ma mémoire. En
voyant un Franc parler un turc si plein de mots arabes, le bey parut
enchanté. Il me retint pendant une bonne demi-heure, quoiqu'il
fût interrompu à chaque instant par des gens qui venaient lui de-
mander un ordre ou lui apporter des papiers. J'observais Ismaïl-Bey
pendant les interruptions de notre dialogue; chaque fois que ce
qu'on lui disait paraissait lai déplaire, un éclair brillait dans ses
yeux gris, et un tremblement de colère agitait tout son corps. Un
homme pareil, habitué à un pouvoir sans limite ni contrôle, doit
être terrible lorsqu'il se croit offensé. Quand je pris congé de lui,
il me dit qu'il avait donné des ordres pour que l'on préparât mon
appartement au château. Je répondis que ma tente était déjà dres-
sée au pied du rocher. — Gela ne fait rien, répliqua-t-il. — Comme
j'insistais, il me prit la main, et, sans bouger de sa place, me fit
approcher de la fenêtre qui donnait sur la face orientale de l'es-
carpement; je pus voir que ses gens apportaient au kalé tout mon
bagage, et qu'ils travaillaient à enlever la tente. — Je vous ai bien
annoncé que vous coucheriez chez moi cette nuit, — dit- il en souriant
dans sa barbe. Me voilà donc établi à Elvar jusqu'à ce que la ca-
pricieuse destinée me fasse reprendre mon existence de voyageur.
20 août.
J'ai pour logis un pavillon de pierre de taille, appliqué contre le
rempart extérieur du château. Au rez-de-chaussée, il y a une grande
pièce où ma tente et mes bagages se reposent de leurs récentes
fatigues. Ma chambre est meublée avec l'élégante simplicité qui
caractérise les habitations des Turcs riches. L'une des fenêtres do-
mine le rempart, et m'ouvre sur la campagne une splendide per-
spective.
Quand la chaleur du jour fut un peu tombée, j'allai me prome-
ner dans l'intérieur du château. Elvar-Kaléci a une forte garnison,
si tous les gaillards armés jusqu'aux dents que je rencontrais font
partie de la milice seigneuriale. La majorité était kurde, mais cinq
ou six races différentes avaient là des représentans. On y voyait des
XOUE ciu. — 1873. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
Lazes trapus, habillés de bure blanche, des Tcherkesses à boniiets
de fourrures, des Turkmen noirs comme des Arabes, des Turcs de
la plaine en longs habits. Tous ces gens- là étaient étendus au so-
leil, dans les cours ou sur les remparts, sans autre occupation que
celle de fumer leur pipe ou de regarder voler les mouches. Les sé-
ductions d'une marmite de riz matin et soir et des loisirs rarement
interrompus les avaient attirés et les retenaient dans le kalé.
Le géomètre le plus habile ne pourrait faire le plan de cet entas-
sement de constructions qu'on appelle Elvar. Le sommet du rocher
étant fortement incliné du sud au nord, les bâtimens grimpent les
uns par-dessus les autres, et le premier étage de la façade devient
derrière la maison un rez-de-chaussée. Une vaste cour où se trouvent
l'habitation d'Ismaïl-Bey et la mosquée est le seul espace complè-
tement aplani. Les autres parties de l'enceinte communiquent entre
elles par des escaliers et des voûtes, et sont s^^parées par des murs
crénelés qui font de ces bâtisses autant de réduits que l'ennemi de-
vrait assiéger un à un. Le donjon se dresse à l'extrémité la plus
élevée delà plate-forme, vers l'orient. Le harem (je l'ai su ensuite)
se trouve tout à côté, au milieu d'un jardin suspendu dont on voit
de loin les beaux arbres; ce jardin domine une sorte d'esplanade
assez large et d'accès plus facile que les autres points du rocher,
partout vertical et lisse comme un miroir. Si étrange que cela puisse
paraître, le style de ces fortifications, ainsi que de presque tous les
châteaux d'Anatolie, est le gothique pur, celui des vieilles forte-
resses du PJiin; ce n'est que dans l'ornementation des mosquées
et des maisons d'habitation que l'architecture byzantine ou sarra-
sine reprend ses droits.
Les remparts sont solides encore, et le canon seul pourrait les
ébranler; mais où mettrait-on les batteries? Le kalé domine toute
la vallée, dont les versans, au nord et au midi, sont éloignés
de près d'une lieue. Dans l'embrasure des créneaux, on voit de
vieilles pièces semblables à la fameuse Consulaire d'Alger, et aussi
des canons de fabrique anglaise. Gomment elles sont venues jas-
que-là, c'est ce que je ne saurais dire.
Je me posais cette question, quand je m'entendis appeler. Je me
retournai. Le bey venait à moi, appuyé sur le bras d'un personnage
que je n'avais pas encore vu. C'était un homme de trente -cinq ans
environ, assez brun de figure, avec une barbe noire courte et
épaisse. 11 portait l'habit des mollahs. On l'appelle Kiemali-Effendi,
et il exerce près du bey les doubles fonctions de chapelain et de
conseiller. Je suppose qu'il est ici surtout pour chauffer à blanc le
fanatisme de son maître. Il a l'air très intelligent et très fin; je le
soupçonne d'appartenir à cette classe peu nombreuse de musulmans
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 835
qui comptent sur l'aide de Dieu, et plus encore sur celle de leur cer-
veau et de leurs deux bras. Beau parleur, quoique discret, on voit
qu'il représente dans le kalé la science et les beaux-arts.
Ismaïi-Bey me dit, en m' abordant, qu'il avait une grâce à me
demander. Sans me faire savoir de quoi il s'agissait, il me condui-
sit, en traversant tout le château, jusqu'au pied du donjon. Il fal-
lut gravir l'escalier, ce qui n'était pas facile pour le maître du lo-
gis. Au sixième palier, nous nous trouvions dans une grande
chambre absolument nue. Ce ne fut qu'au bout de quelques se-
condes que j'aperçus dans la demi-obscurité, le long d'une mu-
raille, le plus formidable appareil de roues dentées, de poids et de
chaînes que j'aie vu de ma vie. Je me crus d'abord en présence
d'un insti'ument de torture des anciens âges; ce n'est qu'après un
examen attentif que je reconnus le mécanisme intérieur d'une hor-
loge. Quel intérêt avait Ismaïl-Bey à m'amener devant cette relique
d'un passé lointain ? Il la contemplait en silence avec un air d'admira-
tion et de regret. Du même ton qu'il aurait pris pour me demander
de guérir son fils, il déclara qu'il comptait sur moi pour faire mar-
cher son horloge. Je ne pus m'empêcher de rire, en l'assurant que
j'étais absolument étranger à la science de l'horlogerie.
— Essaie toujours! répliqua-t-il.
Que répondre? Pour un Turc, le corps humain et une pendule
sont deux machines également mystérieuses que les Francs seuls
savent remettre en état; leur dire qu'on n'est ni horloger ni méde-
cin, c'est perdre son temps. D'ailleurs je voyais que le bey tenait
énormément à son horloge. Les Orientaux sont de grands enfans à
qui une boîte à musique et une montre à répétition semblent les
prodiges du génie humain, ce qui ne les empêche pas d'être pleins
de bon sens sous d'autres rapports. — Après tout, pensai-je, si
j'examine avec soin cette ferraille, j'arriverai peut-être à en com-
prendre le mécanisme et à deviner ce qui l'a détraqué. — Il ne faisait
pas très clair dans la chambre, mais avec de la bonne volonté une
inspection sommaire de l'horloge était possible. Je mettais la main
sur l'une des chaînes qui supportaient les poids, quand tout à coup
j'entendis une voix, celle-là même qui m'avait si fort troublé l'a-
vant-veiile de mon arrivée à Elvar :
Le printemps vient, la fille s'en va aux champs ,
Dans sa poitrine chante un oiseau prisonnier...
La voix venait du pied de la tour, là où j'avais vu déjà les om-
brages du harem. La surprise me fit faire un mouvement brusque,
et je tirai assez fortement la chaîne que je tenais en main. 0 sur-
prise ! il se fit dans tout Tappareil un travail inexplicable, accom-
836 REVUE DES DEUX MONDES.
pagné d'un bruit de tourne-broche; puis on entendit comme un
tic-tac de moulin. L'horloge marchait! Tous les assistans poussè-
rent un machallali d'admiration. Le mouvement s'arrêta derechef
au bout d'une minute; n'importe, on avait vu qu'il me suffisait de
toucher la machine pour la faire revivre.
Quand le tapage eut un peu diminué, quelques stances de la
chanson parvinrent encore à mon oreille. J'aurais bien voulu ren-
voyer tout le monde et chercher, une fois seul, le moyen d'aperce-
voir la chanteuse; mais la nuit allait venir. Je redescendis avec le
bey en promettant de faire tout mon possible pour réveiller sa ma-
chine endormie. Comme j'ai maintenant une occasion de passer
chaque matin plusieurs heures dans le donjon, il serait bien éton-
nant que je ne découvrisse pas quelque chose de ma princesse in-
connue.
Ismaïl-Bey rentra chez lui; j'invitai le mollah à venir prendre le
café dans mon appartement. Comme nous fumions nos pipes, Kie-
mali-Effendi sortit quelque peu de sa réserve, et sembla disposé à
parler plus librement. Je sus de lui que le château passait déjà
pour très vieux quand les Turcs seldjoucides l'enlevèrent aux
Bomns ou Grecs du bas-empire. Le premier seigneur musulman
d'EIvar fut un certain Baïazid-Agha, qui pendant les croisades
donna l'hospitalité à un roi français fugitif dont je ne puis recon-
naître le nom, grâce à la manière dont le mollah le prononce; il
s'agit sans doute de Léon de Lusignan, roi d'Arménie. Quant à
Ismaïl-Bey, il est resté, comme ses prédécesseurs, souverain in-
contesté de tout le canton. On n'a sans doute pas osé s'attaquer à
lui lors de la célèbre expédition de Réchid-Pacha contre les Kurdes,
car il ne semble pas qu'un bataillon régulier ait jamais pénétré
dans la vallée.
Je demandai à Kiemali-Effendi si le bey avait des enfans. — Il
n'a qu'une fille, me répondit-il. — Je finis par apprendre que
cette fille s'appelait Férizadé, qu'elle avait quatorze ans, qu'elle
était, il y a quatre jours, revenue au château après un petit voyage
chez une de ses parentes. Tout cela excite ma curiosité. La chan-
teuse de la vallée doit être Férizadé.
22 août.
Hier matin, je suis sorti à cheval, accompagné de mon cavas Te-
rnir. Un cavas est tout à la fois gendarme et courrier; il escorte
les voyageurs, leur fait préparer un gîte et les défend au besoin.
Il s'acquitte généralement assez mal de cette dernière partie de sa
tâche. Témir est, par exception, un très brave homme et un homme
très brave, com.me j'ai pu m'en assurer en plusieurs circonstances.
LA CHANSON DE FERIZADE,
837
Je l'ai rencontré, il y a deux mois, dans les montagnes de Trébi-
zonde. Je l'ai tiré de la misère, je lui ai donné de belles armes et
de beaux habits; maintenant je crois pouvoir compter sans réserve
sur son dévoûment. Pendant la promenade, il m'a raconté que le
bey a perdu sa femme et ne l'a pas remplacée; il ne peut se dé-
cider à se séparer de sa fille unique : aussi rebute-t-il tous les pré-
tendans. Témir a entendu dire qu'elle est belle comme le jour.
De cette région de la vallée où j'étais alors, j'apercevais les
grands arbres du harem, dont la verdure dépassait les créneaux du
rempart. Le rocher, qui partout ailleurs est inaccessible, descend
là vers la plaine en pente assez douce; il est couvert d'une épaisse
végétation de buissons et d'arbustes. A. mi-côte, on voit une petite
bâtisse blanche semblable aux ouali ou chapelles qu'on édifie sur
les tombeaux des saints musulmans. J'avais donc désormais deux
points de vue sur le harem; de la plaine, j'en découvrais les murs,
et de la tour de l'horloge j'espérais bien en contempler l'intérieur.
Aussi c'est dans le donjon que j'ai passé toute la matinée d'au-
jourd'hui. Je n'ai pu m'empêcher de rire en passant devant les
rouages infortunés confiés à ma science. Pour le moment, je les
négligeai; un autre souci me préoccupait. Je cherchais un moyen de
monter jusqu'au sommet de la tour. Je finis par découvrir au pla-
fond de la chambre une sorte de trappe qui devait m'y conduire.
J'allai chercher une échelle, et, quelques minutes plus tard, j'étais
sur la plate-forme. De là je pus voir dans tous ses détails le petit
jardin. C'était une jolie pelouse, avec une fontaine de marbre au
centre, et des massifs d'arbres touffus tout autour. Une muraille
blanche apparaissait à gauche à travers la verdure; ce devait être
le harem. Le donjon et le rempart habillé de lierre protégeaient
contre les vents du nord cette oasis de verdure, créée au sommet du
rocher par le caprice de l'un des prédécesseurs de mon hôte. Je
restai là près d'une demi-heure sans voir une âme vivante dans le
jardin, et je me retirai passablement désenchanté.
27 août.
J'ai passé quelques matinées dans le donjon. Celle de mes entre-
prises qui me tient le moins à cœur est seule en bonne voie; l'hor-
loge n'est guère que rouillée, et il sulTira de rattacher une chaîne
brisée pour remettre tout en état après un consciencieux nettoyage.
Si je le voulais, en deux jours j'aurais fini ma besogne; mais je
compte, pour cent bonnes raisons, la faire durer le plus possible.
Quelquefois je mange chez le bey, plus souvent chez moi. Quand
je soulève le rideau qui sert de porte à son salon, je le trouve tou-
jours affairé; mais en me voyant venir il congédie tout le monde.
838 REVUE DES DEUX MONDES.
Hospitalier comme un vrai Turc, il prévient mes moindres désirs;
s'il ne parle pas beaucoup, il veille attentivement à ce que je sois
traité comme lui-même et mieux que lui-même. Avec tout cela, il
n'a pas de moi une bien haute opinion. Il me traite paternellement,
et, si ce que je dis n'est pas d'accord avec ses idées, il se contente
de sourire d'un air d'indulgence. En revanche, le mollah et moi
nous devenons intimes : il a vu le monde, c'est un dévot musulman;
mais il remet au jugement dernier la punition de mes erreurs. Il
m'a raconté ses voyages à Damas, en Perse, à Constantinople; il a
même poussé jusqu'à Venise. Enfin, depuis qu'il a découvert que
je ne suis pas du tout un chrétien fanatique, il admet entre nous la
discussion religieuse. Ses apologies de l'islam sont très ingénieuses
et vraiment instructives.
30 août.
Ce matin, en revenant de la chasse, j'ai visité le ouali que j'avais
précédemment remarqué à mi-côte du rocher. Ce petit monument
ne présentait à l'extérieur rien de remarquable, si ce n'est quelques
inscriptions koufiques; à l'intérieur, on ne voyait que quatre murs
nus et un tombeau surmonté d'un turban de pierre. Tout cela ne
m'intéressait pas beaucoup ; mais en sortant je jetai les yeux sur
la muraille du harem que j'avais en face de moi. Deux jeunes filles
étaient assises dans l'embrasure d'un créneau. L'une d'elles était
une affreuse petite négresse, l'autre ne pou*vait être que Férizadé.
Caché dans l'ombre du ouali, je la contemplai pendant assez
longtemps pour être sûr de ne jamais oublier un seul des traits de
sa figure, un seul des détails de son costume. Toute mignonne,
toute blanche et rose, elle avait de grands yeux noirs d'une douceur
ineffable; son front, petit comme celui de Cléopâtre, était à demi
caché sous un voile de soie blanche et verte, et de longues tresses
brunes tombaient sur ses épaules. Me rappelant les hyperboles en-
thousiastes des poètes turcs, je comparai sa bouche à la rose amante
du rossignol, sa poitrine au marbre poli par l'eau courante, ses
cheveux à des lacs d'amour qui captivent les cœurs.
Férizadé était vêtue de cette étoffe de Brousse qui est légère
comme une gaze de Cos et brillante comme la soie de Chine. Elle
portait une petite veste ouverte sur la poitrine et de larges panta-
lons iîottans; une écharpe verte à étoiles d'argent s'enroulait autour
de sa taille. On l'aurait crue habillée d'un nuage. La négresse pa-
raissait être du même âge que Férizadé. Elle avait le nez plat et les
larges oreilles des Nubiennes; toutes les couleurs de l'arc-en-ciel
s'étalaient sur son costume. Une cascade de perles de verre jaune
tombait sur sa poitrine noire presque entièrement découverte. Elle
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 839
avait l'air de ces naines de cour qui portent la queue des reines du
Catiiay dans les romans de chevalerie.
Toutes deux caquetaient comme de petites cailles. La négresse
était accroupie un peu en arrière de Férizadé; celle-ci, assise dans
l'embrasure, s'appuyait sur le merlon du créneau. La clématite et
l'aubépine qui montaient le long du rempart l'entouraient de leur
verdure étoilée de fleurs blanches. D'une main, elle écartait les
branches qui venaient effleurer son front; de l'autre, elle émiettait
du pain à des colombes qui sortaient d'un pigeonnier bâti dans le
jardin même. C'étaient de jolis oiseaux au plumage argenté avec un
collier gris-perle; ils voletaient autour des deux enfans, se pen-
chaient sur leurs têtes, sur leurs épaules, sur leurs bras. J'enten-
dais quelques mots de la conversation ; elle n'était pas compro-
mettante : il s'agissait de la beauté et des mérites respectifs de
chacune des colombes.
Je me suis rappelé ensuite que, tout en contemplant cette églogue,
j'entendais, sans l'écouter, une sorte de musique bizarre qui partait
d'un buisson voisin, un peu en arrière de moi, du côté opposé au
donjon. Peu à peu, les sons devinrent plus forts et plus prolongés.
C'était le sifflement doux et rhythmé des charmeurs de serpens. Au
même moment, les colombes, qui s'étaient posées au pied de la mu-
raille pour ramasser les miettes de pain tombées des mains de Fé-
rizadé, donnèrent quelques signes d'inquiétude; bientôt elles s'en-
volèrent et se réfugièrent dans le pigeonnier. Une seule restait
posée sur le gazon; c'était sans doute la favorite de sa maîtresse,
car elle portait autour du cou un large fil de soie rouge. Tout à
coup Férizadé, que je ne quittais pas des yeux, devint très pâle et
montra avec une terreur muette à sa compagne la colombe au fil
rouge. Je regardai à mon tour dans la même direction : à dix pas
de l'oiseau, un petit serpent était enroulé sur lui-même; sa tête
seule se dressait et se balançait en mesure suivant les cadences du
sifflement qu'on entendait dans le buisson. C'était la vipère du pays,
autrement dite l'aspic, une vilaine bête à tête plate, à queue
mousse, dont la morsure passe pour mortelle. Le pauvre oiseau
fasciné s'approchait peu à peu et venait s'offrir de lui-même à la
dent de son ennemi. Quand même l'innocente colombe n'eût pas
appartenu à Férizadé, je n'aurais pas perdu une si belle occasion
d'exterminer le reptile. Mon fusil était chargé, je tirai, et les tron-
çons de ce qui avait été un aspic sautèrent à trois pieds en l'air.
La colombe, délivrée du charme qui l'enchaînait, regagna le pi-
geonnier.
La fumée de mon coup de fusil n'était pas encore dissipée qu'un
homme bondit hors du huisson. Je reconnus Pelilivan-Agha et me
ShO REVUE DES DEUX MONDES.
mis sur la défensive. Il s'arrêta une seconde devant les restes ina-
nimés de ma victime, et me lança un regard où il y avait plus de
venin que dans tout un nid de vipères. En même temps, il leva
deux doigts de sa main droite, et disparut. C'était une façon de me
dire qu'il a deux comptes à régler avec moi.
Férizadé avait pu assister, du haut de son créneau, à l'exécution
de la vipère et à l'apparition du derviche. Je fis quelques pas pour
me rapprocher d'elle; elle s'enfuit aussitôt en m'adressant un sou-
rire que j'interprétai comme un remercîment. Je restai longtemps
debout près de la porte du ouali, les yeux fixés sur la place qu'elle
venait de quitter. Enfin, comme la nuit approchait, je remis mon
fusil sur mon épaule, et, tout rêveur, je rentrai chez moi.
3 septembre.
Depuis que j'ai entrevu Férizadé, je ne puis me décider à par-
tir. Je passe mon temps à ma fenêtre, évoquant, au milieu de la
fumée de mon narghilé, l'image de ma belle chanteuse. Quand
je reviens de la chasse, je m'assieds, en vue du château, au pre-
mier endroit ombragé, et je contemple de loin, sur les murailles
grises, cette petite tache verte qui est le jardin de Férizadé.
Je ne crois pas qu'elle ait parlé à son père de notre rencontre,
car alors il faudrait avouer qu'elle s'est montrée à visage décou-
vert, et cette révélation serait grosse d'orages. D'ailleurs, pendant
toute cette semaine, le bey n'a pas dû passer longtemps dans son
harem. Je suppose qu'il a des démêlés avec Gonstantinople. L'autre
jour, il a reçu la visite d'un individu vêtu à la mode de la réforme
et étranger au pays; ce doit être un agent de la Porte. Depuis lors,
mon hôte est d'assez mauvaise humeur et difficilement accessible.
9 septembre.
Pour la première fois depuis plusieurs jours, je suis entré hier
dans le ouali, en revenant de la chasse. J'ai été étonné de voir une
des pierres du dallage levée et appuyée contre la muraille. Je me suis
approché de l'ouverture béante; c'était un trou carré, profond de
six pieds, au-delà duquel s'étendait un étroit corridor. Curieux de
voir où aboutissait ce passage, je m'y suis engagé, et je suis ar-
rivé un peu plus loin à une galerie perpendiculaire au couloir. Je
ne pouvais songer à l'explorer, n'ayant pas de flambeau. Comme
je revenais sur mes pas, un homme sauta au fond du petit puits
qui donnait accès dans le corridor; c'était encore le charmeur
de serpens, mais j'eus à peine le temps de le voir. En moins
d'une seconde, une lourde porte de pierre retombait sur le sol et
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. SÛl
fermait le passage, me laissant plongé dans une complète obscurité.
Je fis d'inutiles efforts pour soulever l'énorme monolithe; il était
engagé dans de profondes rainures que je n'avais pas tout d'abord
remarquées. Le derviche s'était vengé; j'étais enterré vivant. Pen-
dant une heure, je restai comme anéanti. Cependant je finis par
retrouver quelque énergie, et je me demandai s'il restait quelque
espoir de salut; ce n'était pas probable, car le derviche avait dû
bien prendre ses mesures. Il fallait avant tout savoir où je me trou-
vais. Ce souterrain était-il une carrière, une cave, une crypte fu-
néraire? Heureusement j'avais sur moi quelques allumettes. J'arra-
chai de mon portefeuille des lambeaux de papier, je les tordis et
j'y mis le feu. Éclairé par la lueur de ces torches improvisées, je
revins à la galerie : elle s'étendait au loin en ligne droite; taillée
dans le roc vif, elle s'élevait en pente douce. Je compris que j'étais
dans le souterrain qui faisait communiquer le kalé avec l'extérieur;
toutes les forteresses que j'avais visitées en Anatolie sont pourvues
d'une issue analogue, dont l'utilité en cas de siège est facile à com-
prendre.
Je continuai rapidement ma course en ménageant avec un soin
jaloux mes flambeaux de papier. Je parvins à une haute et large
salle taillée également dans le rocher. Elle présentait un aspect au-
quel j'étais loin de m'attendre : sur des râteliers étaient disposés
en bon ordre plusieurs centaines de fusils européens. Au milieu de
la salle, on voyait une douzaine de canons sur leurs affûts. Des ba-
rils d'armes et de munitions complétaient cet arsenal, qui devait
communiquer avec le château; mais je ne pouvais trouver le pas-
sage, et presque toutes mes feuilles de papier étaient consumées.
J'explorai vainement la salle. Des niches latérales s'ouvraient sur
chacune de ses faces, comme les chapelles d'une église. Des dieux
de pierre renversés de leur piédestal et couchés dans la poussière,
des bas-reliefs mutilés, montraient que cette crypte avait jadis été
le sanctuaire d'une religion oubliée. Épuisé, découragé, je m'assis
sur un tronçon de colonne, et je fis là pendant plusieurs minutes
les plus tristes réflexions.
Je crus rêver en entendant un bruit lointain de pas et de voix.
Cependant les voix se rapprochèrent, les pas résonnèrent plus dis-
tinctement sous les voûtes; mon premier mouvement fut de m'é-
lancer au-devant de ces sauveurs inespérés; je réfléchis ensuite qu'il
valait mieux savoir d'abord à qui j'aurais affaire; je me retirai au
fond de la niche, et j'attendis. A l'autre extrémité de la salle, une
grande baie que j'avais à peine aperçue s'empourpra d'une vive
lueur; je vis apparaître le bey et le mollah, armés l'un et l'autre
de torches de résine. Deux nègres muets, esclaves du harem, les
8h2 REVUE DES DEUX MONDES.
suivaient; ils portaient une de ces caisses de métal dans lesquelles
on enferme la poudre à bord des navires. Ils la déposèrent à terre,
prirent les torches des mains de leurs maîtres et allèrent se poster
debout devant la muraille, pareils à ces esclaves de bronze qui
éclairent le vestibule des palais.
Ismaïl-Bey promenait autour de la salle un regard satisfait. La
lumière des torches se reflétait sur les canons des fusils, sur les
lames des sabres, sur le cuivre des pièces d'artillerie. — Eh bien!
dit le bey, as -tu plus de confiance, mollah? Crois-tu toujours qu'il
sera facile de rogner les ongles du vieux lion?
— Je suis un homme de paix, répondit le mollah. Il ne me con-
vient pas d'approuver les préparatifs d'une guerre entre musul-
mans. Le Livre interdit au frère d'attaquer son fière.
— Je ne fais que me défendre. La Porte veut envoyer à Elvar
ses officiers ivrognes, ses cadis apostats. Voilà dix siècles qu'Elvai-
est libre et prospère. Je ne puis y laisser entrer, avec ces Turcs
renégats, la misère du pays de Sivas et d'Erzeroum.
— Ce n'est pas avec ces trois cents fusils que tu résisteras aux
réguliers. D'ailleurs, bien qu'ils soient habillés comme les soldats
infidèles, ils sont envoyés par le sultan, à qui nous devons obéir
comme au commandeur des croyans et au vicaire du prophète.
— Mollah, regarde- moi en face et réponds. Il y a bien long-
temps, mon aïeul, qui passait pour le descendant des califes,
vint à Elvar avec les Seldjoucides, et y apporta le sabre et le Livre.
Il avait vingt mille sujets, de l'or autant que le roi Salomon, sa
maison était l'asile des rois. Sais-tu bien où on les aurait trouvés à
cette époque-là, les pères de notre sultan, qui siège à la Porte de
félicité? Ils gardaient leurs moutons entre le Djihoun et le Sihoun,
et vivaient dans la steppe, frottés de suif, habillés de peaux, pillant
les caravanes du Kharizm. Et, parce que les descendans de ces
païens du Touran ont conquis Constantinople et volé au Caire l'é-
tendard du prophète, ils se prétendent mes seigneurs! Je verrais
mes paysans enrôlés parmi ces troupes qu'instruisent des officiers
francs ! Je devrais laisser, comme dans le reste de la Turquie, chré-
tiens et juifs établir dans le pays leurs églises, leurs fabriques et
autres monumens de l'infidélité ! Toi, qui as fait les trois pèleri-
nages et étudié les sciences qui viennent de Dieu, peux-tu m' en-
gager à me soumettre, et croire que le prophète ne combattra pas
pour moi?
Le mollah soupira sans répondre. — As-tu au moins, dit-il enfin,
pris des précautions pour qu'on ne soupçonne pas dès à présent tes
projets de résistance?
— Sois tranquille, ceux qui ont transporté de Gérasonte ici ces
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 843
caisses d'armes ne savaient même pas de quel fardeau ils s'étaient
chargés, et je suis sûr de mes agens.
— Es-tu sûr aussi de Pehlivan-Âgha, qui a mené par tes ordres
presque toute l'affaire?
— Le derviche est le plus discret et le plus fidèle des espions.
Ne m'a-t-il pas annoncé huit jours à l'avance l'arrivée du caïmakam
que le pacha de Sivas m'a envoyé l'autre jour?
C'est bien malgré moi que j'avais entendu toute cette conver-
sation. Dès les premiers mots, j'avais pénétré le secret de mon
hôte; il importait qu'il ne me sût pas si bien informé. Au reste ne
valait-il pas mieux pour lui que j'eusse découvert le mystère de ses
projets? Je pouvais, suivant les circonstances, prévenir quelques-
uns des dangers auxquels il s'exposait, ou le préserver des suites
de son imprudence : à un certain moment, les conseils d'un Européen
lui seraient sans doute utiles; mais nous n'en étions pas encore là.
Le bey, Kieraali et les esclaves se retiraient. Je les suivis de loin
et sans bruit. J'arrivai ainsi à un escalier en spirale dont la porte
restait ouverte, et que je montai derrière eux. Quand les premières
lueurs de jour et les premières bouffées d'air m'avertirent que nous
allions sortir du souterrain , je m'arrêtai. Ils continuèrent leur
route, et bientôt je cessai de les entendre. J'attendis patiemment
pendant un grand quart d'heure, puis je gravis une quinzaine de
marches, et je me trouvai dans une petite chambre encombrée d'ou-
tils de jardinage. La porte extérieure entre-bâillée me laissait voir
un coin de ciel; comme le voyageur de la Divine Comédie, je saluai
avec enthousiasme
Il dolce color d' oriental zaffiro.
Je me hasardai à jeter un regard au dehors. Une pelouse avec
une fontaine, de grands arbres, des murailles couvertes de lierre,
voilà ce que je vis d'abord. La masse noire d'une haute tour domi-
nait cette verdoyante retraite. J'étais arrivé au jardin du harem.
Si j'avais pu en douter, ce que j'entendis m'aurait convaincu. C'é-
taient des rires, des chansons, les phrases rapides d'une conver-
sation de femmes. Un massif d'arbres me cachait le groupe d'où
partaient ces bruits joyeux; puis il se fit une sorte de silence, et le
son d'une voix aimée, celle de Férizadé, m' alla droit au cœur. Elle
lisait un récit dont je saisis ce passage caractéristique :
« 11 coupa la tête à Djafer le magicien, prit sur son cheval la
fille du roi et s'enfuit vers le désert. Au milieu du jour, ils vinrent à un
endroit où il y avait sept palmiers. Kemer-ez-Zamân déposa à terre la
8ii4 BEVUE DES DEUX MONDES.
fille du roi en disant ces vers : — Fille du roi, tes sourcils sont comme
les courbures de la lettre sad, et ta taille est comme la lettre élif. J'ai
pleuré quand je t'ai vue derrière le treillage; maintenant je suis comme
un coureur épuisé qui doit fournir une longue course. — 11 s'étendit sur
le gazon près de la fille du roi, et la baisa sur l'épaule. Ce baiser parut
à la fille du roi beau comme l'or et précieux comme le bézoar. Elle s'é-
vanouit, et reprit ses sens en disant les vers suivans : — Fils de Zeïat, le
bonheur est doux quand la consolation suit l'infortune. Je serai ton futur
passé, et tu seras mon conditionnel... »
A ce marivaudage grammatical, il était aisé de reconnaître l'un
des contes imités des Mille et une Nuits. Le récit durait indéfini-
ment avec ces allures insensées, aussi plein de calembours et d'in-
compréhensible dialectique que dénué de tout sens raisonnable. La
traduction du bon Galland habille les sultanes à l'européenne;
quant au texte authentique, on vient d'en voir un échantillon.
J'étais à demi mort de fatigue et de faim; par bonheur, je re-
trouvai dans ma carnassière un gâteau de maïs dont je m'étais
muni le matin en partant pour la chasse. Ma faim apaisée, je me
sentis pris d'un invincible besoin de sommeil devant lequel céda le
plaisir même que j'éprouvais à entendre Férizadé. Je m'étendis
dans un coin du vestibule de l'escalier, sur un tas de feuilles sèches,
et je m'endormis profondément; c'était peut-être le meilleur parti
à prendre, car je ne pouvais songer à sortir avant la nuit du re-
doutable endroit où le hasard m'avait conduit.
Un grand bruit me réveilla; je ne pus d'abord me rappeler en
quel lieu je me trouvais. J'étais plongé dans une nuit profonde. Un
éclair, suivi d'un coup de tonnerre, me rendit à moi-même. La
lueur bleuâtre de la foudre m'avait en même temps montré mon lit
de feuilles sèches, la porte entr'ouverte, les épais massifs du jar-
din. Un orage éclatait sur la vallée : la pluie tombait à flots, les
branches pliaient et se brisaient avec un bruit sinistre. Je sortis de
ma retraite, un second éclair me fit voir la plaine bouleversée par
la tempête, les eaux du torrent coupant leurs digues et se répan-
dant de tous côtés. Cet horrible temps favorisait ma fuite; par une
telle nuit, on était sûr de ne pas faire de rencontre dangereuse au-
tour du harem. Je songeai donc à traverser le jardin, à gagner le
rempart à l'endroit où j'avais vu Férizadé jouer avec ses colombes,
et à descendre jusqu'au fond du fossé plus qu'à demi comblé. Mal-
heureusement je n'avais ni corde ni échelle; quant à sauter du haut
en bas du mur, c'eût été une entreprise insensée : les créneaux
étaient à vingt pieds du sol. Pendant que je faisais ces réflexions,
j'aperçus à travers les feuillages agités par le vent une fenêtre
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 845
éclairée. Je me dirigeai de ce côté : je pensais que, dans le voisinage
de l'habitation, je trouverais peut-être une corde, une échelle ou
même une simple perche qui faciliterait ma descente. La chambre
éclairée était sans doute le salon principal de l'appartement des
femmes, car j'entrevis par la porte restée ouverte de riches tentures
et une décoration plus élégante encore que dans les autres salles
du château. Une lampe de cuivre ciselée en forme d'oiseau répan-
dait sur les objets environnans des clartés indécises. La corde de
soie qui suspendait cette lampe au plafond était justement ce qui
me manquait pour assurer ma fuite. L'appartement m'avait paru
inhabité, j'y entrai sans hésitation.
Au centre du tapis étendu sur le plancher, il y avait un réchaud
où brûlaient des parfums. A travers le nuage odorant qu'ils répan-
daient dans la chambre, je vis sur un divan Férizadé endormie.
Accablée par la chaleur de cette nuit d'orage, elle avait rejeté à ses
pieds sa couverture de soie à grandes fleurs. Une gaze à paillettes
dorées, étendue sur son visage, la mettait à l'abri des piqûres des
moustiques; ses longues tresses s'échappaient d'un mouchoir brodé
de perles; la respiration soulevait à temps égaux sa poitrine à peine
voilée par la gaze de tiftik transparent. Un petit pied rose appa-
raissait au bord du divan, sous les plis de la couverture.
Je venais de passer des ténèbres à la lumière, du tumulte de la
tempête à la scène la plus paisible qu'on puisse rêver. L'odeur pé-
nétrante du parfum d'Yémen m'enivrait, moins peut-être que le
spectacle que j'avais sous les yeux. Immobile près de la porte, ap-
puyé sur mon fusil, je ne me rappelais plus le motif qui m'avait
amené dans le pavillon, et je n'avais qu'une préoccupation, regar-
der. Cependant au dehors la tempête redoublait de violence. La pluie
fouettait les vitres de parchemin, sonores comme des tambours, et
le vent enlevait les tuiles du toit. Il pénétrait j usque dans l'appar-
tement à travers la porte et les fenêtres mal closes, et agitait les
tentures aux vives couleurs. Un coup de tonnerre, retentissant, pro-
longé, sembla ébranler jusque dans ses fondemens le rocher d'Elvar.
Férizadé s'éveilla.
A me voir ainsi devant elle, debout, armé, les vêtemens en dés-
ordre et trempés de pluie, je crus qu'elle allait s'épouvanter et
appeler du secours. Il n'en fut rien : fille de prince, élevée dans la
sécurité du harem, Férizadé ne connaissait pas le danger. Elle me
regarda avec ses grands yeux noirs, et, plus étonnée qu'effrayée,
me dit : — Que fais-tu là?
Je racontai en quelques mots que je m'étais perdu dans les gale-
ries souterraines, ^et que j'étais arrivé au jardin sans savoir où
j'allais.
846 REVUE DES DEUX MONDES.
— J'ai cru d'abord, répondit-elle, que tu étais venu à travers les
airs; les Francs sont des magiciens comme les gens de l'Hindous-
tan. Mais comment t'en iras-tu?
Je lui exposai mes projets et lui demandai si je pouvais prendre
la corde qui suspendait la lampe.
— Prends-la, dit-elle, et va-t'en vite!
Je décrochai la lampe, je m'emparai du lien de soie; mais, quand
il fallut partir, je ne pus m'y décider. Je m'avançai vers Férizadé;
alors, pour la première fois, elle songea que sa figure n'était pas
voilée. Elle rougit, et se couvrit le visage avec la gaze qui lui ser-
vait de moustiquaire. — Comment t'appelles-tu? — deraanda-t-elle
en même temps. Je lui dis mon nom; elle essaya inutilement de le
prononcer à son tour. — Ton nom, reprit-elle, est celui d'un fou
ou d'un homme bien brave. 11 faut être l'un ou l'autre pour arriver
ici et pour paraître comme toi sûr d'en sortir! Si mes nègres s'é-
veillaient par hasard, sais-tu à quel danger tu serais exposé?
— On en braverait bien d'autres, Férizadé, pour entendre ta voix
et contempler un instant la flamme de tes yeux noirs.
— 0 Franc! tais-toi. Vous êtes tous des têtes vides, à ce que dit
mon père, et tu me montres qu'il ne se trompe pas. — Elle rougit
encore, car son voile était retombé. — Tu ne pars pas? reprit-elle.
— Je m'en vais, si tu me permets de revenir un jour.
— Essaie, si tu veux : on n'entre pas ici deux fois de suite. Par où
passerais-tu?
— Je n'en sais rien encore; mais, si je ne trouve pas de route, je
m'en ferai une, ajoutai-je en vrai capitan.
Je pris sa main et je la baisai. Elle fut étonnée de cet hommage
si contraire aux coutumes de l'Orient. — Les esclaves seuls, dit-
elle, baisent la main des femmes. — Pour ne pas rester sous le
coup de ce reproche, je l'embrassai sur les joues avant qu'elle pût
se défendre.
L'aube paraissait; il fallut se hâter. Férizadé traversa la chambre,
et me suivit jusqu'à la porte. — Que n'es-tu de la religion des
croyans ! répondit-elle en soupirant quand je lui dis adieu.
Je me retrouvai dans les ténèbres extérieures comme le convié
négligent de l'Évangile. Je me dirigeai à grand'peine vers le rem-
part. Je finis par trouver les créneaux , j'y attachai solidement la
corde, et je m'apprêtai à descendre. En me retournant, je vis Féri-
zadé debout devant la porte éclairée. — Au revoir! — lui dis-je.
Elle ne répondit pas, de peur sans doute d'être entendue; mais elle
me salua à la vieille mode turque, en mettant la main sur son cœur.
Je descendis sans trop de peine, et je laissai le cordon suspendu
au créneau. Férizadé est femme, et je compte sur elle pour empê-
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 847
cher une découverte qui nuirait à elle comme à moi. Au bout d'un
quart d'heure, je me retrouvais chez moi sans avoir rencontré per-
sonne. Ce bey, qui veut combattre des armées régulières, n'a même
pas un factionnaire sur ses murailles; il compte sans doute sur l'ar-
change Azraël pour en tenir lieu.
M septembre.
De tant d'émotions diverses, de tant d'obstacles surmontés, il ne
me reste qu'un souvenir, Férizadé. Je ne puis détacher ma pen-
sée de l'image de ses yeux noirs au regard brûlant et doux. Com-
ment ce regard peut-il être à la fois si chaste et si plein de flamme?
Férizadé n'est pas ignorante comme une fille d'Europe : en ces
pays -ci, la liberté des conversations ne connaît aucune limite.
Cependant la critique la plus sévère ne trouverait rien à reprendre
dans ses paroles, dans ses gestes, dans ses mouvemens. Elle me
fait penser à ces vierges de l'école espagnole qui montent au ciel
avec toutes les langueurs des passions terrestres dans leurs yeux
noirs.
Pendant ces deux jours, le château s'est dépeuplé. Ismaïl-Bey est
parti ce matin pour faire une tournée dans les villages de la plaine;
sans doute il veut s'entendre, pour organiser la résistance, avec les
mouktars ou maires. J'ai peur que cette démonstration ne précipite
la catastrophe; il me revient de tous côtés que le grand-vizir a
donné des ordres sévères pour faire rentrer Elvar dans le droit
commun. L'indépendance de ce canton est une anomalie politique
qu'on ne semble pas vouloir tolérer plus longtemps. Sans doute le
bey pourrait résister plusieurs mois, s'il prenait bien ses mesures;
mais il ne sait rien faire qu'à demi : ni les défilés, ni même les
abords immédiats du kalé ne sont gardés.
Je souhaite que la fortune ne soit pas trop sévère à mon vieil
hôte. Bien qu'il ne paraisse pas faire grand cas de mes lumières, il
me traite avec beaucoup de bonté. En l'accompagnant hier matin
pendant les premiers milles de son voyage, je lui ai dit que l'hor-
loge serait bientôt réparée, et j'ai lancé le mot de départ. Il m'a
interrompu pour me dire qu'il ne l'entendait pas ainsi, et qu'il
comptait me garder deux mois encore. Un aussi long séjour dans
une maison étrangère n'a rien de contraire aux usages du Levant.
Les habitations sont si vastes, la vie si peu coûteuse, les nouvelles
figures si rares, que je suis certain de faire plaisir à mes amis d'El-
var en prolongeant mon séjour parmi eux.
Le derviche, qui doit me croire encore à cent pieds sous terre,
était parti avant son maître par la route du nord, sans doute pour
s'acquitter de quelque nouvelle mission. J'avoue que je respire plus
SliS REVUE DES DEUX MONDES.
librement depuis que je le sais loin du kalé. Pourtant je n'ai pas
contre lui la rancune à laquelle on devrait s'attendre; je lui dois
d'avoir revu Férizadé. Le mollah est resté ici, nous mangeons pres-
que tous les jours ensemble. Il se montre de plus en plus réservé
quand nous mettons la conversation sur le terrain de la politique
locale, ou quand je parle du bey et de sa fille. J'ai pourtant de
bonnes raisons de croire qu'il a ses entrées dans le harem, ayant
connu Férizadé lorsqu'elle était toute petite encore.
L'automne approche ; les feuilles se colorent de teintes rou-
geâtres, et des troupes d'hirondelles traversent le ciel. L'ardent so-
leil s'est attiédi; la brume voile les horizons, et chaque soir le cou-
chant se colore de feux plus vifs. C'est la belle saison de l'Anatolie.
Du matin au soir, je parcours les pittoresques villages des environs;
je suis devenu l'ami de ces braves paysans, qui m'accueillent avec
joie, m'offrent leur lait le plus pur et leurs plus beaux fruits.
En revenant d'une de ces promenades, j'ai de nouveau visité le
ouali. Tout y était en ordre comme le jour de ma première visite.
J'ai soulevé la dalle mobile, je suis descendu dans le trou qu'elle
recouvrait, et j'ai retrouvé la porte de pierre. Elle était fermée, et
j'essayais iuutilement de l'ouvrir, quand je me suis rappelé l'é-
trange mode de clôture dont j'ai examiné les traces aux tombes
royales, près de Jérusalem. Le souterrain d'Elvar était fermé par le
même procédé. 11 est possible que le secret de ce passage se soit
perdu parmi les successeurs de ceux qui ont creusé la galerie, et
que le bey l'ignore. Quant à Pehlivan-Agha, je suis d'autant moins
étonné qu'il le connaisse que le ouali devient sa retraite habituelle
quand il revient dans le pays.
15 septembre.
Hier je me suis rencontré avec Férizadé sous l'une des voûtes du
château; elle revenait de se baigner dans une source minârale, à
deux lieues d'ici. Elle semblait toute petite, perchée qu'elle était
siir une haute selle de maroquin rouge, et couv^erte de la tête aux
pieds d'un flot de mousseline. Sa négresse l'accompagnait; derrière
elles, une nourrice noire écrasait un mulet infortuné du poids de
ses charmes. A dix pas en avant chevauchaient, le turban blanc en
tête, le sabre et l'escopette au côté, les deux noirs muets que j'a-
vais vus avec le bey dans l'arsenal. En passant près de moi, Féri-
zadé laissa tomber son chapelet d'améthystes. Je me promis d'aller
le lui rapporter moi-même.
Le même soir, à huit heures, j'étais dans le ouali. Je levai le
disque de pierre, et, pour être sûr qu'on ne l'abaisserait plus der-
rière moi, je comblai la rainure avec du sable. Je m'engageai, non
LA. CHANSON DE FÉRIZADÉ. 8^9
sans frissonner au souvenir de mon aventure de la semaine der-
nière, dans les sombres profondeurs de la galerie. Je revis l'arse-
nal, l'escalier, le jardin. Quand j'arrivai là, il était près de neuf
heures. Depuis deux jours, le temps avait changé : septembre a
des semaines de chaleur accablante, pendant lesquelles les orages
de l'équinoxe s'amassent dans le ciel. Pas un souffle d'air ne ridait
la surface des eaux endormies; on croyait respirer des vapeurs de
plomb.
Férizadé n'avait pu supporter la lourde atmosphère de son ap-
partement; je la trouvai dans le jardin, seule, étendue sur une
couche de coussins flexibles. Elle me vit arriver sans manifester de
surprise, mais elle baissa son voile. — Je te rapporte ton chapelet,
lui dis-je. — Elle le prit en souriant et me remercia. Je m'assis à
côté d'elle : elle se plaignait de la chaleur qu'il faisait, et s'effrayait
à la pensée de l'orage qui allait éclater. Au bout de quelques mi-
nutes, elle semblait s'être apprivoisée comme une gazelle captive,
et ôtait même son voile. — Que tu es belle, Férizadé ! lui dis-je
encore.
A quelques pas de nous, la fontaine épanchait ses eaux attiédies
dans le bassin de marbre; la pelouse s'inclinait en pente douce jus-
qu'aux appartemens du harem. Le rempart, le donjon, les tours en-
vironnantes, nous étaient cachés par la verdure immobile du dôme
de feuillage sous lequel nous étions abrités. Nous n'entendions
d'autre brait que le murmure de Ja petite source, nous ne décou-
vrions pas les étoiles du ciel ; mais çà et là brillaient des vers lui-
sans au milieu du gazon. Je m'étais rapproché de Férizadé. Depuis
quelqae temps, il y avait dans notre conversation, d'abord si ani-
mée, des intervalles de long silence. A un certain moment, je me
sentis attiré vers elle par l'irrésistible fascination de ses yeux noirs,
qui semblaient éclairer la nuit. Mes bras entourèrent sa taille, qui
fléchit comme un roseau. Confuse et étonnée, elle se dégagea dou-
cement en s'enveloppant dans son burnous. — Il est temps de ren-
trer, dit-elle. Toi aussi tu dois partir.
Je ne partis pas. Rapide comme un éclair, le vent souffla de
l'ouest et agita les feuillages autour de la fontaine. L'un des arbres
secoua sur nous ses grandes fleurs roses. Pour éviter cette pluie
odorante, Férizadé fit un mouvement qui la rejeta dans mes bras.
Les branches flexibles se courbèrent jusqu'à terre autour de nous,
comme pour nous cacher au reste du monde que nous avions ou-
blié.
Les rafales avaient chassé les vapeurs qui nous dérobaient l'ho-
rizon; bientôt le firmament nous apparut dans toute sa splendeur.
Deux étoiles filantes traversèrent le ciel, et vinrent tomber dans les
TOME cm. — 1873, 54
350 REVUE DES DEUX MONDES.
eaux de la rivière. — Ah! dit la superstitieuse Férizadé, voilà un
triste présage; nous avons attiré sur nous la colère de Dieu.
Des nuages épais ne tardèrent pas à s'amasser sur les montagnes;
des éclairs silencieux y traçaient de courts sillons de flamme. Il se
préparait un orage semblable à celui de la semaine passée. Il fallut
nous dire adieu. — Je mourrai, si tu me quittes, murmura Férizadé
en me donnant un dernier baiser. — Je lui promis de ne jamais l'a-
bandonner; mais comment tenir parole?
Depuis ce moment, le souci de l'avenir me tourmente et m'ac-
compagne partout.
19 septembre.
Presque chaque soir, je reprends la route du harem. Je sais que
c'est tenter le sort; mais l'amour fait taire la prudence. J'aime fol-
lement Férizadé : je me livre tout entier au plaisir de l'entendre et
de la voir. Tant que nous sommes ensemble, le sentiment de mon
bonheur me domine et m'empêche de songer aux dangers qui nous
entourent. Nos conversations sont de vrais propos d'enfans. Elle
me raconte ses courses dans la montagne, lorsque, toute petite
encore, elle accompagnait son père, comment, il y a quatre ans,
vint l'époque du moharem, et comment elle fut toute fière de de-
venir une femme en prenant un voile qu'elle ne devait plus quitter
hors de la maison. Puis ce sont des questions sans fin sur l'Eu-
rope, sur la vie des femmes dans l'Occident, et surtout sur ce ma-
gique Paris dont le nom éblouit les imaginations orientales. — Je
voudrais bien y aller, dit-elle souvent, mais jamais je n'oserais me
montrer habillée à la franque, le visage découvert, devant tant
d'hommes.
Hier, au moment où nous nous disions adieu, une bague est tom-
bée de son doigt dans le bassin de la fontaine; nous n'avons pas pu
la retrouver. Cet accident a réveillé toutes ses craintes supersti-
tieuses, et lui a remis en mémoire les étoiles filantes de l'autre soir.
— J'ai peur de l'avenir, dit-elle quelquefois. Ma vie sera comme
les journées de cette saison-ci; brillantes et calmes le matin, elles
finissent par des orages.
Aladja-Keui, 22 septembre.
Le bey est arrivé à Aladja-Keui, bourgade à dix lieues d'ici,
vers le nord, où se tient une foire annuelle très fréquentée. Féri-
zadé a reçu l'ordre d'aller y rejoindre son père. Ne sachant que
faire dans le grand château vide, j'ai pris le parti de me rendre, moi
aussi, à la foire. Je n'avais pas grande espérance de la voir, entou-
rée et surveillée comme elle l'est; mais du moins je me rapprochais
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 851
d'elle, et je transportais ma tente en vue des pavillons de son cam-
pement.
Le bey tient ici cour plénière. Tout ce qu'il y a dans le pays de
gens importans vient lui rendre visite. Vers le soir, il réunit sous
sa tente les chefs kurdes et lazes. De tout cela, je n'augure rien de
bon. Il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que cette
multitude qui acclame le bey à son passage est absolument indiffé-
rente à la politique. Le temps des soulèvemens populaires est passé.
Ïsmaïl-Bey peut à peine compter sur quelques fanatiques : quant
aux paysans, ils ne bougeront pas.
J'ai aperçu Férizadé. Elle est sortie de sa tente, vers midi, ac-
compagnée de la nourrice et de la petite négresse. Je suis passé à
côté d'elle; elle a mis la main sur son cœur pour me faire voir
qu'elle m'avait reconnu; mais bientôt elle est rentrée, et je me suis
retrouvé seul dans la bruyante solitude de l'immense champ de
foire.
En revenant vers ma tente, j'ai rencontré Pehlivan-Agha, qui
éblouissait de ses prestiges ordinaires tout un cercle de spectateurs.
Il m'aperçut, perdit la tète, et se sauva sans même prendre le
temps de remettre ses serpens dans leur sac. J'ai questionné Kie-
mali-EiTendi au sujet du derviche; mais mon discret ami s'est con-
tenté de hocher la tête sans exprimer d'opinion. Le pauvre mollah
devient de plus en plus triste; quand nous dînons ensemble chez le
bey, il mange à peine, et reste les yeux baissés, sans prendre part à
la conversation.
Almadil, 24 septembre.
Âladja-Keui m'était devenu tout à fait insupportable. Férizadé
est toujours invisible; elle ne reviendra à Elvar qu'à la fm de la se-
maine. Aussi ce matin je suis monté à cheval avant l'aube, et je me
suis dirigé vers une belle forêt dont les premiers arbres ombragent
Aladja-Keui; elle s'étend, dit-on, jusqu'à la Mer-Noire,
J'ai galopé sous bois pendant plusieurs heures. Plus j'allais,
plus les villages devenaient rares. Bientôt j'arrivai à un endroit où
l'on n'entendait ni une voix humaine, ni le bruit de la cognée des
bûcherons. Les beaux arbres qui m'entouraient de toutes parts
semblent avoir été respectés depuis le commencement du monde.
Le sentier que je suivais avait sans doute été fréquenté jadis par les
caravanes qui portaient les produits de l'intérieur aux petits havres
de la côte : le commerce prend aujourd'hui des routes plus faciles,
et la forêt n'entend plus le bruit monotone des sonnettes des bêtes
de charge attachées l'une à l'autre, en longue file. Les animaux
sauvages ne craignent plus de voir troubler leurs retraites; je ren-
852 REVUE DES DEUX MONDES.
contrais souvent dans les clairières des troupeaux de chevrettes qui
paissaient le gazon humide autour des sources.
J'arrivai ainsi jusqu'au pied d'une montagne assez haute. Parvenu
au sommet, je fus étonné et ravi de découvrir, non-seulement la
vallée verdoyante, non-seulement une suite de villages blancs qui
sô succédaient au milieu des bois, mais encore, — bien loin, par-
faitement visible pourtant et bleue sombre sous le ciel bleu pâle, —
la mer ! Du haut sommet où je m'étais arrêté se détachaient, comme
les rayons d'un éventail, des chaînes de collines. Sur leurs flancs
abrupts croissaient non plus seulement le mûrier, le platane et le
myrte, mais nos chênes, nos ormes, nos châtaigniers de France. Ces
arbres, ne pouvant pousser verticalement à cause de l'inclinaison
du terrain, s'élançaient obliquement dans les airs pour ne se re-
dresser que vers leurs cimes. L'automne avait coloré leur feuillage
de nuances changeantes, rougeâtres, jaunes, ou même presque vio-
lettes. Entre les collines s'ouvraient de vastes espaces couverts d'une
végétation plus riche encore. Un rayon de soleil pénétrait çà et là
à travers les feuilles jusqu'à la surface des eaux murmurantes qui
étincelaient comme les fragmens d'un miroir brisé. Enfin à l'ex-
trême limite de l'horizon, au-delà du sable des plages, au-delà des
cabanes d'un petit port de pêcheurs, on avait la mer comme arrière-
plan de ce tableau.
Cette mer, que j'entrevoyais d'une façon si imprévue, ne m'indi-
quait-elle pas la route à suivre? Ne me donnait-elle pas le conseil
de fuir et de demander à ses brises de nous conduire, Férizadé et
moi, vers des rivages où il ne nous sera plus défendu de nous ai-
mer? Je descendis lentement jusqu'au plus prochain village, qu'on
appelle Almadil. Il ressemble à ces hameaux qu'on rencontre parfois
dans nos forêts, au milieu des défrichemens. Tout me parle de la
France au milieu de cette nature agreste, presque septentrionale.
Le charme est rompu, je ne songe plus qu'au retour. Férizadé, qui
seule me retiendrait en Turquie, ne refusera pas de me suivre : elle
est assez jeune et m'aime assez pour pouvoir changer de patrie. —
Avec toi, m'a-t-elle dit, j'irai jusqu'au bout du monde.
Elvar-Kaléci, 28 septembre.
Me voilà de retour au château : j'y ai retrouvé le bey et sa fa-
mille. Cn souffle de guerre a passé sur les pacifiques murailles
d'Elvar. Les canons sont installés dans les embrasures, et les cours
sont tellement pleines de bachi-bouzoïiks qu'on peut à peine y cir-
culer; mais tout se passe en démonstrations, et le pays n'est pas
mieux gardé qu'à l'époque de mon arrivée. Le bey, sérieux et agité,
frémit comme un vieux coursier qui entend une fois encore le bruit
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 853
de la trompette. Une ou deux fois il a fait allusion aux événemens
qui se préparent; j'ai cru qu'il allait me proposer d'y jouer un rôle.
Le mollah est plus triste et plus taciturne que jamais. Pour Pehli-
van-Agha, on ne l'a pas encore revu dans la vallée.
Au milieu de toute cette agitation, je ne pensais qu'à Férizadé et
à mes projets de fuite. J'ai des remords de reconnaître l'hospitalité
du bey en lui enlevant sa fille; mais ne serait-il pas plus criminel
encore d'abandonner Férizadé? D'ailleurs mon amour ne me permet
pas d'hésiter; la pensée de partir sans elle me briserait le cœur. Je
me dis aussi que je ne puis la laisser exposée aux dangers que lui
fera courir l'ambition insensée de son père. Dans un mois, peut-
être, la guerre éclatera dans le canton, et je ne compte pas, comme
le bey, sur les anges intercesseurs pour préserver les habitans du
kalé des bombes de Constantinople.
Malgré toutes ses préoccupations, le bey n'a pas oublié l'horloge.
Elle est depuis longtemps prête à marcher. Ce matin, on a réuni
devant le donjon les notables présens au château ; j'ai donné une
impulsion au balancier; les premiers mouvemens de l'aiguille ont
été salués par des acclamations enthousiastes. Ismaïl-Bey est ren-
tré chez lui aussi satisfait que s'il avait déjà remporté une victoire.
Je vais demain chez Férizadé. J'ai aperçu un fragment d'étoffe
attaché aux créneaux du harem ; c'est le signal par lequel elle me
prévient que je peux venir sans danger, et qu'elle a éloigné ses
femmes.
29 septembre.
En me voyant arriver, Férizadé me sauta au cou et m'embrassa.
— Je croyais que tu m'avais oubliée, dit-elle. — Je lui donnai une
bague de diamans que j'avais achetée à la foire d'Aladja-Keui, pour
remplacer celle qu'elle avait perdue. — Je veux aussi te faire un
cadeau, répondit-elle. — Agile et hardie comme une chèvre, elle
courut au rempart, grimpa sur le créneau et se mit à ravager les
aubépines, les clématites, les églantiers, pour en faire un bouquet.
Je la voyais à la clarté des étoiles, toute droite sur son créneau,
s'efforçant d'atteindre les plus belles branches, ou bien elle se pen-
chait au-dessus du mur pour s'emparer d'une rose sauvage qui
avait poussé dans les fentes des pierres. Quand la cueillette fut ter-
minée, elle rassembla toutes les fleurs dans un pan de son man-
teau, et revint à la fontaine. Pour composer son bouquet, elle plon-
geait chaque branche dans le bassin, et l'assortissait ensuite avec
les autres. De temps en temps, une épine effleurait ses petits doigts,
qu'elle portait à sa bouche avec un geste d'impatience. Ensuite elle
prit dans le jardin de larges feuilles découpées comme les acanthes
854 REVUE DES DEUX MONDES.
des chapiteaux corinthiens, les plaça autour du bouquet, lia le tout
avec son chapelet d'améthystes et me présenta les fleurs toutes
fraîches encore des perles de la source. Je ne voulais accepter que
le bouquet; il fallut prendre aussi les améthystes.
Elle me reprocha mon air soucieux. — Quelles peines as-tu donc
aujourd'hui? dit-elle. — Je m'efforçai de lui exposer la situation
aussi clairement que possible. La pauvre enfant se figure volontiers
que le monde est peuplé de héros, de génies et de fées comme les
contes arabes : le réel lui semble seul fantastique. Je ne sais si elle
écouta 'et comprit mes raisonnemens ; mais quand je lui proposai
de l'emmener en France : — Où tu iras, j'irai, dit-elle vivement. —
Bientôt pourtant elle devint rêveuse et ajouta, les yeux pleins de
larmes : — Que deviendra mon père?
Je passai la soirée à la rassurer et à la consoler. A la fin, elle
s'assit près de moi, appuya sa tête sur ma poitrine, et murmura :
— Je t'aime et je suis à toi pour toujours. Je te suivrai quand tu
m'en donneras l'ordre ; mais pourquoi faut-il que nous quittions
ces lieux où nous nous sommes vus et aimés d'abord? Nous aurions
été si heureux ici, près de mon vieux père ! Et mes colombes, qui
leur donnera leur repas de chaque jour?
Pour l'arracher à cette mélancolie, je lui décrivis les merveilles
qu'elle verrait en Europe, les grandes villes, leurs palais, leurs
ponts, leurs jardins , les voitures que la flamme fait marcher, les
navires qui courent sans voiles ni rameurs sur la mer immense.
L'imagination de Férizadé était mobile comme l'eau de cette ri-
vière qui coulait devant nous, au pied du château, et les bril-
lantes perspectives que je lui montrais la réconciliaient avec l'idée
du départ.
Il est convenu que dans cinq jours nous partirons. Demain, je
vais à Gérasonte pour retenir un bateau. Je reviendrai prendre Fé-
rizadé, et nous gagnerons ensemble le port, en marchant à grandes
journées. Je ne crains pas pour elle la fatigue; depuis son enfance,
elle est habituée à monter à cheval. Enfin mon cavas Témir m'est
précieux à cause de sa. connaissance du pays, et, en cas de péril,
je compte sur son dévoûment.
Cérasonte, 1" octobre.
J'ai rencontré sur le port le patron d'un caboteur qui m'a trans-
porté, il y a plusieurs mois déjà, de Trébizonde à Surmeneh. Après-
demain, son navire sera à ma disposition. Je n'ai pas fait connaître
le but de mon voyage, mais il est entendu que je dois être conduit
à un port de la Mer-Noire que je désignerai en m'embarquant. C'est
à Odessa que je compte me rendre avec Férizadé.
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 855
En venant ici, je n'ai cessé de bâtir des châteaux en Espagne.
Je jouis d'avance des mille incidens de notre fuite. A Odessa, je lui
ferai prendre des vêtemens européens, je lui apprendrai à manger
à la franque, nous rirons de la gaucherie de ses premiers essais,
puis, au bout du voyage, rayonne la splendide apparition de Paris,
dont le nom est venu frapper les oreilles de Férizadé jusque dans
sa solitude. Hélas ! je n'en étais pas encore là. De temps à autre, je
retombais du haut de mes rêves, et je me retrouvais galopant au
bord des précipices, beaucoup plus près d'Elvar que de mon pays.
D'autres images s'offraient alors à mon esprit. Je me représen-
tais l'effarement des gens du kalé, quand on découvrirait notre
fuite, la colère d'Ismaïl-Bey, la malédiction universelle qui rendrait
mon nom à jamais légendaire dans la vallée. Malgré tout, je ne
pouvais reculer. On subit généralement l'influence du milieu où
l'on vit, et le fatalisme surtout s'impose; en vrai Turc, je résolus
de m'en remettre aux événemens, et de subir ce qui est inévi-
table.
Je repars à l'instant pour Elvar. Jusqu'ici, tout a marché au
gré de mes désirs; puisse l'avenir ne pas donner tort à mes espé-
rances !
Trébizonde, 20 janvier.
II me reste à faire connaître la catastrophe qui a mis fin à mon
aventure. Ce sera un triste récit, et, malgré le temps écoulé, je
sens qu'il me faudra un certain courage pour ranimer de pareils
souvenirs.
Eii revenant de Cérasonte, j'arrivai à l'entrée de la vallée d'Elvar
avant le lever du soleil. La plaine était encore plongée dans les té-
nèbres; mais bientôt le soleil étincelait à l'orient sur la cime des
montagnes. Au-dessous de moi, les créneaux de la forteresse, les
flèches des minarets se coloraient de teintes brillantes, pendant que
le reste du château, pareil à une vaste grisaille, surgissait lente-
ment des profondeurs de la vallée. Un rayon frappa le feuillage
des arbres au-dessus des murs du harem; il me montra en même
temps sur l'esplanade, au pied du rempart, les tentes d'un cam-
pement de soldats; le bruit d'un clairon sonnant la diane arriva jus-
qu'à moi. La lumière descendit le long des escarpemens des roches,
jusqu'au fond de la vallée; je reconnus l'uniforme des troupes tur-
ques, pareil à celui de nos zouaves. En peu à l'écart , je vis un
vaste pavillon de toile surmonté du drapeau rouge avec le crois-
sant et l'étoile.
Je mis mon cheval au galop. Mon cavas Témir m'attendait devant
la porte d'un khan, à mi-côte. Il me raconta que pendant mon ab-
856 REVUE DES DEUX MONDES.
sence le gouverneur-général de Slvas avait envoyé une brigade
d'infanterie pour s'emparer d'Elvar. Les troupes avaient traversé
de nuit les défilés qui, comme d'habitude, n'étaient pas gardés. A
Elvar même, tout le monde dormait. Pehlivan, qui n'était autre
qu'un espion du pacha, avait guidé lui-même les troupes sans se
donner la peine de dissimuler sa trahison, et les avait introduites
dans le château par le ouali et le souterrain. La garnison, surprise,
n'avait pas résisté ; mais le bey s'était réfugié, avec un groupe de
serviteurs fidèles, dans la tour de l'horloge; il refusait d'entendre
les parlementaires qui lui étaient envoyés, et déclarait qu'il se fe-
rait tuer sur la brèche plutôt que de se rendre. Il avait en même
temps ordonné à sa fille de se retirer dans un village voisin, où
elle s'était rendue la veille avec sa nourrice et ses servantes.
Je n'avais pas le loisir de longues réflexions. Je m'empressai de
continuer ma route; en arrivant aux avant-postes des Turcs, qui se
gardaient comme en campagne, je fus arrêté, désarmé, et des
soldats, prenant la bride de mon cheval, me conduisirent à la tente
sur laquelle flottait le pavillon ottoman. J'y trouvai le pacha de Si-
vas lui-même, assis à côté d'un livah ou général de brigade : il se
leva et me reçut avec beaucoup de politesse. Voyant qu'on m'ame-
nait comme un prisonnier, il feignit de se mettre en grande colère
contre le chaouch qui m'avait arrêté, l'appela deux ou trois fois fils
de chien, et me fit rendre mes armes. Puis me prenant la main, il
me fit asseoir près de lui sur le divan et me raconta comment, les
extravagances du bey ayant dépassé toute limite, l'ordie était venu
de Gonstantinople d'étouffer la rébellion imminente.
Le pacha, homme très fin et très intelligent, paraissait singuliè-
rement embarrassé de sa mission. La Porte, qui n'aime pas les ré-
pressions à coups de canon, lui aurait su mauvais gré de toute vio-
lence contre un vieillard du rang d'Ismaïl-Bey; le gouverneur
comptait donc s'emparer sans tapage de sa personne et l'envoyer
dans la capitale avec les honneurs dus à sa grande situation. Le
hasard avait déjoué cette combinaison. L'entêté vieillard ne voulait
rien entendre, et depuis deux jours le pacha tournait mélancoli-
quement son chapelet entre ses doigts, sans savoir comment se tirer
d'embarras. J'arrivais donc à propos. L'affection qu'Ismaïl-Bey me
témoignait n'était un mystère pour personne : le pacha me demanda
si je voulais essayer de ramener mon hôte à des sentimens raison-
nables. J'acceptai sans hésitation.
Un officier me conduisit jusque dans la grande cour du château.
Je la trouvai pleine de soldats occupés à enlever les canons, les fu-
sils et les munitions de l'arsenal. Je pénétrai dans les appartemens :
ils étaient déserts; mais aucun meuble n'avait été enlevé. Quand
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 857
je traversai le petit jardin, la colombe favorite de Férizadé, éton-
née sans doute de ne plus recevoir ses repas quotidiens, vint se
percher sur mon épaule comme si elle eût reconnu son sauveur.
Arrivé devant le donjon, je dis aux Kurdes qui veillaient sur le
rempart que j'avais à parler à leur maître. Presque aussitôt la porte
s'ouvrit. Dans la cour, et au rez-de-chaussée du donjon, je vis une
quarantaine de montagnards tous armés jusqu'aux dents, mais par-
faitement tranquilles et résignés. Je crois que le monde croulerait
sur ces gens-là sans les faire sortir de leur impassibilité.
Je trouvai le bey et le mollah assis devant leur narguilé dans
la grande chambre du premier étage. Dans un coin, des noirs pré-
paraient les aiguières d'argent destinées aux ablutions du matin.
Ismaïl-Bey les congédia en me voyant entrer. Il était calme, lui
aussi, mais un feu sombre brillait dans ses yeux gris. Sous ses
fourrures, je vis briller la crosse de deux pistolets; à côté de lui
étincelait un sabre persan de forme antique. II me souhaita la bien-
venue. — Tu seras, dit -il, le dernier Franc qui ait mangé le pain
des beys d'Elvar. Le premier fut un roi de ta croyance, il y a de
cela bien longtemps. Béni soit Dieu!
Je lui expliquai les intentions du pacha. — Il vous demande, lui
dis-je, d'aller passer quelques années à Constantinople. Le sultan
vous conserve vos revenus, et vous donnera pour séjour l'un de ses
palais du Bosphore.
— Jamais! répondit-il.
J'essayai en vain de tous les argumens. — La résistance est im-
possible, repris-je. Un coup de canon ferait écrouler cette tour où
nous sommes. D'ailleurs on vous prendra aussi bien par la faim. Et
votre famille...
Cette allusion à Férizadé ne parut point l'émouvoir. Un Turc
n'aime pas que l'on parle devant lui des femmes de sa maison;
d'ailleurs tout musulman zélé se croit l'âme trop haute pour être
ému par les sentimens d'une vulgaire tendresse paternelle. — Jeune
homme, dit-il, ne donne pas de conseils à un vieillard. J'ai assez
vécu pour savoir comment on doit vivre, et aussi comment on doit
mourir. Betourne dans ton pays, sois heureux, et n'oublie pas ton
vieil ami d'Elvar. — Il se leva, me serra dans ses bras, et me re-
conduisit jusqu'à la porte en disant : — Ya, mon fils, avec la béné-
diction du Miséricordieux !
Le mollah descendit avec moi. Quand nous fûmes seuls, j'entre-
pris de le convaincre à son tour. — C'est peine perdue, répondit-il.
Ni vous ni moi ne persuaderons Ismaïl-Bey. Autant vaudrait entre-
prendre de graver sur le marbre avec la pointe d'un roseau.
— Et vous, que comptez-vous faire?
858 REVUE DES DEUX MONDES.
Il me regarda avec un sourire triste. — Nous sommes tous ici,
dit-il, dans notre tombeau. Si l'on donne l'assaut , et il faudra bien
que le pacha en vienne là, car il n'a pas le temps de nous bloquer,
le bey résistera jusqu'à sa dernière cartouche. Ensuite nous saute-
rons en l'air.
Il comprit mon étonnement. — Oh! ajouta-t-il, nous sommes
trop bons musulmans pour nous faire sauter nous-mêmes. C'est la
destinée qui se chargera de mettre le feu aux poudres.
Il ne voulut pas s'expliquer davantage. — Adieu, dit-il en me
quittant; je retourne près de mon vieux maître. Pendant le temps
qu'il nous reste à vivre, nous reparlerons souvent de vous.
Le pacha fut consterné quand je lui rendis compte de l'insuccès
de mon ambassade. — Que faire? demanda-t-il au livah. — Je ne
voulus pas troubler leur délibération, un autre souci m'appelait
ailleurs. Je me contentai de recommander au gouverneur d'agir
humainement; ce conseil était inutile, l'intérêt même du pacha s' op-
posant à l'adoption de mesures violentes. Il me donna un passe-
port, et je partis, suivi de Témir, pour le village de Karakeui, où je
savais que je trouverais Férizadé.
Ce village est situé dans une vallée latérale.d'où l'on ne peut aper-
cevoir le château. Presque tous les habitans, vassaux d'Ismaïl-Bey,
avaient fui, craignant la vengeance du pacha. J'envoyai Témir à la
découverte. Il revint me dire que la fille du bey occupait avec quel-
ques domestiques l'habitation du mouktar. On avait jugé inutile de
lui donner une garde; en pays musulman, un harem est mieux pro-
tégé par sa sainteté même que par les baïonnettes.
J'appelai la vieille négresse, et je lui dis que j'avais à parler à Fé-
rizadé de la part du bey. C'était là une grave atteinte à l'étiquette,
mais je n'étais pas le premier venu parmi les gens d'Elvar; d'ail-
leurs on voyait que j'arrivais du château, et la gravité des circon-
stances ne comportait pas les scrupules. Bientôt après, Férizadé
seule, mais voilée, paraissait à la fenêtre du rez-de-chaussée.
— Sois prête à partir cette nuit, lui dis-je, vers trois heures du
matin. Je viendrai vous prendre avec des chevaux. Tout est prêt
sur la route.
— Et mon père, tu viens de le voir? Que fait- il? Je ne puis son-
ger à l'abandonner dans un pareil moment.
— Je l'ai vu; sois sans crainte, il va bien, et les réguhers ont
l'ordre de ne pas lui faire de mal. Cette nuit, je t'en dirai da-
vantage.
A l'heure convenue, je laissai Témir avec les chevaux à l'entrée
du village désert, et je m'approchai sans bruit de la fenêtre. Féri-
zadé ouvrit le grillage. Je la soulevai dans mes bras et l'attirai vers
LA CHANSON DE FÉRIZADÉ. 859
moi dans la rue : ce n'était pas un lourd fardeau. — Vraiment,
dit-elle, je ne dois pas partir. Parle-moi encore de mon père...
Comme elle disait ces mots, une grande lueur éclaira le ciel, et l'on
entendit un bruit sourd pareil à celui d'une décharge d'artillerie. Les
échos de la vallée le répétèrent, puis il s'affaiblit graduellement, et
se perdit dans le silence de la nuit. Je restais immobile, me de-
mandant si un orage éclatait au loin, et ne comprenant pas ce
trouble du ciel au milieu d'une atmosphère si calme. Tout à coup
les dernières paroles du mollah me revinrent à l'esprit. — Le châ-
teau vient de sauter, pensai-je. — Je ne me trompais pas : j'ai su
plus tard que les soldats avaient forcé l'entrée du kalé; le bey avait
fait disposer dans la cour et dans le rez-de-chaussée du donjon des
tonneaux pleins de poudre tout ouverts. La troupe, fidèle à ses in-
structions, n'avait pas tiré; mais il avait suffi d'une étincelle, pro-
duite peut-être par le frottement d'une crosse de fusil sur le pavé,
pour déterminer l'explosion.
Férizadé n'eut pas le temps de manifester son étonnement. —
Prends garde, — dit-elle en se jetant en avant et en me montrant
un homme debout derrière moi, que la clarté des étoiles me permit
de reconnaître : c'était le derviche, qui, le bras levé, essayait de me
porter un coup de poignard. Je tirai mon sabre; le misérable s'en-
fuit. Témir, qui accourait au bruit de la lutte, lui barra le chemin;
Pehlivan hésita un moment, je courus à lui, et d'un coup de tran-
chant je lui fendis la tête.
Je revins à Férizadé. Je la trouvai défaillante, appuyée à la mu-
raille. Il était naturel d'attribuer cette émotion à la brutale attaque
qui nous avait surpris. Il fallait se hâter de fuir, si nous ne vou-
lions pas nous trouver en face des domestiques, que le bruit avait
sans doute éveillés. Je mis Férizadé en selle sur le cheval qui lui
était destiné; j'y avais entassé des coussins qui la soutenaient de
tous côtés, et devaient lui permettre de supporter plus facilement
la fatigue d'une course rapide. — Pouvons-nous partir? lui deman-
dai-je. — Elle me pressa silencieusement la main. Nous nous mîmes
en route.
Nous cheminâmes pendant une heure environ. Le sentier étant
assez large, je galopais auprès de Férizadé, tenant en main la bride
de son cheval. Bientôt nous fûmes hors de la vallée, et assez loin
d'Elvar. Tout à coup elle m'appela, et me demanda de nous arrêter
quelques instans. — Je souffre, dit-elle, je ne puis aller plus loin. —
Je sautai à terre et courus à elle. Elle s'affaissa sur mon épaule,
incapable de répondre à mes questions, et s'évanouit. Témir jeta
au bord de la route nos couvertures fourrées ; nous y étendîmes
Férizadé, enveloppée dans des manteaux. Son évanouissement per-
860 REVUE DES DEUX MONDES.
sistait. Le cavas parcourut les environs pour chercher du secours;
quant à moi, accablé par l'horreur d'une pareille situation, je res-
tais agenouillé près de Férizadé, m' efforçant de ranimer la chaleur
vitale qui semblait s'éteindre en elle.
Enfin Ternir reparut, portant de l'eau dans sa tasse de cuivre, et
accompagné de deux Kurdes dont il avait découvert l'habitation à
un mille de là. L'aube commençait à poindre; elle me montra Féri-
zadé, pâle, respirant à peine, et s' agitant doucement comme dans
la lutte silencieuse d'une lente agonie. J'écartai les manteaux qui
la couvraient et j'entr'ouvris sa robe : la chemisette de tiftik était
tachée de sang. Sur la poitrine, un peu au-dessous de l'attache de
l'épaule, je vis avec épouvante une blessure, uae piqûre plutôt,
d'où s'écoulaient quelques gouttes de sang. Je compris ce qui était
arrivé : Férizadé avait paré avec sa poitrine le coup que le derviche
me destinait, et la lame étroite du poignard était entrée dans son
sein comme un aiguillon.
L'eau parât la ranimer un moment; elle ouvrit les yeux, m'at-
tira vers elle et m'embrassa silencieusement; mais le poumon de-
vait être atteint : épuisée, elle retomba sur sa couche. A mesure
que le jour grandissait, ses joues devenaient plus pâles; ses yeux
ouverts semblaient se perdre dans la contemplation des profon-
deurs du ciel. Elle releva encore une fois la tête, et ses regards s'a-
baissèrent vers moi avec une indicible expression d'amour et de
regret. Elle s'affaissa de nouveau et poussa un grand soupir. Elle
venait d'expirer.
Tout d'abord je ne pus croire à l'étendue de mon malheur. Le
vent du matin soulevait l'étoffe légère qui recouvrait cette blanche
et frêle poitrine, comme s'il eût voulu y ramener le souffle de vie
qui venait de s'en échapper. Graves et tristes, mes compagnons
restaient debout devant moi; à la façon dont ils contemplaient cette
scène de deuil, je vis que l'espoir ne m'était plus permis. Ils m'em-
menèrent chez eux presque privé de sentiment.
Férizadé fut ensevelie le lendemain à l'endroit même où elle était
«aorte. Au milieu d'une vallée étroite, creusée en forme de berceau,
un entassement de pierres marque sa tombe. Chaque passant se
fait un devoir d'ajouter sa pierre à ce rustique monument, pareil à
celui des filles des patriarches et des rois pasteurs. Quant à moi,
je restai longtemps encore parmi les braves gens qui m'avaient re-
cueilli; ce n'est qu'au bout de plusieurs mois que je me décidai à
reprendre la route de l'Europe.
Albert Etnaud.
LE PROBLEME
DES CAUSES FINALES
ET LA PHYSIOLOGIE C0NTE5ÏP0RAINE
l'industrie de l'homme et l'industrie de la nature.
I. Harmonies providentielles, par M. Ch. Lévêque. — II. Leçons sur les propriétés des tissus
vivons, par M. Claude Bernard. — lll. De l'appropriation des parties organiques à des actes
déterminés, par M. Charles Robin.
Voilà bien des siècles que l'on prouve l'existence de Dieu par les
merveilles de la nature ou, comme s'expriment les philosophes, par
les causes finales. Fénelon a développé cette preuve avec éloquence
dans un livre célèbre; Cicéron l'avait exposée avant lui et presque
dans les mêmes termes; plus anciennement encore Socrate, nous le
savons par Xénophon, avait fourni le premier texte que Cicéron et
Fénelon ont développé, et, s'il paraît être le premier philosophe
qui ait employé cet argument, il est vraisemblable que le bon sens
populaire l'avait devancé. Dans les temps modernes, nombre de
philosophes et de savans se sont appliqués à l'étude des causes
finales (1). Cette étude même a donné naissance à toute une science,
la théologie physique, laquelle, en Angleterre, en Allemagne, en
Hollande, en Suisse, a produit des ouvrages innombrables, aussi
instructifs qu'intéressans. Les esprits les plus libres et les plus
(1) Cause finale, dans la langue scolastique, signifie but. La preuve des causes
finales consiste à dire qu'il y a dans la nature des buts et des moyens appropriés à
ces buts : ce qui implique prévision et sagesse. A l'œuvre, on connaît l'ouvrier.
862 REVUE DES DEUX MONDES.
hardis n'ont pu échapper au prestige de cette preuve. Voltaire,
malgré les plaisanteries de Candide, y était très attaché, et ses
amis les encyclopédistes l'appelaient en le raillant le cause -finalier.
Un argument si ancien et si universel, qui a pu réunir Fénelon
et Voltaire dans une adhésion commune, que Kant lui-même, tout
en îe critiquant à certains égards, ne mentionne jamais sans une
respectueuse sympathie, aura toujours une force persuasive et vic-
torieuse; il sera toujours utile et intéressant de le remettre sous
les yeux des hommes en l'appuyant par des exemples nouveaux.
Toutes les générations doivent pouvoir lire les Harmonies de la
nature dans un langage approprié à l'état de la science. Aucun
philosophe ne peut regarder comme au-dessous de lui une œuvre
qui exige à la fois de vastes connaissances, une sérieuse intelli-
gence du problème et un tact assez exercé pour se faire accessible
à tous sans abaisser la dignité de la science et sans altérer la vé-
rité des faits. Ce sont là les mérites du livre récent de M. Charles
Lévêque sur les Harmonies providentielles , œuvre écrite à la fois
avec solidité et imagination. Moins brillant que Bernardin de Saint-
Pierre, l'auteur est plus exact et mérite plus de crédit. Son livre
obtiendra une place distinguée parmi les bons travaux de théologie
physique, plus rares en France que dans les autres pays. Ceux que
nous possédons en ce genre sont d'ailleurs en généra! plus éloquens
que démonstratifs. Le Traité de l'existence de Dieu de Fénelon,
par exemple, est sans doute un très beau livre; mais Fénelon, char-
mant écrivain, métaphysicien raffiné et profond, n'était pas versé
dans les sciences : les faits qu'il cite sont peu nombreux et beaucoup
trop vagues, et il s'appuie plus souvent sur l'ignorance que sur la
science pour nous faire admirer les merveilles de la nature. Les
Etudes et les Harmonies de Bernardin de Saint- Pierre sont plus
riches de faits, l'auteur a sans doute une science variée et éten-
due ; seulement c'est une science aventureuse et poétique, trop
souvent inexacte, et l'on ne peut se fier à des affirmations qui sont
ou peuvent être à chaque pas mêlées d'erreurs. Enfin les abus ma-
nifestes que ces deux auteurs ont faits des causes finales, et qui,
chez le second, vont quelquefois jusqu'au ridicule, compromettent
sérieusement la cause même qu'ils défendent. Le livre de M. Charles
Lévêque au contraire, exempt de ces défauts, est nourri de la
science la plus solide ; les faits y sont bien choisis, exposés avec
simplicité, les difficultés ne sont pas éludées, et, quoique le cadre
du livre n'ait pas permis une discussion complète, elles sont abor-
dées et résolues avec netteté et précision. On dira que c'est là de
la philosophie populaire. C'est un grand éloge. La vraie philoso-
phie est celle qui sait se faire toute à tous, et qui peut pai'ler à la
LA PHYSIOLOGIE CONTEMPORAINE. 863
fois la langue de l'école et celle du foyer. Rien de plus sublime que
la philosophie de Platon, et en même temps combien elle est po-
pulaire! Une demi-réllexion nous éloigne de la philosophie popu-
laire; une réflexion plus profonde nous y ramène. Bossuet a dit :
« Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne pas à aimer ! »
On peut dire aussi : Malheur à la philosophie pure qui ne se tourne
pas à l'instruction et à l'amélioration des hommes !
Cependant la critique et la dialectique ne perdent pas leurs
droits. La philosophie populaire va surtout aux résultats; la philo-
sophie savante recherche et sonde les principes. Toute la théo-
logie physique repose sur l'analogie de l'industrie humaine et de
l'industrie de la nature, de l'art humain et de l'art de la nature.
Les cause-finaliers ne tarissent pas en comparaisons de ce genre :
c'est un palais, c'est une statue, c'est un tableau, c'est une montre.
A chacun de ces exemples, Fénelon se demande si ce peut être un
effet du hasard; puis, revenant à l'univers, il nous le décrit plus
beau qu'un palais, plus savamment combiné qu'aucune machine
humaine, et de la perfection de l'œuvre il conclut à la perfection
de l'ouvrier. Voltaire ne voyait aussi dans l'univers qu'une « hor-
loge, )) et il s'étonnait qu'on pût croire « que cette horloge n'avait
pas d'horloger. » De telles analogies sont-elles fondées? La science
vient-elle ici à l'appui de la philosophie ou lui est-elle contraire ?
Nous permet-elle de supposer à la cause universelle des desseins
et des combinaisons, ou nous interdit-elle cette hypothèse ? Mous
avons l'habitude d'attacher un grand prix à ces confrontations de
la philosophie et de la science, et il nous semble qu'elles sont tou-
jours d'un grand profit pour l'une et pour l'autre. Interrogeons donc
les sciences, et entre les sciences celle-là surtout qui paraît être
le domaine propre de la cause finale ; consultons, sur la question
qui nous occupe, les maîtres les plus autorisés de la physiologie
contemporaine.
I.
L'ancienne physiologie, suivant les traces de Galien, s'occupait
principalement de ce que l'on appelait V usage des parties, c'est-à-
dire de l'utilité des organes et de leur appropriation aux fonctions;
frappée de cette admirable concordance qui existe la plupart du
temps entre la disposition de l'organe et l'usage auquel il sert, elle
pensait que la structure de l'organe en révèle l'usage, comme dans
l'industrie humaine la structure d'une machine peut en faire a
priori reconnaître le but. L'anatomie était considérée comme la
clé de la physiologie; par le moyen du scalpel, on démêlait la forme
SQll REVUE DES DEUX MONDES.
et la structure des organes, et l'on déduisait de là les usages de
ces organes. Quelquefois ces déductions conduisaient à de vraies
découvertes : c'est ce qui est arrivé à Harvey pour la circulation du
sang; d'autres fois ces déductions conduisaient à l'erreur, le plus
souvent on croyait déduire ce qu'en réalité on ne faisait qu'obser-
ver. On conçoit le rôle considérable que jouait le principe des causes
finales dans cette physiologie.
S'il en faut croire les maîtres actuels de la science (1), cette
méthode, qui subordonne la physiologie à l'anatomie, qui déduit
les usages et les fonctions de la structure des organes, et qui
est par conséquent plus ou moins inspirée par le principe des
causes finales, cette méthode a fait son temps; elle est devenue
inféconde, et une méthode plus philosophique et plus profonde
a dû lui être substituée. Rien de plus contraire à l'observation
que d'affirmer que la structure d'un organe en fait deviner le rôle.
On avait beau connaître à fond la structure du foie, il était im-
possible d'en déduire les fonctions, ou du moins l'une des fonc-
tions, à savoir la sécrétion du sucre. La structure des nerfs ne
révélera jamais à qui que ce soit que ces organes soient destinés à
transmettre soit le mouvement, soit la sensibilité. De plus, les
mêmes fonctions peuvent s'exercer par les organes les plus diffé-
rens de structure. La respiration, par exemple, s'exercera ici par
les poumons, là par des trachées, même, chez certains animaux,
par la peau, chez les plantes par les feuilles. Réciproquement les
mêmes organes serviront chez difierens animaux à accomplir les
fonctions les plus différentes; ainsi la vessie natatoire des poissons,
qui est le véritable analogue des poumons chez les mammifères,
ne sert en rien ou presque en rien à la respiration, et n'est qu'un
organe de sustentation et d'équilibre. Enfin, dans les animaux in-
férieurs, les organismes ne sont nullement différenciés; une seule
et même structure homogène et amorphe contient virtuellement
l'aptitude à produire toutes les fonctions vitales, digestion, respi-
ration, reproduction, locomotion, etc.
De ces considérations, M. Claude Bernard conclut que la struc-
ture des organes n'est qu'un élément secondaire en physiologie,
bien plus, que l'organe lui-même n'est encore qu'un objet secon-
daire, et qu'il faut aller plus loin, plus avant, pénétrer plus profon-
dément pour découvrir les lois de la vie. L'organe aussi bien que
la fonction n'est qu'une résultante. Dans l'ordre inorganique, tolis
les corps que présente la nature sont toujours des corps composés,
(1) Voyez les Cours de MM. Claude Bernard et Charles Robin dans la Revue des
cours scientifiques, 1. 1", 18C3-1864.
LA PHYSIOLOGIE CONTEMPORAINE. 865
ramenés par la chimie à des élémens simples; de même^ dans
l'ordre de la vie, les organes sont des composés dont la physiolo-
gie doit reche'-cher les élémens. Cette révolution a été opérée par
l'immortel Bichat. C'est lui qui a eu la pensée de rechercher et
d'étudier les preaiiers élémens de l'organisation, qu'il appelle les
tissus. Les tissus ne sont pas les organes : un même organe peut
être composé de plusieurs tissus; un même tissu peut servir à
plusieurs organes. Les tissus sont doués de propriétés élémen-
taires qui leur sont inhérentes, immanentes, spécifiques : il n'est
pas plus possible de déduire a priori les propriétés des tissus
qu'il n'est possible de déduire celles de l'oxygène; l'observation et
l'expérience seules peuvent les découvrir. Pour la physiologie phi-
losophique ou physiologie générale, le seul objet est donc la dé-
termination des propriétés élémentaires des tissus vivans. C'est à la
physiologie descriptive de montrer comment ces tissus sont com-
binés en différens organes suivant les différentes espèces d'animaux,
et d'expliquer les fonctions par le jeu de ces propriétés élémentaires
de la matière vivante, dont elles ne sont que les résultantes. Partout
où entre tel tissu, il y entre avec telle propriété; le tissu musculaire
sera partout doué de la propriété de se contracter, le tissu nerveux
sera partout doué de la propriété de transmettre des sensations ou
des mouvemens. Les tissus à leur tour ne sont pas les derniers élé-
mens de l'organisation; au-delà des tissus, on découvre le véritable
élément organique, qui est la cellule. Ainsi les fonctions des or-
ganes ne seront plus que les diverses actions des cellules qui les
constituent. On voit par là que la forme et la structure, quelque im-
portantes qu'elles soientaupoint de vue de la physiologie descriptive,
ne jouent plus qu'un rôle secondaire dans la physiologie générale.
Un autre physiologiste, M. Charles Robin, dont l'autorité en his-
tologie et en micrographie est bien connue, exprime sur cette ma-
tière des idées analogues à celles de M. Claude Bernard, et même
va plus loin que lui. M. Claude Bernard, tout en Hmitant la science
à la recherche des propriétés élémentaires de la matière vivante,
n'exclut nullement l'idée d'une mécanique savante dans la con-
struction de l'organisme. Pour M. Robin au contraire, c'est une
idée surannée et tout à fait fausse de se représenter l'organisation
comme une machine. Cette opinion, répandue et mise en faveur
par l'école de Descartes, a été exprimée en ces termes par un cé-
lèbi'e médecin anglais, Hunter ; « l'organisme, disait-iî, se ramène
à ridée da l'association mécanique des pariies. » C'est ce qui ne
peut être soutenu dans l'état actuel de la science. On serait en effet
par là conduit à penser qu'il peut y avoir organisation sans qu'il y
ait vie; ainsi, suivant Hunter, un cadavre, tant que les élémens
TOME cm. — 1873. S5
8G6 REFUE DES DEUX MONDES.
n'en sont pas désassociés, serait aussi bien organisé qu'un corps vi-
vant. Grave erreur! L'organisation ne peut exister sans ses pro-
priétés essentielles, et c'est l'ensemble de ces propriétés en action
que l'on appelle la vie. L'exemple des fossiles prouve suffisamment
que la structure mécanique n'est qu'une des conséquences de l'or-
ganisation, mais n'est pas l'organisation elle-même. Dans les fos-
siles en effet, la forme et la structure persistent indéfiniment, quoi-
que les principes immédiats qui les constituaient aient été détruits
et remplacés molécule à molécule par la fossilisation; il ne reste pas
trace de la matière de l'animal ou de la plante, bien qve la struc-
ture en soit mathématiquement conservée jusque dans ses moin-
dres détails. On croit toucher un être qui a vécu, qui est encore
organisé, et l'on n'a sous les yeux que de la matière brute. Non-
seulement la structure ou combinaison mécanique peut subsister
sans qu'il y ait organisation, mais réciproquement l'organisation
peut exister avant tout arrangement mécanique. Pour le bien faire
comprendre, le savant physiologiste ramène à une échelle graduée
la complication croissante des parties de l'organisme ; au plus bas
degré sont les clâmens anatomiqucs ou cellules y au-dessus les tissus,
puis les organes, puis les appareils, enfin les organismes complets.
Un organisme, par exemple un animal dans l'ordre élevé, est com-
posé d'appareils différens, dont les actes s'appellent des fonctions;
ces appareils sont formés d'organes différens, qui en vertu de leur
conformation ont tel ou tel usage; ces organes à leur tour sont
composés de tissus dont l'arrangement s'appelle texture ou struc-
ture, et qui ont des pîvjyriétés; ces tissus enfin sont faits eux-mêmes
d'élémens ou cellules, qui tantôt se présentent avec une certaine
structure et une configuration déterminée (telles que le corps de la
cellule, le noyau, le nucléole), et prennent le nom d'élémens orga-
niques figurés, tantôt se présentent sans aucune structure, comme
substance amorphe, homogène : telles sont la moelle des os, la
substance grise du cerveau, etc.
Suivant M. Robin, ce qui caractérise essentiellement l'organisa-
tion, ce n'est donc pas la structure mécanique, c'est un certaia mode
d'association moléculaire entre les principes immédiats (1); aussitôt
que ce mode d'association moléculaire existe, la substance organi-
sée avec ou sans structure, configurée ou amorphe, est douée des
propriétés essentielles de la vie. Ces propriétés sont au nombre de
cinq : nutrition, accroissement, reproduction, contraction, ini^r-
vation. Les cinq propriétés vitales ou essentielles à l'être vivant ne
(1) On appelle principes immédiats des composés chimiques, ternaires ou quater-
naires, propres, ou presque exclusivement propres aux êtres organisés.
. LA PHYSIOLOGIE CONTEMPORAINE. 867
se trouvent pas dans tous les êtres vivans ; mais elles peuvent se
rencontrer dans tous, indépendamment de toute structure méca-
nique. L'étude des organes et de leurs fonctions n'est donc que
l'étude des combinaisons diverses des élémens organiques et de
leurs propriétés.
Si l'on considère maintenant les propriétés vitales et la pre-
mière de toutes, la nutrition, on verra encore plus clairement la
différence essentielle qui existe entre l'organisation et une ma-
chine. En effet, dans une machine chacune des molécules reste
fixe et immobile moléculairement, sans évolution. Si quelque chan-
gement de ce genre se manifeste, il amène la destruction du
mécanisme; au contraire au changement moléculaire est attachée
la condition môme d'existence de l'organisme. Le mode d'associa-
tion moléculaire des principes immédiats, dans l'organisation,
permet la rénovation incessante des matériaux sans amener la
destruction des organes; bien plus, ce qui caractérise l'organisa-
tion, c'est précisément l'idée d'évolution, de transformation, de
développement, toutes idées incompatibles et inconciliables avec la
conception d'une structure mécanique.
En résumant le sens général des théories physiologiques que
nous venons d'exposer, et qui paraissent les plus appropriées à
l'état de la science, on voit que non-seulement la physiologie s'af-
franchit de plus en plus, dans ses méthodes, du principe des causes
finales, mais encore que, dans ses doctrines, elle se préoccupe de
moins en moins de la forme et de la structure des organes, et de
leur appropriation mécanique à la fonction : ce ne seraient plus là
en quelque sorte que des considérations littéraires. Les corps or-
ganisés, les appareils qui composent ces corps, les organes qui
composent ces appareils ne sont plus que des résultantes et des
complications de certains élémens simples ou cellules dont on doit
rechercher les propriétés fondamentales, comme les chimistes étu-
dient les propriétés des corps simples : le problème physiologique
sera donc, non plus, comme au temps de Galien, l'usage ou l'utilité
des parties, mais le mode d'action de chaque élément ainsi que les
conditions physiques et chimiques qui déterminent ce mode d'ac-
tion. D'après les anciennes idées, l'objet que le savant poursuivait
dans ses recherches, c'était l'animal, ou l'homme, ou la plante; au-
jourd'hui c'est la cellule nerveuse, la cellule motrice, la cellule
glandulaire, chacune étant considérée comme douée d'une vie
propre, individuelle, indépendante. L'animal n'est plus un être vi-
vant, c'est un assemblage d'êtres vivans, c'est une colonie; quand
l'animal meurt, les élémens meurent l'un après l'autre. C'est un as-
semblage de petits moi, auxquels même quelques-uns vont jusqu'à
868 REVUE DES DEUX MONDES.
prêter une sorte de conscience sourde, analogue aux perceptions
obscures des monades leibniziennes. En se plaçant à ce point de
vue, il semble que la vieille comparaison des philosophes entre
les organes et les instrumens de l'industrie humaine ne soit plus
qu'une idée superficielle et surannée qui ne sert à rien dans l'é-
tat actuel de la science. 11 semble que la finalité, abandonnée de-
puis si longtemps dans l'ordre physique et chimique, soit des-
tinée aussi à devenir en physiologie un phénomène secondaire et
sans portée. Si en effet une substance amorphe est capable de se
nourrir, de se reproduire, de se mouvoir, si d'un autre côte, comme
dans les nerfs, on ne peut surprendre aucune relation possible entre
la structure et la fonction, que reste-t-il, si ce n'est à constater
que dans telle condition telle substance a la propriété de se nour-
rir, telle autre la propriété de sentir, de même que l'on établit en
chimie que l'oxygène a la propriété de brûler et le chlore la pro-
priété de désinfecter: en un mot, il ne reste plus que des causes et
des effets, et rien qui ressemble à des moyens et des buts.
Tandis que la physiologie moderne, sur les traces ae Bichat, né-
gligeait la structure et l'usage des parties pour considérer les élé-
mens organiques, l'anatomie, sur les traces do Geoffroy Saint-Hi-
laire, négligeait également la forme superficielle des organes pour
considérer surtout les élémens anatomiques et leurs connexions. La
loi des connexions reoose sur ce fait, qu'un organe est toujours
dans un rapport constant de situation avec tel autre organe donné,
lequel à son tour est dans un rapport constant de situation avec un
autre, de sorte que la situation peut servir à reconnaître l'organe,
sous quelque forme qu'il se présente. Si vous négligez ce lien phy-
sique qui relie, suivant une loi fixe, un organe à un autre, vous
vous laisserez surprendre par les apparences, vous attacherez une
importance exagérée aux formes des organes et à leurs jsages, et
ces différences, si frappantes pour les yeux superficiels, vous cache-
ront l'essence même de l'organe; les analogies disparaîtront sous
les différences; on verra autant de types distincts que de formes ac-
cidentelles : l'unité de l'animal abstrait qui se cache sous la diver-
sité des formes organiques s'évanouira. Si au contraire vous fixez
l'idée d'un organe par ses connexions précises et certaines avec les
organes avoisinans, vous êtes sûr de ne pas le perdre de vue, quel-
que forme qu'il affecte. Vous avez un fil conducteur qui vous per-
met de reconnaître le type sous toutes ses modifications, et c'est
ainsi que vous arrivez à la vraie philosophie de l'apimalité. Ainsi
l'anatomie, comme la physiologie, cherchait le simple dans le com-
posé. L'une et l'autre déterminaient ces élémens simples par des
rapports d'espace et de temps, soit en indiquant la place fixe qu'ils
LA PHYSIOLOGIE CONTEMPORAINE. 869
occupent dans l'organisation, soit en décrivant les phénomènes con-
sécutifs qui sont liés avec eux d'une manière constante. On recon-
naît ici la rigoureuse méthode de la science moderne, dont l'eflort
est de se dégager de plus en plus de toute idée préconçue et se
réduit à constater des relations déterminées et constantes entre
les faits et les conditions antécédentes.
Il n'apparUent pas à la philosophie de contester à la science ses
méthodes et ses principes, et d'ailleurs il est de toute vérité que
l'objet de la science est de retrouver dans les faits complexes de la
nature les faits simples qui servent à les composer. On ne peut
donc, à tout point de vue, qu'encourager la science à la recherche
des élémens simples de la machine organisée. Mais, si la science a
le droit et peut-être le devoir d'exclure toute recherche qui n'a
pas pour objet les causes secondes et prochaines, s'ensuit-il que la
philosophie et en général l'esprit humain doivent se borner à ces
causes, s'interdire toute réflexion sur le spectacle que nous avons
devant les yeux et sur la pensée qui a présidé à la composition des
êtres organisés , si toutefois une telle pensée y a réellement pré-
sidé. II est facile de montrer que cette recherche n'est nullement
exclue par les considérations précédentes. Nous n'avons en effet
qu'à supposer que l'organisation soit, comme nous le pensons,
une œuvre préparée avec [art, et dans laquelle les moyens ont
été prédisposés pour des buts; eh bien! même dans cette hypo-
thèse, il serait encore vrai de dire que la science doit pénétrer
au-delà des formes et des usages des organes pour rechercher les
élémens dont ils sont composés et en déterminer la nature, soit
par leur situation anatomique, soit par leur composition chimique,
et ce sera toujours le devoir de la science de montrer quelles sont
les propriétés essentielles inhérentes à ces élémens. La recherche
des fins n'exclut donc pas celle des propriétés, et même la sup-
pose, et la recherche de l'appropriation mécanique des organes
n'exclut pas davantage l'étude de leurs connexions. Y eût-il, comme
nous le croyons , une pensée dans la nature (pensée consciente ou
inconsciente, immanente ou transcendante, peu importe en ce mo-
ment), cette pensée ne pourrait se manifester que par des moyens
matériels, enchaînés suivant des rapports d'espace et de temps (1);
la science n'aurait même alors d'autre objet que de montrer l'en-
(1) Nous négligeons ici, pour la simplicité de la discussion, toute recherche sur la
cause première des m03^ens et des buts dans la nature. Nos argumens valent au point
de vue panthéiste aussi bien qu'au point de vue déiste, et ne sont dirigés que contre
le pur mécanisme qui exclut toute finalité, instinctive ou providentielle, interne ou
externe.
870 REVUE DES DEUX MONDES.
chaînement de ces moyens matériels suivant les lois de la coexis-
tence ou de la succession. L'expérimentation aidée du calcul ne
peut rien faire de plus, et tout ce qui va au-delà n'est plus science
positive, mais philosophie, pensée, réflexion, choses toutes diffé-
rentes. Sans doute, la pens^ée philosophique se mêle toujours plus
ou moins à la science, surtout dans l'ordre des êtres organisés;
mais la science essaie avec raison de s'en dégager pour ramener le
problème à des rapports susceptibles d'être déterminés par l'expé-
rience. Il ne résulte pas de Là que la pensée doive s'abstenir de re-
chercher le sens des choses complexes qui sont devant nos yeux,
et si elle y retrouve quelque chose d'analogue à elle-même, elle
ne doit pas s'interdire de le reconnaître et de le proclamer, parce
que la science, dans sa sévérité rigoureuse et légitime, se refuse à
elle-même de telles considérations.
Cherchez en effet un moyen de soumettre à l'expérience et au
calcul (seuls procédés rigoureux de la science) la pensée de l'uni-
vers, dans le cas où une telle pensée y présiderait. Quand l'intelli-
gence a pour se manifester des signes analogues aux nôtres, elle
peut se faire reconnaître par de tels sigjpes ; mais une œuvre d'art,
qui par elle-même n'est pas intelligente, et qui n'est que l'œuvre
d'une intelligence (ou' de quelque chose d'analogue), cette œuvre
d'art n*a aucua signe, aucune parole pour nous avertir qu'elle est
une œuvre d'art et non la simple résultante de causes complexes
et aveugles. Un liomma parle, et nous avons par là des moyens de
savoir que c'est un hoinme; mais un automate ne parle pas, et ce
n'est que par analogie, par comparaison, par interprétation induc-
tive, que nous pouvons savoir que cet automate n'est pas un jeu
de la nature. Ainsi en est-il des œuvres naturelles : fussent-elles
l'œuvre d'une pensée prévoyante, ou, si l'on veut, d'un art latent
et occulte, analogue à l'instinct, ces œuvres de la nature n'ont au-
cun moyen de nous faire savoir qu'elles sont des œuvres d'art, et
ce ne peut être que par comparaison avec les nôtres que nous en
jugeons ainsi. La pensée dans l'univers, en supposant qu'elle se
manifestât d'une manière quelconque, ne pourrait donc jamais être
reconnue autrement que de la manière où nous prétendons y arri-
ver, c'est-à-dire par l'induction analogique, jamais elle ne sera
objet d'expérience et de calcul : par conséquent la science pourra
toujours en faire abstraction, si elle le veut; mais, parce qu'elle en
aura fait abstraction et qu'au lieu de chercher la signiP cation ra-
tionnelle des choses elle se sera contentée d'en montrer l'enchaîne-
ment physique, peut-elle croire, sans une illusion inexplicable,
qu'elle a écarté et réfuté toute supposition téléologique? Montrer,
comme elle le fait, que ces machines apparentes se réduisent à des
LA PHYSIOLOGIE CONTEMPORAINE. 871
élémens doués de telles propriétés, ce n'est nullement démontrer
que ces machines ne sont pas l'œuvre d'une industrie ou d'un art
dirigés vers un J3ut, car cette industrie (réfléchie ou non) ne peut
en toute hypothèse construire des machines qu'en se servant d' élé-
mens dont les propriétés sont telles qu'en se combinant ils produisent
les effets voulus. Les causes finales ne sont pas des miracles, ce
ne sont pas des effets sans causes. Il n'est donc pas étonnant qu'en
remontant des organes à leurs élémens on trouve les propriétés
primordiales dont la combinaison ou la distribution produit ces
effets complexes que l'on appelle des fonctions animales. L'art le
plus subtil et le plus savant, fût-ce l'art divin, ne produira jamais
un tout qu'en employant des élémens doués des propriétés qui
rendent possible ce tout. Le problème, pour le penseur, est d'expli-
quer comment ces élémens ont pu se coordonner et se distribuer
de manière à produire ces résultantes finales que nous appelons une
plante, un animal, un homme.
Puisque nous maintenons comme légitime la vieille comparaison
aristotélique entre l'art et la nature, faisons voir sur un exemple,
emprunté à l'industrie humaine, comment la méthode physiolo-
gique des élémens vitaux n'exclut nullement l'hypothèse de la
finalité. Soit un instrument de musique dont nous ne connaîtrions
pas l'usage, et sans que rien nous avertît que c'est l'œuvre de l'art
humain; si quelqu'un, dans cette ignorance de la vraie cause, ve-
nait cependant à supposer que c'est une machine disposée pour
servir à l'art du musicien, ne pourrait-on pas lui dire que c'est
là une explication superficielle et toute populaire, que peu im-
porte la forme et l'usage de cet irstrument, que l'analyse, en
le réduisant à ses élémens anatomiques, n'y voit autre chose qu'un
ensemble de cordes, de bois, d'ivoire, que chacun de ces élé-
mens a des propriétés essentielles immanentes : les cordes, par
exemple, ont celle de vibrer, et cela dans leurs plus petites par-
ties (leurs cellules); le bois a la propriété de résonner, les tou-
ches en mouvement ont la propriété de frapper et de déterminer
les sons par la percussion, etc. Qu'y a-t-il d'étonnant, dirait-on, à
ce que cette machine produise tel effet, par exemple fa^^se entendre
une succession de sons harmoniques, puisqu'on définitive les élé-
mens qui la composent ont les propriétés nécessaires pour produire
cet effet? Quant à la combinaison de ces élémens, il faut l'attribuer
à des circonstances heureuses qui ont amené cette résultante si ana-
logue à une œuvre préconçue. Qui ne voit qu'en ramenant ce tout
complexe à ses élémens et à leurs propriétés essentielles on n'au-
rait rien démontré contre la: finalité de l'instrument, puisqu'elle y
réside en effet, et qu'elle exige précisément, pour que le tout soit
872 REVUE DES DEUX MONDES.
apte à produire l'effet voulu, que les élémens aient les propriétés
que l'on y reconnaît?
Les savans sont en général trop portés à confondre la doctrine
de la cause finale avec l'hypothèse d'une force occulte agissant sans
moyens physiques , comme un deus ex machina. Ces deux hypo-
thèses, loin de se réduire l'une à l'autre, se contredisent for-
mellement, car celui qui dit but dit en même temps moyen, et par
conséquent cause apte à produire tel effet. Découvrir cette cause,
ce n'est nullement détruire l'idée du but, c'est au contraire mettre
au jour la condition sine qua non de la production du but. Pour
éclaifcir cette distinction, citons un bel exemple emprunté encore
à M. Claude Bernard. Comment se fait-il, nous dit cet éminent phy-
siologiste, que le suc gastrique, qui dissout tous les alimens, ne
dissolve pas l'estomac lui-même, qui est précisément de la même
nature que les alimens dont il se nourrit? On a fait intervenir ici
pendant longtemps la force vitale, c'est-à-dire une cause occulte
qui suspendrait en quelque sorte les propriétés des agens naturels
pour les empêcher de produire leurs effets nécessaires. La force vi-
tale interdirait donc, par une sorte de veto moral, au suc gastrique
de toucher à l'estomac. On voit que ce serait un véritable mJracle;
mais il n'y a rien de semblable. Tout s'explique lorsque l'on sait que
l'estomac est tapissé d'un enduit ou vernis inattaquable à l'action
du suc gastrique, et qui protège contre lui les parois qu'il couvre.
Qui ne voit qu'en réfutant l'omnipotence de la force vitale, bien
loin d'avoir affaibli le principe de finalité, on lui a donné précisé-
ment un merveilleux concours? Qu'aurait pu faire l'art le plus ac-
compli pour protéger les parois stomacales, sinon inventer une pré-
caution semblable à celle qui existe en réalité? Et quelle rencontre
surprenante, qu'un organe destiné à sécréter et à employer un
agent des plus dangereux pour lui-même se trouve précisément
armé d'une tunique protectrice, qui a dû toujours coexister avec
lui, puisque autrement il eût été détruit avant d'avoir eu le temps
de se procurer cette défense, ce qui exclut l'hypothèse des longs
tâtonnemens et des rencontres heureuses !
Les causes finales n'écartent donc pas, elles exigent au contraire
les causes physiques; réciproquement les causes physiques n'ex-
cluent pas, mais réclament les causes finales. C'est ce que Leibniz
a exprimé en termes d'une remarquable précision. « Il est bon de
concilier, dit-il, ceux qui espèrent d'expliquer mécaniquement la
formation de la première tissure d'un animal et de toute la machine
des parles avec ceux qui rendent raison de cette même structure
par les causes finales. L'un et Vautre est bon, l'un et l'autre peut
être utile, et les auteurs qui suivent ces roules différentes ne de-
LA PHYSIOLOGIE CONTEMPOR\L\E. 873
vraient point se maltraiter, car je vois que ceux qui s'attachent à
expliquer la beauté de la divine anatomie se muqaent des autres
qui croient qu'un naouvement de certaines liqueurs qui paraît for-
tuit a pu faire une si belle variété de membres, et traitent ces gens-
là de téméraires et de profanes. Et ceux-ci au cont aire traitent
les premiers de simples et de superstitieux, semblables à ces an-
ciens qui prenaient les physiciens pour impies quand ils soutenaient
que ce n'est pas Jupiter qui tonne, mais quelque matière qui se
trouve dans les nues. Le vwilleur serait de joindre l'une et Vautre
considération (1). »
On n'a rien démontré contre la doctrine des causes finales, lors-
qu'on a ramené les efl'ets organiques à leurs causas prochaines
et à leurs conditions déterminantes. On dira par exemple qu'il n'est
point étonnant que le cœur se contracte, puisque le cc^ur est un
muscle et que la contractilité est la propriété essentielle des mus-
cles; mais n'est-il pas évident que, si la nature a voulu faire un
cœur qui se contracte, elle a dû employer pour cela un tissu con-
tractile, et ne serait-il pas fort étonnant qu'il en fût autrement?
A-t-on expliqué par là l'étonnante structure du cœur et la savante
mécanique qui s'y manifeste? La contractilité musculaire explique
que le cœur se contracte; mais cette propriété générale, qui est
commune à tous les muscles, ne suffit pas à expliquer comment et
pourquoi le cœur se contracte d'une manière plutôt que d'une
autre, et pourquoi il a pris telle configuration et non pas telle
autre, u Ce que le cœur présente de particulier, dit M. Claude Ber-
nard, c'est que les fibres musculaires y sont disposées de manière
à former une sorte de poche dans l'intérieur de laquelle se trouve le
liquide sanguin. La contraction de ces fibres a pour résultat de di-
minuer les dimensions de cette poche, et par conséquent de chas-
ser au moins en partie le liquide qu'il contenait, La disposition des
valvules donne au liquide expulsé la direction convenable. » Or la
question qui préoccupe le penseur, c'est précisément de savoir com-
ment il se fait que la nature, employant un tissu contractile, lui ait
donné la structure et la disposition convenables, et -comment elle a su
le rendre propre à la fonction spéciale et capitale de la circulation.
Les propriétés élémentaires des tissus sont les conditions néces-
saires dont la nature se sert pour résoudre le problèn^e, mais n'ex-
pliquent nullement comment elle a réussi à le résopdre. M. Claude
Bernard ne peut lui-même échapper à la comparaison inévitable de
l'organisation avec les œuvres de l'industrie humaines, lorsqu'il
(1) Leibniz, Nouvelles lettres et opuscules inédits, publiés par Foucher de Careil,
Paris 1857, p. 350.
874 REVUE DES DEUX MONDES.
nous dit .: « Le cœur est essentiellement une machine motrice vi-
vante, uûe poynpe foulante destinée à lancer dans tous les organes
un liquide qu'on appelle le sang qui les nour.it... A tous les degrés
de l'échelle animale, le cœur remplit cette fonction d'irrigateur
mécanique. »
Il faut distinguer d'ailleurs, avec le savaiit physiologiste que nous
venons de citer, la physiologie et la zoologie. « Pour le physiolo-
giste, ce n'est pas l'animal qui vit et qui meurt, ce sont seulement
les matériaux organiques qui le constituent. De même qu'un archi-
tecte, avec des matériaux ayant tous les mêmes propriétés physi-
ques, peut construire des édifices très ditïérens les uns des autres
dans leurs formes extérieures, de même aussi la nature, avec des
élémens organiques possédant identiquement les mêmes proprié-
tés, a su faire des animaux dont les organes sont prodigieuse-
ment variés. » En d'autres termes, la physiologie étudie l'abstrait,
et la zoologie le concret; la physiologie considère les élémens de la
vie, et la zoologie les êtres vivans, tels qu'ils sont réalisés, avec
leurs formes innombrables et variées. Or ces formes, qui les con-
struit? Sont-ce les matériaux qui d'eux-mêmes se réunissent et se
coagulent pour donner naissance à ces appareils si compliqués et si
savans? Ce n'est pas nous, c'est M. Claude Bernard qui revient ici
à la vieille comparaison tirée de l'architecture. « On pourra, dit-il,
comparer les élémens histologiques aux matériaux que l'homme
emploie pour élever ses monumens. » C'est ici le cas de rappeler
avec Fénelon la fable d'Amphion, dont la lyre attirait les pierres et
les conduirait à se réunir de manière à disposer d'elles-mêmes les
murailles de Thèbes. Dans le système matérialiste, les atomes orga-
nisés se réunissent ainsi pour former des plantes et des animaux,
et il n'y a pas même de lyre pour les attirer. Sans doute, pour
qu'une maison subsiste, il faut que les pierres dont elle se compose
aient la propriété de la pesanteur; mais cette propriété explique-
t-elle comment les pierres forment une maison?
Non -seulement il faut distinguer la physiologie et la zoologie,
mais dans la physiologie elle-même on distinguera encore, suivant
le même auteur, la physiologie descriptive et la physiologie géné-
rale. C'est Ja physiologie générale qui recherche' les élémens orga-
niques et leurs propriétés. La physiologie descriptive est bien obli-
gée de prendre les organes tels qu'ils sont, c'est-à-dire comme des
résultantes, constituées par la réunion des élémens organiques. Or ce
sont ces résultantes qui formeront toujours l'objet de l'étonnement
des hommes, et que l'on n'a pas expliquées par la réduction aux élé-
mens. Sans doute, tant que les élémens anatomiques ou organiques
ne sont qu'à l'état d' élémens, nous n'y apercevons pas le secret
LA PHYSIOLOGIE CONTEMPORAINE. 875
des combinaisons qui les rendent aptes à produire tel ou tel effet, et
il en est peut-être de même pour les tissus; mais lorsque les tissus
se transforment er. organes, et que les organes s'unissent pour for-
mer des appareils, et que les appareils ou systèmes s'unissent pour
former des individualisés vivantes, ces combinaisons sont autre
chose que des complications; elles sont de véritables constructions,
et plus l'organisme se complique, plus elles ressemblent à des com-
binaisons savantes, produit de Fart et du calcul.
Au reste, ce n'est pas seulement par hasard et en quelque sorte
par oubli que M. Claude Bernard revient à plusieur"^, reprises à cette
comparaison de l'organisme à une œuvre de l'industrie humaine.
Lorsqu'il parle comme savant et comme physiologiste, il se borne,
comme c'est son droit, à la recherche des propriétés élémen-
taires, et ne voit dans les organes que des résultantes; mais,
lorsqu'il parle en philosophe, il s'exprime sur l'organisme comme
Aristote, comme Kant, comme Hegel, comme Cuvier, comme tous
les plus grands penseurs qui n'ont pu se soustraire à l'hypo-
thèse d'un art dont les conditions peuvent nous échapper, et dont
les causes premières seront peut-être éternellement cachées, mais
qui ne peut se réduire au jeu spontané et fortuit des élémens ma-
tériels. Citons cette page remarquable, déjà célèbre en philosophie :
« S'il fallait définir la vie, je dirais : la vie, c'est la création... Ce
qui caractérise la machine vivante, ce n'est pas la nature de ses
propriétés physico-chimiques, c'est la création de cette machine...
d'après une idée définie qui exprime la nature de l'être vivant
et l'essence même de la vie... Ce groupement des élémens se fait
par suite des lois qui régissent les propriétés physico- chimiques
de la matière; mais ce qui est essentiellement du domaine de la vie,
ce qui n'appartient ni à la chimie, ni à la physique, c'est \icUe direc-
trice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y a une
idée qui se manifeste par l'organisation... Les moyens de manifes-
tation sont communs à tous les phénomènes de la nature et restent
confondus pêle-mêle, comme les caractères de V alphabet dans une
boite où une force va les chercher pour exprimer les pensées ou les
mécanismes les plus divers (1). » Ainsi la science la plus profonde
et la plus récente, pour exprimer son dernier mot sur la nature et
la signification de l'organisme, revient, sans y penser, à la vieille et
impérissable comparaison des lettres de l'alphabet, qui ne feront
jamais un poème, ni même un seul vers, si une main ne les dirige
et ne les combine. La recherche des conditions matérielles de la vie
n'exclut donc pas, mais au contraire implique et appelle la finalité.
(1) Introduciion à l'étude de la médecine expérimentale^ p. 102.
876 REVUE DES DEUX MONDES.
II.
La doctrine de M. Claude Bernard, qui nous représente l'orga-
nisme comme une machine construite et dirigée par une idée créa-
tiice, rencontre un adversaire décidé dans M. Charles Robin. L'un
et l'autre de ces savans considèrent comme le rôle de la science de
rattacher chaque phénomène à ses conditions antécédentes et dé-
terminantes ; mais pour le premier ce déterminisme ne supprime
nullement la pensée dans la nature, ou du moins dans la nature vi-
vante, et il n'en est que le mode de manifestation; pour le second
au contraire, au-delà des conditions déterminantes, il n'y a rien à
chercher, ni même à penser, et le principe des conditions d'exis-
tence exclut absolument le principe des causes finales; toutes les
inductions d'ailleurs que l'on tire de la comparaison de l'organisme
à une machine sont erronées, puisque l'organisation n'est pas une
machine, et que la substance organisée peut vivre et manifester
toutes les propriétés de la vie sans structure et appropriation mé-
caniques.
Il importe peu à notre point de vue, — et même il ne lui im-
porte en aucune façon, — que l'organisation soit essentiellement et
par définition une combinaison mécanique. Il nous suffit de savoir
que dans la plupart des cas, et à mesure qu'elle se perfectionne, la
substance organisée se crée à elle-même, pour exercer ses fonctions,
des agens mécaniques. Sans doute la substance organisée dont est
composé l'œil, ou le cœur ou l'aile, n'est pas en elle-même une ma-
chine, mais elle est capable, par une virtualité qui est en elle, de se
former des instrumens d'action où se manifeste la plus savante mé-
canique; le problème reste donc tout entier, quelque idée que l'on
se forme de l'organisation en elle-même et dans son premier état.
Admettons, si l'on veut, que l'organisation soit en essence telle
combinaison chimique, il reste toujours à savoir comment cette
combinaison chimique réussit à passer de cet état amorphe, par le-
quel on dit qu'elle commence, à cette structure complète et si sa-
vamment appropriée que l'on remarque à tous les degrés de l'é-
chelle des êtres vivans.
La structure des organes n'en révèle pas toujours les fonctions.
Ainsi on a pu déterminer par des travaux rigoureux la forme géo-
métrique des celkdes nerveuses qui composent soit les nerfs sen-
sitifs, soit les nerfs moteurs, sans trouver aucun rrpport entre la
figure de ces cellules et leurs fonctions; quel rapport par exemple
peut-il y avoir entre la forme triangulaire et la sensibilité, la forme
quadrangulaire et l'influence motrice ? Ces rapports même ne sont
LA PHYSIOLOGIE CONTEMPORAINE. 877
pas constans, car chez les oiseaux on remarque une disposition pré-
cisément inverse : les cellules motrices y sont triangulaires et les
cellules sensitives quadrangulaires. On voit donc que ces formes
ont en réalité peu d'importance, et que l'on ne peut déduire ici la
fonction de la structure : cela est évident. Mais d'une part la forme
géométrique ne doit pas être confondue avec la disposition méca-
nique, de l'autre la structure elle-même doit être distinguée du
fait de l'appropriation. Ainsi, quelle que soit la signification de la
figure des cellules nerveuses, et n'eût-elle aucun rapport avec une
fonction donnée, toujours est -il que les nerfs doivent avoir une dis-
position telle qu'ils mettent en communication le centre avec les
organes, et par ceux-ci avec le milieu externe : cette disposition de
convergence et de divergence des parties au centre et du centre
aux parties a donc un rapport évident avec la sensibilité et la loco-
motion, lesquelles en ont un non moins évident avec la conserva-
tion de l'animal. De plus, lors même que la structure elle-même n'a
aucune signification, le fait de l'appropriation ne subsiste pas moins.
Par exemple, je ne sais si la structure des glandes salivaires et celle
des glandes mammaires ont un rapport quelconque avec les sécré-
tions spéciales opérées dans ces deux sortes d'organes; cependant
n'y eût-il rien de semblable, le fait de la sécrétion salivaire n'en
est pas moins dans un remarquable rapport d'appropriation et d'ac-
cord avec la fonction nutritive, et la sécrétion du lait, laquelle ne
s'opère qu'au moment où elle est utile et par une heureuse coïnci-
dence avec l'acte de la parturition, n'en présente pas moins l'ap-
propriation la plus frappante et l'accord le plus saisissant avec le
résultat final, qui est la conservation du petit.
Ce n'est pas du reste au hasard que la substance organisée passe
de ce premier état homogène, amorphe, indéterminé, qui paraît
en être le début, à cet état de complication savante où elle se mani-
feste dans les animaux supérieurs; c'est suivant une loi, la loi du
perfectionnement progressif des fonctions en raison de la difleren-
tiation progressive des organes. C'est cette loi que M. Milne Edwards
appelle ingénieusement loi de la division du travail (1), et dont il
a fait remarquer la haute importance dans le développement pro-
gressif de l'animalité. Par l'expression même de cette heureuse for-
mule, on voit à quel point il est difficile à la science d'échapper à
cette comparaison du travail humain et du travail d3 la nature,
tant il est évident que ces deux sortes de travail ne sont que les
degrés d'un seul et même fait. Cette loi constitue une ressemblance
de plus entre les deux industries. Dans l'humanité en effet, tous les
(1) Introduction de zoologie générale, chap. III.
878 REVCE DES DEUX MONDES.
besoins, toutes les fonctions, sont d'abord en quelque sorte confon-
dus. Il n'y a de diversité de fonctions que celle qui résulte dans
chaque individu de la diversité des organes et des besoins. Ainsi la
première division du travail est celle qui a été instituée par la na-
ture; mais, à mesure que les besoins se iriultiplient, les actions et
les fonctions des individus se séparent, et les moyens d'exercer ces
actions diverses avec plus de commodité et d'utilité pour l'homme
se multiplient à leur tour. C'est ainsi que l'industrie humaine n'est
autre chos3 que la prolongation et le développement du travail de
la nature, la nature fait des organes de préhension, les bras et
les mains; l'industrie les prolonge par le moyen des pieux, des bâ-
tons, des sacs, des seaux et de toutes les machin s à abattre, à
creuser, puiser, fouiller, etc. La nature crée des organes de tritura-
tion mécanique desalimens; l'industrie les prolonge par les instru-
mens qui servent à couper, à déchirer, à dissoudre d'avance ces ali-
mens, par le feu, par l'eau, par toute sorte de sels, et l'art culinaire
devient comme le succédané de l'art digestif. La nature nous donne
des organes du mouvement, qui sont déjà des merveilles de méca-
nique, si on les compare aux organes rudimentaires des mollusques
et des zoophytes; l'industrie humaine prolonge et multiplie ces
moyens de locomotion par toutes les machines motrices, et par les
animaux employés comme machines. La nature nous donne des or-
ganes protecteurs, nous y ajoutons par l'emploi des peaux des ani-
maux et par toutes les machines qui servent à les préparer. La na-
ture enfin nous donne des organes des sens, l'industrie humaine y
ajoute par d'innombrables instrumens construits d'après les mêmes
principes que les organes eux-mêmes, et qui sont des moyens soit
de remédier aux défaillances et aux infirmités de nos organes, soit
d'en accroître la portée, d'en perfectionner l'usage.
On oppose sans cesse la nature à l'art, comme si l'art n'était pas
lui-même quelque chose de naturel. En quoi les villes construites
par l'homme sont-elles moins dans la nature que les huttes des
castors et la cellule des abeilles? En quoi nos berceaux seraient-ils
moins naturels que les nids des oiseaux? En quoi nos vêtemens
sont-ils moins naturels que les cocons des vers à soie? En quoi les
chants de nos artistes sont-ils moins naturels que le chant des oi-
seaux? S'il y a une opposition entre l'homme et la nature, c'est
dans l'ordre moral, dans l'ordre de la liberté et du droit et aussi
dans l'ordre religieux; mais sur le terrain de l'art efl; de l'indus-
trie l'homme agit comme un agent naturel : l'industrie humaine
n'est que la prolongation, la continuation de l'industrie de la na-
ture, l'homme faisant sciemment ce que la nature a fait jusque-là
par instinct. Réciproquement on peut donc dire que la nature, en
LA PaYSIOLOGIE CONTEMPORAINE. 879
passant de l'état rudimentaire, où se manifeste d'abord toute sub-
stance organisée, jusqu'au plus haut degré de la division du travail
physiologique, a procédé exactement comme l'art humain, inven-
tant des moyens de plus en plus compliqués à mesure que de nou-
velles difficidtés se présentaient à résoudre.
Nous sommes loin de soutenir que la vie ne soit autre chose
qu'un agrégat mécanique : au contraire c'est un de nos principes
que la vie est supérieure au mécanisme; mais, sans être elle-même
une combinaison mécanique, elle se construit des moyens mécani-
ques d'action, d'autant plus délicats que les difficultés sont plus
nombreuses et plus complexes. C'est ce fait qu'il s!agit d'expliquer.
On a bien raison de distinguer les machines naturelles ou organes,
et les machines artificielles, en ce que dans les unes le mouvement
des molécules est constant, tandis que dans les autres la situation
des molécules est fixe. Gela certainement constitue une grande dif-
férence; elle est tout à l'avantage de l'art naturel comparé à l'art
humain. C'est un argument a fortiori en faveur de la finalité,
comme l'a très bien vu Fénelon : « Qu'y a-t-il de plus beau qu'une
machine qui se répare et se renouvelle sans cesse?.. Que pense-
rait-on d'un horloger, s'il savait faire des montres qui en produi-
sissent d'autres à l'infini? »
Cependant de ses vues générales sur l'organisation M. Charles
Robin croit pouvoir déduire une théorie sur l'appropriation des or-
ganes aux fonctions qui exclurait absolument toute idée de plan,
d'art, d'industrie, pour ne laisser subsister que le principe des con-
ditions d'existence. L'appropriation est, suivant lui, un de ces phéno-
mènes généraux de la matière organisée que l'on peut appeler avec
Blainville ^es, phénomènes-résultats. De ce genre sont, par exemple,
la calorifîcation animale et végétale, l'hérédité, la conservation des
espèces, etc. Ces phénomènes ne sont pas les actes d'un appareil
déterminé et isolé : ce sont des résultantes qui résument l'ensemble
des phénomènes de la nature vivante, et qui tiennent à la totalité
des conditions de l'être organisé. Suivant M. Robin, la physiologie
est arrivée à pouvoir déterminer rigoureusement les conditions de
cette appropriation, qui est devenue par là un fait positif, et toute
hypothèse sur la finalité des organes est absolument inutile.
11 écarte d'abord une doctrine qu'il appelle « aristotélique, » et
qui est celle de la physiologie allemande contemporaine, celle de
Burdach et de Muller, et que ne répudierait probablement pas
M. Claude Bernard, à savoir que « l'œuf ou le germe est l'orga-
nisme en puissance. » Cette doctrine ne diffère pas sensiblement,
suivant lui, de celle de la pré formation des organes ou de l'em-
boîtement des germes, développée au xviii* siècle par Bonnet.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
D'après ce philosophe, le germe contiendrait déjà pn miniature
l'animal entier, et le développement ne serait qu'accroissement et
grossissement. Oi% dire que l'œuf est l'animal en puissance, n'est-ce
pas dire à peu près la même chose, sous une autre forme? Et com-
ment serait-il virtuellement l'animal entier, s'il n'en contenait pas
déjà une certaine préformation? Mais l'expérience, selon M. Ro-
bin, est absolument contraire à toutes ces hypothèses. Le germe,
vu au microscope le plus grossissant, ne présente aucune appa-
rence d'un organisme formé : bien plus, au premier degré de leur
évolution, tous les germes sont absolument identiques, et il n'y
a aucune différence entre celui de l'homme et celui des animaux
les plus bas placés dans l'échelle. Enfin dans l'hypothèse de la
préformation ou dans celle de l'organisme en puissance, tous les
organes devraient apparaître en même temps, tandis que l'expé-
rience nous fait voir les organes se formant pièce à pièce par une
addition extérieure, et naissant l'un après l'autre. Telle est la doc-
trine de Yépigénèse acceptée aujourd'hui par l'embryologie et qui
a définitivement fait disparaître celle de la préform.ation. S'il en
est ainsi, ce n'est pas le tout qui précède les parties, ce sont les
parties qui précèdent le tout; le tout ou l'organisme n'est pas une
cause, il n'est qu'un effet. Que devient rhy;:othèse de Kant, de
Cuvier, de Millier, de Burdach, qui tous s'accordent à supposer
que dans l'organisme les élémens sont commandés, conditionnés,
déterminés par l'ensemble? Que devient Vidée créatrice, directrice,
de M. Claude Bernard? Cette hypothèse est encore léfutée par ce
fait, que les déviations du germe primitif, déviations qui produisent
les monstruosités, les difformités, les maladies congéniales, sont
presque aussi nombre;:»ses que les formations normales, et, suivant
l'expression énergique de M. Robin, « le germe oscille entre les
monstruosités et la mort. » Enfin les monstruosités elles-mêmes
sont des productions vitales qui naissent, se développent et vi-
vent tout aussi bien que les êtres normaux, de sorte que, si l'on
admet les causes finales, il faudrait admettre « que le germe con-
tient en puissance aussi rigoureusement le mouFtre que l'être le
plus parfait. »
Ce sont là de sérieuses considérations, toutefois elles ne sont pas
décisives. Pour que je puisse dire en effet qu'une maison est une
œuvre d'art, il n'est nullement nécessaire que la piemière pierre,
la pierre fondamentale, soit elle-même une maison en miniature,
que l'édiflce entier soit préfoimé dans la première de ses parties.
Il n'est pas nécessaire davantage que cette première pierre con-
tienne la maison tout entière en puissance, c'est-à-dire qu'elle soit
habitée par une sorte d'architecte invisible q li de ce premier point
LA. PHYSIOLOGIE CONTEMPORAINE. 881
d'appui dirigerait tout le reste. On peut donc renoncer à la théorie
de la préformation, sans pour cela renoncer à la finalité. Bien plus,
il semble que la doctrine de la préformation serait encore plus fa-
vorable à l'exclusion de la finalité, car, étant donné un organisme
en miniature, je comprendrais encore à la rigueur que l'accroisse-
ment et le grossissement se fissent par des lois purement méca-
niques; mais ce que je ne comprends pas, c'est qu'une juxtaposi-
tion ou addition de parties qui ne représente que des rapports
extérieurs entre les élémens se trouve peu à peu avoir produit une
œuvre que j'appellerais une œuvre d'art, si un Vaucanson l'avait
faite, et qui est bien autrement compliquée et délicate qu'un auto-
mate de Vaucanson. Sans doute, même dans l'hypothèse de la pré-
formation, il faudrait toujours expliquer le type contenu dans le
germe ; mais pour la même raison il faut pouvoir expliquer le type
réalisé par l'organisme entier, et peu importe qu'il soit préformé
ou non, le problème est toujours le même. Dans l'hypothèse de
la préformation, le type paraît formé tout d'un coup ; dans celle
de l'épigénèse, il se forme pièce à pièce; mais de ce qu'une
œuvre d'art se forme pièce à pièce (ce qui tient à la loi du temps,
loi de toutes les choses temporelles et périssables), il ne s'ensuit
nullement qu'elle ne soit pas une œuvre d'art, et l'évolution gra-
duelle n'exige pas moins une idée directrice et créatrice que l'éclo-
sion subite du tout, en supposant qu'une telle éclosion fût possible.
Ainsi, pour qu'il soit permis de dire, avec M. Claude Bernard,
qu'une idée directrice et créatrice préside à l'organisme, et avec
MûUer et Kant, que le tout commande et conditionne les parties, il
n'est point nécessaire que cette idée créatrice soit dessinée d'a-
vance aux yeux sensibles dans le noyau primitif de l'être futur.
De ce que je ne vois pas d'avance le plan d'une maison, il ne s'en-
suit pas qu'il n'y en ait pas. Dans un tableau composé par un
peintre, les premiers linéamens ou les premières touches ne con-
tiennent pas le tabieau tout entier et n'en sont pas la préformation,
et cependant ici c'est bien l'idée du tout qui détermine l'apparition
de ces premières parties. De même l'idée peut être immanente à
l'organisme entier sans être exclusivement présente dansl'œufoule
germe, comme si le point initial de l'organisation eut dû, sous ce
rapport, être plus privilégié que les autres parties de l'organisme.
Quant à la difficulté tirée des déviations du germe, elle ne serait
décisive contre la linalité que si l'organisme était présenté comme
un tout absolu, sans aucun rapport avec le reste de l'univers,
comme un empire dans un empire, imperium in imperio, a dit
Spinoza. En ce cas seulemeijt, il y aurait contradiction à ce que
les actions et les réactions du milieu amenassent des déviations
TOME cm. — 1S73. 5li
882 RtVL'E DES DEUX MONDES.
dans ce tout absolu. L'oigaaisme n'est qu'un toat relatif : ce qui
le prouve, c'est qu'il ne se suffit pas à lui-même, et qu'il est lié
nécessairement à un milieu extérieur; dos lors les modifications de
ce milieu ne peuvent point ne pas agir sur lui, et si elles peuvent
agir dans le cours de la croissance, il n'y a pas de raison pour
qu'elles n'agissent pas également lorsqu'il est encore à l'état de
germe. Il en résulte des déviations primordiales, tandis que les
altérations qui ont Leu plus tard ne sont que secondaires, et si les
monstruosités continueni-à se développer aussi bien que les èwes
normaux, c'est que les lois de la malière organisée coniinuent leur
action lorsqu'elles sont accidentellement détournées de leur but,
ainsi qu'une pierre lancée qui rencontre un obstacle change de
direction ei, poursuit néanmoins sa course en vertu de la vitesse
aniérieurement acquise.
Le vrai problème pour le penseur, ce n'est pas qu'il y ait des
monstres, c'est qu'il y ait des êtres vivans; de môme que ce qui
m'étonne, ce n'est pas qu'il y ait des fous, mais c'est que tous les
hommes ne naisoent pas fous, l'œuvre de construire un cerveau
pensant étant abandonnée à une matière qui ne pense pas. — Ils ne
vivraient pas, dira-t-ou, s'ils naissaient fous. — Aussi dirai-je :
comment se fait-il qu'il y ait des hommes, et qui pensent? — Le
germe oscdle, nous dit-on, entre les monstruosités et la mort. —
Qu'il oscille tant qu'il voudra, il se fixe cependant, car la vie l'em-
porte sur la mon, puisque les espèces durent, et que, d'oscillation
en oscillation, la ndture est arrivée à créer la machine humaine, la-
quelle à son tour crée tant d'autres machines. Le tâtonnement d'une
nature aveugle peut-il, quoi qu'où fasse, aller jusque-là? Môme
dans l'humanité, les tâtonnernens ne réussissent à produire d'effets
déiermiaés et à profiter des chances heureuses qu'à la condition
d'être conduits et limités par l'intelligence. C'est ainsi par exemple
que l'empirisme, et non la science, a trouvé, dans les âges précé-
dens, la plupart de nos procédés industriels. C'est une suite de
chances heureuses, si l'on veut, et non un art réfléchi et systéma-
tiquement conduit, qui a mené à de tels résultats; mais au moins
fallait-il une intelligence pour remarquer ces chances heureuses et
pour les reproduire à volonté. On raconte que l'un des plus curieux
perfection nemens de la machine à vapeur est dû à l'étourderie d'un
jeune enfant, qui, voulant aller flâner, imagina je ne sais quel jeu
de ficelles pour suppléer à sa présence et à sa surveillance : in-
vention qui plus tard fut mise à profit. C'est là un hasard, dira-
t-on; non, sans doute, car déjà fallait-il une intelligence pour in-
venter cet artifice, et il en fallait encore pour le reuiarquer et
l'imiter. Jetez au hasard dans un creuset les élémens dont se coin-
LA PHYSIOLOGIE CONTEMPORAINE. 883
pose une machine, et laissez-les osciller indéfiniment a entre les
monstruosités et la mort, » c'est-à-dire entre des formes inutiles
et le chaos, elles oscilleront ainsi pendant l'éterniLé sans jamais
se fixer à aucune forme précise, et sans même produire l'apparence
d'une machine.
M. Robin passe ensuite à l'explication du phénomène de l'ap-
propiiation des organes, et il l'explique par les faits suivans : la
subdivision et individualisation des élémens anatomiques, engendrés
les uns par les autres, et leur configuration, d'où dérive la situa-
tion qu'ils prennent Ijs uns à côié des autres, — l'évolution à la-
quelle ils sont assujettis, nul organe n'étant d'abord ce qu'il sera
plus tard, et l'apparition successive des cellules, tissas, organes, ap-
pareils et systèmes, — la consubstantialité priuiordiale de toutes
les propriétés vitales, qui, étant immanentes à toute matière orga-
nisée, Svi retrouvent dans toutes les métamorphoses de cette ma-
tière, — la rénovation moléculaire par voie de nutrition et l'action
du milieu interne ou externe, d'où résulte fatalement une accommo-
dation avec ce double milieu, — enfin la contiguïté et continuité
deû tissas vivans, d'où naît le consensus mejveilleux que l'on remar-
que dans l'organisation animale. Telles sont les principales causes
qui expliquent, suivant M. Robin, l'appropriation des organes aux
fonctions, causes du reste que nous avons recueillies çà et là dans
son écrit, car il invoque tantôt l'une, tantôt l'autre, sans les coor-
donner d'une manière régulière et systématique.
Toutes ces causes peuvent se ramènera deux principales : d'une
part l'individualisation ou spécification des élémens anatomiques,
avec distribuiion forcément déterminée par leur structure, — ce
qui explique la diversité des organes et par là la diversité des fonc-
tions, — d'autre part la contiguïté des tissus vivans, d'où naît le
consensus ou l'harmonie de l'organisme en général. Les autres causes
sont là pour faire nombre : celles-ci, inutiles, n'expliquent rien ;
celles-là ne sont que le fait même à expliquer. En elfjt, la rénova-
tion moléculaire ou nutrition ne sert qu'à la conservation des or-
ganes, mais n'en explique pas la formation et l'appropriation ; de
même l'action du milieu, interne ou externe, ne sert qu'à limiter
et circonscrire les possibilités organiques, et ne rend nullement
compte des combinaisons déterminées. Quant à l'évolution des or-
ganes, qui ne sont jamais d'abord ce qu'ils seront plus tard, quant
à l'apparition successive des élémens, des tissus, des organes, des
appareils et des systèmes, c'est là précisément le fait à expliquer.
Nous savons bien que l'organisme, en se développant, va du simple
au composé. Gomment ce composé, au lieu de devenir un chaos,
se distribue en systèmes régulier.s, coordonnés et appropriés, c'est
88Zi REVUE DES DEUX MONDES,
précisément ce qu'il s'agit de savoir. Enfin, la consubstantialité
et immanence des propriétés vitales explique bien que tous les or-
ganes soient doués de vie, et possèdent en puissance ces proprié-
tés, et non pas comment elles se divisent, se combinent en organes
spéciaux. Restent donc, je le répète, les deux causes que nous avons
indiquées.
Si maintenant nous cherchons à nous rendre un compte philoso-
phique des deux causes signalées par M. Charles Robin, nous ver-
rons qu'elles reviennent à dire que la succession explique l'ap-
propriation, et la contiguïté l'harmonie. Substituer toujours des
rapports d'espace et de ten::ps à des rapports intelligibles et har-
moniques, tel est le caractère de la science positive : œuvre très
légitime d'ailleurs, si elle sait s'y borner, mais usurpatrice, si elle
prétend limiter là la portée de la pensée humaine. Il est dans la
aiature de l'esprit humain, doué de sensibilité, de ne concevoir les
choses qu'en se les représentant par des symboles d'espace et de
temps : ce sont là les conditions matérielles de toute pensée, et
c'est l'objet de la science de les déterminer; mais reste à savoir
si la pensée n'est pas tout autre chose, et si son objet propre n'est
pas précisément ce qui ne se représente pas par l'espace et par le
temps.
Ainsi le savant physiologiste dont nous résumons les idées nous
inontre les élémens anatomiques naissant les uns des autres, avec
telle configuration particulière, et, à mesure qu'ils naissent, se grou-
pant d'une certaine manière en raison de leur structure. D'une telle
structure doit naître, dit-il, une suite d'actes déterminés. Or il est
très vrai que la formation d'un organe ne peut pas se comprendre
sans l'apparition successive d'élémens spéciaux, configurés d'une
certaine façon ; mais déterminés ne veut pas dire appropriés, et il
reste toujours à savoir comment ces actes déterminés sont précisé-
ment ceux qui conviennent, et non pas d'autres. On ne résout pas
îa difficulté en disant que, si ce n'étaient pas précisément des actes
compatibles avec la vie, l'animal ne vivrait pas, car il n'y a nulle
contradiction à ce qu'un animal ne vive pas, c'est-à-dire à ce qu'il
îi'y en ait pas du tout; et ce qui est étrange, c'est précisément qu'il
y en ait. L'histohe de l'évolution embryologique, quelque intéres-
sante qu'elle soit, ne détruit donc en rien les inductions que nous
avons tirées des profondes analogies de l'art humain et de l'art
vital, car de côté et d'autre il y a des élémens spéciaux, configurés
<î'une manière déterminée, et rendant possible la production de tels
ou tels actes; mais dans l'art humain, il y a quelqu'un qui fait un
choix entre tous ces possibles. Pourquoi dans l'art vital le substra-
Jtum matériel serait-il dispensé de la nécessité du choix et trouve-
LA PHYSIOLOGIE CONTEMPORAINE. 88&
rait-il spontanémert la combinaison utile qui est commandée par
l'intérêt du tout? Dans les œuvres humaines, les conditions maté-
rielles sont reconnues impuissantes à se coordonner par rapport à
un effet précis; pourquoi dans l'organisme les conditions matérielles-
seraient elles douées d'un si extraordinaire privilège? Dire que, les
élémens étant donnés, il va de soi qu'ils se forment en tissus, et
que, les tissus étant donnés, il va de soi qu'ilc se forment en or-
ganes, c'est comme si on disait que, des fils de soie étant donnés,
ils se distribueront spontanément en pièces d'étoffe, et que, lors-
qu'on a une pièce de drap, c'est comme si on avait un habit; or^
quoique le drap soit apte à devenir un habit, et les fils du ver à soie
aptes à former de l'étoffe, cette aptitude à un acte déterminé n'équi-
vaut pas à la production de l'acte, et il faut une cause motrice
pour la faire passer de l'état virtuel à l'état actuel. Dans l'industrie
humaine, nous voyons cette cause motrice, qui est en nous; dans^
l'industrie de la nature, nous ne la voyons pas, mais elle est aussi
nécessaire d'un côté que de l'autre.
J'en dirai autant de l'explication qui consiste à rendre compte
du consensus vital par la contiguïté des parties organiques; c'est
ramener un rapport tout intellectuel à un rapport extérieur et ma-
tériel. Ici encore, dire que l'harmonie du corps vivant s'explique
parce que les parties se touchent, c'est comme si on disait qu'un
habit va bien parce qu'il n'a pas de trous. L'accommodation de
l'habit au corps et la correspondance des parties n'ont aucun rap-
port avec la continuité de la pièce d'étolfe, car cette continuité
existait dans la pièce même avant qu'elle fût disposée en vêtement,
La continuité peut expliquer, si l'on veut, la sympathie des or-
ganes et la communication des impressions, mais non la coopéra-
tion et la correspondance des organes et des fonctions; enfin la
continuité pourrait encore, à la rigueur, rendre compte de l'adap-
tation des parties voisines, par exemple de l'articulation des os,
mais non de l'action commune en même temps que différente des-
parties éloignées.
C'est encore en ce point que réside la différence des deux grandes
lois zoologiques découvertes et proclamées, l'une par Geoffroy Saint-
Hilaire, l'autre par Guvier, la loi des connexions et la loi des cor-
rélations. On sait en quoi consiste la loi de Guvier; elle repose sur
cette idée si simple et si évidente, que dans un être organisé
toutes les parties doivent être d'accord pour accomplir une action
commune. Nous avons vu que la loi des connexions, de son côté,
repose sur ce fait, qu'un organe est dans un rapport constant de
situation avec te" autre organe donné. La corrélation est un rap-
886 REVUE DES DEUX MOi\DES.
port d'action, de coopération, de finalité; la conrexion est un rap-
port tout physique, tout mécanique, de position, d'engrennge en
quelque sorte. Dans une machine, les parties les plus éloignées peu-
vent être en corrélation ; les seules qui s'avoisinent sont en connexion.
La connexion n'explique pas la corrélation, et ne peut pas la rempla-
cer; en d'autres termes, la contiguïté des parties ne rend pas compte
du consensus dans l'être vivant. L'organisme reste toujours, comme
le définissaient Kant et Cuvier, « un tout dont toutes les parties sont
réciproquement but et moyens (1), » d'où il suit que l'organisme est
essentiellement et en soi l'Idée d'une finalité. Et cette coordina-
tion des parties au tout se retrouve, non pas seulement dans ^e tout
en général, mais dans chaque partie considérée isolément, car les
parties elles-mêmes sont des tou(s secondaires coordonnés au tout
principal. Ainsi les organes du mouvement sont en rapport avec les
organes de nutrition ; mais en outre, dans les organes du mouve-
ment, les muscles, les nerfs et les os sont également en rapport, et
ainsi jusqu'aux derniers élémcns de l'organisme ; ce qui a fait dire à
Leibniz que les êtres organisés sont des machines composées de
machines. Pour ma part, je ne puis comprendre cette coordination
que si !e tout a préexisté sous forme de plan, et a prédéterminé les
parties. Autrement, ces parties, qui ne sont après tout que de la
matière minérale, se seraient donc combinées et entendues de ma-
nière à produire des systèmes si savamment disposés que c'est à
peine si l'art humain peut les imiter, et même qu'il est des cas où il
ne le peut pas (par exemple le vol des oiseaux) : c'est là ce que l'es-
prit humain n'a jamais consenti et ne consentira jamais à admettre.
Par exemple, que la matière, obéissant à ses lois prim.ordiales, pro-
duise des dents tranchantes, c'est ce que je comprends sans trop
d'efforts; mais (\mq. la même matière, dans le même être, produise
des griffes et non des sabots, c'est ce qu'on comprendra difficile-
ment, ^il'on n'accorde que les griffes et les dents ont une harmonie
préétablie, qui est d'une part la préhension, de l'autre le déchire-
ment de la proie, — et si l'on ajoute que toutes les autres parties
sont également coordonnées, comme nous l'apprend Cuvier, nous
en conclurons qu'elles doivent être préordonnées, et il sera permis
de dire que la nature agit, dans ce cas, exactement comme si elle
avait voulu faire un animal Carnivore.
La suite des idées nous aurait amenés ici à examiner la théorie
(1) Cela n'implique pas du tout, comme le suppose M. Robiu, que ciiaque partie
ne puisse pas avoir une vie propre, indépendante du tout ; mais cela signifie qu'aus-
sitôt qu'elle est engagée dans le système tlle vit par le tout, et elle contribue à faire
vivre le tout.
LA PllYSrOLOGlE CONTEMPORAINE. 8S7
de Darwin; mais c'est un trnvall que nous avons tlrjà fait f t auquel
nous renvoyons le lecteur (1). Disons seulement rue le système de
Darwin, l^in d'exclure l'hypothèse des causes finales, nous paraît
l'exiger imp(^rieusement, sous peine (^e faire jouer au hasard un
rôle exorbitant. Ce serait alors la formation des pspèces qui serait
une œuvre d'art; nous n'aur'ons qu'à y appliquer ce q'ie nous
avons dit de la formation de l'individu, et, l'œuvre étant bien au-
trement compliquée, puisqu'il s'agit de la totalité des êtres vivans,
l'argnment îi'en serait que plus fort. D'ailleurs cette hypothèse re-
pose elle-même sur l'analogie de l'art et de la nature, puisqu'elle
prête à celle-ci une sélection semblable à la sélection artificielle
de nos éleveurs, c'est-à-dire t^ne véritable industiie. Ici encore,
l'art humain ne serait que le prolongement et l'imitation de l'art
naturel, et celui-ci le pressentiment, ou plutôt le type et îe modèle
de celui-là.
On ne pent drnc é< happer à l'obsession de cette idée, qu'il y a
un art dans 'a nature; or tout art suppose un artiste. Que cet ar-
tiste soit, comme le supposait Âristote, la mture elle-même, ou
qu'il soit extérieur et supérieur à la nature, qu'il agisse par in-
stinct et pour ainsi dire par inspiration, ou qu'il agisse avec pré-
voyance et suivant un plan préconçu, c'est un nouveau problème
qiii se présentp; c'est un nouvel ordre de recherches qui s'impose
aux métaphysiciens, et dont la solution suppose d'autres considé-
rations que celles qui précèdent. Qutlle que soit la solution que
l'on donne de ce problème, toujours est-il que l'art de la nature
est aussi évident que l'art humain : sur ce terrain commun, théisme
et panthéisme peuvent et doivent s'entendre contre le matéiialisme,
et ils ont un intérêt commun.
Quant à choisir entre ces deux hypothèses, celle d'an instinct
primordial inhérent à la nature, ou celle d'une pensée suprême su-
périeure à la nature, n'oublions pas qu'Aristote, en soutenant la pre-
mière, la rattachait en même temps à la seconde, car, s'il prêtait à
la nature un art secret et intérieur, incapable de d. libération et de
réflexion, c'était cependant par l'action mystérieuse de la pensée
suprême que cet instinct artiste de la nature était sollicité et n.ême
dirigé : c'était le désir aveugle sans doute et sans conscience,
mais déterminé par la cause souveraine et par l'attrait irrésistible
du bien, qui entraînait la nature à monter de forme en forme et
d'être en être jusqu'à ce bien suprême, en créant progressivem.ent
à chaque degré de l'échelle les moyens dont elle avait besoin pour
(1) Voyez la Revue du 15 décembre 18G3,
888 RlvVUE DES DEUX MONDES,
monter plus haut. De même dans la doctrine de Leibniz, la création
de l'univers par une cause suprême n'exclut pas des causes se-
condes qui, obéissant à une sorte d'instinct et de tendance obscure,
poursuivent des buts par des moyens appropriés. L'instinct de la
nature et la Providence suprême n'ont donc rien de contradictoire,
et doivent pouvoir se concilier dans une doctrine supérieure. Quant
à ceux qui sacrifient absolument l'une de ces causes, et suppri-
ment dans l'être suprême l'intelligence au profit de l'instinct, on ne
voit pas quel avantage ils peuvent trouver, au point de vue scien-
tifique, à écarter une cause qui nous est nettement connue, pour
en substituer une autre qui n'est qu'un mot. L'instinct en effet n'est
qu'une qualité occulte, le signe d'une notion vide et qui fait dé-
faut dans notre esprit. Tous ceux qui ont voulu éclaircir cette no-
tion ont essayé de la ramener soit au mécanisme, soit à l'intel-
ligence. Le mécanisme aveugle des élémens étant écarté d'un
commun accord, l'intelligence reste la seule cause connue à laquelle
nous puissions rapporter l'art de la nature, l'imagination n'étant
elle-même qu'une forme ou un degré de l'intelligence. Est-ce à dire
que la cause des causes ait une intelligence semblable à la nôtre?
Est-ce à dire que nous soyons autorisés à affirmer qu'il n'y a rien au-
delà de l'intelligence, et que le grand artiste ne puisse, dans la créa-
tion de ses œuvres, obéir à des lois dont nous ne nous formons au-
cune idée? Nombre de métaphysiciens ont pensé le contraire et ont
supposé en Dieu une série de perfections se dépassant les unes les
autres, sans qu'aucune analogie pût nous les représenter en nous-
mêmes. Peut-être les raisons suprêmes de l'ordre de la nature sont-
elles dans ce fond dernier et insondable que toute théologie suppose
à l'arrière-plan de ses mystères. Tout ce que nous pouvons dire,
c'est que la cause la plus analogue que nous puissions comparer à
la cause suprême, c'est l'intelligence. L'art de la nature provient
donc d'une cause qui est au moins une intelligence, si elle n'est pas
quelque chose de plus.
Paul Janet,
CRISSA
UNE PROVINCE ANGLAISE DE L'INDS.
0) isM, by W. Ilunter, 2 vol. in-8», Londres 1872.
Oiissa est une province du Bas-Bengale, située sur la côte orien-
tale de l'Hindoustan, qui par les phénomènes physiques et météo-
rologiques dont elle est le théâtre, par la multiplicité et les mœurs
des races qui l'habitent, offre un spectacle des plus curieux, et peut
donner une juste idée des vicissitudes auxquelles sont soumises les
populations de ces contrées. Un livre récemment publié par M. Hun-
ier nous éclaire sur ces divers points. Il est le résultat d'un travail
de statistique ordonné en 1855 par la cour des directeurs et repris
en 1867 conformément aux ordres du gouverneur-général. Ce tra-
vail, qui ne s'applique encore qu'à la seule province d'Orissa, dont
l'étendue est à peu près celle de l'Ecosse, mérite d'être signalé,
car il montre les difficultés en présence desquelles les Anglais se
trouvent journellement dans l'Inde et le rôle qu'ils ont à y remplir.
Il ne s'agit plus, ainsi que faisait la compagnie des Indes, de re-
garder ces pays comme une simple source de revenus; on doit
désormais s'occuper de rendre la justice, de secouer la torpeur des
habitans par un vaste système d'instruction, d'organiser un ser-
vice sanitaire pour arrêter la marche des maladies épidémiques, de
combattie les sécheresses et les inondations, de mettre fin, par la
création de voies de communication, aux famines qui désolent pé-
riodiquemert certaines provinces, en un mot, de bov.straire une po-
pulation de 200 millions d'hommes à la perspective continue d'une
mort imminente. Alors seulement l'Inde pourra être considérée
890 REVUE DES DEUX MONDES.
coTnme un pays cîvrisé, et les capitaux anglais pourront s'y aven-
turer en toute sécurité. ,
I.
La province d'Orissa est divisée en deux parties bien distinctes,
l'nne de plaines et de marais, située le long de la mer, l'autre de
montagnes se reliant au plateau de l'Inde centrale. La partie m,on-
tagneuse, qui, d'après les traditions hi^tonques, était jadis bai-
gnée par la mer, en e?t aujourd'hui séparée par une plaine d'al-
luvion de 250 kilomètres de longueur sur 80 de largeur. Trois
grands cours d'eau, qi:i prennent leur sonrce dans l'intérieur, la
traversent presque parallèlement en se dirigeant de l'ouest à l'est
pour se déverser dans le golfe du Bengale. Ce sont, en commençant
par le sud, le Mahanadi, le Crahmani et la Baitarani. Ils forment
des vallées pittoresques, qui tantôt s'élargissent en plaines cou-
vertes de rizières, tantôt se resserrent entre des rochers qui pendant
la saison des pluies fori^ent le fleuve à s'élever à une prodigieuse
hauteur. Le Mahanadi, dont la largeur varie de 2 à 3 kilomètres,
est partout navigable par les bateaux plats, et forme une route
excellente pour pénétrer dans l'Inde centrale. Cette région, qui
n'est soumise que nominalement à l'autorité britannique, est peu-
plée de tribus sauvages, débris des anciennes races de l'Inde,
vivant côte à côte, les unes nomades, les autres sédentaires, si i-
vant qu'elles appartiennent à des âges d'ffcrens de la civilisation.
En débouchant dans la plaine, les trois fleuves se divisent en une
multituile de bras qui s'entre-croisent et se contournent sur eux-
mêmes avant de se rendre à la mier, au milieu d'une région de ma-
rais, d'étangs et de lacs, dont le plus considérable est le lac Chllka,
dans la partie méridionale de la province d'Orissa. Ce Ir.c, qui reçoit
un des bras du Mahanadi, est séparé de l'Océan par une étroite
bande de sable. A l'ouest, il est entouré de montagnes qui descen-
dent perpendiculairement dans les flots ou bien lancent en avant
leurs promontoires de rocher«i; au nord, il se perd dans une rég'on
amphibie, moitié terre, moiiié eau, formant une suite interminable
de bas-fonds, de rivages coaverts de joncs, d'îles qui s'élèvent à
peine hors de l'eau, et que !a vase entraînée par les fleuves fait
chaque année surgir du fond des mers. Il a une étendue de 890 ki-
lomètres carrés pendant la saison sèche, de 1,170 kilomètres carrés
pendant cel'e des pluies; la profondeur n'excède point 2 mètres.
Une brèche étroite ouverte dans la bande de sable le réunit à la
mer, qui pendant la marée haute y envoie des vagues couvertes
d'écume. Au moment des pluies, les rivières gonflées se précipi-
UNE PROVINCE ANGLAISE DE l'iNDE. 891
tent de tous côtés dans le lac, en chassent l'eau de la mer, et le
tran.'- forment en un lac d'eau douce. Pendant les six mois que souffle
la mousson du sud, l'Océan pousse vers le rivage des amas de
sable tiré de ses profondeurs et soutient une lutte violente avec le
fleuve; il en repousse les eaux, et les force à dépose r la vase dont elles
sont chargées. Lorsque le fleuve l'emporte, celui-ci refoule à son tour
l'Océan et se creuse un canal à travers les bancs de sable accu-
mulés ; enfin, lorsque ces forces opposées viennent à s'éqnilibrer,
la mer forme une barre à quelque distance de l'enihouchure du
fleuve, qui abandonne des dépôts a. droite tt à gauche et augmente
son delta. Par leur antagonisme même, la mer, qui rejette son
sab'e, et les rivières, qui charrient de la vase, concourent ensemble
à l'accroissement successif de la terre aux dépens de l'eau. Toute la
côte du Bengale présente ainsi une série de promontoires reliés
entre eux par des baies arrondies dont le fond est occupé par
l'embouchure des fleuves. Lorsc|ue par i'élajgissement de son lit
le fleuve a perdu de sa force, la victoire définitive reste à la mer;
alors les marées chargées de sable et les courans de la baie font
surgir au travers de l'embouchure un banc qui arrête l'écoulement
des eaux et qui forme un lac intérieur. Telle a été l'origine da lac
Chi'ka, qui pei t être regardé commue une ancienne baie du golfe
de Bengale en voie d'atterrissement. La bande de sable qui le
sépare de la mer n'avait, il y a cinquante ans, que 1 kilomètre à
peine de large, elle en a 3 aujourd'hui. En 1780, elle avait encore
une ouvert! re susceptible d'être franchie par les grands bâti-
mrns; en 1825, il a fallu creuser un canal artificiel qui est déjà
presque comblé. — Toute la plaine d'Orissa, sur une largeur de
80 kilomètres, a une formation analogue.
En général, à l'embouchure des fleuves da Bengale, le sol est
couvert de jungles épais, entrecoupés de canaux d'où s'échappent
des miasmes pestilentiels. On dirait que la nature s'est arrangée
pour faire son œuvre en secret, et qu'elle ne veut pas être troublée
dans ses créations. Quand cette œuvre est finie, et que les conti-
nens sont créés, elle les livre à l'homme; mais jusque-là elle l'é-
loigné par des exhalaisons m^'^phiiiques. Le M.-.hanadi semble pour-
tant faire exception, car les terres à peine émergées sont envahies
par des populations que pousse en avant le flot humain du con-
tinent. Autour du lac Chilka en iffet habitent des communautés
d'hommes aussi divers dans leur nature et leur histoire que les
formations géologiques qui l'entourent. Sur le bord occidental,
où les montagnes surplombent le lac, des races sauvages vivent
comme elles peuvent au milieu des jungles, chassant, coupant les
bois, faisant la guerre aux bêtes sauvages et cultivant leurs vallées
892 BEVUE DES DEUX MONDES.
d'une manière intermittente, en émigrant d'un lieu à un autre. Des
hameaux de pêcheurs et de fabricans de sel sont épars sur la bande
comprise entre le lac et la mer, et tirent une maigre récolte de riz
des bas-fonds momentanément desséchés du lac. Au sud-ouest, des
villages de bateliers font métier de transporter le surplus de la pro-
duction d'Orissa vers le rivage de Ganjam, dans des bateaux plats
en forme de cerceuils. A l'extrémité opposée, là où les fleuves dé-
bouchent dans le lac, des communautés d'habiles cultivateurs s'a-
britent derrière leurs digues et récoltent de belles moissons, quand
elles ne sont pas enlevées par l'inondation avec leurs bestiaux et
leurs maisons.
Les îles Parikud, situées au sud du lac Chilka, émergent à peine
de l'eau; elles sont cultivées et sur certains points couvertes d'ar-
bres qui leur donnent l'aspect d'un parc anglais. 11 y a cent ans,
elles étaient habitées par une population si misérable, que les
troupes qui les traversèrent durent emporter avec elles le bois de
chauffage et les vases de terre pour la cuisson des alimens; même
aujourd'hui, les conditions de la vie y sont très difficiles. Bu côté
de la mer, les rives de sable ne produisent rien; du côté du lac,
elles donnent de riches moissons de riz, pourvu que l'année soit
humide sans cependant amener d'inondations : autrement la dé-
tresse y est à son comble. Elles n'ont ni rivière d'eau douce, ni fon-
taines, il n'y a que des puits qui ne peuvent servir aux irrigations.
La population agricole est de race aryenne; elle parle le sanscrit
et est restée fidèle aux anciens rites et aux anciennes divinités. Le
rajah exerce une autorité héréditaire et incontestée sur 54 commu-
nautés agricoles, dont les 900 feux sont groupés par villages. Il
touche pour la location des terres une redevance qui varie de
30 centimes à 7 fr. 50 par acre ou kO ares, suivant la classe à la-
quelle appartiennent les tenanciers; les classes inférieures paient,
bien entendu, plus que les autres. Les terres ainsi louées sont un
sable gras, facile à labourer, quoique sujet à la sécheresse. Quand
l'humidité est suffisante, elles produisent une moisson splendide;
mais les habitans sont à la merci de quelques pouces d'eau de plus
ou de moins. Lorsque la pluie se fait attendre, tout est brûlé, tan-
dis que, quand elle tombe avec un peu trop d'abondance, la contrée
est inondée et ruinée par l'eau salée, comme elle le fut en 1866, où,
sur 3,000 hectares cultivés, 2,800 ont été couverts par les Ilots. A
l'est se trouve la mer avec ses cyclones et ses vagues immenses, à
l'ouest le Chilka avec ses rivières irrégulières, se frayant un pas-
sage à travers les champs de riz. Sur les côtes habitent quelques
communautés de pêcheurs et de bateliers qui gagnent leur vie à
fabriquer des filets; ils appartiennent à la tribu des Telingas des
UNE PROVINCE ANGLAISE DE l'INDE. 8^3
environs de Madras et descendent des races aborigènes du pays;
ils parlent une autre langue et adorent d'autres dieux que la popu-
lation agricole, dont ils vivent absolument séparés.
La seule industrie de Parikud est celle du sel. On obtient cette
précieuse denrée soit par l'évaporalion solaire, soit par l'ébulli-
tion; le premier procédé était autrefois seul en usage, et le gou-
vernement eut beaucoup de peine à introduire le second en 1815.
L'Indien piétend que le sel produit par le soleil esl plus pur que
celiii qui est dû aux procédés artificiels de l'homme, et n'en veut
pas d'autre dans les temples. Le sel fabriqué à Liverpool revient
dans l'Inde à très bon marché : envoyé à Calcutta comme lest, il en
a chassé le sel indigène; mais à Orissa l'orthodoxie religieuse re-
pousse un article produit par les mains des infidèles, car toute la
vie des habitans se passe en exercices spirituels, et le sel joue un
grand rôle dans la purification des âmes. La fabrication c(/mmence
avec la saison chaude dans la dernière quinzaine de mars. On
creuse depuis le lac Chilka un canal avec des cuvettes larges et peu
profondes de chaque côté. Ces cuvetLes sont à angle droit avec le
canal, par rangées de quatre, et ont chacune 7 mètres carrés. Le
premier jour, on introduit l'eau du canal dans la première cuvette de
chacune des rangées; elle y reste vingt-quatre heures, et, comme la
profondeur n'est que de kb ceutimèlres, l'évaporalion se fait rapi-
dement. Le lendemain, la saumure passe dans la seconde cuvette,
qui a 60 centimètres de profondeur, et ainsi de suite d'une cuvette
à l'autre jusque dans la quatrième, qui a 90 centimètres. Le cin-
quième jour, on la fait passer dans des étangs de liô décimètres
carrés et de 15 centimètres de profondeur, où elle reste pendant la
chaleur du jour. L3 soir, la fabricaiion est complète, et le sel retiré
des étangs. Ces diflerentes phases de la fabrication se succèdent
sans discontinuité. Chaque établissement est conduit par 5 hommes
qui gagnent un peu plus de 25 centimes par jour ou 7 fr. 50 par
mois. La production est de 15 tonnes la première semaine, et, si la
fabrication marche sans interruption , elle peut atteindre 80 tonnes
en quinze jours ; mais c'est une industrie aléatoire, car une simple
pluie suffit pour arrêter l'opération et forcer à vider les fosses. Le
prix de fabrication est de 16 francs 65 cent, par tonne, qui, ajouté
au droit fiscal de 216 francs, porte le prix de revient de la tonne à
233 francs.
Les habitans de la province d'Orissa sont constamment à la veille
de mourir de faim, soit par suite des sécheresses, soit par suite des
inondations. Les pluies, qui, réparties sur l'année tout entière, se-
raient bienfaisantes, ne durent que quelques semaines et font dé-
faut le reste du temps; il survient alors des sécheresses qui brident
89/i KEVUt DKS DEUX MONDES.
les recultes sur pied. En 1770, 10 millions de paysans périrent dans
le Bengale en subissant toutes bs tortures de la faim, et pendant
plus de vingt ans le tiers des terres resta inculte. Depuis cette
époque, il se produisit en 1830, 1839, 18/iO, 18(55, des sécheresses
qui furent presque aussi meurtrières.
Si terribles que soient les sécheresses, les inondations le sont da-
vantage encore. iNous avons dit que les trois ileuves qui traversent
Orissa, après avoir drainé dans leur parcours, depuis l'intérieur du
plaLeau central, les pluies d'un bassin de 1Z|7,500 kilomètres car-
rés, Vont en se rapprochant peu à peu les uns des autres jusqu'à
ne plus être séparés que par un intervalle de A8 kilomètres à peine,
et qa'iis lancent leurs flots accumulés sur le district de Catiack. La
rapidité que ces eaux avaient dans la montagne se trouvant subite-
ment arrêtée quand elles arrivent sur le terrain plat du Delta, elles
se séparent en une multitude de bras qui s'entre-croisent, comme
ferait le liquide contenu dans une cruche lancée contre terre avec
violence.
Le Mahanadi, littéralement le grand fleuve, prend sa source
dans rinde centrale, et reçoit d'innombrables aflluens. Tant qu'il
reste dans la région montagneuse, il coule toujours au fond des
vallées en contournant les montagnes; mais, lorsqu'il débouche
dans la, ])laine près de Catiack, le lit s'élève au-dessus du niveau
des teries voisines, et s'encaisse dans des berges qui forment comme
des chaînes de collines parallèles ; au lieu de recevoir des aflluens,
le fleuve donne naissance à des bras qui lui impriment le carac-
tère deltaïque, inconnu à l'Europe. Ce phénomène tient à ce que,
par suite de la rapidité de leur cours dans la partie montagneuse,
lea eaux entraînent une prodigieuse quantité de limon, qui se dé-
pose quand le changement de pente rend le courant moins violent.
Le lit s'élève ainsi peu à peu jusqu'à former un canal qui coule au-
dessus des plaines voisines, et, connue les dépôts terreux sont
plus abondans dana le lit que sur les bords, la capacité du canal
diminue sans cesse. Le même elTet se produisant dans chacun des
bras du fleuve, la masse d'eau qui arrive trouve de jour en jour un
écoulement moins facile. Pendant l'été, alors que les aflluens su-
périeurs ne fournissent qu'un faible contingent, les canaux suffi-
sent à débiter les eaux; mais pendant la saison des pluies des tor-
rens gonflés se précipitent de toutes les vallées latérales dans celle
du Mahanadi, et y accumulent une masse liquide bien supérieure
à celle qui peut s'écouler naturellement. A ce moment, le fleuve
a un volume de 50,900 mètres cubes par seconde, un tiers de plus
que le Gange, ei, comme les canaux du Delta ne peuvent en débi-
ter que la moitié, le surplus passe par-dessus les bords et inonde
U-NE PKOVliNCt A.NGLAISE DE L'IiNDE. 895
la contrée. Les rivières étaat plus élevées qae les plaines, les eaux
ne peuvent plusrenirer dans leur lit, e. couvrent les champs long-
temps encore après que leo rivières ont repris leur niveau; elles
resoeai stagnantes, fonnani, des marais, noyant les récolles, em-
poisonnant l'air de miasmes délétères jusqu'à ce que le soleil les
ait évaporées, ou qu'elles aient trouvé ver6 la mer un écoulement
accidentel.
En 486(3, la province d'Orissa sortait à peine de la terrible famine
de 1805-06; le ])euple avait épuisé ses derniers apj)rovisiunnemens,
et voyait dans la recoUe future un espoir de salut, quand tout à
coup les rivières fondirent sur le pays et inondèrent les plaines
voisines. Dans les trois districts d'Orissa, 2,700 kilomètres carrés
ont eue submergés pendant une durée de trente et parfois de soixante
jours. L'eau n'avait pas moins de 1 mètre de profondeur, et. sur
beaucoup de points elle en atteignait cinq. Une population de
1,308,000 individus fut subitement chassée de ses demeures et
ibolée au mUieu d'un océan furieux. Des milliers de personnes cher-
chaient leur salut dans des canots, sur des radeaux de bambous,
sur des troncs d'arbres ou sur des meules de riz qui menaçaient de
s écrouler. Personne cependant ne lut noyé dans le premier mo-
nient de lenvahissenient des eaux, car les malheureux habilans,
sachant par expérience ce qui les attend, sont toujo-urs préparés à
ce malneur ; dans beaucoup de villages, des bateaux sont attachés
HU\ njaisons, et les toits en bambous sont très élevés et disposés
de hiçon à jjouvoir servit' de refuges. Les banyans avaient des
gra|>[)es d'êtres humains dans leurs branches, où venaient aussi se
lemgiei- les serpens, les fourmis, les lézards et tous les autres pe-
tits animaux de la création, qui couvrirent les plus faibles rameaux
jisq j'à ce que la famine les eut fait disparaître successivement. Le
bétail souifrit beaucoup, les moutons et les chèvres furent emportés
par troupeaux, et leurs cadavres flottaient couverts de vautours qui
se disputaient cette proie. Le spectacle le plus triste était celui des
animaux de labour, qui, appuyés sur des arbres, se tenaient debout
sur leurs jambes de derrière, et rejetaient l'eau |jar leurs narines
jusqu'à ce qu'ils tombassent épuisés dans le goulfre.
Telle fut l'inondation de 1866, qui n'eut d'exceptionnel qu'une
durée plus longue et les calamités qui en lurent la suite. Après l'é-
coulement des eaux, les survivans se retrouvèrent au milieu d'une
légion désolée, couverte d'une boue fétide et de moissons pourries.
Les récoltes pour une valeur de 77 millions de francs furent dé-
truites. Lue famine d'autant plus épouvaatable que l'inondation
avait succédé à la sécheresse en fut la conséquence, et le quart de
la population d'Orissa mourut de faim; dans tout le Bengale, le
896 REVUE DES DEUX MONDES.
nombre des victimes du fléau fut de 750,000. Si ce chiffre est
moins élevé que celui de 1770, cela tient à ce que les voies de
communication créées depuis lors permirent, quoique trop tard,
d'apporter des secours.
Le gouvernement anglais ne pouvait rester le témoin impassible
de pareilles calamités sans encourir le reproche de manquer aux
premiers devoirs de l'humanité, et par ses ordres diverses tentatives
ont été faites pour combattre ces fléaux, ou tout au moins pour en
atténuer les effets. On eut d'abord recours au moyen qui paraissait
le plus naturel, l'établissement de digues longitudinales, grands
amas de terre accumulés sur les boids des fleuves et d'une largeur
de plusieurs kilomètres. Sous l'administralion indigène, chaque
village devait entretenir les digues situées sur son territoire; mais
depuis la domination anglaise ce soin incombe au gouvernement,
car il n'est pas juste d'imposer à certaines communes lv3s dépenses
nécessaires à la protection du pays tout entier. Pendant les quinze
dernières années, la dépense a été de 2,/i37,050 fr. Ce n'est pas
la seule charge que les inondations imposent au gouvernement bri-
tannique. Celui-ci est en effet, après ces désastres, obligé de con-
sentir à des rédactions de taxes qui, de 1852 à 1866, se sont éle-
vées à 2,638,/iOO francs, non compris la perte résultant des terres
que la crainte de l'inondation a fait laisser incultes. Ce n'est en-
core que peu de chose en présence de la diminution progressive
des ressources de la province, des récoltes détruites, de la misère
des habitans, de la mort à laquelle des millions de sujets anglais
sont incessamment exposés.
Le gouvernement a compris que, pour triompher du fléau, il fal-
lait adopter des mesures d'ensemble, et il a ordonné les études né-
cessaires. D'après les projets présentés, il y aurait trois séries de
travaux à entreprendre. La première aurait pour objet de régulari-
ser les cours d'eau par la construction de digues protectrices; mais,
comme des doutes subsistent encore sur l'efficacité de ces digues,
le gouvernement hésite à engager des sommes considérables pour
un résultat qui peut être négatif. La seconde série consisterait dans
l'ouverture de canaux ayant pour objet de dériver les eaux et de les
utiliser pour les irrigations de la navigation. Trois barrages mas-
sifs, de 2 kilomètres de large, ont été jetés au travers des trois
bras du Mahanadi, au-dessus de Gattack. Des réservoirs ainsi for-
més partent quatre grands canaux; l'un se dirige vers Ganjam en
passant par le lac Chilka, deux se rendent à la mer en traversant
le delta sous des angles différens, et le quatrième contourne les
montagnes, au nord des districts de Cattack et de Balasor, et doit
plus tard déboucher dans l'Hugli, au-dessous de Calcutta. Sur les
UNE PROVINCE ANGLAISE DE l'iNDE. 897
402 kilomètres que doit avoir ce dernier, 120 sont construits et en
état d'irriguer par des canaux secondaires environ 36,000 hectares
de terre. Ces travaux avaient été commencés par une compagnie
dans l'espoir que les concessions d'eau faites aux cultivateurs don-
neraient de grands bénéfices; il n'en a pas été ainsi, parce que ces
concessions étaient d'un prix trop élevé, et que les Indiens, peu
prévoyans, hésitent à faire à l'avance des sacrifices pour se mettre
à l'abri des sécheresses. Le gouvernement a donc piis cà son compte
les travaux exécutés et en a ouvert de nouveaux. H a déjà dépensé
pour cela 32 millions de francs. — La troisième série de travaux doit
avoir pour objet de faciliter l'accès de la province aux produits du
dehors pour atténuer les conséquences des mauvaises récoltes. Les
rivières envasées ne sont plus navigables, les côtes sont inabor-
dables pendant les six mois de la mousson d'été, et, comme le vent
commence à souffler avant qu'on ait pu se rendre compte de l'état
des récoltes, la malheureuse province, en cas d'insuffisance, reste
abandonnée à elle-même, séparée du reste du monde comme un
navire désemparé et sans provisions au milieu de l'océan. Dans le
Bengale, des routes et des chemins de fer peuvent, s'il survient une
famine, apporter des denrées de tous les points de l'Inde; mais pour
Orissa c'est chose impossible, et les ressources qui pourraient venir
du dehors font défaut. Il importe, pour rompre cet isolement, de
mettre les rivières d'Orissa en communication avec celles du Ben-
gale, de créer des chemins de fer, surtout de creuser de nouveaux
ports qui, à l'abii des moussons, soient accessibles pendant toute
l'année.
Tous ces travaux coûtent cher, et ne peuvent être entrepris que
si les habitans consentent à payer la plus-value qui en résultera
pour leurs terres; autrement il faudra obérer le trésor d'une somme
de plus de 50 millions de francs. Le gouvernement britannique fail-
lirait à son titre de gouvernement civilisé, s'il restait inerte devant
des catastrophes qui font périr d'un seul coup plusieurs centaines
de mille hommes; d'un autre côté, il ne peut entreprendre les tra-
vaux nécessaires pour les prévenir sans s'imposer d'énormes sacri-
fices. C'est un des nombreux problèmes qui dans l'Inde se posent à
l'administration anglaise, et dont la solution est encore à trouver.
IL
Les plus anciens documens parlent d'Orissa comme d'un royaume
maritime s'étendant de l'embouchure du Gange à celle du Krishna.
C'était une bande de côtes, séparée de l'Inde proprement dite par
une barrière de montagnes et de forêts. Moitié boue, moitié eau,
TOME CTII. ~ 1873. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
couverte de lacs et de marais, sillonnée de rivières au cours in-
certain , cette contrée était habitée par des hommes appartenant
aux races non aryennes. Leurs descendans vivent encore aujour-
d'hui sous leurs anciens noms, dans les jungles et les montagnes
du centre, sans avoir rien changé à leurs mœurs ni à leur reli-
gion. Longtemps ils luttèrent contre l'invasion aryenne venant du
nord ; mais ils succombèrent et furent repoussés loin des lieux
habités par les vainqueurs. Considérés par ceux-ci comme ap-
partenant à une race impure et inférieure, jamais ils ne se mêlè-
rent à eux, et ils sont représentés dans les livres sanscrits comme
un objet d'horreur. La religion des Aryens était le brahmanisme,
dont la principale divinité est Siva, l'universel destructeur; les
rites religieux avaient surtout pour objet, non d'implorer sa bonté,
mais de détourner sa colère. Ce culte, qui était celui des classes
privilégiées, maintenait impitoyablement la distinction des castes,
et couvrit la province de villages brahmanes, dont les habitans
avaient un caractère quasi religieux. Plus tard, sans qu'on puisse
préciser à quelle époque, survinrent des migrations bouddhistes,
qui s'opérèrent non par les armes, mais par une infiltration insen-
sible. Les sectateurs de Bouddha vécurent d'abord dans les mon-
tagnes et les rochers, où ils creusèrent des habitations qui subsis-
tent encore, et dont les plus récentes datent du v^ siècle avant l'ère
chrétienne. Le culte de Bouddha est beaucoup plus humain que
celui de Siva et plus spiritualiste. Les missionnaires de cette religion
avaient quelque ressemblance avec les moines chrétiens du moyen
âge ; comme eux, ils rayonnaient autour des lieux où ils s'étaient
établis, prêchant à tous l'amour du créateur et sans imposer d'au-
tres prescriptions que la charité pour tous les hommes, l'obéis-
sance aux parens , le respect de la vie et la propagation de la vraie
foi. Pendant de longs siècles, les deux religions vécurent côte à
côte, et, suivant que les princes d'Orissa appartenaient à l'une ou
à l'autre, elles eurent des alternatives de prospérité et de délaisse-
ment. Gomme en Europe, c'est du x*^ au xiii*^ siècle que l'architec-
ture religieuse atteignit son apogée; mais les monumens de l'Inde
surpassent de beaucoup en beauté ceux que nous avons sous les
yeux.
Lorsque les musulmans envahirent, au xvi'' siècle, la province
d'Orissa, ils détruisirent les temples, brisèrent les statues et trans-
formèrent les palais indiens en écuries pour leurs chevaux. Néan-
moins leur domination ne fut jamais assez complète pour imposer
aux habitans une nouvelle religion. Le culte de Bouddha resta celui
de la plus grande partie de la population; mais il se transforma et
se modifia suivant les dispositions spéciales de ses sectateurs. Dans
UNE PROVINCE ANGLAISE DE l'iNDE. 899
quelques parties montagneuses occupées par les Aryens, il prit la
forme hautement spiritualiste du jainisme; ailleurs, il se confondit
avec le culte de Vichnou, qui impose aux fidèles l'adoration du
soleil ou de l'une des autres incarnations de la Divinité. A Orissa, ce
dernier supplanta peu à peu tous les autres, grâce cà la facilité avec
laquelle il admit dans ses temples tout le panthéon indien. Par
l'ingénieuse invention des incarnations successives, Yichnou se
trouve être le centre d'un cycle entier de systèmes religieux, et
confond parmi ses adorateurs des hommes appartenant aux races
les plus diverses et aux civilisations les plus éloignées. Sans perdre
son identité, il cumule les attributs de neuf des dieux les plus po-
pulaires de l'Inde, et ses prêtres ont une dixième incarnation en
réserve pour mettre d'accord les superstitions du peuple avec le
théisme, que l'éducation anglaise a répandu dans les classes éle-
vées. Le vichnouvisme se prête ainsi à toute évolution religieuse.
Loin de prétendre à l'immuabilité, il accepte les idées nouvelles
sans renier l'idée première; il construit de nouveaux temples à de
nouveaux dieux sans abattre les anciens, et allie les innovations
les plus radicales au conservatisme le plus prononcé. Malheureuse-
ment, au lieu de rester dans cette région si élevée et si philoso-
phique, les prêtres ont accepté également les rites, les supersti-
tions et les cérémonies grotesques ou ignobles des autres cultes. Ils
ont eux-mêmes perdu de leur caractère spirituel, et se sont aban-
donnés aux jouissances de ce monde, au désir d'accroître leurs ri-
chesses.
Orissa a toujours été considérée comme la terre-sainte des Hin-
dous. Les anciens livres ne tarissent pas sur ce pays enchanteur :
s-^s heureux habitans sont sûrs d'entrer dans le monde des esprits,
les eaux sacrées de ses fleuves effacent les péchés de ceux qui s'y
plongent, les fleurs y sont odorantes, les fruits exquis; quel plus
grand éloge d'ailleurs peut-on en faire que de dire que Dieu lui-
même a daigné l' habiter? On trouve des temples pour tous les
cultes, des pèlerinages pour tous les dévots. Chaque circonscrip-
tion administrative possède une communauté de cénobites, chaque
village a des terres affectées au clergé. Des milliers de monastères
couvrent la province, et l'étranger lui-même qui parcourt le pays
s'aperçoit aussitôt qu'il est sur une terre sacrée.
C'est à Pari, la ville aimée de Vichnou, que se trouve le temple
de Jagannath, objet de la vénération universelle. Construite sur le
rivage même de la mer, protégée d'un côté par les brisans, de
l'autre par des marais et des inondations, cette ville s'est presque
toujours trouvée à l'abri des invasions. Après avoir été pendant dix-
huit siècles le refuge de la religion hindoue, elle est devenue la ville
900 REVUE DES DLUX MONDES.
sainte de Bouddha, dont elle a conservé la dent d'or pendant un
laps de temps très considérable. La première mention historique de
Jagannath date de l'année 318 de notre ère, quand les prêtres se
réfugièrent à Puri avec la statue sacrée de ce dieu pour la sauver
des pirates. Pendant cent cinquante ans, cette statue resta enter-
rée dans les jungles, trois fois elle fut cachée dans le lac Ghilka;
soit que les pirates de la mer vinssent exercer leurs déprédations,
soit que les cavaliers afgans envahissent le pays, c'était le dieu
qu'on cherchait d'abord à sauver. En 1558, un général musulman,
étant parvenu à s'emparer de la statue, pensa s'en débarrasser en
en faisant une pile de pont sur le Gange ; mais le fleuve, reconnais-
sant son dieu, l'entraîna dans sa course jusqu'à ce qu'un prêtre le
recueillît et le ramenât à Orissa.
Jagannath est la divinité du peuple devant laquelle tous sent
égaux. Un homme des castes inférieures ne peut entrer dans un
village ni avant neuf heures du matin, ni après quatre heures, de
peur que les rayons obliques du soleil ne projettent son ombre sur
les pas d'un brabmane; mais en présence de Jagannath le prêtre
et le paysan se valent. Dans les cours du temple, des milliers de pè-
lerins se partagent la nourriture sacrée sans distinction de caste
ou de race, et le prêtre peut y donner la main à un chrétien. Comme
dans les églises catholiques, personne n'est trop élevé, personne
n'est trop humble pour n'y pas entrer. Tous les anciens cultes y
ont successivement trouvé un abri et célébré leurs cérémonies di-
verses sous les yeux de Vichnou, auquel s'adressent tous ces hom-
mages, sous quelque nom qu'on les lui décerne.
Le temple de Jagannath fut construit de 11 74 à 1198 par le roi
Assang Bhim Deo, qui voulut par là expier le meurtre involontaire
qu'il avait commis sur la personne d'un brahmane; il coûta environ
12 millions de francs, acquit bientôt une immense réputation de
sainteté, et attira de nombreux pèlerins. Les musulmans, qui au
xvi^ siècle avaient détruit les autres monumens religieux, ne tou-
chèrent pas à celui-ci, mais, en taxant les pèlerins, ils s'en firent
une source importante de revenu. Par de nombreuses donations,
le temple de Jagannath devint fort riche, et dès 1810 il fallut
que le gouvernement anglais intervînt pour surveiller l'adminis-
tration des biens qu'il possédait. Le revenu que produisent les of-
frandes est de 1,700,000 fr.; mais, comme d'habitude, la richesse
amena la démoralisation des prêtres et la multiplication des mo-
nastères. Ily a aujourd'hui 6,000 individus employés dans le temple
comme prêtres, gardiens ou guides, et le nombre de ceux qui ha-
bitent les monastères est d'au moins 20,000, tous au service de
Jagannath.
UNE PROVINCE ANGLAISE DE l'iNDE. SOI
L'enceinte sacrée a la forme d'un carré de 200 mètres de long
sur 190 de large; elle est protégée contre les regards profanes par
un mur massif de 6 mètres de haut. Dans l'intérieur sont 120 tem-
ples dédiés aux diverses formes sous lesquelles les Hindous se sont
figuré la divinité; mais la grande pagode est celle de Jagannath :
c'est une tour conique, sculptée avec art, de 58 mètres de haut,
noircie par le temps et couronnée de la roue mystique de Vichnou.
Le temple se compose de quatre chambres communiquant l'une avec
l'autre. La première est la salle des offrandes, la deuxième celle
des danseuses et des musiciens; la troisième est la salle d'audience,
d'oii les pèlerins contemplent le dieu, la quatrième enfin est le sanc-
tuaire surmonté de la tour conique : c'est là qu'est Jagannath avec
son frère Balabhadra et sa sœur Subhadra, ornée de bijoux. Ce sont
des blocs de bois grossièrement taillés et représentant un buste
humain; ils sont couverts de vêtemens d'or, mais n'ont ni pieds ni
bras, parce que, disent les prêtres, le maître du monde n'en a pas
besoin pour exécuter ses desseins. Les offrandes consistent en fleurs,
en fruits, en produits de toute espèce, destinés à la nourriture du
dieu; pendant ses repas, les portes sont fermées, et les pèlerins
relégués dans les premières salles, où ils récitent leurs prières.
Vingt -quatre fêtes, dont la principale est celle du char, pendant
laquelle on promène la dent de Bouddha, ont lieu chaque année,
et attirent de toutes les parties de l'Inde des multitudes de pèle-
rins.
Ce désir de visiter le berceau de la religion n'est pas particulier
aux populations indiennes. Voir les lieux que Dieu a habités, se
plonger dans les eaux où il s'est baigné, s'arrêter sous les arbres
séculaires qui l'ont abrité, prier sur la montagne qui a entendu
ses enseîgnemens, suivre sur le roc la trace de ses pas, ce fut
toujours l'ambition de tous les vrais croyans, à quelque religion
qu'ils appartiennent. Au moyen âge, les nations européennes en-
core barbares, oubliant leurs discordes, s'en allèrent ensemble à la
conquête des sanctuaires du christianisme. Elles rougirent de leur
sang les sables de la Syrie, et même à notre époque peu enthou-
siaste un courant de pèlerins venant d'Asie, d'Europe, d'Améri-
que, de Turquie, des montagnes torrides de l'Abyssinie, se préci-
pite vers la terre -sainte au moment des fêtes chrétiennes. Tout
bon musulman veut avoir vu La Mecque, et ne recule devant aucune
privation pour atteindre son but; mais nulle part cet amour du
pèlerinage ne se manifeste au même degré que dans l'Inde. Jour et
nuit, des troupes de dévots arrivent à Puri, et campent dans les vil-
lages à plus de 300 milles en avant, sur les routes conduisant à
Orissa. Ils forment des bandes de 200 à 300 qui, aux approches des
902 REVUE DES DEUX MONDES.
grandes fêtes, se suivent de si près qu'elles vont presque jusqu'à se
confondre. Ils marchent en ordre, conduits par leurs chefs spiri-
tuels. Les 9/10^* sont des femmes, et 95 sur 100 sont à pied. On y
voit des dévots de plusieurs sortes, les uns couverts de cendre,
d'autres presque nus; quelques-uns ont les cheveux nattés teints
en jaune, d'autres ont le front rayé de rouge et de blanc, un col-
lier autour du cou et un fort bâton dans la main. Çà et là, des-
voitures couvertes, traînées par les grands bufQes de l'Inde su-
périeure ou par la race plus petite du Bengale, roulent lentement
en faisant craquer leurs roues de bois. Celles des provinces du
nord, comme le veut la loi musulmane, sont strictement fermées et
cachent les femmes à tous les yeux. Les Bengalaises au contraire
font du pèlerinage un plaisir, et regardent curieusement ce qui se
passe au dehors. Ici, c'est une dame de quelque village des envi-
rons de Dehli, qui, vêtue d'une robe voyante, trotte sur son poney,
suivie de son mari et d'une servante qui porte dans un panier de
l'eau du Gange. Plus loin, c'est une suite de palanquins renfer-
mant un banquier de Calcutta avec ses femmes, et dont les nom-
breux porteurs font entendre dans la nuit un chant monotone. Le
plus beau cortège est celui d'un rajah du nord avec sa caravane
d'éléphans, de chameaux, de chevaux, d'hommes d'épée, dans
sa chaise à porteurs, au milieu de la confusion et du bruit dans
lesquels se complaît toute royauté indienne. Cette grande armée
spirituelle, qui s'avance pendant des centaines et des milliers de
kilomètres sur les routes brûlantes, traversant des rivières sans
ponts, passant dans les jungles et les marais, se recrute aussi ré-
gulièrement qu'une armée ordinaire. Des émissaires spéciaux, at-
trxhés au temple au nombre de 3,000, vont dans les provinces faire
la chasse aux pèlerins, en prêchant la croisade contre le péché.
Chacun d'eux conduit sa troupe, et reçoit des émolumens en pro-
portion au nombre des fidèles qu'il amène à Puri.
L'arrivée d'un racoleur de pèlerins est un événement dans la vie
monotone d'un village indien. On ne peut s'y méprendre; sa tête à
moitié chauve, sa tunique d'une étoffe grossière, sa coiffure sur les
oreilles, son sac sur le dos, la feuille narcotique qu'il mâche en
marchant, dénotent à tous un envoyé de Jagannath. Il ne fait pas
d'exhortations publiques, mais attend que les hommes soient aux
champs pour aller trouver les femmes, dont il cherche à frapper
Tesprit en faisant appel tantôt à la crainte, tantôt à l'espérance. Il
n'a pas de peine à se faire écouter, car les femmes âgées désirent
toutes, et depuis longtemps, voir face à face le dieu qui remet les
péchés, leur ambition est de laisser leurs os dans l'enceinte du
temple; des motifs plus mondains agissent sur les plus jeunes, qui
UNE PROVINCE ANGLAISE DE l'iNDE. 903
trouvent dans ce voyage à travers des pays étranges une distrac-
tion à leur vie monotone; les femmes stériles sont mues par le
désir de manger le fruit du banyan sacré, qui donne la fécondité.
Une agitation générale se produit donc dans le village à l'arrivée de
l'étranger, et les femmes frappent de leur tête les barreaux de leurs
cages. Les hommes sont moins faciles à persuader, et n'entrent
guère que pour 1/10^ dans le chiffre total des pèlerins.
La première partie du voyage est assez agréable, la nouveauté
du paysage, des races, des langages et des coutumes intéresse les
voyageurs. Beaucoup d'entre eux se servent du chemin de fer pen-
dant une partie du trajet, les pèlerins du nord font ainsi 1,000
ou l,/iOO milles; mais en général il reste de 300 à 600 milles à
parcourir à pied, et longtemps avant d'avoir atteint le but leur
force est épuisée. Les vigoureuses femmes de l'Hindoustan chantent
jusqu'à ce qu'elles tombent; celles du Bengale se traînent piteuse-
ment en poussant d'un moment à l'autre un sanglot. Le guide l;;s
encourage à faire chaque jour leur étape, afin d'arçiver à temps
pour les fêtes. Beaucoup néanmoins restent en route, les autres
n'atteignent le but qu'estropiées, les pieds sanglans et enveloppés
de chiffons.
A la vue de la cité sainte, tout est oublié. Les pèlerins se préci-
pitent en criant sur le vieux pont construit par les Mahrattes, et se
jettent avec transport dans les eaux sacrées du lac. A chaque in-
stant, ce sont pour eux de nouveaux spectacles. En passant à la
porte du Lion, un homme de la caste des balayeurs les frappe de
son balai pour leur enlever leurs péchés, et les force de promettre,
sous peine de perdre tout le bénéfice du voyage, de ne raconter ni
les événemens de la route, ni les secrets du sanctuaire. Dans les
premiers jours de l'excitation, rien ne peut arrêter la libéralité des
pèlerins envers leur guide ; mais bientôt en songeant au retour leur
munificence se ralentit, et les attentions dont ils sont l'objet dimi-
nuent en proportion. Chaque jour, ils se baignent dans un des lacs
sacrés, construits artificiellement avec des murs en maçonnerie;
l'un d'eux peut contenir jusqu'à 5,000 baigneurs, et les bords sont
couverts de personnes qui attendent leur tour d'y entrer. Au centre
du lieu consacré est un vieux banyan, la demeure d'une ancienne
divinité forestière, que les pèlerins se rendent favorable en plaçant
des fleurs rouges dans les crevasses du tronc. Un autre lieu visité
par eux est la parle du ciel; c'est là que les Indiens des basses
classes enterrent leurs morts et que les autres les brûlent.
La maladie et la mort font des ravages épouvantables parmi les
voyageurs. Pendant leur séjour à Puri, ils sont mal logés et mal
nourris. La nourriture est exclusivement préparée dans les cuisines
90/i REVUE DES DEUX MONDES.
du temple, elle consiste surtout dans du riz, 'et elle est présentée à
Jagannath pour être sanctifiée avant d'être donnée aux fidèles;
quand elle attend vingt-quatre heures, elle fermente et devient
très malsaine. Dans cet état de putréfaction, elle est abandonnée
aux mendians, qui errent par centaines autour du sanctuaire.
La mauvaise alimentation n'est pas la seule cause des maladies.
Puri est situé au bord de la mer, sur des sables marécageux; les
maisons sont construites sur des plates-formes de boue, au centre
desquelles sont des égouts pour les ordures; il s'en dégage, par des
chaleurs de !iO ou 50 degrés, des émanations dont on n'a aucune
idée dans les climats tempérés. Les maisons se composent de deux
ou trois cellules, sans fenêtres ni ventilation d'aucune sorte, dans
lesquelles les pèlerins sont entassés d'une façon révoltante pour l'hu-
manité. Chacun d'eux n'a que la place strictement nécessaire pour se
coucher, et quelquefois moins; ils ne peuvent alors s'étendre qu'à
tour de rôle. L'infection de ces maisons est incroyable, et les scènes
qui s'y passent défient toute description. Aussi n'est-il pas étonnant
que de pareilles cavernes deviennent des foyers d'épidémie cholé-
rique. Le nombre des maisons est d'environ 6,000, et celui des
pèlerins, qui est de 300,000 par an, est souvent de 90,000 à la
lois, ce qui fait en moyenne 15 ou 18 personnes par maison.
Pendant la saison sèche, beaucoup de pèlerins couchent dans la
rue, réunis par troupes, enveloppés de la tête aux pieds du vête-
ment de coton blanc qu'ils portent pendant le jour. La rosée du
matin est, il est vrai, très pernicieuse, mais la possibilité de pouvoir
passer la nuit en plein air est un moyen d'échapper à la rapacité
des logeurs. Par contre, la fi'te du char, la plus grande de l'année,
tombe au commencement de la saison des pluies. En quelques
heures, les rues deviennent des torrens ou des mares qui tiennent
en suspension les ordures accumulées pendant les chaleurs. Les
malheureux pèlerins sont alors forcés de rester enfermés dans les
maisons, où le choléra vient invariablement exercer ses ravages, où
les vivans et les malades restent couchés côte à côte sur un plan-
cher de boue et sous un toit de feuilles. Si ;misérable que soit au-
jourd'hui le sort des pèlerins, il l'était bien plus encore avant que le
gouvernement n'eût pris certaines mesures de police pour amélio-
rer leur situation. Il y a des descriptions des rues de Puri, datant
d'un certain nombre d'années, qu'on ne peut lire sans frissonner.
Les champs autour de la ville étaient couverts de cadavres dévorés
par les vautours et par les chiens sauvages; dans les rues, des mil-
liers de corps de femmes presque nus étaient entraînés par les pluies;
d'autres, collées contre les murs des maisons, attendaient sans se
plaindre leur dernier moment.
UNE PROVINCE ANGLAISE DE L INDE. 905
Mais c'est au retour que l'état des voyageurs est îe plus af-
freux. Dépouillés par les prêtres, dont la rapacité est proverbiale,
ils plient sous une charge de nourriture sacrée, qu'ils rapportent
chez eux, dans des linges souillés ou dans des pots de terre; ils
tiennent en outre une ombrelle en feuille de palmier et un faisceau
de bâtons sous les coups desquels ils ont fait pénitence à la porte
du Lion. Comme la fête du char coïncide avec le commencement
des pluies, ils ont à traverser le réseau gonflé des rivières du
Delta; ceux même qui ont assez d'argent pour payer les bacs at-
tendent parfois plusieurs jours sous la pluie qu'un bateau vienne
les prendre. Un voyageur anglais a compté, près d'une simple ri-
vière, plus de hQ cadavres corrompus et dévorés par les fourmis.
Lorsque les pèlerins ont dépensé le peu d'argent qui leu'r reste,
ils n'ont plus qu'à mourir. Quand ils traversent des villages, ils
obstruent les rues et couchent à la pluie sans abri, sous des ar-
bres, se berçant pendant la nuit d'un chant monotone et plaintif,
attendant le jour pour continuer leur pénible voyage; ceux qui
ne peuvent se relever sont abandonnés et meurent sur la route.
Chaque jour, la troupe laisse ainsi derrière elle quelques-uns des
siens; les plus heureux atteignent une station anglaise, où on les
recueille dans des hôpitaux spéciaux. Quelquefois des bandes de
voleurs enlèvent des femmes pour les revendre aux musulmans de
l'ouest. Parmi celles qui parviennent à rentrer dans leurs foyers, la
plupart ont contracté des maladies incurables, dont elles souffri-
ront toute leur vie. On n'évalue pas à moins de 10,000 le nombre
des victimes qui périssent ainsi chaque année, certaines évalua-
tions le portent même à 50,000.
Le gouvernement n'est point resté impassible devant un pareil
spectacle. Il n'essaya pas d'interdire les pèlerinages, car il eût
violé les droits en vertu desquels il est maître de l'Inde, et mé-
connu la liberté religieuse de 150 millions de sujets britanniques;
mais en Î867 il cherchait à éclairer les classes intelligentes sur les
dangers de ces pratiques. Le vice-roi envoya une circulaire aux
officiers du Bengale; malheureusement les réponses qu'il reçut ne
laissèrent aucun espoir d'arriver à une suppression volontaire. 11 ne
restait plus d'autre moyen à employer qu'une surveillance sanitaire
et l'établissement d'une quarantaine pour réduire autant que pos-
sible le nombre des victimes. Les mesures que l'on prend sont de
trois espèces : elles ont pour objet de diminuer le nombre des pè-
lerins, d'amoindrir les dangers de la route, de prévenir les épidé-
mies à Puri.
Lorsqu'une épidémie se manifeste, le gouvernement invite les
fidèles, par des avis insérés dans les journaux indigènes, à remettre
906 REVUE DES DEUX MONDES.
leur voyage, à une autre année; pendant la famine de 1866, il les a
même arrêtés sur la route et leur a fait rebrousser chemin sans que
son intervention ait été considérée comme abusive; toutefois dans
cette direction son action est très bornée. Les mesures destinées à
diminuer le danger du voyage sont plus efficaces. On a construit pour
cela le long des grandes routes des hôpitaux dans lesquels les mu-
nicipalités sont tenues de recueillir et de soigner les pèlerins hors
d'état d'aller plus loin. Les officiers anglais s'acquittent de cette tâche
avec beaucoup de zèle, et ramassent des centaines de malheureux
qui, faute de soins, mourraient dans les vingt-quatre heures. Il se-
rait désirable qu'on établît un service de patrouilles dans toute l'é-
tendue de la province; mais les frais seraient très élevés. Bien des
personnes d'ailleurs s'opposent aux dépenses de cette nature, sous
prétexte qu'il est injuste de faire payer à la communauté les con-
séquences des actes que les pèlerins commettent de leur plein gré.
11 ne faut pas perdre de vue pourtant qu'en temps de choléra c'est
la santé publique qui est en jeu. Un autre moyen d'atténuer le
danger consiste à interdire aux pèlerins l'entrée des villes et de
préserver ainsi celles-ci de l'épidémie; Cattack, la capitale d'Orissa,
autrefois régulièrement décimée, est, depuis l'application de cette
mesure, à l'abri du fléau. En dehors du cordon sanitaire, des mar-
chands vont vendre aux pèlerins la nourriture dont ils ont besoin.
Ce serait à Puri même qu'il importerait surtout de combattre le mal,
puisque c'est là qu'il prend naissance. Cependant ce n'est qu'en
1867 qu'un médecin y fut installé. Il faudrait avant tout, par l'é-
tablissement de campemens extérieurs, empêcher l'entassement des
pèlerins dans les maisons. Des baraques mobiles de bois ou de
fer, fréquemment nettoyées, répondraient à ce but. La construction
d'hôpitaux, l'exécution de certains travaux de drainage, contribue-
raient puissamment à rendre plus sain ce foyer d'infection. Ce sont
là des entreprises très dispendieuses et que le gouvernement serait
obligé de prendre à sa charge, car la ville de Puri elle-même est
très pauvre, les sommes énormes qu'apportent les pèlerins étant en-
fouies dans les coffres du sanctuaire, d'où les collecteurs n'ont au-
cun moyen de les faire sortir. On a proposé aussi de réglementer
les auberges et de les soumettre à l'inspection des officiers de santé;
mais, si l'on fermait tous les logemens insalubres, les pèlerins ne
trouveraient plus à s'abriter, et seraient forcés de rester dans les
rues. Ces mesures seraient vues d'un très mauvais œil.
Le gouvernement britannique se trouve donc ici encore en pré-
sence, d'une part, de l'ignoraace et de la méfiance du peuple,
d,ont il faut ménager les préjugés, de l'autre, des dépenses colos-
sales qu'entraîneraient les travaux publics à exécui;<^r et les me-
UNE PROVINCE ANGLAISE DE L'iNDE. 907
sures sanitaires à prendre. Toutefois il n'a pas le droit d'hésiter
plus longtemps, et il faudra bien qu'il se résigne à faire ces sacri-
fices. L'Europe entière est d'ailleurs intéressée dans la question, et
elle est en droit d'exiger qu'on prenne des mesures pour empêcher
le choléra de sortir des lieux où il est endémique et d'envahir le
monde. On ne peut admettre que l'incurie des pèlerins et le manque
de soin qu'ils ont de leur propre vie compromettent des existences
bien plus précieuses que les leurs, et deviennent un danger pour
tous les autres peuples.
III.
La province d'Orissa ne fut soumise qu'en 1803 à la domination
anglaise; jusqu'alors, elle était, au moins de nom, sous celle des
Mahrattes, peuplade musulmane qui l'opprimait et l'écrasait d'im-
pôts. Les Mahrattes ayant fait plusieurs incursions sur le terri-
toire britannique, on résolut de les expulser du delta : le duc de
Wellington (alors marquis de Wellesley) entreprit contre eux une
expédition qui le rendit maître de Gattack, la clef du delta, qu'il
conserva jusqu'à ce que la bataille de Plassey lui eût livré tout le
Bengale avec ses hO millions d'habitans. Une fois maîtres du pays,
les Anglais durent se préoccuper de trouver des gens disposés à le
cultiver, ce qui n'était pas chose facile, car la domination mahratte
avait découragé les habitans, qui s'étaient enfuis. La première règle
qu'ils s'imposèrent fut de respecter partout les mœurs et les insti-
tutions, et de ne violenter aucune croyance ; mais pour donner une
idée des difficultés en présence desquelles ils se sont trouvés, de
la complication administrative que crée pour eux la différence des
races, il suffira de dire que la seule province d'Orissa exige trois
systèmes d'administration différens. Le premier de ces systèmes
s'applique aux états qui occupent la partie montagneuse d'Orissa, et
qui sont habités par les débris des anciennes raxes autochthones dé-
possédées des terres qui avaient été leur berceau.
Parmi ces races diverses, celle des Indiens Uriyas est la plus ré-
cente et la plus civilisée; ils habitent les vallées, cultivent le sol
et monopolisent le commerce de la contrée, mais ils sont eux-mêmes
comme des étrangers au milieu des fragmens de races plus an-
ciennes. Celles-ci à leur tour appartiennent à des époques d'une
antiquité plus ou moins reculée, et diffèrent entre elles par le de-
gré de misère, de dégradation au-dessus duquel elles n'ont jamais
pu s'élever. Trois seulement ont une nationalité bien déterminée
et une histoire dans les profondeurs de laquelle on peut à la rigueur
pénétrer. Ce sont les Kols, qui s'étendent depuis Orissa jusqu'à
200 milles plus au nord, les Sava?^s, qui paraissent être les Suari
908 REVUE DES DEUX MONDES.
de Pline et les Sabarai de Ptolémée, habitant les régions presque
inexplorées comprises entre le Chilka et le Godavari, et dont plu-
sieurs débris se rencontrent jusque dans l'Inde centrale, — enfin les
Kandhs, qui habitent entre les Kols et les Savars. Ces trois peuples
sont depuis quinze cents ans établis dans les mêmes lieux, mais entre
leurs frontières des tribus étrangères et plus récentes se sont fau-
filées : c'est ainsi que les Indiens Uriyas se sont emparés des meil-
leurs territoires. Les Kols et les Savars, plus anciens que les Kandhs,
sont, aux yeux de ceux-ci, d'une classe inférieure, comme ils le
sont eux-mêmes pour les Hindous. Quelques-unes de ces tribus,
comme celle des Malhars par exemple, occupent le dernier rang
de l'échelle sociale, sans avoir pu, depuis plusieurs milliers d'an-
nées, et malgré les exemples qu'elles ont sous les yeux, en fran-
chir un seul échelon. Aujourd'hui comme il y a trois mille ans, les
Malhars n'ont pas de demeure, vivent dans les bois, couchent sous
les arbres, se nourrissent de miel, de résine et de quelques autres
produits des jungles; leurs femmes n'ont aucun vêtement, elles se
couvrent seulement de quelques feuilles qui pendent par devant et
par derrière, attachées par une corde liée autour des reins.
Les Kandhs sont bien supérieurs à ces diverses races; ils ont été
refoulés dans les montagnes par l'invasion hindoue, et jusqu'en
1835 le gouvernement anglais ne songea pas à eux. A la suite
d'une insurrection survenue à celte époque, il fut conduit à les an-
nexer à ses autres possessions, et dut s'occuper de trouver une forme
de gouvernement qui pût leur convenir. Chez les Kandhs, l'organi-
sation sociale comprend trois degrés, la famille, la branche et la
tribu. La famille est l'élémenÉ primordial de la société, la branche
est for. née par la réunion de plusieurs familles issues d'une même
souche, enfin l'agglomération de plusieurs branches qui sont sup-
posées descendre d'un ancêtre commun forme la tribu ; elle est gou-
vernée par un patriarche qui représente cet ancêtre. Dans chaque
famille, le père exerce l'autorité absolue; les fiîs, durant la vie de
leur père, ne jouissent d'aucune propriété, vivent tous sous le même
toit avec leurs femmes et leurs enfans; à sa mort, ils se séparent,
deviennent les chefs de familles indépendantes. La réunion d'un cer-
tain nombre de familles forme un village, et les chefs de ces familles
constituent l'assemblée du village, de même que l'assemblée de la
tribu est composée des chefs des différentes branches. Le patriarche
exerce en môme temps les fonctions sacerdotales, et ne jouit pour
cela d'aucun traitement ni d'aucune prérogative; il vit de la vie
commune, sans autre privilège que la considération dont il est en-
touré. Il est le protecteur de l'ordre public et l'arbitre des contes-
tations privées.
Il est admis en principe que les Kandhs sont en guerre avec
UiNE PROVINCE ANGLAISE DE l'iNDE. 909
toutes les tribus avec lesquelles la paix n'a pas été l'objet d'une
convention spéciale. La revanche du sang existe parmi eux, mais
un meurtre peut être racheté à prix d'argent. L'adultère est puni
par la mort du coupable et par le renvoi de la femme chez ses pa-
rens; le vol entraîne, pour la première fois, la restitution de l'objet
volé, et en cas de récidive le renvoi de la tribu. Quant aux terres,
elles sont au premier occupant, qui peut les cultiver sans payer de
rente à qui que ce soit. Lorsque le sol s'appauvrit , la tribu aban-
donne les villages et va s'installer ailleurs, ce qu'elle fait d'ordi-
naire tous les quinze ans.
Les deux qualités maîtresses des Kandhs sont leur fidélité et leur
valeur. De même leur hospitalité ne connaît pas de limites; l'hôte
pour eux est plus qu'un enfant, et quand un étranger arrive dans
un village, tous les chefs de famille le sollicitent de partager leur
toit; il y reste aussi longtemps qu'il le juge convenable, sans qu'on
songe jamais à le renvoyer. Leur taille élevée, leurs muscles bien
développés, leurs pieds légers, leur front large, leur lèvre pleine
sans être épaisse, leur donnent un air de force, d'intelligence, de
détermination et de bonne humeur qui dénote des compagnons aussi
agréables pendant la paix que redoutables pendant la guerre. Leur
seul vice est l'ivrognerie; aucune fête ne se passe sans que tous les
hommes soient ivres.
Le Kandh ne connaît que deux métiers, la charrue ou les armes;
il dédaigne tous les autres, qui sont exercés par des individus ap-
partenant à des races inférieures autrefois vaincues par eux, et qui
se groupent autour de leurs villages. Ces villages sont toujours
agréablement situés, au pied d'une colline boisé, ou dans une val-
lée ombragée. Ils se composent de deux rangs de maisons formant
une rue large, tortueuse et fermée aux extrémités par des barrières
de bois. Les castes inférieures groupent leurs maisons hors de ces
barrières.
La religion des Kandhs est une religion de sang. Des dieux nom-
breux et terribles habitent sur terre et sous terre, peuplent les eaux
et le ciel; ils sont en guerre permanente avec les hommes et ne peu-
vent être apaisés que momentanément au moyen de sacrifices. Cette
religion est une transition entre le culte grossier des races primitives
et l'édifice plus compliqué des croyances aryennes; elle comporte
des sacrifices humains, soit publics, soit privés. Les premiers se
font au printemps et après la moisson, ainsi qu'en temps de cala-
mités publiques; les autres ont pour objet d'attirer sur les familles
la bienveillance du dieu qu'on invoque. Les victimes sont des en-
fans de l'un ou de l'autre sexe, que des pourvoyeurs, appartenant
à la tribu des Pans, vont acheter aux pauvres Hindous. Ces victimes
910 REVUE DES DEUX MONDES.
sont bien traitées jusqu'au moment du sacrifice, que le patriarcîie
accomplit en prononçant ces paroles : nous vous avons achetés à prix
d'argent; aucun péché ne pèse plus sur nous,
La conquête de ces provinces en 1836 ne modifia en rien la con-
stitution intérieure des tribus, qui conservèrent leurs patriarches
et leurs territoires, mais qui furent reliées entre elles par le lien
supérieur du gouvernement anglais, représenté par un officier que
soutient une police respectable. Le gouvernement n'intervient que
pour empêcher les luttes sanglantes entre les tribus et pour réprimer
les crimes contre les personnes; il n'a pas même cru pouvoir empê-
cher directement les sacrifices humains; cependant il est arrivé au
même résultat par une voie détournée, c'est-à-dire en poursuivant
les pourvoyeurs d'enfans. Il leva des troupes chez les Kandhs pour
maintenir les autres tribus dans le devoir, ouvrit des routes et créa
des marchés. Aujourd'hui les négocians hindous pénètrent avec leurs
buffles chargés de sel, de coutellerie et de vêtemens jusque dans
les parties les plus reculées, et les échangent contre des teintures
précieuses et autres productions de la montagne. Ces peuplades ne
paient aucun impôt.
Le second système de gouvernement adopté par les Anglais est
celui des états tributaires. 11 consiste à laisser à la tête de chacun
de ces états leur prince héréditaire ou rajah, qui moyennant un
tribut modique s'assure la protection de l'Angleterre contre les at-
taques du dehors et contre les révoltes du dedans. 11 conserve son
autorité dans tout ce qui concerne l'administration intérieure de
l'état, juge tous les procès civils, mais ne peut infliger de peines
supérieures à sept années d'emprisonnement; les peines plus éle-
vées sont sanctionnées par le gouverneur. Il n'y a dans ces états
aucune ville, on n'y trouve que de simples villages. Les tribus agri-
coles paient une légère redevance au rajah, et jouissent de la terre
comme si elles en étaient propriétaires. Les autres errent autour des
forêts, vivant dans des huttes de feuillage; elles mettent le feu aux
jungles, font quelques récoltes de riz ou de coton, et, quand le sol
est épuisé, s'en vont plus loin recommencer la même opération. Les
efforts tentés pour les fixer ont été infructueux. Ces sauvages ne de-
mandent à la terre que ce qu'elle peut produire sans aucun travail
et passent leur temps à festoyer, à danser et à dormir étendus au
soleil devant leurs huttes. S'ils ont momentanément besoin d'ar-
gent, ils vont dans la forêt voisine, coupent quelques arbres, et les
vendent aux marchands de la plaine pour le quart de la valeur.
Ils refusent de payer aucun droit pour jouir d'une terre qu'ils con-
sidèrent comme à eux depuis le commencement et dont ils ne veu-
lent pas se laisser déposséder. Depuis quelque temps, le gouverne-
UNE PROVINCE ANGLAISE DE l'iNDE. 911
ment anglais leur fait distribuer des vètemens de coton, afin de
leur apprendre à se couvrir et de leur donner des habitudes plus
civilisées.
Le troisième système d'administration est celui qui est employé
dans la partie de la province d'Orissa comprise entre les montagnes
et la mer, partie intégrante de l'empire de l'Inde, et qui occupe
20,000 kilomètres carrés avec une population de 2 millions 1/2 d'ha-
bitans. Elle forme trois districts, ceux de Cattack, de Puri et de
Balasor, dont chacun est administré par un officier collecteur, en-
touré de quelques assistans, et qui relèvent eux-mêmes d'un com-
missaire supérieur fixé à Cattack. Le gouvernement anglais se con-
sidère ici comme propriétaire du sol, et il en exerce les droits
aussi bien que les devoirs. 11 a droit à une rente, mais il est tenu
de protéger les habitans contre toute violence armée, et d'adminis-
trer la justice.
Sous les princes hindous, Orissa était divisée en districts, à la tête
desquels étaient des fonctionnaires qui représentaient le prince,
faisaient exécuter ses ordres et rentrer les impôts. Ils détenaient
les registres des villages et avaient en main toute l'organisation
financière. Pendant la domination musulmane, la plus grande con-
fusion régnant dans l'administration, ces employés, maintenus à
leur poste, ne tardèrent pas à s'affranchir de la surveillance du
gouvernement , et finirent par transmettre leurs fonctions par voie
d'hérédité. Indépendans dans leurs domaines, ils prirent ainsi peu
à peu, sous le nom de zamindars, le caractère de véritables pro-
priétaires qui répartissaient à leur gré les taxes entre lee divers
tenanciers. Ces quasi-propriétaires exercent encore leurs fonctions
sous la domination anglaise, mais ils sont tenus de s'entendre avec
les officiers anglais pour fixer la taxe à imposer aux différens vil-
lages; ils répartissent ensuite cette taxe entre les cultivateurs avec
le concours des chefs, qui touchent eux-mêmes les impôts.
Les cultivateurs se divisent en résidans et non résidans; les
premiers ne peuvent être dépossédés de leurs terres tant qu'ils en
paient la rente; les autres sont des individus qui, trop écrasés
d'impôts dans leurs propres districts, sont allés s'établir ailleurs,
pour payer moins. Les zamindars s'efforcent en effet, par des réduc-
tions de taxes, d'attirer chez eux des étrangers, afin de mettre en
culture les terres vagues qui ne leur rapportent rien ; mais, si ces
individus paient de moindres impôts que les résidans, ils n'ont pas
la même garantie de stabilité : ils peuvent être dépossédés de leurs
terres et n'ont pas le droit de les transmettre à leurs enfans. Indé-
pendamment de ces deux catégories, les villages renferment un
certain nombre d'artisans, appartenant aux classes inférieures et
912 KEVUE DES DEUX xMONDES.
exerçant leur métier de père en fils. Quoique leurs tissus ne puis-
sent lutter contre ceux de Manchester pour le bon marché, ils sont
bien supérieurs pour la durée, et les bijoux qu'ils fabriquent à la
main ont un cachet dont ceux qui viennent d'Angleterre n'appro-
chent pas.
Si le gouvernement anglais jouit de ses droits comme proprié-
taire du sol en touchant les impôts, il n'a pas hésité d'un autre côté
à remplir ses devoirs. Avant la conquête, les Mahrattes opprimaient
le pays et ne reculaient devant aucune violence et aucune extorsion.
Depuis, des impôts réguliers ont été établis, et la sécurité publique
se trouve assurée. La contrée, qui était dévastée par les tigres et
les éléphans sauvages, en est aujourd'hui débarrassée, car la popu-
lation, qui a doublé depuis cinquante ans, a transformé les jungles
en champs de riz et chassé ces animaux de leurs anciennes re-
traites. L'administration de la province, qui comprend la justice, la
police, la construction de routes, coûte annuellement au gouverne-
ment 8,700,000 francs, sans compter 33 millions de francs employés
jusqu'ici à l'ouverture des canaux.
Les progrès moraux n'ont pas été moindres que les progrès ma-
tériels. Pendint des siècles, la population d'Orissa, éminemment
religieuse, était en même temps très ignorante. Les brahmanes
monopolisaient l'instruction, et nulle part la séparation des castes
n'était plus marquée. Des hommes ayant les mêmes occupations
sont quelquefois séparés par un tel abhne social que tout contact
entre eux est une souillure; celui de la caste supérieure ne peut se
servir d'un objet fabriqué par un homme d'une caste inférieure sans
avoir purifié cet objet en lui faisant toucher la terre. Les mission-
naires protestans ont commencé à lutter contre ces préjugés; par
leurs écoles et leurs écrits, ils ont fait pénétrer dans la population
de nouvelles idées et ont ouvert aux intelligences un nouvel horizon.
Pendant la famine de 1866, ils ont recueilli des milliers d'orphe-
lins qu'ils ont sauvés de la mort, et qu'ils élèvent dans la religion
chrétienne. Jusqu'en 1838, il n'existait pas d'école digne de ce nom;
quiconque savait écrire une sentence sur une feuille de palmier
passait pour un lettré. A cette époque, le gouvernement ouvrit à
Puri une école anglaise et une école de sanscrit, depuis il en a
créé plusieurs autres; mais jusqu'en 1869 ces tentatives furent
contrecarrées par les brahmanes, dont elles diminuent l'influence.
Cependant aujourd'hui ces écoles sont plus suivies, et l'instruction
tend à se généraliser, comme le prouve le nombre des lettres mises
à la poste, qui en 1870-1871 s'est élevé à 348,872. Toutes ces
améliorations exigent de grandes dépenses, et celles-ci rendront
nécessaires de nouveaux impôts. C'est là un des problèmes les plus
UNE PROVINCE ANGLAISE DE l'INDE. 913
ardus que l'administration anglaise ait à résoudre. C'est surtout
de la question de salubrité qu'il devra se préoccuper. La dyssen-
terie, le choléra, les fièvres, sont des maladies endémiques dans le
delta, et il ne peut en être autrement avec le genre de vie que
mènent les habitans. Beaucoup de villages sont au milieu des ma-
rais, et pendant plusieurs mois une partie du pays est noyée; Teau
à boire, pondant les chaleurs, est chargée de détritus organiques et
de matières insalubres, La mauvaise nourriture des habitans ne
leur permet pas de résister à l'influence délétère des miasmes qu'ils
respirent; la graisse leur fait absolument défaut, et le sol est in-
suffisant à entretenir la charpente humaine. La cachexie succède
aux fièvres, et , le corps aflfaibli, la face bouffie, ils deviennent in-
capables d'aucun efTort physique ni moral, La maladie la plus
remarquable est l'éléphantiasis, qui afTecte également les hommes,
les femmes et les enfans; elle consiste dans un accroissement anor-
mal des extrémités, accompagné d'accès de fièvre et d'inflammation
des glandes lymphatiques. La petite vérole fait également de grands
ravages, car les Indiens repoussent la vaccine.
On voit, par ce qui précède, en présence de quelles difficultés
se trouve le gouvernement anglais dans l'Inde, et à quelles dé-
penses il est entraîné pour assurer sa domination. C'est un lieu-
commun de dire que, si la race anglo-saxonne est plus apte à
coloniser que toute autre, c'est parce qu'elle refoule les indigèries,
auxquels elle se substitue. Nous venons de voir que, loin de re-
pousser les Indiens et de les anéantir, l'Angleterre s'efTorce au con-
traire de leur conserver leur autonomie, et qu'elle exerce autant
que possible son autorité par l'intermédiaire des chefs indigènes.
Nous avons vu aussi que le système d'abstention qu'elle voulait
pratiquer d'abord a des limites, que tous les jours de nouveaux
intérêts surgissent qui l'obligent à intervenir de plus en plus direc-
tement. C'est la salubrité publique à sauvegarder, des voies de
communication à ouvrir, les inondations à prévenir, les famines à
conjurer, des écoles à créer pour répandre l'instruction dans le
peuple, la sécurité des personnes à assurer au moyen d'une police
organisée, en un mot ce sont tous les services que réclament les
peuples civilisés qu'il faudra successivement établir. L'Angleterre a
conquis l'Inde par la force, son honneur exige qu'elle la conquière
aujourd'hui sur les fléaux qui en compromettent l'existence. N'est-ce
pas le cas de rappeler le mot de Wellington : « ce serait un crime
que de mal gouverner l'Inde; mais c'est la ruine que de la gou-
verner bien. »
J. Clâvé.
TOîJE rm. — 1873. 58
LES NOUVELLES THEORIES
SUR LES FERMENS
ET LES FERMENTATIONS
I. Reelierches sur la fermentalion, par M. Dumas, IS'Ta. — II. Etudes sur le vin; ses mala-
dies, causes qui les provoguent, par M. Pasteur, 1872. — III. Notions générales de zymolo-
gie, par M. Monoyer, 1873. — IV. Discussions récentes à l'Académie des Sciences de Paris
entre MM. Pasteur, Trécul et Frémy. — V. Travaux récens de MM. Béchamp, Blondeau,
Bouley, Chauveau, Davaine, Engel, Liebig.
I.
Jusqu'à ces derniers temps, toutes les fermentations étaient con-
sidérées comme produites par la décomposition spontanée d'une
matière organique au sein du liquide fermentescible. On disait
qu'au contact de l'air cette matière organique éprouve une alté-
ration particulière qui lui donne le caractère de ferment; on voyait
en celui-ci un agent capable de communiquer un mouvement de
décomposition. La levure de bière, il est vrai, était depuis long-
temps connue : on savait qu'elle est formée de cellules, qu'elle
est organisée; mais on n'établissait point de solidarité entre cet
état d'organisation et les phénomènes de fermentation qu'elle dé-
termine au sein des liquides sucrés tels que le jus de raisin ou le
moût de bière. Turpin et après lui Cagniard-Latour, dans le pre-
mier tiers de ce siècle, avaient essayé vainement de démontrer
l'existence d'une pareille solidarité; on refusa toujours de voir dans
la fermentation alcoolique autre chose qu'une opération analogue à
toutes les décompositions lentes rangées parmi les fermentations.
On a reconnu de nos jours que la fermentation alcoolique, au Tieu
LES FERMENS ET LES FERMENTATIONS. 915
d'être une exception, est au contraire le type même des phéno-
mènes dont il s'agit ici, que les cellules de levure, au lieu d'y
être indifférentes, y jouent un rôle essentiel, enfin que dans toutes
les fermentations il intervient des organismes inférieurs, des cor-
puscules microscopiques plus ou moins analogues à ceux de la le-
vure. Tel est du moins le premier résultat des recherches accom-
plies dans ces quinze dernières années par plusieurs savans, au
premier rang desquels il convient de citer M. Pasteur.
C'est par l'étude de la fermentation alcoolique que M. Pasteur a
commencé, en 1858, la série de ses travaux. 11 a mis hors de doute
que, dans le cas du jus de raisin et du moût de hière, aussi bien que
dans celui de tout liquide sucré abandonné à l'air, la production
plus ou moins rapide d'alcool est toujours corrélative du dévelop-
pement d'un champignon microscopique, composé de globules ar-
rondis mesurant quelques millièmes de millimètre. Ces globules,
connus sous le nom de levure de bière ^ se multiplient dans le
liquide en fermentation aux dépens des matières organiques qui y
sont contenues et déterminent, par les échanges nutritifs auxquels
ils donnent lieu, la décomposition du sucre en alcool, acide carbo-
nique, acide succinique et glycérique. Tels sont les quatre produits
coiJStans de la fermentation alcoolique. Le sucre est l'aliment du
gl obule de levure; ces produits en sont les excrétions. On ne con-
naît pas encore les lois du mécanisme intérieur qui les élabore.
Tout porte à croire cependant que les cellules de levure sécrètent
une sub.stance plus ou moins analogue à celles qui, chez les ani-
maux supérieurs, opèrent le phénomène de la digestion. La fermen-
tation alcoolique serait ainsi une espèce de digestion intra- globu-
laire du sucre.
M. Dumas, qui a marqué, il y a un demi-siècle, son entrée dans
la carrière des sciences de la nature par de mémorables décou-
vertes de physiologie microscopique, est revenu depuis peu à des
études du même ordre, justement à propos des fermentations. 11 a
entrepris à ce sujet, dans le laboratoiie de M. Pasteur, à l'École
normale, des recherches dont les résultats publiés tout récemment
témoignent que l'illustre savant n'a perdu ni sa sûre industrie
dans l'institution expérimentale, ni son lucide génie dans la con-
ception doctrinale. M. Dumas a cherché, entre autres choses, à dé-
terminer la force décomposante, le degré d'activité propre à chaque
cellule de ferment alcoolique. Il a mesuré pour cela la quantité de
sucre décomposé dans un temps donné par un certain poids de le-
vure de bière, et il a trouvé, — après avoir établi préalablement
qu'il y a environ 2,772,000 cellules dans un millimètre cube de
cette levure, — que la force de iOO milliards de cellules représente
l'énergie capable de décomposer 25 centigrammes de sucre en une
916 REVUE DES DEUX MONDES.
heure. Si l'on essayait, d'après cette évaluation, d'exprimer en
chiffres le nombre de cellules qui sont employées à produire le vin,
la bière et le cidre que nous consommons chaque année, dit M. Du-
mas, on ferait reculer même les astronomes.
Ce rôle d'agent capable de provoquer la décomposition du sucre
et la formation consécutive de l'alcool n'appartient pas exclusive-
ment aux cellules de la levure de bière. Plusieurs agens chimiques
peuvent aussi le remplir; certaines cellules végétales y sont égale-
ment propres. Lorsque les fruits sont placés dans un milieu plein
d'oxygène, ils absorbent ce gaz, et donnent lieu à un dégagement
d'acide carbonique; si au contraire on les abandonne dans le gaz
acide carbonique ou dans un autre gaz inerte, ils déterminent une
production d'alcool. Les fruits restent fermes, durs, n'éprouvent
aucune modification extérieure, mais le sucre qu'ils contiennent se
transforme partiellement en alcool. Gomment expliquer le phéno-
mène? Dans l'air ordinaire, la cellule du fruit se nourrit d'oxygène;
si ce dernier gaz vient à lui manquer, elle est obligée d'emprunter
des matériaux nutritifs au liquide qui la baigne, c'est-à-dire au jus
sucré. Ce dernier est alors décomposé. M. Pasteur a reconnu qu'une
fermentation alcoolique semblable a lieu dans d'autres organes
végétaux, par exemple dans les feuilles, et, dans tous les cas, il a
constaté que le phénomène est dû aux cellules elles-mêmes du vé-
gétal, et non point à des globules de levure. Loin de compromettre
la doctrine physiologique de la fermentation, ces faits singuliers
concourent à l'affermir, tout en lui donnant un caractère plus pro-
fond et plus général.
On vient de voir que la fermentation du sucre donne de l'alcool.
Ce dernier, lorsqu'on le place au contact de certaines substances
poreuses, comme la mousse platine par exemple, peut absorber
l'oxygène de l'air et se transformer, par oxydation, en acide acé-
tique. C'est un phénomène de ce genre qui a lieu quand le vin s'ai-
grit. L'alcool contenu dans le vin est converti en acide acétique.
Seulement l'agent de cette transformation est ici une plante mi-
croscopique constituée par de petits globules allongés, mesurant
quelques millièmes de millimètre. Ces globules, ces mycodermes
se développent à la surface du vin laissé à l'air libre, et y forment
une couche dont le rôle est d'emmagasiner une certaine quantité
d'oxygène qui est employée ensuite à déterminer l'acétification du
liquide. Cette couche, qu'on appelle la mère de vinaigre^ n'agit
qu'autant qu'elle communique avec l'air. Sitôt qu'on la submerge,
elle devient inefficace, et l'acétification s'arrête. La formation du
vinaigre dans la fermentation acétique se réduit donc à une oxy-
dation de l'alcool, dans laquelle des cellules microscopiques sont.les
véhicules de l'oxygène.
LES FERMENS ET LES FERMENTATIONS. 917
Quand le lait tourne et s'aigrit, le phénomène est dû aussi à la
formation d'un acide, l'acide lactique. Ce corps provient du dé-
doublement du sucre contenu dans le lait, et ce dédoublement est
encore une fermentation. L'être microscopique qui la provoque af-
fecte plusieurs formes; tantôt il est constitué par des cellules qui
présentent beaucoup d'analogie avec la levure de bière, tantôt il
consiste en bâtonnets droits extrêmement ténus. Le lait renferme
en outre du caséum, c'est-à-dire la substance qui compose le fro-
mage. Or, lorsque, dans le lait, la fermentation du sucre est termi-
née, celle du caséum commence. Après Tacide lactique, il se produit
de l'acide butyrique. En examinant au microscope le caséum qui
se transforme en acide butyrique, on y remarque de petits bâton-
nets dont la largeur est de deux millièmes de millimètre, et la
longueur de deux à cinq fois plus grande; c'est le ferment bu-
tyrique, lequel, concurremment avec d'autres végétaux microsco-
piques, détermine, dans les divers fromages, la production lente
do l'acide butyrique et de quelques acides analogues, non moins
odorans. Enfin, pour citer un dernier exemple, lorsque l'urine se
décompose et donne lieu à un abondant dégagement de gaz am-
moniacaux, cela résulte encore d'une fermentation : sous l'influence
de cellules plus petites que celles de la levure de bière, l'urée
contenue dans l'urine se transforme en carbonate d'ammoniaque,
qui rend le liquide très alcalin et lui communique une odeur très
forte. Bref, les fermentations que nous venons de caractériser, et
bien d'autres du même genre, sont solidaires de la nutrition
et du développement d'êtres microscopiques, dont la dimension
moyenne est de quelques millièmes de millimètre, et qui se pré-
sentent sous la forme tantôt de globules sphéroïdes ou ovoïdes (my-
codermes, torulacées), tantôt sous la forme de bâtonnets droits,
incurvés ou flexueux (vibrions, bactéries). Ces petits êtres engen-
drent le ferment au sein même du liquide fermentescible au fur et
à mesure qu'ils s'y multiplient.
Il est une autre classe de fermentations où l'on ne constate point
d'intervention immédiate de corpuscules figurés. Ainsi la fermen-
tation diastasique consiste dans la transformation de l'amidon en
sucre sous l'influence d'une matière amorphe, jaunâtre, qu'on ap-
pelle la diastase. La fermentation amygdalique est celle où l'amyg-
daline devient de l'essence d'amandes amères par l'effet d'un fer-
ment analogue qu'on appelle la synaptàse. La première s'accomplit
dans l'embryon végétal lorsque la matière amylacée de la graine y
est changée en un sucre soluble qui imprègne les tissus naissans de
la plante. La seconde a lieu lorsqu'on broie des amandes amères
avec de l'eau. Au contact de ccliquide, le mélange de ces graines
inodores acquiert l'odeur caractéristique de l'essence d'amandes
938 REVUE DES DEUX MONDES.
amères; mais celle-ci provient de la fermentation de l'amygdaline.
On considère aussi comme des fermentations un certain nombre de
phénomènes analogues qui peuvent être réalisés dans les vaisseaux
d'un laboratoire et se réalisent constamment dans les organismes
vivans, et dont la cause est une substance zymotique. Il existe par
exemple dans la salive un principe qu'on appelle la ptyaline, et qui,
comme la diastase, transforme la matière amylacée en sucre (1). Le
suc gastrique contient un autre principe, la. pepsine, dont l'elfet est
de liquéfier les matières albuminoïdes pour les mettre en état d'être
absorbées. Le suc pancréatique renferme un principe qui agit d'une
manière semblable. La digestion se ramène ainsi à une série de
fermentations, comme l'avaient justement pressenti les anciens chi-
mistes. Ces phénomènes divers ont, aussi bien que ceux où inter-
viennent des organismes, les deux caractères généraux des fer-
mentations : ils ne s'accomplissent que dans certaines limites de
température, et le poids de la matière fermentescible est toujours
bien supérieur à celui du ferment suffisant pour la décomposer.
En résumé, les fermentations provoquées dans certains milieux,
par le fait du développement et de la nutrition de microzoaires ou
de microphytes déterminés, présentent un ensemble de caractères
bien définis. Elles suivent docilement toutes les variations qui peu-
vent survenir dans l'activité physiologique des êtres microscopiques
contenus dans le liquide. Celui-ci ne fermente pas immédiatement;
il attend plus ou moins, et le mouvement moléculaire s'y accuse
graduellement. Le phénomène est évolutif. Yoilà, ce semble, ce qui
caractérise les fermentations alcoolique, lactique, acétique, buty-
rique, glycérique, putride, bref, toutes celles que M. Pasteur a étu-
diées avec une rigueur si décisive. En est-il de même de la trans-
formation des matières amylacées en sucre sous l'influence de la
diastase ou de la ptyaline, de la dissolution des substances protéiques
par la pepsine, de la métamorphose de l'amygdaline en essence
d'amandes amères au contact de la synaptase? Évidemment non.
Ces phénomènes ont une physionomie différente; ils ne présentent
point de phases évolutives. Sans doute, ils demandent un certain
temps pour s'accomplir, mais ils s'accomplissent tout d'une pièce
et sans rapport avec l'air ambiant.
Ces différences entre les deux classes de fermentations tiennent
manifestement à ce que dans la première le phénomène est subor-
donné aux conditions et aux progrès de la vie des corpuscules or-
ganisés qui élaborent le ferment au sein même des liquides fermen-
(1) La salive est d'ailleurs le siège d'autres fermentations. Sous l'influence d'une
espèce de bactérie très allongée {leptothrix), les détritus amylacés et albuminoïdes
s y transforment en acide lactique, lequel joue, comme l'ont montré les expériences
de M. le docteur Magitot, un grand rôle dans la carie dentaire.
LES FERMENS ET LES FERMENTATIONS. Pi9
tescibles, tandis que dans la seconde le phénomène est déterminé
par un ferment tout formé, tout préparé. Mais ce dernier ferment
n'est pas moins d'origine organique; lui aussi provient d'êtres vi-
vans, végétaux ou animaux. Soit qu'il émane, comme la diastase,
des jeunes cellules de la graine, soit qu'il provienne, comme la
pepsine, d'un travail accompli dans l'appareil digestif, il est l'ou-
vrage de la vie, aussi bien que s'il avait été fabriqué par des glo-
bules de levure ou des faisceaux de bactéries. Ainsi les ressorts effec-
tifs de toutes les fermentations sont les mêmes. Tous les fermens
sont au fond semblables, qu'ils soient procurés directement au
liquide fermentescible par les corpuscules microscopiques qui l'ha-
bitent, ou qu'ils émanent de corpuscules qui habitent ailleurs. La
vraie doctrine des fermentations est là.
Il est permis dès lors de considérer les fermens comme les pro>
duits d'une fécondité intra-cellulaire, comme des sécrétions élabo-
rées par ces myriades de corpuscules infiniment petits, les uns
serrés, pressés, condensés dans les organes palpables des animaux
et des plantes, les autres libres et mobiles, disséminés, comme
nous le verrons, dans l'espace immense et intangible. L'énergie
qui caractérise les microphytes et les microzoaires appartient aussi
aux élémens microscopiques des trames vivantes des animaux su-
périeurs. Il faut élever cette propriété, jusqu'ici particulière, à la
dignité d'attribut universel et fondamental des cellules organisées.
Il faut voir dans les transmutations et les opérations les plus com-
plexes de la nutrition, chez les espèces supérieures, la même in-
dustrie et les mêmes forces primitives que dans la subtile activité
des humbles et imperceptibles monades.
Sans doute les corpuscules de diverses espèces auxquels on ra-
mène en dernière analyse les animaux et les plantes, de toute
sorte et de tout degré, ne sont pas identiques. Chaque espèce a sa
structure propre, son énergie spécifique, son mode de nutrition,
ses sécrétions déterminées, caractères qui sont d'ailleurs variables
avec les milieux et les circonstances. Cependant on peut signaler
plus d'une analogie intéressante entre certaines de ces espèces qui
paraissent remplir des fonctions bien distinctes et occuper des
rangs bien différens dans l'immense concert des monades de vie.
Les cellules des fruits, placées dans certaines conditions, se com-
portent, on l'a déjà vu, comme celles de la levure de bière : les
unes et les autres décomposent le sucre et donnent de l'alcool. Il
est permis de rapprocher, non moins étroitement, comme l'ont fait
M. Blondeau et M. Pasteur, les mycodermes acétiques et les glo-
bules du sang : les uns et les autres servent de véhicule à l'oxy-
gène, les premiers pour la combustion lente de l'alcool, .les autres
pour la combustion lente des matières aibuminoïdes des tissus ani-
tȔO REVUE DES DEUX MONDES.
maux. Il est même probable qu'il y a dans les mycodermes un prin-
cipe analogue à l'hémoglobine du globule sanguin et doué d'une
affinité particulière pour l'oxygène (1). Quoi qu'il en soit, les rap-
prochemens de ce genre ouvrent une voie nouvelle à la physiolo-
gie. Gomme celle-ci se ramène en définitive à l'explication de ce
qui a lieu dans les élémens microscopiques des organes, il est évi-
dent que rien ne lui saurait être plus salutaire que l'étude de ces
organismes uni-cellulaires, où les phénomènes sont d'une simpli-
cité extrême, où la vie est réduite en quelque sorte à ses facteurs
premiers. Il est de plus en plus manifeste que le progrès de la con-
naissance des animaux supérieurs est étroitement lié à celui de la
connaissance des mécanismes nutritifs dans les unités rudimentaires
de la vie, dans les plus petits êtres qu'il nous soit donné de con-
templer.
II.
D'où viennent maintenant ces corpuscules organisés microscopi-
ques auxquels nous avons vu qu'il fallait attribuer un grand nombre
de métamorphoses de la matière organique? Les opinions sont en-
core aujourd'hui partagées sur ce grand problème. Ni les observa-
tions longues, ni les expériences minutieuses, ni les débats appro-
fondis, n'ont manqué. Cependant les uns croient toujours que ces
corpuscules naissent par génération spontanée au sein des liquide^
fermentescibles, les autres affirment et prétendent démontrer qu'ils
viennent de germes contenus dans l'air. Assurément la première
opinion n'a en soi rien de contradictoire et d'impossible. Ceux qui
la repoussent par la question préalable, au nom de je ne sais quelle
doctrine mystique de la vie, ne méritent même pas d'être écoutés
dans l'enquête. Il aurait pu se faire que des êtres organisés naquis-
sent de toutes pièces dans un milieu destitué d'organisation ; mais
l'expérience prouve que cela ne se fait pas. Il faut donc recevoir
l'autre opinion, l'opinion panspermiste, c'est-à-dire admettre que
les germes des végétaux et animaux microscopiques, auxquels sont
liés tant de fermentations et de corruptions, existent dans l'air. C'est
une des conclusions et peut-être la plus légitime et la plus féconde
des belles études de M. Pasteur.
M. Pasteur en a la gloire justement parce qu'il n'en a pas la
priorité. En effet le premier qui a eu cette idée n'en a pu avoir et
n'en a eu qu'une confuse intuition ; il n'en a pu mesurer ni l'impor-
tance ni les conséquences. L'importance et les conséquences d'une
grande idée, quelle qu'elle soit, n'apparaissent que quand celle-ci,
(i) Il serait aisé de vérifier si les mycodermes acétiques se comportent comme les
globules de sang, soit en présence de l'oxyde de carbone, soit avec le spectroscope.
LES FERMONS ET LES FERMEKTATIOiNS. 9*21
ayant déjà subi une certaine évolution, acquiert la précision, la cer-
titude et la solidité qu'une longue expérience peut seule lui con-
férer. Il faut qu'une conception ait déjà un certain âge dans la
science pour y prendre une certaine autorité, et procurer de la
gloire à ceux qui en comprennent et en font comprendre toute la
grandeur et toute la vertu. Depuis longtemps la circulation du sang
était entrevue dans les écoles de physiologie quand Harvey la dé-
montra avec une complète rigueur. Depuis longtenips la gravitation
était pressentie et cherchée quand Newton en donna le système
parfait. De même la conception panspermiste, délaissée et mécon-
nue depuis ceux qui la formulèrent jadis, — et parmi lesquels As-
tiei- (1813) doit être surtout rappelé, — n'a été établie définitive-
ment de nos jours que grâce aux expérimentations de M. Pasteur.
Les expériences de M. Pasteur, multipliées et variées de mille ma-
nières, se ramènent toutes à rechercher comparativement ce que de-
vient un même liquide fermentescible au contact de l'air ordinaire,
rempli de poussières, et au contact de l'air purifié. M. Pasteur place
par exemple une certaine quantité d'un liquide éminemment alté-
rable dans des ballons de verre à l'intérieur desquels on peut faire
passer un courant d'air. La fermentation et le développement de pe-
tits organismes ne tardent pas d'avoir lieu dans les ballons où circule
de l'air ordinaire; mais si l'air qu'on y dirige a préalablement traversé
un tampon de coton, on n'observe aucune altération du liquide.
Lorsque le volume d'air qu'on a filtré ainsi à travers le coton est
considérable, celui-ci est imprégné de tant de poussières qu'il en
devient noir. Or ces poussières contiennent, outre un grand nombre
de particules minérales et de détritus variés, des spores et des
germes à fermons; la preuve, c'est qu'il suffit d'en semer la moindre
quantité dans la liqueur pure pour y déterminer la fermentation.
Voici une expérience d'un autre type. M. Pasteur, au moyen d'une
disposition ingénieuse, retire et fait arriver, dans une ampoule de
verre remplie d'air pur, le jus de l'intérieur d'un grain de raisin, de
façon que ce jus ne communique durant la manipulation ni avec la
surlace du grain, ni avec l'air atmosphérique. Le jus ainsi obtenu
n'éprouve pas trace de fermentation; il reste inaltéré tant que l'am-
poule est fermée; mais, si l'on vient à ouvrir celle-ci ou à en mélan-
ger le contenu avec quelques gouttes d'eau ayant servi à laver
l'extérieur du grain , la fermentation s'y établit immédiatement.
C'est que la surface des grains de raisin est toujours recouverte de
germes de levure, alors môme que les grappes ont été soumises
à l'action de pluies persistantes. Ici donc la fermentation est due
manifestement aux germes en suspension dans l'air ou déposés à la
surface des grains et du bois de la grappe. M. Pasteur extrait par
un procédé analogue du sang des veines d'un animal, et l'introduit
922 REVUE DES DEUX MONDES.
dans un ballon au contact de l'air pur. Ce sang reste frais pendant
des années. En somme, M. Pasteur affirme et démontre expéri-
mentalement que le jus de raisin, le lait, l'urine, le sang et tous les
liquides les plus altérables dans les conditions ordinaires sont in-
capables de fermenter dans l'air pur, c'est-à-dire débarrassé des
corpuscules qu'il contenait.
M. Pasteur a fait encore une autre série d'expériences. Il a pro-
voqué le développement des fermens dans des liqueurs privées de
matières albuminoïdes. Avant ses recherches, on croyait que les
cellules observées dans la fermentation du jus de raisin provien-
nent de la métamorphose des matières albuminoïdes contenues
dans ce suc naturel. M. Pasteur prépare une solution de sucre, de
tartrate d'ammoniaque et de quelques autres sels, et y sème quel-
ques globules de levure. Ces globules bourgeonnent, se dévelop-
pent et se multiplient dans ce milieu artificiel tout aussi bien que
dans le jus de raisin. On croyait de même que dans la fei'mentation
acide du lait le ferment est un produit de l'altération du caséum.
M. Pasteur démontre l'inanité de cette hypothèse en réalisant la
culture du ferment lactique dans un liquide artificiel, ne renfer-
mant pas trace de caséum. Ces expériences, fort délicates, n'ont
pas contribué seulement au succès de la panspermie, elles sont en-
core d'un grand prix pour la physiologie végétale (l).
On a fait à M. Pasteur, au sujet de ses théories sur l'origine des
fermens, un grand nombre d'objections auxquelles il a presque
toujours répondu par des faits rigoureux et par des argumens so-
lides, bien que parfois il se soit donné, vis-à-vis de ses adver-
saires, le tort d'être âpre et dédaigneux dans la dispute. La vérité
est assez forte pour être plus indulgente et charitable envers l'erreur.
Les principales de ces objections ont roulé, il faut le dire, sur des
problèmes qui ne touchent point au fond même du débat entre l'hé-
térogénie et la panspermie. M. Trécul, l'habile et éminent micro-
graphe, M. Béchamp et d'autres ont démontré par exemple que
M. Pasteur se trompe sur les évolutions et les transformations que
subissent les miciophytes dans les milieux fermentescibles. Cer-
tainement M. Pasteur a commis à ce sujet plus d'une erreur, et il
existe probablement entre certains corpuscules à ferment plus de
parenté qu'on ne le croit au laboratoire de l'École normale; mais
cela ne change rien au caractère fondamental de la doctrine. —
On fait remarquer aussi que des corpuscules, ayant une structure
déterminée, peuvent naître de toutes pièces, sans germes, dans
certains liquides. Assurément, mais à la condition que ces liquides
(1) M. Raulin, un des élèves les plus distingués de M. Pasteur, a obtenu de son côté
le développement de plusieurs espèces de moisissures dans des milieux artificiels.
LES FERMENS ET LES FERMENTATIONS. 923
soient vivans. Sans doute le cambium des végétaux, le blastème des
animaux, et en général toutes les liqueurs protoplasmiques, sont
des lieux féconds d'éclosion où se développent spontanément les
cellules et les fibres des trames vivantes. C'est ainsi que les pre-
miers élémens de l'embryon apparaissent dans l'ovule des ani-
maux. Les travaux de M. Robin, de M. Trécul, de MM. Legros et
Onlmus, et d'un grand nombre d'autres observateurs, sont d'ail-
leurs à cet égard péremptoires; mais la vie appartient à ces proto-
plasmas; ils dépendent d'un système organisé. C'est à l'abri de
l'air, c'est dans les profondeurs de l'organisme qu'ils travaillent à
la création des corpuscules microscopiques. Qu'on les place au
contact de l'air pur, dans les ballons de M. Pasteur, et alors ils se-
ront inféconds.
On objecte enfin à M. Pasteur que, si les germes de tous les mi-
crophytes et microzoaires sont dans l'atmosphère, on doit les y re-
trouver et les y reconnaître. Or, en examinant les poussières de
l'air au microscope, on ne découvre point, tant s'en faut, tous les
rudimens de cette flore et de cette faune infiniment petite dont les
fermentations et les putréfactions de la matière organique attestent
l'existence. M. Pasteur n'a jusqu'ici opposé à cet ai-gument que le
témoignage de ses expériences, lesquelles démontrent qu'au con-
tact de l'air purifié ni les fermentations, ni les putréfactions ne sont
possibles. Cela suffit à la rigueur, mais on peut aller plus loin. De
ce que beaucoup de germes ne sont pas visibles au microscope, on
ne saurait aucunement conclure qu'ils n'existent point. D'abord on
en constate avec certitude un certain nombre d'espèces dans les
poussières atmosphériques. II est par conséquent permis de présu-
mer que, si les autres échappent à notre œil armé de verres gros-
sissans, cela prouve simplement qu'ils sont plus petits que les pre-
miers; mais peut-être n'est-ce pas ainsi qu'il convient de voir le
problème. Nous pensons que les germes visibles sont des excep-
tions, c'est-à-dire des êtres déjà parvenus à un certain degré de
développement, et qu'en réalité tous les vrais germes sont d'une
dimension à jamais inaccessible à l'observation microscopique,
même si l'on supposait les lentilles beaucoup plus puissantes en-
core qu'elles ne sont aujourd'hui. Le microscope ne nous permet
guère d'apercevoir que des points ayant au moins un dix-millième
de millimètre. Les germes primitifs de la vie ne doivent pas même
approcher d'un millionième de millimètre (i). La physique et la
métaphysique prouvent qu'il faut renoncer ici à mesurer et à esti-
mer les choses d'après la capacité de nos sens bornés. Il faut faire
(1) Plusieurs physiciens éminens attribuent la couleur bleue de l'atmosphère à la
réflexion de la lumière par ces germes qu'il est impossible d'apercevoir directement.
024 REVUE DES DEUX MONDES.
effort pour suivre avec l'œil de l'esprit les grandeurs constam-
ment décroissantes, ne pas s'arrêter là où l'imagination est épui-
sée, et reconnaître enfin combien sont reculées les limites du mi-
crocosme. Quand cette faculté de nous étendre au-delà des bornes
de notre nature, qui est une des plus belles prérogatives de notre
entendement, ne nous abandonne point, nous arrivons à nous re-
présenter les monades vitales de Leibniz, les molécules organiques
de Buffon, à comprendre l'existence des proto-organismes répandus
dans le monde par milliards de milliards, et à concevoir l'infini-
ment petit dans l'infiniment petit.
Ainsi, de même que l'univers infini où roulent les sphères est
rempli de particules invisibles d'une matière subtile à laquelle les
physiciens et les astronomes donnent le nom à'éther et qui est le
seul moyen de comprendre les phénomènes cosmiques, l'univers fini
où se déploie l'organisation est rempli de corpuscules également in-
visibles, formant ce que l'illustre Ehrenberg appelle la voie lactce des
organismes inférieurs, et non moins nécessaires pour expliquer les
opérations dont nous venons de tracer l'ensemble. De même qu'il y
a un éther destitué de vie, il y a un éther doué de vie, un éther vi-
tal. L'un et l'autre sont incontestables; ils passent la raison, mais la
raison ne saurait s'en passer. Ils échappent à la prise immédiate de
l'expérience; cependant l'expérience ne permet pas d'y échapper.
Ils sont invisibles, et sans eux il n'y aurait point de choses visibles.
L'esprit y adhère d'une adhésion énergique, peut-être parce qu'il
se sent avec eux une secrète et mystérieuse affmité, peut-être parce
qu'il est au fond de même essence.
III.
Notre atmosphère est donc le réceptacle de myriades de germes
d'êtres microscopiques qui jouent dans le monde organisé un rôle
coHsidérable. Agens pénétrans de corruption, sinistres ouvriers de
maladie, ils épient sans cesse l'occasion de s'insinuer dans l'économie
des plantes et des animaux pour y provoquer des désordres plus où
moins graves. Souvent la vie leur résiste ou leur échappe, mais
rien ne saurait leur en disputer les dépouilles. Le cadavre est leur
aliment naturel; la mort est leur laboratoire de prédilection. C'est
là que ces êtres infimes accomplissent leur destinée vraiment gran-
diose dans le drame éternel du renouvellement des existences or-
ganiques.
Quand la fine pellicule qui recouvre les fruits sucrés se déchire
en un point, la porte est ouverte aux germes atmosphériques. Des
cellules à ferment pénètrent à l'intérieur du fruit, et y provoquent la
fermentation du sucre, c'est-à-dire la formation d'un peu d'alcool;
LES FERMENS ET LES FERMENTATIONS. 925
celui-ci à son tour est susceptible d'éprouver la fermentation acé-
tique et de donner à la pulpe une saveur acide. Enfin la pulpe elle-
même est détruite par diverses moisissures. Lorsqu'un fruit se gâte
et acquiert un goût plus ou moins désagréable, cela tient donc à
l'intervention de cellules à ferment d'origine atmosphérique, et à la
production de matières alcooliques ou acides. Un habile micro-
graphe, M. Engel, qui a étudié récemment avec soin ces phéno-
mènes, a trouvé que les cellules à ferment qui déterminent ainsi
la fermentation alcoolique des sucs de fruits présentent quelques
légères différences d'un fruit à un autre et n'ont pas non plus les
mêmes caractères morphologiques que celles du moût de raisin ou
du moût de bière. Il se forme ici des variétés, correspondantes aux
milieux divers dans lesquels se fait la nutrition du petit champi-
gnon.
Les champignons microscopiques de l'atmosphère jouent un rôle
non moins intéressant dans l'altération des vins. Ceux-ci s'aigris-
sent, tournent, deviennent filans et huileux , ou encore acquièrent
une amertume prononcée. Toutes ces maladies tiennent au déve-
loppement de divers microphytes reconnus et décrits par M. Pas-
teur; toutefois ce savant ne s'est pas borné à déterminer la nature
de ces maladies, il a cherché à les prévenir. S'appuyant sur d'an-
ciennes observations d' Appert, il a eu l'idée de soumettre les vins
à l'action d'une température élevée, afin d'y anéantir les germes
de ferment. 11 n'y avait pas de doute possible touchant la destruc-
tion de ces germes et la suppression de toute altération ultérieure,
mais on pouvait se demander si la délicatesse et le bouquet de cer-
tains cépages ne seraient pas compromis par l'elTet du chauf-
fage. L'expérience, et une expérience prolongée, a prouvé que le
chauffage non-seulement est un excellent moyen de prévenir les
maladies des vins, mais encore qu'au lieu d'en compromettre les
qualités exquises, il les développe et les fortifie. Les procès-verbaux
des dégustations opérées dans le courant de l'année dernière par
plusieurs membres de la commission syndicale des vins, à l'insti-
gation de M. Pasteur, renferment à ce sujet des témoignages pé-
remptoires. Des vins fins de Bourgogne, chauffés en bouteille à une
température comprise entre 55 et 65 degrés, il y a sept ans, ont
paru, au bout de ces sept années, supérieurs aux mêmes vins non
chauffés. « Des personnes plus ou moins autorisées, dit M. Pasteur,
avaient déclaré que le chauffage enlèverait avec le temps de la
couleur au vin. C'est le contraire qui est vrai, quand on opère à
l'abri de l'air : la couleur s'avive par le chauffage. Elles avaient
dit : le chauffage altérera, avec le temps, le bouquet des grands
vins; cette opération les fera sécher, vieillarder. Tout au contraire,
le bouquet paraît s'exalter avec les années et plus sûrement que
926 REVUE DES DEUX MONDES.
si on ne les chauffe pas. Pour les chambertin notamment et poul-
ies volnay, ce fait a été très remarqué par les dégustateurs. » —
M. Pasteur a été amené par ces études à rechercher les causes du
vieillissement des vins, et il a reconnu que ce phénomène est dû à
une oxydation lente. Du vin conservé dans des tubes de verre
bien pleins et scellés hermétiquement ne vieillit pas. En augmen-
tant et en réglant l'aération do vin, et surtout en la combinant
avec le chauffage, M. Pasteur est anivé à fabriquer en un mois
d'excellent vin vieux. Bref, l'oxygène et la chaleur, agissant dans
de certaines proportions sur le vin, favorisent, au lieu de l'entra-
ver, le développement des principes volatils auxquels ce liquide
doit son parfum et une partie de sa saveur; mais cette découverte
est de surcroît. Ce que M. Pasteur a cherché principalement et ce
qu'il a trouvé, en donnant des règles précises et méthodiques pour
le chauffage des vins, c'est un procédé, applicable sur une vaste
échelle , de prévenir les maladies dont souffrent si souvent les cé-
pages ordinaires, et cette heureuse application est une suite de ses
recherches sur la fermentation en général. C'est de mêm.e à la suite
de ses recherches sur le rôle des organismes microscopiques dans
les maladies des vers à soie que M. Pasteur a été conduit à donner
un moyen pratique d'entraver le développement de ces organismes,
et par suite de prévenir la maladie.
Lorsqu'on injecte dans le tissu cellulaire sous-cutané d'un animal
vivant un liquide putréfié ou septiqiie, c'est-à-dire renfermant les
corpuscules filiformes, connus sous le nom de vibrions et de bacté-
ries, il arrive quelquefois que l'animal n'en éprouve aucun incon-
vénient. Les chiens surtout résistent fortement à l'influence toxique
d'un pareil liquide; mais chez d'autres espèces, et principalement
chez le lapin, il n'en est pas de même. L'économie devient le siège
de phénomènes graves, habituellement mortels, et dont l'ensemble
constitue l'affection à laquelle on a donné le nom de septicémie.
Les organismes microscopiques empoisonnent dans ce cas l'animal,
non-seulement par le fait même de leur présence dans le sang, mais
encore et surtout parce qu'ils s'y développent et s'y multiplient
avec une rapidité extraordinaire, de la même façon que la levure
de bière se multiplie dans le moût d'orge. Toutefois ce qu'il y a de
plus singulier dans ces fermentations pathologiques, c'est le fait
signalé pour la première fois par MM. Coze et Feltz il y a quelques
années, et dont M. Davaine a repris l'étude l'année dernière. M. Da-
vaine démontre, par des expériences faites sur des lapins et des co-
chons d'Inde, qu'une goutte de sang d'un animal septicémie est
capable de communiquer la même affection à un deuxième animal
auquel on l'inocule, qu'une goutte prise à celui-ci peut transmettre
la maladie à un troisième individu, et ainsi de suite. De plus, —
LES FERMENS ET LES FERMENTATIONS. 927
chose étrange, — l'énergie toxique du sang de ces animaux aug-
mente au fur et à mesure qu'on avance dans la série des inocula-
tions. La culture du virus en exalte les propriétés malfaisantes.
Cet accroissement graduel de la puissance virulente est tel qu'en
empruntant une goutte de sang à un animal qui représente le
vingt -cinquième terme d'une série d'inoculations successives, et
en diluant cette goutte dans de l'eau de façon qu'une goutte de la
dilution corresponde à un trillionième de la goutte primitive, on a
un liquide dont la plus petite quantité manifeste encore une activité
mortelle. Ces expériences de M. Davaine, dans lesquelles on voit le
degré de nocuité s'accroître en raison inverse de la quantité appa-
rente du poison, ont été répétées et confirmées par plusieurs phy-
siologistes éminens, entre autres par M. Bouley; elles ont produit
dans les écoles de physiologie et de médecine une émotion qui dure
encore. Indépendamment de la difficulté intrinsèque de concevoir
l'influence de ces doses infinitésimales, on y a vu un argument
de nature à fortifier les assertions de l'homœopathie. Si cette dif-
ficulté est réelle, quoique surmontable, cet argument, disons- le,
n'a aucune valeur. Examinons d'abord la difficulté. Cette goutte
encore mortelle, et qui ne représente qu'une fraction infiniment
petite de la quantité primitive de matière toxique dont elle est
parente éloignée, cette goutte ne laisse plus apercevoir aucun cor-
puscule. Cela est vrai; mais elle en contient des germes, et des
germes dont la dimension, le nombre et la fécondité sont tels que
rien ne les empêche de repulluler indéfiniment, en dépit de tous
les efforts tentés pour les faire disparaître. Les discussions qui
viennent d'avoir lieu à l'Académie de médecine sur ce grave su-
jet, presque en même temps qu'on débattait dans l'Académie des
Sciences la question des fermons, ne laissent aucun doute sur la
réalité de cette repullulation des germes virulens par la culture.
Est-ce maintenant un argument pour les homœopathes? Pas le
moins du monde. Les homœopathes attribuent des effets curatifs à
des doses extrêmement petites de certaines substances inorganiques
dont l'inertie est évidente, et qui ne peuvent en aucune façon se
reproduire. Si les élémens de la virulence déterminent des pertur-
bations si profondes dans les organismes animaux, ce n'est pas à
cause de leur extrême petitesse, c'est parce qu'ils se multiplient
avec une rapidité prodigieuse au sein même des tissus et des hu-
meurs, où ils travaillent dans un dessein contraire à l'harmonie du
corps.
Quoi qu'il en soit, les vibrions et les bactéries jouent un rôle in-
contestable dans la production des maladies de l'homme. On les
trouve dans le sang des individus atteints de maladies infectieuses,
et s'ils n'ont, avec beaucoup de celles-ci, que des rapports de con-
928 REVUE DES DEUX MOJXDES.
comitaiice, ils ont avec d'autres clés rapports de causalité nettement
établis. Ainsi les recherches de M. Davaine démontrent que les ma-
ladies dites charbonneuses, si redoutables chez l'homme et chez les
animaux, sont dues au développement abondant d'une espèce de
bactéries dans le sang. La fièvre typhoïde paraît reconnaître aussi
une cause du même genre. Les lapins succombent à l'inoculation
du sang provenant d'hommes atteints de cette maladie. Nos con-
naissances sur ce difficile sujet sont, il faut le confesser, encore peu
avancées, malgré l'ardeur avec laquelle on travaille à les étendre
depuis quelques années. Les illusions du microscope et les exagé-
rations de l'esprit de système compromettent trop souvent la va-
leur des travaux entrepris dans cette direction. Sans aller jusqu'à
l'opinion de ceux qui attribuent toutes les maladies à des corpus-
cules microscopiques et considèrent tous les phénomènes morbides
comme des fermentations, il fa,ut admettre en tout cas que ces
corpuscules, disséminés dans l'air, ont une grande place parmi les
ennemis éternels de la santé. De tout temps, les chirurgiens et les
médecins ont reconnu le danger de la pénétration de l'air ordi-
naire à l'intérieur de l'organisme, par la voie des plaies ou autre-
ment. On sait aujourd'hui expliquer le péril. Ce ne sont pas les
gaz de l'air qui sont dangereux. C'est aux proto-organismes que
ce fluide recèle qu'il faut attribuer l'influence funeste qu'il exerce
dans les traumatismes. L'infection putride n'a pas d'autre origine.
Aussi la préoccupation des praticiens est-elle maintenant de sous-
traire les plaies à l'accès des germes de l'air, soit au moyen de
vernis imperméables, soit au moyen de pansemens antiseptiques
(alcoolisés, phéniqués), soit par l'occlusion pneumatique, soit enfin
par la filtration de l'air même à travers le coton. Sous l'influence
des idées définitivement introduites dans la science par les travaux
que nous venons de résumer, plusieurs pratiques chirurgicales su-
bissent des modifications profondes.
Après avoir examiné les altérations produites sur les vivans, il faut
considérer celles que les fermens déterminent chez les morts. Quand
la vie s'est peu à peu retirée de toutes les parties d'un être orga-
nisé, quand, toutes les morts partielles ayant eu lieu, la mort to-
tale a envahi les profondeurs de l'être et brisé tous les ressorts de
son activité, l'œuvre de la putréfaction commence. Il s'agit de dé-
faire ce cadavre, d'en détruire les formes et d'en dissocier les ma-
tériaux. Il s'agit de le désorganiser, de le réduire en solides, en li-
quides et en gaz, capaliles de rentrer dans l'immense réservoir d'où
émane sans cesse une vie nouvelle. Telle est la besogne que la cha-
leur, l'humidité, l'air et les germes vont entreprendre de concert.
Tout cela se fait avec la plus grande diligence. La nature ne tem-
porise pas : sitôt que le corps est glacé, le vernis protecteur qui
LES FERMENS ET LES FERMENTATIONS. 929
en recouvre toute la surface, c'est-à-dire l'épithélium, se corrompt
par endroits, surtout dans les régions humides. Les ouvriers de
désorganisation, vibrions et bactéries, ou plutôt les germes de ces
corpuscules filiformes, pénètrent dans la peau, s'insinuent dans les
petits vaisseaux, envahissent tout le sang et peu à peu tous les or-
ganes. Bientôt ils grouillent partout, presque aussi nombreux que
les molécules chimiques au milieu desquelles* ils s'agitent en tour-
billonnant. Les matières albuminoïdes sont décomposées en gaz
fétides qui se répandent dans l'atmosphère. Les sels fixes, alcalins
et alcalino-terreux, se séparent lentement des substances organi-
ques, avec lesquelles ils concouraient à former les tissus. Les
graisses s'oxydent, rancissent; l'humidité se dégage. Tout ce qui
est volatil s'évanouit et au bout d'un certain temps il ne reste plus,
outre le squelette, qu'un mélange informe de principes minéraux,
une sorte d'humus, prêt à engraisser la terre. Or toutes ces opéra-
tions compliquées ont exigé absolument l'intervention des infusoires
de la putréfaction. Dans l'air pur et privé de germes vivans, elles
n'auraient point eu lieu. Pour supprimer les fermentations putrides,
pour assurer le maintien des matières végétales ou animales dans
un état de complète intégrité, il n'y a qu'un moyen, mais un moyen
infaillible, c'est de les soustraire rigoureusement à l'accès des
germes aériens de vibrions et de bactéries. Soit que, pratiquant la
méthode d'Appert, on soumette préalablement ces matières à l'action
d'une haute température pour les conserver ensuite dans des vases
hermétiquement fermés, soit que, comme l'a fait voir tout récem-
ment encore M. Boussingault, on les introduise dans un milieu
très froid, soit qu'on les imprègne de sels doués de vertus antisep-
tiques, dans tous les cas on les préserve d'altération en paralysant
l'effet des organismes inférieurs. La putréfaction des animaux n'est
pas plus possible que la fermentation du jus de raisin , du moût
d'orge, du lait, etc., quand les germes sont mis dans l'impossibi-
lité d'agir. C'est encore là un fait démontré par M. Pasteur.
Nous venons de prononcer le mot de substances antiseptiques,
c'est-à-dire capables de détruire les germes, d'entraver l'action
des fermens. On conçoit l'intérêt qui s'attache à de semblables pro-
duits. De fait, ils sont aujourd'hui le principal objectif des investi-
gations thérapeutiques. En même temps que les physiologistes et
les chimistes s'occupent, avec un zèle persévérant, d'étudier la
fonction des corpuscules microscopiques dans la nature vivante, les
médecins, qui en aperçoivent la multiple et funeste activité patho-
génique, recherchent le moyen de les atteindre et de les détruire.
Tout le monde connaît les principes, comme l'acide phénique,
qu'on extrait du goudron et qui se trouvent aussi dans la fumée, à
TOME cm. — 1873. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
laquelle ils communiquent des propriétés antiseptiques utilisées de
temps immémorial. On a découvert dernièrement d'autres sub-
stances non moins remarquables par l'énergie antifermentescible et
anti virulente. De ce nombre sont les sulfites et hyposulfîtes alca-
lins, qui ont fait l'objet de recherches très intéressantes de la part
d'un médecin italien, M. Polli, les borates et silicates de potasse et
de soude, sur lesquels M. Dumas appelait, l'année dernière, l'atten-
tion des physiologistes, l'acétate de potasse, etc. Jusqu'ici, on n'é-
tudiait l'énergie physiologique des principes actifs que sur les ani-
maux d'un rang supérieur; M. Dumas a fait voir tout l'intérêt qu'il
y aurait à examiner l'influence qu'ils exercent sur les organismes
inférieurs chargés d'élaborer les fermens et sur les fermons eux-
mêmes. De telles recherches non-seulement contribuent à mieux
faire connaître le mécanisme même suivant lequel ces principes
modifient le système des phénomènes vitaux, mais encore procu-
rent les indications les plus utiles pour la thérapeutique. En effet,
à partir du moment où M. Dumas et d'autres chimistes ont fait
connaître le résultat de leurs investigations à ce sujet, moment qui
a coïncidé d'ailleurs avec les expériences de M. Davaine sur la
septicémie, un vaste ensemble d'essais a été institué, dans les hô-
pitaux et dans les laboratoires , pour reconnaître dans quelles me-
sures ces substances antifermentescibles entravent les fermentations
morbides. Ces essais sont en voie d'exécution. Nous n'y pouvons
pas insister; mais on est autorisé à dire dès maintenant qu'ils ne
seront pas stériles pour l'art de guérir. Ici, comme dans tous les
autres départemens de l'activité scientifique, on voit les études
abstraites abouth* à des découvertes utiles.
En définitive, tout cet immense ouvrage des fermentations, des
putréfactions et des corruptions de la matière organique est ac-
compli dans le monde par un petit nombre d'espèces de cellules et
de filamens microscopiques, par des champignons et des algues de
l'ordre le plus infime, dont les germes remplissent notre atmo-
sphère. C'est là une des plus solides acquisitions de la science mo-
derne, une des plus importantes au point de vue de la philosophie
de la nature , une des plus fécondes pour les arts qui se préoccu-
pent d'améliorer la condition humaine. On peut la regarder aujour-
d'hui comme définitivement établie; n'oublions pas que cet établis-
sement a coûté deux siècles de recherches et d'efforts. Leuwenhoek,
le premier, au milieu du xvii^ siècle, révéla le monde microscopique
des airs et en pressentit le rôle considérable. Que de pénibles la-
beurs, que de luttes, que de longues épreuves, depuis les observa-
tions du micrographe hollandais, jusqu'aux expérimentations de
notre compatriote et contemporain M. Pasteur!
Fernand Papillon.
LES
MARIS DE MADAME SKAGGS
I. — DANS l'ouest.
Le soleil se levait, esquissant d'un trait de feu, à l'est d'Angel, la
masse noire de la sierra; mais ce qu'on est convenu d'appeler le
matin était venu deux heures auparavant avec la diligence de Pla-
cerville. La nuit californienne, sèche, froide, sans rosée, s'attardait
alors dans les plis et les gorges de la Table-Mountain; sur la route,
l'air était vif, et le besoin urgent pour les voyageurs de se réconfor-
ter fit qu'à la station le buvetier, qui dormait debout, dut apporter
des bouteilles et des verres. Il est juste de dire que le premier ré-
veil de la vie se faisait sentir dans les buvettes; sans doute quelques
oiseaux babillaient parmi les branches des sycomores le long du
chemin, mais le cliquetis des verres et le glouglou des bouteilles
avaient devancé leurs gazouillemens.
Le café de la mansion-house demeurait encore éclairé par une
lampe suspendue, fumeuse et de mauvaise mine, qui n'allait pas
mieux pour avoir veillé toute la nuit. La ressemblance de cette
lampe avec un ivrogne blafard assoupi au-dessous d'elle était frap-
pante; tous deux ronflaient et vacillaient à l'envi l'un de l'autre,
de sorte que le buvetier, avec beaucoup de logique, s'empressa,
aussitôt qu'un premier rayon de soleil eut percé les vitres, d'é-
teindre celle-ci et de mettre à la porte celui-là. Puis le soleil monta
orgueilleusement dans le ciel; quand il eut dépassé la crête orien-
tale, il commença selon sa coutume à faire des siennes au-dessus
d'Angel, forçant le thermomètre d'escalader vingt degrés en autant
de minutes, et les mules de chercher l'ombre avare des corrals (1)
ou des palissades, rendant incandescente la poussière rouge, et re-
(1) Parcs à bestiaux.
932 REVUE DES DEUX MONDES.
nouvelant ses éternelles attaques contre les pointes des sapins qui,
sous la forme d'un bouclier convexe, défendent Table-Mountain. Là
s'était réfugiée, vers neuf heures du matin, toute la fraîcheur, et,
quand passa la diligence de Wingdam , les martyrs de l'impériale
plongeaient leurs visages brûlans dans cette ombre aromatisée
comme dans de l'eau. C'était l'habitude du conducteur de mettre
ses chevaux, pour leur entrée en ville, au pas extravagant que les
gravures sur bois de la buvette représentent à l'humanité crédule
comme le train ordinaire des diligences. En ce moment solennel, il
exagérait encore l'expression de froide arrogance et de morgue
officielle qui sur le siège ne l'abandonnait jamais; aussi les plus
hardis s'aventuraient-ils seuls à lui parler. Cette fois l'honorable
juge Beeswinger, membre de l'assemblée de l'état, prit peut-être
trop audacieusement avantage de ses éminentes fonctions pour lui
demander, tandis qu'il descendait lentement : — Eh bien! Bill,
quelles nouvelles politiques nous apportez-vous de là-bas?
— Bien peu, répondit Bill avec une majestueuse gravité. Le pré-
sident des États-Unis n'est pas encore remis de votre refus d'accep-
ter cette place au conseil des ministres. Le sentiment général dans
les cercles politiques est un sentiment de regret.
L'ironie, même de cet ordre-là, était trop commune à Angel
pour exciter ni sourire ni froncement de sourcil; à peine éveilla-
t-elle un faible esprit d'imitation. Toujours majestueux, Bill entra
dans la salle au milieu d'un profond silence.
— Ce n'est pas encore aujourd'hui que vous nous amenez cet
agent de Rothschild? demanda le buvetier en manière de vague
contribution aux plaisanteries de rigueur.
— Non, répliqua Bill pensif, il a dit qu'il ne pouvait engager des
fonds dans le placer de Johnson sans consulter d'abord la Banque
d'Angleterre.
Le Johnson en question n'était autre que le buveur attardé qui
venait d'être mis à la porte, et son placer passait pour n'offrir
aucun attrait aux capitalistes. On s'attendait à une riposte, mais
Johnson répondit simplement qu'il « le prendrait sucré, » en mar-
chant vers le comptoir d'un pas inégal comme s'il se fût agi d'ac-
cepter une invitation à boire. Disons à la louange de Bill qu'il
n'entreprit pas de lui démontrer son erreur. Après avoir trinqué
avec lui en disant : — Un clou de plus à ta bière ! — toast joyeux
auquel les autres répondirent non moins gaîment : — A la chute de
ton dernier cheveu! — il jeta, d'un mouvement de tête et de coude
plein d'énergie, le rhum dans son gosier, et se redressa rafraîchi.
— Eh! vieux tambour-major, cria-t-il en posant son verre, es-tu là?
A ces mots, un jeune garçon, soupçonnant que l'épithète s'adres-
LES MARIS DE MADAME SRAGGS. 933
sait à lui, battit en retraite de côté jusqu'à la porte, dont il se mit
à frapper le montant avec son chapeau d'un air d'indifférence que
démentaient ses joues en feu et ses yeux noirs pétillans sous leurs
paupières baissées. Peut-être était-ce à sa petite taille, peut-être
à sa tête de chérubin, ou bien encore à sa physionomie confiante
et candide, qu'il devait de ne point paraître avoir beaucoup plus
de la moitié de son âge; en réalité, il avait quatorze ans. Tout le
monde à Angel connaissait ce garçon, soit par le sobriquet que
lui avait donné Bill, soit comme Tommy Islington, d'après le nom
de son père adoptif. Sa présence dans l'établissement servait de
thème à maint commentaire; son entêtement dans une indolence
capricieuse et surtout son amabilité naturelle, qualité si rare parmi
les pionniers d' Angel qu'elle leur inspirait de la méfiance, avaient
été souvent des sujets de discussion. La majorité le considérait
comme un futur gibier de potence, une minorité moins honorable
s'amusait de sa gentillesse sans se soucier beaucoup de son ave-
nir; un ou deux individus enfin ne s'étonnaient ni ne s'effrayaient
des prédictions néfastes de la majorité.
— Rien pour moi, Bill? demanda le jeune garçon presque ma-
chinalement, comme s'il eût répété une plaisanterie convenue
d'avance entre lui et le conducteur.
— Rien pour toi ? répéta Bill d'un ton sévère, qui ne parut faire
sur Tommy que peu d'impression. Rien pour toi? Ma foi non! et
m'est avis qu'il n'y aura rien pour toi tant que tu traîneras dans
les cabarets à perdre ton temps avec les flâneurs et les ivrognes.
Attrape! — La réprimande fut accompagnée d'un geste menaçant,
— Bill brandit une carafe, — devant lequel l'enfant se sauva
d'un air de bonne humeur. Bill fit mine de le poursuivre. — Le
diable m'emporte, s'il n'est pas parti avec cet abruti de Johnson î
ajouta-t-il en regardant sur la route.
— '■ Qu'est-ce donc qu'il attend? demanda quelqu'un.
— Une lettre de sa tante. Je parie qu'il n'aura jamais fini d'at-
tendre. On n'est pas fâché probablement d'être débarrassé de lui.
— 11 mène ici une vie de fainéantise, fît observer le membre de
l'assemblée, une vie sans but.
— Sans but, je vous l'accorde, puisqu'il ne demande aucune place
à des commettans éclairés, — riposta Bill, qui ne permettait à per-
sonne qu'à lui-même d'insulter son protégé. Cette flèche du Parthe
une fois lancée, aussi directement que possible, le conducteur cligna
de l'œil au buvetier, remit les énormes gants de peau de daim qui
donnaient à chacun de ses doigts l'aspect d'un membre horrible-
ment enflé, regagna la porte à grandes enjambées sans regarder
personne, cria : En route ! d'un ton de suprême indifférence pour
REVUE DES DEUX MONDES.
l'effet que produirait son invitation , remonta sur som perchoir et
reprit les rênes, impassible.
Peut-être n'eut-il pas tort de disparaître, car après son départ la
conversation ne fut rien moins que favorable au pauvre Tomniy.
On insinua que la tante de ce dernier n'était autre que sa véritable
mère, et l'on ne craignit pas d'ajouter que l'oncle prétendu de
Tommy n'avait du reste avec lui aucun lien de parenté, ce qui ne
laissait pas que de scandaliser le bon goût et la haute moralité
d'Angel. L'opinion publique accusait en outre Isliogton, le père
adoptif, de garder comme récompense de sa propre discrétion cer-
taines sommes qui lui étaient adressées pour l'entretien de l'enfant.
— Ce n'est pas Tommy qui le ruine, dit le buvetier, qui devait savoir
pertinemment où disparaissait la meilleure partie de ces sommes. —
Mais, comme il abordait son réquisitoire, quelques-uns des dis-
euteurs éprouvèrent le besoin de se réconforter, et il passa d'une
conversation frivole à des devoirs plus sérieux.
Mieux valait aussi que le sentiment des convenances, qui s'était
éveillé momentanément chez Bill, ne fût pas exaspéré par la con-
duite subséquente de son protégé. Que serait-il arrivé, s'il eût vu
Tommy soutenir Johnson, fort mal assuré sur ses jambes, en répri-
mant ses tendances à s'allonger sur la route embrasée, jusqu'au
bout du corral le plus proche de la mansion-house? Là se trouvaient
une pompe et une auge pour les chevaux. Ce fut devant cette auge
que, sans mot dire, mais conformément à une vieille habitude,
Tommy conduisit son compagnon. Avec l'aide de l'enfant, Johnson
se dépouilla de son habit, de sa cravate, abaissa le col de sa che-
mise et courba sa tête sous la pompe, que Tommy se mit en devoir
de faire jouer. Pendant quelques secondes, les éclaboussures de
l'eau et le grincement régulier de la machine rompirent seuls le
silence. Enfin Johnson profita d'une interruption pour porter la
main à sa tête ruisselante, et la tâta comme si elle eût appartenu
à un autre; puis il leva les yeux vers son jeune ami.
— Cela doit la faire revenir? dit celui-ci, répondant au regard
qui l'interrogeait.
— Si elle n'est pas revenue, repartit Johnson d'un ton bourru,
comme s'il se fût trouvé quitte désormais de toute responsabilité
en cette affaire, c'est qu'elle est allée au diable, voilà tout. — Elle
se rapportait apparemment à la physionomie naturelle de Johnson,
qu'on avait fait revenir par le procédé ci-dessus décrit. La tête qui
s'était placée sous la pompe était démesurément grosse, hérissée
de cheveux, en, broussaille d'une couleur indécise; le visage était
enflammé, boursouflé, stupide, les yeux injectés de sang et noyés
de larmes. La tête qui après la douche se releva paraissait être
LES MABIS DE MADAME SKAGGS. 935
diminuée, de forme différente, couverte de cheveux droits, bruns
et fins, les joues s'étaient creusées, pâlies, les yeux, très brillans
d'abord, avaient pris une expression inquiète. On eût dit un ascète
hagard et nerveux plutôt que le Bacchus qui un instant auparavant
s'était courbé sous ce jet d'eau fraîche. Quelque accoutumé que
Tommy dût être à ce spectacle, il ne put s'empêcher de regarder
dans les profondeurs de l'auge comme s'il se fût attendu à y voir la
trace du Johnson de tout à l'heure. Une bande étroite de saules,
d'aulnes et de marronniers, frange poudreuse et enchevêtrée du
manteau vert qui drape les formidables épaules de la Table-Moun-
tain, bordait le corralj les deux compagnons silencieux se hâtèrent
de gagner cet abri, tout insuffisant qu'il fût contre la fureur du
soleil. Ils avaient à peine fait quelques pas lorsque Johnson, qui
marchait en avant, se retourna brusquement avec un hem interro-
gatif.
— Je n'ai pas parlé, dit Tommy.
— Qui donc dit que tu aies parlé? répliqua Johnson, lui jetant
un coup d'oeil rusé. Bien entendu, tu n'as pas parlé, et je n'ai pas
parlé non plus. Personne n'a parlé. Qu'est-ce qui te fait croire que
tu aies rien dit? continua-t-il, ses yeux curieusement plongés dans
ceux de Tommy. — Le sourire qui habituellement y brillait s'étei-
gnit soudain, tandis que l'enfant se rapprochait de son singulier
compagnon pour lui prendre le bras. — Bien entendu, tu n'as pas
parlé, fit Johnson d'une voix attendrie. Ce n'est pas toi qui te
moquerais d'un vieux biberon comme moi. C'est pour'quoi je t'aime,
c'est pourquoi je me suis dit dès le premier moment que je t'ai
vu : Voici un garçon qui ne se moquera pas de toi, Johnson; tu
peux compter sur lui pour tout, même pour ce que tu ne confierais
pas à un buvetier. Voilà ce que je me suis dit... hein? — Cette
fois Tommy évita prudemment de relever l'interrogation, et Johnson
poursuivit : — Si je te posais une question, tu ne te moquerais pas
de moi non plus, dis, Tommy ?
— Non.
— Si je te demandais, continua Johnson sans tenir compte de
la réponse, mais avec une anxiété croissante du regard et un fré-
missement nerveux des lèvres, si je te demandais : « est-ce un
lièvre à oreilles d'âne (1) qui vient de passer? » tu me répondrais
oui ou non selon le cas ; tu ne tromperais pas un vieillard ?
— Non, dit tranquillement Tommy; c'était bien un lièvre à
oreilles d'âne.
— Si je te demandais, reprit encore Johnson : « porte-t-il un cha-
(I) Jack-ass rabbit, variété de lièvre californien dont la chasse est une des princi-
pales distractions des mineurs.
936 REVUE DES DEUX MONDES.
peau vert à rubans jaunes? » tu me répondrais non..., à moins,
ajouta-t-il insidieusement, que ce ne fût la vérité.
— C'est la vérité.
— La vérité?
— Certainement, répliqua Tommy avec aplomb, un chapeau
vert à rubans jaunes, et à rosette cerise.
— Tiens! je n'avais pas vu la rosette, murmura Johnson d'un
air de lente et consciencieuse délibération qui n'excluait pas un
soulagement visible; mais je ne nie pas qu'elle y fût. Hein?..
Tommy, toujours calme, regarda son compagnon. Il y avait de
grosses gouttes de sueur sur son front livide et à toutes les pointes
denses cheveux plats ; la main qu'agitait dans la sienne un tremble-
ment spasmodique était froide et humide, l'autre, restée libre,
avait une sorte d'activité vague, saccadée, inutile, comme si elle
eût dépendu de quelque mécanisme dérangé. Sans prendre aucun
souci apparent de ces phénomènes, Tommy s'arrêta, et, s'asseyant
sur un fagot, fit à son compagnon une place auprès de lui. John-
son la prit docilement. Quoique ce fût là un acte sans importance,
aucun incident de leur singulière camaraderie n'indiquait aussi
bien la domination exercée par cet enfant indolent, douillet, néan-
moins maître de lui, sur cet homme volontaire et surexcité,
; — ^Ge n'est pas naturel, dit Johnson après une pause, en écla-
tant de rire, — son rire n'était ni gai ni musical, il mit en fuite
certain lézard qui avait regardé le couple avec une curiosité effa-
rée, — ce n'est pas naturel que les lièvres portent des chapeaux,
Tommy.
— Mon Dieu, dit Tommy sans rien perdre de son flegme, cela
dépend; les animaux sont si drôles !..
Là-dessus il entreprit un récit animé, mais, je regrette de le
dire, complètement inexact et indigne de foi, sur les mœurs de la
faune californienne. Johnson l'interrompit. — Mais les serpens,
Tommy, les serpens? demanda-t-il d'un air fixe, les yeux rivés au
sol devant lui.
— Les serpens?.. bah! ils ne mordent pas, du moins l'espèce
que vous voyez. Là! ne bougez pas, oncle Ben, ne bougez pas!.,
les voilà partis, et il est temps que vous preniez votre drogue.
Johnson s'était levé précipitamment comme pour sauter sur le
fagot, mais Tommy l'avait non moins vivement arrêté par le bras,
tandis que de son autre main il tirait un flacon de sa poche. John-
son lorgna le flacon. — Si tu veux, mon garçon, murmura -t- il ,
tandis que ses doigts se crispaient nerveusement autour du goulot,
— dis quand j'en aurai pris assez. — 11 éleva le flacon jusqu'à ses
lèvres et but une gorgée.
LES MARIS DE MADAME SKAGGS. 937
L'enfant l'observait. — Assez! dit-il soudain.
Johnson tressaillit, rougit et lui rendit le flacon, mais la couleur
qui avait monté à ses joues s'y arrêta, son œil prit une expression
moins fiévreuse, et, comme ils s'éloignaient de nouveau, la main
appuyée sur l'épaule de Tommy était plus calme.
Leur route contournait le flanc de la Table-Mountain; ce n'était
qu'un sentier serpentant dans une solitude sauvage que l'on eût
pu croire vierge sans les barriques à huîtres, les boîtes à levure et
les bouteilles vides semées par la première immigration. Au tronc
rugueux d'un énorme sapin pendaient quelques toufles de poil gris
qu'un ours avait accrochées en passant, et au pied du même arbre
roulait un flacon vide de ces incomparables bilters, chefs-d'œuvre
de l'hygiène, blasonné aux armes de la république. La tête d'un
serpent à sonnettes sortait d'une caisse qui avait contenu du tabac
et qu'enluminait encore l'efligie éclatante d'une danseuse popu-
laire; un peu au-delà, le sol était rompu et déchiré, il y avait une
masse confuse de bois grossièrement coupé, une ligne irrégulière
de canaux, un tas de gravier et de boue, une cabane et le placer
de Johnson.
La cabane n'avait sur la nature agreste qui l'environnait d'autre
avantage que celui d'abriter tant bien que mal contre la pluie et le
froid. Elle était aussi simplement construite que le gîte d'un ani-
mal quelconque sans ofî'rir les mêmes qualités pittoresques; les oi-
seaux qui venaient y chercher leur nourriture devaient se sentir, en
la voyant, des architectes supérieurs. Bien que neuve, elle était
sale et délabrée, d'un aspect lugubre, la lumière du soleil ne lui
rendant visite que mal à propos, d'une façon incommode, désa-
gréable, comme si elle eût désespéré de l'embellir ou seulement
de la colorer en l'éclairant. Le placer où travaillait Johnson dans
ses intervalles de sobriété était représenté par une demi -dou-
zaine d'excavations, grossièrement pratiquées sur le versant de la
montagne, avec un tas de déblais, roc et gravier à l'entrée de
chacune d'elles. Ces excavations ne témoignaient pas d'un grand
effort de génie, elles révélaient surtout les essais inhabiles et suc-
cessivement abandonnés par leur entrepreneur. Aujourd'hui elles
servaient à un autre but, car, tandis que le soleil chauffait ou plu-
tôt incendiait la petite cabane jusqu'à retrousser les longs bardeaux
secs du toit et à faire jaillir des larmes résineuses des poutres de
sapin vert, Tommy conduisit Johnson dans l'une des plus larges
cavernes, et avec un vif sentiment de satisfaction se jeta pantelant
sur le sol rocheux. Çà et là, l'humidité formait des mares immo-
biles ou bien dégouttait d'en haut avec un bruit monotone et doux.
Au dehors brillait le soleil fixe, clair, intense et sans couleur.
Pendant quelques minutes, ils restèrent appuyés sur leurs coudes
9^38 REVUE DES DEUX MONDES.
dans une contemplation béate de la chaleur à laquelle ils venaient
d'échapper. — Que penserais-tu, demanda Johnson sans regarder
son compagnon, comme s'il se fût adressé rêveur au lointain pay-
sage, que penserais-tu de mille dollars en partie liée ?
— Faites cinq mille dollars, répliqua Tommy, parlant aussi au
paysage, et j'en suis.
— Qu'est-ce que je te dois? reprit Johnson après un silence pro-
longé.
— Cent soixante-quinze mille deux cent cinquante dollars, ré-
pondit Tommy avec la gravité qui convient aux affaires.
— Eh bien! dit Johnson après des réflexions proportionnées à
l'importance de la transaction, si tu gagnes, ce sera cent quatre-
vingt mille dollars tout ronds. Où sont les cartes?
On les tira d'une vieille boîte de fer-blanc logée dans une cre-
vasse du rocher au-dessus de leurs têtes ; elles étaient grasses et
usées à force d'avoir servi. De sa main di'oite incertaine, qui n'était
rappelée à l'ordre que par un effort nerveux énergique, Johnson les
battit et les laissa tomber autour de Tommy plutôt qu'il ne les
donna; cependant, malgré son incapacité pour une manipulation
honnête, Johnson tourna sournoisement un valet caché sous le
paquet; il est vrai qu'il le fit avec tant d'effronterie et de mala-
dresse que Tommy lui-même fut obligé de tousser et de regarder
d'un autre côté pour dissimuler son embarras. Peut-être en ma-
nière de correction le jeune garçon se vit-il forcé d'ajouter un atout
à son propre jeu, sans tenir compte du nombre voulu des cartes lé-
gitimes; mais le jeu n'en eut pas plus d'entrain ni d'intérêt, il se
traîna lentement, Johnson gagnant toujours. Ce fait fut consigné par
lui, avec le chiffre du gain en liiéroglyphes tremblotes, à l'aide
d'un vrai chicot de crayon sur son agenda de poche. Une longue
pause s'ensuivit, puis Johnson tira encore quelque chose de sa poche
et le tint devant son jeune ami. C'était apparemment une pierre
d'un rouge terne.
— Si, dit lentement Johnson avec son regard rusé, si tu ramassais
par hasard un caillou comme celui-ci, Tommy, que croirais -tu bien
que ce peut être?
— Je ne saurais pas.
— Tu penserais peut-être que c'est de l'or ou de l'argent?
— Ni l'un ni l'autre.
— Ou bien du vif-argent? Si un de tes amis savait d'où en tirer
dix tonnes par jour, chaque tonne, entends-tu, de deux mille dollars,
ne dirais-tu pas que ce gaillard a eu la main heureuse?
— Mais, demanda l'enfant, allant droit au fait, savez-vous donc
où trouver... avez-vous découvert la mine, oncle Ben?
Johnson regarda autour de lui. avec précaution. — J'ai trouvé,
LES MARIS DE MADAME SKAGGS. 939
Toramy. Ecoute, je sais où l'on en peut charger de pleines char-
rettes, mais il n'en existe hors de terre qu'un autre échantillon,
semblable à celui-ci et qui est parti pour Frisco (1). Un agent doit
venir dans un jour ou deux examiner l'endroit. Je l'ai envoyé cher-
cher... Hein?..
Ses yeux brillans et inquiets étaient braqués sur le visage de
Tommy, qui n'exprimait ni intérêt, ni surprise, ni souvenir surtout
des plaisanteries que l'arrivée attendue de l'agent avait inspirées à
Yuba Bill.
— Personne ne le sait, chuchota Johnson, personne ne le sait
que toi et l'agent de Frisco. Les gars qui travaillent aux environs
passent et voient le bonhomme gratter un terrain qui n'a pas l'air
aurifère... Non, il n'y a aucun indice, pas même du quartz pourri;
les gars qui flânent autour de la mansion-house voient le bon-
homme vautré dans la buvette, et ils rient, ils se moquent, sans se
douter de rien. Crois-tu qu'ils se doutent de quelque chose? de-
manda tout à coup Johnson avec un regard soupçonneux.
Tommy leva le nez, secoua la tête, et jeta sans répondre une
pierre à un lapin qui passait.
— Quand je t'ai vu pour la première fois, Tommy, continua
Johnson, apparemment rassuré, quand pour la première fois tu as
pompé sur la tête d'un étranger à qui tu ne devais rien, je me suis
dit : — Johnson, Johnson, voici un garçon à qui tu peux te fier,
voici un garçon qui ne se jouera pas de toi, un brave garçon net et
carré, — ce furent mes propres paroles, Tommy, net et carré. — Il
s'an'êta une seconde, puis continua tout bas, confidentiellement :
— Je me suis dit : Tu as besoin de capital, Johnson, pour tirer
parti de tes ressources, et tu as besoin d'un partenaire. Le capital,
tu l'attendras; quant au partenaire, Johnson, le partenaire est
trouvé, son nom est Tommy Islington. Ce furent mes propres pa-
roles. •= Il s'arrêta encore, frotta ses mains moites sur ses genoux.
— Il y a six mois que nous sommes associés; depuis, je n'ai pas
tâté une veine, lavé une poignée de terre, retourné une pelletée de
gravier sans penser à toi. Part à deux, part égale ! Aussi, quand
j'ai écrit à mon agent, j'ai écrit au nom de mon partenaire Tommy
Islington comme au mien. Que ledit Tommy soit un homme ou un
enfant, cela ne le regarde pas. — Il s'était rapproché du jeune
garçon comme pour appuyer sur son épaule une main caressante;
mais il y avait même dans cette affection manifeste un mélange de
réserve, presque de crainte, une gêne qui arrêtait ses complètes
confidences, la perception obscure de quelque barrière insuniion-
table. Peut-être entrevoyait-il vaguement que dans les yeux de
(i) San-Francisco.
940 REVUE DES DEUX MONDES.
Tommy arrêtés sur les siens il y avait beaucoup d'intelligence, de
bonne humeur et de pitié, rien de plus. L'embarras augmentant
cet état nerveux qui lui était ordinaire, il continua donc avec un
effort pour paraître calme que le tremblement de ses lèvres pâles,
de ses mains amaigries rendait à la fois pathétique et grotesque :
— Il y a chez mon banquier un acte de vente selon la loi, qui t'as-
sure une moitié du placer; tu me l'as payée deux cent cinquante
mille dollars, des dettes de jeu, des dettes de jeu de moi, Johnson,
comprends-tu? à toi, Tommy... — Jamais œil n'exprima plus de ruse
que celui de Johnson en cet instant. — Et puis, il y a un testament...
— Un testament? répéta d'un ton de surprise Tommy, qui s'a-
musait.
Johnson prit l'air effrayé. — Quel testament ? demanda~t-il avec
précipitation; qui a parlé de testament?
— Personne, répondit Tommy, redevenu impassible.
Johnson passa la main sur son front glacé, tordit une mèche de
cheveux humides, et continua : — Dans le temps, quand j'avais
mon accès comme aujourd'hui, les gars d'ici disaient, toi-même tu
as peut-être dit : « c'est le whisky;» mais ce n'était pas le whisky,
c'était le poison, le poison du vif-argent. Voilà ce que j'ai, je suis
empoisonné!.. Sûrement, reprit-il, toi qui as lu, tu dois savoir
cela. Les hommes qui travaillent dans le cinabre subissent tôt ou
tard cette influence, ils sont pénétrés, saturés de mercure.
— Et que ferez-vous contre cela ? demanda Tommy.
— Quand l'agent sera venu, et que je commenc*erai à exploiter
ma mine, dit Johnson contemplatif, j'irai à New-York. Je demanderai
au bavetier de l'hôtel de me conduire chez le plus grand médecin.
Il m'y conduira. J'expliquerai mon cas : « Pénétré, saturé de mer-
cure, un an de service ; combien pour me guérir ? — Cinq mille
dollars; prenez deux de ces pilules en vous couchant, un nombre
égal de ces poudres à vos repas, et revenez dans une semaine. »
— Au bout de^la semaine, je suis guéri, et je signe un certificat
dans ce sens. — Encouragé par l'attention de Tommy, il continua :
— Me voilà donc guéri. Je dis au buvetîer : u Montrez-moi la plus
grande, la plus élégante maison qui soit en vente ici. » Il me la
montre. Alors je dis : « Quel prix demande-t-on pour cette mai-
son ? » Naturellement le propriétaire me toise de la tête aux pieds
avec dédain : « Passez votre chemin, vieux fou. » Je lui donne un
coup de poing sur l'œil gauche, il me fait des excuses, et je lui paie
son prix. Je meuble la maison d'acajou, j'y entasse des provisions,
et nous demeurons là, toi et moi, Tommy, toi et moi !
Le soleil n'éclairait plus le versant de la montagne, l'ombre des
pins commençait à s'étendre sur le placer de Johnson, et l'air deve-
nait froid dans la caverne. A travers le crépuscule croissant, deux
LES MARIS DE MADAME SKAGGS. 941
prunelles étincelaient. — Un jour vient où nous donnons un grand
dîner; nous invitons des gouverneurs, des membres du congrès, des
messieurs à la mode, et parmi eux j'invite un homme qui porte
haut la tête, un homme que j'ai connu autrefois, mais il ne sait pas
que je le connais, et lui ne se souvient pas de moi seulement ! 11
vient donc, et il s'assied en face de moi, et je l'observe. Il est toute
aisance, cet homme, et toute gaîté, et il s'essuie la bouche avec un
mouchoir blanc, et il sourit; enfin nos yeux se rencontrent. — « Un
verre de vin avec vous, monsieur Johnson ! » — Il remplit son verre,
je remplis le mien, et nous nous levons. Alors je lui jette au visage,
à son damné visage qui ricane, le vin, le verre et tout... Il bondit
sur moi, car il est très agile, cet homme, très agile, mais quelqu'un
le retient, et il dit : — « Qui donc êtes-vous? » — Et je dis : —
« Skaggs ! Dieu te damne ! Skaggs ! regarde-moi ! Rends-moi ma
femme, rends-moi mon enfant, rends-moi l'argent que tu as volé,
rends-moi l'honneur que tu m'as pris, rends-moi ma santé que tu
as détruite, rends-moi les douze dernières années, rends-moi tout.
Dieu te damne ! et vite, avant que je ne t'arrache le cœur !» — Et
naturellement, Tommy, comme il ne peut rien me rendre, je lui ar-
rache le cœur, mon garçon, je lui arrache le cœur!
La fureur purement animale de son regard était redevenue de la
ruse. — Tu crois qu'on me pendra pour cela, Tommy? Point du
tout. Je vais droit au plus grand avocat, et js lui dis : — « Empoi-
sonné par le mercure, vous entendez, saturé de mercure ! » — Alors
il cligne de l'œil, court chez le juge, et lui explique le cas. — « Ce
malheureux n'est pas responsable, le poison lui a fait perdre l'es-
prit. » — Il produit des témoins, tu viens, toi, Tommy, et tu dis
comment tu m'as vu dans mes accès; le docteur vient, et dit qu'il
m'a vu aussi, -^ effrayant!.. Et le jury, sans même délibérer, pro-
nonce un verdict d'acquittement pour cause d'aliénation mentale,
— bourré, saturé de mercure!
Dans son excitation croissante, il s'était dressé sur ses pieds,
mais serait tombé, si Tommy ne l'eût saisi et poussé au grand air.
A la clarté plus vive, l'enfant remarqua sur son visage d'un jaune
pâle un changement singulier qui l'alarma. En toute hâte, il l'en-
traîna vers la cabane; arrivé là, il réussit à le coucher sur une rude
planche qui servait de lit, et d'un air anxieux le regarda trembler.
— Écoutez, oncle Ben, dit-il, je cours à la ville,... à la ville, vous
comprenez,... chercher le docteur. Vous ne vous lèverez ni ne bou-
gerez sous aucun prétexte jusqu'à mon retour. Entendez-vous? —
Johnson fit violemment un signe de tête affirmatif. — Je serai de
retour dans deux heures. — L'instant d'après, il était parti.
Pendant une heure, Johnson tint parole; puis il se mit tout à
coup sur son séant, et contempla fixement un coin de la cabane.
942 REYUE DES DEUX MONDES.
Peu à peu un sourire se dessina sur ses lèvres, du sourire il passa
aux paroles, des paroles aux cris, des cris aux malédictions et aux
sanglots. Puis de nouveau, il se coucha tranquille, si tranquille que
pour des yeux humains il eût été endormi ou mort; mais un écu-
reuil, qui, se fiant au silence, avait pénétré dans la chambre par le
toit, s'arrêta court sur une poutre au-dessus du lit, car il avait vu
le pied de cet homme immobile chercher le plancher lentement,
avec précaution, et il s'était aperçu que les yeux de l'homme étaient
aussi éveillés que les siens. Les deux pieds furent bientôt à terre,
sans bruit, ensuite la planche craqua, et l'écureuil disparut sous le
larmier. Quand de nouveau il s'avança craintif, tout était tranquille,
l'homme parti.
Une heure plus tard, deux muletiers passèrent sur la route de
Placerville auprès d'un homme échevelé, en sueur, aux yeux rou-
laDs dans leurs orbites, aux habits déchirés par les ronces et souillés
de poussière rouge. Ils le poursuivirent; mais tout à coup il se tourna
comme une bête enragée sur celui qui courait derrière lui, arracha
son pistolet et reprit la fuite. Plus tard encore, quand le soleil
s'abaissa derrière la crête de Payne, les broussailles qui couvrent
la rampe de Deadwood craquèrent sous un pas furtif, mais rapide.
Ce devait être un animal dont la silhouette confuse apparaissait de
ci de là dans l'obscurité, fuyant au hasard; ce ne pouvait être qu'un
animal qui fît entendre cette plainte incohérente, monotone, inces-
sante. Cependant quand le son se rapprocha et que le chapparal (1)
s'éclaircit, cette bête fauve se trouva être un homme, et cet homme
était Johnson.
Dominant les aboiemens de la meute fantastique qui le pressait
sans trêve ni merci, et le claquement du fouet fantôme qui cinglait
ses membres, sifflait à son oreille, le chassait en avant, et les hur-
lemens de la foule immonde amassée autour de lui, dominant tout
cela, il distinguait encore un bruit réel, le b^'uit que font en s' élan-
çant les eaux tumultueuses de la rivière Stanislaus. A mille pieds
au-dessous de lui se précipitaient les flots jaunissans; en dépit de
toutes les vacillations de son esprit égaré, il s'était cramponné à
une idée fixe : atteindre la rivière, y plonger, y nager au besoin,
pourvu qu'il la mît à jamais entre lui et les spectres qui le har-
celaient, pourvu qu'il noyât à jamais ses persécuteurs dans ces
profondeurs troubles, pourvu qu'il lavât toutes les taches, tous les
souvenirs du passé. Maintenant il bondissait d'un galet à une souche
noircie, d'un buisson à un autre, tantôt accroché, retenu un instant
par les lianes, tantôt disparaissant dans des ravins poudreux, jus-
qu'à ce qu'en roulant, en dégringolant, en trébuchant, il atteignit
(1) Taillis, fourré.
LES MARIS DE MADAME SKAGGS. 943
la rive, où il tomba, se releva, chancela, et retomba les bras éten-
dus sur un rocher qui barrait le courant impétueux, et là il resta
comme privé de vie.
Quelques étoiles se montrèrent hésitantes au-dessus de la rampe
de Deadwood, un vent froid qui s'était élevé au coucher du soleil
les fit momentanément étinceler d'un coup d'éventail qiii balaya
les flancs brûlans de la montagne et qui rida les flots. L'endroit où
l'homme était tombé dessinait une courbe très brusque, de sorte
que l'eau, à mesure que s'épaississaient les ombres du soir, sem-
blait bondir de l'obscurité pour s'y engouffrer de nouveau. Du bois
pourri qui s'en allait à la dérive, troncs d'arbres et fragmens de
sluîce (1) apportés de loin, glissaient, un moment visibles pour dis-
paraître aussitôt. Tous les débris recueillis dans une longue course
à travers les camps et les chantiers, tous les rebuts d'une civilisa-
tion grossière et déréglée passaient pour se perdre bien vite dan
la nuit; on eût dit que les vagues impures soulevées par le vent
voulaient atteindre le rocher où gisait l'homme inanimé pour en
arracher aussi cette épave et l'emporter vers la mer.
Le calme était complet; dans l'air d'une incomparable limpidité
le son d'une trompe à un mille de distance se fit entendre distinc-
tement. Un cliquetis d'éperons et un éclat de rire sur la grande
route par-delà la crête de Payne, vibrèrent à travers la rivière. La
diligence de Wingdam fut précédée de plusieurs minutes par un
bmit de galop; enfin ses lanternes étincelantes passèrent à quel-
ques pieds du rocher. Puis un silence d'une heure environ se réta-
blit, la lune ronde et pleine s'éleva au-dessus des sommets serrés
les uns contre les autres; ce fut le pic de Deadwood qui brilla le
premier, blanc comme une tête de mort. Peu après, les ombres de
la crête de Payne, projetées sur la rampe, reculèrent, laissant les
tronçons d'arbres informes, les fissures poudreuses, les aflleure-
mens de la rampe ressortir en noir et argent. Glissant toujours
avec une douce lenteur, le clair de lune descendit jusqu'au rivage,
caressa le rocher et fit étinceler les flots. L'homme n'était plus sur
le rocher, mais la rivière continuait sa course vers la mer.
— Y a-t-il quelque chose pour moi? demanda Tommy Islington,
quand huit jours après la diligence fit halte devant la mansion-
house. — Bill, qui entrait à la buvette, ne répondit pas d'abord,
mais, se tournant vers un étranger qui le suivait, lui montra du
doigt le jeune garçon. A son tour, l'étranger se retourna d'un air
(1) Le sluice est un canal de trois planches, pavé dy bois raboteux et où passe un
courant d'eau; la terre aurifère y est jetée, l'eau emporte le sable, et l'or tombe au
fond, où il adhère, saisi par le mercure qu'on }■ a déposé. Après un temps déterminé,
on arrête l'eau et on relève l'or.
Çhh REVUE DES DEUX MONDES.
curieux et empressé pour regarder Tommy avec surprise. — Y a-t-il
rien pour moi? répéta Tommy, un peu troublé de ce silence et de cet
examen.
Bill marcha droit au comptoir, puis, s'y adossant, dévisagea
Tommy d'un air de satisfaction contenue. — Si, dit-il lentement,
si cent mille dollars comptant et un demi-million en perspective
sont quelque chose, il y a quelque chose pour toi. en effet, major !
II. — DANS l'est.
Il est caractéristique des mœurs et de l'esprit d'Angel que la
disparition de Johnson et l'héritage inespéré de Tommy n'émurent
la colonie que faiblement en comparaison de ce miracle, que John-
son eût rien à laisser. La découverte d'un filon de cinabre à Angel
absorba tous les faits et détails accessoires; des camps environnans
on accourut en foule, le versant de la montagne à un mille de cha-
que côté du placer de Johnson fut fouillé, retourné, le commerce
reçut un élan nouveau; selon la rhétorique enthousiaste des Annales
hebdoynadaires, « une ère nouvelle s'ouvrait pour Angel. » — « Jeudi
dernier, ajouta cette feuille, la buvette de la mansion-house a fait
plus de 500 dollars de recette. » — Quant au sort de Johnson, il
n'était pas douteux. Les gens qui voyageaient sur l'impériale de la
diligence de nuit prétendaient l'avoir vu couché sur le galet du ri-
vage, et, le nommé Finn de Robinson's Ferry (1) ayant déclaré qu'il
avait tiré trois coups de revolver à un objet noir qui luttait contre
le courant près du bac, objet qu'il soupçonnait d'être un ours, la
question parut définitivement résolue. Son jugement pouvait être
sujet à erreur, mais il visait juste, ceci était incontestable. L'opi-
nion générale que Johnson, après s'être emparé de l'arme du mu-
letier, avait fait un mauvais coup, donnait à cette histoire certain
aspect de justice rétributive qui plaisait au camp.
Autre trait caractéristique : aucun sentiment d'envie ou de mal-
veillance ne fut provoqué par la bonne fortune de Tommy Is-
lington. Qu'il eût connu dès le début la découverte de Johnson, et
que son dévoûment eût été le résultat d'un calcul intéressé, la
majorité n'en doutait pas, et il est remarquable que cette convic-
tion éveilla le premier sentiment d'estime que Tommy eût inspiré.
— Ce n'est pas une bête, Yuba Bill avait vu cela tout de suite, dit
le buvetier.— Ce fut Yuba Bill qui servit de tuteur à Tommy, et dont
les billets furent endossés par les plus riches de Calaveras. Ce fut
(1) Ferry, — bac.
LES MARIS DE MADAME SKAGGS. 945
Yuba Bill qui, lorsque Tommy se rendit dans l'est pour achever
son éducation, l'accompagna jusqu'à San-Francisco. Avant de se
séparer de lui sur le pont du bateau à vapeur, il lui dit : — Quand
tu auras besoin d'argent au-delà de ta pension, tu m'écriras, et
si tu m'en crois, — sa voix, de sévère qu'elle était, fut étranglée
tout à coup par l'émotion, — si tu m'en crois, tu te dépêcheras d'ou-
blier tous les vieux coquins débauchés que tu as connus ou ren-
contrés à Angel, tous, Tommy, tous sans exception. Là-dessus aie
soin de toi-même, et... et... Dieu te bénisse, — le diable m'em-
porte... brute que je suis!.. — Ce fut encore Yuba Bill qui, après ce
beau discours, promena autour de lui un regard sauvage, des-
cendit à terre en bousculant d'une épaule agressive la foule qui se
pressait sur la planche volante, chercha querelle à son cocher de
fiacre, et, après avoir poussé d'un coup de poing ce fonctionnaire
dans son propre véhicule, prit les rênes en fouettant les chevaux
avec furie jusqu'à son hôtel. — Gela m'a coûté, dit Bill, lorsqu'il
raconta plus tard cet incident, cela m'a bien coûté vingt dollars
devant le juge le lendemain matin, mais au moins j'ai eu le plaisir
d'apprendre quelque chose de nouveau à cette canaille de Frisco
sur la manière de conduire. Il n'y a pas eu de tapage dans la rue
Montgomery pendant dix minutes... non !
Peu à peu le souvenir des deux premiers propriétaires du grand
filon de cinabre s'effaça de la mémoire des mineurs d' Angel; en
cinq années, leurs noms furent oubliés; en sept ans, la ville avait
elle-même changé de nom ; en dix ans, elle avait changé de place,
et la cheminée de la fonderie de l'Union lançait la nuit comme des
feux follets de cimetière au lieu même où s'était élevée la cabane
de Johnson, empoisonnant le jour les exhalaisons des sapins. La
7nansion-house elle-même fut démantelée , la diligence de Wing-
dam abandonna la grande route pour un chemin plus court par
Quicksilver-City (1). La crête nue de Deadwood-Hill tranchait seule
comme autrefois sur le ciel bleu, et à sa base, comme autrefois, la
rivière Stanislaus, turbulente, infatigable, babillait, chuchotait et
se précipitait vers la mer.
Une journée d'été commençait à poindre paresseusement sur
l'Atlantique. W n'y avait pas assez de vent pour pousser les vapeurs
au large chargé de brume, mais là où l'immensité vague rejoignait
le ciel violet, il y avait des raies d'un rouge terne qui, devenant
brillantes peu à peu, finirent par effacer les étoiles. Bientôt les ro-
ches brunes de Greyport apparurent faiblement teintées, puis toute
la ligne cendrée de côte déserte s'éclaira, et les phares s'éteigni-
(1) Ville du vif-argent.
TOME cm. — 1873. 60
9iS6 REVUE DES DEUX MONDES.
rent un à un. Alors cent voiles invisibles jusque-là émergèrent de
l'horizon vaporeux, s'empressant vers le rivage. C'était le matin,
et quelques personnes de la meilleure société de Greyport, ayant
veillé toute la nuit, jugeaient qu'il devait être temps d'aller dor-
mir. En flamboyant, le soleil semblait mettre le feu aux toits rouges
agglomérés d'une habitation pittoresque située près des sables et
dont les fenêtres ouvertes et les balcons illuminés avaient prêté
toute la nuit musique et clarté à la plage; il faisait scintiller les vi-
tres d'une grande serre qui donnait sur une pelouse ravissante où
toute la nuit les parfums réunis de la mer et du rivage étaient
montés vers la lune d'été; mais il couvrit de confusion les lampes
de couleur rangées sur la longue vérandah, et mit en fuite un
groupe de dames qui avaient été le voir se lever des fenêtres du
salon. L'astre du matin était si indiscret et si sincère à sa manière,
que l'incomparable miss Gillyflower ayant aperçu, tandis qu'elle
montait en voiture, son visage dans la glace ovale, baissa les stores
en toute hâte, après quoi la belle des belles appuya les plus blan-
ches épaules de Greyport contre les coussins de satin cramoisi
pour dormir.
— Comme tout le monde est hagard ! Rose, ma chère, vous avez
l'air d'un esprit, dit Blanche Masterman.
— J'espère bien que non, répondit Rose simplement. Les levers
de soleil sont une rude épreuve. Voyez donc comme tout ce rose
éteint M'"^ Brown, ses cheveux et le reste!
— Les anges, dit M. de Nugat, avec un geste élégant vers le
ciel, doivent trouver ces célestes combinaisons bien peu propices à
leur toilette.
— Ils sont sûrs de leur fraîcheur comme M. Islington, dit Blanche
en riant. A-t-il bonne mine ! C'est impertinent pour nous!
— Le soleil m'épargne parce qu'il ne reconnaît pas en moi un
rival, dit modestement le jeune homme; le fait est, ajouta-t-il, que
j'ai vécu beaucoup en plein air, et que j'ai besoin de très peu de
sommeil.
— Délicieux ! dit M™^ Brown d'un ton où se mêlaient agréable-
ment l'enthousiasme d'une fille de dix-sept ans et l'expérience pra-
tique d'une coquette de trente, délicieux! A quels levers de soleil
vous avez dû assister, et dans des sites si sauvages, si romantiques !
Combien je vous envie! Mon neveu, qui était votre camarade de
collège, m'a souvent raconté vos aventures. Ne nous direz-vous pas
quelques-unes de ces charmantes histoires? Je vous en prie! Ah!
vous devez être bien las de nous et de cette vie artificielle que
nous menons ici,... une vie horriblement artificielle! répéta-t-elle
à demi-voix comme en confidence,... et quand vous pensez aux jours
LES MARIS DE MADAME SKAGGS. 9A7
OÙ VOUS erriez dans ce grand ouest, au milieu des Indiens , des bi-
sons et des ours gris!., car naturellement vous avez vu des ours
gris et des bisons?..
— Naturellement, dit Blanche avec un peu d'impatience en je-
tant un manteau sur ses épaules, sa première enfance a été char-
mée par les bisons, et il est fier d'avoir eu l'ours gris pour com-
pagnon de ses jeux. Venez avec moi, ma chère, et je vous
raconterai tout cela. Gomme c'est aimable à vous, ajouta-t-elle,
s'adressant à Islington, tandis qu'il la reconduisait à sa voiture,
comme c'est bien de ressembler aux animaux dont vous nous par-
lez, de n'avoir pas conscience de toute votre force ! Votre expé-
rience et notre crédulité aidant, quels contes vous pourriez faire!
Et vous préférez marcher?.. Bonne nuit alors!.. — Une fine main
gantée lui fut tendue franchement par la portière; l'instant d'après,
la voiture était partie.
— Est-ce qu'Islington ne perd pas là une benne occasion ? dit le
capitaine Merwin sur la terrasse.
— Peut-être, répondit de Nugat, a-t-il reculé devant la présence
de mon aimable tante ; mais bah ! il est l'hôte du père de Blanche,
et il me semble que ces jeunes gens se voient bien assez comme
cela.
— N'est-ce pas une situation dangereuse?
— Pour lui peut-être, bien que ce soit un garçon bizarre et dia-
blement vieux pour son âge. Quant à elle, adulée, recherchée
comme elle l'est par tous les hommes disponibles des deux hémi-
sphères, à finir par Nugat ici présent, que lui importe un amoureux
de plus ou de moins !
Islington ne parut pas entendre. Il se détourna négligemment,
et se dirigea d'un pas leste vers la mer, puis le long de la plage vers
les falaises, où, rencontrant un obstacle sous la forme d'un mur
de jardin, il le franchit avec l'aisance d'un gamin, et continua
sa course vagabonde. La meilleure société de Greyport n'étant
pas matinale, la présence de ce violateur de la propriété, en ha-
bit de bal, ne provoqua d'autre critique que celle de quelques
palefreniers qui rôdaient autour des écuries ou des femmes de
chambre proprettes occupées le long des larges vérandahs, les-
quelles selon les lois de l'architecture de Greyport donnent invaria-
blement sur la mer. Ce ne fut qu'en franchissant les limites de
Gliffvvood-Lodge, la propriété du riche Remvyck Masterman, qu'il
s'aperçut que quelqu'un l'épiait; mais aussitôt la personne qu'il
n'avait pas eu le temps de reconnaître rentra vivement dans la
maison. Évitant l'allée qui conduisait de ce côté, Islington suivit
les falaises jusqu'à ce qu'il atteignit le pavillon rustique qui s'éle-
948 REVUE DES DEUX MONDES.
vait à la pointe d'un petit promontoire; là il s'assit et contempla la
mer.
Peu» à peu une paix inexprimable l'envahit tout entier. Excepté
sur les rochers que venait lécher mollement la vague au-dessous
de lui, l'étendue immense n'offrait pas un sillon, elle se soulevait
en une seule nappe unie par un mouvement de somnolence
rhythmée; l'atmosphère était remplie d'une buée lumineuse qui ar-
rêtait au passage et retenait les rayons directs du soleil. Dans le
calme profond, il lui semblait que toute la culture, toute l'opu-
lence, tous les raffînemens de la civilisation dépensés depuis tant
d'années sur ce rivage favorisé, eussent étendu leur magie jusqu'à
la mer elle-même. Qu'il était caressé, cajolé, flatté, fêté de toute
façon, ce vieil océan ! Une réminiscence bizarre de la Stanislaus
bourbeuse, roulant agitée sous les grands pins austères, et de la
silhouette sinistre de Deadwood-Hill glissa devant Islington et lui
fit trouver par le contraste une beauté presque tropicale à la ver-
dure jaunâtre de la pelouse veloutée, au feuillage élégant des ave-
nues. — Comme il regardait à quelques pas de lui, une jeune fille
élancée lui apparut, contemplant, elle aussi, la mer; c'était Blanche
Masterman. Elle avait cueilli quelque part une large feuille en
forme d'éventail dont elle se servait pour abriter les masses
blondes de sa chevelure et ses yeux d'un gris bleuâtre. Sa robe de
bal traînante et tout en falbalas avait été changée pour une robe de
chambre coupée presque à l'antique et si collante qu'elle eût trahi
les défauts d'un corps moins souple et moins gracieux. Dans cet
attirail, la nymphe de Greyport s'avança cordialement vers le jeune
homme, qui s'était levé. L'avait-elle vu d'abord ? Je l'ignore.
Tous deux s'assirent sur le banc rustique, IVP"^ Blanche admirant
la mer sous la feuille qu'elle tenait en guise de parasol.
— Je ne sais vraiment pas combien de temps je suis resté ici,
dit Islington, et si je n'ai pas rêvé. La matinée m'a paru trop belle
pour la perdre à dormir dans un lit. Mais vous?
Derrière sa feuille, M"^ Blanche expliqua qu'elle s'était lassée de
poursuivre un moustique installé dans sa chambre, et que, son
petit chien Odin ayant sur ces entrefaites gratté avec insistance à
la porte, elle s'était décidée à sortir avec lui. D'ailleurs, le sommeil
du madn rougissait les yeux, et elle avait une visite à faire de
bonne heure... et puis la mer était belle!
— Je suis bien aise de vous trouver ici, quelle que soit la cause
qui vous ait amenée, dit Islington avec sa franchise d'autrefois.
C'est aujourd'hui, vous le savez, le dernier jour que je passe à Grey-
port, et mieux vaut encore se dire adieu sous ce ciel bleu qui est à
tout le monde que sous les belles fresques de monsieur votre père.
LES MARIS DE MADAME SKAGGS. 9/19
— Je sais, dit Blanche non moins nettement, que les maisons sont
un des inconvéniens de notre civilisation; mais je n'avais jamais
entendu encore exprimer aussi agréablement cette idée. Où donc
allez-vous?
— Je l'ignore. J'ai plusieurs plans. Peut-être partirai-je pour
l'Amérique du Sud, oii je deviendrai président d'une république,
qui sait? peu m'importe laquelle. J'ai de l'argent, mais dans la par-
tie de l'Amérique qui est en dehors de Greyport, chaque homme,
riche ou pauvre, doit travailler; mes amis prétendent qu'il me faut
avoir un but. Bah! je suis né vagabond, et vagabond je mourrai
probablement.
— Je ne connais personne dans l'Amérique du Sud, dit Blanche
languissamment. Il nous est venu deux jeunes filles de là-bas du-
rant la saison dernière, mais elles ne portaient pas de corset et elles
s'habillaient mal. Si vous y allez, écrivez-moi.
— Volontiers. Et dites-moi donc le nom de cette fleur, que j'ai
trouvée dans votre serre. On dirait une plante de Californie.
— Peut-être en est-ce une. Mon père l'a achetée d'un voyageur,
un pauvre homme à moitié fou qui passait. Le connaîtriez-vous,
par hasard ?
Islington se mit à rire. — Je crains bien que non ; mais je l'ai
cueillie pour vous.
— Merci 1 Rappelez-moi de vous en donner une en échange avant
votre départ, ou préférez-vous la choisir vous-même?
Tous deux s'étaient levés. — Adieu! — La main de Blanche,
fraîche comme un lis, reposa un instant dans celle de Tommy.
— Vous me feriez plaisir, dit le jeune homme , d'éloigner de
votre visage, avant que je ne vous quitte, cette feuille qui vous sert
d'écran.
— C'est que mes yeux sont rouges; je fais peur.
Après quelque hésitation, la feuille s'envola, et de beaux yeux,
très observateurs, très clairvoyans, se fixèrent sur ceux d'Isling-
ton, qui détourna la tête. Quand il eut surmonté son trouble, elle
était partie.
— Monsieur Hislington! dit un groom anglais accourant hors
d'haleine, — puisque monsieur est seul... je demande pardon à
monsieur, mais il y a une personne...
— Une personne? Que diable voulez-vous dire? Expliquez vous.,t
Non, taisez- vous plutôt, dit Islington de mauvaise humeur.
— J'ai dit une personne, monsieur, pardon, un individu... pas
un gentleman enfin... dans la bibliothèque...
Malgré sa colère contre lui-même et une sensation d'isolement
qui avait soudain pesé sur son cœur, Islington ne put s'empêcher
950 REVUE DES DEUX MONDES.
de sourire. Tout en marchant vers la maison : — Pourquoi n'est-ce
pas un gentleman ?
— Pardon, monsieur, mais il n'entend rien aux usages. Il a pris
mes deux mains comme je descendais du siège, devant la porte, et,
les tirant très fort : « Allons, mettez-les dans vos poches, jeune
homme. Vous attendez-vous donc à rencontrer un inspecteur, que
vous tenez vos bras croisés comme ça? Prenez garde, mon fils, si
vous vous gonflez tant, vous crèverez votre précieuse peau. » Et il
demande monsieur. Par ici, monsieur!
Ils pénétrèrent dans le long vestibule gothique, et Islington ou-
vrit la porte de la bibliothèque. Au milieu de cette chambre, un
homme était assis, les yeux baissés sur un large chapeau jaune à
bords immenses et raides qu'il avait déposé devant lui. Ses mains
pendaient entre ses genoux; mais l'un de ses pieds était ramené
de côté vers sa chaise d'uue façon toute particulière qui rappela
aussitôt à Islington l'attitude d'un conducteur de diligence. L'in-
stant d'après il s'élançait , les deux mains tendues, en criant : —
YubaBilll
L'homme se leva, saisit Islington par les épaules, le fit pirouetter,
l'embrassa, lui tâta les côtes à la manière d'un ogre bon enfant, lui
secoua les mains avec frénésie, éclata de rire, puis d'un air con-
sterné : — Comment m'as-tu donc reconnu? demanda-t-il.
Voyant que Yuba Bill se figurait être déguisé avec art, Islington,
riant à son tour, allégua que ce devait être l'instinct.
— Et toi, dit Bill, le tenant à la longueur du bras et l'exami-
nant avec curiosité, toi!., penser... penser... un polisson qui n'é-
tait pas plus haut que le trait, parbleu! et que je chassais de la
route à coups de fouet, un petit déguenillé, — car tu n'as jamais
eu d'habits qui vaillent la peine qu'on en parle, — un petit va-nu-
pieds changé en sporisman! — Avec horreur, Islington constata
qu'il était encore en habit de bal.
— Tiens! tu es beau comme un garçon de restaurant... Al-
phonse ! un pâté de foie gras et une omelette. Dieu te damne !
— Cher vieux camarade! disait Islington, qui riait aux larmes et
qui essayait d'appuyer sa main sur la bouche barbue de Bill, mais
vous,... il me semble que vous n'êtes plus tout à fait le même;..,
vous êtes malade, Bill, ou vous avez du chagrin.
En effet, lorsqu'il se tourna vers la lumière, Bill montra des yeux
caves et beaucoup de cheveux blancs.
— C'est peut-être mon harnais neuf, dit-il avec beaucoup d'em-
barras. Quand je mets cette gourmette-là, et il montrait une cliaîne
massive à gros anneaux d'or, quand j'arbore cette étoile du matin,
— il appuya le doigt sur une épingle si lai'ge qu'elle avait l'aspect
LES MARIS DE MADAME SKAGGS. 951
d'un emplâtre appliqué sur toute la chemise, — cela me pèse,
vois-tu! Autrement je suis bien , mon garçon, très bien. — Mais il
évitait le regard perçant d'Islington, et se détournait du jour.
— Vous avez quelque chose à me dire, Bill, reprit Islington brus-
quement; parlez donc!
Bill fit un mouvement vers son chapeau.
— Non, vous n'avez pas fait trois mille milles sans m' avertir pour
me parler du vieux temps, quelque plaisir que cela dût me causer.
Ce n'est pas votre manière, vous le savez bien. Personne ne viendra
nous déranger ici, répondit-il à un regard interrogateur que Bill
dirigeait vers la porte, et je suis prêt à vous entendre.
— D'abord donc, dit Bill, tirant sa chaise contre la sienne, ré-
ponds à une question, franchement et carrément.
— Questionnez, fit Islington en souriant.
— Si je te disais, Tommy, si je te disais aujourd'hui, ici même :
Il faut que tu viennes avec moi, que tu quittes cet endroit pour un
mois, une année, deux années peut-être, qui sait? pour toujours, —
est-ce que rien ne te retiendrait? n'y aurait-il rien, mon garçon,
que tu^ne pusses quitter?
— Non, dit tranquillement Tommy. Je suis ici en visite. Je pen-
sais partir aujourd'hui.
— Mais s'il s'agissait d'aller avec moi en Chine, au Japon, dans
l'Amérique du Sud peut-être, irais-tu?
— Oui, répondit Islington, après une pause.
— Il n'y aurait rien, dit Bill se rapprochant et baissant la voix
confidentiellement, j'entends aucune femme, tu comprends, Tommy,
qui te retiendrait? Elles sont diantrement jolies par ici, et qu'un
homme soit jeune ou vieux, Tommy, il y a toujours une femme qui
est pour lui le mors ou le fouet...
Dominé par l'émotion amère avec laquelle il proférait cette vé-
rité abstraite, Bill ne vit pas que le jeune homme rougissait légère-
ment lorsqu'il répondit : Non.
— Eh bien! écoute. Il y a sept ans, Tommy, je conduisais la di-
ligence des pionniers de Gold-Hill. Comme je me tenais devant le
bureau des messageries, le shérif du comté vient à moi et me dit :
« J'ai ici un pauvre diable dont je suis chargé, qu'il faudrait con-
duire à l'asile de Stockton. Il est doux et tranquille, mais les voya-
geurs de l'intérieur ne se soucient pas de l'avoir pour compagnon.
Auriez-vous quelque répugnance à le prendre sur le siège avec
vous? — Je dis : — Non, qu'il vienne. » Quand je l'eus sur le siège,
je vis que cet homme, Tommy, cet homme tranquille et doux,
c'était Johnson! — Il ne m'avait pas reconnu, mon garçon, conti-
nua Yuba Bill , se levant et posant ses mains sur les épaules de
952 REVUE DES DEUX MONDES.
Tommy. Il ne savait plus rien de toi, ni d'Angel, ni du filon de vif-
ardent, ni même son propre nom. Il me dit que son nom était
Skaggs, mais je savais bien que c'était Johnson. Il y a eu un temps,
Tommy, où l'on m'aurait jeté à bas de mon siège avec une plume,
un temps où, si les vingt-sept voyageurs de ma diligence s'étaient
trouvés à la nage dans la rivière d'Amérique à cinq cents pieds au-
dessous de la route, je n'aurais jamais pu expliquer pourquoi à la
compagnie, jamais...
— Le shérif, reprit Bill rapidement comme pour empêcher Isling-
ton de l'interrompre, le shérif me dit qu'on l'avait amené au camp
de Murphy trois ans auparavant, ruisselant d'eau et blessé à la tête, le
cerveau dérangé; les gens de l'endroit l'avaient soigné. Quand j'ap-
pris au shérif que je le connaissais, il consentit à me le confier; je
l'ai conduit à Frisco, Tommy, à Frisco, où je l'ai remis aux meil-
leurs médecins, payant sa pension de ma poche. Il n'a manqué de
rien... ne me regarde pas comme cela, mon cher garçon, je t'en
prie...
— Oh, Bill ! et Islington, qui s'était levé, marcha en chancelant
vers la fenêtre, — pourquoi m'avoir caché?..
— Pourquoi? parce que je n'étais pas une bête. Tu faisais ton
chemin au collège, tu t'élevais dans le monde, tu y tenais bien ta
place,... etlui, un vieux vagabond, mort oupeu s'enfaut, et qui dans
tous les cas aurait dû l'être depuis longtemps! Mais tu l'as toujours
aimé plus que moi, dit Bill amèrement.
— Pardonnez-moi, fit le jeune homme, lui prenant les deux
mains, je sais que vous avez agi pour le mieux; mais continuez...
— Il n'y a pas beaucoup plus à dire, et, autant que j'en peux
juger, ce que je dis ne servira pas à grand'chose. 11 était incurable,
ont assuré les docteurs, étant atteint de ce qu'ils appellent mono-
manie, parlant toujours de sa femme, de sa fille, que quelqu'un lui
avait volées autrefois, et complotant des vengeances contre ce quel-
qu'un-là. Et puis, il y a six mois, le gueux s'est évadé. J'ai suivi
ses traces à Carson, à Sait Lake-City, à Omaha, à Chicago, à New-
York, et ici.
— Ici!
— Ici ! et c'est ce qui m'amène aujourd'hui. Qu'il ait ou non son
bon sens, qu'il te cherche ou qu'il en cherche un autre, il faut que
tu t'éloignes. Tu ne dois pas le revoir. Nous allons partir ensemble
pour trois ou quatre ans; quand nous reviendrons, il sera mort ou
il aura disparu. Viens ! — Yuba Bill se leva.
— Ami, dit Islington, se levant aussi et lui prenant la main avec
la même obstination tranquille qui jadis l'avait rendu cher à Bill,
en quelque lieu qu'il soit, ici ou ailleurs, raisonnable ou monomane,
LES MARIS DE MADAME SKAGGS. 953
je le chercherai, je le trouverai. Chacun des dollars que je possède
lui appartiendra, chacun des dollars que j'ai dépensés lui sera
rendu. Je suis encore jeune. Dieu merci ! je peux travailler, et, s'il
y a moyen de le tirer de ce misérable état, je l'en tirerai.
— Je savais, dit Bill avec une aigreur qui cachait mal son admi-
ration évidente pour une si ferme volonté, je savais quelle espèce
de fou tu étais, et je ne m'attendais à rien de mieux de ta part.
Adieu donc ! Seigneur ! qu'est-ce qui vient là ?
Il était à moitié chemin de la porte-fenêtre, mais tout à coup il
recula , le visage pâle comme s'il n'y fût pas resté une goutte de
sang, les yeux démesurément ouverts. Islington regarda : une jupe
blanche venait de disparaître au coin de la vérandah.
— Ce doit être M"^ Masterman, dit- il à Bill presque évanoui
dans un fauteuil. Qu'avez-vous donc?
— Rien , dit Bill faiblement. As-tu un peu de whisky à me
donner ?
Islington alla chercher des spiritueux qu'il fit boire à Yuba Bill :
— Qui est M"*" Masterman? demanda ensuite ce dernier.
— La fille de M. Masterman, sa fille adoptive, plutôt, je crois.
— Son nom?
— Je n'en sais, ma foi, rien, dit Islington, plus contrarié qu'il
n'eût voulu l'avouer de cet interrogatoire.
Bill se dirigea de nouveau vers la fenêtre, la ferma, retourna vers
la porte, regarda Islington en dessous, hésita, puis se rassit...
— Je ne t'ai pas dit que je m'étais marié, n'est-ce pas? de-
manda-t-il tout à coup en essayant de rire.
— Non, répliqua le jeune homme, moins surpris encore de cette
nouvelle que de la manière dont elle lui était communiquée.
— Au fait, il y a trois ans de cela, Tommy, trois ans.
Islington, voyant qu'il s'attendait à ce qu'il répondît quelque
chose, demanda vaguement : — Pourquoi vous êtes-vous marié?
— C'est cela! c'est bien cela! Je ne peux le dire exactement,
mais j'ai épousé une diablesse,., la femme d'une demi-douzaine
d'autres individus.
Habitué apparemment à voir ses malheurs conjugaux tournés en
ridicule, et n'apercevant aucune trace de moquerie sur le visage
grave d'Islington, il changea de ton, et, avec moins d'affectation à
l'insouciance, continua, en rapprochant encore sa chaise de celle
du jeune homme : — Tout est sorti de là. Nous descendions la pente
de Watson à fond de train une nuit, quand le messager me dit : « Il
y a une querelle dans l'intérieur; mieux vaudrait arrêter. » J'ar-
rête, et je vois sauter dehors une femme, puis deux ou trois indi-
vidus qui juraient, tempêtaient et s'efforçaient d'entraîner quel-
954 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'un. On s'explique; j'apprends que le mari de cette femme était
ivre, qu'il l'avait insultée, frappée même dans la diligence, et pour
cela on voulait le déposer sur la route. Sans moi, il y serait resté en
effet; mais j'arrangeai les choses, et je fis monter la femme à côté de
moi sur le siège. Nous voilà repartis. Elle était très blanche, Tommy;
quant à cela, on ne peut dire le contraire; elle était de ces femmes
très blanches qui ne rougissent jamais; elle ne pleurait jamais non
plus. D'autres auraient pleuré; c'était drôle, elle ne pleurait pas...
J'en fis la réflexion ce soir-là. Elle était grande, avec beaucoup de
cheveux qui tombaient derrière sa tête, longs comme-un fouet de
peau de daim et à peu près de la même couleur. Elle avait des yeux
qui fusillaient les gens à cinquante pas, de petites mains, de petits
pieds. Enfin, quand elle sortit de l'état nerveux où elle était, qu'elle
s'échauffa un peu et devint gaie, par Dieu! elle était belle, oui,
ma foi, elle l'était!.. — Un peu honteux et troublé de son propre
enthousiasme, il s'arrêta et reprit négligemment : — Ils sont des-
cendus à Murphy.
— Et puis? dit Islington.
— Et puis je l'ai rencontrée souvent ensuite, et, quand elle était
seule, elle montait toujours sur le siège pour me confier ses peines,
et que son mari buvait, la maltraitait. Lui, je ne le voyais guère,
car il était parti pour Frisco; mais avec elle, Tommy, je jouais franc
jeu. J'avais pris l'habitude de la voir, et un jour je me dis : — Bill,
ça ne peut pas durer ainsi. — Je demande mon changement sur
une autre route. As-tu jamais connu Filltree, Tommy? demanda
Bill, s'interrompant brusquement.
— Non.
— C'est que tu aurais pu entendre parler de lui?
— Non, répliqua Islington, impatienté.
— Eh bien! Filltree conduisait le courrier de White à Summit, à
travers la North-Fork. Un jour il me dit : «Bill, c'est un mauvais
gué que celui de la Nortli-Fork. — Je lui réponds : — Je te crois.
— J'y resterai un jour ou l'autre pour sûr, me dit-il. — Je ré-
ponds : — Pourquoi ne passes-tu pas le gué plus bas? — Est-ce
que je sais? dit-il; mais je ne peux pas. » — Après cela, quand
nous nous rencontrions, il me criait, toujours : « La North-Fork
ne m'a pas encore! » Un jour que j'étais à Sacramento, voilà Fill-
tree qui vient à moi; il me dit: «J'ai renoncé à conduire le cour-
rier à cause de la North-Fork; mais elle m'aura tout de même,
Bill, bien sûr! » Il riait. Quinze jours après, on trouva son corps
au-dessous du gué qu'il avait voulu traverser en descendant de
Summit. Les gens ont dit que c'était sa bêtise; je prétends, moi,
que c'était sa destinée.
LES MARIS' DE MADAME SKAGGS. 955
Le lendemain du jour où j'avais changé de route pour prendre
celle de Placerville, voilà que cette femme sort de l'hôtel , près du
bureau des messageries. Son mari, me dit-elle, était malade à
Placerville, — voilà ce qu'elle me conta, — mais c'était ma desti-
née, Tommy, ma destinée. Trois mois après, le mari avait pris une
dose trop forte de morphine pour se débarrasser du delirhim ire-
7nens, et il était mort. 11 y a des gens qui disent qu'elle lui a donné
la morphine; mais c'était sa destinée!
Un an après, je l'épousais,... la destinée, Tommy, la destinée!..
J'ai vécu trois mois avec elle, continua-t-il après un long soupir,
trois mois! Ce n'est pas long pour un homme heureux! J'ai vu de
bien mauvais jours dans ma vie, mais il y eut des jours dans ces
trois mois-là qui me parurent plus longs qu'aucun autre jour de
ma vie, des jours, Tommy, où je me demandais lequel de nous
deux tuerait l'autre. J'ai fini. Tu es jeune, Tommy, et je ne vais
pas te conter des choses que, vieux comme je le suis, je n'aurais
pas crues possibles il y a trois ans.
Il garda le silence, son visage farouche tourné vers la fenêtre,
ses poings fermés sur ses genoux. Islington eût voulu savoir où
était sa femme.
— Ne m'en demande pas davantage, mon garçon. J'ai dit ce que
j'avais à dire. — Avec le même geste que s'il eût jeté ses rênes de-
vant lui, Bill se leva.
— Tu comprends, Tommy, pourquoi une petite promenade au-
tour du monde me fera du bien. Si tu ne viens pas avec moi, peu
importe, je partirai seul.
— Pas avant déjeuner, j'espère, dit une très douce voix, et
Blanche Masterman entra tout à coup. Mon père ne me pardonne-
rait pas, si en son absence je permettais à un ami de M. Islington
de s'en aller ainsi. Vous resterez, n'est-ce pas? Je vous en prie!
Voulez -vous me donner le bras? Quand M. Islington aura fini de
s'étonner, il nous suivra dans la salle à manger, et vous pré-
sentera.
— Je suis folle de votre ami, dit M'" Blanche à Islington tandis
qu'ils regardaient de la fenêtre du salon Bill qui, sa pipe courte à
la bouche, flânait sous les arbres, mais il fait de singulières ques-
tions. Figurez-vous qu'il voulait savoir le nom déjeune fille de ma
mère!
— C'est un honnête garçon, dit gravement Islington.
— Vous vous soumettez bon gré mal gré; mais vous m'en voulez
au fond de vous garder, vous et votre ami; vous ne pouviez cepen-
dant partir avant le retour de mon père.
956 RETUE DES DECX MONDES.
Islington sourit d'un air contraint.
— Et puis je trouve décidément qu'il vaut mieux nous séparer
sous ces fresques. N'est-ce pas votre avis? — Elle lui tendit sa
main effilée. — Dehors, au soleil, quand j'avais les yeux rouges,
vous teniez terriblement à me regarder, ajouta-t-elle d'une voix
dangereuse.
Islington leva ses yeux tristes sur les siens; quelque chose qui
brillait entre les cils de la jeune fille trembla une seconde et tomba.
— Blanche!
Ses joues pâles étaient devenues roses, elle voulait retirer sa main;
mais Islington ne le permit pas, il prit même dans ses bras Blanche
tout entière, tandis qu'elle disait : — Étes-vous bien sûr qu'il n'y
ait rien, une femme s'entend, rien qui puisse vous retenir?
— Blanche! s'écria Islington d'un ton de reproche.
— S'il plaît aux gens de hurler leurs secrets à la fenêtre, tandis
qu'une dame est couchée sur le divan de la vérandah en train de
lire un mauvais roman, ils ne doivent pas s'étonner que la dame
prête plus d'attention à leur entretien qu'à son livre.
— Alors vous savez tout, Blanche?
— Je sais,... voyons, je sais quelle espèce de fou vous êtes, et
je n'attendais de vous rien de mieux! dit-elle, citant les paroles et
imitant l'accent de Yuba Bill. Adieu!
Elle glissa de ses bras comme un innocent serpent de lait, et
s'enfuit.
III.
Au doux bruit des vagues, de la musique et des voix légères, la
lune dorée des nuits d'été se leva de nouveau sur Greyport. Elle
vit des masses de rochers et de verdure, de vastes pelouses, de
longues plages, une éblouissante étendue d'eau; elle distingua en
fait d'objets particuliers une voile blanche près du rivage, un globe
de cristal sur la pelouse et quelque chose qu'elle fit étinceler entre
les dents d'un être humain qui escaladait le petit mur de Gliffwood-
Lodge. Comme un jeune homme et une jeune femme passaient de
l'ombre projetée par le feuillage dans une allée ouverte au clair de
lune, cette silhouette, accroupie un instant, bondit enbas du mur et
resta droite, immobile. C'était un vieillard aux yeux égarés : sa
main tremblotante tenait un long couteau pointu, et dans cette at-
titude il était moins terrible que triste à voir, il faisait pitié plutôt
que peur; mais la seconde d'après son couteau lui fut arraché, et
il ploya sous la vigoureuse étreinte d'un homme qui apparemment
venait de s'élancer du mur derrière lui.
LES MARIS DE MADAME SKAGGS. 957
— Dieu te damne, Masterman, cria le vieillard d'une voix rauque,
je te tuerai à armes égales !
— Je m'appelle Yuba Bill, dit l'autre tranquillement; il est
temps que ces mauvaises plaisanteries cessent.
— Oh! Je te connais... Tu es un ami de Masterman! Lâche-
moi, Dieu te damne! lâche-moi donc, que je lui arrache le cœur...
Où est ma Mary? où est ma femme?.. La voici ! là ! là-bas! Mary!
Il aurait crié, mais Bill appuya sa puissante main sur ses lèvres,
en se tournant vers le point que paraissait regarder le vieillard :
la forme de Blanche appuyée au bras d'Islington se dessinait au clair
de la lune, sur le sable de l'allée.
— Rends-moi ma femme ! gémissait sourdement Johnson entre
les doigts qui l'étouffaient. Où est-elle?
Une expression de rage passa sur les traits de Yuba Bill. — Où
est ta femme? répéta- t-il, repoussant le vieillard contre le mur et
le tenant là comme dans un étau. Où est ta femme? — Johnson
ferma les yeux, épouvanté de son rire sardonique et de son regard
féroce. — Où est la femme de Jack Adam ? Où est ma femme ? Où
est la diablesse qui a rendu fou un homme, qui de sa propre main
a envoyé l'autre en enfer, qui m'a désolé, ruiné, perdu pour ja-
mais? Où? Tu le demandes? Eh bien! elle est en prison à Sacra-
mento, en prison, entends-tu ? en prison pour meurtre, Johnson,
pour meurtre !
Le misérable fit un effort pour respirer, se raidit, puis s'affaissa
comme une masse inerte aux pieds de Yuba Bill. Par une révolu-
tion de sentiment soudaine, celui-ci tomba sur les genoux à ses
côtés, et, le soulevant avec angoisse : — Regarde, Johnson, regarde
pour l'amour de Dieu! c'est moi, Yuba Bill, et là-bas c'est ta fille
et Tommy, ne te rappelles-tu pas Tommy, le petit Tommy Is-
lington ?..
Les paupières de Johnson s'entr'ouvrirent lentement. Il mur-
mura : — Tommy,... oui, Tommy! Assieds-toi à côté de moi,
Tommy, moins près du bord seulement... N'entends-tu pas comme
la rivière siffle? Ne vois-tu pas comme elle me fait signe, comme
elle écume par-dessus les rochers? Elle monte encore,... tiens-moi,
Tommy, tiens-moi ferme, ne me laisse pas aller! Nous vivrons
pour lui arracher le cœur, Tommy, nous vivrons, nous...
Sa tête retomba, et la rivière rapide, invisible à tous les yeux,
sauf aux siens, bondit sur lui du sein de la nuit et l'emporta, non
plus dans les ténèbres, mais par-delà les ténèbres, vers la mer
lointaine, paisible et lumineuse.
Bret Harte.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 lévrier 1873.
La politique est décidément une singulière chose, et on fait à notre
malheureux pays une étrange condition. Depuis deux ans bien comptés
maintenant, la France en est là, se relevant sans doute d'elle-même, par
un effort de vitalité intime et invincible, mais réduite aussi trop sou-
vent à rester la spectatrice fatiguée et désabusée de ces prétentions, de
ces combinaisons inutiles qui se déroulent devant elle, qui ne lui re-
présentent que du temps perdu et des déceptions toujours nouvelles.
Elle ne songe qu'à vivre, cette France éprouvée et convalescente, elle
n'aspire qu'à se raffermir, à retrouver cette sécuriLé suffisante et du-
rable à laquelle a bien droit une grande nation qui ne veut pas rester
livrée au hasard, et on ne néglige rien pour lui promettre ou lui pré-
parer des crises inévitables, pour lui faire sentir qu'elle n'a pas de len-
demain. On s'ingénie à la tenir en suspens entre un définitif qu'on ne
peut pas lui donner, pour lequel il est dilTicile qu'elle ait un goût pro-
noncé, puisqu'on ne peut pas même le lui définir, et un provisoire qu'on
s'efforce de déconsidérer, de ruiner en le prolongeant. Elle demande aux
partis une certaine pitié pour ses souffrances, un peu de raison, le sacri-
fice momentané de leurs fantaisies à l'intérêt public, et les partis n'ont
à lui donner que des préjugés, des divisions, des haines égoïstes, une
impuissance égale à leurs vaines passions. Elle demande au moins à
ceux qui ont ses destinées entre leurs mains de s'occuper de ses affaires,
d'avoir une idée simple et nette, de savoir dire ce qu'ils veulent, et
ceux qui la gouvernent ou qui ont la prétention de la gouverner n'ont à
lui offrir que cette situation où tout reste à la merci d'un conflit obscur,
d'une déUbération imprévue. Que se passe-t-il entre la commission des
trente et le gouvernement? Quelles subtilités nouvelles de rédaction
est-on arrivé à découvrir? A quels amendemens ou sous-amendemens
s'est-on enfin arrêté? Tout est là. Tantôt c'est la paix, tantôt c'est la
REVUE. — CHRONIQUE. 95t>
guerre. Un jour, on est tout près de s'entendre, on s'est déjà entendu;
un autre jour, on est sur le point de rompre, on touche à un éclat dans
la confusion universelle. C'est la grande politique, à ce qu'il paraît I
Croit-on par hasard que ce soit là pour un pays un régime des plus
sains et des plus réparateurs? Ne voit-on pas qu'on arrive ainsi sans le
vouloir à creuser une sorte d'abîme entre ce qu'on appelle la politique
des régions officielles et la France elle-même? On s'agite dans une at-
mosphère factice, on s'observe ou l'on se neutralise, on déploie toutes
les ressources de la tactique ou de l'escrime parlementaire, et la France,
qui n'est pas toujours au courant de ces savantes combinaisons, qui est
comme un patient entre des médecins plus préoccupés de se contredire
que de la guérir, la France finit par se demander définitivement où
tendent toutes ces expériences, ces habiletés, ces antagonismes, dont elle
n'a pas le secret. Pendant qu'on fait de la stratégie sans avantage pour
personne, le public, le vrai public, qui est en dehors du tourbillon, en
vient peut-être tout simplement à être assez sceptique, à laisser passer
les conflits dont il n'attend rien, à juger les choses et les hommes pour
ce qu'ils sont. A travers cette vie laborieuse et incertaine à laquelle on
le soumet, il peut se faire une sorte d'éducation en voyant les partis à
l'œuvre au moment présent comme dans le passé. Ce que la commission
des trente se propose de lui offrir comme le fruit de sa prévoyance po-
litique, il le saura bientôt. En attendant, une circonstance récente lui a
permis du moins de voir dans quelles mains ont été ses affaires pendant
quelque temps, et de comprendre jusqu'à un certain point comment
toutes les forces, toutes les ressources mises en mouvement pendant la
guerre n'ont eu d'autre résultat que d'aggraver les désastres dont le
gouvernement impérial reste le premier auteur devant la France et de-
vant le monde.
Lorsque la commission d'enquête, créée par l'assemblée dès ses pre-
mières séances, entreprenait cette grande révision de toutes les opéra-
tions et de tous les marchés de la guerre, elle commençait naturellement
par l'empire, et les radicaux trouvaient alors qu'elle accomplissait une
œuvre de justice patriotique, salutaire. La commission devait tout aussi
naturellement rencontrer devant elle le radicalisme tout-puissant à Lyon,
à Marseille, à Toulouse, pendant les cinq mois douloureux qui suivaient
le k septembre. C'est là le nouveau procès instruit par la commission et
porté récemment devant l'assemblée, oii s'est déroulée pendant trois
jours la discussion la plus ardente et la plus tumultueuse à l'occasion
des marchés de Lyon. Au demeurant, de quoi s'agit-il? Ce que la patrio-
tique population de Lyon a pu faire ou tenter pour la défense n'est
point en question. Malheureusement ces efforts mêmes d'une population
toujours courageuse ne pouvaient qu'être paralysés par une domination
démagogique dont la commission a nécessairement retracé l'histoire
Ô60 REVUE DES DEUX MONDES.
avec une sévère et impartiale fermeté. Cette dictature, née du h sep-
tembre, établie à Lyon, à côté du préfet, fonctionnant le plus souvent
contre lui ou au-dessus de lui, ne s'est pas contentée d'arborer un dra-
peau qui n'était pas le drapeau français, qui n'avait qu'une significa-
tion révolutionnaire; elle s'est livrée à toute sorte de dépenses fantas-
tiques. Il s'agit aujourd'hui de savoir par qui ces dépenses seront
supportées, si l'état paiera les frais de la démagogie lyonnaise. La
commission a fait équitablement deux parts en distinguant les dépenses
qui pouvaient être justifiées de celles qui ne pouvaient être admises, et
en proposant de renvoyer la question ainsi posée au gouvernement
chargé de l'examiner, de soutenir au besoin les droits de l'état. C'était
au début une affaire de marchés ; bientôt, on le comprend, la politique
s'en est mêlée, les passions se sont animées, les récriminations, les
apostrophes, ont jailli comme des éclairs de la droite et de la gauche.
L'ancien préfet, qu'on n'avait pourtant pas traité trop sévèrement parce
qu'il avait été lui-même le prisonnier des démagogues lyonnais, M. Chal-
lemel-Lacour, a cru devoir se défendre, et il a fini par rester exposé
à l'accusation la plus grave, celle d'avoir donné l'ordre sommaire de fu-
siller des mobiles de la Gironde commandés par M. de Carayon-Latour.
Un ancien membre du conseil de Lyon, M. Ferrouillat, s'est défendu, lui
aussi, longuement, compendieusement. Le rapporteur de la commission,
M. L. de Ségur, a maintenu avec une habile modération tout ce qu'il
avait dit. M. le duc d'Audiffret-Pasquier lui-même s'est porté au feu, re-
prenant une offensive hardie. Bref, sur toute la ligne, la politique l'a
emporté, et une discussion de finances s'est terminée par le vote d'un
ordre du jour dont le premier mot est la réprobation du drapeau rouge
arboré à Lyon pendant la guerre. Ce vote, il faut le dire, a réuni plus
de 500 voix. Le drapeau rouge a été abattu d'un coup de scrutin tout
comme s'il flottait encore sur l'hôtel de ville de Lyon.
Rien de mieux, l'assemblée a voulu, puisqu'elle en trouvait l'occa-
sion, frapper une fois de plus le sinistre emblème de la guerre civile.
L'intérêt politique a été satisfait; mais, si la politique a joué le plus
grand rôle dans cette discussion passionnée, ce n'est point en vérité le
côté le plus curieux de ces affaires de Lyon. Ce qu'il y a de caracté-
ristique, de profondément instructif, c'est cette gestion administrative
et financière dont la commission a raconté la prodigieuse histoire. Ainsi
on remet de l'argent à un aventurier qui en garde la moitié après être
allé se mettre en sûreté à Genève, et à cet émissaire de confiance on
fait souscrire une obligation de remboursement à l'état, qui est censé
lui avoir prêté la somme simplement dérobée! On a besoin de fusils, on
expédie en Italie, à Turin, un menuisier, membre du conseil municipal.
Ce menuisier, envoyé en mission par la commune lyonnaise, se garde
bien naturellement de recourir au consul de France, c'eût été trop com-
REVUE. CllROiNIQUE. 961
pliqiié! Il s'adresse directement à un oflicier italien pour la vérification
des armes. Or cet officier vérificateur d'armes, c'est tout simplement le
vendeur lui-même qui a négocié l'opération sous un prête-nom, et qui
fait payer plus de 30 francs à la ville de Lyon ce que le gouvernement
français a déjà refusé au prix de 18 francs. Les armes arrivent enfin,
elles ont subi des avaries, il faut les réparer : cette fois on choisit dans
le conseil municipal un tulUste pour présider à la réparation! 11 y a dans
cette histoire des marchés un personnage suédois qui traite avec la ville,
avec le préfet , pour une fabrication de cartouches. On lui avance
200,000 francs, il fournit en deux mois ce qu'il aurait dû fournir en un
seul jour; on ne lui témoigne pas moins la plus grande confiance, au
point de renouveler les marchés qui ne sont pas exécutés, et les traités
sont si bien passés que la ville de Lyon vient d'être condamnée récem-
ment par les tribunaux à payer près de 500,000 francs au fabricant de
cartouches, qui n'a rien fourni, mais qui a pu prouver que c'était la
faute du comité lyonnais.
Ainsi on procède, dépensant l'argent sous toutes les formes, encoura-
geant et payant toute sorte d'inventions bizarres, les « camps roulans, »
les « sacs-boucliers, » les « cuirasses, » etc. Les plus sincères ou les
plus naïfs de cette administration avouent qu'ils manquaient d'expé-
rience, qu'on vivait dans un temps où il fallait à tout prix des armes,
des munitions, et oii ceux qui venaient en réclamer parlaient de fusiller
aussi facilement qu'ils auraient dit : « Gomment vous portez-vous? »
C'était en effet un temps étrange. Il n'y a point eu de malversations,
dit-on. Il se peut, la commission n'est point allée jusqu'à élever une
semblable accusation. C'est simplement, si Ton veut, le règne de l'ar-
bitraire dans le domaine financier, de l'incapacité dans l'administration
d'une ville qui porte aujourd'hui la responsabilité de ce qu'elle n'a pas
pu empêcher; mais ce qu'il y a de grave et de peu rassurant, c'est que les
intérêts de Lyon sont restés dans les mêmes mains et courent les mêmes
dangers, si bien que cette discussion récente des marchés, en révélant
un si triste passé, a fait renaître plus que jamais la question de l'orga-
nisation municipale de la grande cité du Rhône. L'assemblée s'en est
émue, M. le ministre de l'intérieur n'a point caché ses préoccupations,
il a nettement déclaré qu'on ne pouvait pas laisser se prolonger cette
situation, que le moment était venu d'aviser. C'est le résultat le plus
clair de ce procès des marchés de Lyon, où le radicalisme s'est montré
dans le faste de son incapacité, et où le pays, lui aussi, a pu voir ce
que deviendraient ses affaires le jour où, sous prétexte de consacrer le
triomphe de ce qu'on a bien voulu appeler les h nouvelles couches so-
ciales, » l'esprit de désorganisation révolutionnaire entrerait en maître
dans l'administration des intérêts locaux.
On gagnerait beaucoup plus à s'occuper de toutes ces affaires sérieuses
TOME C1!I. — Wl3. Cl
962 REVUE DES DEUX MONDES.
de Tordre administratif, moral, politique, financier, dût l'esprit de parti
s'y mêler parfois, qu'à se jeter dans les conflits de pouvoirs et dans
toutes ces questions insolubles d'organisation définitive ou provisoire
qui ne font que tenir les passions en éveil et créer une incertitude uni-
verselle. La commission des trente est aujourd'hui le grand tribunal
devant lequel s'agitent ces questions insolubles, en attendant qu'elles
aillent se.dérouler devant l'assemblée elle-même. Or, depuis deux mois
et plus qu'elle est réunie, cette commission, à quoi est-on arrivé? Le
vote du 29 novembre qui lui a donné naissance disait qu'elle devrait
chercher les conditions de la responsabilité ministérielle et régler les
attributions des pouvoirs publics. C'était un moyen de concilier la poli-
tique dont la commission Kerdrel avait été l'expression trop accentuée
et la politique du gouvernement, qui croyait nécessaire de ne pas se bor-
ner à une question unique, de donner à la situation actuelle la garantie
d'une organisation plus complète, mieux définie. Malheureusement la
difficulté consistait à découvrir le point de jonction de ces deux politi-
ques, à résoudre un problème déjà fort épineux et aggravé par toutes
les arrière-pensées, par tous les sous-entendus qui se cachaient sous le
vague même des expressions. A-t-on réussi par le fait à trouver les con-
ditions vraies de cette responsabilité ministérielle qu'on veut fonder?
Â-t-on songé sérieusement à délimiter la sphère respective et les attri-
butions des pouvoirs publics ? Est-on parvenu enfin à opérer une trans-
action entre la majorité et le gouvernement?
Certes cette œuvre de la commission des trente est une des choses les
plus curieuses qui existent. On a commencé d'abord par s'observer, la
commission paraissant attendre ce que M. le président de la république
pourrait proposer, le gouvernement de son côté attendant que la com-
mission dévoilât ses intentions. On s'est mis peu à peu à discuter ; on a
cheminé péniblement, laborieusement, à travers les complications qu'on
se créait le plus souvent à soi-même. La commission a cédé un peu, résisté
beaucoup et dissimulé ses réserves sous un appareil de dispositions et
d'amendemens, conçus de façon à rendre à peu près impossible ou illu-
soire ce qu'on a l'air de faire. M. le président de la république est allé ex-
poser ses idées, ses préoccupations; il a parlé avec sa familière et spiri-
tuelle habileté, en homme qui sonde le terrain, qui sait mêler la franchise
à la finesse, l'esprit de conciliation à une certaine ténacité, et en fin de
compte on est peut-être moins avancé que le premier jour. On a trouvé
le moyen de faire l'œuvre la plus étrange du monde, une œuvre inco-
hérente, puérile et inefficace, parce qu'elle se ressent d'une méfiance
mutuelle, parce qu'elle s'est accomplie au milieu des préventions, des
susceptibilités, des excitations de l'esprit de parti, représenté dans la
commission sans nul doute, et toujours aux aguets autour de cette réu-
nion des trente pour envenimer les choses les plus simples par les in-
REVUE. — CHRONIQUE. 963
terprétations passionnées et excitantes. C'est là en effet un des côtés cu-
rieux et un des dangers de cette situation où l'on semble passer le
temps à compliquer les difficultés en paraissant les éluder. La concilia-
tion, elle est toujours sans doute une sorte de nécessité supérieure qui
s'impose, qui fait sentir sa puissance aux plus récalcitrans; au fond, on
la désire, on doit la désirer. Ce qui la compromet, c'est l'intervention
incessante de l'esprit de parti dénaturant tout, ravivant de son mieux
les divisions et les mésintelligences, mettant aux prises les amours-
propres et les susceptibilités.
Depuis qu'on est à la poursuite de cette conciliation nécessaire, l'es-
prit de parti est occupé à défaire chaque matin par les commentaires
et les excitations ce qu'on avait cru fait la veille. Que M. Thiers ac-
cepte les conditions auxquelles on veut le soumettre, qu'il se fasse un
devoir de dissiper tous les ombrages, d'aplanir toutes les difficultés,
aussitôt les partisans de la majorité de la commission ne dissimulent
plus leur orgueil, ils triomphent de ce qu'ils appellent la défaite du
pouvoir exécutif! Ils ont réussi à réduire, à humilier le président de
la république! ils ont raturé le message et contraint M. Thiers à se
désavouer, à faire amende honorable! Que les concessions viennent de
la commission, aussitôt on triomphe d'un autre côté en représentant
ces concessions comme une marque de faiblesse, comme une retraite
intéressée devant l'animadversion du pays. On raille les trente sur
leurs prétentions qu'ils n'osent pas pousser jusqu'au bout; on encou-
rage M. Thiers à tenir ferme, à ne rien céder, à braver le conflit, s'il
doit y avoir conflit, et on irait presque jusqu'à lui suggérer des pen-
sées de dictature contre l'assemblée. Ces excitations en sens contraire
ne produisent pas tout leur effet sans doute, elles dénaturent tout et
obscurcissent tout en faisant renaître les défiances et les malaises. Ce
qu'on avait accepté pour le bien de la paix, on ne l'accepte qu'à demi,
on ne l'accepte plus même quelquefois sous la pression des partis, sous
le coup des interprétations injurieuses, et c'est ainsi qu'on arrive à ne
plus même savoir si on s'entend ou si on ne s'entend pas. M. le duc de
Broglie, qui vient d'être nommé rapporteur de la commission des trente,
aura certes rendu un service éminent, s'il porte la lumière dans ces con-
fusions, s'il apaise toutes ces dissensions par l'habileté modérée de son
langage, et surtout s'il ramène à des termes simples et équitables la
transaction qui se négocie si péniblement depuis deux mois.
Cette transaction est toujours nécessaire. Le meilleur moyen de la
réaliser, c'est de rester dans la simple vérité d'une situation qui n'est
point facile assurément, mais qu'on n'améliore pas en méconnaissant ou
en essayant de violenter la nature des choses. Que la commission des
trente réserve dans un préambule à l'assemblée un droit constituant
que personne ne lui dispute sérieusement, soit; puisqu'on ne se sent pas
96h REVUE DES DEUX MONDES.
en mesure d'user de ce droit, encore faut-il savoir se prêter à cette né-
cessité des choses dont on subit l'inexorable loi. Que veut-on faire? Il y
a dans l'œuvre de la commission des trente une partie aussi malheu-
reuse que possible, c'est celle à laquelle on attache le plus de prix, dont
on s'est le plus occupé, qui reste visiblement le premier et le dernier
mot d'un projet si laborieusement combiné, c'est la partie qui touche à
ce qu'on appelle le règlement des attributions des pouvoirs publics. Cela
signifie tout bonnement la définition, c'est-à-dire la restriction des rap-
ports de M. Thiers avec l'assemblée. M. Thiers, on le sait, ne communi-
querait plus avec l'assemblée que par des messages, et même, s'il est
autorisé à comparaître par exception, le discours qu'il pourrait pronon-
cer ne serait encore qu'un message oral. Ses interventions sont prévues,
réglées, limitées, comme dans un code de l'étiquette. La majorité des
trente a cru prendre toutes ses précautions, et elle ne fait en définitive
qu'une œuvre assez puérile qui risquerait fort d'exposer les pouvoirs de
notre pays à un rôle un peu ridicule, en les assimilant à des Chinois
cérémonieux, selon la malicieuse expression de M. le président de la
république lui-même, linagine-t-on en effet l'assemblée s'arrêtant tout
à coup dans une discussion parce que le chef du gouvernement mani-
feste par un message le désir d'être entendu, le président de la ré-
publique arrivant le lendemain pour prononcer son discours, puis se
retirant, laissant l'assemblée à sa délibération, sauf à demander par
un second message à se faire entendre de nouveau? Est-ce bien sérieux?
Tout cela valait-il qu'on discutât avec un chef de gouvernement sur
des mots, sur des nuances d'expression? On parle souvent du carac-
tère tout personnel de la situation et du pouvoir de M. Thiers; c'est
justement la commission qui se plaît à mettre en relief et à consacrer
ce caractère tout personnel. Elle fait une ombre de constitution, une
organisation politique pour un homme, et cela est si vrai que, si
M. Thiers disparaissait, s'il y avait un autre chef de gouvernement ,
même avec la république plus ou moins provisoire que nous avons,
toutes ces combinaisons s'évanouiraient d'elles-mêmes. On laisse trop
voir que c'est à la puissance de parole, à l'éloquence de M. Thiers
qu'on veut mettre le frein, et quand on dit qu'on espère ainsi éviter
les conflits qui peuvent naître des hasards d'une discussion, ce n'est
pas encore bien sérieux, puisqu'on n'évite rien, puisque ces conflits
peuvent certainement se produire, que M. Thiers assiste ou n'assiste
pas à une discussion. M. le président de la république avait donc
raison de dire : « Vous ne vous êtes occupés que de moi. » Il parlait
dans un esprit de conciliation patriotique lorsqu'il ajoutait : u Je me ré-
signe à ce qui a l'air d'une attaque dirigée contre moi. » Comment
veut-on que le pays attache quelque importance à ces combinaisons fra-
giles, à ces toiles d'araignée tendues autour d'un homme qu'on veut
REVUE. — CHRONIQUE. 965
réduire au silence en acceptant ses services, parce qu'on ne croit pas
pouvoir faire autrement?
M. Thiers se résigne cependant, il se soumet à ce qu'on veut lui im-
poser; mais à quelle condition? Il l'a dit à la commission des trente :
il accepte tout ou peu s'en faut, à la condition que ce qui a trait à sa si-
tuation personnelle soit complété par un programme que M. Dufaure a
lu, qui contient l'obligation de s'occuper « à bref délai » de la création
d'une seconde chambre, d'une loi électorale, de l'organisation du pou-
voir exécutif dans l'interrègne entre la dissolution de l'assemblée ac-
tuelle et la réunion de deux chambres nouvelles. Ici le gouvernement à
son tour n'a-t-il pas donné un prétexte à toutes les interprétations?
Cette expression « à bref délai, » qui a été mal comprise, qui a sonné
aux oreilles de certains membres de la commission « comme le glas fu-
nèbre de l'assemblée actuelle, » cette expression n'est-elle pas au moins
inutile? De toute façon, que l'expression soit dans la loi ou qu'elle n'y
soit pas, il faudra toujours un certain temps pour élaborer toute cette
organisation dont on parle, et ce n'est pas la peine de se placer sous le
coup de ce « bref délai; » mais ce qu'il y a de plus grave, c'est cette pré-
vision d'un interrègne pendant lequel le pouvoir exécutif resterait seul
chargé de la direction des affaires du pays. Il y a ici évidemment une
méprise de langage. 11 n'y a pas, il ne peut pas y avoir d'interrègne.
L'assemblée actuelle n'a point à se dissoudre avant la réunion de l'as-
semblée qui lui succédera, ou des deux chambres qui partageront après
elle le pouvoir législatif. C'est ce qui arrivait en 1849 lorsque l'assem-
blée constituante faisait place à l'assemblée législative sous un régime
déjà constitué. Qu'on ait la pensée de lier à un certain ensemble d'in-
stitutions organiques la prolongation des pouvoirs de M. Thiers, c'est
une autre question; mais alors mieux vaut aller droit au but et for-
muler nettement une proposition qui s'explique d'elle-même par les
éminens services de M. le président de la république. La commission
des trente a bien facilem-ent saisi ce prétexte pour écarter au moins
une partie du programme lu par M. le garde des sceaux. Le gouverne-
ment, de son côté, maintiendra-t-il ce programme dans son intégrité?
En d'autres termes, arrivera-t-on d'accord devant l'assemblée, ou bien
commission et gouvernement porteront-ils de nouveau leur différend
devant la chambre comme au 29 novembre? Voilà la question. Il res-
tera toujours vrai que tout ce travail plein d'arrière-pensées, de réti-
cences et de sous-entendus, semble bien peu en rapport avec la situa-
tion réelle du pays, qu'au lieu de se perdre dans toutes les subtilités de
l'esprit de parti depuis deux mois, le mieux eût été de voir simplement
les choses, d'accepter ce qu'on ne peut éviter, d'opposer l'accord perma-
nent, nécessaire, de l'assemblée et du gouvernement à toutes les diffi-
cultés extérieures ou intérieures dont la France est réduite à triompher
chaque jour laborieusement.
QQ6 REVUE DES DEUX MONDES.
Les affaires du monde vont comme elles peuvent pour les plus
heureux aussi bien que pour les plus éprouvés. Les favorisés, les victo-
rieux, n'ont-ils pas eux-mêmes leurs embarras, qui naissent parfois
de leurs succès? Tant qu'il ne s'agit que de se partager des lauriers et
des milliards, tout va bien en Allemagne, et pendant que nous en
sommes à savoir ce qui sortira de la commission des trente, la Prusse
s'occupe de consacrer une partie de la rançon que nous lui payons, —
sur laquelle on vient encore de lui compter 200 millions, — au déve-
loppement de ses forces. Le conseil fédéral vient de voter une somme
de 255 millions de francs pour la transformation et l'agrandissement
des places fortes de l'empire. D'autres sommes considérables ont été
affectées à ces malheureuses places de l'Alsace et de la Lorraine qu'on
peut fortifier aujourd'hui contre nous. Est-ce à dire cependant que tout
soit facile dans la situation intérieure de la Prusse, que M, de Bismarck
lui-même, le premier personnage de l'empire après l'empereur, soit
aussi assuré qu'on le croirait dans ce pouvoir qu'il s'est fait? Tout in-
dique au contraire qu'il y a des difficultés intimes dont la dernière crise
ministérielle de Berlin a été le symptôme, et qui survivent à cette crise.
M. de Bismarck a récemment prononcé devant la chambre prussienne
deux discours oii il s'efforce de tout expliquer, de tout pallier, et où il
ne laisse pas moins entrevoir, à travers les habiletés de son langage,
qu'il a des luttes à soutenir, des embarras à surmonter. Depuis qu'il a
cessé d'être président du conseil de Prusse, sa position n'a pas diminué,
puisqu'il est toujours chancelier de l'empire; il est assez sensible toute-
fois qu'il n'est pas entièrement satisfait, que son ambition est mal à
l'aise, qu'il n'a peut-être pas obtenu l'omnipotence qu'il rêvait, et il ne
laisse pas d'avoir quelquefois d'assez singulières libertés de langage à
l'égard du maître qu'il a fait empereur. 11 est vrai que, par une com-
pensation naturelle, dans l'entourage de l'empereur, dans le parti mili-
taire, on ne se gêne guère à l'égard du chancelier, dont on ne conteste
pas les services, mais qu'on accuse volontiers de se faire la part du lion
dans des succès dont il n'a été que l'auxiliaire, qu'on aurait obtenus
sans lui. Il n'y a pas bien longtemps, un membre de la famille royale
disait de lui : « Il ne croit pas avoir été assez récompensé, il nous con-
sidère comme des ingrats, et, si les circonstances s'y prêtaient, il serait
un nouveau Wallenstein. »
C'est beaucoup dire; mais enfin cela prouve qu'il y a des gens qui se
détestent à Berlin, et d'un autre côté on en vient à s'apercevoir que
dans cette vertueuse Allemagne, où l'on parle si souvent des corrup-
tions de la France, il y a des fonctionnaires qui vendent des conces-
sions de chemins de fer, comme vient de le prouver une discussion
curieuse qui a eu lieu dans les chambres prussiennes. On finit par re-
connaître que tout ce qu'il y a d'immoralité dans le monde n'est pas à
Paris, que la dépravation se déploie à Berlin dans des proportions crois-
REVUE. — CHRONIQUE. 867
santés, au point de devenir un sujet de préoccupation et une menace.
L'excès de la population dans la capitale amène une altération des
mœurs et des troubles qui ne sont pas toujours sans danger, tant il
est vrai que la victoire elle-même ne préserve pas de ces accidens ia-
térieurs qui à un moment donné peuvent devenir pour un pays une vé-
ritable faiblesse !
Voilà donc une révolution nouvelle en Espagne, mais celle-ci est en
vérité d'une espèce particulière. Elle n'est pas sortie d'une sédition po-.
pulaire ou militaire, elle s'est accomplie sans effort, comme la consé-
quence naturelle de toute une situation. Le roi Amédée 1"='' vient tout
simplement d'abdiquer la couronne qu'il a portée deux ans. Tout ce
qu'on peut dire, c'est que pendant ces deux années il a joué son rôle
en prince modeste et honnête. Roi constitutionnel, soutenu au pouvoir
par les radicaux, il a vu passer les chambres et les ministères, et ne s'est
jamais refusé à rien dès qu'il distinguait une apparence de majorité. Il a
essayé de tout; le moment est venu oii il s'est aperçu qu'il ne pouvait plus
rien, que, par sa qualité d'étranger, il aurait de la peine à trouver la
popularité dans le pays le plus susceptible et le plus jaloux de sa natio-
nalité, que, par son bon sens, par sa fidélité aux lois, il ne pouvait rendre
la paix, l'ordre à cette nation toujours agitée; se laisser entraîner d'un
autre côté vers les coups d'état, il ne le voulait pas. Alors il a préféré se
retirer comme un fonctionnaire dégoûté d'une position ingrate; tout
cela , il l'a fait aussi régulièrement que possible , il a notifié sa résolu-
tion aux certes par un dernier message, et il a pris le chemin de fer,
laissant l'Espagne libre de disposer d'elle-même comme elle le voudrait,
mais fort embarrassée à coup sûr de cette liberté qu'elle retrouve dans
les conditions les plus difficiles, les plus périlleuses où elle se soit trouvée
placée depuis longtemps.
Que bien des causes diverses aient contribué à inspirer cette résolu-
tion suprême au roi Amédée, ce n'est pas douteux. 11 y a ce qu'on pour-
rait appeler la cause générale, la situation même faite à la péninsule
par le règne prolongé du radicalisme, cette situation où en quelques
années l'Espagne s'est vue avec sa grande colonie de Cuba à peu prè?
perdue, avec sa dette doublée, avec son crédit menacé et sa tranquillité
intérieure toujours en péril. Il y a aussi les causes plus immédiates,
celles qui ont déterminé la dernière crise. La plus apparente de celles-ci
est ce qui est arrivé au sujet d'un général d'artillerie qui avait été com-
promis autrefois dans une insurrection, et dont la promotion récente à
un commandement supérieur en Catalogne a provoqué la démission de
tout le corps d'officiers de l'artillerie espagnole. C'est sur ce dernier
point, à ce qu'il paraît, que le roi et son ministère se sont trouvés en
conflit. Le roi tenait à respecter les susceptibilités de tout un corps d'of-
ficiers, et il ne voulait pas laisser au général Hidalgo le commandement
qu'on lui avait donné. Le ministère a essayé de peser sur la volonté du
968 REVUW DES DEUX MONDES.
souverain en se faisant décerner un vote de confiance dans les chambres
justement au sujet de cette nomination du général Hidalgo; il voulait ac-
cepter la démission de tous les officiers de l'artillerie, au risque de dés-
organiser cette partie de l'armée. Le roi s'est senti blessé dans sa di-
gnité, il a compris le danger qu'il pouvait y avoir à jeter dans l'armée
ce ferment de désordre, et il a préféré partir. Le premier usage que les
chambres ont fait de leur pouvoir a été la proclamation de la république
et l'organisation d'un gouvernement où figurent les re'publicains les plus
connus de TEspagne, M. Figueras, M. Pi y Margall, M. Erailio Gastelar.
Voilà donc une république nouvelle naissant à l'improviste au-delà
des Pyrénées. On ne pouvait peut-être pas faire autrement dans l'état de
lîrofonde désorganisation oîi sont tous les partis monarchiques; mais, il
ne faut pas se le dissimuler, cette république se trouve en face de sin-
gulières difficultés dès sa naissance, et la première de toutes, c'est l'in-
surrection carliste qui a depuis un an envahi les provinces du nord,
qui dans ces derniers temps a pris un caractère menaçant en Catalogne,
en Navarre, dans les provinces basques. La république proclamée à
Madrid risque bien de donner des forces nouvelles à cette insurrection,
et pour combattre les carlistes on va se trouver avec un régime inspi-
rant peu de confiance, avec des partis prompts à saisir l'occasion de re-
paraître sur la scène, avec une armée désorganisée et des finances coni'-
promises. Que la république ne soit pas le premier acte d'une guerre
civi-le universelle au-delà des Pyrénées, c'est pour le moment tout ce
qu'on peut souhaiter de mieux à l'Espagne.
11 y a des problèmes d'équilibre entre les peuples qui s'agitent un peu
partout et sous toutes les formes. La reine d'Angleterre, en ouvrant ces
jours derniers le parlement, faisait une allusion discrète, mais suffisam-
ment significative, à une queslion de ce genre, dont la presse anglaise
s'est vivement émue, dont la diplomatie elle-même s'est occupée et
s'occupe encore, puisque c'est pour cela qu'un envoyé spécial du tsar,
le comie Schouvalof, est allé récemment à Londres. Il est vrai qu'il ne
s'agit point ici de l'Europe, il s'agit de l'Asie centrale, oii la puissance
anglaise et la puissance russe, toujours en conflit d'influence, s'obser-
vent depuis longtemps avec l'arrière-pensée qu'elles pourront se voir
de plus près et se heurter à un moment donné.
Évidemment, c'est une grosse affaire, quoiqu'on puisse dire que c'est
l'affaire de l'avenir bien plus que du présent. La question de l'avenir
est de savoir quelle est l'influence ou la domination qui finira par pré-
valoir dans ces contrées à peine explorées, toujours agitées du centre de
l'Asie, qui sont entre la Chine et la mer Caspienne , entre le Syr-Daria
et la Perse, qui se débattent sous la surveillance de ces terribles voi-
sins, les Anglais et les Russes. Depuis un siècle, l'Angleterre a sans cesse
accru son empire de l'Inde ; depuis quarante ans surtout, elle a étendu
ses possessions vers le nord et l'ouest, tantôt par la conquête et l'an-
REVUE. — CHRONIQUE. 969
nexion directe, tantôt par une protection imposée à des états vassaux et
subordonnés. Elle est arrivée ainsi à fonder sa prépondérance dans
l'Afghanistan, dont elle a fait son poste avancé vers la Perse et la Tar-
tarie indépendante. La Russie, de son côté, a marché à pas de géant;
elle s'est établie sur la mer d'Aral. Il y a quelques années déjà, elle al-
lait jusqu'à Taschkend, Khojend et Samarkand. 11 est bien clair que
dans ce double mouvement des Anglais vers le nord, des Russes vers le
sud, on doit finir par se rencontrer; mais on n'en est pas là. Entre la
Russie et l'Angleterre, il y a cette région du Turkestan, cette fourmi-
lière de peuplades barbares, ces espaces immenses aussi difficiles à
franchir pour une armée régulière que pour le commerce. Ce n'est pas
de sitôt qu'on pénétrera définitivement dans ce monde rebelle à la ci-
vilisation. Dès ce moment cependant, cette question, que l'avenir seul
résoudra, apparaît par intervalles comme une menace. Le Turkestan est
un ensemble de principautés, de khanats, dont les plus importans sont
ceux de Khiva, de Bokhara. Il y a là mille difficultés obscures, insaisis-
sables, de souveraineté ou de protectorat , qui intéressent la Russie et
l'Angleterre aussi bien que la Perse et la Chine. Ces khans, dont quel-
ques-uns sont tributaires des Russes ou des Anglais, qui sont souvent
occupés à se faire la guerre entre eux , s'entendent du moins sur un
point : ils rançonnent, ils pillent les voyageurs, ils retiennent les étran-
gers prisonniers, et ils les réduisent quelquefois en esclavage. C'est la
grande raison, ou, si l'on veut, le prétexte des interventions et en défi-
nitive des progrès de la Russie; c'est encore pour cela que se prépare
une expédition nouvelle contre Khiva. La Russie veut aller délivrer des
prisonniers que retient le khan de Khiva; elle veut imposer le respect de
ses nationaux et des étrangers, s'assurer des garanties qu'elle se char-
gera de rendre efficaces.
C'est là justement que la question se précise et s'aggrave. L'expédition
russe projetée pour le printemps aura-t-elle pour résultat l'occupation de
Khiva? Si la Russie, en se rapprochant, parvient à exercer sa prépotence
sur la Perse soit par la pression de la force, soit par des traités, si elle
s'avance vers Bokhara, n'est-elle pas en position de menacer sérieuse-
ment Hérat, la clé de l'Afghanistan, Caboul, Péshawer, les possessions
britanniques de l'Inde? L'espace qui sépare les deux puissances n'est-tl
pas dangereusement diminué? De là les vives préoccupations qui se sont
manifestées à Londres. Les Anglais voudraient que la campagne qui se
prépare n'aboutît pas à une occupation permanente, qu'entre la Russie
et l'Inde britannique il restât toujours une certaine zone neutralisée.
L'expédition de Khiva a ravivé ces inquiétudes; en réalité, il y a entre
les deux gouvernèmens une négociation à peu près permanente à ce su-
jet depuis plusieurs années. Lord Clarendon s'en était déjà occupé lors-
qu'il était ministre des affaires étrangères. Au mois u août dernier, lord
Grandville adressait à l'ambassadeur d'Aagletcire à Saint-Pétersbourg,
970 REVUE DES DEUX MONDES.
une dépêche par laquelle il proposait un arrangement fixant une limite
que la Russie ne pourrait franchir, et le prince Gortchakof acceptait vo-
lontiers le principe de la délimitation en modifiant quelque peu la li-
mite elle-même. Le comte Schouvalof n'est allé récemment à Londres,
comme envoyé confidentiel du tsar, que pour rassurer les Anglais, pour
prodiguer les explications au sujet de cette expédition de Khiva qui a
réveillé tous les ombrages. On en est là maintenant.
L'Angleterre a-t-elle obtenu toutes les garanties qu'elle désire? Est-
elle arrivée à une solution diplomatique précise? Aucun acte ne l'in-
dique. La Russie sera modérée, elle n'imposera pas au khan de Khiva des
conditions de nature à justifier une occupation, elle ne s'avancera pas
plus qu'il ne faut. Pour le moment on est rassuré, puisqu'on veut l'être;
mais il est évident que dans l'esprit des Anglais il reste un certain
doute, comme une vague méfiance de l'avenir. Ils sentent que cette
question n'es-t qu'ajournée, qu'elle renaîtra, que cet antagonisme qui
s'agite dans l'Asie centrale n'est point apaisé parce qu'il ne peut pas
l'être. Dans toutes les affaires qu'ils ont eues depuis quelque temps, et
qui ont été pour eux la source d'assez cuisantes déceptions, c'est de leur
puissance qu'il s'agit, quelquefois de leur orgueil, et ce qu'il y a de ca-
ractéristique, c'est que les mécomptes de l'Angleterre commencent avec
les désastres de la France : tant il est vrai qu'il y a une intime solida-
rité entre les peuples faits pour représenter la civilisation libérale, qu'il
ne suffit pas d'abandonner un allié, de se retrancher dans une indiffé-
rence égoïste pour garder le monopole du succès et du bonheur dans ses
propres affaires! ch. de mazade.
REVUE DRAMATIQUE.
THÉÂTRE-FRANÇAIS. — Reprise de M A RI ON DELORME,
par M. Victor Hugo.
« C'est quelque chose, c'est beaucoup, c'est tout pour les hommes
d'art, dans ce moment de préoccupations politiques, qu'une affaire litté-
raire soit prise littérairement. » Ainsi parlait M. Victor Hugo, lorsqu'il
publiait au mois d'août 1831 ce drame de Marion Delorme, qui venait
d'être représenté à la Porte-Saint-Martin. On devine le plaisir que nous
éprouvons à retrouver ces paroles dans la préface du drame, au moment
où la Comédie-Française le remet sous nos yeux. Oui, prenons littérai-
rement les choses littéraires, ne mêlons pas la politique à l'art, n'appe-
lons pas des manifestations de parti au secours d'un poète qui est de
taille à se défendre lui-même. Quiconque tient une plume est intéressé
REVUE. — CHRONIQUE. 971
au respect de ce principe : il s'agit à la fois et de la dignité de la poésie
et de la liberté de la critique.
Nous sommes donc libres d'apprécier Marion Delorme et ses nouveaux
interprètes, nous pouvons louer sans embarras et blâmer sans scrupule,
bieu assuré qu'on ne nous accusera ni de passion ni de parti-pris. Blâme
ou éloge d'ailleurs, est-ce bien de cela qu'il est question aujourd'hui?
Est-ce que tout n'a pas été dit depuis longtemps sur la valeur et les
défauts de cette œuvre juvénile? En reprenant le plus ancien et, selon
de très bons juges, le meilleur des drames que M. Victor Hugo ait écrits,
la Comédie-Française nous fournit l'occasion d'une étude très particu-
lière. Il s'agit moins de juger un ouvrage que de comparer les impres-
sions d'autrefois avec celles de l'heure présente, de chercher ce qui a
vieilli et ce qui est resté jeune, d'examiner si telle partie qui nous pa-
raît longue et froide était mieux reçue de nos aînés, si la critique d'il
y a quarante ans avait négligé ses devoirs, enfin si les modifications du
goût public attestent un progrès ou une décadence.
En 1873 comme en 1831, la première impression, comment le nier?
c'est celle d'une œuvre pleine de poésie, non pas de cette poésie qui
vient de l'âme, qui jaillit des élans du cœur, qui atteste la connais-
sance ou l'instinct de la vie morale, mais de celle qui relève surtout de
l'imagination et qui se manifeste par la richesse du style. L'auteur de
Marion Delorme n'est pas un génie dramatique, c'est un poète en quête
de poésie. Il lui faut des occasions de faire sonner ses rimes et de dé-
ployer ses images. Il cherche des situations où le virtuose puisse se
donner carrière. Il y a en lui une force lyrique impatiente, rugissante,
qui va grandir et se déchaîner pendant près d'un demi-siècle; voyez-la
•s'agiter déjà dans le personnage de Didier, mais ne demandez pas à ce
chantre puissant la science et l'art d'un Shakspeare. Si le poète eût vu
dans son drame autre chose qu'une symphonie, s'il eût été plus attentif
au sujet qu'à la forme, il eût pris soin de nous intéresser à Didier et à Ma-
rion. En vérité, on ne s'intéresse à personne. On écoute avec curiosité,
avec plaisir très souvent, avec le plaisir littéraire que donne une langue
vigoureuse et hardie; on ne s'enflamme ni pour Didier ni pour Marion.
C'est que rien n'est préparé, rien n'est justifié; comment est venu l'a-
mour de Didier pour Marion? Comment ce capitaine a-t-il pu prendre la
courtisane tapageuse pour un lis de pureté caché à tous les yeux? Quoi!
pas un mot, pas un signe, aucun indice ne l'a averti de son erreur ! Il
l'a vue un soir au détour d'une rue, il l'a rencontrée plusieurs fois de-
puis ce premier soir, il a pu lui parler, il l'a retrouvée à Blois par ha-
sard, et, comme ses yeux sont doux, comme ses discours sont tendres,
le voilà persuadé que cette belle inconnue, qui lui donne rendez-vous à
minuit dans sa chambre, est un ange d'innocence, une madone mystique
qu'il faut adorer à genoux! Notez bien que Didier n'est pas un de ces
êtres naïfs qui ne se défient jamais du mal et sont dupes de tous les
972 REVUE DES DEUX MONDES.
mensonges; c'est un misanthrope, il a voyagé, il a vu les hommes, il
en a pris
En haine quelques-uns et le reste en mépris.
Gomme tout cela est logique ! Je ne parle pas de l'anachronisme qui
place au temps de Corneille et de Richelieu, dans ces jours de sève où
toutes les forces se déploient, un personnage à la Werther, un frère de
René et d'Obermann, un ténébreux rêveur fatigué des hommes et de la
vie. L'histoire fût-elle plus étrangement défigurée, on passerait condam-
nation, si la vérité des sentimens était respectée par l'auteur. Mais non,
il n'a voulu qu'une chose : un thème de poésie, un motif de chants ou
de clameurs, une occasion de faire gémir l'amour et crier la colère.
En cela du moins , il réussit à souhait. Didier est ridicule quand il
agit; quand il parle, il nous enchante. Pourquoi ce misanthrope défiant
donne-t-il son âme à la première venue, et comment cette fille aux
allures suspectes lui apparaît-elle avec une auréole de pureté? Encore
une fois, cela est inexplicable; mais écoutez-le exprimer son amour, la
mélodie de son langage vous ravira. Pourquoi se bat-il avec le marquis
de Saverny, qu'il a sauvé d'un guet-apens? Parce que Saverny a regardé
Marion en la saluant. L'incident est b,rusque et l'invention est gauche,
mais écoutez Didier dans la prison, voyez comme il se console en pen-
sant à la mort et à la vie future. Quel mépris du corps ! quel spiritua-
lisme confiant ! Ici du moins Didier est de son temps, non par le langage,
mais par les idées; il a pu lire le Discours de la méthode. Saverny a
raison de dire à son compagnon de captivité : « Vous êtes philosophe, »
et Didier justifie ce compliment quand il répond :
Que le bec du vautour déchire mon étoflc
Ou que le ver la ronge ainsi qu'il fait d'un roi,
C'est l'affaire du corps; mais que m'importe, à moi!
Lorsque la lourde tombe a clos notre paupière.
L'âme lève du doigt le couvercle de pierre
Et s'envole...
Conduite absurde et langage excellent, pauvre tête et bouche d'or, voilà
Didier. On peut dire la même chose de Marion Delorme et du marquis
de Nangis. Leur action est presque toujours à côté du vrai, leur parole
est le plus souvent expressive et touchante. Le marquis de Nangis, baron
breton de quatre baronnies, baron du mont et de la plaine, capitaine de
cent lances, a conservé certains privilèges féodaux, entre autres celui de
marcher toujours accompagné d'une escorte armée. Quand ce digne
homme croit que son neveu Saverny a été tué en duel , n'est-ce pas une
idée puérile de nous le montrer en grand deuil, silencieux, accablé, er-
rant au milieu des charmilles de son parc, et toujours suivi de ses neuf
gens d'armes? Gardez-vous d'en faire reproche à l'organisateur de la
scène, ne croyez pas qu'il y ait là quelque souvenir de l'Opéra, le texte
REVUE. — CHRONIQUE. 973
du livret, — pardon, — le texte du poème le veut ainsi : « — Passe au
fond du théâtre le vieux marquis de Nangis : cheveux blancs, visage
pâle, les bras croisés sur la poitrine; habit à la mode de Henri IV; grand
deuil. La plaque et le cordon du Saint-Esprit. Il marche lentement et
traverse le théâtre. Neuf gardes, vêtus de deuil, la hallebarde sur l'é-
paule droite et le mousquet sur l'épaule gauche, le suivent sur trois
rangs à quelque distance, s'arrêtant quand il s'arrête et marchant quand
il marche. » On ne croyait pas qu'une douleur si profonde pût être si
cérémonieuse, et l'on a été étonné de la quantité de gens d'armes exi-
gée par la promenade d'un baron solitaire. On n'a pas été moins surpris
de voir ces mêmes soldats accompagner le vieux gentilhomme jusqu'au
seuil du cabinet du roi , quand le marquis de Nangis vient demander à
Louis Xlll la grâce de son neveu Gaspard. Eh bien! oubliez ces bizarre-
ries de l'action, ces enfantillages de la mise en scène, écoutez le mar-
quis, et dites s'il n'y a pas dans ses plaintes une admirable éloquence.
Aussi longtemps que durera la langue française, on se souviendra de
ces beaux vers :
Je dis qu'il est bien temps que vous y songiez, sire,
Que le cardinal-duc a de sombres projets
Et qu'il boit le meilleur du sang de vos sujets.
Votre père Henri, de mémoire royale,
N'eût pas ainsi livré sa noblesse loyale.
Il ne la frappait point sans y fort regarder.
Et, bien gardé par elle, il la savait garder.
Il savait qu'on peut faire avec des gens d'épées
Quelque chose de mieux que des tètes coupées.
Qu'ils sont bons à la guerre. Il ne l'ignorait point,
Lui dont plus d'une balle a troué le pourpoint.
Ce temps était le bon. J'en fus, et je l'honore.
Un peu de seigneurie y palpitait encore.
Jamais à des seigneurs un prôtre n'eût touché.
On n'avait point alors de tête à bon marché.
Sire! en des jours mauvais comme ceux où nous sommes,
Croyez un vieux, gardez un peu de gentilshommes.
Vous en aurez besoin peut-être à votre tour.
Ilélas! vous gémirez peut-être quelque jour
Que la place de Grève ait été si fêtée,
Et que tant de seigneurs de bravoure indomptée.
Vers qui se tourneront vos regrets envieux.
Soient morts depuis longtemps qui ne sei'aient pas vieux!
De tels vers font penser à don Diègue, au vieil Horace, au Géronte du
Menteur; c'est la même force, la môme autorité. Il est beau d'avoir dé-
robé à Corneille ces accens de la vieillesse auguste et souveraine. Si
jamais M. Hugo a été créateur au théâtre, ce fut assurément dans cette
virile émulation. Et ce n'est pas une inspiration de hasard; ce grand type
une fois retrouvé, le poète l'a reproduit sans tomber dans les redites.
Le marquis de Nangis, le premier en date, annonce le Ruy Gome
974 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Hernani et le Saint-Vallier du Roi s'amuse (1), Seulement, pour ne pas
faire tort à Richelieu, pour ne pas sacrifier les grandes choses de notre
histoire à l'imprudente invective du poète, il faut relire, après le discours
du vieux Nangis, une scène très belle de la Diane de M. Emile Augier,
une scène tout à fait historique , la scène du quatrième acte entre
Louis XIII et Richelieu. "Voilà le vrai Richelieu et le vrai Louis XIII; je
dis vrais selon les convenances combinées de l'histoire et de la poésie.
Tous les deux, le roi et le ministre, ils ont servi la France, le ministre
en dominant le roi, le roi en se résignant au joug du ministre.
On pourrait suivre l'idée que j'indiquais tout à l'heure et montrer
que tous les personnages de Marion Delorme, maladroits ou ridicules
quand ils agissent, se relèvent dès qu'ils parlent. Est-ce que la conduite
de Marion n'est pas un défi au sens commun? Elle a quitté brusquement
Paris, elle s'est réfugiée à Blois, pourquoi cela? Sans doute pour rompre
des liens qui désormais lui sont odieux, pour aimer d'amour vrai ce
fier jeune homme qui croit à sa vertu, pour se refaire une âme par cette
affection pure, enfin pour se cacher à tous les regards et commencer
une vie nouvelle. Rien de mieux; seulement, dès la première scène»
l'auteur oublie son programme. Dans cette paisible cité provinciale,
nous avons déjà vu ce que Marion imagine ; elle fait venir Didier chez
elle à l'heure oii tout repose, où le moindre bruit est un indice accusa-
teur, où sonnent les douze coups de minuit, et c'est en escaladant la fe-
nêtre que Didier doit pénétrer chez la vestale. Bien plus, quelques mi-
nutes avant l'arrivée de Didier, un autre gentilhomme était sorti par le
même chemin. Voilà comment Marion, la convertie, comprend la soli-
tude et la vie cachée! Marion n'est pas moins étrange au troisième acte
lorsque, pour échapper à la police de Richelieu, elle s'engage avec Di-
dier dans une troupe de comédiens. Plaisante façon de se dérober! Ces
comédiens courent la campagne dans le pays même où on cherche les
deux fugitifs. Il ne se passera pas un jour avant que le secret soit connu.
Oubliez toutes ces contradictions, pardonnez toutes ces maladresses, et
voyez aux derniers actes le rachat de la créature dégradée, le rachat de
Marion Delorme par l'amour et le sacrifice. Quels accens de passion !
quel sentiment de sa honte ! quel dévoûment à celui qu'elle aime !
Frappc-raoi, laisse-moi dans l'opprobre où je suis,
Repousse-moi du pied, marche sur moi, mais fuis!
Un seul personnage, soit qu'il parle, soit qu'il agisse, est fidèle à la lo-
gique de son rôle, c'est le marquis Gaspard de Saverny, jeune fou, tête
et cœur à l'évent.
Avec des caractères ainsi conçus, est-il besoin de dire ce que peut être
l'action? L'action est nulle. Il y avait certes un sujet de drame tou-
^ (1) On sait que le drame de Marion Delorme, représenté en 1831, avait été terminé
juin 1829, quelques mois avant Uernani,
REVUE. — CHRONIQUE. 975
chant et vrai dans cette idée de la purification par l'amour et la souf-
france, mais le sujet n'est pas traité, la pensée première s'éparpille, et
d'inutiles épisodes où s'amuse l'imagination du poète prennent la place
qu'eût exigée le développement de la passion. A quoi bon ces disserta-
tions sur Corneille? L'auteur veut faire montre d'érudition littéraire, il
veut persuader au public que son œuvre est une peinture exacte de la
réalité, qu'on est bien là en plein Louis XIII, qu'on assiste aux conver-
sations de l'année 1638, et pour avoir le plaisir de citer tous les poètes
contemporains de l'auteur du Cid, il oublie la peinture de la vérité qui
appartient à tous les temps. Cette scène, comme celle des comédiens à
l'acte suivant, est d'une froideur insupportable. Le poète croit-il du
moins nous faire illusion sur la valeur de cette érudition inopportune?
il faudrait beaucoup de bonne volonté pour s'y laisser prendre. Si l'on
y regarde de près, c'en est fait des prétentions du savant. Jamais on n'a
pu dire en 1638 :
Mais, pasque dieu! c'est de la bergerie
Que ces amitiés-là! c'est du Segrais tout pur.
Segrais, en 1638, était un écolier de quatorze ans absolument inconnu
du marquis de Saverny. M. Victor Hugo a confondu Segrais avec Racan;
la pièce pastorale que Racan a intitulée les Bergeries est de l'année 1625,
et M. de Saverny pouvait bien l'avoir lue. Partout ailleurs ceci ne serait
qu'une vétille; on ne chicane pas Shakspeare sur ses erreurs d'histoire,
mais Shakspeare est Shakspeare, et il n'y a pas dans ses œuvres la
moindre trace de pédanterie.
Ces impressions que nous avons ressenties l'autre soir sont tout à fait
conformes à celles de nos devanciers. Lorsque Marion Delorme fut re-
prise en 1839, et passa de la Porte-Saint-Martin à la Comédie-Française,
Gustave Planche disait ici même : « A notre avis, Marion Delorme est de
tous les drames de M. Hugo le seul qui renferme quelques-uns des élé-
mens de la poésie dramatique. Marion et Didier, qui occupent le pre-
mier plan, expriment leurs pensées sous une forme exclusivement ly-
rique, mais la nature même de leurs pensées, de leur caractère, pouvait
donner lieu à des développemens dramatiques. » Il y avait donc là le
sujet d'une étude qui eût pu révéler un maître; l'étude a fait défaut, et
le maître n'est pas venu. Gustave Planche ajoute : « Le malheur de Ma-
rion se comprend à peine, tant elle paraît avoir oublié ses premiers dés-
ordres. Pour que ce personnage fût humainement réel, sinon historique-
ment, il eût fallu que le spectateur assistât aux premiers développemens
de l'amour de Marion pour Didier et vît la passion effacer peu à peu les
souillures de la débauche, rajeunir et purifier l'àme de la courtisane. »
C'est la vérité même, et toutes les reprises qu'on serait tenté de faire
de Marion Delorme confirmeront le jugement du critique. On aura beau
apporter à l'exécution les soins les plus scrupuleux, confier tous les rôles
976 REVUE DES DEUX MONDES.
aux acteurs les plus habiles, charmer les yeux par la beauté des décors
et le luxe des costumes, on ne fera qu'accuser davantage la froideur de
l'œuvre.
Quand eut lieu cette reprise de 1839, le public venait de voir repa-
raître nos chefs-d'œuvre du xvu^ siècle, et, grâce à une tragédienne in-
spirée, il avait senti l'immortelle jeunesse des maîtres. On n'avait pas
éprouvé chose pareille depuis Talma. C'était le moment oîi Alfred de
Musset, signalant les débuts de M"^ Garcia aux Italiens et de M"«Rachel
aux Français, les saluait de ses vers charmans :
0 jeunes cœurs, remplis d'antique poésie!
Nous n'avons pas vu, comme en ce temps-là, de jeunes cœurs révé-
ler l'antique poésie aux générations nouvelles, mais nous avons vu
Andromaque, le Ciel, Britannlcas, représentés avec les plus louables ef-
forts, et ce même public, si froid hier pour Marion Delorme, en recevait
une impression profonde. Que les formes eussent vieilli, que le cadre
ne fût plus de mode, il s'agissait bien de cela! l'énergie du fond défie
tous les caprices du goût. Les vieilles querelles sont donc à jamais
finies; il n'est pas question de comparer un système à un autre sys-
tème, d'opposer Racine à Shakspeare ou Shakspeare à Racine. La grande
règle de toutes les règles, dit excellemment Molière, c'est de plaire,
d'intéresser, d'attacher, et au théâtre on attache surtout par l'action,
par le naturel et la rapidité de l'action. Voilà précisément ce que M. Vic-
tor Hugo perd de vue au milieu de ses effusions lyriques. Il confond le
mouvement tumultueux de la scène avec cette action intérieure et in-
tense dont le poème dramatique ne peut se passer. A l'aide de quatre
ou cinq personnages, le poète dC Andromaque ne laisse pas l'action lan-
guir un seul instant ; malgré le nombre des figures qui passent et re-
passent sur le théâtre, l'action est sans cesse interrompue dans Marion
Delorme.
La Comédie-Française n'avait rien négligé pour assurer le succès de
cette reprise, et le poète n'aura aucun reproche à lui faire; la mise en
?cène est splendide, les décors sont des tableaux de maître. Quant aux
acteurs, elle a donné certainement ce qu'elle avait de mieux. S'ils n'ont
pas tous réussi, ce n'est pas le zèle qui leur a manqué. Peut-être après
tojt y a-t-il des difficultés insurmontables dans une œuvre comme Ma-
rion Delorme. Quand M"'' Favart, si accoutumée à produire des émo-
tions poignantes, s'efforce de vaincre la froideur du public, quand elle
veut absolument l'intéresser au sort de Marion, elle a recours çà et là
aux plus fâcheux procédés, à des éclats de voix, à des contrastes subits,
à je ne sais quel débit inintelligible tant il est précipité. Est-ce toujours
la faute de l'actrice? Ces efforts désespérés ne sont-ils pas la critique de la
pièce? M. Mounet-SuUy a complètement échoué dans le rôle de Didier. Sa
voix est toujours harmonieuse et vibrante, mais on dirait qu'il a renoncé à
REVUE. — CHRONIQUE. 977
la conduire. Elle lui échappe en quelque sorte, et, soit qu'elle gronde,
soit qu'elle chante, il semble que le hasard l'ait voulu ainsi. 11 y a pour-
tant une chose qui lui appartient en propre, car il la reproduit si con-
stamment que ce doit être un parti-pris : c'est l'étrange procédé qui
consiste à enfler, à prolonger démesurément les dernières syllabes des
mots sur lesquels s'arrête la phrase. De là d'incroyables fautes de pro-
nonciation. Il dénature la langue, il estropie les vers, il crée des termes
qui n'ont ni sens ni figure. M. Mounet-SuUy, très inégal sans doute, mais
si original parfois dans les rôles d'Oreste, de Rodrigue et de Néron, n'a
eu qu'un seul accent de passion vraie dans le personnage de Didier, c'est
lorsque, Saverny le félicitant d'être le préféré de Marion Delorme, il
jette ce cri, moitié riant, moitié sanglotant : « Est-ce pas que je suis
bien heureux! » Le jeune comédien a grand besoin de se surveiller
sévèrement, s'il ne veut pas s'exposer au dédain des vrais juges. La
manière peut faire illusion quelque temps, elle ne tarde pas à devenir
intolérable. M. Maubant a dit avec gravité les éloquentes remontrances
du marquis de Nangis. M. Got, dans le rôle du bouffon L'Angély, a
seulement quelques vers à prononcer; cela lui suffit pour graver un
dessin à l'eau-forte. M. Bressant, avec sa parole de plus en plus traî-
nante et ennuyée, a tout ce qu'il faut pour représenter le Louis XIII
de M. Victor Hugo; ce n'est pas sa faute si le quatrième acte a paru si
long. M. Febvre rend avec précision la physionomie sinistre du lieute-
nant-criminel. Nous finissons par M. Delaunay, qui a eu les honneurs de
la soirée; il est impossible d'exprimer avec plus de jeunesse, d'étour-
derie et de bonne grâce le caractère du marquis de Saverny. s. r.
LES TRAITES DE PAIX AVEC L'ALLEMAGNE
APRÈS LA GUERRE DE 1870-71
Re<;iteil des traités, conventions, lois, décrets et autres actes relatifs à la paix
avec l'AUemayne, 2 vol. gr. in-8»; Imprimerie nationale.
Plus de quatre-vingts ans se sont écoulés depuis qu'à la tribune de
la première assemblée nationale Mirabeau annonçait une ère de liberté,
de fraternité des peuples et de paix universelle ; les temps qui ont suivi
ont montré si la réalisation de ces théories généreuses éiait proche ou
même possible. A peine le grand orateur avait-il fermé les yeux, que, la
révolution déchaînant ses tempêtes, l'Europe enliàre était livrée à la
guerre pendant plus de vingt ans; puis suivit une longue accalmie, du-
rant laquelle on put croire que la paix serait sinon éternelle, du moins
TOME cui. — 1873. 02
978 REVUE DES DEUX MONDES,
assurée pour de longs jours. Tout sembla refleurir sous l'influence de
cette illusion ; les arts, la littérature, la science, les doctrines libérales,
prirent dans tous les sens un développement prodigieux. Le droit des
gens ne pouvait échapper aux influences cosmopolites, qui précipitaient
ce mouvement. On reprit, on scruta les anciens auteurs, on soumit
leurs doctrines à l'esprit critique du siècle; on écrivit la philosophie
du droit comme celle de toutes choses, pour montrer le chemin par-
couru depuis Grotius et ceux qui l'avaient précédé ; les modernes doc-
teurs se mirent à tracer les règles qui devaient désormais prévaloir
dans les rapports des peuples et des armées le jour oi^i le malheur des
temps jetterait de nouveau l'Europe dans les convulsions de la guerre.
Cependant, si l'Europe jouissait des bienfaits de la paix, il se passait
bien quelque part, en dehors d'elle , des luttes qui pouvaient déjà faire
douter les esprits attentifs du sort réservé aux élucubrations humani-
taires. On avait vu dans les guerres d'Afrique et dans celles de l'Asie,
dans l'Inde, en Chine, les armées régulières aux prises avec les hordes
et les tribus indisciplinées; on savait comment s'y prennent les peuples
civilisés pour avoir raison des peuples barbares.
Mais on pouvait se dire que les exécutions en masse ou à la gueule
du canon, les razzias, les confiscations, la destruction systématiques,
n'étaient imposées qu'à ceux qui les accomplissaient lorsque la soumis-
sion ne pouvait être obtenue qu'au prix de ces mesures terribles. On était
bien sûr que, si la guerre venait à éclater entre les peuples de cette vieille
Europe, si supérieure par ses lumières et la politesse de ses mœurs aux
autres parties du monde, on n'assisterait plus aux mêmes scènes, que la
guerre serait réduite à une sorte de duel à armes courtoises où celui qui
désarmerait l'autre lui tendrait aussitôt une 'main généreuse et lui di-
rait, comme Auguste à Cinna : « Soyons amis. » La France avait pu
faire croire à ce rêve par sa conduite après les guerres de Crimée et
d'Italie; aujourd'hui ces illusions n'existent plus. On a vu pendant six
mois deux grandes nations épuiser l'une contre l'autre tous les moyens
de la force, et celle-là même que la victoire aurait dû rendre clémente
remettre en vigueur toutes les anciennes lois de la guerre sans en excep-
ter aucune, la prise d'otages, ce procédé si cher aux nations barbares, le
massacre des prisonniers, le pillage organisé, et, comme résultat final,
la conquête telle qu'on l'entendait au xv<^ siècle, il faudrait peut-être
dire dans l'antiquité, sauf l'esclavage. En effet, si les individus ont pu se
soustraire par la fuite à un ordre de choses détesté, les territoires ont été
démembrés et les populations annexées sans qu'il ait été tenu compte ni
de cette loi de liberté qui défend de violenter les consciences, ni de cette
loi de solidarité qui veut dans la société moderne que celui qui profite
de l'actif assume son contingent de charges.
On sait de reste ce que devient chaque jour dans la pratique ce
prétendu droit d'option reconnu aux Alsaciens-Lorrains par le traité
REVUE. — CHRONIQUE. 979
de Francfort pour conserver la nationalité française. Ceux que cette
faculté intéresse le plus, les mineurs, ne peuvent en profiter, alors
même que l'option a été autorisée par leurs parens; ceux qui, après
avoir opté , retournent en Alsace po ur y revoir leur famille ou leurs
amis, sont incorporés dans l'armée allemande; en ce qui concerne les
personnes majeures, on répute leur option nulle alors même qu'elles
ont eu soin de se pourvoir d'un passeport visé par les agens alle-
mands; ceux qui, sans être originaires de l'Alsace-Lorraine, y étaient
seulement do miciliés au moment de l'annexion, ont dû transporter leur
domicile en France, faute de quoi ils sont considérés comme Aile
mands. On pourrait croire à l'inverse que les personnes originaires
de l'Alsace-Lorraine, mais qui ne l'habitaient point à la paix, qui l'a-
vaient quittée depuis longtemps, depuis des années, pour résider soit
en France, soit même à l'étranger, dans une autre hémisphère, échap-
paient aux rapacités de la conquête : il n'en est rien. Tout individu
né dans l'Alsace-Lorraine à quelque époque que ce soit, habitât-il la
Chine ou la terre des Patagons depuis son enfance, est tenu de faire op-
tion, s'il veut rester Français. On chercherait vainement de pareils ef-
fets de la conquête dans les anciens traités. Quant à l'incorporation des
territoires, on ne sait pas assez qu'elle a eu lieu sans que l'Allemagne
ait pris à sa charge aucune part de la dette générale de l'état français.
Ainsi les départemens annexés apportent à TAUemagne un contingent
d'impôts, de valeurs actives, qui n'ont point de passif corrélatif, de telle
sorte que, contrairement à tous les principes du droit des gens et à tous
les précédens modernes, la conquête a été, comme jadis, un moyen de
s'enrichir. Le même reproche du reste peut être adressé à l'indemnité
de 5 milliards, qui, dépassant de beaucoup les dépenses ou les pertes
du vainqueur, n'a été que l'application du système de la guerre comme
moyen de lucre condamné par les publicistes de l'Allemagne elle-même.
Le droit des gens ne serait-il donc qu'une vaine formule, une sorte de
desideratum, une chimère poursuivie par des esprits généreux, et qui
vient constamment expirer devant la réalité? Non, sans doute; ce serait
trop dire. Cependant un homme qui joignait à un esprit élevé un grand
sens pratique, Rossi, reprochait au droit des gens d'en être encore aux
misères de l'empirisme, a Cette science, disait-il, manque de principes,
de déductions qui satisfassent l'intelligence et qui commandent la con-
viction, de règles qui ne soient étouffées par de nombreuses exceptions,
de doctrines qui ne transigent souvent et à de dures conditions avec
des doctrines contraires. »
La sévérité de ce jugement peut être contestée pour les temps de paix.
La civilisation a de nos jours fait pénétrer dans le droit des gens un
certain nombre de règles qui tendent à uniformiser les rapports sociaux
des états modernes. C'est ainsi que le droit commercial, l'extradition,
la propriété littéraire, celle des œuvres d'art, la poste, les télégraphes.
980 REVUE DES DEUX MONDES.
sont chaque jour l'objet de nouvelles conventions qui effacent les vieux
antagonismes. En un mot, le code international de la paix se fait peu
à peu et par la force mêmls des choses; mais, il faut bien l'avouer, si
le droit des gens pacifique présente ces brillans côtés et peut être in-
voqué à plus d'un titre par les amis de l'humanité et les apôtres du
progrès, on n'en saurait dire autant du droit de la guerre, ou plutôt du
droit de la force. Une simple observation suffit pour démontrer combien
le principe théorique qui voudrait atténuer les effets de la guerre est
fragile en lui-même et offre peu de garantie. On admet généralement
que, lorsqu'une nation en guerre se livre contre son adversaire à des
actes plus ou moins répudiés par l'état de nos mœurs et le degré de civi-
lisation où nous sommes parvenus, les représailles employées par l'autre
nation constituent un droit incontestable. Voilà donc un droit engendré
par un fait, et, comme il est assez difficile de déterminer exactement à
quel moment ou dans quelle limite les actes de guerre d'où sont nées
les représailles sont sortis de la catégorie des actes légitimes pour de-
venir répréhensibles, on peut se trouver tout d'un coup en présence
d'une succession de faits atroces qui se légitiment les uns par les autres,
bien que les uns et les autres soient en dehors des principes. Ainsi l'es-
prit sceptique et bienveillant de Montaigne justifiait l'usage de la guerre
permettant de punir de mort ceux qui s'obstinent à défendre une place
qui, d'après les règles militaires, ne peut plus être défendue. Autre-
ment, dit-il, sous l'espérance de l'impunité, « il n'y aurait poulailler
qui n'arrestât une armée. »
11 sera toujours difficile de préciser les droits et les devoirs des belli-
gérans, parce que dès le point de départ on tombe de la théorie dans
les faits, et que, quoi qu'on prétende, la guerre n'étant qu'un fait et un
fait atroce, les conséquences suivent et s'aggravent dans le même sens
à mesure que la lutte, en se prolongeant, excite les passions furieuses
des deux parties, et entre dans l'inévitable voie des excès, au bout de
laquelle le droit de représailles légitime tout. C'est donc bâtir sur le
sable, c'est caresser une illusion que de croire qu'on peut tracer à l'a-
vance des règles destinées à dompter ces passions qui sont communes à
l'homme et à la brute. Toute guerre qui dure est fatalement destinée à
donner au monde le spectacle de tous les abus de la force. D'ailleurs
tous les élémens de la nature ne sont qu'un perpétuel combat : l'homme,
en se jetant dans cette extrémité de la guerre, que la raison condamne
et qualifie de démence, ne ferait-il qu'accomplir cette loi mystérieuse,
éternelle, de la création qui tire le bien du mal et fait sortir le mouve-
ment et la vie de la destruction et de la mort ?
Ces réflexions et bien d'autres se pressaient dans notre esprit en par-
courant les deux volumes publiés par l'imprimerie nationale et qui com-
prennent l'ensemble de tous les actes relatifs à la paix avec l'Allemctgue.
Ce triste et intéressant recueil, qui pourrait s'appeler le livre de nos
REVUE. — CHRONIQUE. 981
douleurs et qui est comme le bilan de nos désastres, a été conçu à un
point de vue plus complet que les publications de ce genre faites jus-
qu'à ce jour en France ou en Allemagne. On se borne en général à re-
produire les traités ou les arrangemens diplomatiques comme si l'œuvre
de la paix y était contenue tout entière. On n'a ainsi qu'un côté du ta-
bleau. Les actes diplomatiques ne sont guère destinés qu'à régler les
conséquences de la lutte qui a pris fin, les effets de la conquête dans
les rapports internationaux ; mais il est tout un ordre de faits relevant
de la législation intérieure qui viennent parachever les travaux des di-
plomates. Il ne s'agit pas seulement de réparer des désastres matériels;
la bombe et la mitraille n'ont pas seulement broyé des membres hu-
mains, détruit des édifices, ravagé des villes. Autrefois les effets de la
guerre se révélaient surtout par l'aspect des ruines, par la destruction
des hommes et des choses visibles à l'œil; de nos jours, où le commerce
a pris un si grand développement de peuple à peuple, oij les intérêts
publics et privés sont si intimement liés qu'on ne peut toucher aux uns
sans compromettre les autres, la guerre, lorsqu'elle éclate entre deux
grandes nations, fait sentir son influence sur toutes les transactions, et
affecte indistinctement toutes les classes de la société. Il n'est pas un
contrat peut-être sur lequel l'état de guerre n'ait exercé des effets dé-
sastreux. La vie commerciale a été atteinte non pas seulement à Paris
et dans les territoires envahis, mais dans toute la France. La délégation
de Tours a dû, comme le gouvernement central à Paris, rendre une série
de décrets pour proroger les échéances des effets de commerce, et cet état
de choses n'a pas cessé avec la guerre : il a continué postérieurement
pendant un certain temps. L'exécution des lois sur les saisies de biens,
le cours des prescriptions, ont été arrêtés. A Paris, les décrets sur les
loyers ont, par une exception unique peut-être, troublé pendant près
d'un an les rapports entre propriétaires et locataires. Lorsque la paix
survient, il faut redonner la vie et le mouvement à ces existences sus-
pendues, ranimer ces forces expirantes, guérir toutes ces plaies à peine
fermées. C'est à quoi l'assemblée nationale et le gouvernement, chacun
dans sa sphère , se sont efforcés de pourvoir par une foule de lois et
d'actes destinés à la reconstitution morale et matérielle du pays. Cet
ensemble se retrouve dans le Recueil, et l'on a ainsi le tableau complet
de l'œuvre de la paix.
Les traités relatifs à la paix se composent surtout de quatre grands
actes, la convention d'armistice du 28 janvier 1871, les préliminaires
de paix du 26 février, le traité de Francfort du 10 mai et la convention
additionnelle du 11 décembre; mais une foule d'arrangemens acces-
soires viennent se joindre à ces principaux actes : du mois de janvier
au mois de décembre 1871, on en compte vingt-huit. La plupart de ces
conventions étaient inédites; placées dans l'ordre chronologique, elles
font assister jour par jour à la réorganisation du pays, à la remise en
982 REVUE DES DEUX MONDES.
place de tous ces élémens bouleversés par la guerre, la poste, les télé-
graphes, le ravitaillement de Paris, les démarcations entre les armées,
l'évacuation successive du territoire, la remise des prisonniers, l'ad-
ministration des départemens occupés, l'entretien des troupes alle-
mandes, etc.
Un des points les plus intéressans pour les hommes d'affaires, parmi
ceux qui ont été résolus par les arrangemens de Francfort, a été la re-
mise en vigueur des traités passés antérieurement avec les gouverne-
mens allemands, et qui avaient été rompus par la guerre. Avant que
M. de Bismarck n'eût fondu d'abord dans la confédération du nord après
Sadowa, puis dans l'unité de l'empire après Sedan, les divers états qui
composaient l'ancienne confédération germanique, ceux-ci avaient con-
servé, outre leur autonomie intérieure, leur représentation diplomatique
à l'étranger et le droit de conclure, sinon des traités concernant la poli-
tique générale de l'union fédérale, du moins des conventions relatives
aux divers intérêts d'économie sociale particulières à chacun d*e ces états.
Il en existait avant la guerre sur toute sorte de matières, le com-
merce, la navigation, les chemins de fer, la poste, l'extradition, la pro-
priété des œuvres d'art et de littérature, etc. L'article 18 de la conven-
tion additionnelle de Francfort, du 11 décembre 1871, a stipulé la
remise en vigueur d'une soixantaine de ces actes diplomatiques et con-
tient une disposition particulière dont les effets sont fort importans
pour l'Alsace-Lorraine. Ces deux provinces, formant une partie nouvelle
de l'Allemagne, ayant une sorte d'existence propre et n'ayant été ratta-
chées spécialement à aucun des états germaniques, se trouvaient dès
lors sans attache extérieure avec la France sur plusieurs points fort in-
téressans. Le régime douanier avait été réglé par des conventions spé-
ciales (celle dite de Berlin du 12 octobre 1871); mais l'extradition, la
propriété littéraire, l'exécution des jugemens n'étaient point garanties.
Le dernier point se recommandait d'autant plus à l'attention que la
législation française, en ce qui concerne le droit civil proprement dit,
a été conservée en Alsace-Lorraine. 11 était du plus grand intérêt pour
les justiciables d'assurer l'exécution en France ou dans l'Alsace-Lorraine
des jugemens rendus par les tribunaux respectifs; mais quels traités con-
venait-il de prendre comme type, pour atteindre ce but?
Pour l'exécution des jugemens, le choix n'était pas difficile à faire.
Les traités sur cette matière sont fort rares, et avec les états alle-
mands la France n'en avait conclu qu'un seul, celui avec le grand-
duché de Bade du 16 avril 1846. Il a été décidé que cet acte devien-
drait applicable à l'Alsace-Lorraine. Pour l'extradition et la propriété
littéraire, on n'avait que l'embarras du choix, de nombreux traités sur
ces matières existant avant la guerre. La convention d'extradition du
21 juin 1845 avec la Prusse a été désignée. C'est un choix qui n'est
pas heureux. La convention franco-prussienne de 1845 n'est plus en
REVUE. — CHRONIQUE. 983
rapport avec les progrès qu'a faits l'extradition dans les relations in-
ternationales. Le traité conclu avec la Bavière le 29 novembre 1869,
qui est un des types les plus complets des arrangemens de ce genre,
aurait pu être adopté avec avantage. Ce choix aurait été d'autant mieux
compris que la Bavière est limitrophe des territoires annexés, et que,
pour ce qui regarde la propriété littéraire, on a pris avec raison, comme
devant assurer à TAlsace-Lorraine les garanties les plus larges et les
plus libérales, la convention du 2k mars 1865 avec ce même pays. —
Peu de semaines avant la guerre de 1870, des arrangemens sunl'assis-
tance judiciaire pour les indigens des deux pays avaient été conclus avec
la Bavière et le Wurtemberg. Il est à regretter que les conventions de
Francfort aient passé sous silence ces arrangemens, et n'aient pas étendu
cette institution bienfaisante à l'Alsace-Lorraine en prenant pour type
le traité bavarois ou wurtembergeois. Le Recueil nous apprend du reste
que cette dernière convention n'a pas été promulguée. Par une espèce
de dérision du sort, les ratifications de cet acte émané d'une pensée
éminemment charitable étaient échangées le 19 juillet, le jour même ou
la tribune retentissait du cri de guerre qui devait le rendre stérile.
Sauf ce qui a été fait spécialement pour l'Alsace-Lorraine, l'état de
choses antérieur est rétabli en ce qui concerne les traités. Chaque état
allemand reprend ceux qu'il avait conclus, et c'est d'après leurs stipu-
lations particulières que doivent être résolues les questions internatio-
nales qui surgissent entre eux et la France. Il résulte de là une situa-
tion assez bizarre : bien que, comme nous le disions, les traités subsis-
tent et soient applicables séparément, les rapports officiels ont lieu non
pas avec chacun des états, mais avec la chancellerie de l'empire. C'est là
évidemment une situation transitoire qui se régularisera sans doute à
mesure que l'unité allemande se consolidera, s'il doit en être ainsi.
L'éditeur du Recueil des traités avec l'Allemagne a su, par la combi-
naison des textes, rassembler dans un étroit espace, — moins de cent
pages , — la teneur de tous les actes remis en vigueur, qui, à eux seuls,
exigeraient un gros volume, si on voulait les reproduire en entier. Deux
tables, l'une par ordre de matières, l'autre par ordre des états contrac-
tans, permettent de se retrouver rapidement dans ce dédale de textes,
de sorte que le lecteur peut embrasser d'un coup d'œil l'ensemble et
le détail de toutes les conventions franco-allemandes actuellement ap-
plicables.
Les protocoles inédits de la conférence de Francfort donnent l'expli-
cation d'un grand nombre de clauses des traités portant sur des ques-
tions dont on s'était borné à donner la solution de principe sans en or-
ganiser l'application. Du reste, ces protocoles ne s'appliquent qu'à la
convention du 11 décembre 1871, qui n'est qu'une annexe du traité de
paix. Il n'existe point de procès-verbaux de la convention d'armistice du
28 janvier, ni du traité de paix proprement dit. Le premier do ces actes
9Sâ REVUE DES DEUX MONDES.
a été conclu par M. Jules Favre, d'après ses entretiens avec M. de Bis-
marck, et en vertu des pleins pouvoirs, du blanc-seing, qui lui avait été
donné par le gouvernement de Paris, et dont on trouve le texte en tête
du premier volume du Recueil. Quant au traité de paix du 10 mai 1871,
la date explique suffisamment sous l'empire de quelles impressions et en
vertu de quelles nécessités il a été souscrit. Alors la commune était maî-
tresse de Paris; ce n'était guère le moment de dresser des protocoles et
de faire de la diplomatie. Le vainqueur était là, imposant sa dure loi, et
il fallait la subir sans qu'il fût même permis de la discuter. On signa
en réservant à un arrangement complémentaire le soin de résoudre les
points laissés en suspens et particulièrement les questions d'affaires
qui ne concernaient pas la politique. Tel a été l'objet de la convention
additionnelle de Francfort du 11 décembre 1871, qui, à la différence
de ses aînées, a pu être débattue dans des discussions dont il est resté
une trace officielle. Les procès-verbaux qui en ont été dressés sous le
nom de protocoles, comme on dit en langage diplomatique, sont fort
intéressans à consulter; ils le sont surtout sur un des points les plus
douloureux de ces tristes négociations, et qui seront un des épisodes les
plus marquans de la conquête violente de l'Alsace-Lorraine. L'article 2
du traité de paix avait posé le principe de l'option pour les personnes
originaires des territoires cédés, qui voudraient conserver la nationalité
française ; cela semblait être un nouvel hommage rendu au principe mo-
derne de la libre volonté des populations pour se choisir un gouverne-
ment, un progrès sur l'ancienne théorie du droit de conquête. On sait
en effet, sans qu'il soit besoin de remonter plus haut que les traités de
1815, que les annexions de territoires obtenues à la suite d'une guerre
avaient pour résultat de faire passer sous la nouvelle souveraineté tout
ce qui se trouve sur ces territoires, hommes et choses. D'après ce prin-
cipe, tous les individus qui résidaient dans les pays réunis (moins les
étrangers, bien entendu), épousaient de jwe la nationalité de l'état vain-
queur. C'est sur cette base qu'ont été rédigés les traités de 1815, qui,
sans examiner l'origine des individus, se sont bornés à décider que les
habitans des pays alors détachés de la France et réunis à d'autres états
auraient la faculté, pendant un délai de six ans, de réaliser leurs biens
et de se retirer. Les traités de Francfort paraissaient avoir été conçus
dans un esprit plus libéral. 11 ne suffisait pas d'être habitant ou domi-
cilié seulement dans les territoires annexés pour être astreint à l'option,
il fallait de plus être originaire de ces territoires, c'est-à-dire y être né,
d'après une définition donnée par l'autorité allemande elle-même. Cette
solution résultait du texte du traité ; elle était formellement expliquée et
confirmée dans les protocoles. Le procès-verbal de la première séance
constate en effet que sur la question faite par les plénipotentiaires fran-
çais, à savoir si les individus domiciliés, mais non originaires des terri-
toires cédés, seraient tenus de faire option, les plénipotentiaires aile-
LEVUE. — CiinOxMQLE. , 985
mands avaient répondu que ces individus seraient considt^rés comme
Français sans être tenus de faire une déclaration d'option (1). On sait
que, nonobstant ces engagemens solennels, les Français domiciliés au
moment de l'annexion dans l'Alsace-Lorraine, bien qu'ils n'y fussent pas
nés, ont été mis en demeure, s'ils voulaie-nt conserver la qualité de
Français, de se retirer, ce qui pour beaucoup était la ruine, faute de
quoi ils seraient considérés comme Allemands. Il est vrai qu'en procé-
dant ainsi le gouvernement allemand a prétendu ne pas se mettre en
contradiction avec les engagemens pris à Francfort. Il ne s'agit pas
d'option pour les domiciliés, a-t-il été répondu à ceux qui se plaignaient,
il s'agit d'une catégorie d'étrangers à l'égard desquels des précautions
particulières doivent être prises. Le raisonnement vaut la peine d'être
reproduit; l'ancienne sophistique n'eût pas mieux dit.
La question des mineurs est un autre exemple des déceptions qui
étaient réservées,à nos compatriotes. On a aussi examiné dans les con-
férences de Francfort le point de savoir si et comment les mineurs au-
raient la faculté d'option. Également sur la demande des commissaires
français, les commissaires allemands avaient expliqué que les mineurs
auraient la faculté d'option, sans qu'il y eût à distinguer entre ceux qui
seraient émancipés et ceux qui ne le seraient pas , que la seule obliga-
tion imposée aux uns et aux autres était l'assistance de leurs représen-
lans légaux, pères ou tuteurs (2). Ces engagemens n'ont pas été respec-
tés davantage. Les mineurs n'ont été admis à faire choix pour la nationalité
française qu'autant que leurs pères optaient pour elle. Les enfans n'ont
pu, malgré toutes leurs réclamations appuyées de celles de leurs repré-
sentans légaux, jouir de la faculté d'option qui leur avait été reconnue
en principe et qui, pour exister réellement, impliquait dans l'application
la liberté de leur choix personnel. Ceux dont les pères, par des nécessi-
tés d'existence ou de position, sont restés Allemands, ont dû suivre cette
nationalité. C'est ainsi que les clauses, libérales en apparence, du traité
de Franfort sont en fait au-dessous des dispositions des traités de 1815.
Ceux-ci du moins donnaient un délai de six ans pour faire l'option et se
choisir un autre domicile. Aucun obstacle n'était apporté à l'émigration
des membres d'une même famille, quel que fût leur âge, et par suite à
leur changement de nationalité. On comprend du reste combien la lon-
gueur de ce délai de six ans procurait aux intéressés de facilités pour
prendre un parti et éviter le désastre d'une liquidation anticipée. Les Al-
saciens-Lorrains n'ont eu qu'un délai d'un an. L'arbitraire le plus com-
plet a présidé à la vérification des options : le Courrier du Bas-Rhin
annonçait récemment que, sur /i,950 déclarations d'option faites dans
l'arrondissement de Ribeauvillé , Zi,135 avaient été annulées. Ainsi
(1) Tome 1" du Recueil, p. 133.
(2) Pages 133 et i-i3 du Ilecuti!.
986 REVUE DES DEUX MONDES.
l'homme, comme aux époques féodales, reste attaché à la glèbe. Nous
sommes loin du xviii'' siècle, où Montesquieu définissait le droit de con-
quête « un droit nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse toujours
à payer une dette immense pour s'acquitter envers la nature humaine. »
Tous les traités de paix contiennent une clause d'amnistie, consécra-
tion de cette loi d'oubli destinée à ne rien laisser survivre, autant que
possible, des vengeances et des rancunes du passé. Les protocoles de
Francfort attestent les vains efforts tentés par nos plénipotentiaires pour
donner à cette clause l'extension qu'elle comportait naturellement. Le
traité de paix du 10 mai avait stipulé seulement qu'aucun habitant des
territoires cédés ne pourrait être inquiété à raison de ses actes pendant la
guerre. Le gouvernement français voulait étendre, comme cela se fait
d'ordinaire, le bénéfice de cette clause à toutes les condamnations pro-
noncées antérieurement à la paix pour des faits autres que des crimes
communs. Cette proposition avait d'abord été acceptée par les Allemands,
mais avec ce sous-entendu, qu'elle aurait pour effet d'étendre l'amnistie
aux Français compromis pendant la guerre pour des actes de connivence
avec les autorités allemandes. Les débats qui se sont déroulés depuis deux
ans devant les cours d'assises de plusieurs de nos départemens ont mal-
heureusement démontré qu'un nombre, hélas! trop grand, de nos com-
patriotes, qui n'avaient pas eu honte de se mettre au service de l'ennemi,
auraient été appelés à bénéficier de cette clause. Nos plénipotentiaires,
nous les en louons, ont cru devoir repousser cet article, et les pléni-
potentiaires allemands se sont alors renfermés dans le cercle étroit de
l'article 2 du traité de paix. Ainsi s'explique pourquoi nos prisonniers de
guerre et nos otages internés en Allemagne y sont restés détenus bien
après la conclusion définitive de la paix. 11 aurait fallu acheter leur liberté,
cette liberté que la paix leur donnait de plein droit, au prix de la tolérance
et du pardon pour les crimes des misérables qui pendant la guerre avaient
pu oublier qu'ils étaient Français. On n'a pas été plus heureux pour les
contributions forcées et les atteintes à la propriété autres que celles
provenant des nécessités de guerre qui ont été prélevées ou commises
pendant la guerre et même après la signature des préliminaires de la
paix. Ces réclamations, plusieurs fois reprises dans le cours des confé-
rences, ont été constamment repoussées par les commissaires allemands.
Passons rapidement sur cette triste partie du Recueil qui contient le
texte des capitulations militaires et des avis du conseil d'enquête. Voici
les lois et actes relatifs à l'Alsace-Lorraine et à la reconstitution de ses
membres épars, la suppression de la cour de Metz, les concessions de
terres en Algérie aux émigrans des territoires cédés, la formation du
nouveau département de Meurthe-et-Moselle, la réfection des circon-
scriptions administratives, toute la série des lois qui ont suspendu ou
modifié les effets des contrats et des obligations, les échéances, les con-
cordats amiables, les loyers, les procédures de saisie, les prescriptions,
REVUE. — CHRONIQUE. 9S7
les discussions de l'assemblée nationale sur les préliminaires et sur le
traité de paix, puis les lois de finances, les emprunts, la reconstitution
des actes de l'état civil, la liste funèbre des 1,694 communes et des
1,597,000 âmes que la guerre nous a enlevées.
Une des parties du RecAieil les plus dignes d'attention est celle qui a rap-
port aux lois d'indemnité. Lors de l'importante discussion qui a eu lieu
à l'assemblée nationale sur la loi des 100 millions accordés aux victimes
de la guerre, les thèses les plus contradictoires se sont fait jour. La
question de savoir si l'état doit réparer les maux de la guerre en in-
demnisant les particuliers des pertes qu'ils ont subies est fort débattue
dans le droit des gens, et on en comprendra l'importance au point de
vue international, si l'on réfléchit que dans beaucoup de pays les étran-
gers résidans peuvent s'y trouver intéressés. Là, comme on l'a vu chez
nous pendant la commune, les préjudices peuvent résulter aussi bien
de la guerre intérieure que de la guerre étrangère. Y a-t-il lieu de faire
une distinction entre ces deux causes, de telle sorte qu'il y ait obliga-
tion de réparer dans un cas et non dans l'autre? ou bien y a-t-il iden-
tité dans les espèces, et, ce point résolu, faut-il admettre ou repousser
l'obligation d'indemniser les victimes de ces luttes? Suivant qu'on se
décide pour ou contre ces doctrines différentes, il est clair que le droit
de l'étranger de réclamer une indemnité doit être affirmé ou rejeté. Le
rapport de la commission de l'assemblée sur la loi du 6 septembre 1871,
qui accorde un subside de 106 millions aux victimes de la guerre et de
l'insurrection de Paris (100 millions d'une part et 6 de l'autre), s'était
prononcée catégoriquement pour l'obligation de réparer. Il ne s'agissait
dès lors de rien moins que de faire dresser l'état des pertes et d'indem-
niser intégralement les victimes; mais dans le travail de la commission
il n'était question que des dommages de la guerre étrangère. Ce projet
a subi une transformation complète dans le cours des débats de l'as-
semblée. Les orateurs du gouvernement, M. Victor Lefranc, alors mi-
nistre du commerce, et le président de la république notamment, se
sont attachés à réfuter la thèse de la commission, et, tout en admettant
que l'humanité et les inspirations d'une bonne politique conseillaient
de diminuer autant que possible les maux de la guerre en indemnisant
ceux qui en avaient le plus souffert ou qui étaient les pins malheureux, ils
ont nettement refusé d'accepter ce devoir comme l'acquittement d'une
véritable dette, dans le sens propre du mot. La chambre paraît avoir
penché vers cet ordre d'idées, puisqu'elle a, au moins provisoirement,
limité l'allocation à 100 millions. Chacun sait que la question va reve-
nir sur le tapis, plusieurs députés ayant repris la proposition antérieure
et se promettant d'en développer de nouveau les motifs devant l'as-
semblée.
Le Recueil donne dans un appendice spécial une série de documens
allemands fort curieux. La loi allemande du 8 juillet 1872, avec l'exposé
988 REVUE DES DEUX MONDES.
des motifs, nous fait connaître l'emploi présumé de l'indemnité de
5 milliards. Les premières rentrées doivent être consacrées jusqu'à con-
currence de 160 millions à la réfection et à l'armement des places fortes
de TAlsace-Lorraine. On impute ensuite les dépenses dites communes
aux divers états de l'empire, et qui sont principalement représentées
par les prestations militaires et autres frais de guerre, puis 1 milliard 1/2
sont partagés entre ces états dans une proportion basée sur les presta-
tations militaires et sur la population. Un mémoire présenté au parle-
ment allemand évalue à 378,700,000 thalers environ (1 milliard ^20 mil-
lions de francs) le montant des dépenses de guerre de la confédération
du nord jusqu'à la fin de l'année 1871.
Veut-on savoir ce que nous a coûté la guerre en sommes versées ou
à verser à l'Allemagne et comme indemnités ou dommages à réparer?
En voici le compte approximatif :
Indemnité de guerre 5,000,000,000 fr.
Intérêts de 3 milliards (deux ans) 300,000,000 fr.
Entretien des troupes allemandes jusqu'au l*"" juillet 1872. . . 273,037,000 fr.
Contributions de guerre payées par les départemens autres que
la Seine 39,053,000 fr.
Impôts perçus par l'autorité allemande dans les départemens
autres que la Seine 49,149,000 fr.
Valeur des réquisitions faites dans les départemeas autres que
la Seine 327,581,000 fr.
Estimation des dégâts et pertes dans les départemens autres
que la Seine 141,130,000 fr.
Valeur des titres et objets mobiliers enlevés sans réquisition. . 204,172,000 fr.
Contribution de guerre de Paris 200,000,001) fr.
Évaluation des pertes dans le département de la Seine. . . . 70,000,000 fr.
Reliquat à la charge de la France du compte des impôts en
retard 6,089,000 fr.
Indemnités à la gendarmerie et autres 3,000,000 /r.
Total 6,673,811,000 fr.
Dans ce mémoire ne sont pas compris les pensions nationales, le mon-
tant des réquisitions faites par les autorités françaises et dont le rem-
boursement a été ordonné par la loi du 15 juin 1871, les réparations
faites ou à faire dans les propriétés de l'état, les dépenses de guerre de
l'armée française, effectif, réorganisation et réfection du matériel, etc.
On peut être sûr que le chiffre de 10 milliards au total est au-dessous de
la réalité.
Telle est la charge accablante sous laquelle la France a paru un mo-
ment devoir être écrasée. On a pu le croire en effet tant que, livrée d'un
côté à l'invasion étrangère, et de l'autre à la guerre intérieure, sa vie
semblait suspendue et ses mouvemens paralysés; mais à peine était-elle
débarrassée en partie de ces oppressions, qu'elle renaissait, et que sa vi-
talité reprenait le dessus. Il lui a suffi de frapper la terre du pied pour
REVUE. — CHRONIQUE. 989
en faire sortir non-seulement des millions, mais des milliards. Aujour-
d'hui elle a presque effectivement réuni la somme qui doit amener son
entière délivrance, et, si les traités ne nous imposaient pas le paiement
en numéraire ou en valeurs étrangères, dont la recherche, en créant un
nouvel obstacle, retarde encore l'acquittement de notre dette, le terri-
toire pourrait être considéré comme :\ la veille d'être libéré. La France
est donc encore toute-puissante sous le rapport matériel; mais cela ne
suffit pas pour lui rendre le rang qu'elle a perdu au point de vue poli-
tique, et qu'il lui faut recouvrer dans l'intérêt général de la civilisation
autant que dans le sien propre. Cette richesse, qui est une partie de
notre force, est en même temps une partie de notre faiblesse. Si la sa-
tisfaction des besoins matériels, les jouissances du luxe, les prospérités
du commerce et de l'industrie adoucissent les mœurs et rapprochent lés
hommes, elles portent en même temps les germes corrupteurs des so-
ciétés. Le gouvernement qui donnera l'ordre rendra certainement à la
France sa splendeur matérielle; mais ce que l'ordre et la richesse ne
donnent pas par eux-mêmes, ce sont les senlimens qui font la grandeur
morale des nations, le patriotisme, l'esprit de renoncement et de sacri-
fice, le dévoûment au devoir, le sentiment du juste et d'un certain idéal
qui fait la patience dans l'infortune et écarte le découragement. Au point
de vue politique, qui nous délivrera de l'esprit de faction et de révolte?
Au point de vue social, qui nous débarrassera des utopistes et des fai-
seurs d'expériences? Ce n'est pas la loi toute seule. La vertu ne se dé-
crète point, et il ne suffit pas de sept cent cinquante législateurs, réunis
à Paris ou à Versailles, pour nous donner ce qui nous manque ou nous
rendre ce que nous avons perdu. Le remède est dans l'âme de chacun
de nous. C'est à chaque citoyen de scruter sa conscience, de profiter des
fautes commises et des leçons du passé pour refaire l'éducation natio-
nale, éloigner l'esprit du mal, restituer lui-même par l'exemple au prin-
cipe d'autorité ce qui lui revient légitimement sans étouffer la liberté,
et imprégner de ces senîimens la génération actuelle, qui les léguera à la
génération suivante. a.
0. Glagau, Die russiscite Lilcratur und Iwan Turçieniew, Berlin 1S72.
La littérature russe, telle qu'on l'a vue se développer depuis un
siècle, peut se comparer à une plante exotique qui fait d'incessans
efforts pour prendre racine dans le sol national. A l'exception d'un très
petit nombre, les écrivains de quelque mérite étaient des hommes du
monde qui transportaient dans leurs œuvres des goûts et des tendances
qu'ils puisaient dans une éducation cosmopolite. Il en est résulté dès le
principe une certaine sobriété de bon ton, une réserve élégante, qui
990 REVUE DES DEUX MONDES.
caractérisent la plupart des bons auteurs russes; mais la sève populaire
leur fait généralement défaut. « Celui qui chercherait les Russes dans
leur littérature, disait il y a trente ans le prince Viésemski, en arrive-
rait à croire qu'ils ne méritent pas encore le nom de peuple, et que ce
qu'on appelle la nation russe n'est qu'une colonie étrangère établie au
milieu des tribus slaves. » Encore aujourd'hui, le nombre des auteurs
vraiment populaires est très restreint; on ne peut guère citer comme de
véritables produits autochthones que les poésies de Krylof, de Lermon-
tof, d'Alexeï Koltzof, et certaines œuvres de Pouchkine, de Gogol, d'Ivan
Tourguénef.
Ce dernier, qui est sans contredit à cette heure le plus connu et le
plus lu des romanciers russes, et celui dont les ouvrages ont été le
plus souvent traduits, avait débuté par une série de fines esquisses où
il étudiait la vie des serfs sous ses divers aspects gais ou tristes, et qui
furent plus tard réunies sous ce titre : Mémoires d'un chasseur. Aucune
de ses productions postérieures ne nous a fait retrouver la limpidité, la
chaude couleur, le charme poétique de ces historiettes qui nous intro-
duisent au cœur de l' existence du paysan et du gentilhomme campa-
gnard. Peu à peu M. Tourguénef a délaissé ses héros rustiques pour
s'appliquer à la peinture des mœurs d'une société corrompue, blasée,
plus raffinée que civilisée; il se laisse aller aux dissertations, à la po-
lémique, il soutient des thèses. C'est avec raison qu'un critique alle-
mand qui vient de lui consacrer une étude assez étendue lui reproche
des tendances pessimistes. « Ses œuvres, dit M. Glagau, nous représen-
tent la Russie malade qui s'en va, et non celle qui refleurit pleine d'es-
pérances. Ses héros sont des êtres faibles, maladifs, grands seulement
dans leurs erreurs ou leurs fautes, égoïstes et misanthropes; ils n'ont
ni la volonté ni la force de se subordonner à la chose commune, de se
rendre utiles au monde et à leurs semblables. » Si malgré ces défauts
M. Tourguénef a conservé une sorte de popularité européenne, c'est
grâce à la vérité réaliste et surtout à la sincérité de ses peintures, qui
reproduisent fidèlement dans tous ses détails un monde peu connu, en
évitant toutefois avec soin la trivialité dont sont entachés les romans de
Pisemski et de quelques autres écrivains de fraîche date. L'intérêt prin-
cipal de l'étude de M. Glagau réside dans les comparaisons qu'il établit
entre M. Tourguénef et d'autres romanciers russes qui l'ont précédé ou
qui sont ses contemporains; mais il faut ajouter que les jugemens du
critique ne sont pas exempts de partialité et témoignent parfois d'une
certaine étroitesse de vues; il est notamment plus qu'injuste pour
M. Sacher-Masoch.
Le directeur-gérant, C. Buloz.
TABLE DES MATIÈRES
CENT TROISIEME VOLUME
SECONDE PERIODE. — XLIII« ANNEE.
JANVIER — Fl':VRIER ^873
Livraison dn 1" Janvier.
Meta Holdenis, première partie, par M. Victor CHERBDLIEZ 5
Voyage géologique aux Açores. — I. — L'île de Terceire et l'éruption sous-
marine DE 1872, par M. F. FOUQUÉ 40
Le SERGENT HoFF, ÉPISODE DU SIÈGE DE PARIS, par M. L, LOUIS-LANDE. ... 66
ÉTUDES SIR LES TRAVAUX. PUBLICS. — LeS CHEMINS DE FER EN RuSSIE, par M. H.
BLERZY 95
RÉCITS DE LA Petite-Russie. — Marcella, le conte bleu du bonheur, par
M. SACHER-MASOCH 112
Impressions de Voyage et d'Art. — VIL — Les villes du passé, Vézelay et
Cluny, par M. Emile MONTÉGUT 150
Études financières. — Les anciennes gabelles et l'impôt du sel, par M. Ch.
LOUANDRE 187
Poésie. — Sursum corda, par M. SULLY PRUDHOMME 205
Revue musicale. — Le Pangermanisme musical, l'Opéra, le Théâtre-Italien,
l'Opéra-Comique, par M. F. de LAGENEVAIS 220
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et lotéraire 208
Essais et Notices. — L'Histoire de France racontée a mes petits-enfans, de
M. Glizot, par M. L. VITET 235
Livraison do 15 Janvier.
Meta Holdenis, deuxième partie, par M. Victor CHERBULIEZ 241
Un Nouvel historien de Frédéric II. — Thomas Carlyle, par M. Louis
ETIENNE 269
Le Mont-de-piété de Paris, par M. Maxime DU CAMP 304
992 TAJîl.E DES ilATlÉKES.
Les MlSSl0^s EXTÉRiEtinES da la marine. — II, — La station nu L'-.vant.
11. — Les troubles de Smyrjne, le pacha de Cksarée, l'amiral IJalgan,
par M. le vice-amiral JURIEN DE LA GRAVIÈP.E 339
Le Brésil et la képublique de La Plata depuis la guelre de Paraguay. . . 35Q
L'impôt peogbessif et l'impôt PROPOuTiONNEL, les taxes indirectes, par M. Vic-
tor BONNET 378
UAspergilîum Lydianum, Souvenir d'un voyage au golfe du Mexique, par
M. LrciEN BIART 402
La Question constitutionnelle, les Conditions d'existence de la république,
par M, G. de MOLLNAP.I 429
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 4,H
Théâtres. — l'Opéra, le Roi de Thulé. — l'Odéon, les Êrynnies 46G
Essais et Notices. — L'Instruction du peuple 474
Llvraisoii «In l" Février.
Meta Holdenis, troisième partie, par M. Victor CHERBULIEZ '. 48i
Le système pénitentiaire en Angleterre. — La Transportation et le régime
des prisons, par M. Alexandre RIBOT 513
La Poésie populaire des Turcs orientaux, les Kirghiz, les Perses, les Tur-
coMANS, par K'"" DORA D'ISTRIA 543
Proudhon, sa correspondance et son historien, par M. Henri BAUDRILLART,
de l'Institut 58i
Voyages géologiques aux Açores. — II. — Graciosa, Pico et Fayal, par
M. F. FOUQUÉ 617
Les anciens banquiers florentins, souvenirs d'un voyage a Florence, par
M. Louis SIMONIN 645
Le Roman de la vie de province en Angleterre, Middlemarch, de George
Eliot, par M. Th. BENTZON 667
Madame Récamier et ses amis, a propos d'une nouvelle publication, par
M. GUIZOT 691
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire. ...... 702
Théâtres. — La Femme de Claude, de M. Alexandre Dumas 714
Essais et Notices. — Statistiqie des savans, par M. Charles MARTINS. . . 723
Livraison da 15 Février.
Meta Holdenis, dernière partie, par M. Victor CHERBULIEZ 737
Les missions extérieures de la marine. — III. — La station du Levant. —
Les BRULOTS grecs, par M. le vice-amiral JURIEN DE LA GRAVIÈRE. . 763
Les Écoles a Paris, l'enseignement primaire, secondaire et supérieur, par
M. Maxime DU CAMP 790
. La chanson de Férizadé, scènes de la vie turque en Anatolie, par M. Albert
EYNAUD 830
Le Problème des causes finales et la physiologie contemporaine. — L'indus-
trie de l'homme et l'industrie de la nature, par M. Paul JANET, de
l'Institut SCI
Crissa, une province anglaise de l'Inde, par M. Jules CLAVÉ 888
Les Nouvelles théories sur les fermens et les fermentations, par M. Fer-
NAND PAPILLON 914
Les Maris de Madame Skaggs, par M. BRET HARTE 931
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 958
Théâtre-Français. — Reprise de Marion Delorme 9'70
Essais et Notices. — Les Traités de paix avec l'Allemagne après la guerre
DE 1870-71 977
Paris. — J. CLAYE, Imprimeur, 7, rue Saint-Benoît.
9090 007 516 616