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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XLIII«  ANNÉE.  -  SECONDE   PÉRIODE 


TOUE  CM.   —  1"  JANVIER  1873. 


REVUE 


DES 


UX  MONDES 


XLIIP   ANNEE.    —    SECONDE    PÉRIODE 


TOME  CENT  TROISIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    BONAPARTE,    17 


1873 


AÛJ136 


ETA  HOLDENIS 


PREMIERE     PARTIE. 


On  m'avait  prévenu,  madame,  que  vous  aviez  le  goût  de  marier 
vos  amis.  Vous  m'écrivez  des  bords  du  Rhin  que  j'ai  beaucoup  de 
talent,  un  délicieux  caractère,  et  que  je  ferais  un  excellent  mari; 
vous  m'apprenez  du  même  coup  que  vous  tenez  à  ma  disposition 
une  charmante  fille  qui  serait  bien  mon  fait,  attendu  qu'elle  est 
Allemande  et  musicienne  comme  vous,  qu'elle  adore  la  peinture  et 
surtout  ia  mienne,  qu'elle  joint  une  imagination  poéiique  à  la 
science  du  pot-au-feu,  qu'enfin  elle  possède  toutes  les  qualités 
requises  pour  faire  le  bonheur  de  Tony  Flaraerin  votre  serviteur. 
Le  porti'ait  que  vous  m'en  faites  est  parlant.  Je  la  vois  d'ici  avec 
ses  cheveux  blonds  et  son  grand  tablier  de  cuisine  noué  autour  de 
son  cou ,  tenant  de  la  main  droite  une  cuiller  à  pot,  de  la  main 
gauche  un  joli  in-dix-huit  doré  sur  tranches,  et  d'un  œil  surveil- 
lant une  casserole,  tandis  que  l'autre  verse  des  larmes  sur  les  in- 
fortunes d'Egmont  et  de  Clara.  Je  vous  suis  vraiment  fort  obligé 
de  vos  bonnes  intentions;  mais  d'abord  êtes-vous  bien  sûre  que  je 
ne  sois  pas  déjà  marié,  ou  presque  marié,  ou  quasi  marié?  car  il 
y  a  bien  des  nuances  dans  tout  cela.  Et  puis  voici  le  point  :  vous 
m'assurez  que  votre  jeune  amie  a  des  yeux  d'un  bleu  céleste.  Ah! 
madame,  les  yeux  célestes!..  C'est  toute  une  histoire  qu'il  faut  que 
je  vous  raconte;  vous  êtes  discrète,  vous  la  garderez  pour  vous. 

I. 

J'avais  vingt-cinq  ans  ou  peu  s'en  faut,  et  il  y  en  avait  trois  que 
j'étudiais  la  peinture  dans  l'atelier  d'un  maître  que  vous  connais- 
sez, quand  je  reçus  une  lettre  de  mon  père,  brave  tonneher  bour- 


b  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

guignon  retiré  des  affaires  depuis  peu,  une  lettre,  vous  dis-je, 
écrite  de  bonne  encre,  qui  m'obligea  de  partir  pour  Beaune  en 
grande  hâte.  J'eus  bientôt  fait  de  boucler  ma  valise.  A  la  vérité 
j'étais  inquiet,  mal  édifié  de  ma  conduite;  je  redoutais  le  visage  et 
les  sourcils  paternels,  —  non  que  j'eusse  sur  la  conscience  de  bien 
lourds  méfaits.  J'aimais  la  peinture  avec  fureur,  il  m'arrivait  de 
travailler  d' arrache-pied  trois  semaines  durant,  sans  m'accorder 
la  moindre  distraction;  mais  de  temps  en  temps  je  romp-^is  ma 
gourmette,  et  je  faisais  tout  d'une  haleine  trois  ou  quatre  grosses 
folies.  Ce  qui  rend  coûteux  les  plaisirs  de  la  jeunesse,  c'est  la  va- 
nité, quand  elle  s'en  mêle.  J'avais  la  rage  de  faire  parler  de  moi 
et  d'étonner  la  galerie;  les  étonnemens  de  mes  amis  me  revenaient 
bien  cher,  et  mes  finances  étaient  bien  courtes.  Je  n'avais  pas  en- 
core médité  le  mot  du  sage  a  qu'il  y  a  une  différence  si  immense 
entre  celui  qui  a  sa  fortune  toute  faite  et  celui  qui  la  doit  faire, 
que  ce  ne  sont  pas  deux  créatures  de  la  même  espèce.  » 

En  arrivant,  je  trouvai  mon  père  dans  une  petite  cour  pavée  où 
il  aimait  à  fumer  sa  pipe.  Les  bras  croisés,  il  examina  quelque 
temps  en  silence  ma  toilette  flambante,  qui  n'était  pas  celle  d'un 
^rapin,  et  il  secoua  trois  fois  sa  grosse  tête  iDourguignonne,  plus  lui- 
sante que  les  douves  de  ses  futailles.  Puis,  s'étant  juché  sur  un 
tonneau  :  —  Tony  Flamerin,  mon  fils  unique,  me  dit-il,  mettez- 
vous  là,  devant  moi,  au  soleil,  et  regardez  à  terre;  vous  y  verrez 
l'ombre  d'un  fou. 

—  Il  est  des  folies  heureuses,  lui  répondis-je  avec  assez  d'assu- 
rance. La  mienne  finira  bien. 

—  A  l'hôpital!  répliqua-t-il  d'un  ton  bref,  et  il  tira  coup  sur 
coup  trois  bouffées  de  sa  pipe,  après  quoi  il  reprit  en  enflant  sa 
voix  :  —  Tony  Flamerin,  tu  as  voulu  devenir  peintre.  Tu  t'es  mis 
sottement  dans  l'idée  que  tu  étais  un  homme  de  talent;  le  seul  que 
je  te  connaisse  est  de  manger  ton  blé  en  herbe.  C'est  la  faute  de  ta 
pauvre  mère.  Dieu  lui  fasse  paix!  Elle  avait  décidé  que  tu  avais  la 
taille  trop  fine,  les  mains  trop  blanches,  pour  être  tonnelier  comme 
ton  bonhomme  de  père.  Soit!  on  envoie  monsieur  en  apprentissage 
chez  un  commerçant  en  gros  de  Lyon;  il  se  fait  mettre  à  la  porte  au 
bout  d'un  an,  parce  qu'il  barbouillait  des  paysages  sur  les  borde- 
reaux de  son  patron.  Sur  ces  entrefaites,  la  digne  femme  vient  à 
mourir,  laissant  au  polisson  que  voici  sa  fortune  personnelle,  soit 
vingt-huit  mille  cinq  cents  francs,  et,  de  guerre  lasse,  j'autorise  ce 
rare  génie  à  s'en  aller  étudier  la  peinture  à  Paris...  Tony,  regardez 
votre  ombre,  et  dites-moi  si  ce  n'est  pas  l'ombre  d'un  fou!  Tony, 
je  vous  prie,  calculez  dans  votre  tête  ce  qui  peut  bien  vous  rester 
des  vingt-huit  mille  cinq  cents  francs  que  vous  laissa  feu  votre 
mère. 


META   HOLDENIS.  7 

Je  regardais  mon  omhre;  ce  n'était  pas  l'ombre  d'un  fou,  elle 
avait  l'air  contrit  et  de  grands  embarras  de  conscience. 

—  Tony,  poursuivit-il,  vous  avez  passé  trois  ans  à  Paris,  vous 
n'y  avez  pas  gagné  un  rouge  liard  ;  en  revanche.,  vous  y  avez  dé- 
pensé seize  mille  francs,  sans  parler  des  centimes. 

—  Deux  mille  la  première  année,  lui  dis-je,  quatre  mille  la  se- 
conde, huit  mille  la  troisième.  Cela  fait  une  progression  géométri- 
que. Je  conviens  que  c'est  aller  trop  vite,  mais  aussi  !.. 

A  ce  mot,  je  passai  involontairement  ma  langue  sur  mes  lèvres, 
et  je  ne  pus  m'empêcher  de  sourire;  je  me  souvenais  en  ce  moment 
de  certain  minois  émérillonné...  Je  hochai  la  tête,  le  minois  dispa- 
rut par  une  trappe,  et  je  ne  vis  plus  que  les  gros  yeux  ronds  de 
mon  père,  qui  s'étaient  enflammés  de  courroux. 

—  Je  crois  vraiment  que  tu  plaisantes!  s'écria-t-il  en  jetant  sa 
pipe  à  terre,  où  elle  se  brisa  en  morceaux. 

—  Je  n'aurais  garde,  je  ne  suis  jamais  plus  sérieux  que  quand 
j'ai  l'air  de  rire,  lui  répondis-je.  —  Et  je  m'approchai  de  lui  pour 
l'embrasser.  Il  me  renvoya  bien  loin.  Cependant  je  confessai  mes 
torts  avec  tant  d'humilité,  je  lui  fis  tant  de  promesses  d'amendement, 
qu'il  finit  par  se  radoucir- 

—  11  s'agit  bien  de  grimaces  et  de  sermens!  me  dit- il.  J'ai  une 
proposition  à  te  communiquer;  si  tu  la  refuses,  tout  est  rompu  entre 
nous,  et  je  ne  te  revois  de  ma  vie. 

Je  le  priai  de  s'expliquer,  je  fus  bientôt  éclairci.  Mon  oncle  Gé- 
déon  Flamerin  avait  émigré  depuis  douze  ans  en  Amérique  ;  il  y 
avait  fait  son  chemin,  et  fondé  une  maison  de  banque,  dont  les 
affaires  prospéraient,  —  il  était  devenu  une  façon  de  personnage. 
Ne  s'étant  jamais  marié,  sa  solitude  commençait  à  lui  peser,  et  il 
avait  écrit  à  mon  père  pour  lui  offrir  de  me  prendre  chez  lui,  se 
chargeant  de  ma  fortune,  déclarant  qu'il  me  considérait  d'avance 
comme  son  fils,  son  associé  et  son  successeur,  trois  qualificatifs 
qui  me  firent  venir  la  chair  de  poule.  11  exigeait  seulement  qu'a- 
vant de  m'embarquer  pour  New-York  j'allasse  passer  quelques  mois 
à  Hambourg  et  à  Londres,  où  j'apprendrais  l'allemand  et  l'anglais. 
Le  post-scnptu7n  de  sa  lettre  me  parut  encore  plus  étonnant  que  le 
reste;  il  était  conçu  en  ces  termes  :  «  Mon  neveu  Tony  est,  paraît-il, 
un  écervelé.  Le  mal  n'est  pas  grand,  il  faut  bien  que  jeunesse  se 
passe;  mais  trop  est  trop.  Marie-le,  il  n'est  rien  de  tel  pour  mettre 
au  pas  i:n  jeune  homme.  Si  Tony  trouvait  à  Beaune  ou  à  Hambourg 
une  gentille  fille  qui  consentît  à  devenir  ma  bru,  ma  maison  se  fe- 
rait de  fête  pour  la  recevoir.  » 

Je  ne  pus  me  contenir  davantage,  tant  ce  mot  de  bru  m'avait 
exaspéré.  —  Vouloir  faire  de  moi  un  mari,  ah!  c'en  est  trop,  m'é- 
criai-je.  La  lettre  est  désagréable,  le  post-scrîpium  est  odieux. 


8  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Que  diable!  quand  on  offre  aux  gens  un  vin  qui  ne  leur  revient  pas, 
on  s'arrange  au  moins  pour  qu'il  n'y  ait  pas  de  mouche  au  fond  du 
verre. 

—  Je  te  livre  à  tes  réflexions,  me  cria  mon  père,  dont  l'indigna- 
tion s'était  rallumée.  Ton  oncle  t'offre  la  fortune,  libre  à  toi  de  la 
sacrifier  à  la  peinture  à  l'huile.  Je  t'avertis  seulement  d'une  chose  : 
ne  compte  plus  sur  moi.  J'ai  commencé  avec  rien;  à  force  de  peines 
et  de  sueurs,  j'ai  amassé  quatre  mille  francs  de  rente.  Foi  de  Bour- 
guignon, j'entends  vivre  commodément  et  longuement,  je  suis  taillé 
pour  cela.  Tu  n'auras  rien  de  moi  que  tu  ne  m'aies  enterré.  Table 
là-dessus,  cela  est  écrit  là!  —  Et,  parlant  ainsi,  il  se  frappa  le  front. 
Le  geste  était  expressif,  et  il  me  parut  qu'en  effet  l'écriture  était  en 
règle.  —  Dès  demain,  ajouta-t-il,  je  te  rendrai  mes  comptes,  et  je 
te  remettrai  le  reliquat  de  la  succession  de  ta  mère,  soit  douze  mille 
et  tant  de  francs,  car  je  n'entends  plus  être  ton  caissier,  ni  avoir  à 
défendre  tes  sous  contre  toi.  Puisses-tu  en  faire  une  bouchée! 
Quand  tu  n'auras  plus  à  choisir  qu'entre  New- York  et  l'hôpital,  tu 
te  résigneras  à  tâter  du  vin  de  ton  oncle;  le  verre  et  la  mouche,  tu 
avaleras  tout.  Ainsi  soit-il  ! 

Si  je  m'étais  écouté,  je  serais  retourné  tout  courant  à  Paris;  mais, 
quoi  qu'en  pût  dire  mon  oncle,  je  n'étais  point  un  écervelé.  J'esti- 
mais qu'il  n'est  pas  permis  à  un  artiste  d'être  médiocre,  que  c'est  un 
sot  personnage  que  celui  d'un  peintre  sans  talent.  Bien  que  j'eusse 
foi  en  mon  génie,  les  convictions  les  mieux  assises  ont  leurs  jours  de 
défaillance.  Après  avoir  ruminé  le  cas  dans  ma  tête  :  —  Il  est,  me 
dis-je,  des  accommodemens  avec  le  ciel  et  avec  notre  oncle  Gédéon. 
Allons,  puisqu'on  le  veut,  étudier  l'allemand  en  Allemagne;  cela  ne 
m'empêchera  pas  d'y  faire  de  la  peinture.  Dans  un  an  d'ici,  je  sau- 
rai qui  je  suis  et  ce  que  je  vaux.  —  Par  suite  de  ce  raisonnement, 
je  résolus  d'aller  faire  mes  études  non  à  Hambourg,  mais  à  Dresde, 
car  il  me  fallait  à  toute  force  un  musée.  Je  ne  fus  pas  long  à  me 
décider;  ma  vivacité  naturelle  ne  se  prêtait  pas  aux  atermoiemens. 
Je  communiquai  à  mon  père  ma  détermination,  sans  lui  faire  part 
de  mes  arrière-pensées.  Il  me  récompensa  de  mon  bon  mouvement 
en  m'allongeant  un  vigoureux  coup  de  poing  dans  le  dos,  et,  pen- 
dant les  quinze  jours  que  je  passai  encore  avec  lui,  il  mit  sa  cave  à 
sec  pour  m'entretenir  en  gaîté.  Un  matin,  je  lui  fis  mes  adieux,  et 
je  partis  emportant  sa  bénédiction  dans  mon  cœur  et  treize  mille 
francs  dans  ma  poche,  assez  émue  de  cette  aventure. 

Le  ciel  avait  décrété  que  j'apprendrais  l'allemand  avant  d'être 
en  Allemagne.  Je  fis  route  de  Beaune  à  Genève,  tête  à  tête  avec  un 
homme  de  poids,  entre  deux  âges,  au  teint  frais  et  vermeil,  de 
figure  avenante  et  respectable,  qui  se  nommait  M.  Benedikt  Holde- 
nis.  Il  s'exprimait  avec  onction  sur  toutes  choses,  et  particulière- 


META    IIOLDEiMS.  9 

ment  sur  l'amélioration  du  sort  des  classes  souffrantes,  sur  les  jar- 
dins d'enfans  et  sur  la  nécessité  de  développer  de  bonne  heure  chez 
les  petites  filles  la  réflexion  morale  et  le  sentiment  de  l'idéal.  Je  me 
figurai  d'abord  que  ce  philanthrope  était  quelque  ecclésiastique 
protestant;  il  m'apprit  lui-même  qu'il  était  négociant,  qu'il  avait 
quitté  Elberfeld  depuis  dix  ans  pour  s'établir  à  Genève,  où  il  diri- 
geait une  grande  maison  de  quincaillerie.  Sa  conversation,  je  l'a- 
voue, était  un  peu  relevée  pour  moi;  je  me  donnai  pourtant  l'air  de 
la  goûter,  — je  lui  savais  un  gré  infini  de  m'avoir  pris,  sur  la  foi 
de  ma  bonne  mine  et  de  ma  cravate,  pour  un  fils  de  famille  qui  fai- 
sait un  voyage  d'agrément.  Il  me  demanda  d'un  ton  discret  où 
étaient  situées  les  terres  de  mon  père.  Je  lui  répondis  sans  mentir, 
mais  il  y  eut  de  l'art  dans  mes  explications,  qui  ne  diminuèrent 
point  l'opinion  avantageuse  qu'il  avait  de  moi.  Pour  tout  vous  dire, 
je  cherchai  et  je  trouvai  l'occasion  d'ouvrir  devant  lui  mon  porte- 
feuille, dont  l'embonpoint  lui  arracha  une  exclamation  qui  me  fut 
flatteuse;  il  ne  se  doutait  point  que,  comme  le  philosophe,  je  por- 
tais tout  avec  moi.  Oh!  jeunesse,  que  vous  êtes  sotte!  Enfin  nous 
devînmes  si  bons  amis  qu'en  descendant  de  wagon  il  m'offrit  ses 
services,  me  donna  son  adresse,  et  me  fît  promettre  que  je  Tirais 
voir,  si  je  m'arrêtais  quelques  jours  à  Genève. 

Mon  intention  était  de  brûler  l'étape.  Fait-on  jamais  ce  qu'on 
veut?  En  sortant  du  buffet  de  la  gare,  je  me  rencontrai  nez  à  nez 
avec  un  vrai  fils  de  famiile.  Américain  haut  de  six  pieds,  nommé 
Harris,  dont  j'avais  fait  à  Paris  l'oiseuse  connaissance.  Il  venait  de 
loin  en  loin  à  l'atelier,  étudiant  la  peinture  à  ses  momens  perdus; 
mais  sa  principale  occupation  était  de  manger  ses  rentes  et  de 
chercher  à  s'amuser  sans  y  réussir.  Genève  ne  l'amusait  guère  ;  en 
m'apercevant,  il  leva  ses  grands  bras  au  ciel  et  bénit  la  Providence 
de  la  proie  inespérée  qu'elle  envoyait  à  son  ennui.  Persuadé  par 
son  éloquence,  je  fus  retenir  une  chambre  à  l'hôtel  des  Bergues,  où 
il  était  descendu,  —  et  nous  voilà,  pendant  deux  semaines,  occupés 
de  l'aube  au  soir  à  courir  des  bordées  sur  le  lac ,  où  nous  fûmes 
plus  d'une  fois  en  péril  de  chavirer.  Nos  nuits  se  passaient  à  jouer 
d'Interminables  parties  de  piquet,  à  vider  des  pots  et  souvent  à 
nous  les  jeter  à  la  tête. 

Nous  fîmes  un  jour  une  longue  promenade  à  cheval.  Je  montais 
un  alezan  plein  de  courage  et  de  feu,  et  Harris,  qui  avait  de  l'éccle 
et  qui  était  avare  de  ses  éloges,  ayant  daigné  louer  mes  taîens  d'é- 
cuyer,  je  me  flattais  de  faire  quelque  figure  dans  le  monde.  Sur  le 
soir,  nous  nous  arrêtâmes  dans  une  auberge  de  village  pour  nous 
rafraîchir,  nous  et  nos  montures.  A  l'extrémité  de  la  tonnelle  où 
nous  prîmes  place,  une  famille  attablée  achevait  un  champêtre  re- 
pas. Debout  en  face  de  moi,  une  jeunesse  de  dix-huit  ans,  l'aînée 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  famille,  qui  remplissait  l'office  de  majordome,  était  en  train 
de  découper  une  volaille.  Elle  avait  posé  un  fichu  sur  sa  tête  pour 
se  garantir  d'un  rayon  de  soleil  qui,  glissant  à  travers  le  feuillage, 
lui  donnait  dans  les  yeux.  Ce  fichu  était  d'un  beau  ton  et  attira 
mon  regard;  mais  le  visage  qui  était  dessous  m'occupa  plus  long- 
temps. Harris  me  demanda  en  ricanant  à  qui  j'en  avais  de  lorgner 
ainsi  un  laideron;  je  lui  répondis  qu'il  ne  s'y  connaissait  pas. 

Ce  laideron  était  une  brune,  plutôt  petite  que  grande,  aux  che- 
veux d'un  châtain  foncé,  avec  des  yeux  du  bleu  le  plus  clair  et  le 
plus  doux,  deux  vraies  turquoises,  et  un  grain  de  beauté  à  la  joue 
gauche.  Elle  n'était  ni  belle  ni  jolie,  ayant  le  nez  trop  fort,  le  men- 
ton trop  carré,  la  bouche  trop  grande,  les  lèvres  trop  épaisses.  Ea 
revanche,  elle  avait  le  charme,  le  je  ne  sais  quoi,  un  teint  de  bru- 
gnon, des  joues  pareilles  à  ces  fruits  où  l'on  a  envie  de  mordre, 
une  physionomie  qui  ne  ressemxblait  à  rien,  l'air  ingénu,  le  regard 
caressant,  un  sourire  angélique  et  une  voix  chantante'.  Elle  décou- 
pait à  ravir  les  volailles.  Ses  quatre  jeunes  sœurs  et  ses  deux  petits 
frères  lui  présentaient  leur  assiette  à  la  ronde,  ouvrant  le  bec  comme 
des  poussins  qui  attendent  leur  pâtée;  ils  eurent  tous  contente- 
ment. Son  père,  qui  me  tournait  le  dos,  lui  cria  d'une  voix  miel- 
leuse et  avec  un  accent  germanique  qui  ne  m'était  pas  inconnu  ; 
—  Meta!  tu  ne  gardes  rien  pour  toi!  —  Elle  lui  répondit  en  alle- 
mand, et  cette  réponse  fut  sans  doute  adorable,  car  il  s'écria  :  al- 
lerliehstl  ce  que  je  compris  sans  être  allé  à  Dresde.  Au  même 
instant,  il  se  retourna  de  mon  côté;  je  reconnus  la  figure  vénérable 
de  mon  compagnon  de  voyage,  M.  Holdenis,  lequel  avait  désormais 
à  mes  yeux  le  mérite  d'être  le  père  de  la  plus  délicieuse  laide  qui 
se  soit  jamais  rencontrée  sous  la  calotte  des  cieux.  Je  fus  à  lui,  il 
m'accueillit  à  bras  ouverts,  me  demanda  la  permission  de  me  pré- 
senter à  M""'  Holdenis,  grosse  femme  replète ,  ronde  comme  une 
boule,  et  fort  laide  sans  être  charmante.  Je  m'excusai  de  n'être  pas 
allé  le  voir,  et  je  ne  le  quittai  pas  avant  qu'il  m'eût  prié  ta  dîner 
pour  le  lendemain. 

—  Or  çà  !  me  dit  Harris  en  remontant  en  selle,  m'expliquerez- 
vous  ce  que  vous  comptez  faire  de  ces  Holdenis  ? 

—  Je  veux  faire  le  portrait  de  leur  fille,  lui  répondis-je;  je  n'ai 
jamais  eu  l'imagination  si  allumée  que  ce  soir. 

—  C'est  une  véritable  insanité,  s'écria-t-il  en  sanglant  un  grand 
coup  de  cravache  à  son  cheval.  Pour  être  juste,  je  conviens  que 
cette  Meta  a  une  jolie  main,  une  jolie  taille,  de  beaux  bras,  que  la 
transparence  de  sa  guimpe  m'a  laissé  apercevoir  de  superbes  épaules, 
et  j'ajoute,  pour  vous  faire  plaisir,  que  sa  gorge  tiendra  un  jour 
toutes  ses  promesses;  mais  je  vous  déclare  que  le  reste  ne  vaut  pas 
le  diable. 


META    HOLDENIS.  11 

—  Et  moi,  je  vous  déclare,  mon  pauvre  ami,  lui  répliquai-je, 
que  vous  n'avez  pas  des  yeux  d'artiste,  que  la  Leaulé  est  un  pré- 
jugé, et  que  M"^  Meta  Holdenis  ne  mourra  pas  sans  avoir  fait  de 
grandes  passions. 

M.  Holdenis  habitait  uns  confortable  maison  de  campagne  à  cinq 
minutes  de  la  ville.  L'endroit  s'appelait  Florissant,  la  maison  Mon- 
Nid;  vous  verrez  que  j'ai  eu  des  raisons  particulières  de  ne  pas  ou- 
blier ce  nom.  Je  fus  exact  au  rendez-vous  malgré  Harris,  qui  avait 
juré  de  me  le  faire  manquer.  M.  Holdenis  me  souhaita  la  bienvenue 
avec  la  plus  aimable  cordialité.  Ayant  réuni  aussitôt  ses  sept  en- 
fans,  il  les  disposa  sur  une  ligne,  par  rang  d'âge  et  de  taille;  cela 
faisait  un  fort  joli  buffet  d'orgue.  H  me  les  nomma  tous,  et  j'essuyai 
le  récit  de  leurs  gentillesses,  de  leurs  précoces  exploits,  de  leurs 
bons  mots.  J'en  parus  charmé;  M'""  Holdenis  riait  aux  anges.  —  Ce 
sont  bien  les  enfans  de  leur  mère!  disait  son  mari,  —  eî,  la  regar- 
dant amoureusement,  il  lui  baisait  les  deux  mains,  qu'elle  avait 
fort  rouges. 

Pendant  ce  temps,  l'alerte  Meta  allait  et  venait,  allumant  les 
lampes,  faisant  des  bouquets  dont  elle  décorait  la  cheminée,  se 
glissant  dans  la  salle  à  manger  pour  aider  la  femme  de  chambre 
qui  mettait  le  couvert,  et  de  là  faisant  un  saut  dans  la  cuisine  pour 
donner  un  coup  d'ccil  au  rôti.  Son  père  m'apprit  qu'on  l'appelait 
dans  la  maison  la  petite  souris,  das  Maûschen,  parce  qu'elle  trot- 
tait menu  sans  qu'on  l'entendît  marcher,  et  qu'elle  avait  le  secret 
d'être  partout  à  la  fois. 

Le  repas  me  parut  exquis;  elle  y  avait  mjs  la  main.  Ce  qui  me 
parut  plus  admirable  encore,  c'est  l'appétit  de  mon  excellent  am- 
l)hitryon;  je  craignais  un  accident,  je  lui  faisais  tort.  Nous  prîmes 
le  café  sous  la  vérandah,  à  la  clarté  des  étoiles;  le  chèvrefeuille  et 
le  jasmin  nous  embaumaient  de  leurs  parfums.  —  Qu'importe  qu'on 
habite  un  palais  ou  une  chaumière,  me  dit  M.  Holdenis,  pourvu 
qu'on  ait  une  lucarne  ouverte  sur  un  pan  de  ciel  bleu? 

Ayant  rappelé  sa  progéniture,  il  la  rangea  en  cercle  et  lui  fit 
chanter  en  partie  des  cantiques.  Meta  marquait  la  mesure  aux 
jeunes  concertans,  et  par  intervalles  leur  donnait  la  note-;  elle  avait 
une  voix  de  rossignol,  limpide  comme  un  cristal. 

INous  rentrâmes  dans  le  salon.  Aux  cantiques  succédèrent  les 
jeux  innocens,  jusqu'à  ce  que,  dix  heures  ayant  sonné,  le  digne 
pasteur  de  ce  troupeau  fit  un  geste  qui  fut  compris.  Quand  les  rires 
eurent  cessé,  il  ouvrit  une  énorme  Cible  in-folio,  sur  laquelle  il 
inclina  son  front  de  patriarche.  Il  se  recueilht  quelques  instans, 
puis  il  improvisa  une  homélie  sur  ce  texte  de  l'Apocalypse  :  «  ce 
sont  les  deux  oliviers,  les  deux  chandeliers  qui  se  tiennent  toujours 
en  présence  du  Seigneur.  »  Je  crus  comprendre  que  dans  sa  pensée 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  deux  chandeliers  étaient  M.  et  M'"^  Holdenis;  les  petits  ïloldenis 
n'étaient  encore  que  des  lumignons;  mais,  quand  ils  s'appliquent, 
les  lumignons  deviennent  des  chandelles. 

Dès  qu'il  eut  refermé  sa  grande  Bible,  je  me  levai  pour  partir. 
Il  me  prit  les  deux  mains,  et  me  regardant  avec  des  yeux  humides  : 

—  Voilà,  me  dit-il,  notre  vie  de  tous  les  jours.  Yous  avez  rencontré 
l'Allemagne  en  pays  weîche,  et,  sans  vouloir  vous  offenser,  l'Alle- 
magne est  le  seul  endroit  du  monde  qui  connaisse  la  vraie  vie  de 
famille,  l'union  intime  des  âmes,  le  sentiment  poétique  et  idéal  des 
choses.  Je  ne  crois  pas  me  tromper,  ajouta-t-il  avec  un  aimable 
sourire;  vous  me  paraissez  digne  de  devenir  Allemand. 

Je  l'assurai,  en  regardant  Meta  du  coin  de  l'œil,  qu'il  ne  se  trom- 
pait point,  que  je  sentais  en  moi  je  ne  sais  quoi  qui  ressemblait  à 
un  appel  de  la  grâce.  C'est  ce  que  je  répétai  une  demi-heure  plus 
tard  à  mon  pauvre  Harris,  qui  m'attendait  avec  une  furieuse  impa- 
tience entre  deux  flacons  de  rhum  et  les  cartes  en  main.  —  De 
quel  bénitier  sortez-vous?  s'écria-t-il  en  me  voyant  paraître;  vous 
sentez  la  vertu  à  crever.  —  Et  s'emparant  d'une  brosse,  il  m'épous- 
seta  de  la  tête  aux  pieds.  Il  voulut  m'arracher  la  promesse  que  je 
ne  retournerais  pas  à  Florissant;  il  y  perdit  ses  peines.  Pour  me  pu- 
nir, il  essaya  de  me  griser;  mais,  quand  on  pense  à  Meta,  on  ne  se 
grise  pas  de  rhum. 

Si  j'avais  pris  Mon-Nid  en  goût,  Mon -Nid,  madame,  me  le  rendait 
bien;  on  m'y  voyait  de  bon  œil,  on  m'y  choyait.  M'étant  ouvert  à 
M.  Holdenis  de  mon  projet  d'apprendre  l'allemand,  il  s'olTrlt  avec 
une  rare  obligeance  à  me  donner  leçon  tous  les  jours,  et  comme  je 
lui  témoignai  par  la  même  occasion  un  vif  désir  de  faire  le  portrait 
de  sa  fille,  il  m'octroya  ma  demande  sans  trop  se  faire  prier.  Il  en 
résulta  que  le  neveu  de  mon  oncle  Gédéon  passait  chaque  jour 
plusieurs  heures  dans  le  sanctuaire  de  la  vertu.  Celles  que  je  con- 
sacrais à  la  grammaire  d'OUendorf  n'étaient  pas  les  plus  agréables, 

—  non  que  M.  Holdenis  fut  un  mauvais  maître,  mais  il  avait  des 
litanies  qui  me  semblaient  longues.  Il  me  répétait  trop  souvent  que 
le  Français  est  un  peuple  frivole,  que  l'idéal  est  lettre  close  pour 
ses  poètes  et  ses  artistes,  que  Corneille  et  Racine  sont  de  froids 
rhéteurs,  que  La  Fontaine  manque  de  grâce  et  Molière  de  gaîté.  Il 
me  démontrait  trop  longuement  aussi  que  l'allemand  est  la  seule 
langue  qui  puisse  exprimer  les  profondeurs  de  la  pensée  et  l'infmi 
du  sentiment. 

Je  trouvais  trop  courtes  au  contraire  les  séances  que  m'accordait 
Meta.  Le  portrait  que  j'avais  entrepris  était  pour  moi  la  plus  at- 
trayante, mais  la  plus  laborieuse  des  tâches.  Je  désespérais  souvent 
de  m'en  tirer  à  mon  honneur,  tant  j'avais  peine  à  exprimer  ce  que 
je  voyais  et  ce  que  je  sentais.  Est-il  rien  de  plus  difficile  que  de  re- 


META   HOLDENIS.  '  13 

produire  par  le  pinceau  le  charme  sans  beauté,  que  de  fixer  sur  la 
toile  une  figure  sans  lignes  et  sans  traits,  qui  ne  vaut  que  par  le 
mouvement  naïf  de  l'expression,  par  sa  rougissante  candeur,  par 
les  caresses  du  regard  et  la  grâce  lumineuse  du  sourire?  Ce  n'est 
pas  tout,  il  y  avait  dans  cette  angélique  figure  autre  chose  encore 
que  j'aurais  bien  voulu  rendre.  Il  y  a,  madame,  anges  et  anges. 
Ceux  qu'on  voit  en  Allemagne  ne  ressemblent  point  aux  autres; 
leurs  yeux,  qui  sont  souvent  de  la  couleur  des  turquoises,  ont  ceci 
de  particulier  que,  sans  qu'ils  s'en  doutent,  ils  promettent  dans 
une  langue  mystique  des  plaisirs  qui  ne  le  sont  pas.  Quiconque  a 
voyagé  dans  votre  pays  comprendra  ce  que  je  veux  dire;  il  y  a  sû- 
rement rencontré  d'adorables  candeurs  qui  respirent  la  volupté 
qu'elles  ignorent,  de  virginales  innocences  capables  de  convertir 
un  libertin  au  mariage  et  à  la  vertu,  parce  qu'il  lui  semble  qu'il  y 
trouvera  son  compte,  et,  pour  tout  dire,  des  anges  qui  ne  savent 
rien,  mais  que  rien  n'étonnera.  En  voilà  trop;  je  voulais  seulement 
vous  expliquer  pourquoi  je  désespérais  de  mener  à  bonne  fin  le 
portrait  de  Meta. 

Elle  posait  complaisamment  et  ne  paraissait  point  s'ennuyer  avec 
moi.  Elle  avait  tour  à  tour  l'humeur  très  sérieuse  ou  très  enjouée. 
Quand  elle  était  grave,  elle  me  questionnait  sur  le  Louvre  ou  sur 
l'histoire  de  la  peinture.  Dans  ses  heures  de  gaîté,  elle  s'amusait  à 
me  parler  allemand,  et  m'obligeait  de  répéter  dix  fois  ses  mots  l'un 
après  l'autre.  Je  lui  répondais  comme  je  pouvais,  faisant  flèche  de 
tout  bois;  mes  coq-à-l'âne  la  faisaient  rire  aux  larmes.  Ce  que  j'y 
gagnais,  c'était  le  droit  de  l'appeler  par  son  petit  nom  de  Maûschen, 
que  je  fourrais  dans  toutes  mes  phrases;  comme  il  était  difficile  à 
prononcer,  c'était  pour  moi  le  plus  utile  des  exercices.  A  la  fin  de 
chaque  séance,  et  pour  me  récompenser,  elle  me  récitait  le  Roi  de 
Thidé.  Elle  le  disait  avec  un  goût  exquis;  quand  elle  arrivait  aux 
derniers  vers  : 

Die  Augen  thliten  ihm  sinken, 
Trank  nie  einen  Tropfen  mehr, 

ses  yeux  se  remplissaient  de  larmes,  et  sa  voix,  légère  et  trem- 
blante, semblait  mourir.  Elle  m'a  chanté  si  souvent  cette  adorable 
antienne,  que  je  la  sus  bientôt  par  cœur,  et  je  la  sais  encore. 

Tels  étalant  nos  passe-temps.  J'en  avais  un  autre  qui  m'était  par- 
ticulier. Je  me  demandais,  en  la  regardant,  si  j'aimais  cette  ai- 
mable fille  en  artiste  ou  en  amoureux.  Je  sus  bientôt  à  quoi  m'en 
tenir.  Elle  se  coifïiiit  avec  une  grâce  négligée.  Un  matin  qu'elle  avait 
eu  le  fâcheux  caprice  de  lisser  ses  bandeaux  et  de  cacher  certaines 
boucles  follettes  qui  voltigeaient  sur  son  front,  je  la  chapitrai  là- 
dessus  et  lui  représentai  que  la  froide  correction  est  la  mort  de 


14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'art.  Elle  se  mit  à  rire,  défit  par  un  mouvement  brusque  son  épaisse 
chevelure,  qui  retomba  comme  une  pluie  sur  son  visage.  Elle  resta 
quelques  minutes  son  coude  posé  sur  ses  genoux,  et  ses  yeux  cou- 
leur de  ciel  me  regardaient  fixement  au  travers  de  ses  cheveux 
bruns.  Je  vous  ai  marqué  plus  haut  ce  qu'on  lit  quelquefois  dans  les 
yeux  des  anges  allemands.  Je  ne  sais  trop  ce  que  disaient  ceux-ci; 
mais  je  sentis  clairement  que  je  ne  les  aimais  pas  en  artiste,  et  ce 
même  jour,  en  rentrant  à  l'hôtel,  je  tins  des  propos  si  baroques  à 
mon  ami  Ilarris,  qu'il  me  déclara  du  ton  le  plus  méprisant  que  j'é- 
tais un  homme  fini.  A  l'entendre,  j'étais  en  train  de  me  noyer  dans 
une  jatte  de  lait,  ce  qui  est  pour  un  artiste  la  plus  honteuse  des 
fins. 

Il  est  certain  qu'à  mon  vif  étonnement  des  idées  très  bourgeoises 
commençaient  à  germer  dans  ma  romantique  cervelle;  prenant  ma 
tête  dans  mes  deux  mains,  je  me  demandais  si  elle  était  encore 
à  moi.  De  jour  en  jour,  de  séance  en  séance,  je  sentais  diminuer 
l'aversion  que  j'avais  conçue  pour  le  mariage;  il  me  semblait  qu'il 
y  avait  quelque  sens  dans  le  posl-scriptum  de  mon  oncle  Gédéon. 
Je  me  disais  que  c'est  une  grande  ressource  et  un  précieux  agré- 
ment dans  l'existence  d'un  artiste  qu'une  ménagère  accomplie, 
qui  joint  à  l'innocence  du  cœur  un  esprit  orné,  le  goût  des  belles 
choses  et  cette  grâce  qui  fleurit  la  vie,  une  ménagère  qui  pleure 
en  récitant  le  Roi  de  Thulé  et  s'entend  à  effeuiller  sur  les  plaisirs 
de  ce  monde  des  roses  cueillies  dans  le  ciel.  Bref,  M.  Holdenis  me 
vanta  un  soir  l'usage  germanique  des  longues  fiançailles.  «  Voyez 
ce  jeune  homme  qui  part!  s'écria-t-il  d'un  ton  lyrique;  il  s'en  va 
courir  le  monde.  Il  coudoiera,  en  les  méprisant,  les  plaisirs  bruyans 
des  capitales  et  les  déréglemens  des  enfans  du  siècle.  Qui  donc  le 
protège  contre  les  tentations?  Quel  talisman,  quel  amulette  le  pré- 
serve de  tout  maléfice  et  de  toute  souillure?  Il  porte  gravée  dans 
son  cœur  la  douce  et  pudique  image  de  sa  blonde  ou  brune  fiancée. 
Elle  l'attend,  il  lui  a  promis  de  lui  rapporter  une  âme  et  des  mains 
pures.  L'ange  des  chastes  amours  veille  sur  lui  et  tient  le  tentateur 
à  distance.  »  Vous  le  confesserai-je?  ce  discours,  qui  pouvait  bien 
être  une  harangue  ad  hominem,  me  parut  éloquent.  C'est  vous  dire 
où  j'en  étais. 

Le  plus  fort  aiguillon  de  l'amour  est  la  jalousie.  Or,  depuis  deux 
semaines,  j'avais  le  déplaisir  de  voir  arriver  tous  les  jours  à  Flo- 
rissant un  hôte  de  mauvais  augure,  un  certain  baron  Griineck,  que 
j'aurais  renvoyé  de  grand  cœur  au  fond  de  sa  Poméranie.  C'était 
un  vieux  garçon  qui  frisait  la  soixantaine,  petit  homme  cacochyme 
et  toussotant,  sec  comme  une  allumette,  le  chef  orné  d'un  faux 
toupet,  le  dos  voûté,  les  jambes  raides  et  tout  d'une  pièce.  J'aime 
à  croire  qu'il  soufjfrait  d'un  rhumatisme  articulaire;  peut-être  aussi 


META    IIOLDENIS.  15 

avait-il  avalé  dans  le  temps  un  sabre  de  cavalerie  qu'il  n'avait  pu 
digérer.  Ce  qui  me  désolait,  c'est  qu'on  faisait  fête  à  ce  magot.  Quel- 
ques propos  lâchés  à  la  volée  joints  à  ses  assiduités,  à  ses  empresse- 
mens,  me  mettaient  martel  en  tête.  Il  s'asseyait  toujours  à  côté  de 
Meta,  et  il  avait  une  façon  singulière  de  la  regarder,  les  yeux  dans 
les  yeux.  Il  lui  débitait  des  madrigaux,  lui  offrait  des  bouquets  em- 
blématiques ornés  de  longs  rubans  noirs  et  blancs,  où  l'on  voyait 
Potsdam  et  le  roi  de  Prusse  passant  une  revue  de  cavalerie.  Pen- 
dant qu'elle  posait,  il  lui  parlait  à  voix  basse  en  allemand;  ces  longs 
papotages,  où  je  n'entendais  goutte,  me  portaient  furieusement  sur 
les  nerfs.  Un  jour  qu'elle  avait  soif,  il  fut  lui  chercher  un  verre 
d'eau.  Elle  en  but  la  moitié;  il  le  lui  prit  des  mains  et  avala  le  reste 
d'un  seul  trait  en  s'écriant  :  C'est  un  nectar!  J'en  voulais  à  Meta  de 
tolérer  ses  familiarités  et  de  permettre  par  exemple  qu'il  jouât  sans 
façon  avec  les  rubans  de  sa  ceinture.  Il  est  vrai  qu'elle  échangeait 
par  instans  avec  moi  des  sourires  qui  accommodaient  de  toutes 
pièces  M.  le  baron  Grùneck.  C'est  égal,  sa  bonté  d'âme  me  semblait 
excessive. 

Il  me  parut  prudent  de  ne  pas  attendre  davantage  à  me  declaier. 
Je  décidai  en  honnête  garçon  que  mon  premier  devoir  était  de  dis- 
siper par  une  franche  explication  les  illusions  que  l'excellent  M.  Hol- 
denis  semblait  se  faire  sur  mon  état  civil  et  ma  situation  de  fortune; 
non-seulement  je  ne  les  avais  pas  combattues,  mais  j'avais  bien  pu 
l'y  confirmer  par  mon  train  de  dépense  et  par  ma  fureur  pour  les 
alezans.  Il  se  trouva  justement  qu'un  matin  il  vint  me  voir  à  l'hôtel. 
Il  m'aborda  avec  son  aménité  accoutumée;  toutefois  je  crus  aperce- 
voir ua  nuage  sur  son  beau  front  penché,  et  cela  me  fit  souvenir 
que  depuis  quelque  temps  il  était  préoccupé  et  soucieux.  —  Il  a 
quelque  chose  à  me  dire,  pensai-je,  et  il  m'en  veut  de  ne  pas  en- 
courager ses  confidences. 

Cependant  il  ne  parla  d'abord  que  de  sujets  indilTérens.  Je  rom- 
pis la  glace,  et  partant  de  la  main  je  lui  racontai  ma  jeunesse,  mes 
rêves  et  mes  ambitions  de  rapin,  mon  dernier  entretien  avec  mon 
père  le  tonnelier,  et  la  lettre  de  mon  oncle  Gédéon.  11  eut  un  mo- 
ment de  surprise,  l'air  d'un  homme  qui  se  réveille;  ce  moment  fut 
court,  il  se  remit  aussitôt.  Il  me  questionna  sur  plusieurs  points  que 
j'avais  touchés  trop  légèrement,  et  mit  une  extrême  obligeance  à  en- 
trer dans  le  détail  de  mes  petites  affaires.  Il  me  représenta  que  la 
carrière  d'un  artiste  est  bien  chanceuse,  que  sans  doute  j'avais  un 
grand  talent,  que  le  portrait  de  sa  fille  en  faisait  foi,  que  cependant 
je  ne  devais  pas  rejeter  à  l'étourdie  les  propositions  de  mon  oncle 
Gédéon,  que  le  sentiment  de  l'idéal  ennoblit  tous  les  métiers,  et 
que  la  banque  ne  m'empêcherait  pas  de  peindre  à  mes  momens 
perdus. 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Nous  reparlerons  plus  tard  de  tout  cela,  poursuivit-il;  mais 
permettez-moi  de  vous  gronder  un  peu.  Oserai-je  vous  le  dire?  il 
me  semble  que  vous  ne  prenez  pas  assez  sérieusement  la  vie,  qui 
est  pourtant  une  chose  très  sérieuse,  que  la  dépense  que  vous  faites 
n'est  pas  en  rapport  avec  vos  ressources,  et  que  vous  poussez  trop 
loin  l'imprévoyance  de  la  jeunesse...  Puis,  après  une  pause  :  — 
Yous  allez  me  renvoyer  bien  loin,  me  traiter  d'ennuyeux  et  d'indis- 
cret mentor.  Voyons,  m'autorisez -vous  à  vous  imposer  une  épreuve? 
IN'est-il  pas  dangereux  pour  un  garçon  de  votre  caractère  d'avoir 
plus  de  douze  mille  francs  dans  son  portefeuille,  sans  compter  que 
c'est  sotiise  de  laisser  dormir  son  argent?  Gardez-en  deux  mille,  et 
confiez-moi  les  dix  mille  autres,  que  je  placerai  chez  moi.  Dieu  soit 
béni  !  mon  commerce  va  si  bien  que  je  puis  vous  en  servir  un  gros 
intérêt;  laissez-moi  faire,  y  compris  le  dividende,  cela  pourrait  bien 
être  du  dix  pour  cent,  et  vous  aurez  une  petite  rente  assurée.  Est-ce 
trop  vous  demander?  L'effort  est-il  trop  grand?  Il  y  a  commence- 
ment à  tout,  à  la  fortune  comme  à  la  sagesse.  Vous  devriez  consentir 
à  cette  épreuve. 

Et,  parlant  ainsi,  il  me  faisait  mille  caresses  pour  me  donner  du 
courage  et  m'appelait  son  cher  enfant.  Il  me  paraissait  clair  et  cer- 
tain qu'il  ne  se  serait  pas  intéressé  si  fort  à  ma  vertu,  s'il  n'avait  va 
en  moi  le  futur  fiancé  de  Meta.  Je  pris  un  grand  parti,  je  courus  à 
mon  bureau,  j'en  retirai  les  dix  billets.  Je  ne  vous  cacherai  pas  que 
je  les  contemplai  un  instant  avec  quelque  perplexité,  eux-mêmes 
semblaient  émus.  Je  les  remis  à  M.  Holdenis,  qui  m'en  signa  aus- 
sitôt une  reconnaissance.  S'étant  levé  et  fixant  sur  moi  des  regards 
attendris  :  —  C'est  bien,  me  dit-il,  je  gagerais  que  votre  conscience 
est  contente;  croyez-moi,  c'est  le  vrai  bonheur.  — Et  il  me  serra 
dans  ses  bras. 

Je  ne  sais  si  ma  conscience  était  contente,  je  ne  pris  pas  la  peine 
de  l'interroger.  Je  me  trouvais,  quant  à  moi,  très  heureux  du  mar- 
ché que  je  venais  de  conclure.  J'avais  troqué  mes  dix  mille  francs 
contre  une  permission  en  règle  d'ouvrir  mon  cœur  à  Meta.  Restait 
à  saisir  une  occasion  favorable;  je  la  guettai  plusieurs  jours  sans  la 
trouver.  L'insupportable  baron  Grûnek  ne  démarrait  pas  de  la  place. 
Enfin,  grâces  soient  rendues  à  son  rhumatisme,  qui  le  contraignit  de 
garder  la  chambre,  je  l'obtins,  ce  cher  tête-à-tête  que  j'attendais. 
Ce  soir-là,  Meta  portait  un  nœud  de  ruban  cerise  dans  ses  cheveux, 
une  ceinture  de  la  même  couleur,  et  une  jolie  robe  blanche  dont 
les  manches  très  évasées  laissaient  voir  à  nu  la  beauté  de  ses  bras. 
C'était  un  de  ses  jours  de  gravité;  elle  berçait  dans  sa  tête  je  ne  sais 
quel  rêve,  qui  par  intervalles  apparaissait  au  fond  de  ses  yeux  et  se 
dérobait  aussitôt  comme  un  fantôme  qu'effarouche  la  lumière. 
Après  le  dîner,  elle  s'en  fut  toute  seule  dans  le  jardin.  Je  l'y  sui- 


META    HOLDENIS.  17 

vis  et  la  trouvai  assise  sur  un  banc  où  je  pris  place  à  côté  d'elle. 
La  nuit  était  tiède,  le  rossignol  chantait.  Le  crépuscule  avait  laissé 
à  l'horizon  une  vague  lueur  qui  s'éteignait  d'instant  en  instant;  les 
étoiles  s'allumaient  l'une  après  l'autre,  et  Meta,  qui  savait  tout,  me 
disait  leur  nom  à  mesure  qu'elles  émergeaient  de  l'ombre.  Elle  en 
vint  à  parler  de  l'autre  monde,  de  l'éternité;  elle  me  dit  que  pour 
elle  le  païadis  était  un  endroit  où  l'âme  respire  Dieu  sans  plus  d'ef- 
fort que  les  plantes  ne  respirent  l'air  ici-bas.  Après  l'avoir  écoutée 
longtemps  :  — Mon  paradis  à  moi,  lui  dis-je  à  l'oreille,  c'est  le  banc 
que  voici  et  les  yeux  que  voilà.  —  A  ces  mots,  enlaçant  mon  bras 
autour  de  sa  taille,  je  soulevai  le  sien  à  la  hauteur  de  mes  lèvres,  et 
j'y  déposai  un  long  baiser.  Elle  se  dégagea  lentement,  sans  colère, 
et  avant  de  retirer  sa  main  de  la  mif'jine  elle  lui  permit,  je  crois, 
de  se  presser  un  peu  contre  ma  bouche;  cette  main  était  brûlante. 
Tout  à  coup  on  l'appela;  elle  s'enfuit,  et  je  me  vis  forcé  de  remettre 
à  une  autre  fois  la  conclusion  de  mon  discours. 

Je  dormis  cette  nuit  d'un  sommeil  d'empereur;  mes  rêves  furent 
délicieux,  mon  réveil  le  fut  davantage  encore.  On  ne  m'attendait 
à  Florissant  que  dans  l'après-midi;  j'y  courus  dès  le  matin,  tant 
pesait  à  mes  lèvres' le  mot  que  je  n'avais  pu  dire,  tant  j'avais  hâte 
de  me  lier  par  un  irrévocable  serment!  J'entrai  sans  sonner,  et  ne 
trouvai  personne  au  salon.  Gomme  j'allais  me  retirer,  j'avisai  Meta 
assise  sous  la  vérandah.  Elle  me  tournait  le  dos,  je  l'appelai;  un  jet 
d'eau  qui  menait  grand  bruit  ne  lui  permit  pas  de  m'entendre.  J'a- 
vançai sur  la  pointe  des  pieds.  Elle  était  accoudée  sur  une  table 
ronde,  devant  une  grande  feuille  de  papier,  et  paraissait  plongée 
dans  une  sorte  d'extase.  J'allongeai  le  cou;  sur  ce  papier,  elle  avait 
dessiné  à  la  plume  une  couronne  de  violettes  et  de  vergissmein- 
nicht,  et  au  milieu  elle  avait  écrit  en  lettres  majuscules  ces  quatie 
mots  :  «  madame  la  baronne  Grùaeck.  »  Voilà  ce  qu'elle  contem- 
plait avec  un  béat  recueillement. 

Avez -vous  jamais  pris,  madame,  une  douche  écossaise?  Savez- 
vous  ce  qu'éprouve  l'infortuné  baigneur  qu'on  vient  d'inonder  d'eau 
chaude  et  qui  soudain  sent  ruisseler  sur  ses  épaules  les  premières 
gouttes  d'une  eau  glacée  ?  C'est  une  surprise  de  ce  genre  qu'éprouva 
en  cet  instant  mon  amoureux  délire.  Je  m'éloignai  à  pas  de  loup; 
avant  de  sortir  du  salon,  je  me  glissai  jusqu'au  chevalet  sur  lequel 
était  posé  le  portrait  presque  achevé  de  Maûschen;  j'écrivis  au 
crayon  sur  le  cadre  :  «  Elle  adorait  les  étoiles  et  le  baron  Giii- 
neck.  »  Et  je  détalai  comme  un  voleur. 

Je  fus  cinq  jours  sans  remettre  les  pieds  à  Mon-lNid;  je  les 
employai  à  faire  avec  Harris  un  voyage  en  chaloupe  sur  le  lac. 
Le  lendemain  de  notre  retour  à  Genève,  je  le  vis  entrer  dans  ma 

TOME  cm.  —  1873.  2 


Ï8  REVUE    DES    DEUX    MOxNDES. 

chambre  comme  un  coup  de  canon.  —  Savez-voiis  la  nouvelle  du 
jour?  me  cria-t-il.  Un  commissionnaire  la  contait  tout  à  l'heure  au 
portier  de  l'hôtel.  La  maison  du  vertueux  Hol dénis  a  suspendu  ses 
paiemens,  on  a  mis  les  scellés  chez  lui,  et  une  poursuite  est  com- 
mencée. Le  digne  homme  jouait  à  la  bourse  et  n'a  pas  été  heureux 
dans  ses  spéculations.  L'affaire  est  très  véreuse;  on  parle  d'un  dé- 
couvert énorme,  et  on  assure  que  les  créanciers  ne  toucheront  pas 
le  dix  pour  cent  de  leur  argent.  Heureusement  vous  n'en  êtes  pas; 
où  il  n'y  a  rien,  le  diable  ne  trouve  rien  à  prendre. 

A  ce  discours,  je  demeurai  muet  comme  un  marbre,  et  sûrement 
j'en  avais  la  pâleur.  Il  recula  de  deux  pas  :  —  Eh  quoi!  Tony,  mon 
fils,  reprit -il,  doux  enfant  de  la  Bourgogne,  cet  onctueux  aigrefin 
aurait-il  trouvé  le  secret  d'e;sploiter  votre  indigence?  — Il  partit 
d'un  prodigieux  éclat  de  rire,  et  se  roulant  sur  le  parquet  :  —  Can- 
deur primitive,  s'écriait-il,  union  intime  des  cœurs,  sentiment  poé- 
tique des  choses,  royaume  du  bleu,  je  vous  adore!  0  vertu  des 
patriarches,  voilà  de  vos  traits! 

Il  en  aurait  dit  davantage;  mais  j'étais  déjà  au  bas  de  l'escalier, 
courant  à  toutes  jambes.  La  raga  au  cœur,  tout  en  cheminant,  je 
comptais  et  recomptais  dans  ma  tête  les  délicieux  plaisirs  qu'on 
peut  se  procurer  pour  deux  mille  écus,  et  je  jetais  des  regards  furi- 
bonds aux  passans. 

J'arrivai  hors  d'haleine  à  Mon-Nid;  je  m'élançai  dans  le  cabinet 
de  M.  îloldenis.  Il  y  était  seul,  sa  grande  Bible  in-folio  ouverte  avi- 
vant lui;  posant  sa  main  sur  le  saint  livre  :  —  Voilà,  me  cria-t-il,  le 
grand,  l'unique  consolateur. 

Madame,  quand  les  Bourguignons  sont  en  colère,  ils  n'ont  pas 
l'habitude  de  mâcher  leurs  mots.  —  Il  e.,.t  possible,  lui  repartis-je 
d'une  voix  essoufflée,  mais  tonnante,  que  les  fripons  trouvent  des 
consolations  dans  la  Bible.  Je  vous  prie,  qui  se  chargera  de  consoler 
les  dupes? 

Il  ne  se  fâcha  point,  il  se  contenta  de  lever  les  yeux  au  ciel 
comme  pour  lui  demander  pardon  de  mon  blasphème,  qui  n'était 
irrespectueux  que  pour  sa  tartuferie.  Venant  à  moi,  malgré  ma  ré- 
sistance il  s'empara  de  mes  deux  mains.  A  mes  reproches,  à  mes 
invectives,  il  répondait  par  de  filandreuses,  doucereuses  et  lar- 
moyantes explications.  Il  attesta  les  quatre  évangélistes  qu'en 
m'e?npruntant  dix  mille  francs  il  n'avait  songé  qu'à  mon  bien  et  à 
mettre  mes  écus  en  sûreté;  il  convint  toutefois  qu'accessoirement  il 
s'en  était  servi  pour  payer  une  échéance  pressante;  il  me  parut 
i,rès  versé  dans  la  casuistique,  très  ferré  en  matière  de  direction 
d'intention.  Puis  il  entama  un  verbeux  et  obscur  récit  de  ce  qu'il 
appelait  son  malheur  :  de  mystérieux  ennemis  avaient  tramé  sa 
perte,  il  s'était  laissé  berner  par  un  chevalier  d'industrie,  un  débi- 


META    IIOLDENIS.  19 

teiir  insolvable  avait  consommé  sa  ruine, —  après  quoi  il  se  répan- 
dit en  lamentations  sur  le  sort  de  sa  sainte  femme  et  de  ses  pauvres 
enfans.  J'entendis  des  sanglots  dans  la  pièce  voisine;  je  crus  recon- 
naître la  voix  de  Meta,  de  celle  qui  n'était  plus  pour  moi  que  la 
baronne  Grûneck. 

Je  tirai  de  ma  poche  la  reconnaissance  que  M.  Holdenis  m'avait 
signée,  je  la  déchirai  en  quatre,  j'en  jetai  les  morceaux  sur  le  plan- 
cher. —  Je  ne  veux  pas  ajouter  à  vos  embarras,  m'écriai- je  sur 
un  ton  d'ironie  amère.  Vous  n'avez  plus  envers  moi  qu'une  dette 
d'honneur,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux  ainsi,  vous  ne  me  devez  plus 
rien.  Votre  conscience  et  l'Évangile  en  décideront. 

A  ces  mots,  je  sortis  du  sanctuaire  de  la  vertu,  bien  décidé  à  n'y 
jamais  rentrer.  Quelques  heures  plus  tard,  j'avais  réglé  ma  dépense 
à  l'hôtel  et  y.  partais  pour  Bâle.  Comme  le  train  se  mettait  en  mou- 
vement, un  petit  homme,  qui  marchait  tout  d'une  pièce,  parut  sur 
le  quai  de  la  gare,  et  malgré  les  objections  des  employés  s'élança 
dans  un  compartiment  voisin  du  mien;  il  est  des  cas  où  les  rhuma- 
tismes ont  des  ailes.  Ce  petit  homme  était  le  baron  Griineck.  On  a 
beau  ne  pas  s'aimer,  on  se  rencontre  quelquefois  dans  la  même  pen- 
sée et  dans  le  même  wagon. 

IL 

Vous  savez,  madame,  comme  on  s'y  prend  pour  dégorger  les 
poissons  :  on  leur  fait  perdre,  en  les  mettant  dans  l'eau  pure,  le 
goût  qu'ils  ont  contracté  dans  le  limon.  Je  voulais  me  dégorger, 
moi  aussi,  mais  par  un  traitement  tout  contraire.  J'avais  conçu  tant 
d'horreur  pour  la  vertu  que  j'éprouvais  le  besoin  de  me  débarrasser 
en  pleine  bourbe  du  peu  qui  m'en  restait.  Je  m'arrêtai  à  Baden,  où 
je  fus  servi  à  souhait.  J'y  rencontrai  certaines  fen)mes  qui  s'occu- 
paient très  peu  des  étoiles  et  ne  s'étaient  jamais  piquées  de  définir 
le  paradis.  Elles  eurent  pour  moi  des  complaisances;  la  fortune  n'en 
eut  point.  En  vain  me  flattai-je  de  rattraper  au  jeu  mes  deux  mille 
écus;  j'y  perdis  les  dernières  plumes  de  mon  aile,  déj.à  si  dégarnie. 
Plus  enragé  que  jamais,  je  partis  pour  Dresde,  où  j'arrivai  dans  un 
état  voisin  du  dénûment,  si  près  de  mes  pièces  que  je  fus  forcé  de 
vendre  mes  breloques  et  une  partie  de  mes  bardes,  sombre  d'hu- 
meur, dégrisé  du  vice,  mais  gardant  toujours  rancune  à  la  vertu, 
me  déliant  de  tous  les  yeux  couleur  de  ciel,  de  toutes  les  voix  de 
cristal  et  de  tous  les  sourires  onctueux. 

Getie  sottise  me  passa  bientôt;  je  ne  tardai  pas  à  m'apercevoir 
que  le  monde  tout  entier  est  fait  comme  notre  famille,  qu'il  y  a  par- 
tout du  blé  et  de  l'ivraie.  Le  hasard  me  fit  trouver  un  logement  chez 
les  plus  braves  gens  de  la  terre,  qui,  à  vrai  dire,  parlaient  fort  peu 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'idéal.  Je  leur  payais  d'avance  une  modique  pension;  le  second 
mois  je  fus  à  court,  je  leur  confiai  mon  embarras.  Ils  m'avaient  pris 
en  amitié;  non-seulement  ils  me  mirent  à  l'aise  et  m'accordèrent 
toutes  les  facilités  de  paiement,  ils  m'offrirent  de  me  nourrir  et 
même  de  m'avancer  de  l'argent  pour  remonter  ma  garde-robe,  ce 
que  je  n'eus  garde  d'accepter.  Pendant  plusieurs  semaines,  je  ne 
dînai  que  de  trois  jours  l'un,  les  deux  autres  je  vivais  de  pain  et 
d'eau  claire.  Ce  triste  régime  ne  prenait  point  sur  ma  santé;  j'étais 
robuste  et  vigoureux,  et  la  gaîté  m'était  revenue  avec  la  confiance 
dans  l'avenir.  Bien  que  la  faim  me  tînt  parfois  éveillé  toute  la  nuit, 
je  sifilais  comme  un  pinson.  Mes  journées  se  passaient  au  musée;  j'y 
copiais  le  portrait  de  Rembrandt  que  vous  connaissez,  dans  lequel 
il  s'est  représenté  un  verre  à  la  main,  sa  femme  sur  ses  genoux.  Je 
m'étais  mis  en  tête  que  le  jour  même  où  j'aurais  achevé  ma  copie 
quelque  heureuse  rencontre  m'en  ferait  trouver  défaite  ;  —  la  foi 
transporte  les  montagnes. 

Je  me  souviens  de  ces  semaines  de  détresse  où  j'ai  connu  la  faim, 
la  vraie  faim,  comme  d'un  temps  heureux  qui  a  fait  époque  dans 
ma  vie.  C'est  une  bonne  nourrice  que  la  misère,  et  ses  maigres  ma- 
melles versent  à  ses  nourrissons  un  lait  sain  et  fortifiant.  Je  travail- 
lais avec  délices;  je  ne  doutais  plus  de  ma  vocation.  Il  me  semblait 
que  je  m'étais  révélé  à  moi-même,  que  j'avais  découvert  ma  volonté, 
et  qu'elle  valait  quelque  chose.  En  sortant  du  musée  et  me  retrou- 
vant sur  le  pavé  de  la  rue  au  milieu  d'inconnus  qui  sûrement  avaient 
déjeuné  et  qui  s'en  allaient  dîner,  je  me  disais  qu'il  n'y  avait  de 
sérieux  dans  tout  l'univers  que  Rembrandt  et  son  clair-obscur.  Mon 
estomac  criait-il  famine,  je  lui  déclarais  fièrement  que  ses  fringales 
comme  les  dîners  des  autres  étaient  de  vaines  chimères,  que  mon 
oncle  Gédéon  n'existait  point,  bien  qu'il  en  eût  la  sotte  prétention, 
et  que  dans  ce  monde  d'illusions  les  ombres  les  plus  heureuses  sont 
celles  qui  n'ont  pas  la  peine  de  digérer. 

La  durée  de  mon  épreuve  n'excéda  pas  mes  forces.  Un  soir,  en 
rentrant  dans  mon  taudis,  je  trouvai  sur  ma  table  deux  lettres  et  un 
paquet  cacheté.  L'une  de  ces  lettres  était  de  M.  Iloldenis.  Il  avait 
eu  mon  adresse  par  Harris,  à  qui  j'avais  écrit,  et  il  me  mandait  dans 
le  style  le  plus  solennel  qu'à  l'éternelle  confusion  des  esprits  légers, 
qui  ne  se  font  pas  scrupule  d'attenter  par  leurs  soupçons  au  véri- 
table honneur  et  à  la  vraie  piété,  sa  parfaite  honorabilité  avait  été 
universellement  reconnue.  Il  m'apprenait  ensuite  qu'un  concordat 
avait  été  souscrit  par  ses  créanciers,  lesquels  avaient  consenti  que 
leurs  créances  fussent  réduites  momentanément  au  vingt  pour  cent, 
assurés  qu'ils  étaient  qu'avec  l'aide  de  Dieu  M.  Iloldenis  létublirait 
ses  affaires,  et  que  tout  leur  serait  remboursé  avec  les  intérêts  des 
intérêts.  Il  ajoutait  que,  n'ayant  pas  deux  mille  francs  disponibles, 


META    HOLDENIS.  21 

il  avait  permis  cà  sa  fille  de  se  dépouiller  en  ma  faveur  d'un  bijou  de 
famille  qui  valait  cette  somme  ou  plus  encore,  si  grande  était  sa 
hâte  de  me  prouver  son  antique  probité.  Cet  homme  antique  et  sa 
façon  d'entendre  le  paiement  des  dettes  d'honneur  me  parurent 
plaisans,  et  j'estimai  que  me  rembourser  par  les  mains  de  sa  fille 
était  le  procédé  d'une  âme  peu  délicate. 

J'ouvris  la  seconde  lettre,  l'écriture  en  était  tremblée.  Elle  con- 
tenait ceci  :  «  Monsieur,  mon  pauvre  père  m'apprend  qu'il  est 
votre  débiteur.  Il  m'assure  que  le  bracelet  que  vous  trouverez  dans 
le  coffret  ci-joint  vaut  la  somme  qu'il  vous  doit.  A  tout  hasard,  je 
vous  envoie  à  son  insu  tous  mes  bijoux,  en  ^ous  suppliant  d'en  dis- 
poser comme  il  vous  plaira  et  de  me  garder  le  secret.  Je  vous  sou- 
haite le  bonheur;  il  est  à  jamais  perdu  pour  nous.  » 

Ce  billet,  qui  me  parut  touchant,  me  réconcilia  un  peu  avec  le 
souvenir  de  Maiischen.  Je  portai  aussitôt  les  bijoux  à  un  honnête 
orfèvre  qui  m'avait  donné  un  bon  prix  de  mes  breloques.  II  me  dé- 
clara que  le  bracelet  valait  tout  au  plus  cinq  cents  francs,  et  il  es- 
tima au  double  le  collier,  la  bague  et  le  médaillon  qui  l'accompa- 
gnaient. Je  lui  vendis  le  bracelet  pour  le  prix  qu'il  m'en  offrait,  je 
rempaquetai  le  reste  et  le  renvoyai  à  Meta  avec  ces  mots  :  «  merci, 
c'était  beaucoup  trop.  »  A  son  cafard  de  père,  j'adressai  les  lignes 
suivantes  :  «  Monsieur,  j'ai  fait  estimer  le  bijou  que  vous  m'avez 
envoyé.  Yous  ne  me  devez  plus  rien.  Ma  légèreté  tient  votre  probité 
quitte  du  reste.  »  Cela  fait,  après  avoir  acquitté  à  mes  braves 
hôtes  mon  quartier  arriéré,  je  demandai  à  ma  philosophie  la  per- 
mission d'aller  faire  bombance  au  Belvédère;  une  fois  n'est  pas  cou- 
tume. En  sortant  de  table,  je  me  promenai  longtemps  sur  la  belle 
terrasse  de  Brûhl,  qui  borde  la  rive  gauche  de  l'Elbe.  Je  me  disais 
en  marchant  :  Qui  donc  est  cette  Meta?  Et  je  cherchais  à  me  définir 
son  caractère.  J'y  pensai  plusieurs  heures  de  suite,  le  lendemain 
je  n'y  pensai  plus.  J'étais  artiste  et  j'étais  né  à  Beaune. 

Mes  pressentimens  ne  m'avaient  pas  trompé.  A  l'heure  même  où, 
ma  palette  en  main,  je  donnais  les  dernières  retouches  à  ma  copie, 
je  vois  entrer  dans  la  galerie  un  homme  d'assez  haute  taille,  dont 
le  visage  me  frappa.  Il  approchait  de  la  cinquantaine,  mais  sa  che- 
velure noire  et  touffue,  où  ne  se  mêlait  pas  un  poil  gris,  lui  gardait 
bien  le  secret.  Il  avait  grand  air,  grande  tournure,  les  manières  et 
le  ton  du  meilleur  monde,  le  regard  pénétrant,  acéré,  une  figure 
grave,  presque  sévère,  qu'illuminait  tout  à  coup  le  plus  séduisant 
des  sourires.  Je  ne  m'occupai  pas  longtemps  de  lui  ;  je  contem- 
plais ma  toile,  la  comparant  au  modèle  et  causant  avec  ma  con- 
science; il  nous  restait  quelques  inquiétudes.  Soudain  j'entends  une 
voix  qui  dit  derrière  mon  dos  :  —  Si  cette  copie  est  à  vendre,  je 
l'achète.  —  Je  me  retourne  vivement;  ce  discours  s'adressait  bien  à 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moi,  et  racheteur  imprévu  que  m'envoyait  la  Providence  des  gueux 
était  cet  homme  à  la  figure  grave,  qui  savait  si  bien  sourire.  Il  s'ap- 
pelait M.  de  Mauserre,  et  n'était  autre  que  le  ministre  de  France 
à  Dresde.  Nous  nous  liâmes  si  vite  que  le  lendemain  déjà  je  dînai 
chez  lui.  Huit  jours  après,  je  commençais  son  portrait,  que  j'achevai 
en  six  semaines,  et  en  l'honneur  duquel  il  donna  un  dîner  de  gala 
au  corps  diplomatique.  J'aurais  bien  voulu  que  ce  jour-là  le  tonne- 
lier de  Beaune  pût  apercevoir  du  fond  de  sa  Bourgogne  son  écer- 
velé  de  fils  caressé,  fêté,  complimenté.  Le  printemps  suivant,  j'en- 
voyai ce  fameux  portrait  au  Salon;  le  gros  public  le  goûta  peu,  mais 
il  fut  remarqué  des  artistes,  qui  prédirent  que  j'irais  loin.  Comme 
le  disait  l'intelligent  M.  Holdenis,  il  y  a  commencement  à  tout. 

Béni  soit  mon  oncle  Gédéon,  qui  fut  cause  que  j'allai  à  Dresde 
pour  y  apprendre  l'allemand  et  que  j'y  rencontrai  M.  de  Mauserre. 
Quand  cet  homme  distingué  ne  serait  pas  un  personnage  principal 
dans  l'histoire  que  je  vous  raconte,  je  m'arrêterais  encore  à  vous 
parler  de  lui,  tant  je  lui  ai  d'obligations.  Je  crois  que  les  longues 
et  bonnes  amitiés  naissent  moins  de  la  ressemblance  des  situations 
ou  des  caractères  que  d'une  certaine  conformité  dans  la  manière 
de  sentir  et  de  juger.  Nous  sommes,  madame,  très  bons  amis,  vous 
et  moi,  et  nous  nous  ressemblons  bien  peu.  Je  me  suis  demandé 
comment  M.  de  Mauserre  avait  pu  prendre  en  goût  et  admettre  dans 
son  intimité  un  petit  garçon  à  peine  dégauchi,  très  ignorant  de  tout 
ce  qui  n'était  pas  de  son  métier,  qui  vivait  et  pensait  à  l'aventure, 
et  n'avait  réfléchi  sur  rien.  Quand  je  lui  ai  posé  la  question,  il  m'a 
répondu  que,  sans  parler  de  mon  talent,  dont  il  avait  bien  auguré, 
il  m'avait  trouvé  ce  qu'il  appelait  un  bon  esprit.  Il  entendait  par 
là,  je  suppose,  un  peu  de  ce  gros  bon  sens  qui  préserve  des  sots 
mépris  et  des  imbéciles  fatuités.  Il  possédait,  lui,  un  esprit  supé- 
rieur; il  avait  beaucoup  voyagé,  beaucoup  observé,  beaucoup  lu, 
et  ses  expériences  comme  ses  lectures  étaient  au  service  de  sa 
finesse  et  de  son  jugement  naturels.  On  sentait  en  lui  une  intelli- 
gence fortement  nourrie,  qui  avait  tout  digéré. 

L'homme  supérieur  est  celui  qui  fait  bien  son  métier  tout  en  sa- 
chant faire  autre  chose.  M.  de  Mauserre  s'acquittait  du  sien  à  mer- 
veille; il  en  avait  le  goût  et  le  culte.  Il  avait  coutume  de  dire  que  la 
diplomatie  est  un  art  qui  en  comprend  quatre,  l'art  de  s'informer,  le- 
quel demande  des  yeux  et  des  oreilles,  l'art  de  renseigner,  dont  la 
première  condition  est  de  savoir  se  mettre  à  la  place  des  autres, 
l'art  de  conseiller,  le  plus  délicat  de  tous,  et  enfin  l'art  de  négocier, 
où  le  caractère  doit  venir  en  aide  à  l'esprit.  Je  crois  qu'il  excellait 
également  dans  ces  quatre  parties.  Ses  dépêches  étaient  fort  appré- 
ciées au  ministère;  il  m'en  a  lu  plusieurs  qui  me  parurent  des 
chefs-d'œuvre.  Soit  timidité,  soit  préoccupation  de  faire  leur  cour. 


META    HOLDENIS.  SS 

beaucoup  de  diplomates  ne  disent  à  leur  gouvernement  que  ce  qui 
lui  peut  être  agréable  ;  ils  aiment  mieux  tromper  que  déplaire. 
M.  de  Mauserre  aurait  cru  se  déshonorer  en  dissimulant  des  vérités 
désagréables  qui  pouvaient  être  utiles;  mais  il  les  présentait  avec 
tant  d'art  qu'il  les  faisait  accepter.  11  portait  dans  ses  négociations 
avec  les  ministres  étrangers  le  même  respect  de  lui-même  et  des 
autres;  il  estimait  que  la  fourbe  est  un  moyen  bientôt  usé  et  la 
marque  d'un  mince  génie,  qu'à  la  longue  elle  tue  l'autorité,  et  que 
le  grand  secret  est  de  persuader  sans  recourir  au  mensonge,  qui 
était  selon  lui  le  pont  aux  ânes.  Rien  ne  rétrécit  plus  l'esprit  que 
la  penr  d'être  dupe,  et  c'est  la  maladie  de  beaucoup  de  politiques  à 
qui  l'excès  de  défiance  fait  manquer  de  précieuses  occasions.  M.  de 
Mauserre  ne  croyait  pas  légèrement;  mais  il  était  capable  de  con- 
fiances promptes  et  généreuses,  dont  il  ne  s'est  presque  jamais  re- 
penti. Cette  générosité  qu'il  avait  dans  les  sentimens  se  communi- 
quait à  ses  façons  de  penser.  11  voyait  les  choses  de  haut;  il  avait 
foi  aux  idées  générales  et  à  leur  puissance.  Sans  méconnaître  ce 
qu'il  y  a  de  fortuit  dans  les  vicissitudes  d'ici-bas,  il  estimait  assez 
l'espèce  humaine  pour  croire  que  les  petits  accidens  et  les  petites 
intrigues  n'expliquent  pas  toute  son  histoire,  que  l'opinion  est  la 
vraie  souveraine  du  monde,  que  tous  les  grands  événemens  sont  la 
victoire  ou  la  défaite  d'une  idée  :  aussi  méprisait-il  les  empiriques 
autant  que  les  hommes  à  utopies.  Il  se  plaisait  à  les  prendre  à 
partie  les  uns  comme  les  autres  dans  ses  entretiens,  qui  m'ont  dé- 
rouillé l'esprit,  donné  des  clartés  de  bien  des  choses  et  le  goût  de 
décrasser  un  peu  par  la  lecture  ma  honteuse  ignorance. 

Peu  à  peu  nos  conversations  prirent  un  caractère  plus  intime; 
elles  ne  roulèrent  plus  seulement  sur  la  politique  ou  la  peinture,  et 
M.  de  Mauserre  en  vint  à  me  parler  souvent  de  ses  propres  affaires. 
J'étais  ilatté  de  devenir  le  confident  d'un  homme  que  ses  talens, 
la  supériorité  de  son  esprit,  aussi  bien  que  sa  situation  et  sa  for- 
tune, mettaient  en  passe  d'arriver  à  tout.  Et  je  ne  fus  pas  médio- 
crement étonné  en  découvrant  que  les  plus  expérimentés  et  les 
plus  avisés,  ceux  qui  donnent  les  meilleurs  conseils  dans  les  af- 
faires d;is  autres,  se  conseillent  souvent  fort  mal  eux-mêmes. 

M.  de  Mauserre  était  veuf  depuis  sept  ou  huit  ans,  et  son  veuvage 
lui  pesait.  Si  recherché  et  entouré  qu'il  fût,  il  éprouvait  le  besoin 
de  se  refaire  un  intérieur.  Il  avait  manqué  volontairement  plusieurs 
occasions  de  se  remarier,  parce  que  son  cœur  n'y  trouvait  pas  son 
compte.  Heureux  les  ambitieux  à  qui  leurs  succès  tiennent  lieu  de 
tout!  heureux  aussi  les  hommes  de  plaisirs  qui  ne  demandent  qu'à 
se  distraire  !  Ceux  qui  cherchent  dans  la  vie  des  affaires  ou  des 
amusemens  sont  sûrs  de  les  rencontrer;  mais  malheur  à  qui  a  de 
l'âme  !  c'est  la  chose  qui  trouve  le  moins  son  emploi  dans  le  monde. 


25  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

M.  de  Mauserre  n'était  ni  un  homme  de  plaisirs,  ni  un  pur  ambi- 
tieux. Il  unissait  à  un  esprit  grave  un  cœur  chaud,  ce  qui  est  une 
grande  complication.  Sérieux  dans  ses  attachemens,  la  passion  fut 
plus  forte  que  sa  prudence,  et  finit  par  le  pousser  à  un  coup  de 
tète  qui,  en  brisant  sa  carrière,  lui  attira  le  blâme  universel  :  tant 
il  est  vrai  que  ce  que  nous  avons  de  meilleur  est  souvent  la  source 
de  nos  plus  grands  embarras. 

Il  y  avait  trois  mois  que  je  le  connaissais  et  que  je  le  voyais 
presque  tous  les  jours,  quand  je  crus  remarquer  quelque  altéra- 
tion dans  son  humeur.  Au  milieu  de  nos  entretiens,  il  tombait  dans 
de  longs  silences,  d'où  il  ne  sortait  qu'avec  effort.  J'attribuai 
d'abord  ses  préoccupations  à  une  affaire  d'htat  qui  ne  cheminait 
pas  à  son  gré;  il  me  tira  lui-même  d'erreur.  11  m'emmena  un  soir 
dans  son  cabinet,  dont  il  referma  d'un  air  de  mystère  la  double 
porte;  là  il  me  dit  qu'il  avait  une  entière  confiance  dans  mon  amitié, 
et  qu'étant  sur  le  point  de  prendre  la  plus  grave  des  détermina- 
tions il  désirait  la  discuter  avec  moi.  Puis,  ayant  arpenté  la 
chambre  en  poussant  de  gros  soupirs,  il  me  confessa  qu'il  était 
éperdument  amoureux  de  la  meilleure,  de  la  plus  charmante  des 
femmes,  laquelle  était  au  pouvoir  d'un  mari  brutal  dont  elle  était 
fort  maltraitée.  Il  avait  la  certitude  d'en  être  aimé,  mais  jusqu'à  ce 
jour  il  n'avait  rien  obtenu,  parce  qu'elle  avait  (ce  fut  son  mot)  une 
âme  droite  comme  un  jonc  :  le  mensonge  lui  inspirait  une  invin- 
cible horreur,  et,  quelques  sujets  qu'elle  eût  de  se  plaindre  de  son 
tj^ran,  elle  répugnait  à  le  tromper.  11  ajouta  qu'il  l'aimait  lui-même 
trop  passionnément  pour  consentir  à  la  partager  avec  un  mari;  il. 
entendait  l'avoir  tout  entière  à  lui,  et  il  ne  lui  restait  d'autre 
parti  à  prendre  que  de  l'enlever.  Heureusement,  me  dit-il,  l'homme 
qui  l'a  épousée  et  qui  fait  son  malheur  est  d'un  pays  où  le  divorce 
est  autorisé.  Après  l'éclat  d'un  enlèvement,  il  s'empressera  de  re- 
vendiquer sa  liberté,  et  ma  maîtresse  deviendra  ma  femme. 

—  M.  de  Mauserre  sera  heureux,  lui  dis-je;  mais  que  deviendra 
le  ministre  de  France? 

II  baissa  la  tête,  la  garda  quelques  instans  dans  ses  mains.  — 
Eh  bien!  oui,  reprit-il,  je  me  vois  condamné  à  renoncer  pour 
quelque  temps  à  une  carrière  que  j'aime.  Je  demanderai  un  congé 
indéfini.  Les  raisons  ne  me  manqueront  pas;  j'alléguerai  l'état  de 
ma  santé.  La  vérité  est  que  j'ai  été  malade  l'an  dernier,  et  les  mé- 
decins m'ont  déclaré  que  le  climat  de  l'Allemagne  ne  me  convenait 
point,  que,  si  je  restais  à  Dresde,  j'étais  menacé  d'une  rechute. 
Pourquoi  ne  peut-on  tout  concilier?  La  vie  est  ainsi  faite  qu'il  faut 
choisir.  Le  bonheur  ne  se  donne  pas,  il  s'achète. 

Là-dessus  il  me  vanta  dans  les  termes  les  plus  chaleureux  la 
heauté,  les  agrémens,  les  qualités  d'esprit  et  de  cœur  de  l'idole  à 


META   IIOLDENIS.  25 

laquelle  il  se  disposait  à  immoler  sa  situation  et  son  avenir.  Il  ne  la 
nomma  pas;  mais,  au  portrait  qu'il  en  fit,  je  n'eus  pas  de  peine  à 
reconnaître  une  créole  d'origine  française,  M'"*  de  N...,  mariée  à 
un  diplomate  qui,  blasé  sur  ses  charmes,  la  sacrifiait  à  d'indignes 
liaisons  et  s'affichait  avec  des  créatures.  J'avais  rencontré  au  théâtre 
cette  belle  victime,  que  tout  le  monde  à  Dresde  admirait  et  plai- 
gnait. M.  de  Mauserre  m'avait  présenté  à  elle.  Il  me  parut  qu'il 
exagérait  un  peu  la  portée  de  son  esprit,  qu'elle  avait  médiocre. 
Pour  ce  qui  était  de  sa  beauté,  on  ne  la  pouvait  surfiiire,  elle  avait 
un  éclat  vraiment  merveilleux,  accompagné  de  grâces  paresseuses 
et  nonchalantes,  capables  d'ensorceler  un  ministre  plénipotentiaire 
de  cinquante  ans  dont  le  cœur  n'en  avait  que  vingt. 

Je  parlai  ce  soir-là,  madame,  comme  l'un  des  sept  sages  de  la 
Grèce.  Il  est  si  facile  d'être  avisé  pour  le  compte  d'autrui!  Je  re- 
montrai à  M.  de  Mauserre  qu'il  allait  faire  une  folie,  que  les  folies 
traînent  après  elles  les  longs  regrets  et  les  cuisans  repentirs,  que  la 
passion  n'a  qu'un  temps,  que,  quand  la  sienne  se  serait  refroidie,  il 
s'étonnerait  de  lui  avoir  tant  sacrifié,  que,  du  caractère  dont  il  était, 
une  vie  désœuvrée  et  sans  but  lui  deviendrait  à  la  longue  insup- 
portable, que  ses  facultés  inoccupées  feraient  son  supplice,  que  les 
solitaires,  les  rêveurs  et  les  poètes  peuvent  trouver  le  bonheur  dans 
une  situation  irrégulière,  mais  que  les  hommes  nés  pour  l'action  et 
le  gouvernement  doivent  se  soumettre  aux  règles  de  la  société,  de 
même  qu'un  joueur  de  whist,  sous  peine  d'être  exclu  de  la  partie, 
est  tenu  de  respecter  les  règles  du  jeu.  —  Vous  serez  heureux  un 
an,  deux  ans  au  plus,  lui  dis-je  ;  la  troisième  année,  vous  décou- 
vrirez que  votre  bonheur  est  un  boulet  attaché  à  votre  pied,  et 
que  votre  loyauté  vous  condamne  à  le  traîner  jusqu'au  bout  en  le 
maudissant. 

Il  m'interrompit  pour  me  représenter  qu'il  n'entendait  pas  dire 
un  éternel  adieu  aux  affaires,  que  je  raisonnais  comme  s'il  allait 
s'enchaîner  à  jamais  à  une  situation  irrégulicre,  qu'il  aurait  hâte  au 
contraire  de  la  régulariser,  et  qu'une  fols  marié,  on  oublierait  son 
coup  de  tôte  pour  ne  plus  se  souvenir  que  des  services  qu'il  avait 
rendus  ei  de  ceux  qu'il  pouvait  rendre  encore. 

—  Mais  qui  vous  dit,  monsieur,  lui.repartis-je,  que  tout  arrivera 
comme  vous  aimez  à  le  croire,  et  que  les  circonstances  et  les 
hommes  seront  aussi  complaisans  pour  vos  projets  que  vous  le  sup- 
posez? Ce  sont  de  terribles  gens  que  les  maris.  Étes-vous  bien  sûr 
que  celui-ci  vous  fera  le  plaisir  de  réclamer  son  divorce?  II  pour- 
rait se  faire  qu'il  fût  d'humeur  contrariante,  et  qu'il  préférât  à  sa 
liberté  les  douceurs  d'une  vengeance  longuement  savourée. 

Il  combattit  pied  à  pied  toutes  mes  objections,  non  sans  pousser 
encore  quelques  soupirs,  —  et,  comme  j'insistais,  il  mit  fin  à  mes 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

discours  en  me  déclarant  que  les  passions  de  l'âge  mûr  sont  les 
plus  violentes  de  toutes,  qu'il  ne  se  sentait  pas  la  force  de  résister 
à  la  sienne,  et  qu'il  avait  écrit  le  matin  même  au  ministre  pour  le 
prier  de  lui  désigner  un  successeur.  C'est  ainsi  qu'en  usent  tous  les 
demandeurs  de  conseils.  Ils  savent  ce  qu'ils  feront  et  n'en  démor- 
dront pas;  il  ne  vous  reste  qu'à  les  approuver. 

M.  de  Mauserre  avait  si  bien  pris  son  parti  que  tous  les  efforts 
pour  l'en  faire  revenir  se  brisèrent  contre  une  volonté  dévoyée, 
charmée  de  son  égarement,  entêtée  de  sa  chimère.  Le  ministre 
combattit  vivement  une  résolution  dont  il  était  loin  de  pressentir 
les  motifs;  comme  il  croyait  aux  raisons  de  santé  qui  lui  étaient 
alléguées,  il  conjura  ce  démissionnaire  obstiné  d'avoir  un  peu  de 
patience,  l'assurant  que,  puisque  le  c'imat  de  Dresde  ne  convenait 
pas  à  sa  santé,  on  ne  tarderait  pas  à  lui  donner  un  poste  import;mt 
dans  une  des  capitales  du  midi.  De  mon  côté  je  revins  à  la  charge  ; 
je  fus  repoussé  avec  perte.  Cependant  tout  faillit  manquer  par  les 
résistances  de  M'"*"  de  N..,,  qui  était  retenue  par  son  devoir,  tour- 
mentée par  ses  scrupules,  sans  compter  que  cette  âme  délicate  et 
modeste  se  jugeait  indigne  du  sacrifice  qu'on  lui  voulait  faire.  Elle 
dut  enfin  se  rendre  à  des  supplications  désespérées  qui  refusaient 
d'entendre  raison.  Le  moyen  qu'une  femme  résiste  longtemps  à  ua 
homme  qu'elle  aime,  lorsqu'il  la  menace  de  se  brûler  la  cervelle  et 
qu'elle  le  sait  capable  de  tenir  parole!  M.  de  Mauserre  m'annonça 
un  jour  d'un  air  rayonnant  que  sa  .démission  était  agréée  et  que 
toutes  ses  mesures  étaient  prises.  Une  semaine  après,  il  partit  pour 
les  eaux  de  Gastein,  où  M'"'  de  N...  ne  tarda  pas  à  le  rejoindre,  et, 
deux  mois  plus  tard,  une  lettre  datée  de  Sorrente  m'apprit  qu'il  y 
avait  sous  le  ciel  de  Naples  un  couple  heureux  de  plus.  Cette  même 
lettre  m'invitait  à  me  rendre  avant  peu  à  Florence  pour  y  faire  le 
portrait  de  la  plus  adorable  et  de  la  plus  adorée  des  femmes.  Vous 
jugez  du  bruit  que  cette  aventure  fit  à  Dresde;  elle  fut  condamnée 
impitoyablement  par  le  bon  sens  des  uns,  par  la  jalousie  des  autres. 

Les  folies  des  sages  sont  la  meilleure  école  pour  les  fous.  Si  les 
entretiens  de  M.  de  Mauserre  m'avaient  ouvert  l'esprit  sur  bien  des 
choses,  son  équipée  me  fit  faire  les  plus  salutaires  rétlexions.  Je 
pris  à  tâche  de  prouver  que  dans  l'occasion  un  artiste  s'entend 
mieux  à  conduire  sa  vie  qu'un  diplomate.  Jusqu'alors,  j'avais  été  à 
la  merci  de  mes  fantaisies;  ma  volonté  leur  montra  tout  à  coup  un 
visage  royal  et  leur  parla  en  souveraine  :  tel  Louis  XIV,  éperonné, 
le  fouet  en  main,  réduisant  son  parlement  à  la  raison.  Je  quittai 
Dresde  à  la  fin  de  l'hiver,  me  pi  omettant  d'y  revenir;  c'est  une 
ville  que  j'aime  et  où  j'ai  laissé  quelques  bons  amis.  Aussitôt  après 
mon  retour  à  Paris,  j'écrivis  à  mon  oncle  Gédéon  qu'il  eût  cà  se 
chercher  un  autre  fils  et  un  autre  successeur;  puis  je  me  mis  en 


MLTA    IlOLDENIS.  27 

route  pour  l'Italie,  non  sans  faire  étape  à  Beaune,  où  je  passai  deux 
jours  avec  mon  père.  Il  me  traita  d'imbécile;  mais  la  vue  de  mon 
escai celle  bien  garnie  lui  fit  ouvrir  de  grands  yeux.  Il  ne  laissa  pas 
de  me  rabrouer  pour  l'acquit  de  sa  conscience.  C'est  une  sage  in- 
stitution que  les  pères  grondeurs;  l'homme  qui  n'a  jamais  mangé 
chfez  lui  que  du  pain  blanc  trouvera  toujours  amer  le  pain  de  l'é- 
tranger. 

i\L  de  Mauserre  avait  eu  raison  de  se  fixer  à  Florence.  C'est  la 
ville  du  monde  la  plus  tolérante  pour  les  aventures,  la  plus  hospi- 
talière pour  les  situations  extra-légales;  —  on  y  respire  encore  les 
douceurs  et  les  miséricordes  du  Décameron.  Je  trouvai  mes  pigeons 
voyageurs  dans  le  délire  de  leur  lune  de  miel.  Cependant  j'avais 
été  meilleur  prophète  que  je  n'aurais  voulu.  Le  mari  était  demeuré 
sourd  à  toutes  les  propositions  dont  on  l'avait  circonvenu;  insinua- 
tions, menaces,  promesses,  les  ressorts  qu'on  avait  fait  jouer 
avaient  été  en  pure  perte.  Ce  Ménélas  entêté  était  fermement  résolu 
à  ne  point  demander  son  divorce.  A  la  vérité,  il  ne  songeait  point 
comme  l'autre  à  reconquérir  sa  femme;  il  lui  suffisait  de  l'empê- 
cher d'épouser  Paris.  —  Grand  bien  lui  fasse,  me  dit  M.  de  Mau- 
serre, il  ne  nous  empêchera  pas  d'être  heureux.  —  Le  portrait  de 
j^fme  (-jg  ^^^^^  qu'avec  votre  permission  j'apptllerai  désormais  M'"'"  de 
Mauserre,  fut  bientôt  en  bon  chemin.  Ne  m'en  veuillez  pas  de  le 
vanter;  il  m'a  porté  bonheur.  Il  eut  au  Salon  un  succès  d'engoue- 
ment :  commandes,  fortune,  réputation,  je  lui  dois  tout;  mais  je 
confesse  que  la  beauté  miraculeuse  du  modèle  eut  plus  de  part 
encore  dnns  ce  succès  triomphaiit  que  le  talent  du  peintre. 

Tout  en  étudiant,  pour  les  mieux  rendre,  les  beautés  de  ce  mo- 
dèle, nous  nous  prîmes  l'un  l'autre  en  amitié.  Je  vous  ai  dit  que 
M'"  de  Mauserre  avait  une  intelligence  assez  ordinaire;  c'était  une 
terre  en  friche,  qui,  cultivée,  n'eût  pas  été,  je  crois,  d'une  fertilité 
merveilleuse.  Son  orthographe  était  bizarre,  et  elle  n'avait  guère  lu 
que  la  bil)!iothèque  bleue  et  Vlmiliilioa  de  Jêsus-Clivist,  livres  aui 
lui  étaient  toujours  nouveaux;  elle  pouvait  les  relire  pour  la  cen- 
tième fois  en  s'imaginant  que  c'était  la  première.  Cet  aveu  lui  fera 
tort  auprès  de  vous,  madame,  qui  avez  beaucoup  d'acquis  et  de  lec- 
ture et  ne  goûtez  guère  les  femmes  qui  ne  lisent  point.  Je  vous  assure 
pourtant  que,  si  elle  avait  peu  d'esprit,  en  la  connaissant  mieux  on 
lui  en  trouvait  assez.  Elle  avait  le  cœur  inventif;  la  délicatesse  et  la 
vivacité  de  ses  sympathies  la  rendaient  ingénieuse  à  pénétrer  les 
désirs  secrets  de  ceux  qui  l'entouraient.  Il  me  semble  que  ce  genre 
d'esprit  suffit  à  une  femme,  quand  par  surcroît  elle  est  belle  comme 
le  jour.  Sa  sincérité  était  admirable;  son  âme,  franche  comme 
l'osier,  était  incapable  de  rien  dissimuler,  de  rien  déguiser.  Elle  se 
donnait  tout  naïvement  pour  ce  qu'elle  était,  et  ne  s'en  targuait 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

point  comme  d'une  vertu,  car  elle  s'imaginait  que  tout  le  monde 
en  usait  comme  elle.  Aussi  a-t-elle  été  souvent  dupe;  mais  j'ai 
appris  à  ne  pas  aimer  les  femmes  qui  ne  se  laissent  jamais  tromper. 

Son  seul  défaut  était  sa  paresse  de  créole,  qu'elle  poussait  à  un 
degré  incroyable.  Je  vous  ferai  frémir  en  vous  disant  qu'il  lui  en 
coûtait  àô  se  lever  avant  midi,  et  que,  hormis  un  peu  de  tapisserie, 
tout  travail  des  doigts  ou  de  l'esprit  effarouchait  son  indolence;  la 
moindre  promenade  lai  était  une  affaire.  Il  n'y  a  de  vraiment  con- 
damnables que  les  paresseux  qui  s'ennuient.  Elle  ne  s'ennuyait  ja- 
mais; elle  pouvait  demeurer  des  heures  entières  pelotonnée  dans  le 
coin  d'un  sofa,  son  éventail  à  la  main,  parlant  ou  ne  parlant  pas 
(cela  lui  était  bien  égal),  amoureuse  de  son  oisiveté,  qui  lui  per- 
mettait de  s'occuper  de  ses  pensées.  Exister  lai  suffisait,  heureuse 
qu'elle  était  de  se  sentir  vivre  et  d'être  aimée.  Un  jour,  une  plume 
échappée  de  l'aile  d'une  tourterelle  flottiit  dans  l'air  bercée  par  les 
brises  da  printemps;  quelque  fée  eut  l'étrange  fantaisie  d'en  faire 
une  femme,  et  ce  fut  M'"""  de  Mauserre.  De  cette  plume,  elle  avait 
gardé  la  mollesse  et  la  douceur,  et,  comme  autrefois  par  le  vent, 
elle  se  laissait  bercer  par  la  vie.  J'ajoute  que  dans  les  occasions 
son  exquise  bonté  triomphait  de  sa  nonchalance;  s'agissait-il  d'être 
agréable  ou  d'obliger,  il  lui  venait  des  forces  inattendues,  elle 
ne  plaignait  ni  ses  paroles  ni  ses  pas.  Elle  savait  aussi  se  re- 
muer et  même  s'agiter  pour  les  malheureux.  Je  l'ai  vue  à  Florence 
grimper  tout  essoufflée,  deux  fois  en  un  jour,  au  galetas  d'un  soi- 
disant  aveugle  très  effronté,  qui  avait  su  capter  sa  bienveillance, 
sans  que  j'aie  pu  la  convaincre  qu'il  y  voyait  aussi  bien  qu'elle.  Il 
y  avait  dans  ses  accès  intermittens  de  fiévreuse  charité  comme  un 
besoin  d'expier,  elle  semblait  dire  aux  gens  qu'elle  secourait  : 
—  Vous  ne  me  devez  point  de  reconnaissance;  ne  savez-vous  pas 
que  j'ai  beaucoup  à  me  faire  pardonner?  —  J'ai  réussi,  je  crois,  k 
rendre  un  peu  tout  cela  dans  son  portrait. 

M.  et  M'""  de  Mauserre  auraient  voulu  me  retenir  auprès  d'eux; 
ce  n'était  pas  une  chose  à  me  proposer.  Je  m'engageai  en  les  quit- 
tant à  leur  faire  chaque  année  une  visite,  et  je  leur  tins  parole.  Je 
les  trouvai,  le  printemps  suivant,  fiers  et  ravis  de  la  naissance 
d'une  petite  fille  qui  promettait  d'être  aussi  belle  que  sa  mère.  La 
joie  de  M.  de  Mauserre  était  pourtant  mêlée  de  quelque  mélancolie; 
il  lui  était  cruel  de  penser  que  la  loi  lui  interdisait  de  reconnaître 
cette  enfant.  A  la  fin  de  cette  même  année,  M'"*^  de  Mauserre  fut 
atteinte  de  la  petite  vérole,  qui-  faillit  l'enlever;  son  mari  passa 
plusieurs  jours  dans  des  transes  mortelles.  Je  la  vis  dans  sa  conva- 
lescence. La  maladie  lui  avait  été  clémente;  elle  était  encore  une 
des  plus  jolies  femmes  de  l'Europe.  Toutefois  son  teint  de  lis  et  de 
roses  avait  perdu  cet  éclat  incomparable,  cette  fleur  unique  de 


META    IIOLDENIS.  29 

beauté  qui  faisait  crier  au  miracle,  et  justifiait  toutes  les  folies 
qu'elle  avait  pu  inspirer.  Je  ne  sais  ce  qu'en  pensait  M.  de  Mau- 
serre;  il  s'efforça  de  lire  au  fond  de  mes  yeux,  qui  furent  discrets. 

L'année  d'après,  je  quittai  Florence  moins  content;  j'appréhen- 
dais que  M.  de  Mauserre,  dont  l'humeur  s'était  assombrie,  ne 
commençât  à  se  repentir  du  marché  qu'il  avait  passé  avec  la  des- 
tinée. De  grands  événemens  se  préparaient  en  Europe;  il  s'en  pré- 
occupait vivement,  et  sa  clairvoyance  en  discernait  les  consé- 
quences. Il  blcàmait  la  politique  du  gouvernement  français,  que  ses 
agens,  pensait-il,  informaient  mal  et  conseillaient  plus  mal  encore. 
C'était  l'unique  thème  de  toutes  ses  conversations;  il  s'échauffait 
en  le  traitant,  et  tout  à  coup  il  s'écriait  d'un  ton  amer:  — Mais 
j'oublie  que  je  n'ai  pas  voix  au  chapitre,  j'oublie  que  je  ne  suis  plus 
rien.  —  Je  le  comparais  à  un  brave  cheval  de  trompette  qu'on  a  mis 
avant  l'âge  à  la  retraite  et  qui  entend  gronder  le  canon;  il  rue 
contre  son  brancai-d  qui  le  retient.  M'"""  de  Mauserre  ne  se  doutait 
point  de  ce  qui  se  passait  en  lui;  il  affectait  en  sa  présence  une  gaîté 
à  laquelle  elle  se  laissait  prendre.  L'été  suivant,  il  me  parut  récon- 
cilié avec  son  sort.  Poi;r  faire  diversion  à  ses  regrets,  il  avait  entre- 
pris d'écrire  l'histoire  politique  de  Florence,  et  il  employait  ses 
journées  à  faire  des  recherches  aux  archives  ;  ce  travail  lui  rendait 
sa  sérénité.  Je  n'oserais  affirmer  qu'il  fût  encore  amoureux  de  sa 
femme;  mais  il  se  sentait  uni  par  un  lien  indissoluble  à  la  mère  de 
son  enfant.  De  son  côté,  elle  lui  avait  voué  un  profond  attachement, 
mêlé  d'admiration  et  d'une  confiance  absolue,  qui  ne  devait  mourir 
qu'avec  elle.  Bref,  jamais  gens  ne  furent  plus  mariés  que  cet  homme 
et  cette  femme  qui  ne  l'étaient  pas,  —  ce  qui  n'empêche  pas  que 
les  maires  et  leur  écharpe  n'aient  quelque  utilité.  On  a  beau  dire, 
ceux  qui  ont  inventé  le  mariage  ont  bien  su  ce  qu'ils  faisaient. 

Quelques  mois  plus  tard,  nous  nous  donnâmes  rendez-vous  en 
Espagne,  où  je  me  proposais  d'étudier  le  dieu  de  la  peinture,  Ye- 
lasquez,  le  peintre  le  plus  complètement  peintre  qu'il  y  ait  jamais 
eu.  J'ébauchai  à  Madrid  un  tableau  dont  il  a  été  beaucoup  parlé, 
et  qui  représente  le  dernier  roi  maure,  Boabdil,  faisant  ses  adieux  à 
Grenade.  Au  moment  de  nous  quitter,  M.  de  Mauserre  s'ouvrit  à 
moi  de  son  désir  de  revoir  la  France  et  de  s'établir  dans  une  terre 
qu'il  possédait  en  Bugey,  près  de  Crémieu;  cet  admirable  domaine 
s'appelle  les  Charmilles.  Un  seul  point  l'arrêtait.  Il  avait  de  son 
premier  lit  une  fille  unique,  qui  avait  épousé  sept  ans  auparavant 
le  comte  d'Arci,  dont  le  château  était  situé  à  cinq  kilomètres  des 
Charmilles.  —  Mon  gendre  est  un  homme  fort  estimable,  me  dit-il, 
mais  un  peu  raide  d'encolure,  qui  n'a  pu  me  pardonner  ce  qu'il 
appelle  mon  escapade.  Il  a  exigé  longtemps  que  ma  fille  rompît 
toute  relation  avec  moi  ;  si  depuis  il  l'a  autorisée  à  m'ôcrire,  ce  fut 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

h  la  condition  qu'elle  ne  nommerait  jamais  M™"  de  Mauserre  dans 
ses  lettres  et  qu'elle  paraîtrait  ignorer  son  existence.  Il  me  serait 
dur  d'aller  habiter  dans  leur  voisinage  sans  les  voir,  et  cela  se- 
rait plus  dur  encore  pour  ma  femme;  on  prend  son  parti  de  la 
solitude,  on  ne  se  fait  guère  à  l'isolement.  Si  vous  parveniez  à  hu- 
maniser la  vertu  farouche  de  mon  gendre  et  à  ménager  un  rap- 
prochement entre  nous,  vous  rempliriez  le  plus  cher  désir  de  M'"=  de 
Mauserre,  et  je  vous  en  aurais  une  vive  reconnaissance. 

Je  partis  chargé  de  cette  délicate  Icommission.  Je  trouvai  dans 
M™"  d'Arci  une  digne  personne,  auprès  de  qui  ma  cause  était  ga- 
gnée d'avance.  Elle  tenait  de  son  père,  mais  de  son  père  au  repos. 
M.  de  Mauserre  était  un  sage  qui  avait  l'imagination  romanesque. 
Il  avait  communiqué  sa  sagesse  à  sa  fille  en  gardant  pour  lui  ses 
romans  et  ses  échappées.  C'est  vous  dire  qu'elle  n'avait  ni  les  côtés 
brillans,  ni  les  côtés  dangereux  de  son  esprit.  L'humeur  la  plus 
égale,  la  raison  la  plus  unie,  un  excellent  cœur  et  une  imagination 
froide,  voilà  M'"*  d'Arci.  Quoiqu'elle  eût  l'intelligence  ouverte,  elle 
était  vouée  à  de  perpétuels  étonnemens,  attendu  qu'il  y  a  beaucoup 
de  choses  dans  la  vie  qui  ne  se  laissent  pas  raisonner.  Les  aven- 
tures étaient  pour  elle  une  énigme,  un  casse- tête  chinois.  Elle 
disait  :  —  Est-ce  bien  possible?  comment  donc  ont-ils  fait?  à  quoi 
ont-ils  pensé?  avaient-ils  perdu  la  tête?  —  Elle  n'admettait  pas 
qu'on  la  perdit;  mais  elle  avait  si  bon  cœur  qu'elle  pardonnait  sans 
comprendre.  La  conduite  de  son  père  était  un  abîme  où  elle  ne  pou- 
vait se  retrouver;  elle  ne  laissait  pas  de  chérir  ce  père  prodigue, 
elle  se  fût  volontiers  écriée  avec  l'Évangile  :  «  Qu'on  lui  rende  sa 
première  robe!  »  Toutefois  en  se  mariant  elle  avait  fait  à  M.  d'Arci 
cadeau  de  sa  volonté,  et  se  gouvernait  par  ses  conseils,  qu'elle  res- 
pectait comme  des  ordres.  Ce  fut  à  lui  qu'elle  me  renvoya. 

Il  me  reçut  d'abord  assez  mal.  Il  avait  l'esprit  fin  avec  un  air  un 
peu  épais,  le  ton  brusque,  l'humeur  grondeuse,  un  bon  sens  caus- 
tique qui  ne  faisait  grâce  à  rien,  ni  à  personne,  et  l'habitude  d'ap- 
peler les  choses  par  leur  nom;  au  demeurant  le  meilleur  fils  du 
monde,  il  passait  sa  vie  à  faire  le  bien  en  grognant.  Il  commença 
par  me  déclarer  que  son  beau-père  était  l'homme  le  plus  absurde  de 
l'univers  et  qu'il  n'entendait  pas  que  sa  femme  revît  jamais  un  ex- 
travagant, qui  apparemment  la  conseillerait  aussi  bien  qu'il  s'était 
conseillé  lui-même.  Je  lui  répondis  qu'il  connaissait  bien  mal  M.  de 
Mauserre,  qu'on  n'est  pas  un  fou  pour  avoir  fait  une  folie,  que  la 
sagesse  consiste  à  n'en  faire  qu'une,  et  je  lui  représentai  que,  lors- 
qu'il est  survenu  sur  une  ligne  de  chemin  de  fer  un  déraillement 
suivi  d'un  gros  accident,  on  y  peut  voyager  longtemps  en  sûreté. 
Enfin  je  sus  si  bien  le  prendre,  je  lui  parlai  avec  tant  de  chaleur  de 
M""=  de  Mauserre,  qu'il  finit!par  s'apprivoiser.  11  me  promit  qu'aussi- 


META    nOLDENIS.  31 

tôt  que  M.  de  Manserre  serait  aux  Charmilles,  il  lui  rendrait  visite, 
et  qu'on  verrait  après.  Je  n'en  demandais  pas  davantage,  bien  cer- 
tain que  dès  leur  première  entrevue  M'""  de  Miusarre  et  M'""  d'Arci 
se  prendraient  en  amitié,  que  ces  deux  droitures  se  reconnaîLraient 
et  s'estimeraient  l'une  l'autre.  Je  m'empressai  d'aiinoncer  le  résul- 
tat de  ma  démarche  à  M.  de  Mauserre,  et  ce  fut  sa  femme  qui  me 
répondit  sans  pouvoir  assez  me  remercier. 

D'Arci,  je  courus  à  Beaune,  oi^i  m'appelait  mon  père,  qui  se  sen- 
tait mourir.  Il  souffrait  depuis  longtemps  d'une  maladie  de  cœur, 
qui  avait  ûiit  tout  à  coup  d'alarmaus  progrès.  11  ne  me  traita  plus 
d'imbécile.  —  Tony,  me  dit-il  en  m'embrassant,  je  ne  te  demande 
pas  si  tu  as  du  talent,  je  n'entends  rien  à  ces  hisloires-là;  mais  je 
te  prie  de  m'expliquer  un  peu  l'élat  de  tes  affaires.  —  L'exposé 
assez  brillant  que  je  lui  en  fis  le  contenta  pleinement,  et  il  convint 
qu'une  fois  dans  ma  vie  j'avais  eu  raison  contre  lui.  S'il  était  sa- 
tisûiit  de  moi,  je  ne  l'étais  guère  de  lui,  ses  forces  déclinaient  vi- 
siblement. Bientôt  il  ne  quitta  plus  le  lit,  où  son  repos  était  trou- 
blé par  d'insupportables  oppressions.  Quinze  jours  durant,  je  ne 
m'éloignai  pas  de  son  chevet.  Il  ne  me  grondait  plus,  il  était  devenu 
presque  tendre,  et  comme  il  avait  toute  sa  tête,  serrant  mes  mains 
dans  les  siennes,  il  m'adressait  de  pressantes  recommandations, 
dont  la  sagesse  semblait  supérieure  à  l'humilité  de  sa  fortune.  Il 
aimait  à  me  répéter  que  nos  entraînemens  sont  nos  plus  grands 
ennemis,  que  l'essentiel  est  de  savoir  se  commander,  qu'il  est  aisé 
d'acquérir,  très  difficile  de  conserver,  et  que  la  discipline  de  la 
volonté  est  le  secret  des  conquêtes  durables  et  des  longs  bonheurs. 
Une  nuit,  comme  il  était  sur  ce  thème,  un  coq  du  voisinage  vint  à 
chanter.  —  Tony,  me  dit  mon  père,  j'ai  toujours  aimé  le  chant 
du  coq.  Il  annonce  le  jour  et  met  en  fuite  les  fantômes  de  la  nuit. 
Ce  chant  ressemble  à  un  cri  de  guerre,  il  nous  rappelle  que  nous 
devons  passer  notre  vie  à  batailler  contre  nous-mêmes.  Tony, 
toutes  les  fois  que  tu  entendras  chanter  le  coq,  snuviens-toi  que 
c'était  la  seule  musique  que  ton  père  aimât. —  La  nuit  suivante,  à, 
la  même  heure,  le  même  coq  poussa  un  cri  sonore.  Mon  pauvre 
père  essaya  de  soulever  sa  tète,  me  fit  un  signe  du  doigt,  et,  s  effor- 
çant de  sourire,  il  expira.  Madame,  je  n'ai  jamais  entend»u  chanter 
le  coq  sans  me  souvenir  de  moa  père  mourant  et  de  ses  derniers 
conseils;  vous  verrez  que  je  m'en  suis  bien  trouvé. 

Oii  ne  S'nt  tout  le  prix  de  ce  qu'on  possède  qu'après  l'aToir 
perdu.  Je  donnai  quelques  jours  à  mon  chagrin,  qui  était  profond, 
et  au  soin  de  mes  affaires,  que  je  n'ai  jamais  trouvé  plus  rebutant, 
après  quoi  je  retournai  à  Paris,  où  m'attendaient  plusieurs  tableaux 
commencés.  J'avais  le  diable  ou  Velasquez  au  corps  et  des  regrets 
à  tromper;  je  travaillai  pendant  tout  l'hiver  avec  tant  d'acharné- 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  qu'au  printemps  j'étais  à  bout  de  forces.  Dans  le  courant  du 
mois  d'avi'il,  M.  de  xMauserre  m'écrivit  pour  m'annoncer  qu'il  avait 
revu  son  gendre  et  sa  fille.  Le  rapatriement  était  si  complet  que 
M.  d'Arci,  ayant  résolu  de  faire  de  grandes  réparations  à  son  châ- 
teau, s'était  laissé  persuader  de  l'abandonner  aux  maçons  et  de 
passer  tout  l'été  avec  sa  femme  aux  Charmilles.  «  Vous  manquez 
seul  à  cette  fêle,  ajoutait  M.  de  Mauserre.  Arrivez  bien  vite  ;  venez 
travailler  ici  à  Boabdil  et  au  portrait  de  M'""*  d'Arci.  » 
•'  J'acceptai  l'invitation,  et,  pour  me  secouer  un  peu,  je  pris  ma 
route  par  Cologne,  les  bords  du  Rhin  et  la  Suisse,  ce  qui  était  as- 
surément le  cheuiin  de  l'école.  Ce  fut  une  heureuse  idée,  puisque 
à  Bonn  j'eus  l'honneur  de  vous  être  présenté  et  de  passer  un  jour 
avec  vous  sur  la  charmante  terrasse  où  vous  lirez  ceci;  c'est  une 
des  journées  de  ma  vie  que  j'ai  marquées  à  la  craie.  Je  trouvai  à 
Mayence  une  lettre  de  M.  de  .ilauserre,  qui  me  mandait  que,  puis- 
que j'avais  pris  par  le  plus  long,  il  désirait  m'en  punir  en  me  char- 
geant d'une  commission  pour  Genève.  Sa  chère  petite  fdle  Lulu 
(elle  s'appelait  Lucie  comme  sa  mère),  qui  courait  sa  cinquième 
année,  devenait  de  jour  en  jour  plus  volontaire.  Elle  avait  grand 
besoin  d'une  gouvernante,  que  son  père  voulait  très  honnête,  très 
instruite,  très  sensée,  à  la  fois  douce  et  ferme,  une  vraie  perfection. 
Il  avait  pensé  trouver  plus  facilement  cette  merveille  en  pays  pro- 
testant, et  dans  ce  dessein  il  s'était  adressé  à  un  pasteur  genevois 
dont  il  avait  fait  la  connaissance  à  Rome.  Il  s'étonnait  de  n'en  pas 
recevoir  de  réponse,  et  me  priait  d'aller  lui  demander  compte  de 
son  silence. 

Le  cœur  ne  me  battit  point  en  traversant  les  rues  de  Genève;  c'est 
à  peine  s'il  me  souvenait  qu'il  y  eut  une  Meta  :  six  années  vous 
changent  un  homme.  Pour  me  punir  de  mes  oublis,  le  hasard  me 
fit  rencontrer  à  quelques  pas  de  la  gare  M.  Holdenis.  Son  chapeau 
flétri  et  son  habit  étriqué  me  firent  mal  augurer  de  l'état  de  ses  af- 
faires; il  avait  la  mine  basse  d'un  joueur  décavé.  Je  le  saluai,  il 
n'eut  pas  l'air  de  me  reconnaître.  Je  m'acquittai  de  la  commission 
dont  je  m'étais  chargé.  Le  pasteur,  à  qui  on  avait  écrit  deux  fois  et 
qui  ne  répondait  pas,  m'expliqua  d'un  ton  embarrassé  que,  quel  que 
fût  son  déjjir  d'obliger  d'aimables  gens  qu'il  estimait,  et  si  gros  que 
fût  le  chiffre  du  traitement  promis,  il  n'avait  trouvé  personne  à  en- 
voyer à  M.  de  Mauserre;  il  ajouta,  en  me  regardant  du  coin  de 
l'œil,  que  sans  doute  j'en  devinais  la  raison. 

—  Vous  connaissez  M.  et  M'"*  de  Mauserre,  lui  dis-je.  Avez-vous 
rencontré  dans  votre  carrière  pastorale  beaucoup  de  ménages  plus 
honorables  et  plus  unis? 

—  C'est  précisément  la  difficulté,  me  fépliqua-t-il  moitié  sérieux, 
moitié  souriant.  Je  me  fais  un  scrupule  d'envoyer  une  jeune  fille 


META    HOLDENIS.  33 

honnête  chez  des  gens  qui  s'aiment  plus  fidèlement  que  s'ils  étaient 
mariés.  Il  est  des  vertus  dont  l'exemple  est  dangereux  pour  la  jeu- 
nesse. 

Il  m'assura  cependant  que,  si  quelque  bonne  occasion  se  présen- 
tait, il  ne  la  laisserait  pas  échapper;  mais  je  vis  bien  qu'il  ne  la 
chercherait  pas.  Je  le  quittai  là-dessus,  et  qui  rencontrai-je  en  sor- 
tant de  chez  lui?  Le  plus  ennuyé  desHarris,  lequel,  n'ayant  pas  en- 
core découvert  l'endroit  où  l'on  s'amuse  et  remettant  chaque  jour 
son  départ  au  lendemain,  n'avait  pas  démarré  de  l'hôtel  des  Bergues. 
Il  m'embrassa  en  bâillant  et  bâilla  en  me  félicitant  de  ce  qu'il  ap- 
pelait mes  étourdissans  débuts.  Il  me  déclara  que  son  incurable 
ennui  entendait  boire  deux  bouteilles  de  vin  de  Champagne  à  la 
santé  de  ma  jeune  gloire.  Nous  entrâmes  dans  un  café;  tout  en  fai- 
sant raison  à  ces  toasts,  je  lui  contai  d'où  je  venais,  où  j'allais,  et 
que  j'étais  en  quête  d'une  gouvernante. 

—  Quels  sont  les  appointemens?  me  demanda-t-il. 

—  Quatre  mille  francs,  payables  par  quartiers,  avec  espérance 
d'augmentation.  Avez-vous  envie  de  vous  présenter? 

—  Non,  me  dit-il  avec  flegme  ;  mais  j'aurais  peut-être  quelque 
bon  sujet  à  vous  proposer. 

Je  lui  répondis  que  je  le  croyais  compétent  dans  toutes  les  ma- 
tières, particulièrement  dans  le  choix  d'une  institutrice,  et  nous 
parlâmes  d'autre  chose.  Comme  je  prenais  congé  de  lui  :  —  Vous 
ne  m'avez  pas  demandé  des  nouvelles  de  la  petite  souris,  me  dit-il, 
et  vous  avez  eu  raison.  La  pauvre  fille  a  succombé  au  chagrin  d'a- 
voir été  traîtreusement  abandonnée  par  vous.  Peut-être  aussi  est- 
elle  morte  d'une  indigestion  de  poésie,  ou  d'avoir  trop  récité  le  Roi 
de  Thulé,  ou  d'avoir  avalé  une  arête  de  poisson.  Sait-on  jamais  de 
quoi  meurent  les  femmes? 

—  Plaisantez -vous  à  moitié  ou  tout  à  fait?  lui  demandai-je  avec 
un  peu  d'émotion. 

—  Je  suis  le  moins  plaisant  des  hommes,  reprit-il.  Quant  au 
vieux  renard,  il  porte  des  habits  graisseux  pour  attendrir  ses  créan- 
ciers; mais  on  affirme  que  depuis  quelque  temps  il  a  enfoui  beau- 
coup d'écus  dans  des  bas  de  laine. 

A  ces  mots,  il  bâilla  encore  et  me  tourna  les  talons. 

Le  surlendemain,  j'étais  aux  Charmilles,  où  je  trouvai  des  gens 
contens  et  des  visages  épanouis.  M.  d'Arci  lui-même  ne  grognait 
plus;  il  était  sous  le  charme  des  grandes  manières  et  de  l'esprit 
élevé  de  son  beau -père,  que  jusqu'alors  il  connaissait  à  peine 
et  qu'il  s'était  représenté  tout  autrement.  —  Vous  êtes  le  roi  des 
amis,  me  dit  M'^®  de  Mauserre  dans  notre  premier  moment  de  tête- 
à-tête.  Je  ne  pouvais  me  pardonner  d'avoir  brouillé  mon  mari  avec 

TOME  cm.  —  1873.  3 


34  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ses  enfans.  Vous  avez  mis  ma  conscience  en  paix.  —  Pour  me  té- 
moigner sa  reconnaissance,  elle  avait  eu  soin  de  me  loger  dans  le 
plus  bel  appartement  de  son  très  beau  château;  mes  fenêtres  com- 
mandaient une  admirable  vue.  M.  de  Mauserre  avait  fait  réparer 
une  vieille  tour  à  demi  ruinée,  qui  était  au  bout  du  jardin,  et  con- 
vertir le  premier  étage  en  un  charmant  atelier,  orné  de  panoplies, 
de  belles  tentures  de  vieux  bahuts.  Je  me  trouvais  aux  Charmilles 
comme  un  coq  en  pâte. 

Cependant  il  y  avait  dans  la  maison  un  trouble-fête.  Avec  ses 
superbes  yeux,  noirs  comme  le  jais,  M"^  Lulu  était  à  de  certains 
jours  un  cheval  échappé,  un  vrai  diable.  Quand  ses  quintes  la  te- 
naient, elle  devenait  impérieuse,  colère,  violente  à  vous  jeter  à  la 
tête  tout  ce  qui  lui  tombait  sous  la  main.  On  la  gâtait  indignement. 
M'"^  de  Mauserre  la  sermonnait  beaucoup ,  la  menaçait  quelque- 
fois, sans  en  venir  jamais  à  l'exécution.  Elle  lui  disait  :  —  Lulu,  si 
tu  casses  encore  une  vitre  de  la  serre,  on  t'enverra  coucher.  —  Lulu 
cassait  trois  vitres,  et  on  ne  la  couchait  pas.  Essayait-on  de  la  punir 
en  lui  ôtant  un  jouet,  elle  entrait  dans  des  fureurs  terribles,  aux- 
quelles succédaient  des  pâmoisons  dont  sa  tendre  mère  était  dupe. 
jyjme  d'Arci  avait  trop  de  bon  sens  pour  approuver  tant  de  faiblesse; 
mais  ce  même  bon  sens,  très  discret,  lui  faisait  une  loi  de  ne  pas  se 
mêler  des  affaires  des  autres.  Madame,  si  jamais  j'ai  des  enfans,  je 
ne  leur  promettrai  pas  souvent  les  verges;  mais  quand  ils  les  mé- 
riteront, Dieu  les  bénisse!  ils  les  auront.  Donner  et  retenir  ne 
vaut. 

M.  de  Mauserre ,  qui  sentait  que  l'éducation  de  Lulu  laissait  à 
désirer,  fut  très  mortifié  des  nouvelles  que  je  lui  apportais  de  Ge- 
nève. Il  était  sur  le  point  d'aller  chercher  lui-même  une  gouver- 
nante à  Paris,  quand  je  reçus  de  Harris  le  billet  suivant  :  «  :lon 
cher  grand  homme,  je  suis  flatté  de  la  confiance  que  vous  m'avez 
témoignée.  Je  me  suis  piqué  au  jeu,  et  je  crois  avoir  rencontré  la 
pie  au  nid.  C'est  une  personne  charmante  et  très  capable,  que  vous 
pouvez  recommander  en  sûreté  de  conscience.  Comme  vous  m'aviez 
donné  carte  blanche,  j'ai  traité  directement  au  nom  de  M.  de  Mau- 
serre, et  le  marché  est  conclu.  Ma  protégée  partira  demain  par  le 
train  de  l'après-mtdi;  priez  vos  amis  qu'ils  envoient  leur  voiture 
l'attendre  à  Ambérieu,  où  elle  arrivera  vers  six  heures  du  soir.  Inu- 
tile de  me  remercier.  Yous  savez  que  je  suis  tout  à  vous. 

«  YouR  OLD  Harris.  » 

Cette  lettre  fort  inattendue  me  mit  dans  un  grand  embarras.  Un 
Américain  qui  s'ennuie  est  capable  de  tout;  je  craignais  que  la  pré- 
tendue institutrice  de  Harris  ne  fût  quelque  fille  qu'il  avait  mise  à 
mal,  ou  peut-être  lui-même,  étant  homme  à  sacrifier  sa  moustache 


META   HOLDENIS.  3S 

au  plaisir  de  mystifier  son  prochain.  Je  regrettai  de  ne  pas  l'avoir 
instruit  de  la  véritable  situation  de  M""^  de  Mauserre;  je  tremblais 
qu'on  ne  vît  dans  sa  plaisanterie  une  intention  insultante.  Par  mal- 
heur, sa  lettre  m'était  parvenue  vers  midi,  et  l'inconnue  devait  se 
mettre  en  route  une  ou  deux  heures  plus  tard;  impossible  de  parer 
le  coup.  Je  me  déterminai  à  tout  dire  à  M.  de  Mauserre.  Il  prit  la 
chose  assez  gaîment. 

—  Libre  à  votre  ami,  me  dit-il,  de  s'amuser  à  nos  dépens.  S'il 
nous  envoie  une  aventurière,  nous  saurons  la  recevoir. 

—  Mais  si  c'est  une  honnête  fille,  s'empressa  de  dire  M™*  de  Mau- 
serre, tâchons  de  la  reconnaître  bien  vite,  et  gardons-nous  de  la 
désobliger  par  des  questions  et  des  regards  impertinens. 

—  Oh!  vous,  ma  chère,  avez -vous  jamais  désobligé  personne? 
lui  répliqua- t-il.  Vous  trouveriez  du  bon  au  diable  en  personne, 
pourvu  qu'il  eût  la  précaution  de  paraître  devant  vous  avec  des 
coudes  percés.  Je  vous  prédis  une  chose  :  c'est  qu'aventurière  ou 
non,  la  personne  qu'on  nous  annonce  sera  embrassée  par  vous 
avant  que  vous  lui  ayez  seulement  demandé  son  nom.  Je  crois 
l'instinct  des  enfans.  C'est  M''"'  Lulu  qui  se  chargera  de  nous  dire  à 
qui  nous  avons  alTaire;  j'entends  régler  mon  avis  sur  le  sien. 

Nous  finîmes  par  plaisanter  de  la  mystérieuse  inconnue,  et 
M.  d'Arci,  qui  avait  le  crayon  facile,  fit  une  caricature  qui  repré- 
sentait son  entrée  aux  Charmilles.  Une  Colombine  très  délurée 
s'élançait  au  milieu  du  salon  en  pirouettant  et  enlevait  Lulu  dans 
ses  bras;  de  la  bouche  de  M""^  de  Mauserre  sortait  une  devise  où  on 
lisait  :  «  Décidément  elle  a  du  bon  !  » 

La  voiture  partit  à  trois  heures  pour  Ambérieu,  et  le  soir  nous 
étions  réunis  au  salon,  attendant  son  retour.  11  faisait  grand  vent  ; 
un  orage  se  déclara,  et  nous  entendîmes  en  même  temps  le  gronde- 
ment d'un  tonnerre  lointain  et  un  piétinement  de  chevaux  sur  le 
pavé  de  la  cour.  La  porte  s'ouvrit.  L'inconnue  apparut,  enveloppée 
d'un  grand  manteau  brun  qui  lui  tombait  sur  les  talons;  elle  en  avait 
relevé  le  collet,  qui  cachait  presque  entièrement  sa  figure.  Elle 
s'avança  d'un  pas  mal  assuré,  et  rabattit  son  capuchon.  A  ma  vive 
surprise,  j'en  vis  sortir  un  visage  que  je  connaissais,  deux  yeux  qui 
-m'avaient  coûté  deux  mille  écus  ou  peu  s'en  faut. 

Si  les  hommes  éta,ient  de  bonne  foi,  ils  conviendraient  qu'en  toute 
rencontre  leur  premier  soin  est  de  se  mettre  en  règle  avec  leur 
amour-propre.  Je  questionnai  le  mien  ;  il  me  répondit  que  ma  jeu- 
nesse n'avait  pas  à  rougir  de  s'être  éprise  â  l'âge  des  chimères  de 
la  personne  qui  était  là,  devant  moi.  Elle  avait  un  peu  changé;  ce 
n'était  plus  une  jeune  fille,  la  femme  s'était  formée.  Ses  joues 
étaient  moins  pleines,  et  je  n'y  trouvai  point  de  mal.  Son  regard 
venait  de  plus  loin  et  s'était  comme  imprégné  d'une  douce  mélan- 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

colie.  Elle  avait  vu  beaucoup  de  choses  tristes  pendant  six  ans,  elle 
les  avait  gardées  au  fond  de  ses  yeux. 

Elle  ne  me  reconnut  pas.  J'étais  assis  dans  l'ombre,  masqué  par 
un  grand  portefeuille  où  je  dessinais  je  ne  sais  quoi.  Elle  était  fort 
troublée  ;  soit  l'émotion  de  l'orage,  soit  l'efFarement  d'une  première 
rencontre  avec  des  étrangers,  elle  tremblait  comme  la  feuille.  J'al- 
lais me  lever  pour  lui  venir  en  aide;  M'"^  de  Mauserre,  dont  le 
cœur  allait  vite  en  affaires,  me  prévint,  et  pour  justifier  la  pro- 
phétie de  son  mari,  s' élançant  vers  elle,  de  sa  voix  traînante  elle 
lui  dit  :  —  Soyez  la  bienvenue  dans  cette  maison,  mademoiselle, 
et  puissiez-vous  la  regarder  comme  la  vôtre.  —  Puis,  l'ayant  prise 
par  la  taille,  elle  voulut  l'emmener  dans  la  salle  à  manger  pour 
s'y  refaire.  Meta  l'assura  qu'elle  n'avait  pas  faim. 

—  En  attendant  que  l'appétit  vous  revienne,  asseyez-vous  là,  lui 
dit  M'"^  de  Mauserre.  Il  faut  que  je  vous  présente  une  petite  fille 
qui  aura  besoin  de  toute  votre  indulgence. 

Lulu  était  en  ce  moment  de  l'humeur  la  plus  détestable.  Elle 
s'était  obstinée  à  veiller  pour  attendre  sa  gouvernante,  et  depuis 
une  heure  elle  se  débattait  contre  le  sommeil  ;  vous  savez  à  quel 
point  sont  aimables  les  enfans  endormis  qui  ne  dorment  pas.  En 
voyant  paraître  l'étrangère,  elle  avait  reculé  jusqu'au  bout  du  salon, 
où  elle  se  tenait  appuyée  au  mur,  les  mains  derrière  le  dos,  d'un 
air  qui  disait:  Voilà  l'ennemi!  Sa  mère  l'appela  en  vain,  elle  ne 
bougea  pas.  M"^  Holdenis,  la  tête  penchée  vers  elle,  lui  tendit  les 
bras  :  —  Vous  avez  donc  peur  de  moi  ?  est-ce  que  j'ai  l'air  bien 
terrible?  —  Lulu  se  retourna  vers  la  muraille.  Meta  ôta  son  man- 
teau et  ses  gants,  ouvrit  le  piano  et  attaqua  les  premières  mesures 
d'une  sonate  de  Mozart.  Je  n'ai  connu  que  deux  femmes  qui  com- 
prissent Mozart,  elle  était  l'une  des  deux;  je  vous  la  donne,  ma- 
dame, pour  une  musicienne  bien  étonnante.  Lulu  ressentit  le 
charme.  Elle  se  coula  pas  à  pas  vers  le  piano  ;  quand  sa  gouver- 
nante eut  cessé  de  jouer  :  —  Joue  encore,  lui  dit-elle  d'un  ton  de 
reproche. 

—  Non,  je  suis  fatiguée. 

—  Joueras-tu  demain  ? 

—  Oui,  si  Lulu  est  sage,  répondit  Meta. 

A  ces  mots,  elle  s'assit  dans  un  fauteuil,  sans  paraître  tenir  au- 
trement à  l'approbation  de  l'enfant,  qui,  piquée  de  cette  indiffé- 
rence, lui  dit  :  —  Tu  es  ma  gouvernante;  crois-tu  par  hasard  que 
tu  me  gouverneras? 

—  C'est  ce  que  nous  verrons. 

—  Crois-tu  par  hasard  que  je  t'embrasserai  ? 

—  Il  s'est  passé  dans  le  monde  des  choses  plus  étonnantes. 

De  plus  en  plus  intriguée,  Lulu  se  rapprocha  d'elle  et  la  tira  par 


META    HOLDENIS.  37 

sa  robe.  Meta  tourna  la  tête,  ouvrit  ses  bras,  et  l'instant  d'après, 
comme  vaincue  par  un  doux  magnétisme,  l'enfant  était  couchée 
sur  ses  genoux  et  lui  disait  :  —  Qu'as-tu  là,  à  la  joue  gauche? 

—  Cela  s'appelle  un  grain  de  beauté. 

—  Pourtant  tu  n'es  pas  belle  comme  maman,  reprit  Lulu;  mais 
tu  as  l'air  bon. 

Au  bout  de  trois  minutes,  elle  dormait  à  poings  fermés,  et  sa 
gouvernante  la  regardait  en  souriant.  C'était  un  joli  groupe;  j'en 
ai  conservé  un  croquis.  Meta  se  leva  pour  transporter  l'enfant  dans 
son  lit.  M'"*  de  Mauserre  voulut  l'en  empêcher,  et  lui  représenta 
que  cela  regardait  la  bonne.  —  Permettez,  madame,  lui  répondit- 
elle  de  sa  voix  douce;  on  la  réveillera  en  la  déshabillant;  il  est  mieux 
que  je  sois  là. 

Elle  sortit  avec  son  fardeau,  suivie  de  M"»^  de  Mauserre,  qui  me 
dit  en  passant  :  —  Elle  est  charmante.  Écrivez  bien  vite  à  votre 
ami  pour  le  remercier  du  trésor  qu'il  nous  a  envoyé. 

Après  un  quart  d'heure,  elle  revint  avec  une  lettre  que  M"®  Hol- 
denis  avait  apportée  et  qui  était  ainsi  conçue  :  «  Très  honoré  mon- 
sieur, des  revers  de  fortune  et  la  difficulté  d'entretenir  ma  nom- 
breuse famille  m'obligent  de  me  séparer  de  ce  que  j'ai  de  plus  cher 
au  monde.  C'est  une  épreuve  bien  cruelle  que  Dieu  m'impose.  Je 
ne  pensais  pas  qu'un  jour  ma  pauvre  Meta  en  serait  réduite  à  ga- 
gner son  pain;  j'avais  rêvé  pour  elle  un  avenir  plus  doux.  Permet- 
tez à  un  père  de  recommander  chaudement  à  vos  bontés  et  à  celles 
de  votre  digne  épouse  cette  pauvre  chère  enfant.  Vous  apprécierez, 
j'en  suis  sûr,  la  noblesse  de  son  caractère  et  l'élévation  de  ses  sen- 
timens.  Elle  apprendra  l'allemand  à  votre  aimable  petite  fille,  elle 
lui  apprendra  aussi  à  tourner  ses  regards  en  haut  et  à  préférer  à 
tous  les  biens  de  la  terre  cet  idéal  suprême  qui  est  la  nourriture 
du  cœur  et  le  pain  de  l'âme.  Veuillez  agréer,  honoré  monsieur,  les 
respects  de  votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

«  Benedikt  Holdenis.  » 

En  me  donnant  cette  lettre  à  lire,  M.  de  Mauserre  me  souligna 
de  l'ongle  ces  trois  mots  :  votive  digne  épouse,  et  me  dit  à  l'oreille  : 
—  Nous  aurons  d'ennuyeuses  explications  à  donner  ;  votre  ami  au- 
rait bien  dû  s'en  charger. 

—  Pouvait-il  expliquer,  lui  répondis-je,  ce  qu'il  ignorait  lui- 
même  ? 

Je  passai  la  lettre  à  M.  d'Arci,  qui  fit  la  grimace  et  dit  :  —  Elle 
est  Allemande,  elle  se  nomme  Meta,  et  elle  adore  l'idéal.  Sauve  qui 
peut  !  — Et  se  tournant  vers  M""*  de  Mauserre.  —  Vous  l'avez  désobli- 
gée, madame,  en  lui  offrant  à  souper.  Vous  imaginez-vous  qu'elle 
mange  et  qu'elle  boive?  C'est  affaire  aux  Welches. 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  vous  répète  qu'elle  est  charmante,  lui  répondit-elle,  et 
que  je  l'aime  déjà  de  tout  mon  cœur. 

—  Ce  qui  me  plaît  en  elle,  dit  M"^  d'Arci,  c'est  qu'elle  n'est  pas 
coquette.  Une  autre  aurait  tenu  à  laisser  son  ivater-proof  à  la  porte. 

—  Si  on  me  demande  mon  avis,  dit  M.  de  Mauserre,  je  regrette 
Colombine  et  ses  pirouettes.  La  charmante  Meta  me  fait  penser  à 
cette  femme  dont  on  a  dit  que  ses  beaux  yeux  et  son  beau  teint 
servaient  à  éclairer  sa  laideur. 

—  Êtes-vous  bien  sûr  qu'elle  soit  laide?  interrompis-je.  Il  faut 
se  défier  du  prem.ier  coup  d'œil.  J'ai  connu  des  gens  qui  en  arri- 
vant à  Rome  trouvaient  la  ville  affreuse;  ils  y  étaient  encore  huit 
mois  après  et  ne  pouvaient  plus  s'en  aller. 

—  Il  est  certain,  fit  M.  d'Arci  de  son  ton  narquois,  que  nous  ne 
connaissons  jusqu'à  présent  que  les  faubourgs.  Avez-vous  été  admis 
à  visiter  le  Colisée? 

—  Pas  de  mauvaises  plaisanteries,  lui  répliqua  M""®  de  Mauserre 
en  lui  donnant  un  coup  sur  la  bouche  avec  son  éventail,  sinon  nous 
prierons  M"*  Holdenis  de  vous  donner  quelques  leçons  d'idéalité. 

—  Mon  gendre  a  raison,  dit  M.  de  Mauserre.  Je  crois  comme  lui 
que  Tony  a  des  lumières  particulières  sur  les  charmes  de  la  gou- 
vernante de  Lulu.  Tony,  nous  ferez-vous  la  grâce  de  nous  expli- 
quer en  quoi  consiste  la  plaisanterie  de  votre  ami  Harris? 

—  En  ceci,  lui  répondis-je,  qu'il  s'est  piqué  de  me  faire  faire  à 
mon  insu  une  bonne  œuvre  dont  j'aurais  dû  m'aviser  de  moi-même. 
M.  Holdenis,  dans  un  moment  d'embarras,  m'avait  emprunté  quel- 
que argent,  et  sa  fille  a  vendu  un  bracelet  pour  me  le  rembourser. 
Un  si  beau  trait  méritait  récompense. 

—  Et  depuis  que  vous  voilà  riche,  vous  lui  avez  rendu  dix  bra- 
celets? 

—  Oh  !  que  non  pas  !  II  est  utile  d'apprendre  aux  filles  à  payer 
les  dettes  de  lélir  père. 

—  Je  suis  tout  à  fait  rassuré,  dit-il  en  riant.  Voilà  un  propos  qui 
ne  sent  pas  l'amoureux. 

—  Pauvre  petite  !  reprit  M"""  de  Mauserre,  qu'avait  attendrie  cette 
histoire.  Quelle  candeur  il  y  a  dans  son  regard!  comme  on  lit  sa 
belle  âme  sur  son  visage  !  Tout  à  l'heure  je  l'avais  quittée  un  in- 
stant pour  appeler  la  bonne,  qui  tardait;  je  l'ai  retrouvée  à  genoux 
sur  le  plancher,  près  de  Lulu  endormie.  Elle  priait  avec  une  fer- 
veur bien  touchante.  En  m' apercevant,  elle  a  rougi  jusqu'à  la  ra- 
cine des  cheveux,  comme  si  je  l'avais  surprise  en  péché  mortel... 
Mais,  j'y  pense,  elle  est  protestante  ;  quel  catéchisme  enseignera- 
t-elle  à  Lulu? 

—  Mahométane  ou  bouddhiste,  lui  repartit  M.  de  Mauserre,  si  son 
catéchisme  porte  qu'il  est  défendu  de  casser  les  vitres  de  mes  serres 


META   HOLDENIS.  39 

et  de  jeter  des  assiettes  à  la  tête  des  gens,  sa  religion  est  la  mienne, 
et  vive  Bouddha! 

Là-dessus  chacun  fut  se  coucher.  Pour  regagner  mon  apparte- 
ment, je  devais  suivre  dans  toute  sa  longueur  le  corridor  sur  lequel 
s'ouvrait  la  nursery.  La  porte  en  était  entre-bâillée;  je  ne  pus 
m'empêcher  de  la  pousser  un  peu,  et  j'aperçus  Meta  occupée  à 
vider  ses  malles  et  à  ranger  ses  nippes  dans  ses  armoires.  Je  la  re- 
gardais depuis  quelques  minutes  quand  elle  s'avisa  enfin  de  tour- 
ner la  tête  de  mon  côté. 

—  Eh  bien!  lui  dis-je  en  allemand,  m'avez-vous  reconnu  cette 
fois? 

Elle  recula  d'un  pas  et  s'écria  en  français  :  —  Vous  ici  ! 

—  On  ne  vous  avait  donc  pas  dit  que  j'étais  de  la  famille? 

—  Si  M.  Harris  eût  été  moins  discret,  il  est  probable  que  je  ne 
serais  pas  venue.  —  Elle  ajouta  :  —  Je  serais  bien  malheureuse  de 
penser  que  dans  une  maison  qui  me  reçoit  si  bien  j'ai  rencontré  un 
ennemi. 

—  Un  ennemi!  lui  dis-je.  A  quel  titre?  Je  serai  tout  ce  qu'il  vous 
plaira;  disposez  de  moi.  Voulez-vous  que  je  me  souvienne  de  tout? 
Voulez-vous  que  j'aie  tout  oublié? 

—  Je  ne  veux  plus  rien,  je  ne  désire  plus  rien,  répliqua-t-elle 
avec  une  tristesse  amère.  Heureusement  j'ai  trouvé  ici  une  œuvre 
à  faire,  et  je  prie  Dieu  qu'il  m'aide  à  y  réussir,  —  et  du  doigt  elle 
me  montrait  la  couchette  où  reposait  Lulu.  Puis,  avec  un  demi- 
sourire  :  —  Mais  que  font  dans  cette  chambre  vos  souvenirs  ou  vos 
oublis  ?  —  Et  doucement,  ses  yeux  dans  les  miens,  elle  me  referma 
la  porte  au  nez. 

J'écrivis  le  soir  même  à  Harris  :  «  Mon  cher  ami,  vous  avez  tenu 
à  me  prouver  que  tôt  ou  tard  les  montagnes  se  rencontrent.  Soyez 
tranquille,  elles  ne  se  battront  pas.  » 

Cette  nuit,  les  chiens  de  garde  du  château  firent  un  affreux  va- 
carme jusqu'au  matin.  Le  lendemain  à  déjeuner,  M""^  de  Mauserre, 
qui  avait  été  réveillée  par  leurs  aboiemens,  nous  demaiMa  ce  qui 
avait  bien  pu  les  exciter  ainsi.  Un  domestique  lui  répondit  qu'une 
bande  de  bohémiens  avait  campé  dans  le  voisinage.  Elle  pria  Meta 
de  surveiller  beaucoup  Lulu  pendant  quelques  jours,  et  de  ne  pas 
s'aventurer  avec  elle  dans  le  parc.  Madame,  la  vie  serait  plus  fa- 
cile, si  nous  n'avions  à  défendre  notre  bien  que  contre  des  visages 
basanés  et  des  rôdeurs  de  grandes  routes. 

Victor  Cherbuliez. 

{La  deuxième  "partie  au  prochain  n°.) 


VOYAGES  GÉOLOGIQUES 

AUX    AÇORES 


I. 

L'ILE    DE   TERGEIRE. 


L'archipel  des  Açores  constitue  aujourd'Jiui  l'une  des  plus  belles 
et  des  plus  florissantes  provinces  du  royaume  de  Portugal.  Une 
foule  de  causes  y  concourent  à  l'accroissement  incessant  de  la  ri- 
chesse générale.  Un  climat  très  doux,  un  sol  fertile,  une  position 
géographique  éminemment  favorable  au  développement  des  rela- 
tions commerciales,  une  population  intelligente  et  active,  une  ad- 
ministration libérale  et  bienveillante,  y  sont  des  élémens  certains 
de  prospérité,  les  uns  dépendant  de  l'action  de  l'homme,  les  autres 
inhérens  au  pays  même.  A  ces  avantages,  les  Açores  joignent  de 
merveilleuses  beautés  naturelles. 

Pico,  l'une  des  îles  du  groupe,  est  surmontée  d'un  cône  volca- 
nique de  plus  de  2,000  mètres  d'élévation,  dont  la  cime  est  blan- 
chie par  la  neige  pendant  plusieurs  mois  de  l'année,  tandis  que  la 
base  du  mont  est  enveloppée  d'une  ceinture  de  champs  de  vignes 
et  de  plantations  d'orangers.  —  Terceire,  l'ancienne  capitale  admi- 
nistrative, alors  que  les  Açores  n'étaient  qu'une  simple  colonie 
portugaise,  offre  dans  sa  partie  centrale  une  région  montueuse  et 
sauvage  couronnée  d'éminences  volcaniques,  les  unes  dénudées, 
les  autres  hérissées  de  broussailles  ou  revêtues  d'une  épaisse  couche 
de  mousses  humides,  pendant  que  la  zone  littorale  est  ornée  de  bril- 
lantes cultures  et  parsemée  d'élégantes  habitations.  —  San-Miguel, 
aujourd'hui  la  reine  de  l'archipel,  présente  dans  ses  parties  basses 
une  suite  presque  ininterrompue  d'enclos  verdoyans  où  l'on  récolte 


VOYAGE    AUX    AÇORES.  Al 

chaque  année  ces  millions  d'oranges  qui  sont  durant  l'hiver  l'objet 
d'un  immense  commerce  avec  l'Angleterre.  Un  peu  plus  haut,  sur 
les  pentes,  s'étendent  de  jeunes  bois  où  l'on  rencontre,  végétant 
côte  à  côte,  les  arbres  les  plus  divers,  originaires  de  toutes  les  ré- 
gions tempérées  du  globe;  mais  ce  sont  les  points  culminans  de 
l'île  auxquels  la  nature  semble  avoir  voulu  réserver  ses  ornemens 
les  plus  grandioses.  D'un  côté,  l'on  y  trouve  enclavée  la  pitto- 
resque vallée  de  Fumas,  environnée  de  roches  abruptes  et  tra- 
versée par  une  rivière  d'eau  chaude  dont  les  sources  brûlantes 
reproduisent  en  petit  les  phénomènes  des  geysers  de  l'Islande; 
de  l'autre  s'ouvre,  à  l'extrémité  de  l'arête  montagneuse  de  l'île, 
la  caldeira  de  Sete  Cidade,  dépression  circulaire,  profonde  de  200 
à  300  mètres,  large  de  plus  de  2  kilomètres,  à  parois  taillées  à  pic, 
dont  le  fond  renferme  un  village  coquettement  niché  sur  le  bord 
d'un  lac,  au  pied  d'anciens  cratères  décorés  d'une  sombre  verdure. 

—  Graciosa,  qui  mérite  encore  aujourd'hui  le  nom  expressif  qu'elle 
a  reçu  lors  de  sa  découverte,  Fayal,  dont  la  magnifique  baie  es 
un  lieu  de  relâche  et  de  ralliement  recherché  par  les  navires  de 
toutes  les  nations,  Corvo,  célèbre  par  la  légende  du  fameux  cava- 
lier dont  le  doigt  mystérieux  était  tourné  vers  l'Amérique,  pos- 
sèdent des  caldeiras,  la  plupart  très  régulières  et  quelques-unes 
plus  profondes  encore,  relativement  à  leur  diamètre,  que  celles  de 
San-Miguel.  —  Des  champs  de  maïs  et  de  gras  pâturages  cou- 
vrent la  longue  crête  formée  par  l'île  de  San-Jorge  et  s'étendent 
jusqu'au  bord  de  hautes  falaises  dont  les  escarpemens  vertigi- 
neux sont  sillonnés  de  longs  rubans  de  lave  noire  ou  rougeâtre. 

—  Santa-Maria  et  Florès,  quoique  d'origine  également  volcanique, 
semblent  avoir  été  depuis  plus  longtemps  respectées  par  les  feux 
souterrains;  en  revanche,  l'action  de  l'atmosphère  y  a  marqué  plus 
fortement  son  empreinte.  A  Florès  particulièrement,  les  pluies  ont 
creusé  des  ravins  profondément  découpés,  des  précipices  fantasti- 
ques, sur  la  paroi  desquels  des  plantes  de  la  famille  des  composées 
étalent  leurs  corymbes  dorés,  dont  le  vif  éclat  est  encore  relevé  par 
le  ton  verdoyant  des  fougères  qui  les  accompagnent. 

En  somme,  ce  qui  frappe  surtout  dans  ces  neuf  îles  disséminées 
sur  une  longueur  de  800  kilomètres  (1)  au  centre  de  l'Atlantique, 
c'est  la  puissance  magnifique  et  pour  ainsi  dire  le  témoignage  écrit 
des  forces  volcaniques  qui,  du  sein  de  la  terre,  ont  fait  jaillir  des 
torrens  de  matière  ignée  au  milieu  même  des  flots  de  l'Océan,  et 
qui,  semblables  aux  géans  légendaires,  ont  accumulé  les  uns  sur 
les  autres  des  amas  prodigieux  de  scories  et  de  roches  ;  —  c'est 
aussi  le  spectacle  du  travail  infatigable  de  la  mer  pour  recouvrer 

(1)  Les  Açorcs  sont  comprises  entre  39°  45'  et  36»  50'  de  latitude  nord,  et  27°  et 
33°  40'  de  longitude  occidentale. 


Ù2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

son  domaine  et  le  tableau  des  dégradations  gigantesques  produites 
par  l'action  des  eaux;  — enfin  c'est  le  splendide  déploiement  de 
vie  végétale  qui  s'opère  sur  ces  rivages,  et  qui  semble  vouloir  y 
dérober  aux  yeux  la  lutte  acharnée  et  éternelle  des  deux  classes 
d'agens  naturels  désignés  par  les  géologues  sous  les  noms  respec- 
tifs de  plutoniques  et  de  neptuniens. 

Attiré  à  deux  reprises  aux  Açores  par  le  désir  d'accomplir  certains 
travaux  de  chimie  appliquée  à  la  géologie,  j'ai  dû  parcourir  pas  à 
pas  non-seulement  les  parties  cultivées  des. îles,  mais  encore  les 
régions  les  plus  sauvages  des  parties  centrales.  En  retraçant  ici 
quelques-unes  de  mes  excursions,  mon  but  est  de  donner  une  idée 
de  la  conformation  d'une  contrée  qui  peut  être  regardée  comme 
le  type  des  régions  volcaniques  marines.  J'essaierai  en  même  temps 
de  fournir  un  aperçu  des  richesses  végétales  de  ces  îles,  des  condi- 
tions heureuses  qu'y  rencontre  notamment  l'arboriculture,  et  des 
remarquables  essais  d'acclimatation  qui  y  sont  tentés  ou  pour- 
suivis. Quelques-uns  des  incidens  de  mes  pérégrinations  permet- 
tront en  outre  au  lecteur  de  se  rendre  compte  des  mœurs  et  des 
habitudes  de  la  population  des  Açores,  des  progrès  qui  s'y  sont 
accomplis  depuis  trente  ans  sous  le  rapport  intellectuel  et  moral,  et 
de  l'avenir  qui  semble  réservé  aux  habitans  de  ce  délicieux  éden. 

I. 

J'ai  visité  les  Açores  la  première  fois  durant  l'automne  de  1867, 
la  seconde  fois  pendant  l'été  qui  vient  de  s'écouler.  Mon  premier 
voyage  a  été  déterminé  par  la  nouvelle  d'une  éruption  sous- marine 
dont  l'apparition  venait  d'avoir  lieu  dans  le  voisinage  de  l'île  de 
Terceire.  Ces  sortes  d'éruptions  empruntent  un  attrait  tout  particu- 
lier aux  conditions  spéciales  dans  lesquelles  elles  s'opèrent.  La  si- 
tuation de  la  bouche  volcanique  au  sein  même  des  flots  de  la  mer 
donne  aux  phénomènes  un  aspect  différent  de  celui  qui  s'observe 
d'ordinaire  dans  les  volcans  dont  les  cratères  sont  ouverts  à  l'air 
libre,  et  à  certains  égards  elle  en  facilite  l'étude.  Les  manifestations 
du  feu  souterrain  sont  loin  d'être  uniquement  caractérisées  par 
des  écoulemens  de  lave;  les  matières  en  fusion  manquent  sou- 
vent dans  les  cataclysmes  volcaniques ,  même  les  plus  effroyables  ; 
mais  ce  qui  n'y  fait  jamais  défaut,  ce  sont  les  dégagemens  tor- 
rentiels de  gaz  et  de  vapeurs.  Or,  par  suite  de  la  porosité  du  ter- 
rain et  de  la  nature  scoriacée  des  roches,  dans  les  volcans  aériens 
plusieurs  de  ces  matières  volatiles  arrivent  à  la  surface  déjà  mé- 
langées à  l'air  atmosphérique  et  par  conséquent  altérées,  quel- 
quefois brûlées  complètement  avant  même  qu'on  puisse  les  re- 
cueillir pour  en  faire  l'examen.  Le  géologue  chimiste  recherche 


VOYAGE   AUX   AÇORES.  A3 

donc  avec  avidité  l'occasion  d'étudier  les  éruptions  sous-marines, 
car  il  est  certain  que  les  élémens  de  l'air  n'ont  pas  modifié  sensi- 
blement la  composition  des  gaz  d'origine  souterraine,  et  généra- 
lement la  ténuité  de  la  couche  de  liquide  traversée  et  la  conti- 
nuité du  dégagement  sont  aussi  des  garanties  du  peu  d'importance 
de  l'action  modificatrice  due  au  pouvoir  dissolvant  de  l'eau.  Ces 
considérations  m'avaient  engagé  à  emporter  toute  une  collection  de 
tubes  et  d'appareils  délicats,  destinés  soit  à  emprisonner  les  gaz 
que  je  comptais  recueillir,  soit  à  en  faire  au  moins  l'analyse  qua- 
litative. Aussi  l'on  peut  juger  de  mon  désappointement  lorsqu'on 
arrivant  à  Terceire  j'appris  que  tout  semblait  terminé;  aucun  îlot 
n'avait  apparu  à  la  surface  des  eaux.  La  mer  vue  du  rivage,  cou- 
verte d'une  brume  légère,  paraissait  calme  et  unie  sur  le  lieu  qui 
avait  été  le  théâtre  de  l'éruption,  et  les  pêcheurs  de  l'île  ne  pou- 
vaient fournir  aucun  renseignement  positif  sur  l'état  de  cet  empla- 
cement; ils  étaient  encore  trop  épouvantés  pour  avoir  osé  jusque-là 
s'en  approcher. 

Voici  le  récit  des  phénomènes  qui  s'étaient  accomplis,  tel  que 
je  l'ai  recueilli.  Les  premiers  signes  de  convulsions  souterraines 
s'étaient  manifestés  plusieurs  mois  avant  fapparition  des  explo- 
sions. Des  tremblemens  de  terre,  d'abord  faibles  et  peu  nombreux, 
avaient  ébranlé  le  sol  dans  la  partie  occidentale  de  l'île  de  Ter- 
ceire dès  la  fin  du  mois  de  décembre  1866.  Le  village  de  Serreta, 
situé  dans  cette  partie  de  l'île,  à  une  petite  distance  du  rivage, 
en  face  de  l'endroit  où  quelques  mois  plus  tard  l'éruption  devait 
avoir  lieu ,  avait  eu  particulièrement  à  souffrir  des  commotions. 
Depuis  le  commencement  du  mois  de  janvier  1867  jusqu'au  15  mars 
suivant,  les  secousses  de  tremblement  de  terre  s'y  étaient  fait 
sentir  plusieurs  fois  chaque  jour.  Dans  les  premiers  temps,  ces 
ébranlemens  du  sol  étaient  assez  faibles  pour  ne  causer  aucun 
dommage  sérieux.  Les  habitans  du  village  et  des  hameaux  voisins, 
très  effrayés  d'abord,  n'avaient  pas  tardé  à  se  rassurer,  et  leurs 
inquiétudes  s'étaient  surtout  dissipées  pendant  une  période  de 
tranquillité  (du  15  mars  au  17  avril)  durant  laquelle  on  n'avait  res- 
senti aucune  secousse;  mais  à  partir  du  17  avril  les  trépidations 
s'étaient  de  plus  en  plus  multipliées  en  augmentant  rapidement 
d'intensité.  Pendant  le  mois  de  mai,  on  en  constatait  de  huit  à 
douze  par  jour,  et  depuis  le  25  mai  jusqu'au  2  juin  on  en  avait 
compté  plus  de  cinquante  dans  certaines  journées.  Les  tremble- 
mens, sensibles  d'abord  seulement  à  Serreta  ou  dans  le  voisi- 
nage de  cette  localité ,  s'étaient  aussi  chaque  jour  étendus  davan- 
tage, et  à  la  fin  du  mois  de  mai  on  les  ressentait  dans  toute  l'île 
de  Terceire.  Le  maximum  d'intensité  des  secousses  s'est  toujours 
manifesté  sur  le  bord  de  la  mer,  près  de  Serreta;  les  maisons 


A4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ce  village  ont  été  lézardées,  quelques-unes  même  renver- 
sées, et  les  chemins  se  sont  trouvés  encombrés  par  les  débris 
des  murs  de  clôture  avoisinans.  La  population  de  Serreta  et  de 
quelques  autres  villages  de  la  région  occidentale  de  l'île  avait 
quitté  ses  habitations  dès  le  commencement  du  mois  de  mai,  et 
campait  dans  les  jardins,  sous  des  tentes.  Chaque  secousse  débu- 
tait par  un  choc  vertical  de  bas  en  haut,  comme  si,  dans  les  pro- 
fondeurs de  la  terre,  une  impulsion  brusque  venait  frapper  su- 
bitement la  face  profonde  des  couches  superficielles  du  sol.  Ce 
mouvement  vertical  presque  instantané  était  suivi  immédiatement 
d'un  mouvement  oscillatoire  horizontal  beaucoup  plus  prolongé, 
dirigé  sensiblement  du  nord-ouest  au  sud-est.  Chaque  jour,  les 
habitans  des  villages  menacés  se  réunissaient  devant  la  porte  des 
églises,  et  toutes  les  fois  qu'une  secousse  nouvelle  avait  lieu,  une 
scène  de  frayeur,  toujours  la  même,  se  reproduisait.  Au  début  de 
la  commotion,  la  sensation  du  choc  vertical  arrachait  un  cri  simul- 
tané de  toutes  les  poitrines,  puis  un  silence  complet,  durant  lequel 
on  respirait  à  peine,  régnait  pendant  tout  le  temps  de  l'oscillation 
horizontale  consécutive.  Les  huit  ou  dix  secondes  que  durait  cette 
scène  d'angoisse  semblaient  pour  chacun  se  prolonger  bien  au-delà 
de  leur  durée  réelle. 

La  secousse  la  plus  énergique  avait  eu  lieu  le  1"  juin  à  huit 
heures  du  matin;  elle  avait  déterminé  la  chute  de  plusieurs  pans 
de  murailles  et  fortement  endommagé  la  plupart  des  constructions 
jusque-là  restées  intactes.  Des  fentes  s'étaient  produites  sur  le 
bord  des  ravins,  et  des  blocs  de  rochers,  détachés  des  hauteurs  de 
la  montagne  de  Santa-Barbara,  qui  domine  la  côte  ouest  de  l'île, 
avaient  roulé  avec  fracas  sur  les  pentes.  On  évalue  à  quatre-vingts 
le  nombre  des  maisons  ruinées  ce  jour-là  dans  le  village  de  Ser- 
reta. L'abandon  général  des  habitations  avait  empêché  que  l'on 
n'eût  d'accidens  mortels  à  déplorer;  quelques  personnes  seulement 
avaient  reçu  des  blessures  légères. 

Tout  à  coup,  dans  la  nuit  du  1"  au  2  juin,  huit  détonations  très 
fortes,  semblables  à  des  décharges  d'artillerie,  se  font  entendre 
dans  un  court  intervalle  de  temps,  et  le  matin  du  2  juin,  à  la  pointe 
du  jour,  on  voit  les  premiers  signes  de  l'éruption.  La  mer  présente, 
sur  une  grande  étendue,  une  coloration  d'un  vert  jaunâtre,  et  à  une 
distance  d'environ  3  milles  de  la  côte  on  distingue  un  bouillonne- 
ment intermittent,  qui  d'abord  est  faible  et  ne  se  manifeste  qu'à 
de  longs  intervalles,  mais  qui,  s'accroissant  peu  à  peu,  atteint  son 
maximum  le  5  juin.  Le  2  juin,  vers  neuf  heures  du  soir,  on  avait 
vu,  trois  fois  dans  l'intervalle  d'un  quart  d'heure,  l'eau  s'élever 
à  une  grande  hauteur  sous  la  forme  d'un  jet  vertical,  en  un  point 
situé  entre  la  côte  de  Terceire  et  l'endroit  principal  du  bouillonne- 


VOYAGE    AUX    AÇORES.  45 

ment  observé  pendant  la  journée.  Les  jours  sui vans,  le  même  phé- 
nomène se  reproduit  un  grand  nombre  de  fois  en  se  développant. 
Le  5  juin,  on  peut  observer  simultanément  six  ou  sept  énormes 
colonnes  composées  d'eau  chaude  et  de  vapeur  d'eau,  jaillissant 
avec  impétuosité  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  et  ne  se  courbant 
par  l'action  du  vent  qu'à  une  hauteur'  de  plusieurs  centaines  de 
mètres,  en  offrant  l'aspect  d'un  épais  nuage  de  fumées  blanches. 
Ces  puissantes  émissions  de  vapeur  et  d'eau  chaude  sont  accompa- 
gnées de  projections  nombreuses  de  scories  noirâtres,  dont  la  co- 
loration foncée  tranche  nettement  sur  la  blancheur  éclatante  des 
jets  aquifères.  Quelques  blocs  de  scories  ainsi  lancés  paraissent  pos- 
séder exceptionnellement  un  volume  de  plusieurs  mètres  cubes;  le 
volume  de  la  plupart  des  fragmens  semble  ne  pas  dépasser  la  gros- 
seur du  poing.  Ceux  qui  se  trouvent  engagés  au  milieu  d'une  co- 
lonne de  vapeur  montent  ordinairement  fort  haut  sous  l'impulsion 
des  fluides  élastiques  qui  les  enveloppent  ;  mais  ceux  que  l'on  voit 
apparaître  sur  le  pourtour  d'un  jet  s'écartent  obliquement  en  décri- 
vant une  courbe  peu  étendue  au-dessus  de  la  surface  de  l'eau,  dessi- 
nant une  sorte  de  couronne  au  pied  du  jet  vertical  qu'ils  entourent. 
L'emplacement  de  ces  phénomènes  grandioses  n'était  pas  ab- 
solument fixe,  la  sortie  des  vapeurs  sous  la  forme  d'une  colonne 
blanchâtre  se  faisait  tantôt  en  un  point,  tantôt  en  un  autre,  mais 
toujours  dans  un  espace  elliptique  limité,  d'environ  5  kilomètres 
de  longueur  et  de  1  kilomètre  de  largeur.  Le  grand  axe  de  cette 
ellipse  était  dirigé  sensiblement  de  l'est  10°  nord  à  l'ouest  lO"  sud, 
et  quelquefois  tous  les  jets  se  montraient  en  môme  temps,  distri- 
bués sur  cette  ligne  à  des  distances  inégales  les  unes  des  autres. 
Les  plus  considérables,  qui  étaient  aussi  les  plus  impétueux,  étaient 
ceux  dont  la  position  semblait  le  moins  varier.  La  situation  du 
jet  principal  correspondait  sensiblement  à  l'emplacement  où  l'on 
avait  observé  le  2  juin  les  premiers  bouillonnemens  de  la  mer. 
Des  sifflemens  aigus,  des  détonations  terribles  comparables  aux 
éclats  de  la  foudre  et  redoublés  par  les  échos  des  falaises  de  la  côte 
accompagnaient  la  formation  des  jets  de  vapeur  et  l'expulsion  des 
scories.  A  une  distance  de  plus  de  10  milles,  l'eau  de  la  mer  était 
colorée  de  teintes  disperses,  vertes,  jaunes,  rouges,  dues  à  la  pré- 
sence de  sels  de  fer  en  dissolution.  L'odeur  pénétrante  de  l'acide 
sulfhydrique  était  très  prononcée,  et,  s'il  est  vrai,  comme  l'aflir- 
ment  les  gens  du  pays,  que  l'on  ait  vu  surnager  à  la  surface  de  la 
mer  du  soufre  sous  la  forme  d'un  précipité  blanc  jaunâtre,  il  fau- 
drait attribuer  ce  fait  à  la  décomposition  du  gaz  sulfhydrique  au 
contact  de  l'air.  Du  reste  nulle  trace  de  flammes,  nulle  incandes- 
cence, et  dans  l'obscurité  de  la  nuit  le  fracas  des  explosions  pouvait 
seul  révéler  l'existence  de  l'éruption. 


A6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'amas  sous-marin  formé  par  l'accumulation  des  scories  ne  s'é- 
tait pas  élevé  jusqu'au  niveau  de  la  mer,  ce  que  l'on  peut  expliquer 
par  la  grande  profondeur  de  l'eau  dans  les  points  où  s'était  opéré 
le  dépôt  des  matériaux  rejetés  par  le  volcan  et  aussi  par  la  courte 
durée  des  phénomènes.  A  partir  du  2  juin,  les  secousses  du  trem- 
blement de  terre,  sans  cesser  complètement,  deviennent  très  rares 
et  assez  faibles  pour  ne  plus  inspirer  aucune  inquiétude;  quant 
à  l'éruption  elle-même,  dès  le  soir  du  5  juin,  elle  est  en  décrois- 
sance, la  projection  des  gros  blocs  cesse  tout  à  fait.  Le  7  juin,  il 
n'y  avait  plus  aucune  pierre  lancée,  et  le  même  jour,  vers  dix 
heures  du  soir,  les  vapeurs  elles-mêmes  avaient  disparu.  La  période 
active  de  l'éruption  avait  donc  en  tout  duré  sept  jours. 

Cette  cessation  brusque  des  phénomènes  était  assez  extraordi- 
naire pour  me  faire  douter  que  tout  fût  terminé.  La  pensée  que  les 
moins  apparens  de  ces  phénomènes  pouvaient  bien  s'y  prolonger 
encore,  loin  de  tout  regard  humain,  me  fit  concevoir  le  projet  d'ex- 
plorer en  bateau  la  petite  étendue  de  mer  que  les  habitans  de  Ter- 
ceire  considéraient  comme  ayant  été  le  siège  de  l'éruption.  Une 
nuit,  par  un  léger  vent  d'ouest,  je  m'embarquai  dans  le  port  d'An- 
gra.  Le  patron  d'une  petite  chaloupe  avait  consenti,  non  sans  peine, 
à  me  conduire  au  lieu  désigné.  A  la  pointe  du  jour,  nous  étions  en 
face  de  la  côte  occidentale  de  Terceire,  et,  tandis  que  le  bateau 
voguait  lentement  vers  le  but  présumé  de  l'excursion,  je  pus  ad- 
mirer à  loisir  l'imposant  panorama  que  cette  région  de  l'île,  vue  de 
la  mer,  offre  aux  regards  à  cette  heure  matinale.  A  droite,  au-des- 
sous du  village  de  Santa-Barbara,  une  falaise  de  400  mètres  de 
haut,  composée  de  bancs  de  lave  noirâtre  et  de  couches  de  scories 
d'un  rouge  foncé;  à  gauche  une  épaisse  coulée  de  lave  trachytique 
descendant  le  long  des  pentes  comme  un  long  ruban  grisâtre,  dont 
la  couleur  claire  contraste  avec  le  ton  foncé  des  laves  basaltiques 
environnantes  et  avec  la  teinte  vigoureuse  des  nombreux  figuiers 
qui  épanouissent  leur  feuillage  épais  à  l'abri  des  roches;  enfin,  au- 
dessus  de  tout  cela,  la  eime  de  la  caldeira  de  Santa-Barbara,  en- 
veloppée d'une  calotte  nuageuse.  La  sauvage  falaise  du  premier 
plan  était  encore  dans  l'ombre  pendant  que  les  plus  fins  détails  du 
paysage  voisin  se  trouvaient  éclairés  sous  une  faible  incidence  par 
les  limpides  rayons  du  soleil  naissait.  A  la  distance  où  nous  étions 
de  la  côte,  les  villages  avec  leurs  nombreux  toits  de  chaume  et 
leurs  églises  aux  blanches  façades,  cachés  dans  les  profondes  dé- 
coupures du  terrain,  ressemblaient  à  des  jouets  d'enfant. 

A  mesure  que  le  soleil  s'élevait  au-dessus  des  crêtes  de  la  mon- 
tagne, nous  approchions  du  point  désigné  par  les  renseignemens 
assez  vagues  qui  m'avaient  é^  donnés  à  Angra.  Nous  jetions  de 
temps  en  temps  la  sonde  pour  reconnaître  s'il  n'existait  pas  dans 


VOYAGE    AUX  AÇORES.  47 

ces  parages  quelque  inégalité  brusque  dans  la  profondeur  de  la  mer. 
Enfin  nous  arrivâmes  au  terme  de  l'excursion  ;  mais  là  aucune 
trace  de  l'éruption,  ni  modification  dans  la  configuration  du  sol 
sous-marin,  ni  aucun  changement  dans  la  température  ou  dans  la 
coloration  de  la  mer.  Après  une  heure  de  vaines  recherches,  nous 
allions  reprendre  la  direction  d'Angra  lorsqu'un  des  bateliers  nous 
fit  remarquer  à  peu  de  distance  un  point  où  l'on  apercevait  un  léger 
bouillonnement.  Une  étendue  de  mer  à  peine  de  quelques  mètres 
carrés  était  agitée  par  un  faible  dégagement  gazeux.  Les  bulles  peu 
volumineuses  se  succédaient  par  bouffées  intermittentes  et  venaient 
crever  en  pétillant  à  la  surface  de  l'eau.  C'était  là  le  phénomène 
ultime  de  l'éruption.  Je  n'essaierai  pas  de  dépeindre  la  satisfaction 
que  me  causa  cette  découverte  ;  ceux  qui  ont  entrepris  des  recher- 
ches expérimentales  peuvent  seuls  comprendre  l'instant  de  bonheur 
que  l'on  goûte  en  pareil  cas.  Je  dus  modérer  l'expression  émue  de 
ma  joie  en  présence  des  regards  stupéfaits  de  l'équipage. 

On  emploie  des  appareils  de  formes  diverses  pour  recueillir  les 
gaz  naturels  qui  se  dégagent  au  travers  d'une  nappe  d'eau.  Ceux 
que  j'avais  adoptés  étaient  de  simples  entonnoirs  de  verre,  large- 
ment ouverts  à  la  base  et  munis  d'un  robinet  au  niveau  de  la  par- 
tie rétrécie.  Le  robinet  fermé,  l'instrument  est  rempli  d'eau  et  en- 
foncé légèrement  dans  la  mer  au-dessus  des  bulles,  qui  viennent 
peu  à  peu  en  occuper  toute  la  capacité.  Lorsqu'il  est  rempli  de  gaz, 
on  l'enlève  à  l'aide  d'un  seau  introduit  doucement  au-dessous  et  on 
l'apporte  dans  le  bateau.  C'est  là  qu'a  lieu  le  second  temps  de  l'opé- 
ration, lequel  a  pour  but  d'assurer  la  conservation  et  le  transport 
du  fluide  recueilli.  Il  s'agit  alors  de  faire  passer  le  gaz  de  l'enton- 
noir dans  de  longues  fioles  cylindriques  terminées  par  une  partie 
effilée.  Ces  vases,  dans  lesquels  le  vide  a  été  préalablement  fait  à 
l'aide  d'une  machine  pneumatique,  sont  fermés  à  la  lampe.  Avec 
un  tube  de  caoutchouc,  on  en  adapte  la  pointe  au-dessus  du  bec 
de  l'entonnoir,  dont  on  ouvre  le  robinet ,  puis  on  casse  la  pointe 
effilée  de  la  fiole,  et  le  gaz  se  précipite  avec  violence  dans  l'inté- 
rieur du  vase.  Quand  le  sifflement  qui  indique  le  passage  du  fluide 
au  travers  de  la  partie  effilée  a  cessé,  on  ferme  de  nouveau  au  cha- 
lumeau cette  extrémité  rétrécie  de  la  fiole;  le  gaz  se  trouve  alors 
parfaitement  emprisonné  et  susceptible  d'être  conservé  intact  indé- 
finiment. L'an9,lyse  exacte  peut  être  ainsi  réservée  pour  le  labo- 
ratoire. 

Néanmoins  ces  petites  opérations  si  simples  rencontrent  dans  la 
pratique  des  obstacles  iguorés  dans  un  cabinet  confortablement 
installé.  La  surface  de  la  mer  est  rarement  unie  comme  celle  de 
la  cuve  à  mercure  d'un  laboratoire.  Le  plus  souvent  les  courans 
entraînent  le  bateau  d'un  côté  ou  de  l'autre  du  point  où  l'on  vou- 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

drait  rester  stationnaire,  et,  quand  à  force  de  "patience  et  d'habileté 
les  bateliers  parviennent  à  vaincre  cette  difficulté,  le  mouvement 
des  flots  rend  encore  très  pénible  la  fonction  de  l'opérateur,  qui 
doit  maintenir  son  appareil  plongé  sous  l'eau,  dans  une  position  à 
peu  près  fixe.  Fréquemment,  lorsque  la  besogne  semble  sur  le  point 
d'être  terminée  et  que  l'on  se  félicite  déjà  de  pouvoir  bientôt  quit- 
ter la  position  fatigante  que  l'on  est  obligé  de  garder,  arrive  une 
grosse  vague  qui  soulève  brusquement  l'embarcation;  l'entonnoir 
sort  de  l'eau,  l'air  atmosphérique  y  pénètre,  s'y  mélange  au  gaz 
recueilli,  et  le  travail  fait  est  à  recommencer.  Quand  il  faut  fer- 
mer les  fioles  au  feu  du  chalumeau,  la  peine  n'est  pas  moindre;  la 
lumière  éclatante  du  jour  empêche  de  voir  la  flamme,  le  vent  la  fait 
vaciller  et  souvent  l'éteint.  Une  lanterne  de  forme  spéciale  est 
presque  nécessaire  pour  permettre  de  fondre  la  pointe  de  verre 
effilée  que  l'on  veut  clore;  encore  faut-il  dans  la  plupart  des  cas 
s'accroupir  au  fond  de  la  barque,  sous  une  grande  couverture,  pour 
être  à  l'abri  des  coups  de  vent. 

Quelques  tubes  gradués  de  construction  simple  et  un  petit  nombre 
de  réactifs  permettent  de  se  rendre  compte  immédiatement  de  la 
composition  qualitative  du  mélange  gazeux.  En  général,  ces  mé- 
langes recueillis  dans  l'eau,  autour  des  volcans,  sont  d'autant  plus 
complexes  et  d'autant  plus  riches  en  hydrogène  qu'ils  proviennent 
de  points  où  l'action  volcanique  est  plus  intense.  C'est  notamment 
ce  que  les  gaz  pris  à  Terceire  ont  offert  de  plus  saillant.  La  pré- 
sence de  l'hydrogène  libre  ou  de  ses  composés  les  plus  simples  dans 
les  produits  gazeux  d'une  telle  origine  est  un  fait  digne  du  plus 
haut  intérêt.  N'est-il  pas  merveilleux  de  voir  ce  gaz,  le  plus  léger 
de  tous  les  corps  connus,  sortir  des  profondeurs  du  sol?  Quelle 
force  puissante  l'y  a  enfermé?  Quelle  action  moléculaire  y  a  présidé 
à  la  naissance  de  ce  corps?  Les  propriétés  chimiques  de  l'hydrogène 
le  placent  à  la  tête  des  métaux,  à  côté  du  mercure  et  du  platine, 
dont  il  s'éloigne  tant  par  ses  qualités  physiques.  Le  fait  que  des 
gisemens  d'hydrogène  existent,  comme  ceux  des  métaux  propre- 
ment dits,  dans  les  entrailles  de  la  terre,  fait  qui  est  mis  en  évi- 
dence par  ces  dégagemens  gazeux  sous-marins,  vient  ici  confirmer 
les  inductions  hardies  des  chimistes;  il  tend  aussi  à  établir  une 
certaine  relation  entre  la  constitution  du  globe  terrestre  et  celle  du 
soleil,  qui,  d'après  les  découvertes  spectroscopiques,  est  un  im- 
mense réservoir  d'hydrogène.  De  pareils  rapprochemens  dépassent 
sans  doute  la  portée  du  fait  minime  où  l'imagination  en  puise  la 
source;  mais,  quelle  qu'en  soit  la  valeur  absolue,  ils  ne  doivent  pas 
être  dédaignés,  car  ils  ont  au  moins  le  mérite  certain  de  provoquer 
toute  une  suite  d'expériences  et  d'observations  nécessaires  pour  en 
vérifier  ou  pour  en  infirmer  l'exactitude. 


VOYAGE    AUX   AÇORES.  49 

II. 

L'excursion  nautique  dont  j'ai  esquissé  les  incidens  divers  et  les 
résultats  les  plus  évidens  étant  accomplie,  l'objet  principal  de  mon 
voyage  aux  Açores  se  trouvait  atteint.  Pour  compléter  l'exécution 
du  plan  que  je  m'étais  tracé  avant  mon  départ  de  France,  il  ne  me 
restait  plus  qu'à  entreprendre  paisiblement  l'exploration  géologi- 
que de  quelques-unes  des  îles;  mais,  le  bateau  à  vnpeiir  postal  ne 
faisant  qu'une  fois  par  mois  la  tournée  des  Açores,  je  me  vis  re- 
tenu pendant  près  de  quatre  semaines  encore  à  Terceire.  La  navi- 
gation à  voiles  entre  ces  îles  n'a  rien  de  régulier,  et  à  partir  de 
l'équinoxe  d'automne  jusqu'au  printemps  elle  est  sujette  à  des  dan- 
gers ou  au  moins  à  de  longues  interruptions.  Le  manque  de  refuges 
sur  la  plupart  des  côtes,  l'abondance  des  récifs,  la  profondeur  de 
la  mer  aux  abords  des  falaises,  la  fréquence  des  ouragans,  y  occa- 
sionnent de  nombreux  sinistres.  Il  n'est  point  rare  durant  la  mau- 
vaise saison  qu'une  embarcation  soit  détournée  bien  loin  de  son 
chemin  par  de  violens  vents  contraires.  Il  y  a  quelques  années, 
deux  frères  de  Santa-Maria,  qui  voulaient  transporter  des  provi- 
sions de  leur  île  à  San-Miguel,  furent  assaillis  par  un  vent  d'ouest 
si  fort  et  si  persistant  qu'ils  ne  trouvèrent  rien  de  mieux  que  de  se 
diriger  sur  Lisbonne.  Ils  arrivèrent  à  l'entrée  du  Tage  au  bout  de 
onze  jours  sans  que  la  tempête  leur  eût  laissé  un  moment  de  répit. 
Un  autre  bateau,  qui  allait  avec  une  charge  de  bois  de  San-Jorge 
à  Terceire,  fut  entraîné  par  l'action  combinée  des  vents  et  du  cou- 
rant de  l'une  des  ramifications  du  gidf-slreayn  et  rencontré  à  plus 
de  200  lieues  au  nord-ouest  des  Açores.  Le  cas  le  plus  singulier 
est  celui  d'un  juge  qui,  regagnant  Terceire  au  retour  de  sa  visite 
annuelle  à  Graciosa  et  San-Jorge,  fut  poussé  sur  les  côtes  du  Brésil, 
d'où  il  fut  ramené  à  Lisbonne;  de  là  il  revint  enfin  dans  ses  foyers, 
après  avoir  fait  une  tournée  bien  différente  de  celle  qu'il  avait  l'ha- 
bitude d'accomplir. 

Sur  les  neuf  îles  qui  composent  le  groupe  açorien,  Fayal  et  Ter- 
ceire seules  possèdent  des  baies  offrant  un  asile,  assez  peu  sûr 
d'ailleurs,  contre  les  vents  impétueux  qui  régnent  souvent  dans 
cette  région.  J'ai  été,  en  décembre  1867,  témoin  d'une  de  ces  tem- 
pêtes, et  je  frémis  encore  en  pensant  aux  désastres  qui  sont  arrivés 
sous  mes  yeux.  Le  bateau  à  vapeur  sur  lequel  je  me  trouvais  fut 
assailli  par  l'ouragan  à  la  tombée  de  la  nuit,  dans  la  baie  de  Horta, 
capitale  de  l'île  de  Fayal.  Les  bâtimens  d'un  faible  tonnage  qui 
étaient  à  l'ancre  furent  bientôt  enlevés  et  jetés  à  la  côte.  Près  de 
nous,  un  grand  trois-mâts,  qui  devait  partir  le  lendemain  pour  le 
TOME  cm.  —  IS^S.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Brésil  avec  un  convoi  d'émigrans,  résistait  cà  la  tempête  depuis  plu- 
sieurs heures  ;  attaché  par  de  fortes  chaînes  à  deux  ancres  solide- 
ment fixées,  il  semblait  défier  la  fureur  des  flots;  mais  son  tour  vint 
aussi,  et  nous  le  vîmes,  après  la  rupture  des  chaîues,  partir  comme 
une  flèche,  bondir  et  se  briser  contre  les  récifs  de  la  pointe  Espala- 
maca.  Notre  bateau  à  vapeur,  forcé  de  prendre  le  large,  se  trouva 
bientôt,  grâce  à  l'espèce  de  digue  protectrice  formée  par  l'île  de 
San-Jorge,  à  l'abri  des  mouvemens  violens  de  l'océan,  et  il  parvint 
sans  encombre  jusqu'à  Terceire.  Là,  de  nouvelles  épreuves  l'atten- 
daient. La  tempête  nous  suivait,  et  le  soir  même  de  notre  arrivée 
dans  le  port  d'Ângra  elle  s'y  manifestait  avec  une  violence  crois-^ 
santé.  Au  milieu  de  la  nuit,  le  bateau  à  vapeur  était  forcé  dere- 
chef de  céder  devant  la  puissance  des  flots,  et  obligé  de  fuir  en 
pleine  mer,  en  abandonnant  ses  ancres.  Le  lendemain  soir,  le  calme 
se  rétablissait  enfin,  et  nous  rentrions  dans  le  port  que  nous  avions 
quitté  la  veille;  mais  quel  lamentable  spectacle  s'y  offrait  aux  re- 
gards !  Le  terrible  vent  sud- ouest,  que  les  habitans  de  Terceire 
nomment  le  charpentier  à  cause  de  la  violence  irrésistible  avec  la- 
quelle il  brise  et  détruit  les  navires,  avait  passé  par  là  et  couvert  le 
port  d'épaves.  Des  planches  de  toutes  dimensions,  la  plupart  rom- 
pues, des  débris  de  meubles,  des  bouts  de  mâts,  flottaient  de 
toutes  parts.  Dix  ans  auparavant,  cette  fois  pendant  l'été,  au  mois 
d'août  1857,  il  y  avait  eu  aux  Açores  une  tempête  encore  plus  dé- 
sastreuse, dont  le  souvenir  est  resté  dans  la  mémoire  des  habitans 
de  l'archipel.  Non-seulement  les  navires  qui  se  trouvaient  dans  le 
voisinage  furent  engloutis  ou  mis  en  pièces,  mais  l'ouragan,  qui 
avait  tous  les  caractères  d'un  véritable  cyclone,  exerça  encore  les 
plus  épouvantables  ravages  dans  l'intérieur  des  îles. 

Pendant  le  mois  que  j'ai  passé  à  Terceire,  je  n'ai  vu  entrer  dans 
le  port  d'Angra  qu'une  seule  embarcation.  C'était  une  chaloupe  ve- 
nant de  San-Jorge,  qui  avait  profité  de  quelques  heures  de  vent 
favorable  pour  franchir  le  canal  qui  sépare  les  deux  îles.  Durant  ce 
mois,  des  bourrasques  répétées  ou  des  pluies  incessantes  rendaient 
également  pénibles  les  excursions  dans  l'intérieur  des  terres.  Les 
montagnes  du  centre  de  l'île  étaient  bieu  rarement  dégagées  de 
l'épaisse  enveloppe  de  nuages  gris  qui,  malgré  la  violence  du  vent, 
semblait  y  adhérer  avec  ténacité;  dans  la  zone  côtière,  les  averses 
multipliées  étaient  séparées  par  des  intervalles  où  le  soleil  brillait 
de  tout  son  éclat.  Yingt  fois  dans  une  journée  le  soleil  s'assombris- 
sait et  la  pluie  se  mettait  à  tomber,  puis,  aussitôt  le  grain  terminé, 
le  ciel  reprenait  sa  pureté,  et  des  arcs-en-ciel  d'une  beauté  in- 
comparable témoignaient  seuls  de  la  persistance  de  la  pluie  à 
quelque  distance. 

Aux  Açores,  la  température  ne  s'élève  guère  au-dessus  de  30  de- 


VOYAGE    AUX   AÇORES.  51 

grés  sur  les  bords  de  la  mer  pendant  les  mois  les  plus  chauds  de 
l'été,  et  le  plus  souvent  elle  ne  s'y  abaisse  pas  au-dessous  de  7, 
même  au  cœur  de  l'hiver.  Les  journées  où  le  thermomètre  monte 
au-dessus  de  26  degrés  et  celles  où  il  descend  au-dessous  de  10 
sont  véritablement  exceptionnelles  :  aussi  peut-on  dire  qu'il  règne 
dans  la  région  littorale  un  printemps  perpétuel;  mais  c'est* un 
printemps  éminemment  pluvieux  pendant  neuf  mois  de  l'année. 
Le  mode  de  construction  et  la  distribution  des  habitations  por- 
tent le  cachet  de  ces  conditions  climatériques;  aucune  précau- 
tion ne  paraît  prise  contre  des  chaleurs  trop  grandes  ni  contre 
des  froids  trop  intenses.  Il  n'existe  ni  cheminée  ni  aucun  autre 
moyen  de  chauffage  ;  la  cuisine  du  pauvre  se  fait  devant  la  porte 
lorsque  le  temps  est  beau,  et  au  milieu  même  de  l'habitation  quand 
il  pleut.  Gomme  il  n'existe  pas  de  plafonds,  la  fumée  sort  non-seu- 
lement par  les  ouvertures  normales  de  la  maison,  mais  encore 
par  les  interstices  des  tuiles  du  toit. 

En  revanche,  tout  indique  le  soin  extrême  que  l'on  a  pris  pour  se 
garantir  de  l'humidité.  Dans  les  maisons  de  la  classe  aisée,  les  rez- 
de-chaussée  sont  délaissés  comme  lieu  d'habitation.  Ils  servent 
d'écuries,  de  celliers,  de  magasins  et  aussi  de  boutiques  dans  les 
villes.  Les  pièces  du  premier  étage  sont  vastes  et  bien  aérées.  Une 
demeure  de  médiocre  apparence  possède  souvent  un  salon  de  15  ou 
20  mètres  de  long  et  large  en  proportion.  Les  papiers  de  tenture, 
que  l'humidité  détacherait  promptement  et  couvrirait  de  moisis- 
sures, sont  proscrits  :  les  murs  sont  simplement  blanchis  à  la  chaux; 
les  meubles  compliqués  et  délicats,  les  placages,  sont  remplacés  par 
des  objets  massifs  et  solides  qui  défient  toutes  les  influences  hygro- 
métriques. 

Bien  que  la  chaleur  de  l'été  soit  toujours  modérée,  et  que  des  brises 
rafraîchissanres  soufflent  sans  cesse  soit  de  la  terre  vers  la  mer,  soit 
en  sens  inverse,  néanmoins  l'abondance  de  l'humidité  répandue  dans 
l'air  augmente  la  fréquence  et  le  danger  des  insolations.  C'est  sans 
doute  un  des  motifs  pour  lesquels  on  a  conservé  l'usage  des  gril- 
lages en  bois  à  mailles  étroites,  qui  garnissent  encore  aujourd'hui 
la  plupart  des  fenêtres  et  des  balcons.  Dans  ces  treillis  peints  en 
vert  sont  encadrés  des  volets  carrés,  construits  de  la  même  ma- 
nière, qui  peuvent  être  soulevés  de  bas  en  haut  en  tournant  autour 
d'une  charnière  fixée  au  bord  supérieur.  Les  femmes  d'Angra  pas- 
sent une  grande  partie  de  la  journée  derrière  ces  châssis,  accrou- 
pies sur  des  nattes,  causant  ou  travaillant,  et  surtout  guettant  avec 
avidité  du  côté  de  la  rue  les  occasions  trop  rares  de  satisfaire  leur 
curiosité.  Dès  qu'un  étranger  chemine  sur  la  voie,  à  l'instant  les 
volets  se  soulèvent,  le  passant  subit  l'inspection  féminine;  puis, 
tout  le  long  de  son  trajet,  le  bruit  sec  que  font  les  châssis  en  re- 


52  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tombant  l'avertit,  sans  qu'il  ait  besoin  de  tourner  la  tête,  que 
l'examen  est  terminé.  L'usage  des  fenêtres  et  des  balcons  grillés 
est  probablement  une  coutume  importée  du  Portugal,  un  reste  de 
la  domination  mauresque  qui  s'est  conservé  parce  qu'il  était  con- 
forme aux  exigences  du  climat. 

C'est  sans  doute  à  la  même  origine  qu'il  faut  faire  remonter  cer- 
taines particularités  du  costume  et  du  genre  de  vie  des  femmes  de 
la  ville.  Reléguées  et  comme  cloîtrées  dans  la  maison,  elles  en  sont 
réduites  à  recevoir  à  domicile  la  visite  des  marchands  ou  à  faire 
exécuter  leurs  achats  au  dehors  par  l'intermédiaire  de  domestiques 
mâles.  Elles  ne  franchissent  guère  le  seuil  du  logis  que  pour  se 
rendre  à  l'église,  et  alors  elles  s'enveloppent  de  la  tête  aux  pieds 
d'un  ample  manteau  de  drap  noir  que  surmonte  un  immense  capu- 
chon soutenu  par  un  fanon  de  baleine.  Ordinairement  elles  sortent 
plusieurs  ensemble  et  se  glissent  silencieusement  à  la  file,  les  bords 
du  capuchon  serrés  de  manière  à  conserver  tout  juste  l'ouverture 
nécessaire  à  la  vision.  Les  plus  prudes  s'arrêtent  aussitôt  qu'un 
passant  du  sexe  masculin  s'avance  à  leur  rencontre  sur  le  même 
trottoir,  et  se  tiennent  immobiles,  la  face  tournée  contre  la  mu- 
raille voisine,  jusqu'à  ce  qu'on  les  ait  dépassées.  Ces  usages  sin- 
guliers ont  une  tendance  à  disparaître;  mais  à  Terceire,  où  les  in- 
fluences anglaise  et  américaine  pénètrent  peu,  et  où  les  vieilles 
traditions  portugaises  sont  encore  toutes-puissantes,  les  change- 
mens  de  mœurs  et  d'habitudes  se  font  beaucoup  moins  sentir  que 
dans  les  autres  îles  de  l'archipel. 

Le  manteau  de  drap  est  un  vêtement  cher,  que  n'ont  pu  natu- 
rellement adopter  à  aucune  époque  les  femmes  de  la  campagne.  A 
Terceire,  elles  sont,  pendant  la  semaine,  vêtues  d'un  corsage  et 
d'un  jupon  de  laine.  Sur  la  tête,  elles  portent  un  fichu  qui  s'at- 
tache au-dessous  du  menton,  et  par-dessus,  un  chapeau  rond  en 
feutre  noir.  Le  jupon  est  court  et  de  couleur  jaune  ou  grise;  il  est 
garni  au  bas  de  deux  ou  trois  larges  bandes  de  couleur  brillante. 
Les  jours  de  fête,  elles  endossent  en  plus  une  longue  jupe  en  mous- 
seline claire,  bordée  d'un  double  rang  de  falbalas.  L'étoffe  et  la 
forme  du  vêtement  surajouté  sont  évidemment  d'importation  an- 
glaise. Il  en  est  de  même  de  tartans  aux  couleurs  éclatantes  dont 
elles  se  couvrent  parfois  les  épaules.  Les  élégantes  seules  ne  mar- 
chent pas  nu-pieds;  leurs  chaussures  sont  des  espèces  de  sandales 
plates  retenues  par  des  lanières  de  cuir.  Celles  qui  les  portent  en 
paraissent  très  fières,  et  les  font  résonner  sur  les  cailloux  du  chemin. 

La  seule  partie  remarquable  du  costume  des  hommes  est  la  ca- 
puche [carapuça)  dont  ils  se  couvrent  la  tête.  C'est  une  sorte  de 
casquette  en  drap  foncé  qui  se  continue  eu  arrière  avec  un  épais 
collet  de  même  étoffe  retombant  sur  les  épaules,  et  que  prolonge  le 


VOYAGE    AUX    AÇORES,  53 

plus  souvent  en  avant  une  large  visière  très  saillante,  terminée  de 
chaque  côté  par  une  pointe  recourbée  en  haut.  Cette  capuche  met 
le  visage  et  le  cou  à  l'abri  des  rayons  du  soleil,  et  garantit  très  bien 
de  la  pluie  la  tête  et  toute  la  partie  supérieure  du  dos.  Il  est  im- 
possible d'imaginer  une  coiffure  mieux  adaptée  aux  conditions  cli- 
matériques  des  Açores. 

L'habitude  de  marcher  nu-pieds,  contre  laquelle  les  hygiénistes 
s'élèvent  avec  raison  quand  il  s'agit  des  contrées  froides  et  humides 
de  l'Europe  tempérée,  n'offre  véritablement  ici  aucun  inconvénient 
grave.  Le  terrain  est  tellement  accidenté  et  constitué  si  générale- 
ment de  détritus  volcaniques  poreux,  que  l'eau  des  pluies  s'écoule 
à  la  surface  des  laves  ou  s'enfonce  presque  immédiatement  dans  le 
sol.  Les  flaques  d'eau  stagnantes  sont  tout  à  fait  exceptionnelles;  les 
chemins  ne  sont  jamais  boueux.  Cependant  rien  de  tout  cela  n'ex- 
plique et  surtout  n'excuse  le  peu  de  soin  que  l'on  apporte  à  l'hy- 
giène des  enfans.  Dans  la  plupart  des  villages,  garçons  et  filles  ne 
portent,  jusqu'à  l'âge  de  six  à  sept  ans,  pour  tout  vêtement  qu'une 
chemise  plus  ou  moins  en  lambeaux,  beaucoup  même  sont  entière- 
ment nus.  Les  insolations  en  font  périr  un  grand  nombre.  En  voyant 
le  soin  extrême  avec  lequel  les  adultes  des  deux  sexes  cherchent  à 
se  préserver  de  l'humidité  et  du  rayonnement  direct  du  soleil,  on  a 
véritablement  peine  à  comprendre  l'incurie  dont  sont  victimes  les 
enfans  en  bas  âge. 

Pendant  les  mois  pluvieux  que  j'ai  passés  à  Terceire,  je  suis  resté 
aussi  peu  que  possible  dans  la  ville;  pourtant,  lorsque  de  gros 
nuages  gris  se  maintenaient  entassés  autour  des  sommets,  il  était 
impossible  de  diriger  des  excursions  fructueuses  du  côté  des  hau- 
teurs. Une  brume  épaisse  y  dérobait  aux  regards  les  objets  les  plus 
rapprochés,  une  pluie  fine  et  pénétrante  imbibait  très  vite  tous  les 
vêtemens,  et  dès  que  l'on  quittait  les  sentiers  à  demi  tracés  au  mi- 
lieu de  ces  solitudes,  on  était  exposé  à  de  grands  dangers,  tenant  à 
la  constitution  des  parties  superficielles  du  sol  et  à  la  nature  spé- 
ciale de  la  végétation  qui  les  recouvre.  Les  éruptions  volcaniques 
ont  répandu  dans  cette  région,  à  la  surface  du  terrain,  un  lit  de 
ponces  incohérentes  à  demi  décomposées  aujourd'hui  par  l'action 
de  l'humidité;  une  couche  de  sphagnum,  qui  parfois  atteint  plus 
d'un  mètre  d'épaisseur,  s'étend  au-dessus  comme  un  énorme  tissu 
feutré  toujours  imprégné  d'eau.  Rien  n'est  pénible  comme  de  mar- 
cher à  l'aventure  au  milieu  de  cette  végétation  spongieuse,  dans 
laquelle  on  enfonce  à  chaque  instant  jusqu'à  la  ceintuie;  mais  ce 
qui  y  rend  la  marche  périlleuse,  c'est  que  cette  mousse  tourbeuse 
cache  souvent  des  ravinemens  profonds  creusés  par  l'eau  dans  la 
ponce  sous-jacente.  Il  faut  avec  un  bâton  sonder  le  terrain  à  chaque 
pas,  sans  quoi  l'on  courrait  risque  de  tomber  subitement  dans  quel- 


Oa  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'une  de  ces  fissures  étroites  dont  rien  ne  dénote  extérieurement 
l'existence. 

Quand  on  est  obligé  de  renoncer  aux  excursions  dans  la  mon- 
tagne,, on  trouve  encore  près  de  la  côte  l'occasion  de  faire  plusieurs 
explorations  intéressantes.  Le  mont  Brazil,  vaste  cône  volcanique 
qui  se  dresse  à  l'entrée  du  port  d'Ângra,  mérite  notamment  d'ap- 
peler l'attention.  Un  isthme  étroit  le  rattache  à  la  ville,  et  donne 
accès  à  un  chemin  fortement  incliné  qui  conduit  à  une  forteresse 
adossée  à  la  base  du  mont.  On  franchit  une  poterne,  et,  si  l'on  con- 
tinue l'ascension  en  laissant  à  gauche  les  constructions  du  fort,  on 
arrive  sans  grande  difficulté  sur  le  rebord  du  cratère.  De  là,  les  re- 
gards plongent  au  fond  d'une  cavité  de  près  d'un  kilomètre  de  dia- 
mètre, entourée  d'une  crête  circulaire  échancrée  seulement  vers  le 
sud.  Les  points  culminans  de  l'enceinte  sont  à  209  mètres  d'alti- 
tude. Le  fond  du  cratère  présente  deux  dépressions  d'inégale  pro- 
fondeur, comme  si  le  volcan  avait  eu  deux  bouches  ayant  successi- 
vement fonctionné.  L'une  est  à  17li  mètres  d'altitude ,  l'autre  à 
hb  mètres  seulement.  Des  champs  de  maïs  occupent  la  partie  basse 
de  la  concavité;  des  milliers  d'amaryllis  garnissent  les  pentes  inté- 
rieures et  y  étalent  en  automne  la  splendide  parure  de  leurs  innom- 
brables corolles  roses.  Les  sentiars  sont  sablés  de  grains  vitreux  de 
péridot  aux  reflets  jaune-verdâtre  et  de  cristaux  noirs  de  pyroxène 
qui  scintillent  au  soleil.  Ce  riche  jardin,  dont  la  nature  fait  tous  les 
frais,  est  parfois  visité  par  un  ennemi  redoutable  :  des  bandes  de 
sauterelles  viennent  inopinément  s'y  abattre.  Amenées  du  littoral- 
africain  par  les  vents  du  sud-est,  elles  prennent  terre  sur  ce  pro- 
montoire avancé  et  y  portent  la  dévastation,  quelquefois  sans  se 
montrer  dans  la  banlieue,  pourtant  si  rapprochée,  de  la  ville 
d'Angra. 

Sur  les  parties  élevées  du  rebord  du  cratère,  la  roche  est  nue,  et 
montre  à  découvert  la  structure  intime  de  l'éminence.  Le  mont 
Brazil  est  le  produit  d'une  gigantesque  éruption  sous-marine  :  le 
cataclysme  auquel  il  doit  sa  naissance  s'est  produit  au  sein  des 
flots;  les  matières  incandescentes  vomies  par  le  volcan  ont  été  pro- 
jetées au  dehors  mélangées  avec  les  débris  du  sol  existant,  avec  les 
sables,  avec  les  coquilles  du  fond  de  la  mer.  Tous  ces  matériaux 
délayés  et  pétris  ensemble  ont  formé  en  retombant  une  sorte  de 
bouillie  aqueuse,  qui  s'est  entassée  couches  par  couches  autour  de 
son  point  d'émission,  s'y  est  desséchée,  solidifiée  avec  le  temps  et 
transformée  en  un  tuf  assez  compacte  pour  pouvoir  maintenant 
fournir  d'excellens  matériaux  de  construction.  La  montagne  est  à 
pic  de  tous  côtés  vers  la  mer;  les  vagues  la  battent  avec  fureur  pen- 
dant les  violens  ouragans  de  l'hiver  et  en  détachent  chaque  année 
de  volumineux  fragmens.  A  partir  du  niveau  de  la  mer  et  jusqu'à  la 


VOYAGE    AUX   AÇORES.  55 

crête  du  cône,  les  couches  de  tuf  entaillées  et  déchiquetées  forment 
comme  un  immense  rempart  décoré  de  bizarres  couleurs.  Quand  on 
contourne  extérieurement  en  bateau  le  pied  de  la  falaise,  on  frémit 
à  la  vue  de  la  texture  granuleuse  et  du  défaut  apparent  de  cohé- 
sion de  la  roche  qui  compose  le  massif.  Le  tuf  est  cependant  beau- 
coup plus  résistant  qu'on  ne  serait  tenté  de  le  croire;  les  pigeons 
ramiers,  fort  abondans  aux  Açores,  et  les  hirondelles  de  mer,  qui 
volent  en  bandes  nombreuses  aux  alentours  du  mont,  ne  craignent 
pas  de  confier  leurs  nids  aux  anfractuosités  de  l'escarpement. 

La  forteresse  qui  occupe  l'entrée  du  mont  du  côté  de  la  ville  a 
joué  à  deux  reprises  un  rôle  considérable  dans  l'histoire  du  Portu- 
gal. La  première  fois,  moins  d'un  siècle  après  la  découverte  de  l'île 
de  Terceire,  elle  a  servi  avec  éclat  de  suprême  refuge  à  l'indépen- 
dance nationale.  Le  prieur  de  Grato,  oucle  de  dom  Manuel,  le  der- 
nier roi,  s'y  maintint  trois  ans  contre  les  forces  de  son  redoutable 
compétiteur,  le  roi  d'Espagne  Philippe  II.  Le  prieur  avait  été  aidé 
par  les  flottes  de  l'Angleterre.  Le  secours  de  la  France  ne  lui  avait 
pas  non  plus  fait  défaut,  et  aujourd'hui  le  mont  Brazil  renferme 
dans  un  petit  fortin  en  ruines  un  curieux  témoignage  de  l'assistance 
donnée  par  notre  nation  au  dernier  défenseur  de  la  nationalité  por- 
tugaise. C'est  un  canon  en  bronze  admirablement  ciselé  et  orné  des 
chiffres  symboliques  du  roi  Henri  II  de  France  et  de  Diane  de  Poi- 
tiers. La  longueur  totale  de  la  pièce  est  de  2'", 80,  l'embouchure  a 
de  15  à  16  centimètres  de  diamètre.  Autour  de  la  bouche  s'enroule 
une  guirlande  saillante  de  fleurs  et  de  feuillages;  à  la  face  supé- 
rieure se  présente  une  H  enlacée  avec  le  double  D  de  Diane,  puis 
des  fleurs  de  lis  et  des  H  semées  en  quinconces  sur  toute  l'étendue 
du  bronze  jusqu'aux  tourillons.  La  culasse  porte  une  grande  H  sur- 
montée de  la  couronne  royale,  et  en  arrière  un  croissant  entre 
deux  arcs  tendus  par  des  cordes  dont  les  bouts  dénoués  figurent 
des  bois  de  cerf. 

Le  second  événement  mémorable  dont  la  forteresse  du  Brazil  a 
été  le  point  de  départ  n'est  autre  que  la  révolution  qui  en  1833  a 
replacé  sur  le  trône  de  Portugal  la  dynastie  aujourd'hui  régnante. 
Dom  Miguel,  nommé  en  1826  régent  du  royaume  au  nom  de  sa 
nièce  dona  Maria,  était  parvenu  au  bout  de  deux  ans  à  la  supplan- 
ter et  à  s'emparer  du  pouvoir  absolu.  Soutenu  par  le  clergé  et  par 
la  noblesse  du  pays,  il  avait  dans  les  provinces  du  continent  dompté 
tous  les  obstacles  et  ioiposé  son  autorité  à  la  plupart  des  posses- 
sions insulaires  du  Portugal.  Seul  de  toute  l'armée,  un  régiment  de 
chasseurs  en  garnison  à  Terceire  refusa  de  reconnaître  l'usurpa- 
teur. L'un  des  propriétaires  les  plus  influens  de  l'île,  descendant 
des  anciens  capitaines  donataires  de  Terceire,  appuya  la  résistance 
de  l'autorité  de  son  nom,  de  sa  fortune  et  de  sa  haute  intelligence. 


56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Bientôt  arrivèrent  une  multitude  de  proscrits  ou  d'hommes  fuyant 
le  régime  qui  pesait  sur  la  mère-patrie.  De  nombreux  volontaires 
affluèrent  en  outre  de  France  et  d'Angleterre,  attirés  par  le  désir  de 
soutenir  la  cause  libérale.  Au  bout  de  quelques  mois,  lorsque 
la  flotte  de  dom  Miguel,  armée  de  nombreux  canons,  portant 
3,000  hommes  de  débarquement,  vint  tenter  une  descente  à  l'ex- 
trémité nord-est  de  l'île,  elle  trouva  150  de  ces  hommes  intrépides 
retranchés  dans  trois  petites  redoutes  à  demi  ruinées,  garnies  seu- 
lement de  sept  mauvaises  pièces  d'artillerie  qui  défendaient  la  rade 
de  Praya.  L'une  des  redoutes  fut  enlevée,  les  deux  autres  tinrent 
bon,  et  les  assaillans,  accablés  par  le  feu  meurtrier  que  dirigeaient 
sur  eux  les  libéraux  embusqués  derrière  les  roches  et  les  buissons 
des  collines  voisines,  durent  se  rembarquer  après  avoir  perdu  beau- 
coup de  monde.  Tel  fut  le  premier  acte  sanglant  de  la  lutte  qui  de- 
vait aboutir,  après  bien  des  péripéties,  à  la  chute  du  parti  absolu- 
tiste en  Portugal. 

Le  mont  Brazil,  malgré  le  volume  considérable  des  fragmens  qui 
en  ont  été  détachés  par  la  mer,  possède  encore  sa  forme  conique 
primitive  ;  la  position  qu'il  occupe  dans  le  voisinage  immédiat  de 
la  côte  semble  avoir  ralenti  l'action  destructive  des  flots.  A  quel- 
ques kilomètres  plus  loin  vers  l'est,  les  deux  îlots  de  Cabras,  si- 
tués en  face  du  rivage  méridional  de  l'île  de  Terceire,  représentent 
l'état  de  démolition  bien  plus  avancé  d'un  amas  volcanique  de  com- 
position analogue.  Ces  îlots  sont  éloignés  de  la  côte  de  quelques 
centaines  de  mètres;  le  plus  considérable  s'élève  à  160  mètres  en- 
viron au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Au  premier  abord,  on  n'y 
voit  que  des  massifs  de  tuf  entièrement  irréguliers,  dont  les  vagues 
désagrègent  et  enlèvent  capricieusement  chaque  jour  quelques  par- 
celles; cependant,  si  on  les  examine  avec  plus  d'attention,  on  re- 
connaît que  non-seulement  ils  sont  composés  l'un  et  l'autre  des 
mêmes  élémens,  mais  que  les  mêmes  couches  de  tuf  s'y  retrouvent 
à  la  même  hauteur,  stratifiées  en  lits  minces  et  disposées  comme 
dans  les  massifs  volcaniques  de  formation  moderne.  On  peut  encore 
distinguer  la  partie  du  cône  que  représente  chaque  îlot  et  déter- 
miner l'emplacement  du  centre  du  cratère  dont  ils  sont  les  der- 
niers restes.  Les  assises  de  tuf  qui  les  composent ,  inclinées  de 
toutes  parts  vers  ce  point  central ,  se  relèvent  tout  alentour  jus- 
qu'aux points  où  s'élevait  primitivement  la  crête  circulaire  de  l'en- 
ceinte, et  s'abaissent  ensuite  vers  l'extérieur  à  partir  de  cette  limite. 

Malgré  l'état  avancé  de  destruction  de  cet  appareil  volcanique, 
on  peut  affirmer  que,  dans  l'origine  de  sa  production,  le  rebord 
circulaire  du  cratère  présentait  en  deux  points  opposés  des  dépres- 
sions marquées;  la  mer  n'a  fait  qu'agrandir  ces  échancrures  de 
manière  à  séparer  en  définitive  le  cône  en  deux  moitiés  dont  l'iné- 


VOYAGE    AIX    ACORtS.  57 

galité  tient  principalement  à  la  direction  dominante  des  courans 
marins  locaux.  La  raison  d'une  telle  disposition  initiale  se  trouve 
dans  le  caractère  particulier  que  présente  le  mode  d'ouverture  du 
sol  au  début  de  chaque  éruption.  En  effet,  la  fente  par  laquelle  jail- 
lissent les  gaz,  les  vapeurs,  les  cendres,  les  matières  incandes- 
centes, est  constamment  une  fissure  étroite  à  peu  près  rectiligne, 
dont  la  longueur  est  extrêmement  variable.  Aux  premiers  momens 
de  l'explosion,  toutes  les  parties  de  l'ouverture  donnent  issue  aux 
matériaux  éruptifs,  mais  bientôt  l'action  se  concentre  en  un  ou 
plusieurs  endroits  de  la  fissure.  Tandis  que  la  portion  inactive  de 
la  crevasse  se  comble  peu  à  peu  par  l'effet  des  déjections  et  des 
éboulemens,  les  points  où  la  fente  est  restée  béante  s'élargissent  et 
finissent  par  prendre  l'apparence  d'autant  d'orifices  arrondis ,  en- 
tourés chacun  d'un  amas  circulaire  formé  par  les  matières  qu'ils 
ont  eux-mêmes  rejetées.  La  double  dépression  du  rebord  corres- 
pond à  la  direction  de  la  fissure  primitive  de  l'éruption  :  ce  sont  les 
points  faibles  de  cette  sorte  de  fortification  naturelle;  c'est  par  là 
que  la  mer  en  sape  tout  d'abord  les  fondemens,  lorsqu'ils  sont  ex- 
posés à  la  furie  des  flots.  L'intervalle  qui  se  produit  entre  les  frag- 
mens  séparés  ainsi  est  quelquefois  très  petit,  et  ne  forme  souvent 
qu'une  sorte  de  canal  élargi  seulement  en  son  milieu. 

Les  îlots  de  Cabras  doivent  à  cette  configuration  spéciale  d'avoir 
été  le  théâtre  d'une  lutte  navale  singulière  pendant  la  guerre  ci- 
vile des  Ltats-Unis.  Un  navire  anglais,  qui  portait  de  la  contrebande 
de  guerre  destinée  aux  états  du  sud,  se  trouvait  poursuivi  près  de 
Terceire  par  \q  Kersage ,  bâtiment  de  guerre  américain,  le  même 
qui  quelques  mois  plus  tard  coulait  en  vue  de  Cherbourg  le  trop 
fameux  corsaire  Y Alabama.  Près  d'être  atteint,  il  eut  l'idée  de  pro- 
fiter de  la  disposition  des  récifs  de  Cabras  pour  éviter  d'être  pris 
immédiatement.  Plus  petit  et  plus  élancé  que  son  adversaire,  il 
pouvait  passer  entre  les  deux  débris  du  cône  que  le  Kersage  était 
obligé  de  contourner.  Il  eut  ainsi  le  temps  de  se  débarrasser  des 
munitions  qu'il  transportait ,  et  ne  se  laissa  prendre  que  quelques 
heures  plus  tard,  alors  qu'il  ne  contenait  plus  rien  de  suspect. 

Les  cônes  volcaniques  assez  nombreux  qui  s'observent  dans  l'in- 
térieur de  l'île  ne  ressemblent  à  ceux  du  bord  de  la  côte  que  par  la 
configuration  générale;  l'aspect  des  élémens  qui  composent  les  uns 
et  les  autres  est  essentiellement  différent.  Si  l'eau  joue  un  très 
grand  rôle  dans  toutes  les  éruptions,  elle  intervient  naturellement 
en  moindres  proportions  dans  celles  qui  ont  lieu  hors  du  contact  de 
la  mer.  Dans  ce  cas,  le  bain  de  matière  en  fusion  est  encore  traversé 
par  des  gaz  et  des  vapeurs;  mais  ici  plus  de  refroidissement  brus- 
que par  suite  du  contact  de  l'eau  ambiante,  plus  de  modification 
instantanée  des  fragmens  pierreux  entraînés.  Les  vapeurs  chauffées 


58  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  une  très  haute  température  se  comportent  alors  comme  des  gaz  ; 
tous  ces  fluides  bouillonnent  ensemble  au  travers  de  la  masse  en 
fusion,  et  à  chaque  explosion  ils  en  projettent  des  portions  sous  la 
forme  d'une  épaisse  colonne  de  fumée  qui  la  nuit  devient  une  gerbe 
étincelante.  Les  débris  qui  retombent  et  viennent  en  s'entassant 
constituer  le  contour  saillant  du  cratère  sont  des  scories  sèches  qui 
se  présentent  tantôt  en  fragmens  volumineux,  tantôt  en  petits  grains 
bizarrement  contournés,  tantôt  réduites  en  une  poudre  fine,  gri- 
sâtre, semblable  à  de  la  cendre.  L'apparence  de  ces  déjections  dé- 
pend beaucoup  de  la  composition  chimique  de  la  matière  qui  les 
constitue. 

Les  laves  des  diverses  régions  volcaniques  se  ressemblent  par 
certains  caractères  physiques  extérieurs.  Toutes  sont  plus  ou  moins 
vitreuses,  parce  qu'elles  sont  produites  par  voie  de  fusion,  et  qu'elles 
subissent  une  solidification  rapide;  toutes  sont  huileuses,  parce 
qu'au  moment  où  elles  sont  sorties  des  entrailles  da  sol  à  l'état  d'un 
liquide  visqueux,  les  gaz  et  les  vapeurs  qu'elles  recelaient  dans 
leur  masse  se  sont  dilatés,  et  se  sont  creusé  des  cellules  à  parois 
arrondies. 

D'autres  qualités  physiques  moins  importantes  sont  communes 
encore  à  toutes  les  laves;  mais  ce  qui  les  rehe  surtout  entre  elles, 
ce  sont  des  similitudes  plus  intimes.  L'examen  microscopique  y  ré- 
vèle l'existence  des  mêmes  composés  minéralogiques,  et  l'analyse 
y  fait  reconnaître  les  mêmes  élémens  chimiques.  La  silice,  l'alu- 
mine, la  potasse,  la  soude,  la  chaux,  la  magnésie  et  le  protoxyde 
de  fer  sont  les  substances  fondamentales  que  l'on  y  retrouve  tou- 
jours en  proportions  très  variables.  La  ponce  blanche,  que  le  moindre 
souffle  de  vent  soulève  et  transporte,  et  le  basalte  noirâtre,  lourd 
et  compacte  comme  un  minerai  de  fer,  sont  des  produits  volcani- 
ques bien  différens  d'aspect,  et  pourtant  composés  des  mêmes  élé- 
mens constitutifs.  De  faibles  variations  dans  la  proportion  relative 
des  corps  intégrans  entraînent  une  véritable  transformation  dans 
plusieurs  des  propriétés  de  la  roche.  Quelques  centièmes  de  silice 
en  plus  ou  en  moins  dans  la  composition  d'une  lave  en  changent 
complètement  la  coloration,  la  densité,  la  fusibilité.  Il  suffit  de 
connaître  la  quotité  de  silice  possédée  par  une  quelconque  de  ces 
matières  pour  pouvoir  en  déduire  les  conséquences  les  plus  inté- 
ressantes sur  l'ensemble  de  ses  caractères.  Une  lave  est-elle  riche 
en  silice,  on  sait  immédiatement  qu'elle  contient  de  fortes  quan- 
tités de  potasse  ou  de  soude,  et  qu'elle  est  pauvre  en  chaux,  en 
magnésie,  en  oxyde  de  fer;  on  sait  en  outre  qu'elle  est  le  plus 
souvent  de  couleur  claire,  quelquefois  même  entièrement  blanche, 
que  le  poids  spécifique  en  est  faible,  et  qu'elle  est  peu  fusible; 
comme  elle  ne  se  maintient  liquide  qu'à  une  très  haute  tempe- 


VOYAGE   AUX    AÇOKES.  59 

rature,  elle  était  à  peine  fluide  au  moment  cle  sa  sortie,  et  s'est 
a  moncelée  sur  l'orifice  même  dont  elle  était  issue.  Quand  ces  sortes 
de  laves  se  sont  répandues  à  quelque  distance  de  leur  point  d'émer- 
gence, c'est  toujours  en  coulées  volumineuses.  Grâce  à  l'extrême 
viscosité  du  liquide  imparfait  qu'elles  constituaient,  elles  retiennent 
souvent  captives,  après  leur  solidification,  les  matières  volatiles 
qu'elles  ont  apportées  avec  elles.  Dans  d'autres  cas  cependant,  les 
gaz  et  les  vapeurs  inclus  dans  la  masse  fondue  triomphent  de  la 
résistance  que  celle-ci  leur  oppose,  et  alors  ont  lieu  des  explosions 
d'autant  plus  formidables  qu'elles  ont  été  plus  fortement  réprimées. 
C'est  dans  de  telles  conditions  que  se  produisent  ces  immenses  pro- 
jections de  ponces  et  de  cendres  gris-clair  qui  couvrent  des  contrées 
entières,  et  dont  les  vents  transportent  les  parties  les  plus  ténues  à 
plusieurs  centaines  de  lieues.  Les  laves  riches  en  silice  sont  géné- 
ralement rudes  au  toucher,  ce  qui  tient  à  ce  qu'au  moment  de  leur 
consolidation  elles  laissent  souvent  échapper  des  myriades  de  bulles 
microscopiques  de  gaz  et  de  vapeurs,  et  se  montrent  alors  criblées 
d'une  infinité  de  petites  cellules  qui  rendent  la  surface  âpre  et  gre- 
nue. C'est  cette  particularité  de  structure  fréquente  dans  les  pro- 
duits volcaniques  de  cette  catégorie  qui  leur  a  valu  le  nom  géné- 
rique de  laves  trachytiques  (âpres  au  toucher). 

Au  contraire,  les  laves  pauvres  en  silice  contiennent  beaucoup 
d'oxyde  de  fer,  de  chaux,  de  magnésie,  peu  de  soude  et  encore 
moins  de  potasse;  elles  possèdent  une  couleur  foncée,  sont  très 
denses  et  fondent  avec  facilité.  On  les  désigne  sous  la  dénomina- 
tion commune  de  laves  basaltiques.  En  raison  de  leur  fluidité  très 
grande,  au  lieu  de  s'entasser  sur  place  quand  elles  sont  rejetées 
abondamment,  elles  s'écoulent  et  descendent  le  long  des  pentes 
sous  la  form3  de  longs  rubans  de  feu  étroits  et  minces,  ou  s'étalent 
en  nappes,  si  le  terrain  n'offre  qu'une  faible  déclivité.  Lorsque  les 
coulées  possèdent  une  épaisseur  de  quelques  mètres,  elles  se  refroi- 
dissent et  se  solidifient  promptement  dans  leurs  parties  superfi- 
cielles, tandis  que  l'intérieur  de  la  masse  conserve  d'ordinaire  très 
longtemps  sa  limpidité.  11  se  forme  donc  une  sorte  de  gaîne  pier- 
reuse remplie  de  matière  en  fusion;  mais  il  est  rare  que  l'étui  ainsi 
engendré  possède  la  solidité  suffisante  pour  garder  son  intégrité; 
dans  la  plupart  des  cas,  il  se  divise  en  une  mosaïque  irrégulière 
dont  les  pièces  se  disjoignent  aussitôt  par  l'effet  des  mouvemens 
du  liquide  sous-jacent.  Les  fragmens  scoriacés  qui  en  résultent  sont 
charriés  à  la  surface  du  courant  incandescent,  et  se  déposent  peu  à 
peu  sur  les  flancs,  à  l'extrémité  terminale  de  la  coulée,  et  s'y  entas- 
sent en  moraines  analogues,  à  certains  égards,  à  celles  des  glaciers. 

Un  cas  moins  fréquent  est  celui  où  l'enveloppe  solide  d'une  cou- 
lée persiste  sans  se  rompre,  et  se  maintient  continue  au-dessus  du 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

flot  brûlant  qu'elle  revêt.  Quelquefois,  pendant  de  longs  mois,  la 
matière  embrasée  conserve  intérieurement  sa  fluidité,  alors  que 
tout  est  refroidi  à  la  surface  externe  de  la  coulée.  On  marche  impu- 
nément sur  les  dalles  noirâtres  de  cette  chaussée  inégale,  au-des- 
sous de  laquelle  la  lave  fondue  rampe  comme  un  long  serpent  de 
feu.  Çà  et  là  des  bouffées  de  gaz  chaud  et  des  vapeurs  acides,  se 
dégageant  de  quelque  crevasse,  révèlent  seules  la  haute  tempéra- 
ture qui  existe  à  quelques  décimètres  de  profondeur.  Cependant  la 
coulée  progresse  encore  à  son  extrémité  terminale;  l'immense  poids 
de  la  matière  fondue  intérieure  pèse  de  ce  côté  contre  l'obstacle 
qu'elle  s'est  créé  à  elle-même,  elle  repousse  devant  elle  les  blocs 
amoncelés,  et  chemine  mystérieusement  enveloppée  par  la  cara- 
pace qu'elle  se  fait  au  fur  et  à  mesure  qu'elle  avance.  Dans  les  com- 
mencemens  de  l'éruption,  l'orifice  en  communication  avec  le  foyer 
souterrain  fournit  incessamment  la  matière  destinée  à  remplacer 
celle  qui  s'écoule,  et  le  boyau  de  lave  reste  rempli;  mais  enfin  l'é- 
mission de  nouveaux  matériaux  s'arrête,  le  mouvement  de  la  lave 
fondue  n'en  continue  pas  moins  dans  l'intérieur  du  conduit;  la  par- 
tie supérieure  de  la  coulée  se  vide,  la  partie  moyenne  se  creuse  à 
son  tour,  et  il  reste  en  définitive  une  sorte  de  tunnel  dans  lequel  on 
peut  pénétrer  lorsque  le  refroidissement  est  complet.  On  se  fera 
facilement  une  idée  du  mécanisme  qui  préside  à  la  production  de 
ces  galeries,  si  l'on  se  reporte  par  la  pensée  à  ce  qui  a  lieu  dans 
les  pays  froids  lorsque  l'eau  d'un  canal  est  retenue  immobile  par 
un  barrage  au  moment  des  rigueurs  de  l'hiver.  La  surface  du  cours 
d'eau  se  couvre  d'une  couche  de  glace;  au-dessous  s'étend  et  som- 
meille une  masse  aqueuse  encore  fluide.  Si  l'on  pratique  alors  une 
ouverture  à  la  base  de  l'écluse,  l'eau  s'échappe,  et  la  nappe  de 
glace,  si  elle  est  assez  épaisse  et  assez  adhérente  aux  parois  du  ca- 
nal, conserve  la  position  qu'elle  occupait  et  se  maintient  sous  la 
forme  d'un  plafond  hérissé  de  stalactites  au-dessus  du  vide  laissé 
par  l'écoulement  du  liquide. 

Les  tunnels  de  lave  sont  très  communs  aux  Açores;  quelques- 
uns  sont  courts  et  peu  élevés,  d'autres  ont  plus  de  1  kilomètre  de 
long,  et  souvent  sont  larges  et  hauts  de  plusieurs  mètres.  L'un  des 
plus  beaux  se  voit  à  l'entrée  du  plateau  montagneux  qui  domine  la 
ville  d'Angra  du  côté  de  l'est.  On  y  descend  par  un  orifice  étroit 
dû  à  un  éboulement  accidentel.  Après  avoir  marché  quelques  pas  au 
milieu  des  décombres,  on  se  trouve  dans  une  galerie  presque  régu- 
lière, large  d'environ  10  mètres,  haute  de  5  à  6,  dont  la  voûte  à 
demi  cintrée  est  garnie  de  stalactites  noirâtres  qui  pendent  trans- 
versalement comme  de  sombres  draperies  à  bords  festonnés.  Les 
parois  latérales  sont  sillonnées  de  nombreuses  moulures  légèrement 
inclinées  suivant  la  pente  du  sol  et  se  reproduisant  avec  exact!- 


VOYAGE    AUX   AÇORES.  61 

tude  à  la  même  hauteur  des  deux  côtés  du  souterrain.  Ces  saillies 
correspondent  aux  temps  d'arrêt  subis  par  la  surface  de  la  lave 
fondue  pendant  son  mouvement  de  progression;  elles  sont  plus  ou 
moins  accentuées  suivant  la  durée  du  stationnement  de  la  lave. 
Quelques-unes,  finement  tracées,  semblent  l'œuvre  d'un  burin 
délicat,  d'autres  affectent  la  forme  d'entablemens  épais  à  surface 
supérieure  plane  et  à  face  inférieure  concave.  On  marche  sur  un 
plancher  presque  uni,  représentant  le  dernier  ruisseau  de  lave 
qui  a  circulé  dans  la  galerie;  des  plis  peu  saillans,  à  convexité 
tournée  vers  la  partie  déclive  du  terrain,  y  attestent,  la  consistance 
pâteuse  et  la  demi-solidification  qu'offrait  la  matière  du  courant 
vers  la  fin  de  l'écoulement.  Ici  et  là,  on  trouve  à  terre  des  petits 
tas  de  lave  agglutinés  et  bizarrement  contournés  qui  ont  dégoutté 
en  filamens  visqueux  des  stalactites  de  la  voûte.  Une  grande  humi- 
dité règne  dans  toute  l'étendue  de  ces  souterrains.  Les  roches  des 
parois  sont  fendillées;  l'eau  suinte  ou  ruisselle  de  chacune  des  cre- 
vasses. Le  tunnel  de  lave  fait  l'office  d'un  immense  tuyau  de  drai- 
nage; il  soutire  et  reçoit  l'excès  d'humidité  du  terrain  superposé. 
Dans  celui  du  haut  plateau  de  l'île  de  Terceire,  l'eau  est  tellement 
abondante  qu'elle  forme  un  gros  ruisseau  dont  le  débit  suffit  pour 
mettre  en  mouvement  les  roues  des  moulins  à  blé  de  la  ville 
d'Angra. 

Les  eaux  qui  alimentent  ce  courant  proviennent  d'un  vaste  champ 
de  laves  en  partie  désagrégées  par  l'humidité,  envahies  par  les  li- 
chens et  les  mousses  et  à  demi  cachées  par  les  broussailles  qui 
poussent  dans  les  intervalles.  Une  ceinture  continue  de  rochers  tra- 
chytiques  grisâtres,  divisés  en  prismes  verticaux,  environne  cet  es- 
pace au  sud  et  à  l'ouest  ;  du  côté  du  nord  se  dresse  une  suite  d'a- 
mas arrondis  de  scories  basaltiques,  les  uns  nus  et  arides,  comme 
s'ils  dataient  d'hier,  les  autres  enveloppés  d'une  épaisse  végétation. 
Le  tout  forme  une  sorte  de  cirque  incomplet  de  plus  de  3  kilomè- 
tres de  diamètre,  dont  l'ouverture  tournée  vers  l'est  est  encore  à 
demi  obstruée  par  plusieurs  cônes  d'éruption.  C'est  là  ce  qu'on 
nomme  le  Caldeirad  ou  grande  caldeira  de  Terceire.  L'examen  géo- 
logique des  diverses  parties  de  ce  large  enclos  démontre  qu'elles 
ont  été  successivement  édifiées  et  permet  de  rétablir  en  partie  l'his- 
toire des  révolutions  dont  ces  lieux  ont  été  le  théâtre.  Les  laves 
trachytiques  ont  été  les  premières  épanchées  et  ont  formé  proba- 
blement dans  l'origine  un  dôme  moniagneux  d'où  sont  sorties  les 
coulées  massives  qui  descendent  en  bourrelets  tortueux  sur  les  ver- 
sans  extérieurs.  Un  effondrement  subit  a  entaillé  cet  amas  et  dé- 
coupé verticalement  dans  les  roches  un  gouffre  bordé  du  côté  du 
sud  par  les  colonnades  visibles  encore  aujourd'hui.  L'abîme  était 
béant  du  côté  du  nord.  C'est  là  que  les  éruptions  postérieures  ont 


62  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

établi  leur  siège;  c'est  là  qu'elles  ont  principalement  entassé  leurs 
déjections,  élevant  des  collines  de  fines  scories  de  700  à  800  mètres 
de  hauteur  et  déversant  des  torrens  de  lave  balsatique  qui  ont  com- 
blé et  nivelé  la  cavité  de  l'effondrement. 

III. 

Cette  région  complètement  inculte  est  dépourvue  de  grands 
arbres,  mais  couverte  d'une  véritable  forêt  d'arbrisseaux.  Des 
bruyères  de  2  à  3  mètres  de  haut  y  élèvent  leurs  troncs  noueux 
couronnés  de  fleurs  rosées;  les  rameaux  grêles,  mais  robustes, 
des  myrsines  [^nyrsine  retiisa)  forment  des  touffes  épaisses  d'un 
vert  foncé;  le  laurier  des  Açores  [persea  azorica)  se  distingue  au 
milieu  de  cette  verdure  à  frondes  étroites  par  l'ampleur  de  ses 
feuilles,  qui  dans  l'automne  prennent  de  magnifiques  teintes  rou- 
geâtres;  enfin  l'arbre  essentiellement  açorien,  le  faya  {myrica 
faya),  abonde  encore  dans  ces  lieux  sauvages  malgré  la  guerre 
incessante  que  lui  fait  la  cognée  du  bûcheron.  Des  myrtilles,  des 
polygala,  certaines  espèces  de  thym,  fleurissent  au  pied  des  ar- 
bustes. Les  fougères  se  plaisent  aussi  sur  ce  sol  enveloppé  presque 
toujours  d'une  brume  protectrice;  les  unes,  comme  le  trichomanes 
speciosum^  cachent  leur  délicate  et  transparente  végétation  sur  la 
paroi  des  fontaines;  plusieurs  tapissent  de  leurs  folioles  élégamment 
découpées  les  anfractuositès  des  rochers,  d'autres  se  déploient  en 
larges  panaches  sur  le  bord  des  ravins.  L'une  des  plus  belles,  le 
tmodivardia  radicam,  possède  des  feuilles  qui  atteignent  jusqu'à 
3  mètres  de  long,  et  qui  près  de  leur  extrémité  présentent  un 
bourgeon  capable  de  fournir  de  nouvelles  racines  et  de  nouvelles 
pousses  aériennes.  Enfin  d'épais  gazons  de  graminées  et  de  cypé- 
racées  s'étendent  partout  où  les  sphagnums  n'ont  pas  conquis  le 
terrain  et  étouffé  les  plantes  phanérogames  sous  leur  feutrage 
spongieux. 

Le  lapin  et  le  furet  sont  les  seuls  mammifères  qui  vivent  à  l'état 
complètement  sauvage  dans  cette  solitude  :  encore  sont-ils  d'in- 
troduction européenne;  mais  on  y  mène  paître  de  nombreux  trou- 
peaux de  chèvres,  et  l'on  y  laisse  errer  en  liberté  des  petits  tau- 
reaux au  pelage  noir,  à  l'œil  vif,  à  l'allure  farouche,  dont  la 
rencontre  au  coin  d'un  hallier  pourrait  être  fort  désagréable.  Ces 
animaux  sont  destinés  à  figurer  dans  les  fêtes  populaires,  si  chères 
aux  peuples  de  la  péninsule  ibérique.  Leur  sauvagerie  les  rend 
tout  à  fait  propres  à  un  tel  rôle.  Aux  Açores,  ces  sortes  de  spec- 
tacles ont  été  conservés  et  ont  encore  le  don  d'intéresser  la  popu- 
lation, quoiqu'ils  ne  soient  plus  qu'une  ombre  des  scènes  sangui- 
naires qui  passionnent  si  vivement  les  Espagnols.  Dans  les  villages 


ï 


VOYAGE    AUX    AÇORES.  65 

de  l'île  de  Terceire,  où  ces  amusemens  sont  fréquens,  le  taureau, 
lâché  sur  la  place  publique,  est  attaché  à  un  long  câble  que  re- 
tiennent cinq  ou  six  individus  masqués  et  bizarrement  costumés; 
ses  cornes  sont  garnies  de  tampons.  Dans  cet  état,  il  ne  peut  guère 
que  culbuter  quelques-uns  des  assistans  et  les  rouler  dans  la  pous- 
sière. Pour  lui,  il  reçoit  de  fortes  volées  de  coups  de  bâton.  Quand 
on  le  juge  suffisamment  roué,  on  l'entraîne  hors  du  lieu  de  la  lutte, 
et  on  le  renvoie  au  pâturage  sans  autre  accident. 

Les  bœufs  de  la  même  race,  soumis  au  joug,  se  montrent  assez 
dociles.  On  les  attelle  â  des  chariots  dont  la  forme  rappelle  celle 
des  chars  antiques.  Les  roues  de  ces  lourds  véhicules  ont  environ 
1  mètre  de  diamètre;  elles  sont  composées  de  pièces  de  bois  pleines 
et  garnies  sur  la  circonférence  de  grosses  têtes  de  clous  coniques. 
L'essieu  et  les  moyeux  sont  ea  bois.  A  chaque  tour  de  roue,  les 
moyeux,  qu'on  évite  à  dessein  de  graisser,  font  entendre  les  grince- 
mens  les  plus  dissonans;  les  gens  du  pays  prétendent  que  les 
bœufs  refuseraient  d'avancer,  s'ils  n'entendaient  cette  singulière 
musique.  Quand  le  chariot  est  débarrassé  de  sa  charge,  le  paysan 
qui  le  conduit  se  hâte  d'y  monter,  et  s'y  tient  debout  dans  la  pose 
d'un  triomphateur  romain.  L'aiguillon  sur  lequel  il  s'appuie  est  une 
forte  baguette  terminée  par  un  bout  de  corne  noire  surmonté  d'une 
petite  pointe  de  fer  et  incrusté  d'ornemens  de  cuivre  ou  d'argent. 
Un  autre  instrument  que  les  campagnards  des  Açores  portent  en- 
core plus  volontiers  est  la  faux  à  broussailles  {fonce  roçadoura), 
long  bâton  solide  dont  l'extrémiié  est  garnie  d'une  forte  serpe  et 
d'un  crochet.  A  diverses  reprises,  l'aiguillon  et  la  faux  ont  été  entre 
les  mains  des  paysans  des  armes  dangereuses,  dont  les  anciennes 
administrations  ont  cru  devoir,  sous  des  peines  sévères,  réglemen- 
ter la  forme  et  la  longueur;  mais  aujourd'hui  les  mœurs  des  Aço- 
riens  se  sont  assez  adoucies  pour  que  de  telles  précautions  soient 
devenues  tout  à  fait  inutiles.  Le  seul  acte  répréhensible  que  l'on 
puisse  maintenant  imputer  aux  habitans  de  Terceire,  c'est  leur  ré- 
sistance obstinée  à  la  division  des  biens  communaux,  et  surtout  la 
destruction  nocturne  des  murs  de  clôture  élevés  par  les  acquéreurs 
de  ces  propriétés. 

Quand  on  franchit  la  crête  occidentale  du  Caldeiraô,  on  aperçoit 
un  vaste  plateau  limité  à  l'ouest  par  le  dôme  de  Santa-Barbara.  Des 
pâturages  qu'un  peu  de  soin  et  une  direction  intelligente  suffiraient 
à  transformer  en  excellentes  prairies  occupent  la  majeure  partie 
de  cet  espace.  D'anciens  cônes  éruptifs  s'y  élèvent  par  groupes,  et 
sont  revêtus  d'un  riche  tapis  de  verdure.  L'humidité  a  tellement 
altéré  la  couche  superficielle  des  lapilh  dont  ils  sont  composés  que 
les  pieds  des  bestiaux  s'y  enfoncent  comme  dans  de  l'argile.  La  struc- 


6Zi  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ture  scoriacée  de  ces  amas  ne  se  voit  que  dans  les  coupes  pratiquées 
pour  le  passage  de  la  grande  route  transversale  de  l'île.  Le  prin- 
cipal de  ces  pics,  l'un  des  plus  curieux,  est  entaillé  par  une  tran- 
chée de  50  mètres  de  profondeur.  11  est  entièrement  constitué  de 
grains  vitreux  bruns  ou  noirâtres  ayant  à  peu  près  la  grosseur  d'une 
noisette,  employés  avec  avantage  sous  le  nom  de  bagacine  à  l'em- 
pierrement des  chemins. 

A  côté  de  ces  appareils  volcaniques,  dont  la  surface  est  modifiée 
par  les  agens  atmosphériques,  se  dressent  trois  cônes  qui  ont  con- 
servé leur  couleur  foncée  et  que  la  végétation  ne  revêt  pas  encore. 
Ce  sont  les  foyers  de  la  dernière  grande  éruption  de  Terceire.  Ils 
ont  été  formés  en  1761.  La  lave  sortie  du  pied  de  ces  cônes  descen- 
dit lentement  vers  le  nord,  divisée  en  plusieurs  bras,  dont  deux 
s'avancèrent  jusqu'à  la  mer,  où  ils  ont  constitué  un  promontoire. 
Un  village  situé  sur  la  côte  se  trouvait  sur  la  voie  des  coulées  ; 
champs,  jardins,  maisons,  furent  ensevelis.  Depuis  lors  le  village  a 
été  rebâti,  des  constructions  se  sont  élevées  sur  le  nouveau  promon- 
toire même,  mais  les  laves  de  1761  sont  jusqu'à  présent  restées 
assez  intactes  pour  qu'on  n'ait  pu  songer  à  rendre  à  la  culture  l'es- 
pace qu'elles  ont  couvert.  On  ne  tire  guère  parti  de  ce  sol  qu'en  y 
plantant  des  figuiers,  dont  les  racines  vont  chercher  entre  les  roches 
les  élémens  nécessaires  à  leur  nutrition.  Les  trois  cratères  de  cette 
éruption  sont  complètement  éteints.  C'est  à  quelque  distance  vers 
le  sud  qu'il  faut  aller  pour  trouver  des  restes  d'activité  volcanique. 
Près  du  revers  du  Galdeiraô,  dans  une  petite  dépression  du  sol  que 
rien  ne  désigne  de  loin  aux  regards,  s'étend  un  espace  de  quelques 
mètres  carrés  où  se  dégagent  des  gaz  et  de  la  vapeur  d'eau  à  la 
température  d'environ  90  degrés.  L'acide  carbonique  sort  en  abon- 
dance des  fissures  du  terrain,  et  l'hydrogène  sulfuré,  en  arrivant  à 
l'air,  produit  des  dépôts  cristallins  de  soufre  qui  ont  fait  donner  à 
cette  localité  le  nom  de  Fumas  dCEnxofre  {Etuves  de  soufre).  Les 
roches  du  voisinage  ont  conservé  la  coloration  et  l'apparence  qui 
les  caractérisent  d'ordinaire;  mais,  quand  on  les  touche,  on  s'aper- 
çoit qu'elles  sont  ramollies,  et  que  le  doigt  s'enfonce  facilement 
même  dans  celles  qui  semblent  le  moins  modifiées.  Cette  altération 
profonde  est  due  à  l'action  exercée  par  l'acide  sulfurique  qu'en- 
gendre l'hydrogène  sulfuré  des  émanations  en  s'oxydant  au  contact 
de  l'atmosphère. 

L'ascension  de  la  montagne  de  Santa-Barbara  est  assez  rude  du 
côté  du  plateau.  Un  sentier  escarpé  et  mal  tracé  grimpe  au  milieu 
des  broussailles  jusqu'à  la  cime,  et  débouche  sur  une  plate-forme 
dénudée,  semée  de  fragmens  d'obsidienne  et  de  ponces.  La  par- 
tie méridionale  du  sommet  est  creusée  d'une  profonde  caldeira 


VOYAGE    AUX   AÇORES.  Qb 

formée  par  la  n^'union  de  deux  cratères  accolés.  L'une  de  ces 
deux  cavités  renferme  un  petit  lac  et  est.  entourée  d'une  muraille 
de  prismes  trachy tiques;  la  partie  centrale  de  l'autre  est  occup  e 
par  un  amas  de  blocs  de  lave  entassés  dans  le  plus  effrayant  d(Vs- 
ordre.  Le  point  culminant  du  mont  possède  une  altitude  d'environ 
1,000  mètres.  De  ce  lieu,  on  jouit  de  la  vue  la  plus  étendue;  on 
aperçoit  toute  l'île  de  Terceire,  San-Jorge,  la  cime  de  Pico,  Gra- 
ciosa,  et,  quand  le  temps  est  très  clair,  on  découvre  San-Migue!. 
La  partie  ia  plus  élevée  du  massif  est  entièrement  formée  de  laves 
riches  en  silice  ;  quelques-unes  des  coulées  épanchées  à  la  Î3ase 
présentent  aussi  exceptionnellement  le  môme  caractère,  et  se  font 
remarquer  par  leur  blancheur  et  l'abondance  des  cristaux  vitreux 
de  felds;)ath  qu'elles  renferment,  mais  la  plupart  des  laves  sorties 
à  des  altitudes  peu  élevées  présentent  les  caractères  des  laves  b.i- 
saltiques,  sont  denses  et  noires,  et  dans  le  creux  des  torrens  aux- 
quels elles  servent  de  lit  abondent  les  gros  cristaux  noirs  de  py- 
roxène  ou  les  globules  verdâtres  de  péridot.  Il  semble  que  la 
matière  en  fusion  aux  dépens  de  laquelle  se  sont  produits  ces 
corps  ait  subi  une  séparation  spontanée  semblable  à  la  liquation 
des  alliages  métalliques  fondus.  Les  élémens  les  moins  denses  re- 
montent vers  la  surface,  les  plus  lourds  offrent  la  tendance  in- 
verse. De  là  vient  sans  doute  la  diversité  des  laves  fournies  par  un 
même  volcan  à  des  époques  peu  éloignées,  suivant  le  point  où  se 
fait  la  sortie  des  coulées.  Il  se  rencontre  à  la  vérité  quelques  cas  qui 
semblent  contredire  cette  explication  si  simple,  et  qui  la  font  reje- 
ter par  beaucoup  de  géologues;  mais  la  contradiction  n'est  le  plus 
souvent  qu'apparente,  et,  pour  mon  compte,  je  ne  connais  pas  aux 
Açores  un  seul  cas  où  cette  théorie  soit  positivement  démentie  par 
les  faits. 

Les  détails  géologiques  dans  lesquels  je  suis  entré  relativemerit 
à  Terceire  me  permettront,  dans  un  prochain  récit,  d'abréger  \,i 
description  du  terrain  des  autres  îles  de  l'archipel  açorien.  Quant 
aux  considérations  d'un  autre  genre  auxquelles  je  me  suis  laisso 
aller,  je  ne  puis  les  clore  sans  insister  sur  la  richesse  que  les  ha- 
bitans  de  Terceire  pourront  tirer  de  la  partie  centrale  de  leur  île 
lorsqu'ils  la  mettront  en  culture,  et  surtout  lorsque  le  goût  du  pro- 
grès aura  pénétré  dans  les  mœurs  de  cette  population  honnête  et 
laborieuse. 

F.    FOUQTIÉ. 


1873. 


LE   SERGENT   HOFF 


EPISODE    DU    SIEGE     DE    PARIS. 


I. 

11  fut  célèbre  deux  mois  entiers  :  on  l'appelait  le  chasseur 
d'hommes,  et  les  Parisiens  avaient  fait  de  lui  leur  héros.  C'était 
bien  là  en  effet  le  type  du  franc-tireur,  un  de  ces  hommes  comme 
il  en  fallait  pour  harceler  l'ennemi,  lui  tuer  du  monde,  donner  du 
temps  aux  armées  de  province  et  préparer  la  grande  sortie.  A  l'ordre 
du  jour  sur  les  rapports  partis  de  la  place,  le  nom  de  Hoff  revenait 
sans  cesse,  et  les  plus  sceptiques  étaient  forcés  de  croire  des  choses 
presque  invraisemblables.  Au  10  novembre,  n'avait-il  pas  déjà  tué 
de  sa  main  plus  de  trente  Prussiens?  Seul  ou  presque  seul,  il  cou- 
rait la  campagne,  faisant  la  guerre  en  vrai  partisan,  enlevant  les 
sentin(3lles  ennemies,  surprenant  les  postes.  Un  jour  il  délogeait  les 
Prussiens  de  l'île  des  Loups,  une  autre  fois  il  s'emparait  de  Neuilly. 
De  Nogent  à  la  Ville-Évrard,  sur  toute  la  rive  droite  de  la  Marne, 
il  était  roi  du  pays.  Pour  tant  de  hauts  faits,  il  avait  reçu  la  croix. 
Des  reporters  aUèrent  le  voir  aux  grand' gardes,  les  gazettes  pu- 
blièrent sa  biographie,  son  portrait  courut  les  rues,  et  plus  que 
jamais  dans  Paris  on  parla  de  sorties,  de  surprises,  de  francs-ti- 
reurs et  de  guérilleros. 

Cependant  le  siège  traînait  en  longueur  :  janvier  était  venu,  et 
invinciblement  les  cœurs  se  fermaient  à  l'espérance;  on  ne  s'atten- 
dait plus  qu'aux  mauvaises  nouvelles.  On  sut  qu'cà  Champigny  Hoff 
avait  disparu.  Qu'était-il  devenu?  Un  journal  chercha,  s'informa; 
les  révélations  furent  accablantes.  Le  fameux  sergent  n'était  qu'un 
espion;  de  son  vrai  nom  il  s'appelait  Hentzel,  et  avait  grade  de 
lieutenant  en  premier  dans  un  régiment  de  chasseurs  bavarois.  Ses 
exploits  si  vantés  ne  s'expliquaient  que  trop  bien  :  à  la  faveur  de  sa 


LE    SERGENT   HOFF.  67 

réputation,  il  traversait  librement  nos  lignes,  passait  chez  ses  ca- 
marades, leur  révélait  et  nos  mots  d'ordre  et  nos  projets,  puis  re- 
venait chargé  de  faciles  dépouilles,  casques  on  fusils,  qui  lui  ser- 
vaient à  nous  tromper  sur  son  véritable  rôle.  En  vain  quelques-uns 
des  hommes  qui  avaient  marché  avec  Hoff  voulurent-ils  protester 
de  son  innocence,  en  vain  firent-ils  connaître  ses  états  de  service  et 
le  détail  de  sa  vie.  On  refusa  de  les  croire.  Le  faux  sergent  d'ailleurs 
n'avait  pas  tardé  à  recevoir  son  châtiment  :  des  francs-tireurs  de  la 
Seine,  dans  une  petiti3  expédition,  l'avaient  surpris,  reconnu  et  fu- 
sillé sans  autre  forme  de  procès;  ils  citaient  l'endroit,  c'était  sur 
l'autre  rive  de  la  Seine,  du  côté  de  Bezons.  Dès  lors  le  doute  n'était 
plus  permis.  Avec  la  même  ardeur  qu'elle  avait  mise  à  exalter  son 
héros,  la  population  parisienne  accueillit  les  bruits  outrageans  qui 
couraient  sur  lui,  on  s'étonna  d'avoir  pu  s'engouer  ainsi  d'un  agent 
des  Prussiens;  on  accusa  même  le  gouvernement  de  s'être  prêté  à 
cette  triste  mystification,  et  plus  d'un  s'écria,  —  le  mot  alors  était 
à  la  mode  :  —  Nous  sommes  trahis! 

Or  le  sergent  Hoff  existait  bien  réellement;  le  pauvre  garçon 
était  innocent,  il  avait  fait  son  devoir  jusqu'au  bout,  et  à  l'heure 
même  où  on  le  traitait  d'espion,  prisonnier  eu  Allemagne,  il  était 
forcé  de  changer  de  nom  pour  dérober  aux  Prussiens  sa  tête  mise 
à  prix.  Après  quatre  mois  de  captivité,  de  retour  en  France,  il  a 
fait  partie  de  l'armée  de  Versailles  et  a  reçu,  en  entrant  à  Paris, 
une  blessure  qui  désormais  le  rend  impropre  au  service.  Récem- 
ment encore  il  était  au  fort  du  Mont-Yalérien,  attendant  sa  retraite; 
c'est  là  qu'il  m'a  conté  son  histoire.  Il  parle  lentement,  sobrement, 
d'un  ton  exempt  de  forfanterie,  avec  ces  hésitations  et  ces  tours  de 
phrase  particuliers  aux  paysans  alsaciens.  Ne  cherchez  point  une 
tête  expressive,  une  de  ces  physionomies  qui  frappent  au  premier 
abord.  Hoff  est  un  homme  d'une  quarantaine  d'années,  de  taille 
moyenne,  aux  yeux  bleus,  à  l'air  doux  et  calme,  une  bonne  figure 
de  soldat  en  un  mot.  Son  dos  déjà  voûté,  ses  cheveux  gris,  ses 
traits  fatigués  le  font  paraître  plus  vieux  que  son  âge;  on  s'use  vite 
au  métier  qu'il  a  fait.  Simple  d'allures,  un  peu  gauche  même,  il 
craint  de  se  livrer,  et  garde  toujours  une  certaine  réserve;  mais 
sous  ces  humbles  dehors  se  cache  une  nature  fortement  trempée, 
capable  des  plus  beaux  dévoûmens.  Il  ne  manque  d'ailleurs  ni  de 
finesse  ni  d'intelligence;  la  lèvre  mince  a  un  sourire  tont  particu- 
lier. Quand  il  s'anime,  l'œil,  petit  et  vif,  semble  lancer  des  éclairs, 
ses  traits  prennent  tout  à  coup  une  expression  d'énergie  singulière, 
et  il  sait  alors  trouver  le  mot  juste.  —  Mais  comment  donc  avez- 
vous  fait  pour  en  tuer  autant  à  vous  seul?  lui  demandait  un  général. 
—  Comme  j'ai  pu,  répondit-il. 

Il  est  admis  en  principe  que  les  grands  caractères  se  révèlent  de 


68  REVUE    DES    DEUX    5I0NDES. 

bonne  heure  :  préjugé  ou  non,  Hofl'  avant  la  guerre  n'avait  fait 
pressentir  en  rien  ce  ([u'il  devait  être  un  jour.  Il  est  né  en  Alsace, 
dans  le  canton  de  Marmoutiers,  à  quelques  kilomètres  de  Saverne. 
Plâtrier  de  profession,  des  l'âge  de  quatorze  ans,  il  quittait  la  mai- 
son paternelle  pour  commencer  son  tour  de  France.  En  1856,  la 
conscription  le  prit,  et  il  entra  au  réginient.  11  ne  savait  presque 
rien  alors;  il  savait  un  peu  lire,  un  peu  écrire,  et  encore  en  allemand; 
c'est  au  service  qu'il  apprit  le  français.  Aussi  son  avancement  lut-il 
bien  pénible;  il  mit  dix  ans  à  passer  caporal.  D'ailleurs,  par  un  cu- 
rieux hasard,  dans  ce  long  espace  de  deux  congés  il  n'avait  fait 
aucune  campagne,  et  ce  vieux  soldat,  qui  dès  les  premiers  jours  du 
siège  de  Paris  devait  déployer  tant  d'audace  et  d'habileté,  n'avait 
jusque-là  jamais  vu  le  feu.  Tout  au  plus  avait-il  passé  quelques 
mois  à  Rome  avec  l'armée  d'occupation.  La  guerre  le  trouva  sergent 
instructeur  à  Belle-Isle-en-Mer,  où  était  caserne  le  dépôt  du  1b''  de 
ligne.  Qu'aurait-il  fait?  On  ne  saurait  dire,  —  son  devoir  à  coup 
sûr,  car  il  passait  pour  un  bon  serviteur,  discipliné  et  solide;  mais 
un  événement  imprévu  vint  tout  à  coup  surexciter  son  énergie  et 
décupler  ses  facultés.  Vers  le  milieu  du  mois  d'août,  il  apprenait 
par  une  lettre  que  son  père,  vieillard  de  soixante-quatorze  ans,  avait 
été  pris  et  fusillé  par  les  Prussiens  en  essayant  de  défendre  sou 
foyer.  Heureusement  la  nouvelle  était  fausse,  comme  il  le  sut  plus 
tard;  mais  ie  coup  était  porté.  Dès  ce  moment,  la  guerre  devenait 
pour  Hoff  une  question  personnelle,  le  ressentiment  privé  s'ajouta 
en  lui  à  cette  haine  imprescriptible  que  tout  Alsacien  nourrit  au 
fond  du  cœur  contre  les  gens  de  l'autre  côté  du  Pdiin,  et  durant 
toute  la  campagne  ne  songea  qu'à  venger  son  père.  Il  voulait  partir 
sur-le-champ,  fùt-cc  en  simple  soldat;  on  avait  besoin  d'hommes; 
il  piit  garder  son  grade.  En  quelques  jours,  il  passa  de  Belle-Isie 
à  Vannes  et  de  Vannes  à  Paris;  il  fut  incorporé  au  7«  de  marche, 
partit  pour  Châlons  avec  le  corps  du  général  Viuoy,  et  le  1"  sep- 
tembre au  matin  il  se  trouvait  de  grand'garde  en  avant  de  Reims. 
On  entendait  dans  le  lointain  gronder  le  canon  de  Sedan,  et  les  dé- 
tonations se  succédant  sans  relâche  disaient  assez  l'acharnement 
de  la  lutte.  Bientôt  arriva  la  nouvelle  du  désastre,  puis  l'ordre  de 
battre  en  retraite.  Il  était  temps.  Les  Prussiens  entraient  à  Reims 
deux  heures  à  peine  après  nous.  Déjà  la  veille  aux  avant-postes 
une  femme  était  venue  dire  que  trois  éclaireurs  ennemis  se  repo- 
saient dans  une  ferme  voisine.  Hoff  s'offrait  à  les  poursuivre,  mais 
l'officier  n'avait  pas  d'ordres;  la  bonne  femme  fut  congédiée.  Alors 
seul,  sans  mot  dire,  pour  la  première  fois  insoumis,  le  sergent  se 
lança  dans  la  campagne.  Il  chercha  pendant  trois  heures;  il  ne  con- 
naissait pas  le  pays,  il  s'égara  et  dut  rentrer  comme  il  était  parti. 
Les  Prussiens  du  reste  ne  perdaient  lien  pour  attendre. 


LE    SERGENT   HOFF.  69 

En  sortant  de  Paris  par  le  bois  de  Vincennes,  on  trouve  à  main 
gauche  le  village  de  Nogent  avec  ses  petites  habitations  rouges  et 
bhmches  perdues  dans  le  feuillage,  ses  ruelles  désertes  qu'embaume 
l'odeur  des  jardins,  et  dans  le  fond  son  beau  viaduc  aux  arches  gi- 
gantesques, qui,  franchissant  la  Marne  en  deux  enjambées,  décroît 
gradupllement  de  chaque  côté  et  se  dessine  à  l'horizon  comme  une 
dentelle  de  pierre.  Toujours  à  gauche  et  suivant  le  fleuve  passe  la 
route  de  Strasbourg,  qui  de  INogent  par  le  faubourg  du  Ferreux  mène 
à  Neuilly  et  à  la  Ville-Évrard.  De  cet  endroit,  la  vue  embrasse  tout 
l'autre  côté  de  la  Marne  :  dans  le  bas,  Petit-Bry  avec  son  clocher 
rustique  et  ses  maisons  groupées  par  étages,  à  gauche  Noisy-le- 
Giand,  cà  droite  la  vaste  ferme  du  Tremblay,  et  plus  loin  dans  le 
haut,  Villiers,  Cœuilly,  tous  ces  villages  de  la  banlieue  parisienne 
aux  noms  si  rians  jadis,  aujourd'hui  devenus  sinistres,  car  la  guerre 
étrangère  a  passé  par  là,  et  partout  les  traces  en  sont  restées, 
comme  si  les  choses,  elles  aussi,  voulaient  garder  le  souvenir.  Sur 
les  deux  berges  de  la  Marne,  piétinées  au  pas  des  soldats,  le  gazon 
rare  et  poudreux,  souillé  de  plâtras  et  de  débris,  semble  après 
deux  ans  n'avoir  pu  retrouver  encore  son  ancienne  fraîcheur,  (jà  et 
là  dans  le  sol  des  trous  profonds  d'un  demi-mètre  :  ce  sont  les 
trous  des  sentinelles  perdues;  puis  des  arbres  coupés  dont  les 
troncs  morts  percent  la  terre.  Les  murs  des  jardins  et  des  maisons, 
réparés  à  la  hâte,  montrent  ainsi  que  des  cicatrices  la  place  des 
meurtrières,  et  ces  grands  carrés  blancs  font  tache  sur  le  fond 
noirci.  Des  balles  ont  cassé  les  treillis,  brisé  les  clôtures.  L'œil  s'at- 
triste à  ce  spectacle,  et  cependant  voici  venir  de  pesantes  voitures 
chargées  de  matériaux;  au  tournant  de  la  route,  des  peintres  en 
chantant  rétablissent  l'enseigne  d'un  cabaret,  tandis  qu'aux  envi- 
rons s'entend  le  grincement  du  fer  sur  la  pierre  et  le  marteau  des 
ouvriers  qui  réparent  le  pont  de  Bry.  Tout  ce  pays  a  maintenant  sa 
légende.  C'est  là  en  effet  que  Hoff  devait  se  battre  et  se  distinguer; 
c'est  là,  à  quelques  pas  de  Paris,  dans  ces  jardins  et  ces  enclos,  qu'il 
allait  faire  cette  guerre  de  ruses  et  d'embuscades  dont  les  détails 
rappellent  les  romans  de  Fenimore  Cooper,  et  semblent  empruntés 
à  la  vie  des  Prairies. 

Aux  premiers  jours  de  l'investissement,  nos  troupes,  on  le  sait, 
ne  dépassaient  guère  la  ligne  des  forts,  et  l'ennemi  s'était  avancé 
bien  au-delà  des  limites  qu'il  devait  conserver  plus  tard.  Le  7"  de 
marche  était  alors  posté  en  avant  de  Vincennes,  mais  n'occupait 
pas  Nogent.  Pendant  la  nuit,  les  éclaireurs  prussiens  poussaient  des 
reconnaissances  jusque  dans  le  village,  et,  quand  ils  passaient  au 
galop,  à  la  clarté  de  la  lune,  on  voyait  leurs  ombres  rapides  se 
profiler  sur  les  murs.  Impatient  d'en  venir  aux  mains,  Hoff  s'adresse 
"G  ses  chefs;  à  grand'peine  il  obtient  l'autorisation,  réunit  une  quin- 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

zaine  d'hommes  résolus,  part  à  la  tombée  de  la  nuit,  et,  tournant 
le  village,  va  s'embusquer  dans  un  fossé  le  long  de  la  Marne,  en 
face  des  premières  maisons  de  Bry.  L'œil  aux  aguets,  le  fusil 
armé,  on  attendit  quatre  grandes  heures.  Tout  à  coup  de  Petit- 
Bry,  sur  le  chemin  de  halage,  par  la  rue  qui  de  la  mairie  descend 
vers  la  rivière,  débouche  un  détachement  de  cavalerie  :  ils  arri- 
vaient en  nombre,  trois  cents  pour  le  moins,  fumant  sans  défiance 
et  causant  entre  eux;  les  cigares  des  officiers  brillaient  dans  la  nuit. 
C'était  le  moment.  Au  signal  donné,  les  quinze  fusils  s'abaissent  et 
font  un  feu  de  peloton.  Surpris  dans  cet  étroit  espace  entre  le  fleuve 
et  les  murs  des  enclos  voisins,  les  Allemands  ne  peuvent  ni  avancer 
ni  reculer;  les  chevaux  éperdus  se  cabrent,  les  cavaliers  tombent, 
l'escadron  se  débande,  nos  hommes  tiraient  toujours.  Il  y  eut  un 
moment  de  confusion  indescriptible.  Enfin  des  maisons  de  Bry  sor- 
tent des  fantassins  qui  commencent  à  riposter,  en  même  temps 
quelques  coups  de  feu  éclatent  sur  la  gauche.  Craignant  d'être 
tourné,  HofT  donne  l'ordre  de  la  retraite;  lui-même  quitte  la  partie 
le  dernier.  Le  lendemain,  quand  le  jour  parut,  les  Prussiens,  comme 
d'habiiude,  avaient  soigneusement  enlevé  leurs  morts  et  leurs  bles- 
sés; mais  une  cinquantaine  de  chevaux  jonchaient  encore  le  terrain. 

En  se  retirant,  Hoff  avait  remarqué  l'endroit  d'où  sur  notre  rive 
étaient  partis  des  coups  de  fusil  :  là  devaient  être  leurs  grand'- 
gardes.  En  effet,  à  l'abri  des  ruines  du  pont,  ils  avaient  établi  un 
poste  de  quatre  hommes;  chaque  matin,  pour  les  relever,  ils  pas- 
saient la  Marne  en  bateau.  Le  sergent  résolut  de  s'en  assurer.  Un 
soir,  seul  cette  fois,  il  se  dirige  vers  la  Marne,  et,  moitié  rampant, 
moitié  marchant,  arrive  sans  être  entendu.  Accoudé  à  un  tas  de 
pierres,  un  Bavarois  faisait  la  faction;  il  regardait  mélancoliquement 
couler  l'eau  et  rêvait  sans  doute  au  pays.  Hoff  s'élance  et  lui  fend  le 
crâne  d'un  seul  coup  de  sabre,  puis  il  avise  une  sentinelle  debout 
sur  la  rive  gauche  à  l'autre  extrémité  du  pont,  il  prend  son  fusil,  et 
l'abat.  Un  Allemand  accourt,  tire  sur  le  sergent,  le  manque,  et 
tombe  à  son  tour  frappé  d'une  balle.  Tout  cela  n'avait  pas  duré 
deux  minutes.  C'est  ce  que  Hoff  appelle  son  premier  Prussien. 

Un  tel  début  méritait  bien  certains  privilèges  :  Hoff  put  dès  lors 
s'écarter  à  sa  guise  et  faire  la  guerre  comme  il  l'entendait;  on  lui 
confia  même  quelques  hommes  pour  l'accompagner.  Du  reste,  il 
mettait  grand  soin  à  préparer  ses  petites  expéditions,  et,  toujours 
le  premier  au  feu,  il  exposait  mille  fois  sa  vie  avant  d'engager  celle 
de  ses  camarades.  Il  partait  seul  à  la  brume,  le  fusil  sur  le  dos,  un 
revolver  au  côté,  le  sabre  nu  passé  dans  la  ceinture.  Le  long  des 
haies,  par  les  sillons,  au  fond  des  fossés,  il  se  glissait,  rampait  sur 
les  mains,  à  plat  ventre,  fouillant  des  yeux  les  ténèbres,  s'arrêtant 
au  moindre  bruit,  puis  reprenant  sa  marche.  De  temps  en  temps, 


LE    SERGENT   HOFF.  71 

il  mettait  l'oreille  contre  terre  et  écoutait.  Un  arbre,  une  branche 
cassée,  une  pierre,  des  traces  de  pas  sur  l'herbe,  tout  lui  était  bon, 
tout  lui  servait  d'indice  ou  de  point  de  repère.  11  s'approchait  ainsi 
des  lignes  ennemies  et  observait  à  loisir.  Parfois  il  était  entendu. 
Wer  du?  qui  vive?  ciiait  la  sentinelle.  Gut  Frcundl  bon  ami!  ré- 
pondait-il dans  la  même  langue,  et  le  bon  ami  aussitôt  sortait  de  sa 
cachette,  tombait  sabre  en  main  sur  l'Allemand  surpris,  et  d'un 
seul  coup  bien  asséné  lui  fendait  le  casque  et  la  tête.  Les  coups  de 
sabre  ne  font  pas  de  bruit. 

Certain  jour  sur  la  route  de  Strasbourg,  entre  Nogent  et  Neuilly- 
sur-Marne,  vers  l'endroit  qu'on  appelle  le  Four-à-Chaux,  deux 
cavaliers  ennemis  se  trouvaient  en  reconnaissance.  Iloff  par  aven- 
ture cherchait  fortune  du  même  côté.  Au  bruit  des  pas,  il  se  dissi- 
mule derrière  une  palissade,  tue  son  sabre  et  attend.  L'un  des 
uhlans  avait  mis  pied  à  terre,  et,  laissant  son  cheval  à  son  cama- 
rade, était  parti  en  avant.  Un  à  un,  il  suivait  les  arbres  de  la  route, 
le  dos  courbé,  prêtant  l'oreille;  qu'on  juge  de  son  épouvante  quand 
il  aperçut  à  trois  pas  dans  l'herbe  deux  yeux  ardens  qui  le  regar- 
daient. Sans  lui  laisser  le  temps  de  la  réflexion ,  Hoff  fond  sur  lui, 
le  tue  raide,  puis  court  à  l'autre  cavalier,  qui,  les  mains  prises  dans 
les  rênes,  essaie  en  vain  de  se  défendre,  et  l'étend  mort  également. 
Les  deux  chevaux  partent  au  galop;  Hoff  les  a  toujours  regrettés. 

Quelquefois,  il  est  vrai,  les  choses  ne  se  passaient  pas  aussi  sim- 
plement :  une  sentinelle  donnait  l'alarme,  le  poste  ennemi  s'ar- 
mait, il  fallait  jouer  du  fusil.  Notre  sergent  est  un  excellent  tireur, 
mais  il  n'aimait  pas  à  prodiguer  la  poudre.  —  «  Voyez-vous,  me 
disait-il,  il  ne  s'agit  pas  de  tirer  beaucoup.  Deux,  trois  cents  mè- 
tres, voilà  la  bonne  distance;  à  trois  cents  mètres,  je  suis  sûr  de  mon 
coup.  J'ai  fait  mieux  que  ça  une  fois,  mais  ce  n'est  pas  le  cas  ordi- 
naire. J'étais  avec  mon  lieutenant  dans  une  maison  de  Nogent,  une 
petite  maison  rouge  au  bord  de  la  Marne;  on  voit  encore  les  trois 
créneaux  que  j'avais  percés  près  du  toit.  Tout  en  haut  du  viaduc, 
sur  l'autre  rive,  nous  aperçûmes  comme  un  point  noir;  à  cette  dis- 
tance, quatre  cents  mètres  au  moins,  on  aurait  dit  une  branche 
d'arbre.  Le  lieutenant  prend  sa  lorgnette.  —  Mais  c'est  un  homme, 
un  officier,  me  dit- il;  il  y  a  quelque  chose  à  faire.  —  Je  regarde  à 
mon  tour;  avec  la  lorgnette,  on  le  distinguait  fort  bien  :  un  grand 
beau  garçon,  ma  foi!  à  favoris  blonds,  à  casquette  plate.  Je  vou- 
drais le  reconnaître,  s'il  vivait  encore.  Appuyé  sur  le  parapet,  il 
prenait  des  notes.  Je  mets  la  hausse  à  quatre  cents  mètres,  j'épaule, 
je  tire,  il  s'affaisse,  et  par-dessus  le  parapet  va  rouler  dans  le  che- 
min creux  qui  de  chaque  côté  conduit  au  viaduc.  Au  bout  d'un 
moment,  un  des  leurs  arrive  pour  le  ramasser;  j'y  comptais.  Je  tire 
une  seconde  fois;  l'homme  ne  tomba  pas,  mais  la  balle  sans  doute 


/!2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avait  passé  bien  près,  car  il  s'enfuit  et  ne  reparut  plus.  J'attendis 
en  vain  jusqu'au  soir.  Ils  n'osèrent  enlever  le  corps  qu'à  la  nuit.  » 
Outre  son  chassepot,  dont  il  se  servait  si  bien,  Hoff  emportait  avec 
lui  dans  les  derniers  temps  une  de  ces  carabines  Flaubert,  appelées 
fusils  de  salon,  qui  partent  presque  sans  bruit,  et  qui  à  trente  pas, 
pourvu  qu'on  vise  à  la  tête,  peuvent  encore  renverser  un  homme. 
Elle  lui  avait  été  remise  par  l'aumônier  de  son  régiment  :  c'était  le 
don  d'une  personne  qui  voulait  rester  inconnue.  Un  capitaine  de 
l'état-major  du  général  d'Exea  lui  fit  aussi  cadeau  d'une  lorgnette; 
il  s'en  servait  pour  étudier  de  loin  les  positions  de  l'ennemi. 

Quand  toutes  ses  mesures  étaient  prises,  quand  il  avait  pied  à 
pied  reconnu  sou  terrain,  choisi  sa  route  et  combiné  son  plan  d'at- 
taque. Hoir  revenait  pour  chercher  ses  hommes;  ils  étaient  bien 
douze  ou  quinze,  Klein,  Huguet,  Ghanroy,  Barbaix,  gens  déterminés, 
habiles  à  tous  les  exercices  du  corps  et  ne  plaiguant  pas  leur  peine. 
En  quelques  mots,  il  leur  expliquait  la  chose,  tel  bois  à  fouiller,  tel 
poste  à  surprendre;  puis,  prudemment,  à  la  file  indienne,  la  petite 
troupe  se  mettait  en  marche.  Dans  la  suite,  chaque  régiment  eut 
ainsi  sa  compagnie  franche  régulièrement  formée  :  on  a  peu  parlé 
pendant  le  siège  de  ces  francs-tireurs  de  la  ligne,  on  leur  préférait 
les  vestons  éclatans  et  les  chapeaux  à  plumes  de  coq;  ils  n'en  ont 
pas  moins  rendu  de  grands  et  réels  services.  Au  matin,  selon  l'im- 
portance des  renseignemens  obtenus,  Hoff  revenait  faire  son  rap- 
port :  grande  alors  élait  l'émotion  parmi  les  troupes  casernées  à 
Ts^ogent;  gardes  nationaux  et  mobiles,  tous  accouraient  pour  con- 
templer ces  vaillans,  et,  à  les  voir  rentrer  ainsi  déguenillés,  couverts 
de  boue,  noirs  de  poudre,  et  plus  semblables  à  des  bandits  qu'à  des 
soldats,  les  moins  timides  demeuraient  stupéfaits.  A.u  régiment, 
c'étiiit  à  qui  leur  ferait  fête  :  les  camarades  étaient  fiers  d'eux,  les 
officiers  les  félicitaient  et  leur  serraient  la  main;  mais  le  plus  heu- 
reux encore  était  peut-être  leur  colonel.  Court  et  fort,  les  traits 
énergiques,  la  parole  brève,  sévère  aux  autres  et  à  lui-même,  le  co- 
lonel Tarayre  ne  plaisantait  pas  dans  les  affaires  de  service  :  «  un 
rude  homme,  »  disaient  les  soldats;  avec  cela,  le  cœur  grand  et 
bon.  Son  régiment  était  pour  lui  comme  une  famille,  et  dans  cette 
famille  ses  francs-tireurs  étaient  les  plus  aimés.  Lorsqu'il  les  voyait 
partir  chaque  soir  :  —  C'est  vous,  mes  enfans?  leur  demandait-il  de 
sa  grosse  voix.  Allons!  très  bien,  bon  courage!  Et  maintenant  me 
voilà  tranquille.  Quand  ces  gaillards-là  sont  dehors,  je  puis  aller 
me  coucher  et  dormir  sur  les  deux  oreilles.  —  Au  fond,  le  brave  co- 
lonel dormait  un  peu  moins  qu'il  ne  voulait  dire,  et  plus  d'une  fois 
la  nuit  on  le  rencontra  seul,  revolver  au  poing,  faisant  sa  ronde  à 
ti'avers  nos  lignes,  au  risque  d'attraper  lui-même  un  coup  de  fusil. 

La  discipline  la  plus  sévère  régnait  chez  les  compagnons  de  Hoff"; 


LL    SEIÎGKNT    HOFF.  73 

lui-même,  dans  un  langage  énergique,  avait  pris  soin  de  les  préve- 
nir :  —  Vous  voulez  marcher  avec  moi,  c'est  fort  bien  ;  mais  le  pre- 
mier de  vous  qui  dort  en  faction,  le  premier  qui  bat  en  retraite  sans 
avoir  attendu  mes  ordres,  je  lui  brûle  la  cervelle.  De  votre  côté,  si 
vous  me  trouvez  en  faute,  ne  m'épargnez  pas  nou  plus.  —  Chacun 
d'eux,  ainsi  que  lui,  portait  le  sabre  nu,  sans  fourreau,  pour  éviter 
ce  perpétuel  cliquetis  de  fer  qui  de  loin  si  souvent  a  trahi  nos  sol- 
dats. Tout  homme  enrhumé  était  impitoyablement  congédié  et  ren- 
voyé à  l'hôpital  ;  pour  un  franc-tireur,  à  quehjues  mètres  de  l'en- 
nemi qu'il  est  venu  surprendre,  un  accès  de  toux  ne  vaut  rien. 
Défense  de  fumer  :  la  nuit,  par  habitude,  on  allume  sa  pipe,  et  l'on 
se  fait  envoyer  une  balle;  défense  aussi  d'emporter  le  moindre  objet 
d'aucune  maison.  Nogent  était  alors  complètement  désert,  et, 
comme  dans  tous  les  villages  autour  de  Paris,  les  habitans,  surpris 
par  l'annonce  du  siège,  étaient  partis,  abandonnant  leur  linge  et 
leur  mobilier;  mais  Holf  et  les  siens  ne  s'en  souciaient  guère,  ils 
ne  songeaient  qu'aux  Prussiens;  à  peine  prenaient-ils  le  temps  de 
dormir. 

Pour  cette  guerre  de  sauvages,  il  faut  du  courage  sans  doute, 
beaucoup  de  courage,  de  l'adresse  aussi,  de  l'astuce,  mais  plus 
encore  du  sang-froid.  Or  le  Français,  avec  des  qualités  réelles, 
manque  de  calme  trop  souvent.  Pur  chaleur  de  sang,  par  gloriole 
même,  par  une  sorte  de  bravoure  inconsidérée,  il  ne  s'accommode 
pas  longtemps  de  moyens  qu'il  juge  trop  peu  généreux;  content 
d'avoir  pour  un  instant  prouvé  son  adresse,  il  a  hâte  d'égaliser  la 
lutte,  il  se  découvre  tout  à  coup  et  se  fait  tuer  noblement  au  moment 
même  d'atteindre  le  but;  mieux  vaudrait  tuer  l'ennemi.  Hoff  un  soir, 
sortant  de  Nogent,  demandait  quelqu'un  pour  l'accompagner.  Tous 
ceux  qui  étaient  là  semblaient  hésiter  :  un  mobile  s'offrit  alors,  un 
petit  niobiie  de  la  Vienne  qui  n'avait  jamais  tiré  un  coup  de  fusil. 
Il  avait  si  bon  air  pourtant  sous  sa  longue  capote  grise,  il  paraissait 
si  bien  décidé,  que  le  sergent  l'accepta.  Tous  deux  partirent  à  pas 
de  loup,  et,  s'engageant  dans  la  vaste  plaine  qui  sépare  Nogent  de 
Neuilly-sur-Marne,  arrivèrent  près  d'une  ferme,  sorte  de  bâtiment 
plat  où  les  Prussiens  avaient  établi  un  poste  important.  Une  pre- 
mière sentinelle  tombe  sans  bruit  sous  le  sabre  de  Hoff;  un  coup 
de  carabine  fait  justice  de  la  seconde.  Ce  que  voyant,  notre  mobile 
vise  à  son  tour  et  tire;  mais  il  avait  compté  sans  son  chassepot, 
dont  la  détonation  plus  bruyante  vient  troubler  tout  à  coup  le 
calme  de  la  nuit.  A  ce  bruit  bien  connu,  les  wer  da  se  croisent, 
le  poste  s'agite,  les  hommes  sortent  et  prennent  position  en  avant 
de  la  ferme.  Ils  n'étaient  pas  moins  de  deux  compagnies,  et 
nos  lignes  se  trouvaient  à  trois  kilomètres.  Sans  hésiter,  le  mo- 
bile met  baïonnette  au  canon,  et  seul  contre  trois  cents  s'apprête 


74  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

à  charger  :  le  danger  le  grisait.  En  vain  Hoff  veut-il  l'arrêter,  lui 
faire  entendre  raison;  il  fallut  l'entraîner  de  force,  à  coups  de  pied, 
à  coups  de  poing,  sous  une  grêle  de  balles  qui  hachaient  les  buis- 
sons. Parvenu  à  l'autre  bout  de  la  plaine,  il  n'était  pas  encore  calmé. 
Plus  tard,  il  reconnut  sa  folie,  cai;il  avait  vu  la  mort  de  bien  près, 
et  comme  après  tout  il  avait  du  bon,  suivant  les  termes  du  sergent, 
celui-ci  voulut  bien  s'occuper  de  lui  :  il  apprit  l'escrime  du  sabre 
et  de  la  baïonnette,  et  en  peu  de  temps  réussit  à  faire  un  vrai 
soldat.  Il  a  suivi  Hofï  plusieurs  fois,  et  a  reçu  la  médaille  militaire. 

Chaque  jonr  amenait  ainsi  quelque  audacieuse  tentative  qui  in- 
quiétait l'ennemi.  Le  coup  venait -il  à  manquer,  —  persévérant 
comme  un  Peau-Rouge,  Hoff  patientait  un  peu,  puis  recommençait 
sur  de  nouveaux  plans.  Tôt  ou  tard,  si  méfians  qu'ils  fussent,  les 
Prussiens  se  laissaient  prendre  à  ses  ruses.  En  effet,  pour  leur  faire 
du  mal,  il  n'y  avait  pas  de  tour  qu'il  n'imaginât.  Ne  s'avisa-t-il 
pas  un  jour  de  les  effrayer  avec  du  gros  plomb?  De  l'autre  côté  de 
la  Marne,  en  face  du  Perreux,  règne  une  longue  haie  vive  couvrant 
un  enclos  planté  d'arbustes  ;  c'est  ce  qu'on  appelle  la  Pépinière. 
Au  derrière  de  la  haie,  les  Prussiens  avaient  creusé  des  tranchées, 
et  de  là,  bien  abrités,  défiant  les  balles,  ils  tiraillaient  tout  à  leur 
aise.  Le  Perreux  n'était  pas  tenable,  personne  ne  pouvait  plus  sans 
péril  s'aventurer  près  du  fleuve;  déjà  des  gardes  nationaux,  des  mo- 
biles, avaient  été  tués,  et  leurs  cadavres  abandonnés  pourrissaient 
sur  la  berge.  Hoff  cette  fols  semblait  joué.  En  secret  il  dépêche  un 
des  siens  à  Paris,  et  avec  l'argent  de  sa  paie  se  fait  apporter  pour 
neuf  francs  de  plomb  numéro  5,  —  celui  qui  sert  à  tirer  le  chevreuil, 
—  puis  il  embusque  ses  hommes.  Chacun,  par-dessus  la  cartouche 
ordinaire,  glisse  une  bonne  charge  de  plomb,  et  au  signal  donné 
toute  la  bande  tire  à  la  fois.  Le  succès  fut  complet  :  le  plomb  siiïîait, 
bruissait,  les  branches  volaient  en  éclats,  la  haie  entière  semblait 
s'agiter.  Que  durent  s'imaginer  les  Prussiens?  Virent-ils  là  quelque 
mitrailleuse  d'un  nouveau  genre?  Toujours  est-il  qu'ils  détalèrent 
bien  vite  et  ne  revinrent  plus. 

Quelquefois  avec  de  la  paille,  une  vieille  tunique,  un  pantalon 
rouge,  nos  rusés  compères,  tant  bien  que  mal,  confectionnaient  un 
mannequin,  on  coiffait  le  tout  d'un  képi,  et  cela  servait  à  occuper 
les  Prussiens.  Le  lieu  de  la  scène  était  bien  choisi  :  c'étaient  d'or- 
dinaire ces  jardins  en  terrasse  qui  bordent  la  Marne  au-delà  du 
Perreux,  et  qui  tous  alors  étaient  reliés  entre  eux  par  de  vastes 
brèches.  Lentement,  posément,  deux  bras  hissaient  le  bonhomme 
au-dessus  d'un  mur,  la  tête  rouge  se  laissait  voir  un  moment,  dis- 
paraissait, montait,  puis  s'éclipsait  encore  pour  reparaître  un  peu 
plus  loin.  Pendant  ce  temps,  les  camarades  guettaient,  et  si,  trop 
curieux,  un  casque  à  pointe  ou  un  béret  bleu  se  trahissait  à  l'ho- 


LE    SERGENT    IIOFF.  75 

rizon,  le  châtiment  ne  se  faisait  pas  attendre.  Ce  jeu-là,  il  est  vrai, 
n'était  point  sans  danger,  car  les  Prussiens,  eux  aussi,  tiraient  avec 
fureur  :  de  toutes  parts,  les  balles  arrivaient,  ricochant  sur  les  murs 
et  cassant  les  treillis.  Par  un  beau  jour  du  mois  d'octobre,  la  partie 
venait  d'être  chaudement  engagée.  Un  lieutenant  se  trouvait  là,  un 
tout  jeune  homme,  récemment  sorti  de  l'École,  qui,  peu  habitué 
au  feu,  se  troublait  et  pâlissait.  Alors  un  des  hommes,  d'un  ton 
bourru,  avec  cette  familiarité  brutale  que  donne  le  danger  :  —  Ah  1 
vous  savez,  vous,  lui  dit-il,  si  vous  tremblez  toujours  comme  ça, 
nous  ne  vous  emmènerons  plus  avec  nous.  —  Le  pauvre  lieutenant 
pâlit  encore  sous  le  reproche  :  il  ne  répondit  pas;  mais,  prenant  sa 
lorgnette,  il  se  dressa  de  toute  sa  hauteur  au-dessus  du  mur,  et  là, 
bien  à  découvert,  se  mit  à  regarder.  Un  feu  nourri  salua  sa  pré- 
sence; lui  ne  broncha  pas,  et  tranquillement  :  —  Où  visez-vous?  A 
cent  cinquante  mètres?  Oui,  c'est  bien  cela,  la  hausse  à  cent  cin- 
quante mètres,  vous  pouvez  tirer.  —  Et  il  regardait  toujours;  ses 
soldats  durent  l'emmener  de  force.  A  partir  de  ce  jour,  on  ne  l'a 
plus  vu  trembler. 

Contre  de  tels  ennemis,  les  Prussiens  redoublaient  de  précau- 
tions, de  prudence,  et  Dieu  sait  si  à  l'occasion  ils  savent  être  pru- 
dens.  Pour  se  garder,  près  du  Four-à-Ghaux,  ils  avaient  un  gros 
chien  de  ferme  dont  les  aboiemens  inquiets  ne  permettaient  pas 
d'approcher.  Quand  ils  venaient  relever  leurs  vedettes,  c'était  tou- 
jours à  plat  ventre,  en  défilant  derrière  les  haies,  sans  armes,  de 
crainte  de  s'embarrasser;  celui  qui  entrait  en  faction  prenait  le  fusil 
de  son  camarade.  Ils  avaient  un  moment  voulu  grimper  dans  les 
arbres,  et  de  là  observer  nos  lignes;  mais  les  branches,  déjà  dé- 
pouillées par  le  vent  d'automne,  ne  les  cachaient  qu'à  moitié;  après 
quelques  essais  malheureux,  ils  y  renoncèrent.  La  nuit,  ils  se  ras- 
semblaient au  cri  de  la  chouette,  un  gémissement  sourd,  prolongé, 
poussé  par  deux  fois,  puis  tout  à  coup  un  cri  plus  aigu;  Hoff  avec 
ses  hommes  se  servait  du  sifflet.  Eux  aussi  s'ingéniaient  parfois  à 
trouver  quelque  bonne  ruse.  En  avant  de  Petit-Bry,  non  loin  de 
l'endroit  où  furent  jetés  les  ponts  de  bateaux  la  veille  de  Champi- 
gny,  la  berge  s'élève  brusquement  en  forme  de  colline.  Chaque  jour, 
à  plusieurs  reprises,  des  uhlans  passaient  par  là  pour  porter  des 
ordres  :  ils  couraient  à  bride  abattue,  car  la  route  se  trouve  au  som- 
met de  la  crête;  mais,  si  rapide  que  fût  leur  allure,  bien  souvent  une 
balle^les  arrêtait  en  chemin.  Un  matin,  comme  Hoff  et  sa  troupe  fai- 
saient le  guet  aux  environs,  ils  virent  venir  de  loin  une  vieille  voi- 
ture, sorte  de  berline  démodée,  recueillie  dans  quelque  ferme  voi- 
sine :  elle  avançait  cahin-caha,  d'un  air  bien  honnête,  au  petit  pas 
de  deux  chevaux  maigres;  sur  le  siège,  et  menant  l'attelage,  une 
façon  de  paysan.  En  vérité,  l'invention  était  trop  grossière;  sans 


76  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

s'y  laisser  prendre  un  moment,  nos  Français  tirent,  les  chevaux 
tombent,  trois  ou  quatre  hommes  s'élancent  de  la  voiture  et  cher- 
chent à  fuir.  On  ne  leur  en  donna  pas  le  temps. 

Ici  se  place  un  des  faits  d'armes  qui  firent  le  plus  d'honneur  au 
courage  et  à  l'intrépidiié  du  sergent.  Auprès  de  Nogent,  le  lit  de  la 
Marne  est  coupé  par  deux  longues  îles  couvertes  d'arbres  et  de 
broussailles.  Tout  Parisien  les  connaît  bien  :  la  première  est  l'île 
des  Loups,  elle  se  termine  en  museau  de  lièvre,  et  le  viaduc  y  ap- 
puie ses  deux  arcades  principales;  l'autre  se  nomme  l'île  des  Mou- 
lins. Toutes  deux  étaient  alors  au  pouvoir  des  Prussiens.  Depuis 
plusieurs  jours  déjà,  HofT  explorait  la  rive  :  il  avait  remarqué  en 
aval  du  fleuve  un  banc  de  sable  encombré  d'ajoncs,  et  près  de  là 
une  petite  barque  engravée.  Il  se  glisse  à  la  nage,  dégage  la  barque 
à  grand'peine,  puis  réunit  deux  ou  trois  hommes,  bons  nageurs 
comme  lui;  à  la  nuit,  l'un  d'eux  plonge  et  va  sous  l'eau,  au  bout 
même  de  l'île  des  Loups,  fixer  la  corde  qui  doit  servir  à  remonter 
le  bac.  Des  rames,  on  n'en  avait  point;  le  moindre  bruit  d'ailleurs 
eût  tout  perdu.  Un  jour  presque  entier  s'écoule.  Du  milieu  des 
joncs  011  ils  se  tenaient  blotiis,  nos  hommes  pouvaient  voir  le  fac- 
tionnaire ennemi  se  promener  paisiblement,  l'arme  au  bras.  Profi- 
tant d'une  minute  où  il  a  le  dos  tourné,  ils  sautent  dans  la  barque; 
l'autre  les  aperçoit,  mais  trop  tard,  lâche  son  coup  de  fusil  et  se 
sauve.  En  même  temps  une  escouade  de  quinze  hommes,  à  l'abri 
des  arches  du  viaduc,  passait  la  Marne  en  bateau  et  se  répandait 
dans  l'île.  Plus  de  trois  cents  rejoignirent  ensuite;  les  Prussiens 
avaient  fui. 

A  peine  maître  de  la  place,  avec  cette  promptitude  qui  à  la  guerre 
fait  la  moitié  du  succès,  Ilolf  s'occupe  de  prévenir  un  retour  offen- 
sif de  l'ennemi.  La  fusillade  continuait  toujours  sur  la  gauche.  En 
quelques  minutes,  des  tranchées  sont  creusées,  des  terrassemens 
construits.  Le  sergent  lui-même  place  ses  hommes,  et  les  endroits 
les  plus  périlleux  sont  pour  ses  vieux  amis.  A  l'extrémité  de  l'île 
des  Loups,  du  côté  qui  regarde  l'île  des  Moulins,  s'élève  un  chêne 
gigantesque  dont  le  tronc,  formé  de  trois  souches,  penche  au-des- 
sus des  eaux  :  ce  fut  le  poste  de  Barbaix.  Un  singulier  homme  que 
ce  Barbaix  1  petit,  courbé,  la  tête  en  avant,  grommelant  toujours, 
les  allures  d'un  vieux  sanglier  :  ses  camarades  l'avaient  surnommé 
Le  Rouge  à  cause  de  la  couleur  de  sa  barbe;  un  brave  garçon  d'ail- 
leurs, bien  qu'enragé  contre  les  Allemands.  Couché  comme  un  ser- 
pent le  long  de  son  arbre,  entre  ciel  et  eau,  toute  la  nuit  il  tirailla. 
En  face  à  trente  pas,  derrière  un  arbre  également,  les  Prussiens 
avaient  une  sentinelle.  Les  deux  hommes  se  surveillaient,  s'épiaient. 
Dès  que  l'un  d'eux  risquait  un  mouvement,  montrait  le  bras  ou  la 
tête,  l'autre  tirait  :  l'écorce  des  arbres  est  littéralement  hachée 


LE    SERGEiNT    HOFF.  77 

par  les  balles;  mais  Barbalx,  plus  adroit,  ne  fut  pas  même  touché, 
deux  fois  le  Prussien  tomba  et  fat  remplacé.  Au  malin,  quand  on 
vint  trouver  Lô  Rouge  pour  le  relever  de  faction,  il  ne  voulait  pas 
partir  et  demandait  à  tuer  le  troisième. 

Cependant  les  Allemands  s'étaient  émus  de  cette  attaque  impré- 
vue :  ils  crurent  qu'une  sortie  se  préparait  vers  Nogent.  Toute  la 
nuit,  on  entendit  dans  le  lointain  rouler  leurs  caissons,  leurs  voi- 
tures, et  le  lenfiemain,  sur  les  hauteurs  de  Chennevière,  on  pouvait 
avec  la  lorgnette  distinguer  des  batteiies  déjà  installées.  Or  nous 
n'étions  guère  en  force  de  ce  côté  pour  soutenir  un  choc  sérieux. 
Un  seul  régiment,  quelques  mobiles,  suffisaient  à  peine  à  garder 
Nogent  et  la  rive  droite  de  la  Marne.  Ordre  fut  donné  d'évacuer  l'île 
des  Loups;  mais  auparavant  le  général  d'Exea  voulut  en  personne 
visiter  les  positions;  il  était  suivi  de  tout  son  état-major.  Il  com- 
plimenta le  sergent  de  sa  belle  conduite,  et  en  terminant  lui  atta- 
cha sur  la  poitrine  le  ruban  rouge  de  la  Légion  d'honneur.  C'était  la 
première  croix  donnée  par  la  république;  il  faut  convenir  qu'elle 
avait  été  bien  gagnée. 

II. 

Ceci  se  passait  vers  la  fin  du  mois  d'octobre.  Le  nom  de  Hoft 
était  déjà  bien  connu,  mais  son  dernier  exploit,  la  distinction  dont 
il  venait  d'être  l'objet,  mirent  le  comble  à  sa  réputation.  Parfois, 
quand  il  rentrait  à  Nogent,  on  lui  montrait  tel  ou  tel  personnage, 
venu  tout  exprès  pour  le  voir;  ignorant  de  sa  gloire,  insou- 
cieux même  de  ce  qu'on  pouvait  dire,  Hoff  saluait  et  passait,  — 
et  le  lendemain  les  journaux  redisaient  les  longues  conversations 
tenues  avec  lui.  11  recevait  aussi  dt^s  lettres,  lettres  d'inconnus, 
écrites  pour  la  plupart  dans  un  style  bizarre  et  ampoulé.  J'ai  eu 
moi-même  une  de  ces  lettres  sous  les  yeux  :  c'était  un  curieux  mé- 
lange de  phrases  françaises  et  de  mots  allemands,  de  signature 
point;  mais  on  y  reconnaissait  sans  peine  le  style  et  la  m^ain  d'une 
femme,  écriture  anglaise  nette  et  déliée,  ton  exalté,  presque  mys- 
tique. «  Je  prie  pour  vous,  disait-elle  à  Hoff.  Sauvez  de  la  mort  des 
milliers  d'innocens;  tuez  Bismarck,  tuez  Guillaume;  alors  la  paix 
sera  conclue,  et  votre  père  sera  vengé.  »  Et  plus  loin  des  con- 
seils :  «  usez  du  fulmi-coton;  ne  vous  compromettez  pas.  J'espère. 
Gott  tvill  es!  Dieu  le  veut!  »  A  diverses  re[)rises,  Hoft'  reçut  des 
lettres  de  la  même  écriture;  il  ne  les  ouvrait  même  plus. 

En  effet,  sans  tuer  Bismarck  et  Guillaume,  il  avait  bien  assez  à 
faire.  iMalgré  notre  départ,  les  Prussiens  n'avaient  point  osé  rentrer 
dans  l'île  des  Loups,  mais  ils  étaient  toujours  maîtres  d'un  de 
bras  de  la  Marne,  et  d'anciennes  barques  de  canotiers  leur  ser 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vaient  à  le  parcourir.  Hoff,  sans  prévenir,  un  soir  se  jette  à  l'eau 
tout  habillé  et  traverse  les  deux  bras  à  la  nage.  Arrivé  près  de  l'en- 
droit où  les  barques  étaient  amarrées,  il  essaie  de  les  détacher;  les 
chaînes  étaient  en  fer.  Du  moins  ne  pourra- t-on  dire  qu'il  s'est 
dérangé  pour  rien.  A  quelques  pas  sur  la  berge  était  un  trou,  un 
factionnaire  dans  le  trou.  11  se  glisse  doucement  hors  de  l'eau,  les 
bras  d'abord,  le  buste  ensuite,  car  ses  vêtemens  qui  ruissellent 
pourraient  trahir  sa  présence,  puis  s'élance  sur  l'Allemand  et  le 
sabre.  A  peine  aperçu,  il  plonge  de  nouveau  pour  rejoindre  le  bord. 
Par  malheur,  à  mi-chemin  entre  les  deux  îles,  un  bas-fond  tout  à 
coup  l'arrête.  Son  fusil,  qu'il  avait  en  bandoulière,  s'accroche  parmi 
les  herbes,  sa  capote  imprégnée  d'eau  gêne  ses  mouvemens.  En 
même  temps,  de  l'une  et  l'autre  rive  Prussiens  et  Français  tiraient 
par-dessus  lui  :  les  ballts  venaient  en  sifflant  fouetter  l'eau  autour 
de  sa  tête.  Un  moment,  il  se  crut  perdu;  mais  cette  pensée  même 
lui  a  rendu  des  forces.  Par  un  suprême  effort,  il  réussit  à  se  déga- 
ger et  atteint  la  berge.  Il  était  temps.  On  s'empresse  autour  de 
lui,  on  le  débarrasse  de  ses  armes,  on  fait  sécher  ses  vêtemens.  A  la 
lame  du  sabre,  une  poignée  de  cheveux  roux  était  encore  attachée. 

Sur  ces  entrefaites,,  Hoff  est  mandé  chez  le  général  Le  Flô,  alors 
ministre  de  la  guerre.  11  s'agissait  de  porter  des  dépêches  au  maré- 
chal Bazaine,  enfermé  dans  Metz.  Pour  forcer  la  ligne  d'investisse- 
ment, franchir  cent  lieues  de  pays,  de  pays  occupé,  traverser  une 
seconde  fois  avant  d'arriver  toute  une  armée  assiégeante,  on  n'a- 
vait pu  mieux  choisir  que  le  brave  sergent  qui  depuis  deux  mois 
déjà  déjouait  par  ses  ruses  les  précautions  de  l'ennemi.  En  peu  de 
mots,  le  ministre  lui  exposa  l'entreprise,  non  sans  en  reconnaître 
les  difficultés,  les  périls.  Hoff  accepta,  et  comme  on  lui  offrait  en 
récompense  le  grade  d'officier  :  — Non,  répondit-il,  je  n'ai  pas  assez 
d'instruction.  —  Mais  alors  que  voulez-vous?  —  Ce  que  je  veux? 
Réussir!  Oh  !  je  réussirai,  j'en  suis  sûr;  mais,  vous  ensuite,  donnez- 
leur  donc  une  bonne  roulée!  —  C'était  tout  à  la  fois  demander  bien 
peu  et  beaticoup. 

Pour  remplir  plus  facilement  sa  périlleuse  mission,  Hoff  avait  be- 
soin de  détails  précis  sur  l'effectif  ou  la  position  des  dilférens  corps 
de  l'armée  allemande.  Yoici  ce  qu'on  imagina.  Débarrassée  dès 
avant  le  siège  de  ses  hôtes  les  plus  ordinaires,  la  vaste  prison  de  La 
Roquette  avait  été  tout  spécialement  réservée  à  nos  trop  rares  pri- 
sonniers de  guerre.  Ils  n'étaient  guère  plus  d'une  centaine,  des  Ba- 
varois, des  Ilanovriens,  des  Saxons,  tous  bien  traités,  bien  nourris. 
Du  dehors,  on  leur  apportait  des  vivres  et  du  vin,  on  leur  avait 
même  laissé  leurs  sacs.  Quel  frappant  contraste  avec  ce  qui  s'est 
passé  en  Allemagne  !  Ah!  si  ceux-là  au  retour  ont  pu  voir  la  misère 
et  le  dénûment  de  nos  pauvres  soldats  prisonniers,  franchement 


LE    SERGENT   HOFF.  /9 

qu'ont-ils  dû  penser  de  leurs  compatriotes,  et  qui  ont-ils  jugé  le 
plus  grand  du  vainqueur  ou  du  vaincu?  Afin  d'éveiller  moins  les 
soupçons,  Hoff  avait  revêtu  l'habit  d'un  des  gardiens  de  la  maison; 
il  s'approchait  des  détenus  d'un  air  bon  enfant,  s'a^lresait  à  eux  en 
allemand,  leur  offrait  des  cigares,  les  faisait  causer.  Eh  bien  !  s'il 
faut  le  dire,  il  n'en  tirait  pas  grand'chose.  On  a  beaucoup  raillé  nos 
pauvres  mobiles  de  province,  qui,  jetés  tout  d'un  coup  dans  cette  vie 
des  camps  qu'ils  ne  connaissaient  pas,  ballottés  d'un  corps  d'armée 
à  l'autre,  passant  sans  cesse  de  régiment  en  régiment  et  de  batail- 
lon en  bataillon,  épuisés,  affamés,  perdus,  ahuris  par  la  défaite, 
pouvaient  tout  au  plus  nommer  l'escouade  dont  ils  faisaient  partie. 
Soyons  pour  eux  moins  sévères.  Parmi  ces  lourds  Allemands  depuis 
longtemps  façonnés  au  métier  de  la  guerre,  la  plupart  ignoraient 
tout  de  leurs  armées,  de  leurs  mouveniens,  de  leurs  positions,  et, 
si  quelques-uns  se  taisaient  par  défiance,  beaucoup  aussi  ne  disaient 
rien  parce  qu'ils  n'avaient  rien  à  dire.  Le  départ  de  Hoff,  plusieurs 
fois  retardé,  avait  été  fixé  au  28  octobre;  il  devait  se  mettre  en 
route  le  soir,  sans  arme  aucune  et  sous  le  costume  de  paysan.  Son 
plan  était,  parvenu  sur  les  bords  de  la  Moselle,  de  se  lancer  à  la 
nage,  et  de  pénétrer  ainsi  dans  la  place  assiégée;  mais,  lorsque  à 
l'heure  dite  il  se  présenta  au  ministère  pour  prendre  ses  dernières 
instructions,  rien  n'était  prêt  encore  :  on  attendait  de  Metz  une  dé- 
pêche qui  n'arrivait  pas.  Un  lit  de  camp  lui  fut  installé  au  milieu 
même  des  bureaux  de  l'état-major  :  il  y  passa  la  nuit,  attendant 
toujours.  Enfin  on  l'appelle  dans  le  cabinet  du  ministre,  il  entre.  Le 
vieux  général  paraissait  triste,  abattu,  et  d'une  main  fiévreuse  tour- 
mentait sa  longue  barbiche  blanche.  — Vous  ne  partez  pas,  sergent, 
dit-il  à  Hoff  précipitamment.  Non,  c'est  fini  pour  cette  fois,  bien 
fini:  mais  si  jamais  nous  avons  besoin  d'un  homme  énergique,  je 
saurai  que  vous  êtes  là.  —  Il  lui  adressa  encore  quelques  paroles 
bienveillantes  et  le  congédia.  Deux  heures  plus  tard,  le  bruit  se  ré- 
pandait dans  Paris  que  iMetz  avait  capitulé. 

Jusque-là,  et  bien  qu'il  jouît  d'une  certaine  indépendance,  IIolF 
était  resté  toujours  attaché  à  son  régiment,  recevant  hs  ordres  de 
ses  officiers.  Par  une  faveur  insigne,  en  le  congédiant,  le  ministre 
lui  accorda  de  n'être  plus  soumis  à  personne,  et  de  s'adjoindre  douze 
hommes  qui  relèveraient  de  lui  seul.  C'est  ce  que  Hoff  désirait  le 
plus.  Libre  désormais  de  ses  mouvemens,  il  redoubla  d'audace  et 
ne  vécut  plus  qu'au  dehors,  allant  et  venant  sans  cesse  au  travers 
des  lignes  prussiennes.  H  emportait  sur  lui  une  carte  de  l'état- 
major.  Des  paysans  aussi  le  conduisaient,  gens  du  pnys  instruits 
de  tous  les  détours  et  de  tous  les  sentiers.  L'un  d'eux,  Merville, 
ouvrier  maçon,  garçon  adroit  et  intelligent,  s'était  mis  au  service 
du  général  d'Exea.  Justice  est  due  à  ces  pauvres  campagnards, 


80  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  et  il  y  en  eut  encore  quelques-uns,  —  qui  au-devant  tle  nos  ar- 
mées, par  leur  connaissance  des  lieux,  soit  comme  guides,  soit 
comme  espions,  cherchèrent  à  se  rendre  utiles,  et  patriotes,  eux 
aussi,  risquèrent  bravement  leur  vie  à  ce  métier  sans  gloire.  Le 
danger  était  double  en  effet.  Il  fallait,  comme  de  raison,  se  garder 
des  Prussiens,  mais  bien  plus  encore  des  Français,  gardes  natio- 
naux ou  corps  francs,  qui  dans  leur  zèle  intempestif  eussent  fusillé 
sans  choisir  amis  et  ennemis.  Un  jour  qu'il  venait  d'explorer  les 
carrières  à  plâtre,  au-delà  de  Nogent,  pour  s'assurer  qu'elles  n'é- 
taient point  minées,  Merville  par  hasard  tomba  sur  de«  francs-ti- 
reurs en  reconnaissance.  Avec  sa  blouse  bleue,  sa  casquette,  son 
panier  rempli  de  légumes,  il  devait  paraître  suspect;  on  l'arrête. 
Restait  à  l'interroger.  11  eut  beau  se  réclamer  du  général  d'Exea, 
fixer  la  place  où  l'on  trouverait  ses  papiers  cachés,  non  loin  de  là, 
au  bout  d'un  champ,  sous  une  grosse  pierre;  nos  guerriers  d'occa- 
sion ne  voulaient  rien  entendre.  Déjà  ils  l'avaient  fait  mettre  à 
genoux  et  s'apprêtaient  à  le  fusiller,  quand  soudain  quelqu'un  de 
la  bande  fut  comme  pris  de  scrupule.  Réflexion  faite,  on  le  relève, 
on  lui  lie  les  poings,  et  haut  le  pas,  à  grand  tapage,  on  le  conduit 
au  fort  de  Moisy.  I!  y  demeura  cinq  jours,  au  bout  desquels  il  fut 
renvoyé.  On  s'était  trompé,  mais  pendant  ce  temps-là  nos  géné- 
raux n'avaient  phis  d'espions. 

Conduit  par  Merville,  Hoff  s'était  avancé  jusqu'aux  premières 
maisons  de  Neuil!y-sur-Marne;  il  s'était  rendu  compte  du  nombre 
des  ennemis,  il  connaissait  leurs  positions,  leurs  ouvrages,  et  il 
avait  résolu  de  tenter  un  grand  coup.  Tout  ce  charmant  pays  est 
admirablement  disposé  pour  une  guerre  de  surprises;  parioul  des 
plis  de  terrain,  des  bouquets  de  bois,  des  haies  vives.  Au  milieu  et 
plantée  de  beaux  arbres,  passe  la  route  de  Strasbourg,  que  conti- 
nuent Neuilly  et  sa  Grande-Rue.  On  arrive  alors  sur  la  place  de 
l'église,  —  édifice  roman  du  xiii*  siècle,  à  cintres  bas  et  rappro- 
chés, à  clocher  carré,  coiffé  de  tuiles  en  forme  de  pignon.  Dans 
toute  sa  longueur,  la  Grande-Rue  avait  été  dépavée,  et  les  blocs  de 
grès  arrachés,  puis  méthodiquement  rangés  l'un  sur  l'autre,  fai- 
saient comme  un  immense  damier.  En  cas  de  sortie,  notre  artillerie 
eût  été  arrêtée  dès  les  premiers  pas,  forcée  de  prendre  à  travers 
champs;  mais  l'ennemi  n'avait  pas  tout  prévu.  Par  les  fossés  qui 
des  deux  côtés  bordent  la  route  de  Strasbourg,  Hoff  a  fait  avan- 
cer sa  troupe;  dpjà  il  pénètre  dans  la  Grande-Rue,  quelques  coups 
de  fusil  s'échangent,  trois  ou  quatre  hommes  tombent  du  côté  des 
Prussiens,  les  antres  s'enfuient.  On  combattit  encore  sur  la  place 
de  l'église,  mais  ce  ne  fut  qu'un  instant.  Ils  avaient  été  si  bien  sur- 
pris que  plusieurs,  réunis  dans  l'ancien  café  du  village,  s'amu- 
saient alors  à  jouer  au  billard  ;  ils  n'eurent  que  le  temps  de  s'é- 


LE    Str.GENT    UOFF.  81 

chnpper  par  les  jardins,  laissant  les  billes  sur  le  tapis.  Dans  l'église 
où  ils  avaient  établi  un  poste  de  cavalerie,  l'autel  était  souillé,  les 
vitraux  brisés,  des  vêtemens  sacerdotaux  mis  en  pièces  étaient 
épars  sur  le  sol.  La  première  pensée  du  sergent  fut  de  courir  à  la 
cloche  et  de  sonner  le  tocsin  pour  épouvanter  les  fuyards;  la  corde 
ne  se  trouva  plus.  Hoff  prit  aussitôt  toutes  les  mesures  nécessaires  : 
deux  hommes,  par  son  ordre,  grimpèrent  dans  le  clocher,  en  obser- 
vation, d'autres  allèrent  surveiller  la  route,  du  côté  de  la  Ville- 
Évrard;  le  reste  se  répandit  un  peu  partout,  aux  endroits  les  plus 
exposés. 

Rien  n'était  fini  en  effet  :  vers  la  gauche,  à  l'abri  d'un  rideau 
d'arbres  d'où  l'on  ne  pouvait  guère  les  déloger,  les  Prussiens 
avaient  leurs  réserves.  HoflT  s'attendait  à  être  attaqué;  il  le  fut,  et 
par  des  forces  telles  que  toute  résistance  devenait  impossible.  Les 
nôtres,  à  leur  tour,  durent  se  replier  en  hâte,  il  fallut  même  aban- 
donner les  deux  hommes  qui  occupaient  le  clocher;  c'étaient  un 
simple  soldat  et  un  caporal,  du  nom  de  Chanroy,  souffreteux  et  dé- 
bile, du  moins  en  apparence,  mais  d'un  courage  à  toute  épreuve.  Par 
bonheur  pour  eux,  personne  ne  songea  sur  l'heure  à  visiter  le  clo- 
cher; mais  leur  situation  n'en  était  pas  moins  critique.  Du  haut  de 
la  poutre  où  ils  se  tenaient  accroupis,  ils  avaient  vue  sur  le  poste; 
les  cavaliers,  rentrés  dans  l'église,  passaient  et  repassaient  sous 
leurs  pieds.  Un  mot,  un  accès  de  toux,  quelque  plâtras  se  détachant 
pouvait  les  perdre;  au  moindre  bruit,  l'ennemi  montait.  Une  seule 
consolation  leur  restait  alors  :  lutter  sans  merci,  à  outrance,  jusqu'à 
la  dernière  cartouche,  et  dans  l'étroit  escalier  de  la  tour  vendre  chè- 
rement leur  vie.  Hoff  cependant  ne  les  oubliait  pas;  sans  perdre  de 
temps,  il  a  fait  demander  du  renfort  au  village  le  plus  voisin.  Des 
francs-tireurs  s'y  trouvaient,  — francs-tireurs  de  la  Presse,  —  qui  lui 
envoient  une  trentaine  d'hommes  et  un  lieutenant;  le  sergent  com- 
mandera seul  comme  de  raison.  Ainsi  renforcée,  par  le  même  che- 
min, la  petite  troupe  se  remet  en  marche  ;  mais  il  a  fallu  attendre  la 
nuit.  Que  sont  devenus  Chanroy  et  son  camarade?  Auront-ils  pu  res- 
ter cachés  si  longtemps?  Hoff  le  premier  bondit  en  avant,  une  seconde 
fois  les  Prussiens  surpris  se  sauvent  presque  sans  combattre.  Au 
pas  de  charge,  on  enfile  la  Grande-Rue,  on  arrive  sur  la  place;  en 
ce  moment,  contre  toute  attente,  les  deux  hommes  sortaient  de 
l'église,  mais  pâles,  les  traits  creusés,  méconnaissables,  à  peine 
avaient-ils  la  force  de  tenir  leurs  fusils.  Hs  avaient  passé  là  qua- 
rante-huit heures  dans  cette  tour  ouverte  à  tous  les  vents,  transis 
de  froid,  serrés  au  mur,  n'osant  ni  broncher  ni  parler,  sans  autre 
nourriture  qu'un  biscuit  chacun  ;  ils  chancelaient  comme  des 
hommes  ivres.  Hs  essayèrent  de  manger,  mais  ne  purent;  l'épreuve 

TOME  cm,  —  1873.  6 


82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avait  été  trop  pénible,  on  dut  les  envoyer  à  l'ambulance,  et  depuis 
lors  ni  l'un  ni  l'auire  ne  s'est  jamais  bien  relevé. 

Neuilly  cette  fois  nous  appartenait.  Renonçant  à  l'oiTensive,  les 
ennemis  s'étaient  retranchés  plus  au  loin  dans  Ips  vastes  bâtimens 
de  la  VJlIe-Évrard,  l'asile  d'aliénés  bien  connu,  où  devait  plus  tard 
périr  le  général  Biaise,  et  de  là  ils  promenaient  la  nuit  des  feux 
électriques  pour  prévenir  toute  nouvelle  attaque.  Ils  avaient  du 
reste  en-deçà  de  Neuilly  conservé  un  poste  avancé.  C'était  le  cime- 
tière, situé  au  centre  d'une  vaste  plaine  que  domine  le  plateau  d'A- 
vron  et  isolé  de  toutes  parts.  Ils  s'y  glissaient  le  soir  par  derrière, 
en  rampant  le  long  des  sillons.  Avec  de  l'audace  et  pourvu  que 
l'affaire  fût  lestement  conduite,  on  pouvait  encore  les  surprendre. 
Ainsi  pensa  Hoff,  qui  au  moyen  de  sa  lorgnette  avait  reconnu  des 
chasseurs  saxons.  La  nuit  venue,  à  plat  ventre  selon  l'habitude,  nos 
hommes  se  dirigent  vers  le  cimetière.  Se  présenter  à  la  porte,  il  n'y 
fallait  point  songer;  elle  devait  être  barricadée.  Le  plus  court  était 
de  tourner  le  mur  et  de  gagner  la  brèche  qui  servait  d'entrée  à 
l'ennemi;  mais  dans  cette  immense  plaine  toute  dénudée  il  n'était 
guère  facile  de  s'avancer  sans  être  aperçu.  Ils  approchaient  cepen- 
dant, d('Jà  le  mur  était  tourné,  quand  un  Wer  da  retentissant  se  fait 
entendre.  —  Still,  still  1  tais-loi!  répond  Hoff  en  allemand;  offi- 
cier saxon  !  —  Le  sergent  s'élance  aussitôt,  ses  hommes  le  suivent; 
une  lutte  terrible  s'engage  corps  à  coqis  au  milieu  des  tombes.  En 
un  instant,  une  vingtaine  de  Saxons  périssent  égorgés,  le  reste  s'é- 
chappe éperdu. 

Quelle  devait  être  la  colère  des  Allemands,  leur  terreur  aussi,  en 
présence  d'un  tel  adversaire!  Un  naïf  témoignage  nous  permettra 
d'en  juger.  A  droite  de  la  Ville-Évrard,  au  bord  de  la  ror.te,  est 
une  petite  maison  basse  avec  appentis  bâti  de  plâtre  et  de  bois; 
il  y  a  trois  meurtrières  percées  dans  le  mur  et  au-dessous  l'inscrip- 
tion suivante  :  //  ftiiit  mourir  bien  jeune  pour  le  roi  de  Prusse. 
Albert  Loflardt,  Saxon.  Voilà  bien  cette  btlle  écriture  gothique, 
ces  caractères  longs  et  inclinés  qu'on  retrouve  un  peu  partout, 
hélas!  depuis  la  guerre,  souillant  les  murs  de  nos  maisons,  et  qui 
du  Rhin  à  la  Miyenue  marquent  le  passage  de  l'étranger.  Le  nom 
Albert  Loftardt  est  répété  deux  ou  trois  fois.  Pauvre  chasseur  saxon, 
pendant  tes  longues  heures  de  faction  sur  la  terre  de  France,  peu 
t'importaient,  n'est-il  pas  vrai?  les  succès  de  la  grande  patiie  alle- 
mande, et  la  gloire  du  vieux  roi  Guillaume  ne  te  rassurait  guère  sur 
le  dangereux  voisinage  du  sergent  Hoff! 

Du  reste  les  ennemis  n'étaient  pas  seuls  à  souffrir.  En  dépit  des 
précautions,  Iloff,  lui  aussi,  perdait  du  monde,  et  sa  petite  troupe  ne 
revint  pas  toujours  au  complet.  Ces  murs  crénelés  surtout  étaient 


LE    SERGENT   HOFF.  83 

terribles;  il  arrivait  par  là  des  feux  de  file  auxquels  on  ne  pouvait 
répondre  et  qui  faisaient  bien  du  mal.  Quand  un  homme  était  tombé, 
avec  leurs  sabres- baïonnettes  ses  camarades  lui  creusaient  une 
fosse  et  l'enterraient  au  même  endroit.  Au  retour,  IIoiT  faisait  son 
rapport,  donnait  le  nom  de  l'iiomme  mort,  un  autre  prenait  sa 
place,  et  tout  était  dit.  Parmi  les  survivans,  nul  qui  s'effrayât  pour 
si  peu;  tout  au  contraire  leur  ardeur  et  leur  rage  en  étalent  accrues. 
Plus  d'une  fois  lloff  fut  forcé  de  les  retenir,  ils  se  seraient  acharnés 
sur  les  cadavres.  N'est-ce  point  ainsi  que  les  peuples  sauvages 
attestent  leur  victoire?  Il  faut  bien  le  dire,  et  notre  orgueil  n'y 
peut  rien  :  chez  les  Peaux-Rouges  ou  au  Mexique,  au  fond  des  mon- 
tagnes de  la  Kabylie  ou  sur  les  bords  de  la  Seine,  cette  guerre  est 
partout  la  même;  à  des  périls  incessans,  dans  une  lutte  toute  de 
ruse  et  d'astuce,  le  sang  s'échauffe,  la  tête  se  perd,  les  instincts 
féroces  se  réveillent,  et  sous  l'homme  civilisé  bien  vite  a  reparu 
l'homme  sauvage. 

S'exposant  plus  que  personne,  tandis  que  ses  camarades  l'un 
après  l'autre  tombaient  à  ses  côtés,  Hoff  aussi  plus  de  mille  fois 
avait  failli  périr.  Lorsqu'il  était  allé  trouver  le  ministre  de  la  guerre, 
il  avait  dû  remplacer  son  képi,  percé  en  quatorze  endroits;  son 
pantalon,  sa  capote,  étaient  littéralement  criblés,  mais,  par  un 
bonheur  étrange,  jamais  il  n'avait  été  lui-même  sérieusement  at- 
teint. Près  de  la  route  de  Strasbourg,  il  reçut  une  fois  une  balle  au 
mollet  droit,  et,  comme  il  était  alors  en  ex[iédition,  pour  ne  pas  re- 
venir sur  ses  pas,  il  la  garda  deux  jours  entiers  dans  les  chairs;  elle 
lui  fut  enlevée  par  un  chirurgien  de  mobiles.  Une  autre  fois,  serré 
de  près  par  deux  uhlans,  en  sautant  un  fossé  plein  d'eau  et  large 
au  moins  de  quatre  mètres,  il  se  donna  un  effort.  Il  n'en  continua 
pas  moins  à  marcher  :  ni  la  maladie,  ni  la  souffrance  ne  semb'aient 
avoir  prise  sur  lui.  Le  2  décembre  enfin,  à  YiUiers,  il  recevait  au  bras 
gauche  un  coup  de  baïonnette  également  sans  gravité. 

Nous  touchons  à  l'époque  où,  sans  que  personne  pût  dire  ce 
qu'il  était  devenu,  Hoff  disparut  soudain,  disparition  qui  devait 
prêter  dans  Paris  à  de  si  étranges  suppositions.  Depuis  quelques 
jours  déjcà,  on  préparait  une  grande  sortie  du  côté  de  la  Marne.  Le 
sergent  fut  rappelé  à  son  corps,  il  prit  part  ainsi  sur  la  gauche  aux 
deux  jours  de  bataille  de  Charnpigny,  et  c'est  en  combattant  dans 
les  rangs  qu'il  fut  f  lit  prisonnier.  Comme  je  m'étonnais  devant  lui 
qu'étant  donné  son  caractère  il  eût  consenti  à  se  rendre  :  «  Cela 
vous  surprend,  me  répondit-il.  Ah!  parbleu!  j'en  ai  été  bien  plus 
étonné  moi-même,  car  j'avais  d'avance  mes  idées  fixées  là-dessus. 
Que  voulez-vous?  on  ne  fait  pas  toujours  ce  qu'on  s'est  promis.  Enfin 
je  vais  vous  dire  la  chose  comme  elle  m'est  arrivée. 


Sh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Le  30  encore,  tout  allait  bien  :  nous  avions  passé  la  Marne, 
enlevé  Petit-Bry,  avec  des  pertes  il  est  vrai,  et  le  soir,  quand  on 
s'arrêta,  je  fus  placé  de  grand'garde  avec  ma  compagnie  juste  en 
face  du  parc  de  Villiers,  vous  savez  bien?  ce  grand  mur  blanc  qui 
coupe  le  plateau  et  où  nos  zouaves  sont  restés.  Toute  la  nuit,  notre 
artillerie  tonna  sur  Villiers.  Au  malin,  lorsque  le  jour  parut,  de 
bonne  foi  je  croyais  qu'on  allait  marcher  de  l'avant.  Avec  mes 
hommes,  j'étais  déjà  sorti  de  nos  lignes.  J'arrive  ainsi  jusqu'aux 
Prussiens  :  ils  étaient  à  dix  pas  de  moi,  enfoncés  dans  leurs  trous; 
nous  nous  regardions  dans  le  blanc  des  yeux,  comme  on  dit,  mais 
lis  ne  tiraient  pas.  Cela  m'étonnait.  Je  dépêche  en  arrière  chercher 
des  instructions;  on  me  répond  au  plus  vite  que  je  ne  dois  pas 
tirer  le  premier,  qu'un  armistice  vient  d'être  conclu.  L'ordre  était 
formel.  Nous  nous  mettons  à  relever  les  blessés  et  les  morts  :  il  y  en 
avait  beaucoup  de  ce  côté,  des  Français,  des  Allemands;  mais  les 
Allemands  étaient  les  plus  nombreux.  Je  rencontrai  un  de  leurs 
majors  qui  me  dit  :  —  Ah!  oui,  vous  nous  avez  donné  bien  de 
l'ouvrage!  —  et  debout  avec  sa  lorgnette  il  regardait  la  plaine  cou- 
verte de  neige,  cherchant  à  reconnaître  les  siens.  Près  d'un  grand 
trou  était  le  cadavre  d'un  général  saxon  tué  avec  son  cheval,  dans 
le  trou  une  quinzaine  de  blessés  des  deux  pays;  c'est  là  qu'ils 
avaient  passé  la  nuit  par  un  froid  terrible  :  plusieurs  étaient  déjà 
morts.  Quand  j'arrivai,  l'un  des  Prussiens  donnait  à  boire  à  un  mo- 
bile qui,  la  jambe  fracassée  d'un  éclat  d'obus,  râlait  péniblement. 
Plus  loin,  le  long  des  haies,  au  milieu  des  vignes,  des  artilleurs 
couchés  dans  leurs  grands  manteaux  noirs.  Leurs  camarades  tra- 
vaillaient à  les  enterrer.  Les  fosses  n'étaient  pas  bien  profondes,  d'un 
pied  à  peine,  car  la  terre  était  toute  durcie  par  le  froid;  mais  à 
chacun  des  morts,  sous  la  tête,  les  autres  glissaient  un  obus  chargé. 
Il  paraît  que  c'est  l'usage  dans  ce  corps-là  :  plus  tard,  quand  on 
retrouvera  leurs  os,  on  saura  qu'ils  étaient  artilleurs.  Des  brancar- 
diers, la  croix  rouge  au  bras,  passaient  et  repassaient;  les  voitures 
d'ambulance  arrivaient  à  vide  et  partaient  remplies.  Oui,  c'est  fort 
bien  de  relever  les  blessés;  mais  en  attendant  les  Prussiens  ren- 
forçaient leur  ligne.  Par  longues  files  noires,  au  travers  des  bois, 
on  les  voyait  arriver,  arriver  sans  cesse  et  se  masser  devant  nous. 
Moi,  j'étais  furieux.  Voilà  leurs  réserves  qui  vont  donner,  me  di- 
sais-je,  et  demain  nous  serons  battus.  Je  ne  m'étais  pas  trompé. 

«  Le  lendemain,  vers  cinq  heures,  comme  j'allais  prendre  mon 
café,  car  je  voulais  être  prêt  à  tout,  des  cris  aux  armes  partent  sur 
ma  gauche.  La  première  compagnie  d'avancée  s'était  laissé  sur- 
prendre. On  m'a  dit  depuis  que  les  Prussiens  étaient  arrivés  jus- 
qu'à la  Marne,  et  qu'on  avait  relevé  des  cadavres  à  quinze  mètres 


LE    SERGETN'T   HOFF.  85 

du  bord.  Notre  régiment  par  bonheur  tint  sans  faiblir  dans  Petit- 
Bry,  mais  nous,  nous  étions  tournés.  Il  y  eut  un  moment  de  mêlée 
à  l'arme  blanche;  c'est  là  que  j'ai  reçu  d'un  chasseur  saxon  un 
coup  de  baïonnette  au  bras  gauche.  Cependant  la  panique  se  met- 
tait parmi  les  hommes  :  mon  capitaine,  avec  le  plus  grand  nombre, 
se  lance  vers  la  droite  et  tâche  de  rejoindre  le  gros  de  nos  troupes. 
Bien  peu  y  sont  parvenus.  Moi,  je  m'occupe  de  rallier  les  derniers; 
un  d'eux,  épouvanté,  s'était  couché  par  terre  dans  un  sillon,  et  se 
cachait  la  tête  entre  les  mains  pour  ne  rien  voir  et  ne  rien  entendre. 
C'était  le  tailleur  de  la  co.'npagnie.  —  Allons,  allons,  lève-toi,  lui 
dis-je,  prends  ce  fusil  et  suis-moi.  —  Je  lui  tendais  le  fusil  d'un 
homme  tué  près  de  nous.  Comme  il  ne  remuait  pas,  je  lui  assénai 
sur  la  tête  un  coup  de  crosse  si  violent  que  le  sang  jaillit.  Il  se  leva 
alors  sans  rien  dire,  prit  le  fusil  et  marcha.  Je  l'ai  revu  plus  tard  en 
Allemagne;  je  me  moquais  de  lui. 

((  J'avais  pu  de  la  sorte  réunir  une  poignée  d'hommes  ;  je  les 
égrène  en  tirailleurs,  et,  nous  faufilant  vers  la  droite,  nous  essayons 
de  nous  dégager;  mais  près  du  parc  de  Petit-Bry  impossible 
d'aller  plus  loin ,  le  parc  était  occupé.  Par  devant,  par  derrière, 
sur  les  deux  côtés,  des  Prussiens,  des  Prussiens  partout.  Vous  con- 
naissez la  hauteur  qui  du  village  de  Bry  mène  au  plateau  de  Vil- 
liers.  Il  y  a  là  à  mi-côte  des  plants  de  vignes  et  des  vergers 
entremêlés  de  cultures  :  nous  nous  blottîmes  comme  nous  pûmes 
au  revers  des  vignes,  au  creux  des  sillons,  et,  demeurant  inaper- 
çus dans  ce  grand  tumulte  de  la  bataille,  nous  commençâmes  à 
brûler  nos  cartouches.  Chaque  coup  portait.  Quand  les  miennes 
furent  épuisées,  je  pris  celles  d'un  petit  mobile  qui  gisait  près  de 
moi,  je  ne  sais  comment,  la  tête  ouverte,  les  bras  en  croix;  cela  me 
permit  de  tirer  plus  longtemps. 

«  Or,  vers  dix  heures,  évidemment  les  Prussiens  avaient  le  des- 
sous; leur  mouvement  tournant  avait  échoué,  les  nôtres  reprenaient 
l'offensive.  Nos  mitrailleuses,  installées  de  l'autre  côté  de  la  Marne, 
venaient  les  prendre  d'écharpe  et  balayaient  les  flancs  du  coteau. 
C'était  plaisir  à  voir  que  ces  épais  bataillons  allemands  tombant 
fauchés  par  rangs  entiers  !  Par  malheur,  nous  étions  en  leur  com- 
pagnie, et  les  balles  arrivaient  également  pour  tous.  Je  connaissais 
déjà  ce  bruit  rauque  si  particulier  d'une  mitrailleuse  qui  part;  mais 
c'est  là  que  j'ai  pu  connaître  le  bruit  non  moins  curieux  de  la  dé- 
charge lorsqu'elle  arrive.  On  dirait  par  un  coup  de  vent  la  grêle 
frappant  sur  un  toit.  Les  branches,  les  cailloux,  la  terre,  s'éparpil^ 
laient  autour  de  nous.  En  quelques  minutes,  mes  hommes  furent 
étendus  morts,  il  n'en  restait  plus  que  deux  avec  moi;  encore  l'un 
avait-il  les  deux  genoux  fracassés,  celui-là  ne  comptait  pas.  L'autre 
s'appelait  Besançon  ;  il  s'est  fait  plus  tard  tuer  dans  Paris  en  rêve- 


86  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

nant  de  captivité.  Je  le  vois  encore  derrière  un  poirier  qu'il  avait 
choisi  pour  s'abriter  :  l'arbre  était  criblé,  mais  l'homme  était  sans 
blessure.  Je  n'avais  rien  attrapé,  moi  non  pins. 

«  Cependant  les  Prussiens  avaient  opéré  une  conversion  à  droite; 
lentement,  par  échelons,  sous  cette  pluie  de  feu,  ils  remontaient 
le  plateau  et  se  rapprochaient;  nous  allions  être  ramassés.  Je  n'a- 
vais plus  qu'une  cartouche,  une  seule,  que  j'avais  tenue  en  ré- 
serve pour  ce  moment -là.  Je  pressais  déjà  la  détente,  j'en  tuais 
encore  un,  et  c'était  fini.  —  Sergent,  sergent,  me  cria  Besançon, 
ne  tirez  pas;  vous  voyez  bien  qu'on  ne  peut  plus  se  défendre  ;  à 
quoi  bon  nous  faire  massacrer  ici?  J'ai  une  femme  et  deux  enfans, 
sergent!  —  Je  le  regardai;  il  était  toujours  là  derrière  son  poirier, 
me  tendant  les  bras  d'un  air  si  étrange  que  je  me  sentis  ému.  Je 
détournai  la  tête  et  je  jetai  mon  fusil.  Quand  je  relevai  les  yeux, 
ces  sacr'S  Allemands  étaient  déjà  sur  nous.  » 

Pendant  ce  iccit  de  Hoff,  nous  étions  arrivés  sur  le  plateau  de 
Villiers  :  il  avait  tenu  à  revoir  l'endroit.  C'était  par  une  belle  après- 
midi  d'automne.  Le  soleil,  à  son  coucher,  ensanglantait  l'horizon, 
et  cette  vaste  plaine,  récemment  moissonnée,  avait  une  tristesse 
indicible.  Peu  ou  point  d'arbres  :  ils  ont  été  coupés,  la  mitraille  les 
avait  hachés.  Seulement  aux  flancs  du  coteau,  au  sommet  surtout, 
une  foule  de  tertres  de  diverses  formes;  sur  ces  tertres  des  cou- 
ronnes, des  croix  de  bois  blanc  avec  des  inscriptions  tracées  au 
crayon,  la  plupart  pieusement  banales;  quelques-unes  de  ces  croix 
portent  des  noms  allemands.  C'est  là  qu'ils  dorment  pêle-mêle, 
tous  ceux  qui  en  ce  jour  luttèrent  pour  leur  patrie  et  succombèrent 
en  combattant,  sombres  chasseurs  saxons  et  zouaves  éclatans,  dra- 
gons bavarois  à  grand  manteau  bleu  et  petits  mobiles  à  capote 
grise!  Chemin  faisant,  nous  heurtions  du  pied  des  éclats  d'obus, 
de  vieilles  gamelles,  des  morceaux  de  cuir  racornis  par  la  pluie, 
qui  furent  autrefois  des  kép's  ou  des  casques.  Par  endroits,  le  sol 
bosselé  était  fendu  de  sinistres  crevasses,  et  des  essaims  de  grosses 
mouches  bleues  bourdonnaient  à  l'entour.  Il  y  a  là  aussi  des  corps 
enterrés,  et  le  terrain  vaut  cher  de  ce  côté,  —  les  paysans  vous  le 
diront.  Petit  à  petit,  le  plateau  se  nivelle,  le  nombre  des  tertres  di- 
minue, la  charrue  chaque  jour  étend  plus  loin  ses  sillons.  Quelques 
moissons  encore,  et  ces  traces  de  mort  auront  pour  toujours  dis- 
paru sous  les  efforts  réunis  de  l'homme  qui  oublie  et  de  la  nature 
qui  pardonne. 

III. 

Toujours  circonspect,  en  se  voyant  pris,  Hoff"  s'était  débarrassé 
bien  vite  de  ses  papiers,  de  ses  galons  et  de  tout  ce  qui  eût  pu  éta- 


LE    SERGENT   IIOFF.  87' 

blir  son  identité;  il  savait  trop  quel  sort  Ini  réservait  la  générosité 
prussienne,  s'il  était  jamais  reconnu.  Sa  présence  d'esprit  le  sauva. 
Sur  l'heure,  il  fut  saisi,  déboutonné,  fouillé,  et,  comme  i!  avait  en- 
core sur  lui  sa  montre  et  son  couteau,  on  les  prit  :  inutile  de  dire 
qu'on  ne  les  lui  a  pas  rendus.  C'est  assez  l'habitude  chez  ces  gens- 
là;  du  grand  au  petit,  la  guerre  est  pour  eux  comme  une  vaste  opé- 
ration commerciale,  et  la  victoire  ne  leur  est  glorieuse  qu'en  pro- 
portion des  profits  qu'elle  apporte.  Hoff  les  suivit  deux  heures 
encore  dans  leur  mouvement  de  retraite,  puis  il  fut  adjoint  à  d'au- 
tres prisonniers  et  dirigé  sur  Lagny.  Dans  l'église  étaient  réunis 
deux  ou  trois  cents  hommes  tombés  aux  mains  de  l'ennemi  dès  le 
début  de  l'action.  Hoff  reconnut  le  capitaine  qui  le  matin,  avec  sa 
compagnie,  s'était  laissé  surprendre,  et  que  des  soldats  exaspérés 
accablaient  de  reproches;  lui  pleurait.  Un  autre  officier,  un  lieute- 
nant, était  assis  tristement  à  l'écart  :  on  l'accusait  de  s'être  évadé 
de  Sedan  après  la  capitulation,  d'avoir  donné  l'ordre  à  ses  hommes 
de  tuer  les  blessés,  et  ils  allaient  le  fusiller.  Celui  qui  l'avait  dé- 
noncé était  un  Alsacien,  un  petit  jeune  homme  de  dix-hnit  ans,  en- 
gagé volontaire  pour  la  dm'ée  de  la  guerre.  Le  fait,  à  notre  honneur, 
a  été  rare,  et  durant  les  épreuves  d'une  longue  captivité  nos  mal- 
heureux compatriotes  ont  su  rester  unis;  mais  il  y  a  des  misérables 
partout.  Quelques-uns  aussi,  sans  intention  mauvaise,  se  laissaient 
prendre  trop  facilement  aux  façons  engageantes  de  nos  ennemis;  on 
les  faisait  causer,  on  les  faisait  boire,  et,  le  vin  aidant,  ils  en  di- 
saient parfois  plus  qu'ils  ne  voulaient  dire.  Quand  le  petit  traîti'e  ren- 
tra dans  l'église,  d'où  il  ét;ut  sorti  à  l'heure  du  dîner,  il  était  ivre, 
et  ses  nouveaux  amis  les  Allemands  eurent  l'attention  de  l'étendre 
sur  une  botte  de  paille;  les  autres  couchèrent  sur  le  pavé. 

Les  Prussiens  furent-ils  pris  de  pitié?  eurent-ils  honte  de  con- 
damner un  homme  sur  le  seul  témoignage  d'un  enfant  aviné?  Le 
fait  est  qu'avant  d'exécuter  leur  menace  ils  interrogèrent  d'autres 
soldats;  ces  explications  nouvelles  les  satisfirent  sans  doute,  car 
l'ofTicier  fut  épargné.  Seulement  tout  le  long  de  la  route  on  le  sur- 
veilla de  près.  De  grand  matin  et  sous  bonne  escorte,  les  prison- 
niers, formés  en  convoi,  avaient  quitté  Lagny.  En  avant  marchait 
un  fort  détachement  de  fantassins  saxons,  un  second  peloton  ve- 
nait en  arrière,  et  sur  les  flancs  des  cavaliers  qui  en  serre-file,  la 
lance  au  poing,  accompngnaient  la  colonne.  Quiconque  voulait  s'ar- 
rêter, s'écarter  un  peu,  impitoyablement,  à  grands  coups  de  crosse 
ou  de  bois  de  lance,  était  rejeté  dans  les  rangs.  Hélas!  il  s'est  re- 
nouvelé bien  des  fois,  ce  triste  défilé,  sur  les  routes  de  France.  Plus 
encore  que  le  lieutenant,  un  autre  des  prisonniers  était  l'objet 
d'une  attention  toute  spéciale;  il  allait  seul,  par  devant  et  entre 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quatre  baïonnettes.  C'était  un  homme  d'une  quarantaine  d'années, 
aux  cheveux  gris,  portant  un  pantalon  sombre  et  une  blouse 
blanche.  Il  avait  été  pris  dès  le  30,  non  loin  de  la  Pépinière,  — 
un  de  nos  espions  très  probablement.  —  Oui,  oui,  espion,  fusillé, 
fusillé!  —  criaient  les  Prussiens  d'une  voix  rauque  en  lui  montrant 
les  poings.  Le  malheureux  devenait  blême  et  essayait  de  se  dé- 
fendre. «  Il  n'était  qu'un  pauvre  paysan...  Il  allait  chercher  du 
vin...  On  l'avait  arrêté,  pourquoi?  Il  l'ignorait.  »  Il  ne  sortait  pas 
de  là,  et  il  avait  l'air  si  sincère,  il  parlait  d'un  ton  si  simple  et 
si  naturel!  Mais  les  bourreaux  ne  voulaient  rien  croire.  —  Quant 
à  Hoir,  quant  à  tous  les  autres,  par  la  boue  et  la  neige,  comme 
un  troupeau  ils  avançaient,  et  lorsqu'ils  traversaient  un  village, 
lorsqu'au  seuil  des  maisons  les  enfans,  les  femmes,  muettes  de 
douleur,  les  regardaient  passer,  eux  brusquement  baissaient  la  tête 
pour  qu'on  ne  vît  pas  leur  figure,  et  ils  pleuraient  alors  de  grosses 
larmes,  des  larmes *de  rage  et  d'humiliation. 

On  arriva  ainsi  toujours  à  pied  de  Ghelles  à  Mitry  et  de  Mitry  à 
Dammartin.  Là  on  fit  halte  dans  l'église.  Les  malheureux  mar- 
chaient depuis  deux  jours,  mais  leurs  convoyeurs  bien  repus  sem- 
blaient se  douter  à  peine  que  ces  hommes  pussent  avoir  faim;  on  ne 
leur  avait  encore  donné  du  pain  qu'une  fois,  et  en  quantité  déri- 
soire. Du  moins  fut-il  permis  aux  gens  de  Dammartin  de  venir  les 
voir;  aussitôt  toute  cette  bonne  population  d'accourir,  portant  qui 
de  la  soupe,  qui  de  la  viande,  qui  une  bouteille  de  vin.  Le  maire 
était  venu  lui-même  et  présidait  aux  distributions.  Les  officiers  pri- 
sonniers l'attirèrent  à  l'écart  :  ne  pourrait-il  de  façon  ou  d'autre 
faire  évader  deux  hommes  à  qui  tout  le  monde  portait  un  vif  intérêt? 
C'étaient  Hoffet  le  lieutenant.  Le  maire,  un  vrai  patriote,  n'eut  pas 
demandé  mieux;  mais  aucun  moyen  n'était  réellement  praticable. 
Cependant  nos  soldats  mangeaient,  et,  mêlés  à  eux,  les  habitans  de 
la  ville  s'étaient  répandus  dans  l'église.  Les  Prussiens  pour  l'in- 
stant semblaient  se  relâcher  un  peu  de  leur  vigilance.  Quelle  éva- 
sion tenter  en  effet  hors  de  cet  édifice  nu  et  dépouillé,  dont  toutes 
les  issues  étaient  soigneusement  gardées?  L'espion  lui-même  avait 
été  rendu  à  une  liberté  relative.  Hoff  venait  de  l'apercevoir  :  il  se 
tenait  près  de  la  porte,  la  tête  en  avant,  les  narines  dilatées,  tout 
le  corps  agité  d'un  tremblement  fébrile,  regardant  au  dehors.  En 
même  temps  passait  une  petite  vieille  chargée  d'un  panier  et  d'une 
soupière.  Hoff  saisit  la  soupière,  la  met  entre  les  mains  du  malheu- 
reux, puis  fait  le  geste  de  la  retirer. —  Allons,  sauve-toi  !  — lui  dit-il 
tout  bas.  L'homme  a  compris.  Une  lutte  s'engage  entre  eux,  lui  ti- 
rant d'un  côté,  Hoff  de  l'autre,  comme  s'il  réclamait  un  reste  de 
soupe,  et  ainsi  bataillant  ils  se  rapprochaient  de  la  porte.  En  fin  de 


LE    SERGENT   IIOFF.  89 

compte,  impatienté,  le  factionnaire  attrape  notre  espion  par  le  bras 
et  le  pousse  dehors  ;  il  l'avait  pris  pour  un  des  habitans  de  la  ville. 
Ah  !  quelle  joie  pour  le  pauvre  diable,  et  comme  il  dut  avec  bon- 
heur respirer  le  grand  air  de  la  liberté!  Il  eut  du  reste  la  pré- 
sence d'esprit  de  n'en  rien  montrer,  et  Hoff  le  vit  disparaître  au 
tournant  d'une  rue,  marchant  d'un  pas  aussi  égal  et  d'un  air  aussi 
insouciant  que  s'il  ne  venait  pas  d'échapper  h  la  mort.  Le  lende- 
main au  départ,  quand  les  Prussiens  passèrent  leurs  prisonniers  en 
revue,  les  ofiiciers  d'abord,  les  soldats  ensuite,  placés  sur  trois 
rangs,  ils  ne  trouvèrent  plus  leur  nombre.  Ils  eurent  beau  compter 
et  recompter  :  il  leur  manqua  toujours  quelqu'un. 

A  partir  de  Soissons,  le  reste  du  voyage  se  fit  en  chemin  de  fer; 
il  n'en  fut  pour  cela  ni  plus  rapide  ni  plus  agréable.  Le  train  avan- 
çait lentement  dans  la  crainte  des  francs-tireurs,  qui  plusieurs  fois 
déjà  avaient  coupé  la  voie,  et  nos  pauvres  soldats  empilés  dans  des 
wagons  à  bestiaux,  brisés  parles  cahots  et  grelottant  de  froid,  en 
étaient  presque  à  regretter  de  ne  pouvoir  faire  à  pied  la  route.  En 
chemin,  à  plusieurs  reprises,  de  longues  bandes  de  prisonniers  vin- 
rent s'adjoindre  au  convoi;  ceux-ci  avaient  fait  partie  de  l'armée  de 
la  Loire;  tous  du  reste  étaient  dirigés  sur  le  camp  de  Grimpert,  aux 
environs  de  Cologne  :  ils  y  entrèrent  le  8  décembre,  et  la  vie  de  cap- 
tivité commença  pour  eux.  Bien  d'autres  par  malheur  ont  eu  à 
raconter  les  mêmes  misères  :  ces  baraques  de  planches  par  où  pas- 
saient les  vents  et  la  neige,  le  travail  forcé  de  chaque  jour  aux  for- 
tifications, la  brutalité  des  soldats  allemands  à  coups  de  crosse  ac- 
tivant l'ouvrage.  En  cas  d'évasion  possible,  les  prisonniers  avaient 
dû  quitter  leurs  souliers  et  chausser  d'énormes  sabots.  Chacun 
d'eux  en  outre,  comme  nos  anciens  forçats,  portait  cousue  sur  l'é- 
paule droite  une  large  bande  de  toile  marquée  d'un  numéro  ma- 
tricule. Ils  ne  recevaient  de  vivres  qu'une  fois  par  jour  :  du  pain 
noir,  du  riz,  des  légumes  secs,  du  mauvais  lard  quelquefois;  la  ra- 
tion de  trois  hommes  n'aurait  pas  même  suffi  à  satisfaire  l'appétit 
d'un  seul.  Encore  les  vieux  soldats,  de  longue  date  faits  aux  priva- 
tions, pouvaient  prendre  leur  mal  en  patience  et  ne  souffraient  pas 
trop;  mais  il  y  avait  là  des  jeunes  gens,  des  mobiles  qui,  dans  la  force 
de  l'âge,  accoutumés  chez  eux  à  bien  vivre  et  à  bien  manger,  mou- 
raient de  faim  littéralement.  A  l'heure  des  repas,  ils  allaient  par 
groupes  craintifs  rôder  autour  des  postes  prussiens,  versant  des 
larmes  et  tendant  la  main  pour  obtenir  de  leurs  ennemis  quelque 
reste  de  soupe.  Ceux-ci  alors,  l'estomac  plein  et  le  cœur  content, 
prenaient  leurs  gamelles  aux  trois  quarts  vidées  et  les  remplissaient 
d'eau  jusqu'aux  bords,  puis  ils  offraient  le  tout  aux  pauvres  affa- 
més, —  et  de  rire  !  Ils  trouvaient  cela  plaisant.  A  ce  régime,  on  le 


90  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comprend,  la  santé  la  plus  robuste  n'aurait  pas  résisté  longtemps; 
beaucoup  toussaient  parmi  ces  hommes,  traînaient  quelques  jours 
et  mouraient;  chaque  matin  sortait  du  camp  un  long  fourgon  rem- 
pli de  cadavres,  les  blessés  mal  soignés  étaient  partis  les  premiers. 
Heureux  qui  dans  cette  misère  avait  un  peu  d'argent  sur  lui  et  pou- 
vait en  payant  se  procurer  quelques  douceurs  !  mais  la  plupart  man- 
quaient de  tout.  C'était  le  cas  du  sergent  Hoff.  A  Paris,  pendant  ses 
longues  expéditions,  il  négligeait  souvent  de  toucher  son  prêt,  dont 
il  n'aurait  eu  que  faire  au  dehors,  et  lorsqu'il  fut  pris  à  Villiers,  il 
se  trouvait  sans  un  sou  vaillant.  Peu  lui  importait  du  reste,  car  son 
argent  à  coup  sûr  eût  suivi  aux  mains  des  Saxons  la  même  route  que 
sa  montre  et  que  son  couteau. 

Le  camp  de  Grimpert  restait  proprement  affecté  aux  soldats.  Des 
officiers  prisonniers,  les  uns  logeaient  en  ville  à  Cologne,  les  au- 
tres, ceux  qui  ne  pouvaient  payer  une  chambre,  ceux  aussi  qui  n'a- 
vaient pas  voulu  donner  leur  parole,  étaient  internés  dans  le  bâti- 
ment de  la  manutention,  de  l'autre  côté  du  Pihin.  Un  jour,  comme 
une  corvée  sortait  du  camp  pour  chercher  du  pain,  Hoff  s'était  glissé 
furtivement  parmi  les  hommes  désignés;  il  voulait  voir  son  lieute- 
nant, M.  Magnien,  celui  même  que  les  Prussiens  avaient  failh  fu- 
siller. Tandis  qu'on  charge  les  voitures,  il  réussit  à  s'esquiver,  et 
entre  chez  le  lieutenant.  Plusieurs  officiers  de  toutes  armes  étaient 
là  réunis,  les  uns  venus  de  Metz,  les  autres  de  Sedan.  Au  nom  de 
Hoff,  qu'ils  connaissaient  bien,  tous  se  levèrent  et  vinrent  lui  serrer 
la  main;  on  le  fit  asseoir  pour  déjeuner,  on  causa  de  ses  exploits, 
du  pays,  de  la  guerre.  On  parla  mêm.e  un  peu  d'évasion,  quoique 
la  chose  parût  assez  malaisée.  Le  déjeuner  tirait  à  sa  fin,  lors- 
qu'un officier  des  zouaves  de  la  garde,  sans  songer  à  mal  :  —A  pro- 
pos, Hoff,  s'écria-t-il,  voyez  donc  ce  qu'on  dit  de  vous  là-bas,  — et 
il  lui  tendait  un  journal;  c'était  un  numéro  de  l'Indépendance  belge 
où  se  trouvaient  reproduits  tout  au  long  les  récits  fantaisistes  des 
journaux  de  Paris.  Dès  les  premières  lignes,  le  pauvre  garçon  chan- 
gea de  couleur;  ses  yeux  s'étaient  remplis  de  larmes,  et  le  papiar 
tremblait  dans  ses  mains.  On  essaya  de  le  consoler  :  de  telles  inven- 
tions ne  méritaient  point  qu'on  s'y  arrêtât;  qui  voudrait  y  croire 
d'ailleurs?  N'était-il  pas  bien  connu?  Lui  contenait  toujours  son 
émotion;  puis,  comme  en  ce  moment  l'appel  de  la  corvée  se  faisait 
dans  la  cour,  il  salua  et  sortit.  Il  marcha  quelque  temps  au  milieu 
des  rangs,  ne  parlant  pas,  n'entendant  rien  :  le  coup  l'avait  atterré; 
mais  arrivé  sur  le  pont  du  Rhin  qui  de  Cologne  mène  à  Deutz, 
quand  il  vit  en  face  de  lui  ses  malheureux  compagnons  qui,  sous  la 
surveillance  des  baïonnettes  allemandes,  travaillaient  pour  nos  en- 
nemis aux  épaulemans  d'une  nouvelle  redoute,  quand  il  songea  à 


LE    SERGENT   IIOFF.  61 

tout  ce  qu'ils  avaient  souffert,  à  tout  ce  qu'ils  devaient  souffrir  en- 
core, alors  la  rage  le  mordit  au  cœur.  Lui,  un  traître  !  lui,  un  es- 
pion! Que  lui  avaient  donc  servi  son  dévoûment,  son  courage,  ses 
longues  nuits  passées  sous  la  neige,  et  trenle-sept  ennemis  tués  de 
sa  main  en  combat  singulier?  ïonrnant  sa  fureur  contre  lui-mêms, 
il  mit  sa  capote  en  lambeaux;  rentré  au  camp,  il  brisait  tout;  plan- 
ches et  couvertures  volaient  dans  la  baraque.  — Je  voyais  rouge, 
j'étais  fou,  dis?.it-il;  un  de  ces  hommes  eût  été  là,  je  le  tuais!  — 
A  la  longue,  ses  camarades  parvinrent  à  le  calmer;  mais  il  n'eut 
plus  qu'une  pensée  désormais  :  rentrer  dans  Paris,  chercher  ceux 
qui  l'avaient  calomnié,  obtenir  d'eux  réparation,  au  besoin  même 
se  faire  justice. 

Un  danger  terrible  vint  pour  un  moment  occuper  son  esprit  et  le 
distraire  de  ses  projets  de  vengeance.  Il  avait  pris  le  nom  de  Wolft' 
et  se  disait  natif  de  Colmar-,  mais  avec  tant  de  monde  une  impru- 
dence était  à  craindre.  Il  s'était  offert  alors  pour  faire  la  cuisine; 
comme  il  pariait  bien  l'allemand,  les  Prussiens  l'avaient  accepté. 
Un  de  ses  vieux  camarades,  H u guet,  qui  avait  toujours  marché 
avec  lui  autour  de  Paris,  lui  servait  d'aide  cuisinier,  distribuait  la 
soupe,  découpait  la  viande,  lui  évitait  enfin  tout  rapport  avec  les 
autres  prisonniers.  Cela  dura  près  d'un  mois.  Chaque  matin,  les 
sous-officiers  allemands  venaient  prélever  un  bouillon  bien  chaud 
sur  le  maigre  ordinaire  des  soldats  français.  A  part  cda,  ils  ne 
s'occupaient  guère  du  cuisinier  et  de  son  aide.  Cependant  depuis 
peu  Hoff  se  sentait  surveillé  :  un  Hanovrien,  brave  garçon  celui-là, 
avait  même  eu  soin  de  le  prévenir.  Sans  doute,  quelque  mot  incon- 
sidéré surpris  au  vol  dans  les  baraques  avait  donné  l'éveil,  et,  sa- 
chant mieux  que  nos  journaux  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  faux  es- 
pion, les  Prussiens  le  cherchaient  partout.  Un  jour  qu'il  se  trouvait 
dans  sa  cuisine,  en  apparence  tout  à  ses  fourneaux  :  «  Sergent  Hoff!  » 
lui  crie-t-on  de  la  porte.  Il  fit  la  sourde  oreille  et  ne  bougea  pas. 
((  Sergent  Hoff!  »  répète-t-on  par  deux  fois.  C'était  un  officier  alle- 
mand qui,  pour  l'obliger  à  se  découvrir,  avait  eu  recours  à  cette 
ruse.  Un  peu  déconcerté  d'abord,  l'officier  s'approcha  de  lui,  et, 
lui  tapant  légèrement  sur  l'épaule  :  —  Yousêies  le  sergent  Hoff?  lui 
dit-il.  —  Moi?  reprend  bien  vite  le  vieux  soldat  en  se  retournant 
d'un  air  étonné;  vous  vous  trompez,  je  m'appelle  Wolff,  je  suis  de 
Colmar,  — et  déjà  il  commençait  à  raconter  son  histoire.  L'Allemand 
haussa  les  épaules,  sourit  complaisamment  d'un  épais  sourire  qu'il 
voulait  rendre  malin,  et  sans  discuter  davantage  le  fit  conduire  au 
cachot. 

Pourquoi  tant  de  rigueurs,  et  comment  expliquer  ces  représailles 
tardives  contre  un  ennemi  vaincu?  S'il  faut  en  croire  d'autres  pri- 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sonniers  qui  furent  internés  dans  divers  camps  de  l'Allemagne  et 
qui  de  leurs  propres  yeux  auraient  lu  l'affiche,  la  tête  de  Hoff  avait 
été  mise  à  prix  pour  plusieurs  milliers  de  thalers.  On  lui  reprochait 
de  faire  la  guerre  d'une  façon  déloyale,  non  en  soldat,  mais  en  as- 
sassin. A  ce  compte,  que  penser  des  Bavarois  qui  le  matin  de  Villiers 
levèrent  la  crosse  en  l'air  comme  s'ils  voulaient  se  rendre,  laissè- 
rent approcher  les  nôtres  et  les  mitraillèrent  à  bout  portant  ?  Que 
penser  aussi  de  ceux  qui,  en  bas  du  plateau  d'Avron,  partagés  en 
deux  lignes,  pour  mieux  tromper  nos  mobiles,  tiraient  à  blanc  les 
uns  sur  les  autres  et  simulaient  un  engagement  entre  Français  et 
Prussiens?  Au  bon  moment,  ils  se  retournèrent  et  firent  feu  tous 
ensemble.  Ce  sont  ruses  permises  après  tout,  et  nous  ne  nous  en  in- 
dignerons pas.  Dès  l'instant  qu'on  admet  la  guerre,  il  faut  l'ad- 
mettre dans  toute  son  horreur,  faite  de  haine  et  voulant  tuer.  Jus- 
que-là donc,  nos  ennemis  demeuraient  logiques  ;  mais  où  l'on  a 
mauvaise  grâce,  c'est  lorsqu'en  étant  si  peu  scrupuleux  pour  soi- 
même  on  voudrait  exiger  d'autrui  la  générosité,  la  grandeur  d'âme, 
toutes  belles  vertus  qu'on  ne  pratique  pas.  Quoi  qu'il  en  soit,  Hoff 
passa  trente  jours  entiers  à  la  citadelle  de  Cologne;  plongé  dans 
un  cachot  de  six  pieds  sur  quatre  et  nourri  au  pain  et  à  l'eau,  sans 
même  qu'il  lui  fût  permis  de  changer  de  linge.  On  le  pressait  de 
questions,  mais  il  persistait  à  n'avouer  rien.  C'est  alors  qu'une 
lettre  arriva  pour  lui  au  camp  do  Grimpert.  Lui-même,  dès  les 
premiers  jours  du  mois  de  décembre,  avait  écrit  à  ses  parens  un 
petit  billet  qui  se  terminait  ainsi  sans  plus  :  fai  changé^  et  il  signait 
Wolff.  Madrés  comme  devrais  paysans,  ceux-ci  comprirent  à  demi- 
mot  et  répondirent  au  nom  indiqué.  Pour  le  coup,  les  Prussiens 
étaient  déroutés.  On  le  fit  comparaître  encore  devant  un  conseil  de 
guerre,  on  interrogea  même  ses  camarades  à  plusieurs  reprises  : 
tous  furent  unanimes  à  reconnaître  en  lui  le  nommé  Wolff  de  Col- 
mar.  Il  fallut  bien  le  relâcher,  et  il  rentra  dans  les  baraques. 

Le  temps  marchait  cependant;  l'armistice  était  signé,  la  guerre 
finie;  les  prisonniers  allaient  revenir  en  France.  N'ayant  plus  rien  à 
craindre  désormais,  Hoff  se  donna  le  malin  plaisir  de  laisser  voir  sur 
sa  capote  un  petit  bout  de  ruban  rouge  :  les  officiers  allemands  je- 
taient un  coup  d'œil  de  travers  et  passaient.  Déjà  les  camps  du  nord 
étaient  évacués.  Hoff  revit  son  frère  cadet,  qui,  chasseur  à  pied  dans 
l'armée  de  Metz,  rentrait  de  Kônigsberg,  où  il  avait  été  interné  :  il 
apprit  de  lui  que  leur  vieux  père  vivait  encore;  mais  un  troisième 
frère,  soldat  de  Metz  également,  était  tombé  à  Gravelotte.  Les  pre- 
miers troubles  de  Paris,  la  proclamation  de  la  commune,  le  pré- 
texte spécieux  qu'en  tirèrent  les  Prussiens  pour  arrêter  tout  à  coup 
le  rapatriement  de  nos  prisonniers,  tout  cela  prit  un  mois  encore. 


LE    SERGEM'    HOFF.  93 

Quand  l'ordre  du  départ  arriva  enfin,  Hoff  réussit  à  faire  partie  du 
premier  convoi;  mais  dans  quel  état  d'abaissement  trouvait-il  la 
France  !  A  la  guerre  étrangère  avait  succédé  la  guerre  civile.  Autour 
de  Cambrai,  où  le  train  s'arrêta,  le  général  Glinchant  formait  en 
toute  hâte  avec  les  captifs  d'Allemagne  un  corps  d'armée  qui  devait 
marcher  sur  Paris.  Les  nouveau-venus  furent  inscrits  dans  des  ré- 
gimens  provisoires;  trois  jours  après,  on  partait  pour  Versailles. 

Les  natures  simples  et  rudes  ont  parfois  une  sensibilité  exquise, 
une  délicatesse  de  cœur  qu'on  chercherait  en  vain  chez  les  hommes 
de  classes  plus  élevées.  En  voyant  de  si  tristes  choses,  le  pauvre  Hoiî 
fut  pris  de  désespoir.  Que  lui  importait  la  vie,  puisque  son  pays 
semblait  perdu,  puisque  son  zèle  avait  été  inutile,  puisque  son  bras 
était  armé  encore  et  ne  pouvait  plus  frapper  les  Prussiens?  Il  se 
trouvait  alors  au-devant  d'Issy;  il  avait  résolu  de  se  faire  tuer, 
mais  l'occasion  ne  se  présentait  pas.  Du  haut  des  forts  et  des  rem- 
parts, les  fédérés  faisaient  plus  de  bruit  que  d'ouvrage  et  brûlaient 
leur  poudre  au  vent.  Dans  Paris  cependant,  la  lutte  devint  plus 
sérieuse;  chaque  position,  chaque  coin  de  rue  était  défendu  pied  à 
pied,  et  les  insurgés,  se  voyant  perdus,  résistaient  en  désespérés. 
Rue  de  Lisbonne,  près  de  la  gare  Saint-Lazare,  Hoff  s'était  élancé 
résolument  à  l'attaque  d'une  barricade;  il  marchait  seul,  en  tête, 
bien  à  découvert,  encourageant  ses  hommes  et  cherchant  la  mort  : 
il  ne  la  trouva  pas,  mais  il  reçut  une  balle,  une  balle  française,  qui 
lui  fracassa  le  bras  gauche.  La  blessure  était  grave;  il  fut  soigné 
d'abord  à  l'hôpital  Beaujon,  et  de  là,  avec  d'autres  blessés,  expédié 
sur  Arras,  où  il  passa  plus  d'un  mois  en  convalescence. 

Dès  qu'il  revint,  à  peine  guéri  et  le  bras  encore  en  écharpe,  il  se 
rendit  aux  bureaux  des  divers  journaux  qui  avaient  fait  courir  sur 
lui  la  triste  histoire  que  l'on  sait.  Quelques  personnes  bien  connues 
l'accompagnaient;  sa  blessure  d'ailleurs  parlait  assez  d'elle-même. 
L'accueil  qu'il  reçut  fut  des  plus  courtois  :  on  s'excusa  du  malen- 
tendu; on  rejeta  la  faute  sur  les  reporters  aux  abois,  sur  la  diffi- 
culté de  contrôler  les  nouvelles,  sur  cette  manie  de  voir  partout 
des  espions  qui  fut  comme  une  des  épidémies  du  siège;  on  lui  pro- 
mit une  réparation  éclatante,  et  le  jour  même,  dans  les  feuilles  du 
soir,  parurent  plusieurs  articles  qui  rendaient  pleinement  justice 
au  courage  et  à  l'honorabilité  du  brave  sergent.  Lui,  peu  méchant 
après  tout,  se  tint  pour  satisfait.  Par  malheur,  en  ce  moment  tous 
les  esprits  étaient  distraits  par  les  terribles  événemens  dont  la 
France  venait  d'être  le  théâtre.  Paris  était  presque  désert.  Beau- 
coup, qui  avaient  lu  la  grande  trahison  du  sergent  Hoff,  ne  connu- 
rent pas  en  province  les  preuves  qui  le  réhabilitaient.  En  France 
d'ailleurs,  on  se  lasse  vite  de  l'admiration;  nous  n'aimons  pas  trop 


94  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

reconnaître  les  supériorités  qui  nous  gênent,  et,  pour  avoir  le  droit 
d'être  ingrats,  nous  nions  même  les  services  rendus.  Longtemps 
encore,  bien  des  gens  ne  voudront  pas  être  détrompés.  Que  de  l'ois, 
me  trouvant  avec  le  sergent,  lorsque  par  hasard  j'avais  laissé  échap- 
per son  nom  :  —  Ah  !  l'espion  !  —  faisait  quelqu'un  en  se  retour- 
nant d'un  air  curieux.  Le  pauvre  soldat  ne  disait  rien,  mais  il 
courbait  la  tête  sous  cette  honte  imméritée,  et  son  visage  devenait 
sombre. 

Dans  quelques  jours,  le  pergent  Hoff  aura  quitté  le  service.  Es- 
tropié comme  il  est,  privé  du  bras  gauche,  il  ne  saurait  gagner  sa 
vie.  Que  va-t-il  devenir?  On  a  parlé  pour  lui  d'une  place  de  gar- 
dien dans  l'un  des  squares  de  Paris,  et  le  chasseur  dliommes  à  l'a- 
venir protégerait  des  enfans  et  des  fleurs.  Après  ce  qu'il  a  fait, 
peut-être  méritait- il  mieux  encore.  Ce  n'est  pas  qu'il  demande 
rien  :  simple  et  modeste,  il  n'a  jamais  songé  à  tirer  de  ses  exploits 
ou  vanité  ou  profit,  mais  ce  désintéressesnent  même  est  un  titre  de 
plus.  Quelque  temps  après  la  commune,  un  personnage,  officier 
supérieur  dans  une  armée  étrangère,  fit  appeler  notre  sergent, 
et  là,  en  présence  du  consul,  lui  offrit  un  brevet  de  capitaine.  Hoif 
refusa.  —  Je  n'ai  servi  et  ne  servirai  jamais  que  mon  pays,  — 
dit- il  simplement.  Au  ton  dont  cette  réponse  était  faite,  l'étranger 
comprit  et  n'insista  plus;  mais  il  saisit  la  main  de  Hoff  et  la  serra 
cordialement.  C'est  que  le  sergent  a  son  idée.  Ses  trois  frères  ont 
opté  pour  la  nationalité  française  et  travaillent  ici  maintenant;  le 
jour  venu,  tous  seront  soldats;  lui-même,  malgré  sa  blessure,  il 
peut  encore  manier  un  fusil.  Et  il  y  a  là-bas  au  pays  le  vieux  père, 
la  vieille  mère,  demeurés  seuls,  mais  vaiilans  encore,  qui  ont  tenu 
à  garder  jusqu'au  bout  le  coin  de  terre  où  leurs  enfans  sont  nés. 
Tant  que  l'Alsace  restera  prussienne,  tant  que  par  droit  de  conquête 
les  reîtres  étrangers  Liront  chez  nous  !a  loi,  Hoff  ne  doit  point  cher- 
cher à  embrasser  ses  parens,  il  le  sait.  Sa  liberté,  sa  vie  peut-être 
paierait  cette  imprudence.  Et  cspendant,  d'une  foi  vive  envisageant 
l'avenir,  il  conipte  bien  les  revoir  un  jour  :  il  reverra  les  Vosges,  et 
Saverne,  et  Strasbourg,  et  le  vieux  Rhin  qu'on  a  fait  tout  alle- 
mand... Si  c'est  une  illusion,  je  n'aurais  garde  de  la  lui  ravir. 

L.  Louis- Lande. 


ETUDES 


SUR 


LES  TRAVAUX  PUBLICS 


LES  VOIES   DE  COMMUNICATION   EN  RUSSIE. 


La  puissance  militaire  d'un  gouvernement  ne  dépend  pas  seule- 
ment du  nombre  de  ses  soldats,  de  leur  armement,  de  leur  disci- 
pline, de  leur  bonne  organisation;  elle  dépend  encore  à  un  bien 
haut  degré  de  l'outillage  industriel  que  possède  la  nation.  Les  ma- 
nufactures sont  nécessaires  pour  équiper  et  entretenir  les  troupes, 
les  routes  et  les  chemins  de  fer  favorisent  les  mouvemens  dvis  ar- 
mées, les  habitudes  commerciales  stimulent  la  production,  déve- 
loppent les  richesses  naturelles  de  la  contrée.  Le  trésor  public 
grossit  en  même  temps  que  la  fortune  des  particuliers.  Lorsque 
deux  peuples  en  lutte  peuvent  s'opposjr  des  armées  de  même  effectif 
et  dans  un  même  état  de  préparation,  la  victoire  appartient  à  celui 
qui  peut  faire  le  plus  de  Facrifîces  d'argent  et  répirer  ses  pertes 
matérielles  avec  le  plus  de  promptitude.  On  en  a  vu  de  notre  temps 
deux  exemples  remarquables.  Il  y  a  dix  ans,  au  début  de  la  guerre 
d'Amérique,  les  deux  adversaires  étaient  à  peu  près  d'égale  force  : 
le  nord  fut  vainqueur  à  la  longue,  grâce  cà  l'esprit  industrieux  de  sa 
population.  Pendant  la  guerre  de  Crimée,  la  Russie  n'eut  à  com- 
battre l'invasion  que  sur  un  petit  coin  de  son  territoire,  et  cepen- 
dant après  deux  années  de  lutte  elle  était  tellement  à  bout  de 
forces  qu'elle  dut  solliciter  la  paix.  D'où  venait  l'épuisement  de  ce 
grand  empire,  qui  combattait  sur  son  propre  sol  contre  des  enne- 
mis venus  de  très  loin?  De  l'insuffisance  de  ses  forces  productives. 
C'est  donc  un  moyen  d'estimer  la  puissance  politique  d'une  nation 


96  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

que  de  dresser  le  bilan  de  ses  ressources  industrielles.  De  notre 
temps,  la  richesse  d'un  peuple  se  mesure  par  l'étendue  de  ses  che- 
mins de  fer.  Sachant  comment  ils  s'établissent  et  quel  usage  on  en 
fait,  on  est  apte  à  mesurer  l'effort  dont  un  peuple  est  capable.  C'est 
une  étude  que  nous  voudrions  faire  ici  pour  la  Russie,  en  prenant 
pour  guide  l'ouvrage  d'un  ingénieur  français  qui  a  consacré  quel- 
ques années  de  sa  jeunesse  aux  chemins  de  fer  russes  (1).  C'est 
aussi  d'après  lui,  sauf  à  puiser  parfois  à  d'autres  sources,  que  nous 
essaierons  de  tracer  le  tableau  physique  et  social  de  ce  colossal  em- 
pire, préliminaire  indispensable  sans  lequel  on  ne  saurait  com- 
prendre les  difficultés  qui  s'opposent  à  une  plus  rapide  extension 
des  travaux  publics. 

I. 

Le  voyageur  qui  a  traversé  l'Europe  occidentale  se  trouve  tout  à 
coup,  quand  il  entre  en  Russie,  au  milieu  de  plateaux  immenses 
tantôt  légèrement  ondulés,  tantôt  parfaitement  de  niveau,  mais  tout 
à  fait  dépourvus  de  montagnes.  Des  Karpathes  à  l'Oural,  de  la  Mer- 
Noire  à  l'Océan -Arctique,  —  il  y  a  dans  chaque  sens  plus  de 
2,000  kilomètres,  — l'on  ne  rencontre  que  des  plaines  et  des  ma- 
récages. La  chaîne  de  l'Oural,  qui  termine  le  plateau  vers  l'orient, 
atteint  tout  au  plus  l'altitude  de  la  chaîne  des  Vosges.  Le  Caucase, 
beaucoup  plus  élevé,  est  en  dehors  de  la  Russie  proprement  dite. 
Les  eaux  qui  tombent  sur  cette  vaste  surface  s'écoulent  vers  quatre 
directions  différentes,  la  Mer-Glaciale,  la  Baltique,  la  Mer-Noire  et 
la  Caspienne;  à  l' encontre  de  ce  qui  se  voit  dans  le  reste  de  l'Eu- 
rope, ces  bassins  ne  sont  séparés  que  par  de  faibles  excroissances 
de  terrain.  Des  quatre  versans,  le  plus  large  est  celui  de  la  Cas- 
pienne, circonstance  encore  fâcheuse,  puisque  cette  méditerranée 
ne  communique  pas  avec  les  autres  mers  du  globe.  Si  l'on  remar- 
que en  outre  que  l'océan  glacial  est  obstrué  pendant  huit  mois 
d'hiver,  que  la  Mer-Noire  et  la  Baltique  sont  fermées  par  d'étroites 
embouchures  appartenant  à  d'autres  puissances,  et  que  la  frontière 
de  l'ouest  est  ceinte  de  montagnes  ou  défendue  par  des  nations  ri- 
vales, on  se  rendra  compte  de  ce  premier  caractère  de  l'empire  russe 
d'être  clos  en  quelque  sorte  par  des  barrières  naturelles  qui  l'em- 
pêchent d'étendre  au  dehors  ses  relations  et  son  influence.  Par  là 
s'explique  la  politique  traditionnelle  de  la  chancellerie  russe,  qui 
est  de  gagner  du  terrain  sur  la  Baltique  et  sur  la  Mer-Noire.  Dans 
le  principe,  le  véiitable  centre  de  ce  peuple  était  Moscou,  au  cœur 
du  bassin  du  Volga.  Pierre  le  Grand  eut  la  prétention  de  trans- 

(1)  Les  Chemins  de  fer  russes  de  18S7  à  1862j  par  M.  Éd.  Collignon,  ingénieur  de» 
ponts  et  chaussées. 


LES    ClIliMINS    DE    FEK    RUSSES.  97 

porter  à  Saint-Pétersbourg,  sur  le  littoral  du  golfe  de  Bothnie,  la 
capitale  de  l'empire;  il  fondait  en  même  temps  Arkhangel  au  nord 
et  Taganrog  sur  la  mer  d'Azof;  il  réussit  assez  bien.  Ses  succes- 
seurs poursuivirent  avec  persistance  le  but  plus  difTicile  de  s'ouvrir 
un  débouché  sur  la  Méditerranée,  et,  ne  pouvant  réaliser  ce  désir 
assez  vite,  ils  ont  créé  sur  la  côte  orientale  de  l'Asie,  à  Vladivostock, 
un  port  militaire  qui  leur  permet  de  lancer  une  flotte  sur  le  Paci- 
fique. 

Malgré  ces  efforts  séculaires,  la  Russie  n'a  pas  encore  de  débou- 
chés suflisans  vers  l'Europe.  Arkhangel  et  Saint-Pétersbourg  sont 
bloqués  par  les  glaces  une  partie  de  l'année;  Riga  est  une  ville  alle- 
mande, Odessa  appartient  au  monde  latin.  Astrakan  est  tartare.  Un 
peuple  ainsi  parqué  au  centre  d'un  continent  était  condamné  d'a- 
vance à  une  politique  de  conquête.  Quoiqu'il  se  soit  étendu  vite  en 
surface,  il  n'a  pas  acquis  de  consistance  d'unité.  Les  sujets  du  tsar 
sont  encore  Allemands  dans  la  Livonie,  Cosaques  ou  Kalmouks  sur 
les  bords  du  Don  et  du  Volga. 

L'aspect  géologique  de  la  contrée  n'est  pas  moins  défavorable 
que  la  configuration  géographique.  Tandis  qu'en  Belgique,  en 
France,  en  Angleterre,  tous  les  étages  géologiques  s'offrent  à  la 
surface  du  sol  dans  une  étendue  restreinte  avec  les  récoltes  qui  sont 
particulières  à  chacun  d'eux,  en  Russie  au  contraire  le  même  ter- 
rain se  présente  sur  de  vastes  superficies.  Le  sol,  parfois  très  riche 
pour  certaines  cultures,  se  montre  en  même  temps  très  pauvre 
sous  d'autres  rapports.  Ce  qui  manque  en  une  province  ne  peut 
être  acquis  que  par  échange  avec  les  provinces  éloignées;  mais,  la 
population  restant  clair-semée  par  l'effet  de  ce  vice  originel,  les  voies 
de  communication  font  défaut,  et  ces  échanges  à  grande  distance  ne 
se  peuvent  établir. 

On  ne  sera  donc  pas  étonné  d'apprendre  que  les  biens  de  la  terre 
sont  peu  abondans  et  parfois  gaspillés  sans  profit.  Les  forêts  ,  qui 
occupent  plus  d'un  tiers  du  territoire,  sont  inégalement  réparties,  et 
là  où  l'exploitation  en  est  facile  les  paysans  les  épuisent  par  des 
coupes  irrégulières.  C'est  au  nord  que  l'on  trouve  les  plus  grandes 
ressources  forestières.  Entre  le  65'^  degré  de  latitude  et  l'Océan- 
Glacial,  le  pays,  entièrement  boisé,  n'est  occupé  que  par  des  peu- 
plades nomades  qui  vivent  de  la  chasse.  Un  peu  plus  au  sud  com- 
mencent les  populations  agricoles,  qui  font  paître  leur  bétail  au 
milieu  des  bois.  Dans  la  région  marécageuse,  qui  confine  à  la 
Prusse  et  à  la  Pologne,  la  terre  arable  occupe  plus  de  superficie,  et 
enfin  les  provinces  du  sud  sont  tout"  à  fait  dépourvues  de  bois. 
On  n'y  trouve  plus  de  beaux  arbres  que  sur  les  versansdu  Caucase, 
en  des  terrains  accidentés  où  l'exploitation  est  presque  impossible. 

TOME  cm.  —  1873.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  les  steppes  qui  environnent  Odessa  et  Astrakan,  on  parcourt 
des  centaines  de  kilomètres  sans  voir  ni  une  source  ni  un  arbre. 
11  n'existe  du  reste  qu'un  petit  nombre  d'essences  dans  la  zone  où 
les  forêts  sont  le  plus  abondantes;  le  sapin  et  le  bouleau  y  domi- 
nent. Ce  dernier  convient  surtout  au  climat;  on  le  trouve  au  nord 
jusqu'au  69"  degré  de  latitude,  plus  loin  même  que  le  sapin.  Sans 
valeur  comme  bois  de  construction,  il  est  très  apprécié  pour  les 
usages  domestiques.  C'est  le  bois  de  luxe  pour  le  chauffage;  les 
cendres  fournissent  une  grande  quantité  de  potasst;;  l'écorce,  em- 
ployée dans  la  tannerie,  donne  au  cuir  une  souplesse  et  une  odeur 
particulières.  L'abondance  de  ces  arbres  se  reconnaît  à  la  seule  in- 
snection  d'une  carte,  car  ils  ont  donné  leur  nom,  hvrcza^  à  beau- 
coup de  villages  et  de  cours  d'eau.  Par  maiheur,  ces  forêts,  qui 
deviendraient  une  source  précieuse  de  richesses  entre  des  mains 
prévoyantes,  sont  presque  toujours  abandonnées  à  l'incurie  des 
propriétaires  riverains.  Les  incendies  y  font  de  fréquens  ravages. 
((  Une  partie  de  ces  sinistres,  nous  dit  M.  Collignon,  doit  être  at- 
tribuée ou  à  des  imprudences  ou  à  la  malveillance,  ou  enfin  au  be- 
soin que  l'on  peut  avoir  ressenti  de  masquer  des  défricbemens  ir- 
réguliers, car  en  Russie  l'incendie  s'applique  en  grand  aux  forêts, 
aux  magasins,  aux  arsenaux,  aux  ministères;  c'est  un  moyen 
commode  et  fréquemment  employé  de  régidariser  une  fausse  si- 
tuation et  de  redresser  une  comptabilité  infidèle.  »  Faut-il  ajouter 
foi  entière  aux  appréciations  pessimistes  d'un  auteur  qui,  nous  le 
verrons  encore  plus  loin,  semble  avoir  conservé  une  fâcheuse  im- 
pression de  ses  rapports  avec  l'administration  russe? 

Dans  les  provinces  qui  ont  des  ressources  forestières,  les  mai- 
sons se  construisent  en  bois;  c'est  aussi  une  conséquence  naturelle 
de  la  pauvreté  géologique  du  pays  et  de  la  rareté  des  matériaux.  11 
en  résulte  que  le  Russe  est  devenu  un  charpentier  habile;  il  manie 
surtout  la  hache,  dit-on,  avec  une  adresse  merveilleuse  :  non  pas 
toutefois  qu'il  exécute  de  beaux  ouvrages  de  charpente  comme  en 
contieunmt  la  plupart  de  nos  vieux  édifices;  le  bois  s'emploie  en 
grume  plu:ôt  qu'équarri.  La  maison  s'édifie  avec  des  poutres  su- 
perpos'^es  que  jelient  de  grossiers  assemblages,  Vizba  que  l'on 
voyait  à  l'exposition  universelle  de  1867  donne  une  i  lée,  peut-être 
trop  avantageuse,  de  ce  mode  de  construction.  Cependant  les  in- 
cendies trop  fréquens  sont  cause  que  l'on  a  proscrit  les  bâtimeus  en 
bois  dans  les  grandes  villes;  c'est  alors  à  la  brique  que  les  archi- 
tectes ont  recours,  car  la  pierre  est  le  plus  souvent  d'un  prix  trop 
élevé.  Les  cari  ières  granitiques  de  la  Finlande  fournissent  de  su- 
perbes matériaux  à  la  ville  de  Saint-Pétersbourg;  on  les  emploie 
rarement,   sauf  pour  les   constructions   d'apparat,    comme  par 


LES   CHEMINS   DE    FER    RUSSES.  99 

exemple  l'énorme  rocher  artificiel  qui  supporte  la  statue  de  Pierre 
le  Grand. 

Les  richesses  minérales  ne  manquent  pas  en  Piussie;  on  peut  dire 
plutôt  qu'elles  sont  négligées.  On  dit  avec  beaucoup  de  raison  que 
la  houille  est  le  pain  de  l'industrie;  or  les  terrains  houillers  qui  s'é- 
tendent sur  de  grandes  surfaces  ne  sont  exploités  avec  succès  que 
dans  le  bassin  du  Donetz,  allluent  du  Don,  au  centre  d'une  pro- 
vince presque  déserte,  loin  des  chemins  de  fer  et  des  voies  naviga- 
bles. Autour  de  Moscou  règne  une  immense  région  carbonifère, 
qui  n'a  donné  jusqu'à  présent  que  des  produits  de  mauvaise  qualité, 
sans  doute  parce  qu'on  s'est  contenté  d'explorations  insuffisantes. 
La  houille  que  l'on  consomme  dans  l'empire  vient  donc  du  dehors. 
La  Silésie  eu  fournit  à  la  Pologne;  les  navires  anglais  qui  vont 
charger  à  Saint-Pétersbourg  des  matières  encombrantes,  telles  que 
des  céréales,  des  suifs,  des  peaux,  prennent  à  l'aller  une  cargaison 
de  charbon  de  terre  dont  le  prix  de  revient  se  trouve,  par  cette 
circonstance,  ne  pas  être  trop  élevé.  A  défaut  de  houille ,  on  brûle 
des  quantités  considérables  de  tourbe,  que  fournissent  les  vallées 
marécageuses.  Cette  fois  encore,  la  nomenclature  géographique  ré- 
vèle la  nature  des  productions  locales.  Le  nom  de  TcJiernaia,  que 
portent  beaucoup  de  petites  rivières,  veut  dire  noire,  et  dénote  un 
fonds  tourbeux. 

La  métallurgie  est  plus  avancée  sous  certains  rapports.  Dans  la 
région  de  l'Oural,  féconde  en  minerais  de  toute  sorte,  on  trouve 
du  fer,  du  cuivre,  du  plomb,  du  platine,  de  l'argent  et  de  l'or. 
Le  minerai  de  fer  en  particulier  s'y  présente  en  couches  inépui- 
sables de  la  meilleure  qualité,  et  si  près  du  sol  qu'on  l'extrait  à 
ciel  ouvert  ou  par  des  puits  de  20  mètres  au  plus  de  profondeur. 
L'histoire  de  cette  industrie  métallurgique  ne  remonte  pas  loin.  A 
peine  exisiait-il  quelques  petites  usines  à  la  fin  du  xvii^  siècle,  quand 
Pierre  le  Grand,  visitant  la  fabrique  d'armes  de  Toula,  distingua  un 
forgeron  que  l'on  appelait  Nlkita  Demidof.  Il  voulait  en  faire  un  sol- 
dat; mais,  séduit  par  finteHigence  et  l'adresse  de  cet  habile  ouvrier, 
il  lui  donna  mission  d'explorer  les  montagnes  de  l'Oural,  oii  l'exis- 
tence de  richesses  métalliques  était  déjà  soupçonnée.  Le  gouverne- 
ment du  t^ar  avait  établi  près  d'Ekaterinbourg  l'usine  de  Nevlan^k, 
qui  donnait  de  médiocres  résultats.  Nikita  offiit  de  l'acheter,  pro- 
mettant d'en  payer  le  prix  en  cinq  années,  et  il  obtint  en  outre  la 
permission  d'exploiter  toutes  les  mines  qu'il  découvrirait  sur  la  ri- 
vière Tagnil,  avec  le  droit  de  couper  les  bois  nécessaires  à  cette  in- 
dustrie dans  les  forêts  des  environs.  C'était  en  réalité  une  entreprise 
bien  difficile  à  conduire.  Le  pays  ne  produisait  rien,  l'Oural  était 
alors  si  loin  des  provinces  civiUsées  que  les  transports  étaient  in^- 
possibles,  il  fallait  fabriquer  sur  place  les  outils  et  les  machines.  Le 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  grave  obstacle  peut-être  était  le  manque  d'ouvriers.  On  ne  pou- 
vait compter  que  sur  les  condamnés  que  le  gouvernement  envoyait 
subir  leur  peine  en  Sibérie  et  sur  les  serfs  fugitifs,  au  profit  desquels 
les  mines  exerçaient  le  droit  d'asile.  Pierre  le  Grand  avait  accordé 
de  plus  des  prérogatives  tyranniques  :  les  habitans  des  villages  voi- 
sins étaient  corvéables  des  usines;  les  concessionnaires  pouvaient  in- 
fliger des  peines  corporelles  à  leurs  ouvriers,  ils  étaient  indépendans 
des  autorités  locales,  et  ne  relevaient  que  du  collège  des  mines  de 
Saint-Pétersbourg.  Nikita  Demidof  et  ses  fils  surent  profiter  de  ces 
faveurs  exceptionnelles,  car  leurs  afi'aires  devinrent  prospères;  mais 
lorsque  le  père  fut  mort  et  que  les  enfans,  anoblis  par  le  tsar,  eurent 
pris  des  habitudes  de  luxe  et  d'absentéisme,  cette  prospérité  s'éva- 
nouit. La  plupart  des  usines,  sans  en  excepter  les  plus  importantes, 
ne  sont  plus  que  des  ruines;  les  forêts  ont  été  saccagées  par  une  ex- 
ploitation imprévoyante,  on  n'a  pas  même  construit  de  routes  dans 
les  districts  miniers.  11  ne  reste  à  l'avantage  des  propriétaires  de  mines 
que  des  privilèges  abusifs  qui  pèsent  lourdement  sur  les  ouvriers. 
La  main-d'œuvre  est  toujours  très  peu  rétribuée.  En  1851,  les  usines 
payaient  25  centimes  la  journée  d'ouvrier,  en  sus  de  la  nourriture, 
du  logement  et  de  l'entretien  des  bâtimens  communaux.  Malgré  ce 
bas  prix  des  salaires  et  les  droits  de  douane  protecteurs,  les  four- 
neaux de  l'Oural  ne  sont  plus  en  état  de  lutter  sur  les  marchés  de 
Moscou  et  de  Saint-Pétersbourg  avec  les  usines  étrangères.  La  dif- 
ficulté des  transports  les  tuera.  Que  l'on  songe  en  effet  que,  pour 
atteindre  la  rivière  Kama,  où  la  navigation  est  facile  et  sans  dan- 
ger, il  faut  parcourir  des  centaines  de  kilomètres  sur  des  cours 
d'eau  torrentueux  ou  de  mauvaises  routes.  Les  gros  chargemens 
n'arrivent  guère  à  Saint-Pétersbourg,  par  les  canaux,  que  dix-huit 
mois  après  leur  départ  de  l'usine;  ils  passent  un  hiver  dans  les 
glaces.  Cependant  le  fer  au  bois  de  l'Oural  est  d'une  qualité  remar- 
quable surtout  pour  les  tôles  et  les  aciers.  Si  l'on  introduisait  dans 
ce  pays  les  procédés  modernes  de  la  métallurgie  et  que  les  voies  de 
communication  fussent  améliorées,  cette  belle  industrie  retrouve- 
rait ses  anciens  succès. 

Les  usines  qui  produisent  d'autres  métaux  que  le  fer  ne  sont  pas 
dans  une  meilleure  situation,  sauf  peut-être  une  exploitation  de 
graphite  en  Sibérie,  fort  habilement  dirigée  depuis  quelques  années 
par  un  ingénieur  français.  En  général,  les  établisseniens  que  pos- 
sède la  couronne  sont  les  moins  heureux.  L'Oural  recèle  de  l'or 
dans  les  alluvions  des  rivières  et  dans  les  filons  qnartzeux,  comme 
l'Australie  et  la  Californie;  mais  l'activité  que  montre  le  travail  libre 
dans  ces  colonies  nouvelles  ne  se  retrouve  pas  dans  l'empire  russe. 
Un  seul  fait  en  fournira  la  preuve.  En  Australie  et  en  Californie, 
les  mineurs  écrasent  les  quartz  aurifères  au  moyen  d'énormes  pilons 


LES   CHEMINS   DE    FER   RUSSES.  101 

que  de  puissantes  machines  à  vapeur  mettent  en  mouvement;  en 
Russie,  ce  travail  se  fait  à  bras  d'hommes.  Cependant  une  transfor- 
mation remarquable  s'opère  dans  cette  région,  jadis  redoutée,  où 
les  géographes  tracent  les  limites  de  l'Europe  et  de  l'Asie.  Si  la  Si- 
bérie est  encore  un  lieu  d'exil,  ce  n'est  plus  un  désert  inhabitable. 
L'industrie  humaine  y  prend  pied.  Il  y  a  des  gens  qui  s'y  rendent 
de  leur  plein  gré  avec  l'ambition  d'y  faire  fortune.  Il  n'y  manque 
plus  que  des  routes  et  des  chemins  de  fer. 

Avant  de  passer  à  l'agriculture,  il  convient  de  parler  du  climat, 
qui  est,  on  le  sait,  un  élément  essentiel  de  la  végétation.  Par  son 
étendue,  l'empire  russe  offre  d'une  extrémité  à  l'autre  des  diffé- 
rences de  climat  prodigieuses.  Tout  au  nord,  il  va  jusqu'au  cercle 
polaire,  où  le  soleil  reste  en  été  vingt-quatre  heures  à  l'horizon;  au 
midi,  il  atteint  en  Crimée  la  latitude  de  Venise  et  de  Bordeaux.  Un 
caractère  commun  cependant  à  cette  immense  surface  est  une  diffé- 
rence considérable  entre  la  température  de  l'hiver  et  celle  de  l'été; 
il  y  a  tout  au  plus  exception  pour  le  littoral  de  la  mer  Baltique.  Le 
doux  climat  de  l'Irlande  ou  de  notre  Bretagne  est  inconnu  sur  ce 
vaste  plateau,  que  les  vents  balaient  sans  rencontrer  d'obstacle. 
Tandis  que  l'Europe  occidentale  reçoit  toute  l'année  l'influence 
bienfaisante  des  vents  de  l'Atlantique,  la  Russie  est  limitée  au  nord 
par  des  mers  qui  gèlent  plusieurs  mois  de  l'année.  Aussi  le  froid  y 
est-il  vif  et  durable.  A  Saint-Pétersbourg  et  à  Moscou,  le  thermo- 
mètre tombe  parfois  à  30  degrés  au-dessous  de  zéro;  il  monte 
aussi  parfois  à  30  degrés  au-dessus.  Il  est  à  propos  d'observer  ici 
que  l'excès  du  froid  exerce  une  influence  fâcheuse  sur  les  travaux 
publics  :  d'abord  la  morte  saison  est  de  six  mois,  tandis  qu'elle  dure 
à  peine  quelques  semaines  dans  notre  pays;  puis  la  gelée,  qui  pé- 
nètre le  sol  à  une  grande  profondeur,  impose  la  nécessité  de  des- 
cendre plus  bas  les  fondations  des  ouvrages  en  maçonnerie,  et, 
quand  le  thermomètre  reste  longtemps  au-dessous  de  zéro,  le  fer 
devient  cassant  et  ne  présente  plus  qu'une  médiocre  résistance. 

De  plus  le  sol  se  recouvre  en  hiver  d'une  épaisse  couche  de  neige. 
Chez  nous,  c'est  une  incommodité  dont  on  cherche  à  se  débarras- 
ser au  plus  vite.  «  Pour  le  Russe,  dit  M.  Collignon,  c'est  un  hôte 
qui  sans  doute  a  ses  exigences  et  ses  caprices,  mais  dont  le  retour 
annuel  est  désiré  avec  ardeur  et  salué  par  de  joyeuses  fêtes.  »  Avec 
la  neige  vient  le  traîneau,  véhicule  préféré  des  Russes,  qui  est  à  la 
ville  et  à  la  campagne  le  moyen  de  transport  le  plus  rapide  et  le 
plus  économique.  Le  moindre  voyage  est  impossible  en  certaines 
provinces  pendant  l'été,  car  on  n'y  voit  que  des  sentiers  imprati- 
cables. Dès  que  le  thermomètre  descend  à  5  degrés  au-dessous  de 
zéro,  ces  sentiers,  couverts  de  neige,  deviennent  les  plus  belles 
routes  du  monde.  Les  fleuves  se  gèlent  entièrement.  Au  mois  de 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

janvier,  la  Neva  n'est  plus  à  Saint-Pétersbourg  qu'un  plancher  bien 
solide,  encaissé  entre  deux  rives  :  des  rues  éclairées  au  gnz,  des 
maisons  de  bois  provisoires,  des  campem 'ns  de  Samoièdes  se  mon- 
trent sur  l'emplacement  où  l'on  ne  voit  l'été  qu'une  belle  eau  bleue 
sillonnée  par  des  embarcations.  Le  golfe  de  Bothnie  lui-même  se 
cristallise  à  une  grande  distance  du  rivage;  on  se  rend  à  pied  sec 
de  Saint-Pétersbourg  à  Cronstadt. 

Tant  que  persiste  cette  température  rigouieuse,  la  vie  est  en 
quelque  sorte  suspendue;  les  plantes  ne  végètent  plus,  les  sources 
tarissent,  les  matières  moites  cessent  de  se  décomposer.  Lorsque  le 
printemps  ramène  un  peu  de  soleil  et  de  chaleur,  la  nature  semble 
se  réveiller -subitement  :  une  crisp  violente  s'opèi-e  tout  à  coup  en 
quelques  heures;  elle  se  manifeste  surtout  par  la  débâcle  des  fleuves 
et  des  rivières.  Alors  surviennent  des  crues  extraordinaires  qui 
transforment  en  lacs  les  larges  vallées  de  cette  contrée  presque 
plate*  La  débâcle  est  un  phénomène  annuel  qui  mérite  de  fixer 
l'attention.  Après  quatre  ou  cinq  mois  de  gelée  incepsant-^,  la  couche 
solide  atteint  dans  les  rivières  une  épaisseur  de  80  centimètres  et 
plus,  car  elle  s'accroît  de  jour  en  jour,  en  dessous  par  l'eau  qui  se 
congèle  et  en  dessus  par  la  neige  qui  s'y  dépose.  Les  pluies  qui 
succèdent  à  la  neige  dès  que  le  thermomètre  remonte  nu-dessus  de 
zéro  modifient  ce  banc  de  glace  ;  l'eau  le  pénètre  par  les  moindres 
fissures,  s'y  gèle  à  son  tour  et  divise  la  masse  en  milliers  de  gros 
fragmens.  L'eau  liquide  reprend  son  écoulement  dans  le  fond  du  lit, 
et  entraîne  la  couche  supérieure.  Les  blocs  se  mettent  eu  mouve- 
ment. Aux  coudes  et  aux  étranglemens  des  rivières,  les  fragmens 
s'accumulent  en  monceaux  et  se  précipitent  avec  une  nouvelle 
force,  balayant  devant  eux  tout  ce  qui  s'oppose  à  leur  passnge.  En 
inême  temps  la  végétation  reprend  partout  avec  une  vigueur  sin- 
gulière, que  favorise  une  brusque  élévation  de  température.  La 
nature  répare  en  quelques  semaines  le  retard  que  lui  a  imposé  ce 
long  sommeil. 

Passer  sans  transition  suffisante  du  froid  au  chaud  est  ce  que 
l'on  appelle  un  climat  extrême.  L'agriculture  s'en  accommode  assez 
mal.  Cependant  les  provinces  centrales  de  l'empire  doivent  être 
classées  parmi  les  régions  les  plus  fertiles  du  globe.  Ainsi  l'Ukraine 
et  la  Petite-Russie  sont  formées  d'une  terre  noire,  analogue  à  la  Li- 
magne  d'Auvergne,  qui  contient  tous  les  principes  nécessaires  à  la 
culture  des  céréales.  C'est  une  surface  égale  à  la  moitié  de  la 
France,  d'un  sol  modèle  dont  on  ne  rencontre  dans  l'Europe  occi- 
dentale que  quelques  rares  échantillons.  Les  steppes,  qui  occupent 
tout  le  midi  de  la  Russie  depuis  la  Bessarabie  jusqu'à  l'embouchure 
du  fleuve  Oural,  sont  des  plaines  perméables  d'une  horizontalité 
parfaite,  ce  qui  fait  qu'il  n'y  existe  point  de  sources.  Il  n'y  a  non 


LES    CHEMINS    DE   iEIl    RUSSES.  103 

plus  ni  bois  ni  matériaux  de  construction,  en  sorte  que  la  popula- 
tion s'en  écarte.  Cependant  ces  déserts  seraient  susceptibles  de 
produire  de  belles  rt^coltes.  En  l'état  actuel,  ce  ne  sont  que  d'im- 
menses pâturages.  L'élève  des  troupeaux  en  est.  la  seule  industrie, 
et  cette  région  stérile  empêche  les  provinces  fertiles  de  communi- 
quer avec  la  Mer-Noire  ou  la  Gaspi^mne.  Au  nord,  nous  l'avons 
déjà  dit,  les  forêts  dominent.  Au-d  là  des  terres  noires,  qui  pro- 
duisent le  froment,  viennent  les  zones  du  seigle  et  du  lin,  puis  celle 
de  l'orge,  qui  remonte  jusqu'au  70*  degré  de  latitude,  ensuite  la 
zone  excl'.islvement  forestière,  où  ne  vivent  que  des  pasteurs  et  des 
chasseurs  nomades,  enfin  la  zone  glaciale,  d'une  stérilité  absolue. 

En  somme,  le  sol  de  la  Russie  produit  tout  autant  de  céréales  qu'il 
en  faut  pour  ses  5.5  millions  d'habitans,  il  serait  même  capable 
de  nourrir  une  population  beaucoup  plus  considérab'e  ;  mais  las 
330  millions  d'hectolitres  de  froment  que  réclame  la  consommation 
intérieure  de  l'empire  exigent  des  transports  lointains  et  difficiles. 
Le  midi  nourrit  le  nord,  d'un  côté  l'abondance,  de  l'autre  la  disette. 
Le  traînage  est  le  seul  moyen  de  transport  économique.  Que  la  neige 
arrive  tard,  les  villes  septentrionales  sont  exposées  à  manquer  du 
nécessaire. 

Il  reste  à  dire  ce  qu'est  la  population  agricole  de  la  Russie.  Il  se- 
rait superflu  d'exposer  ici  comment  s'est  établi  jadis  le  servage, 
qu'un  ukase  de  l'empereur  Alexandre  abolit  en  1861.  Le  paysan 
culiivait  les  terres  du  seigneur,  et  par  compensation  le  seigneur 
devait  préserver  le  paysan  de  l'indigence.  Le  serf  n'était  pas,  à  pro- 
prement parler,  un  esclave  :  il  n'était  pas  non  plus  un  ouvrier  comme 
il  y  en  a  dans  nos  pays;  suivant  une  expression  fort  juste  de  M.  Gol- 
lignon,  c'était  un  fonctionnaire-laboureur,  exempt  de  soucis,  assuré 
du  lendemain.  Si  le  paysan  ne  possédait  pas  la  terre  qu'il  cultivait, 
du  moins  il  en  avait  la  jouissance  assurée;  il  était  la  m  lître  dans  sa 
maison,  il  avait  à  lui  ses  outils  et  ses  biens  mobiliers.  Dans  ces 
conditions,  le  seigneur  était  un  intermédiaire  le  plus  souvent  bien- 
veillant entre  le  serf  et  la  couronne.  Le  résultat  le  plus  clair  de 
l'abolition  du  servage  est  d'avoir  supprimé  cette  autoriié  mitoyenne 
entre  le  cultivateur  et  le  pouvoir  despotique  du  tsar.  Est-ce  un 
bien?  est-ce  un  mal?  Ce  ne  peut  être  en  tout  cas  qu'un  état  transi- 
toire. M.  CoUignon  n'est  pas  tendre  pour  l'administi-ation,  dont  les 
petits  agens  sont,  suivant  lui,  mal  rétribués,  déshonnôtes  et  vexa- 
toires.  «  L'administration  est  en  Russie,  dit-il,  le  plus  terrible  des 
fléaux.  »  Les  paysans,  débarrassés  du  seigneur  et  da  son  intendant, 
retrouvent  des  maîtres  plus  durs  et  plus  absolus  dans  les  employés 
de  la  couronne.  La  véritable  émancipation  sociale  et  politique,  qui 
viendra  plus  tard,  sera  peut-être  l'occasion  de  grands  désordres. 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sous  Nicolas,  la  Russie  était  plutôt  un  empire  asiatique  qu'un 
royaume  européen.  Les  idées  d'affranchissement  étaient  proscrites; 
tout  esprit  réformateur  était  suspect.  Le  tsar,  qui  se  croyait  in- 
faillible et  tout-puissant,  fut  cruellement  détrompé  par  la  guerre 
de  Crimée.  Lorsque  Alexandre  II  monta  sur  le  trône  avec  la  con- 
viction que  de  grandes  réformes  étaient  devenues  nécessaires,  sa 
première  préoccupation  fut  d'affranchir  les  serfs  ;  mais  leur  de- 
vait-on donner  la  liberté  seule  ou  la  liberté  avec  la  terre?  Telle  était 
la  question  que  le  nouvel  empereur  résolut  dans  le  sens  le  plus 
favorable  aux  paysans.  Affranchir  les  hom.mes  sans  leur  assurer  de 
quoi  vivre,  c'était  courir  le  risque  d'une  jacquerie.  L'empereur  en 
eut  le  pressentiment,  et  transforma  les  serfs  en  propriétaires  malgré 
l'avis  de  ses  conseillers,  dit-on.  Les  nobles  seuls  en  souffrirent,  car 
ils  perdaient  la  plus  forte  partie  de  leurs  revenus.  Fait  singulier, 
l'affranchissement  n'a  pas  beaucoup  modifié  l'existence  des  paysans 
russes.  Comme  autrefois,  ils  habitent  des  villages  qui  sont  de  pe- 
tites républiques  avec  leurs  chefs  élus  par  le  suffrage  universel.  La 
terre  est  mise  en  commun;  tous  les  trois  ans,  on  la  divise  par  parties 
égales  entre  les  hommes  mariés  de  la  commune.  Les  anciens  rendent 
la  justice,  condamnent  les  délinquans  au  fouet  et  à  la  prison.  Un 
citoyen  ne  peut  s'absenter  sans  permission,  —  autrement  on  le  met 
à  l'amende.  Celui  au  contraire  qui  encourt  la  haine  de  ses  voisins 
est  expulsé  sans  autre  forme  de  procès;  cette  expulsion  a  des  con- 
séquences terribles,  car  le  malheureux  qui  en  est  l'objet,  incapable 
de  trouver  asile  dans  une  autre  commune,  n'a  d'autre  ressource 
que  d'être  soldat  pour  la  vie  ou  de  s'engager  à  perpétuité  dans  les 
mines  de  la  Sibérie. 

Tel  est  l'état  social  des  campagnes  dans  la  Grande-Russie,  entre 
Kazan,  Smolensk  et  Arkhangel,  c'est-à-dire  dans  les  provinces  qui 
sont  le  patrimoine  véritable  du  peuple  russe.  A  l'ouest,  ce  sont  des 
Polonais,  à  l'est  des  Tartares.  De  Kazan  à  la  Caspienne,  le  Volga 
est  la  limite  entre  chrétiens  et  mahométans.  Le  Yolga  franchi,  le 
voyageur  est  au  milieu  de  steppes  habitées  par  des  peuplades  pres- 
que sauvages  qui  regardent  moins  vers  Saint-Pétersbourg  que  vers 
Bokhara.  Ces  vastes  espaces,  qui  tiennent  beaucoup  de  place  sur  la 
carte,  n'ajoutent  à  peu  près  rien  à  la  force  de  la  Russie. 


IL 


Ce  qui  vient  d'être  dit  explique  combien  les  voies  de  communi- 
cation seraient  utiles  et  quelles  difficultés  s'opposent  à  ce  qu'on  les 
établisse  aussi  vite  qu'il  conviendrait.  Il  y  a  encore  cet  autre  dés- 


LES    CHEMINS    DE    FER    RUSSES.  105 

avantage,  qu'il  s'agit  d'un  pays  neuf  qui  n'a  pas  derrière  lui  des 
siècles  de  travail  et  de  civilisation.  Tous  progrès  datent  de  Pierre 
le  Grand.  Jusqu'à  la  fin  du  xvii''  siècle,  les  bassins  supérieurs  du 
Dnieper  et  du  Yolga  constituaient  toute  la  Russie;  c'est  là  que  sub- 
sistent les  villes  saintes,  Moscou,  Yladimir,  Kief.  La  conquête  de  la 
Finlande  et  du  littoral  de  la  Baltique,  la  création  de  Saint-Péters- 
bourg, déplacèrent  le  centre  de  gravité  de  l'empire.  Pour  mettre 
ces  nouvelles  provinces  en  relation  commerciale  avec  les  anciennes, 
los  fleuves  ne  suflisaient  plus,  il  fallait  des  canaux  :  ce  fut  l'œuvre 
du  xviii^  siècle;  les  routes  ne  devaient  s'ouvrir  que  cent  ans  plus 
tard.  Relier  les  bassins  de  la  Neva,  du  Niémen  et  de  la  Vistule  à 
ceux  du  Dnieper  et  du  Volga  fut  la  première  préoccupation  des 
ingénieurs.  Au  surplus,  ces  travaux  n'exigeaient  pas  de  grands 
efforts  de  génie,  car  les  lignes  de  faîte  qui  séparent  les  versans  de 
la  Baltique,  de  la  Mer-Noire  et  de  la  Caspienne  ont  un  très  faible 
relief  au-dessus  des  vallées.  II  existe  maintenant  plusieurs  lignes 
de  canaux  qui  supportent  fort  bien  la  concurrence  des  routes  et 
des  chemins  de  fer.  En  une  seule  année,  1856,  la  navigation  inté- 
rieure amenait  dans  la  capitale  18,000  bateaux  et  1,200  radeaux 
portant  des  cargaisons  évaluées  à  50  millions  de  roubles.  Ce  résul- 
tat est  d'autant  plus  remarquable  que  le  transit  par  eau  ne  dure 
que  de  sept  à  neuf  mois  de  l'année. 

II  y  a  soixante  ans,  les  routes  n'existaient  pour  ainsi  dire  pas. 
C'étaient  des  plates-formes  en  terre  mal  réglées,  bordées  de  fossés 
étroits,  renforcées  au  passage  des  marais  par  des  madriers  et  des 
troncs  d'arbres.  Se  rendre  de  Moscou  à  Saint-Pétersbourg  était 
alors  aussi  difficile  que  de  pénétrer  aujourd'hui  au  centre  de  l'A- 
frique. En  1809,  l'empereur  Alexandre  I",  en  un  moment  de  géné- 
reuse initiative,  institua  le  corps  des  ingénieurs  des  voies  de  com- 
munication, dans  lequel,  faute  d'élémens  indigènes,  il  fut  heureux 
d'introduire  plusieurs  ingénieurs  français.  Les  cadres  en  étaient 
assez  étendus;  mais,  par  suite  de  déplorables  habitudes  bureaucra- 
tiques, plus  du  quart  des  fonctionnaires  résidaient  à  Saint-Péters- 
bourg. Aussi  les  travaux  accomplis  depuis  soixante  ans  ont-ils  peu 
d'importance.  Il  n'existait  naguère  (en  1860)  que  10,000  kilomètres 
de  routes,  ce  qui  est  peu  pour  un  si  vaste  empire.  Pour  avoir  été 
construites  si  récemment,  ces  routes  ne  sont  pas  mieux  tracées  que 
les  vieilles  chaussées  de  la  France.  On  a  suivi  les  anciens  sentiers, 
sans  chercher  par  des  détours  à  éviter  les  pentes.  Les  alignemens 
droits  s' (tendent  à  perte  de  vue.  En  outre,  mal  entretenues  en  été, 
bouleversées  par  le  dégel  à  chaque  printemps,  elles  sont  presque 
toujours  en  mauvais  état.  Quand  il  fallut  ravitailler  l'armée  du  sud 
pendant  la  guerre  de  Crimée,  les  attelages  de  provinces  entières 


106  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

furent  mis  en  réquisition,  et  cependant  les  transports  éprouvèrent 
de  longs  retards. 

Si  défectueuses  que  soient  ces  routes,  la  poste  y  circule  néan- 
moins avec  une  célérité  remarquable.  Il  n'est  pas  rare  d'atteindre  en 
marche  u'ie  vitesse  de  plus  de  20  kilomètres  à  l'heure,  bien  que  de 
fréquens  arrêts  all'ongent  beaucoup  la  durée  du  voyage,  surtout 
au  printemps,  lorsque  là  neige  fond  et  que  le  traîneau  d'hiver  est 
remplacé  pa:-  la  ièUga^  voiture  à  quatre  roues  non  suspendue  (1). 
M.  Colllgnon  observe  avec  raison  que  l'activité  des  correspondances 
postales  donne  une  appréciation  assez  exacte  du  niveau  économique 
d'un  pays.  Or  en  1860  !a  poste  russe  avait  un  départ  par  jour  pour 
Moscou,  grâce  au  chemin  de  fer,  mais  elle  n'en  avait  que  deux  par 
semaine  pour  Odessa,  un  par  semaine  pour  Nijni-Novgorod  en  temps 
ordinaire  et  trois  pendant  la  foire  annuelle  de  cette  ville,  deux  pour 
Arkhangel,  quatre  pour  Revel  et  Riga  dans  les  provinces  si  pro- 
spères de  la  Baltique,  cinq  pour  la  Pologne  et  l'étranger.  Bien  que 
nos  courriers  quotidiens  ne  remontent  pas  à  une  époque  très  éloi- 
gnée, c  tte  intermittence  de  la  poste  est  une  incommodité  qui 
semble  contraire  à  toute  activité  commerciale. 

La  construction  des  ponts  offrait  de  bien  plus  grandes  difficultés 
que  celle  des  routes  ordinaires.  A  ce  point  de  vue,  la  débâcle  an- 
nuelle des  cours  d'eau  était  un  obstacle  formidable,  puisque  lleuves 
et  rivières  roulent  au  printemps  des  monceaux  de  glaces  auxquels 
il  semble  que  les  ouvrages  les  plus  solides  ne  puissent  pas  résister. 
En  réalité,  on  ne  rencontre  encore  que  très  peu  de  grands  ponts  en 
Russie.  On  franchit  bien  les  petites  rivières  sur  des  travées  en  char- 
pente; mais  sur  les  cours  d'eau  plus  importans  il  est  habituel  de 
voir  des  ponts  de  bateaux  ou  des  bacs  que  l'on  replie  le  long  des 
rives  en  hiver.  Quand  survient  une  crue  ou  une  débâcle,  la  commu- 
nication entre  les  deux  rives  reste  interrompue  penlant  plusieurs 
semaines-.  C'est  ainsi  que  de  Moscou  à  INijni-Novgorod,  sur  une  lon- 
gueur de  ZI50  kilomètres,  on  franchit  quatre  ponts  flottans.  Les  che- 
mins de  fer  ne  pouvaient  s'accommoder  de  pareilles  interruptions. 
Les  ingénieurs  fiançais  qui  ont  établi  les  principaux  railivûi/s  russes 
ont  donc  eu  de  grands  travaux  à  faire  en  ce  genre.  Le  plus  souvent 
ces  ponts  servent  à  la  fois  au  chemin  de  fer  et  aux  routes  paral- 
lèles. L'obstacle  principal  étant,  on  l'a  dit  plus  haut,  la  débâcle  des 
glaces,  on  y  a  remédié  par  une  disposition  ingénieuse  des  avant- 
becs  de  piles  qui  sont  non  pas  verticaux,  comme  en  nos  pays,  mais 

(.1)  La  téléga  est  la  seule  voiture  possible  dans  un  pays  où  les  routes  sont  mauvaises 
et  les  campagnes  sont  peu  habitées.  Qu'elle  se  brise  en  chemin,  avec  une  hache  ou 
taille  une  pièce  de  rechange  dans  la  forêt  voisine,  tandis  qu'une  voiture  Suspendue 
sur  des  ressorts  devrait  être  abandonnée  sur  place  au  premier  accident. 


LES   CHEMINS    DE    FER   RUSSES.  107 

bien  inclinés  en  forme  du  contre  d'une  charrue.  La  masse  de  glace 
qui  s'avance  entraînée  par  le  courant  s'élève  alors  sur  l'avant-bec 
et  se  brise  eu  fragmens,  comme  une  terre  forte  que  la  charrue  en- 
tame par  le  dessous. 

Nous  arrivons  enfin  aux  chemins  de  fer.  De  même  qu'en  bien 
d'autres  contrées,  le  premier  railway  fut  une  ligne  de  plaisance, 
établie  pour  l'agrément  des  promeneurs  de  la  capitale.  Elle  allait 
de  Saint-Pétersbourg  à  la  résidence  impériale  de  Tsar.skoe-Selo,  et 
n'avait  que  25  kilomètres  de  long.  Le  gouvernement  entreprit 
ensuite  de  relier  Moscou  à  Saint-Pétersbourg.  Ce  grand  travail, 
commencé  en  ISlii,  ne  fut  terminé  qu'en  1861.  Il  est  vrai  que  la 
distance  officielle  entre  ces  deux  villes  est  de  604  verstes  on  640  ki- 
lomètres. Nous  di>ons  la  distance  officielle,  car  on  se  raconte  que 
la  distance  réelle  n'est  que  de  586  verstes,  et  que  cette  exagération 
de  la  longueur  véritable  est  une  des  nombreuses  fraudes  dont  l'ad- 
ministration russe  est  coutumière.  Au  reste,  l'exploitation  de  ce 
chemin  de  fer  n'a  pas  les  allures  de  vitesse  précipitée  auxquelles 
nous  sommes  habitués  dans  l'Europe  occidentale.  Il  n'y  avait  dans 
le  principe  que  deux  trains  de  voyageurs  par  jour  en  chaque  sens  : 
l'un,  le  tiain-poste,  restait  vingt  heures  en  route;  l'autre,  train  om- 
nibus, employait  trente  heures  à  faire  le  trajet.  Il  y  a  de  longs 
arrêts  aux  stations,  pour  déjeuner,  pour  dîner,  pour  souper,  pour 
le  thé  du  matin  et  pour  le  thé  du  soir;  le  temps  n'a  pas  encore 
grande  valeur  en  ce  pays.  Les  wagons  ont  d'énormes  dimensions, 
sans  compartimens  intérieurs,  comme  les  wagons  américains.  C'est 
peut-être  une  nécessité  du  climat,  qui  exige  que  les  voitures  soient 
chaufiées  en  hiver  par  des  poêles. 

Après  avoir  achevé  cette  première  ligne,  dont  l'importance  est 
surtout  commerciale,  le  gouvernement  commença  celle  de  Saint- 
Pétersbourg  à  Varsovie,  qui  était  plutôt  stratégique,  quoique  ce  dût 
être  aussi  le  lien  entre  la  Russie  et  l'Occident.  La  guerre  de  Crimée 
fut  d'abord  un  obstacle;  peu  de  temps  après  la  conclusion  de  la 
paix,  le  gouvernement,  reconnaissant  son  impuissance,  résolut  de 
faire  appel  à  l'industrie  et  aux  capitaux  étrangers.  Un  ukase  du 
26  janvier  (7  févriei)  1857  concéda  diverses  lignes  à  une  compa- 
gnie, la  grande  société  des  chemins  de  fer  russes,  qui  prit  à  son  ser- 
vice plusieurs  ingénieurs  français.  Le  réseau  concédé  comprenait  les 
sections  de  Saint-Pétersbourg  à  Varsovie  avec  embranchement  à 
Vilna  vers  la  frontière  de  Prusse,  de  Moscou  à  Nijni-Novgorod,  de 
Moscou  à  Thpodosie  en  Crimée  par  Koursk  et  la  région  du  bas- 
Dnieper,  et  enfin  une  ligne  transversale  de  Koursk  à  Liban  sur  la 
Baltique.  C'était  une  longueur  d'environ  4,000  verstes  que  la  com- 
pagnie concessionnaire  s'engageait  à  construire  en  dix  ans  sous 


108  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'unique  garantie  d'un  intérêt  de  5  pour  100  et  avec  une  durée 
d'exploitation  de  quatre-vingt-cinq  ans.  «  Moyennant  une  voie  fer- 
rée continue  à  travers  vingt-six  gouvernemens,  disait  l'ukase,  se 
trouveront  reliés  trois  capitales,  nos  principaux  fleuves  navigables, 
les  centres  de  nos  excédans  agricoles  et  deux  ports  accessibles  pres- 
que toute  l'année  sur  les  mers  Noire  et  Baltique,  l'exportation  sera 
facilitée,  les  transports  et  l'approvisionnement  intérieurs  seront  as- 
surés. »  En  réalité,  l'intérêt  militaire  l'emportait  en  ce  moment, 
puisque  la  ligne  de  Théodosie  laissait  tout  à  fait  à  l'écart  le  beau 
port  d'Odessa,  comme  si  nous  avions  fait  en  France  un  chemin  de 
fer  de  Paris  à  Toulon  sans  passer  par  Marseille.  La  société  des  che- 
mins de  fer  russes  se  mit  résolument  à  l'œuvre.  En  1859,  elle 
comptait  de  50,000  à  60,000  ouvriers  sur  ses  chantiers.  Elle  ouvrit 
la  ligne  entière  de  Varsovie  en  1861  et  celle  de  Nijni-Novgorod  en 
1862,  résultat  d'autant  plus  remarquable  que  ces  travaux  compor- 
taient 60  millions  de  mètres  cubes  de  terrassement  et  plusieurs 
ponts  sur  des  rivières  de  grande  largeur. 

11  n'est  pas  hors  de  propos  de  dire  ici  quelle  sorte  de  main- 
d'œuvre  les  grandes  entreprises  de  travaux  publics  ont  à  leur  dis- 
position. Les  salaires  sont  peu  élevés,  on  l'a  vu  plus  haut;  mais  ils 
s'augmentent  de  beaucoup  de  frais  accessoires,  qui  sont  une  con- 
séquence du  climat  et  de  la  situation  économique  du  pays.  Avant 
1861,  le  servage  était  alors  en  vigueur,  l'entrepreneur  empruntait 
les  paysans  au  seigneur  moyennant  un  prix  convenu  pour  la  saison 
d'été,  du  1"  mai  au  1"  novembre.  L'entrepreneur  était  tenu,  après 
avoir  payé  le  seigneur,  de  nourrir  ces  ouvriers,  de  les  loger,  de  les 
vêtir  en  partie,  de  leur  procurer  un  bain  russe  une  fois  la  semaine. 
Il  fallait  en  outre  fournir  des  outils,  soigner  les  hommes  malades, 
donner  des  gratifications  aux  bons  ouvriers  et  faire  rechercher  ceux 
qui  désertaient.  L'église  russe  a  beaucoup  de  fêtes  chômées,  sans 
compter  les  jours  de  fêle  de  la  famille  impériale,  où  le  serf  avait  le 
droit  de  se  reposer,  en  sorte  que,  déduction  faite  encore  des  mau- 
vais temps,  la  période  de  six  mois  ne  comportait  guère  que  cent 
vingt-cinq  jours  de  travail  effectif.  Aussi  les  terrassemens  revien- 
nent-ils à  un  prix  assez  élevé.  Par  compensation,  la  valeur  des  ter- 
rains est  extrêmement  faible.  M.  Colhgnon  indique  le  prix  moyen 
de  278  fr.  l'hectare  pour  l'ensemble  des  lignes  de  la  grande  so- 
ciété, et  ce  chiffre  s'est  même  abaissé  à  30  fiancs  en  Crimée. 

La  grande  société  s'était  constituée  au  capital  de  275  millions  de 
roubles,  ce  qui  équivalait,  au  pair  de  cette  époque,  à  1,1(^0  millions 
de  francs.  Une  première  émission  d'actions,  pour  un  capital  de 
75  millions  de  roubles,  réussit  bien,  en  1857,  en  Russie  et  en  Hol- 
lande; elle  échoua  complètement  à  Londres  par  l'effet  d'une  ja- 


LES    CHEMINS    DE    FER    RUSSES.  109 

loiisie  politique  que  les  souvenirs  récens  de  la  guerre  de  Crimée 
expliquaient  dans  une  certaine  mesure.  L'année  d'après,  la  com- 
pagnie se  procurait  une  nouvelle  somme  de  ô5  millions  de  roubles 
en  émettant  des  obligations  avec  un  intérêt  de  à  1/2  pour  100, 
remboursables  sans  prime.  La  rente  de  l'argent  n'était  pas  chère. 
Par  malheur,  il  y  eut,  comme  partout,  des  mécomptes  dans  les 
prévisions  de  dépenses,  la  main-d'œuvre  s'était  enchérie;  le  taux 
du  change  sur  l'étranger  s'élevait,  l'administration  imposait  à  la 
compagnie  des  travaux  onéreux  qui  n'étaient  pas  indispensables 
ou  qui  auraient  pu  être  ajournés.  Le  gouvernement  contractait 
lui-même  un  assez  gros  emprunt,  dont  la  conséquence  immédiate 
était  de  faire  monter  à  plus  de  5  pour  100  le  loyer  des  capi- 
taux. La  grande  société  dut  réclamer  la  révision  de  son  contrat 
primitif.  Le  gouvernement  profita  de  cette  occasion,  au  dire  de 
AL  CoUignon,  pour  enlever  à  la  compagnie  l'indépendance  dont 
elle  avait  joui  jusqu'alors.  On  lui  imposait  un  certain  nombre  d'ad- 
ministrateurs nommés  par  l'état,  en  même  temps  qu'on  lui  retirait 
les  lignes  de  Moscou  à  Théodosie  et  de  Koursk  à  Libau,  dont  les 
travaux  étaient  à  peine  commencés.  Une  grande  association  finan- 
cière était,  paraît-il,  chose  si  nouvelle  en  Russie  que  l'administra- 
tion s'en  effrayait,  craignant  que  ce  ne  fût  pas  un  instrument  assez 
docile. 

Quelques  autres  chemins  de  fer  furent  encore  exécutés  en  di- 
verses provinces  de  l'empire,  soit  par  l'état,  soit  par  des  particu- 
liers, tels  que  de  Riga  à  Dunabourg,  d'Odessa  au  Dniester  et  du  Don 
au  Volga,  dans  l'étroit  espace  qui  sépare  ces  deux  fleuves,  près  de 
Tsaritsin.  Après  ces  petits  embranchemens,  auxquels  suffisait  l'ini- 
tiative locale,  le  gouvernement  voulut  tracer  des  lignes  plus  impor- 
tantes; mais  l'état  des  finances  publiques,  aussi  bien  que  les  habi- 
tudes autocratiques  de  la  bureaucratie,  le  rendaient  incapable  de 
poursuivre  de  si  grands  travaux.  Ses  procédés  arbitraires  n'étaient 
pas  faits  pour  encourager  les  hommes  d'affaires  étrangers.  Quel- 
ques tentatives  malheureuses  lui  apprirent  qu'il  convient  d'être 
moins  arrogant  envers  les  compagnies  financières.  D'un  excès  de 
sévérité,  il  passa  presque  sans  transition  à  une  tolérance  extrême. 
On  vit  alors  surgir  une  foule  d'entreprises  de  chemins  de  fer,  mal 
tracés,  plus  mal  établis,  qu'il  faudra  rectifier  ou  reconstruire  plus 
tard.  Il  y  a  là  sans  aucun  doute  un  certain  gaspillage  de  la  fortune 
publique  ou  privée  ;  par  compensation,  on  peut  dire  que  le  pays  y 
fait  son  éducation  industrielle. 

Ce  second  réseau,  construit  avec  trop  de  hcàte  et  d'économie, 
comprend  notamment  les  lignes  de  Varsovie  à  Moscou  par  Minsk  et 
Smolensk,  de  Moscou  à  Saratof  et  Tsaritsin,  sur  le  Volga,  de  Mos- 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

COU  à  Odessa  avec  embranchement  sur  Taganrog.  Il  est  question  en 
outre  d'une  ligne  de  Perm  en  Sibérie  à  travers  l'Oural,  afin  de  des- 
servir les  importantes  usines  de  Njjiii-Taguil,  Alapaïef,  Neviansk, 
qui  dépérissent  faute  de  débouchés.  On  serait  peut-être  tenté  de 
comparer  ces  travaux  à  ceux  du  même  genre  qu'exécutent  les  Amé- 
ricains des  Étals-Unis,  qui  visent  de  même  à  la  plus  grande  écono- 
mie, et  qui  se  contentent  de  railways  imparfaits  en  attendant  qu'ils 
soient  capables  de  les  faire  avec  plus  de  soin.  Cette  comparaison 
serait  inexacte.  Aux  Etats-Unis,  les  chemins  de  fer  sont  l'œuvre  de 
tout  le  monde,  cultivateurs  et  habitans  des  villes;  en  Russie,  les 
paysans,  qui  sont  la  grande  masse  de  la  population,  se  soucient  peu 
de  voies  de  communications  rapides,  confinés  qu'ils  sont  dans  leurs 
villages.  Sous  un  autre  rapport,  la  juste  proportion  entre  l'impor- 
tance du  but  et  les  moyens  employés  pour  l'atteindre  est  un  ca- 
ractère essentiel  des  entreprises  américaines;  la  Russie  au  contraire 
sacrifie  beaucoup  à  la  parade.  N  est-ce  pas  le  défaut  habituel  des 
gouvernemens  absolus  et  des  administrations  fortement  centrali- 
sées? C'est  ainsi  que,  lorsfiue  l'impératrice  Catherine  traversait  ses 
états,  on  lui  oifiait  à  chaque  relais  le  mirage  d'un  hameau  d'opéra- 
comique,  et  que,  aujourd'hui  encore,  lorsque  le  tsar  doit  visiter  une 
province,  on  interdit  longtemps  à  l'avance  toute  circulation  sur  les 
routes,  afin  que  le  maître  les  trouve  en  bon  état  d'entretien  et  se 
figure  qu'il  en  est  toujours  ainsi. 

Et  cependant,  si  les  Russes  veulent  mettre  en  valeur  les  richesses 
de  leur  sol,  il  leur  faut  des  routes  et  des  chemins  de  fer;  il  leur  en 
faut  encore,  s'ils  veulent  favoriser  l'expansion  de  leur  politique  en 
se  reliant  de  plus  près  aux  contrées  limitrophes;  il  leur  en  faut  sur- 
tout, s'ils  entrevoient  dans  un  avenir  plus  ou  moins  lointain  une 
lutte  contre  l'Allemagne,  leur  puissante  voisine.  On  peut  dire  que 
cette  dernière  considération  a  jusqu'à  présent  été  préfiomlnante. 
M'est-ce  pas  à  cette  préoccupation  par  exemple  qu'il  convient  d'at- 
tribuej-  l'excès  de  largeur  de  la  voie  dans  les  chemins  de  fu'  russes? 
Dans  toute  l'Europe  centrale,  de  Varsovie  à  la  frontière  d'Espagne, 
i'écartement  des  rails  est  le  même  ;  à  l'est  de  la  Vistule,  il  est  de 
9  centimètres  pins  grand.  Cet  excédant  est  trop  faible  pour  avoir 
aucun  avantage  pratique:  il  empêche  que  les  wagons  ne  passent 
d'une  ligne  à  l'autre;  il  exige  un  transbordement  aux  gares  de  rac- 
cordement, et  voilà  tout.  Serait-ce  au  moins  en  temps  de  guerre 
un  sérieux  obstacle  à  l'usage  des  railways  par  une  armée  d'inva- 
sion? On  n'y  peut  guère  compter,  car  la  réfection  de  la  voie  à  la 
jauge  des  chemins  de  fer  prussiens  serait  en  définitive  un  travail 
de  médiocre  durée. 

En  réalité,  cette  querelle  entre  Allemands  et  Russes,  que  bien 


LES    CHEMIXS    DE    FER    RUSSES.  111 

(les  gens  imaginent  être  imminente  depuis  deux  ans,  est  peut-être 
beaucoup  moins  probable  qu'on  ne  le  pense  en  général,  car  l'élé- 
ment germanique  tient  une  place  importante  dans  l'empire  du  tsar. 
Si  la  niasse  de  la  population  est  slave  au  centre  et  tartare  dans  l'est, 
il  n'est  pas  moins  certain  que  dans  les  villes,  dans  les  fonctions 
publiques,  à  la  cour  même,  la  suprématie  appartient  le  plus  sou- 
vent aux  hommes  de  race  allemande,  originaires  des  provinces  de 
la  Baltique.  Ceux-ci  sont  })lus  instruits,  ont  l'esprit  plus  progressif 
que  les  vrais  Russes.  A  toutes  les  cadses  de  faiblesse  qui  ont  été 
énumérées  déjà  s'ajoute  donc  encore  ce  défaut  d'une  population 
disparate,  mal  amalgamée.  On  obs  rvera  peut-être  à  sa  louange 
qu'elle  est  respectueuse  en  apparence  des  droits  divins  du  tsar; 
qui  sait  ce  que  vaut  et  ce  que  dmera  ce  respect  pour  la  personne 
du  souverain?  On  nous  assure  que  les  tendances  anarcbiques  exis- 
tent là,  plus  développées  peut-être  qu'ailleurs,  quoique  plus  la- 
tentes, car  la  Russie  est  par-dessus  tout  le  pays  du  silence.  Ajou- 
tons encore  que  c'est  un  pays  presque  impénétrable;  il  est  rare 
qu'un  étranger  y  séjourne,  y  vive,  y  circule  dans  des  conditions  à 
bien  voir  la  véiité.  A  ne  considérer  du  dehors  que  les  entreprises 
hardies  de  ce  gouvernement,  autrefois  sur  Constautinople,  aujour- 
d'hui sur  l'exirèuie  Orient  et  sur  l'Asie  centrale,  on  se  croit  en  pré- 
sence d'un  colosse.  C'était  un  fantôme  qui  effrayait  l'Europe  en- 
tière il  y  a  vingt  ans,  qui  inquiète  encore  l'Angleterre  à  cause  de 
ses  possessions  de  l'Iude;  dès  les  premiers  coups  de  canon  de  1854, 
ce  colosse  s'est  évanoui.  Il  serait  imprudent  toutefois  d'en  conclure 
que  le  péril  ne  renaîtra  pas  plus  tard.  La  Russie  a  beaucoup  appris 
pendant  ces  vingt  ans,  s'est  beaucoup  réformée;  l'abolition  du  ser- 
vage a  eu  pour  consé((uence  de  rendre  le  peuple  plus  laborieux, 
de  relever  la  noblesse  en  la  rappelant  au  seutirupnt  de  ses  devoirs, 
d'épurer  l'ndminis'ration  en  lui  doimant  le  contrôle  d'hommes  libres. 
Si  jamais  l'ambition  du  tsar  semblait  redevenir  un  péril  pour  l'Eu- 
rope, ou  recounaîtrait  vite  si  la  Russie  est  en  état  de  reprendre  la 
vieille  politique  de  conquête;  il  suffirait  d'examiner  si  ses  routes 
sont  en  bon  état,  si  son  reseau  de  chemins  de  fer  est  complet  et 
bien  exploité,  si  ses  ports  de  commerce  sont  bien  garnis.  Un  sem- 
blable examen  eût  révélé  en  185/i  la  faiblesse  réelle  de  cet  empire 
inconnu,  que  l'on  croyait  si  puissant. 

H.  Blerzy. 


MARCELLA 

LE  CONTE  BLEU  DU  BONHEUR 


ï. 

Ce  fut  dans  l'été  de  1857  que  je  revins  au  pays,  après  une  absence 
qui  avait  duré  près  de  dix  ans.  Mon  impatience  de  revoir  la  terre 
natale  était  devenue  peu  à  peu  une  maladie,  une  fièvre,  dont  je  ne 
fus  guéri  que  lorsque  je  respirai  de  nouveau  l'air  embaumé  de  thym 
et  d'absinthe  de  nos  villages,  que  je  retrouvai  les  sarraus  de  toile 
et  les  chapeaux  de  paille  de  nos  paysans,  les  caftans  noirs  et  les 
calottes  de  nos  Juifs.  Je  doute  que  jamais  dans  ma  vie  j'aie  été  aussi 
gai,  aussi  complètement  content,  ou  que  je  doive  l'être  jamais  au 
même  degré  que  pendant  ces  jours  heureux,  et  c'est  dans  cette  belle 
disposition  d'esprit  que  le  hasard  me  fit  rencontrer  dans  une  au- 
berge du  grand  chemin  le  plus  cher  de  mes  camarades  d'enfance, 
le  comte  Alexandre  Komarof. 

Petits  garçons,  nous  nous  étions  livré  des  batailles  acharnées 
avec  des  soldats  de  carton,  et  en  jouant  aux  brigands  nous  avions 
rapporté  tous  les  deux  plus  d'une  bosse;  aussi  en  nous  retrouvant 
hommes  faits  fut-il  entendu  tout  de  suite  que  nous  ne  nous  quitterions 
pas  de  sitôt,  et  que  je  serais  pour  quelques  semaines  l'hôte  du  comte 
et  le  compagnon  de  ses  parties  de  chasse.  Dans  cette  intimité  de 
tous  les  jours,  pendant  nos  courses  à  travers  champs,  marais  et  fo- 
rêt, la  sympathie  instinctive  des  enfans  ne  tarda  pas  à  devenir  une 
forte  et  virile  amitié.  Plus  âgé  que  moi  de  quelques  années,  Alexandre 
pouvait  avoir  à  peu  près  vingt-huit  ans.  Il  était  grand,  svelte,  avec 
des  muscles  de  fer  ;  sa  poitrine  bombée  donnait  à  son  port  une 
fierté  qui  imposait.  Sa  tête  avec  ses  traits  sévères,  ses  yeux  sérieux, 
enfoncés  dans  les  orbites,  ses  cheveux  d'un  blond  roux  et  sa  barbe 


LE  CONTE  BLEU  DU  BONHEUR.  113 

taillée  très  court,  offrait  le  vrai  type  petit-russien.  II  y  avait  en  lui 
quelque  chose  de  la  nature  sauvage,  indomptée  du  Cosaque;  sa 
manière  était  brusque,  presque  farouche  ;  s'il  cueillait  une  prune, 
la  branche  lui  restait  dans  la  main.  C'était  un  de  ces  hommes  dont 
la  volonté  est  plus  forte  que  la  nature  et  le  destin  ;  mais  quelque 
froid,  quelque  raide  que  fût  son  abord,  quelque  sarcastique  sa 
parole,  un  esprit  droit  et  très  cultivé  était  associé  chez  lui  à  une 
rare  probité  des  intentions  et  à  une  grande  sensibilité.  Toutefois 
l'imagination  n'avait  guère  d'empire  sur  lui  :  c'est  ce  qui  lui  don- 
nait une  fermeté  si  sûre  d'elle-même.  Malgré  sa  jeunesse,  on  le  di- 
sait dédaigneux  des  femmes,  voire  misanthrope. 

Un  soir,  —  nous  avions  exterminé  beaucoup  de  bécasses,  et  nous 
prenions  le  thé  après  avoir  changé  nos  bottes  et  nos  vêtemens 
mouillés,  —  je  le  questionnai  à  ce  sujet.  Il  se  mit  à  sourire.  — 
C'est  bien  simple,  répondit-il.  Au  lieu  de  jouer  ou  de  faire  la  cour  à 
quelqjie  jolie  femme  incomprise,  je  travaille  comme  un  paysan,  afin 
de  mettre  en  valeur  mes  propriétés  délabrées  ;  au  lieu  de  faire  des 
dettes  nouvelles,  je  paie  celles  de  mon  père.  Au  reste  je  dédaigne 
si  peu  les  femmes  que  je  songe  sérieusement  à  me  marier. 

—  Toi? 

—  Moi.  L'ordre  sera  absent  d'ici  tant  qu'il  n'y  aura  pas  une 
brave  ménagère  à  la  maison. 

—  Fort  bien  !  et  où  trouveras-tu  ce  qu'il  te  faut? 

—  Je  veux  trouver,  répliqua  mon  ami  avec  son  assurance  en- 
jouée, et  je  trouverai. 

—  Alors  j'admire  que  tu  aies  le  courage  de  te  marier  par  le  temps 
qui  court. 

■ —  Pourquoi  donc  pas?  dit  le  comte.  Je  n'ai  pas  peur  que  ma 
femme  me  trahisse,  car  je  saurais  être  au  besoin  «  le  médecin  de 
mon  honneur.  »  Ce  ne  serait  pas  assez  ;  je  veux  vivre  heureux  et 
voir  ma  femme  heureuse  à  mes  côtés.  Je  te  dirai  une  autre  fois 
comment  je  compte  m'y  prendre.  J'ai  mes  idées  là-dessus  ;  mais  ce 
soir  tu  es  fatigué,  et  tu  tombes  de  sommeil. 

—  Pas  le  moins  du  monde... 

—  Trêve  de  complimens!  ça  se  voit  assez.  Je  n'ajoute  qu'un 
mot  :  je  me  garderai  d'installer  ici  ce  qu'on  appelle  une  femme  à  la 
mode.  Il  y  a  longtemps  que  j'ai  fait  mon  apprentissage,  et  je  ne 
veux  pas  en  perdre  le  bénéfice. 

—  On  prétend  que  tu  as  été  un  homme  à  bonnes  fortunes. 

—  Comme  on  prétend  maintenant  que  je  suis  misanthrope. 
Crois-moi,  j'ai  conservé  mon  cœur  intact  au  milieu  d'une  exis- 
tence agitée.  Cependant  j'ai  mené  la  vie  à  grandes  guides.  A  vingt 
ans,  je  suis  allé  à  l'étranger,  j'ai  fréquenté  les  universités  de 

TOME  cm.  —  1873.  g 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'Allemagne  et  ses  écoles  d'agriculture;  j'ai  visité  l'Italie,  l'Es- 
pagne, la  France,  l'Angleterre,  la  Russie,  l'Amérique  et  l'Orient, 
ouvrant  partout  les  yeux  et  les  oreilles.  J'ai  beaucoup  vu  et  beau- 
coup vécu,  et  les  aventures  ne  m'ont  pas  manqué.  J'ai  aimé  et  j'ai 
été  aimé,  j'ai  souffert  et  j'ai  fait  souffrir.  A  la  lin,  j'ai  pris  le  monde 
en  ho;  reur,  et  il  m'est  venu  un  ardent  désir  de  retrouver  la  sim- 
plicité de  la  vie  et  la  glèbe  natale.  Une  nuit,  j'étais  assis  aux  pieds 
de  la  femme  étrange  gui  fut  ma  dernière  passion,  sur  la  terrasse  de 
sa  villa,  au  bord  du  Bosphore,  sous  un  ciel  noir  semé  d'étoiles. 
Lady  Arabella  regardait  la  vague  qui  se  balançait,  pendant  qu'une 
négresse  lui  rafraîchissait  ses  joues  brûlantes  avec  un  éventail  en 
feuilles  de  palmier.  Je  ne  sais  pourquoi  il  me  vint  tout  à  coup  à  l'es- 
prit un  conte  de  ma  nourrice,  —  tu  le  connais  sans  doute,  —  c'est 
le  Colite  bleu  du  bonheur. 

—  Je  ne  me  rappelle  pas... 

—  Yeux-tu  l'entendre? 

—  J'écoute. 

—  Il  y  avait  une  fois  trois  frères  qui  demeuraient  dans  une 
grande  foiêt  noire,  pas  loin  de  la  mer  bleue.  Us  demeuraient  là 
tout  seuls.  Un  jour,  l'aîné  dit:  —  Derrière  la  forêt,  il  y  a  une 
haute  montagne,  et  derrière  la  montagne  il  y  a  un  pays  vaste  et 
fertile.  —  Le  second  dit:  —  Derrière  la  forêt,  il  y  a  encore  la  mer 
bleue,  et  au-delà  de  cette  mer  sont  de  riches  cités.  —  Et  le  troisième 
dit:  —  Dieu  sait  si  on  y  trouve  aussi  des  arbres  comme  ceux  de 
notre  forêt,  et  des  oiseaux  qui  chantent  aussi  bien  que  ceux  de 
notre  forêt!  —  Mais  l'aîné  reprit:  —  Nous  allons  partir  pour  cher- 
cher le  bonheur  !  —  et  le  second  répéta:  —  Oui,  nous  allons  partir 
pour  chercher  le  bonheur,  —  et  le  troisième  ne  dit  rien.  Et  ils  sel- 
lèrent leurs  chevaux,  leurs  bons  chevaux  noirs,  et  saisirent  leurs 
lances,  leurs  bonnes  lances  pointues,  et  s'en  furent  tous  les  trois 
à  la  recherche  du  bonheur.  L'aîné  franchit  les  montagnes  et  entra 
dans  le  vaste  pays  fertile;  le  second  traversa  la  mer  bleue  sur  un 
navire  pour  visiter  les  riches  cités,  et  ils  cherchèrent  partout  le 
bonheur,  et  ne  le  trouvèrent  point.  Le  plus  jeune,  lui,  n'était  pas 
allé  bien  loin,  seulement  jusqu'à  la  lisière  de  la  forêt  ;  là  il  eut  le 
cœur  gros,  et  il  dit  à  son  cheval  noir:  —  Nous  ferons  bien  mieux 
de  retourner  chez  nous,  à  la  maison  dans  la  grande  forêt.  —  Et 
il  tourna  bride.  Alors  les  arbres  se  mirent  à  murmurer  douce- 
ment et  s'inclinèrent  devant  lui  pour  le  saluer,  et  les  oiseaux  le 
suivaient  en  sautillant  de  branche  en  branche  et  chantant  à  plein 
gosier,  et  la  forêt  semblait  lui  dire  :  —  Tu  as  bien  fait  de  revenir! 
—  Et,  comme  il  arriva  devant  sa  maison,  il  vit  une  jeune  femme 
aux  cheveux  d'or  qui  était  assise  sur  le  seuil  et  fdait,  et  à  côté 


LE  CONTE  BLEU  DU  BONHEUR.  115 

d'elle  le  chat  ronronnait  au  soleil.  Et  il  demanda  à  la  femme  aux 
cheveux  d'or:  —  Qui  es-tu?  —  Elle  le  regarda  avec  ses  grands 
yeux  doux,  qui  souriaient,  et  répondit  :  —  Je  suis  le  Bonheur. 

—  Elle  est  fort  jolie,  ta  légende,  m'écriai-je. 

—  Je  uie  la  rappelai  à  propos,  reprit  mou  ami.  Le  mal  du  pays 
me  gagna.  Je  n'eus  de  repos  que  le  jour  où  je  revis  notre  clocher 
de  bois  avec  sa  croix  grecque,  et  où  le  vieux  lendrik  de  ses  mains 
tremblantes  ni'aid  lit  à  descendre  de  voiture,  pendant,  que  mon 
père,  dans  le  piemier  trouble  de  sa  tendre  émotion,  ôtait  poliment 
sa  casquette  conune  s'il  saluait  un  étranger  de  distinction,  pour  se 
jeter  ensuite  à  mon  cou  en  pleurant. 

Je  trouvais  bien  du  changement  à  la  maison.  Ma  mère  était 
mortp.  La  solitude  régnait  au  château,  et  la  propriété  était  dans 
un  état  pitoyable;  mais  j'étais  chez  moi.  J'eus  avec  mon  pèrj  une 
explication;  je  le  piquai  d'honneur,  il  m'abandonna  les  rêufs.  Dès 
lors  jem'enteriai  ici  comme  un  blaireau  dans  son  terri.r.  Je  n'ai  en- 
core vu  personne,  ni  parens,  ni  amis,  ni  voisins,  pas  même  ma  vieille 
nourrice,  qui  demeure  à  Zolobad,  de  l'autre  côté  de  la  forêt.  J'é- 
touffai en  n)oi  tout  ce  qui  ressemblait  à  du  sentinient,  pour  mener 
ici  l'existence  idyllique  d'une  machine  à  battre  le  blé.  INos  domaines 
étaient  non-seulement  négligés,  mais  grevés  de  dettes;  je  me  mis 
en  tête,  quelque  chimérique  que  cela  parût  à  tout  le  monde  dans 
la  maison,  de  rétablir  l'ordre  dans  nos  affaires.  J'y  réussis,  sans 
le  secours  de  personne,  par  un  effort  de  ma  volonté.  Ce  qui  vaut 
mieux  encore,  je  pris  confiance  dans  ma  force,  que  je  trouvai  à  la 
hauteur  de  tontes  les  privations  et  de  toutes  les  corvées. 

Mon  père  eut  encore  le  temps  de  voir  comme  tout  se  relevait 
peu  à  peu,  puis  il  mourut  à  son  tour;  je  l'ai  perdsi  il  y  a  six  mois. 
Depuis  sa  mort,  me  voilà  seul  avec  le  vieux  lendrJk,  qui  a  dépassé 
soixante-dix  ans;  mais  je  sais  que  je  ne  serai  pas  toujours  seul. 
Chaque  Ibis  que  je  rentre  le  soir,  couvert  de  pousnère  et  biûlé  par 
le  soleil,  il  me  semble  que  je  trouverai  sur  mon  seuil  la  femme 
aux  cheveux  d'or,  —  et  je  ne  trouve  personne  que  le  vieux  chien 
aveugle  et  boiteux,  qui  remue  la  queue  dès  qu'il  reconnaît  mon  pas. 

Nous  nous  tûmes  tous  les  deux  pendant  quelques  instans,  puis 
je  hasardai  une  question  sur  les  qualités  que  devrait  avoir  sa 
femme. 

—  Avant  tout,  répondit-il,  je  la  veux  belle  et  bien  portante.  Pas 
de  mariage  heureux,  si  les  sens  n'ont  pas  leur  part  légitime.  En- 
suite il  faut  qu'elle  ait  l'esprit  juste  et  un  bon  cœur,  qu'elle  sache 
travailler,  et  qu'elle  ait  de  l'honneur  comme  un  homme. 

—  Qu'esf.-ce  que  tu  entends  par  là? 

—  J'entends  que  le  monde  n'ira  pas  mieux  tant  qu'on  s'obstinera 


116  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

toujours  à  trouver  le  manque  de  probité  aimable  chez  la  femme  et 
à  l'appeler  complaisamment  faiblesse  féminine.  Il  faut  que  les 
femmes  soient  habituées  à  comprendre  que  les  lois  de  l'honneur 
sont  les  mêmes  pour  les  deux  sexes  ;  alors  seulement  l'union^  f  era 
possible  sur  le  pied  de  l'égalité.  Gomme  elles  sont  élevées  aujour- 
d'hui, peut -on  leur  reconnaître  leurs  droits  naturels? 

—  Eh  bien  !  il  faut  alors  t' élever  une  compagne  toi-même. 

Il  me  regarda  d'un  air  surpris.  —  Tu  as  peut-être  raison,  dit-il 
enfin;  mais  voici  lendrik  qui  bâille  dans  l'antichambre,  et  toi  aussi, 
tu  as  déjà  les  yeux  tout  petits.  Bonne  nuit,  mon  ami  ! 

—  Bonne  nuit! 

Nous  nous  séparâmes.  Quand  je  le  revis  le  lendemain  à  l'heure 
du  déjeuner  :  —  Figure-toi,  me  dit-il,  cette  nuit  j'ai  rêvé,  les  yeux 
ouverts;  j'ai  vu  ma  nourrice  assise  près  de  mon  lit  et  me  racontant 
sa  légende,  et  à  ses  pieds  était  assis  le  Bonheur,  —  une  femme 
jeune  et  belle;  ce  qui  me  surprit,  c'est  que  ses  cheveux  n'étaient 
pas  blonds,  mais  châtains;  elle  avait  un  fuseau  à  la  main  et  filait. 
Je  m'appuyai  sur  le  coude  pour  mieux  contempler  ce  ravissant  vi- 
sage inconnu,  lorsqu'elle  leva  les  yeux  sur  moi,  et  à  ses  yeux  je  la 
reconnus. 

—  Oui,  elle  a  des  yeux  bleus,  dit  tranquillement  le  vieux  servi- 
teur en  passant  sa  serviette  sur  le  dossier  de  la  chaise  du  comte. 

—  Es-tu  fou?  reprit  celui-ci;  de  qui  parles-tu?  Qui  est-ce  qui 
a  des  yeux  bleus? 

—  Eh  bien  !  Marcella. 

—  Marcella?  Qui  est-ce,  Marcella?  demanda  le  comte  abasourdi. 

—  Mais  la  petite-fille  de  la  vieille  Hania,  la  fille  ds  Nikita 
Tchornochenko,  qui  demeure  à  Zolobad,  répondit  simplement  le 
brave  lendrik  sans  se  douter  de  l'impression  qu'il  avait  produite. 

—  Ma  nourrice  a  une  petite-fille,  |continua  le  comte,  qui  a  des 
cheveux  châtains?.. 

—  Et  des  yeux  bleus,...  sans  doute,  monseigneur,  ajouta  len- 
drik. 

—  Tu  la  connais? 

—  On  dit  qae  c'est  un  beau  brin  de  fille,  belle  et  bonne  et  point 
sotte. 

Le  comte  tomba  dans  une  rêverie  profonde.  —  C'est  bizarre,  dit- 
il  enfin:..  Un  de  ces  jours,  nous  irons  faire  une  visite  à  la  vieille 
femme. 

Il  était  nuit  lorsque  le  lendemain  nous  sortîmes  des  marais  de 
(]rokhovo  et  que  nous  arrivâmes  à  Zolobad.  Le  village  dormait; 
on  n'entendait  que  le  cri  lugubre  du  hibou  et  le  toctoc  des  vers 
dans  les  vieux  troncs  des  arbres  qui  bordaient  la  route,  un  bouil- 


LE    CONTE   BLEU    DU    lîONHEUK.  H? 

lonnement  d'eaux  invisibles  et  de  loin  en  loin  des  abois  de  chiens, 
quand  la  voix  puissante  de  la  forêt  n'étouffait  pas  ces  faibles  bruits. 
De  ci,  de  là,  un  filet  de  lumière  s'échappait  par  une  fente  des  volets 
fermés,  et  le  murmure  d'une  prière  monotone  comme  une  plainte 
funèbre  résonnait  dans  une  chaumière.  Le  comte  me  montra  une 
ferme  à  droite  de  la  route,  où,  derrière  la  haie  d'épines,  un  gros 
chien  blanc  faisait  la  sentinelle. —  C'est  là,  dit-il,  que  demeure  ma 
nourrice;  mais  je  ne  vois  plus  de  lumière;  ils  sont  déjà  couchés, 
n'allons  pas  les  réveiller. 

Nous  n'avions  pas  fait  cent  pas,  que  la  bise  nous  apportait  les 
notes  d'une  chanson  qui  semblait  s'adresser  à  nous,  une  mélodie 
bizarre,  et  une  voix  plus  étonnante  encore.  —  Connais-tu  cet  air? 
demanda  le  comte,  qui  s'arrêta. 

—  C'est  la  chanson  du  Hriciou  (i). 

A  ce  moment,  la  forêt  se  tut,  les  chiens  dans  le  village  et  le  hi- 
bou se  turent  également,  les  eaux  seules  continuaient  leur  mélan- 
colique murmure,  et  il  fut  possible  de  distinguer  les  paroles,  que 
cette  mélodie  pleine  d'une  langoureuse  tristesse  portait  au  loin. 

Ne  va  point  chez  les  fileuses 

Qui  veillent  le  soir; 
Car  des  œuvres  ténébreuses 

Sont  en  leur  pouvoir. 
Si  tu  vois  monter  la  flamme, 

C'est  trop  tard  pour  toi  : 
La  vidma  t'a  pris  ton  âme, 

Tu  subis  sa  loi. 

—  C'est  une  voix  de  femme,  dit  le  comte,  une  de  ces  voix  d'alto 
qui  semblent  venir  des  profondeurs  insondables  de  l'âme. — Et  de 
nouveau  les  sons  flottaient  autour  de  nous  comme  des  esprits  amis 
qui  auraient  voulu  nous  avertir. 

II. 

iNous  nous  étions  égarés  dans  les  bois.  Le  soleil  était  déjà  très 
bas,  ses  rayons  perçaient  entre  les  troncs  rougeâlres  qui  nous  rete- 
naient captifs,  et  qui  semblaient  aller  devant  nous  uniquement  pour 
nous  faire  prisonniers  de  nouveau. 

—  Je  pourrais  me  mettre  en  colère,  dit  le  comte,  si  ce  n'était 
pas  de  ma  faute  ;  mais  c'est  à  toi  de  me  faire  des  reproches. 

—  Je  n'ai  garde,  répliquai-je  en  riant;  on  est  très  bien  ici,  — 

(I)  Chanson  populaire  des  Petits-Ru ssiens  de  Galicie.  Elle  fait  allusion  aux  veillées 
(vetchernitci),  où  l'on  se  réunit  le  soir  pour  filer,  causer,  raconter  des  histoires,  égre- 
ner le  maïs  et  se  livrer  à  toute  sorte  de  pratiques  supertitieuses.  —  V»cf»»a,  sorcière. 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  je  m'assis  sur  la  plate-forme  d'une  souche  d'arbre  fraîchement 
coupé,  où  se  dessinaient  les  anneaux  concentriques  des  fibres  li- 
gneuses. 

—  Le  pins  sage  sera  de  faire  une  halte,  reprit  mon  nmi,  de  finir 
nos  provisions  et  d'appeler  de  temps  à  autre.  11  p  i>sera  bien  par 
ici  quelque  chasseur,  quelque  bûcheron  ou  quelqut^  fil'e  qui  récolte 
des  champignons.  —  Il  se  fit  un  porte-voix  de  ses  deux  mains  et  se 
mit  à  crier  :  —  Hop  !  hop  ! 

—  Hop  !  hop  !  répondit  la  forêt. 

Nous  recommençâmes  notre  appel  tous  deux,  mais  l'écho  seul 
nous  donna  la  réplique.  De  guerre  lasse,  nous  nous  étendîmes  sur 
les  feuilles  de  sapin  qui  jonchaient  le  sol,  pour  déboucher  notre 
dernière  bouteille  et  partager  un  reste  de  viandes  froides.  Une 
heure  se  passa  ainsi.  Nous  causions  tout  en  mangeant,  et  de  temps 
en  temps  nos  hopl  hop!  troublaient  le  silence  de  la  forêt.  Déjà  le 
crépuscule  voilait  les  objets  à  notre  portée,  et  toujours  pas  de  ré- 
ponse, pas  une  voix  amie  qui  vînt  nous  délivrer. 

—  Viens,  dit  enfin  le  oomte;  nous  tenterons  la  chance  encore  une 
fois.  11  faut  bien  que  nous  finissions  par  sortir  de  ce  taillis. 

11  eut  cà  peine  annoncé  sa  résolution  que  le  son  d'une  voix  frappa 
nos  oreilles,  —  c'était  cette  voix  douce  et  profonde  que  nous  avions 
entendue  l'autre  nuit  dans  le  village,  c'étaient  les  mêmes  paroles  : 

Ne  va  point  chez  les  fileuses 
Qui  veillent  le  soir... 

—  Hop  1  hop  !  criai-je  de  toute  la  force  de  mes  poumons. 

Car  des  œuvres  ténébreuses 
Sont  en  leur  pouvoir. 

Portée  sur  les  ondes  de  la  mélancolique  mélodie,  la  voix  flottait, 
semblait  se  rapprocher. 

—  Ohé!  la  sorcière!  cria  le  comte.  Où  es-tu? 

Si  tu  vois  monter  la  flamme, 
C'est  trop  tard  pour  toi,... 

La  voix  était  déjà  tout  près  de  nous  lorsqu'elle  termina  le  se- 
cond couplet. 

La  vidma  t'a  pris  ton  âme, 
Tu  subis  sa  loi. 

J'entrevis  à  travers  les  arbres  la  taille  élancée  d'une  jeune  pay- 
sanne qui  se  dirigeait  vers  nous.  —  Que  demandez-vous?  dit-elle 
de  sa  voix  voilée  en  s'arrêtant  à  une  certaine  distance,  et  en  nous 
jetant  un  regard  ferme,  presque  hostile. 


LE   CONTE   BLEU    DU   BONDEUR.  119^ 

—  Nous  nous  sommes  égarés. 

—  Na  coûtez  pas  les  bois,  si  vous  ne  connaissez  pas  le  chemin, 
répliqua  la  jeune  fille.  —  Elle  dit  cela  d'un  ton  de  réprimande. 

Je  gardai  le  silence,  et  me  retournai  vers  le  comte;  il  paraissait 
absorbé  dans  une  muette  contemplation  devant  cette  jeune  fille,  qui 
se  tenait  debout  dans  une  attitude  hardie,  presque  altière,  comme 
si  elle  eut  eu  conscience  de  sa  virginale  royauté.  G'éLait  l'éclat  de 
la  pureté  qui  rayonnait  de  chaque  pli  de  sa  chemisette  de  neige, 
comme  de  toute  sa  personne  et  des  traits  de  son  visage.  Elle  était 
belle  à  coup  sur,  mais  non  de  cette  beauté  qui  enflamme  à  première 
vue  et  éveille  des  passions  orageuses;  sa  beauté  était  d'une  nature 
plus  élevée,  de  celles  dont  la  vue  réjouit  le  cœur.  Elle  était  grande, 
svelte,  et  pourtant  toutes  les  lignes  de  cet  admirable  corps  étaient 
souples,  arrondies  et  pleines.  Elle  portait  avec  une  grâce  singulière 
le  costume  si  coquet  de  nos  paysannes,  la  jupe  plissée  et  le  corsage 
lisse  de  drap  bleu  avec  la  chemise  bouffante.  Son  col  et  ses  bras 
nus  étaient  bruns,  ses  mains  portaient  les  traces  du  travail.  Son 
visage,  d'un  ovale  parf  lit,  aux  lignes  harmonieuses,  était  aussi  bi  ûlô 
par  le  soleil,  les  lèvres  étaient  d'un  rouge  incarnat,  des  cheveux 
soyeux  d'un  châtain  clair  pendaient  en  boucles  légères  des  deux 
côtés  d'un  front  noble  et  pur,  et  retombaient  derrière  la  tête  en 
deux  lourdes  tresses  entrelacées  de  rubans  rouges.  Ses  grands  yeux 
bleus  paraissaient  encore  plus  grands  etplus  lumineux  dans  le  cadre 
sombre  de  ses  longs  cils. 

—  N'est-ce  pas  le  type  de  la  Fornarina?  me  dit  le  comte  en  fran- 
çais, sans  détourner  les  yeux. 

La  jeune  fille  sentit  qu'il  était  question  d'elle.  Sans  me  laisser  le 
temps  de  répondre,  elle  s'écria  en  fronçant  les  sourcils  avec  dépit: 
—  Que  me  voulez- vous  alors?  qu'avez-vous  à  parler  entre  vous? 

—  Nous  avons  perdu  la  route,  repartit  le  comte.  Veux-tu  nous 
conduire? 

—  Vous  ne  savez  donc  pas  vous  guider  sur  le  soleil  ou  d'après 
les  arbres?  dit-elle  d'un  ton  railleur. 

—  Gomment  cela? 

—  Regardez,  dit- elle  en  frappant  de  la  main  le  tronc  de  l'arbre 
le  plus  voisin.  Qu'est-ce  que  vous  voyez  là? 

—  De  la  mousse'. 

—  Et  ici?  —  Elle  touchait  le  côté  opposé  du  tronc. 

—  Ici  je  ne  vois  rien. 

—  C'est  cela,  poursuivit-elle.  Examinez  ces  arbres;  ils  sont  tous 
moussus,  mais  d'un  côté  seulement,  et  c'est  toujours  le  même  côté, 
et  là  où  se  trouve  la  mousse  est  le  nord.  —  Un  sourire  découvrit 
ses  dents  de  nacre. 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Yeux-tu  nous  montrer  le  chemin?  dit  le  comte. 

—  Pour  aller  où? 

—  A  Lesno. 

—  Eh  bien  !  venez. 

Elle  se  mit  en  marche,  nous  la  suivîmes. 

—  Comment  t'appelles-tu?  demanda  le  comte  au  bout  de  quel- 
ques minutes. 

Elle  ne  répondit  pas. 

—  Je  te  demande  comment  tu  t'appelles,  répéta-t-il  avec  une 
nuance  de  hauteur. 

—  Est-ce  que  je  vous  demande  votre  nom,  moi?  repartit-elle  d'un 
ton  froid. 

—  Elle  ne  manque  pas  de  logique,  la  petite  sorcière,  murmura 
le  comte. 

—  D'où  te  viennent  ces  yeux-là?  reprit-il  après  une  pause. 

Au  lieu  de  répondre,  elle  pressa  le  pas.  Le  comte  l'eut  bientôt  re- 
jointe, et  se  mit  à  marcher  à  ses  côtés.  —  Tu  me  plais,  dit-il  encore. 

Elle  le  regarda  en  dessous  sans  mot  dire,  mais  ce  regard  parlait 
clairement. 

—  Viens  chez  moi,  insista  mon  ami;  je  suis  riche,  tu  demeureras 
dans  mon  château,  tu  porteras  du  satin  et  du  velours,  tu  auras  des 
bijoux,  des  fourrures,  tu  ne  sortiras  qu'en  carrosse  à  quatre  che- 
vaux blancs  comme  le  lait. 

La  pauvre  fille  était  devenue  cramoisie.  —  Pourquoi  m'insultez- 
vous?  s'écria-t-elle  d'une  voix  entrecoupée  par  un  sanglot. 

—  Je  n'ai  pas  voulu  t'insulter,  dit  le  comte. 

—  De  quel  droit  me  parlez- vous  ainsi?  reprit-elle.  Le  bon  Dieu 
a  fait  tous  les  hommes  de  la  même  façon  ;  vous  avez  beau  être  un 
comte,  devant  lui  je  vous  vaux  bien.  Pourquoi  m'olTensez-vous? 

— ■  Mais  vois  toi-même,  dit  le  comte.  Tu  es  une  belle  fille,  tu  me 
plais;  comment  faire?  Penses- tu  par  hasard  que  je  devrais  t' épouser? 

—  Je  n'y  songe  pas,  dit-elle  en  éclatant  de  rire;  comment  pour- 
rions-nous vivre  ensemble?  Comme  un  cheval  et  un  chat  attelés  au 
même  brancard.  Mais,  si  vous  voulez  dire  que  je  ne  suis  pas  assez 
bonne  pour  être  votre  femme,  je  vous  réponds,  moi,  que  je  suis 
trop  bonne  pour  être  votre  maîtresse. 

—  Tu  es  une  brave  fille,  dit  le  comte  avec  chaleur;  je  t'aime  en- 
core mieux  maintenant.  Donne-moi  ta  main. 

Elle  hésita. 

—  Donne-moi  la  main,  —  répéta-t-il  d'un  ton  d'autorité  qui  n'ad- 
mettait pas  de  réplique,  et  elle  obéit.  Ils  reprirent  leur  marche  côte 
à  côte,  sans  proférer  un  mot  de  plus,  jusqu'à  ce  que  nous  sortîmes 
de  la  forêt.  11  faisait  nuit,  les  étoiles  brillaient  déjà. 


LE  CONTE  BLEU  DU  BONHEUR.  121 

—  Voici  le  sentier,  dit  la  jeune  fille  en  étendant  le  bras;  derrière 
l'image  de  la  Vierge,  vous  prenez  à  droite.  Vous  ne  pouvez  plus  vous 
tromper.  —  Elle  se  pencha,  cueillit  une  fleur,  et  resta  immobile  à 
deux  pas  de  nous. 

—  Où  demeures-tu?  demanda  le  comte. 

Elle  ne  répondit  pas,  et  ne  bougea  pas  davantage. 

—  Où  pourrai-je  te  revoir?  insista  mon  ami. 

—  Pourquoi  voulez-vous  me  revoir?  répondit-elle,  mais  en  lui 
jetant  un  regard  étrange. 

—  Soit  !  dit  le  comte.  Je  saurai  te  retrouver.  Pour  le  moment, 
merci  et  bonne  nuit!  —  Il  lui  tendit  la  main,  et,  voyant  qu'elle 
cachait  la  sienne  dans  les  plis  de  sa  jupe,  il  s'en  empara,  la  secoua 
cordialement,  fit  un  salut  en  se  découvrant,  et  s'engagea  dans  le 
sentier  qu'elle  venait  de  nous  indiquer. 

—  Bonne  nuit!  —  cria-t-elle  derrière  nous,  quand  nous  avions 
déjà  fait  quelques  pas  ;  puis  elle  se  mit  à  courir  sur  la  lisière  de  la 
forêt. 

Le  comte  la  regarda  s'éloigner.  On  voyait  les  plis  blancs  de  sa 
chemise  briller  dans  la  nuit.  —  Il  faut  que  cette  femme  soit  à  moi, 
murmura- t-il. 

—  Et  comment  cela? 

—  Je  n'en  sais  rien  encore  moi-même  ;  mais  je  sens  qu'elle  est 
mienne,  qu'elle  doit  être  à  moi. 

Le  lendemain,  je  le  vis  entrer  chez  moi  à  une  heure  tout  à  fait 
matinale.  Il  tourna  d'abord  pendant  quelques  minutes  dans  la 
chambre  sans  mot  dire;  il  avait  l'air  ému,  presque  égaré.  A  la  fin, 
il  s'arrêta  devant  la  fenêtre,  et  dit  à  demi-voix,  comme  s'il  ne 
s'adressait  pas  à  moi  :  —  Crois-tu  à  la  seconde  vue? 

—  Pourquoi  cette  question? 

—  Moi,  j'y  crois;  ma  mère  était  voyante.  Elle  pressentait  des 
choses  qui  ne  devaient  arriver  que  longtemps  après.  Et  moi... 

—  Toi,...  je  dirais  que  tu  es  un  songeur,  si  je  ne  te  connais- 
sais pas. 

—  Je  ne  suis  pas  un  songeur;  mais  j'ai  des  pressentimens 
étranges,  qui  me  viennent  subitement,  qui  se  fixent  malgré  moi 
dans  mon  esprit  et  finissent  par  devenir  de  véritables  visions,  —  et 
toujours  cela  se  réalise  de  point  en  point. 

—  Et  quel  est  le  pressentiment  qui  t'agite  à  cette  heure? 

—  Je  t'avais  dit  que  je  voulais  me  marier,  reprit  le  comte.  C'a 
été  le  point  de  départ.  Puis  j'ai  vu  en  rêve  ma  nourrice,  et  à  ses 
pieds  le  Bonheur  sous  les  traits  d'une  femme  aux  cheveux  châtains 
et  aux  grands  yeux  bleus.  Cette  femme,  c'est  l'inconnue  de  la.forêt, 
et  cette  inconnue,  c'est  Marcella,  la  petite-fiUe  de  ma  nourrice,  et, 
—  tu  verras,  —  cette  Marcella  sera  ma  femme. 


122  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Est-ce  que  tu  perds  l'esprit? 

—  Je  sais  ce  que  je  dis.  Et  j'ajoute  que  je  serai  heureux  avec 
elle  comme  jamais  mortel  n'aura  été  heureux. 

—  Ainsi  tu  es  bien  résolu?.. 

—  Il  s'agit  bien  de  résolutions!  Je  vois  ce  qui  sera.  J'ai  vu  Mar- 
cella,  non  pas  dans  son  costume  de  paysanne,  mais  en  robe  de  ve- 
lours garnie  d'hermine,  et  elle  était  entourée  de  ses  enfans...  Cette 
après-midi,  nous  irons  chez  ma  nourrice,  etMarcella  sera  assise  sur 
le  seuil  de  sa  chaumière,  occupée  à  filer. 


III. 


Je  ne  pus  me  défendre  d'une  certaine  émotion  quand  le  soir  de 
ce  jour,  traversant  le  vilhtge  de  Zolobad,  nous  approchions  de  la 
ferme  de  Nikita  Tchornochenko.  On  ne  voyait  encore  personne.  La 
porte  de  la  haie  était  entre-bâiUée,  le  chien-loiip  était  à  la  chaîne  et 
se  contentait  de  nous  suivre  du  regard  de  ses  petits  yeux.  Dans  la 
cour  stationnait  une  carriole  de  paysan,  une  banne  d'osier  posée 
sur  quatre  roues,  attelée  de  trois  petits  chevaux  bruns  fort  maigres, 
parmi  lesquels  une  jument  en  train  d'allaiter  son  petit  poulain 
brun,  qui  aspirait  la  mamelle  d'un  air  de  parfaite  béaiitude  en  fai- 
sant de  temps  à  autre  tinter  la  clochette  qu'il  portait  au  cou.  Au 
moment  où  nous  tournions  la  voiture,  la  maison  de  bois,  blanchie 
à  la  chaux  et  couverte  en  chaume  enfumé,  se  trouvait  devant  nous, 
et  sur  le  seuil  était  assise  une  jeune  fille  qui  avait  un  fuseau  à  la 
main  et  filait,  et  à  côté  d'elle  une  chatte  blanche  s'allongeait  au  so- 
leil, et  clignait  des  yeux  en  nous  regardant.  La  jeune  fille  leva  les 
yeux  et  tressaillit  :  c'était  l'inconnue  de  la  forêt. 

—  Tu  es  Marcella?  dit  le  comte. 

—  Que  désirez-vous?  répondit-elle. 

—  Ta  grand'mère  est-elle  à  la  maison? 

—  Oui,  elle  y  est.  Donnez-vous  la  peine  d'entrer. 

Nous  entrâmes.  Au  milieu  d'une  chambre  proprette  était  assis 
sur  un  escabeau  un  petit  garçon  d'une  huitaine  d'années,  vêtu 
d'une  chemise  et  d'un  pantalon  de  toile,  pieds  nus,  coiffé  d'un  pot 
de  terre;  un  homme  d'un  certain  âge  était  occupé  à  lui  déshonorer 
les  cheveux  avec  ses  ciseaux  en  se  guidant  sur  le  contour  du  pot. 
Le  gamin  faisait  une  grimace  comme  un  patient  qu'on  mène  au 
supplice. 

—  Où  est  Hania,  ma  nourrice?  demanda  le  comte. 

—  Qu'y  a-t-il?  répondit  une  voix  de  la  pièce  voisine.  Qui  est-ce 
qui  me  demande?  —  Un  moment  après  parut  sur  la  porte  une  vé- 
nérable matrone  d'une  taille  élevée  et  en  cheveux  blancs.  Ses  yeux 


LE  CONTE  BLEU  DU  BONHEUR.  123 

s'étant  arrêt(^s  sur  le  comte,  —  Mon  Dieu  !  s'écria-t-elle  d'une  voix 
hésitante,  serait-ce  possible?  Est-ce  toi,  Sacha? 

Déjà  le  comie  était  pendu  à  son  cou,  et  la  vieille  femme  sanglo- 
tait et  couvrait  de  baisers  son  visage  basané.  —  Sacha,  mon  enfant, 
mon  enfant  ch'^ri!  répétait-elle  en  balbutiant;  gloire  à  Dieu!  comme 
tu  as  bonne  mine  !  et  cette  barbe  qui  t'a  poussé  !  Venez  donc  tous, 
Marcella,  INikita,  Eve,  venez!  Voici  mon  enfant,  mon  Sacha! 

En  un  clin  d'œil,  la  hutte  s'était  remplie,  et  de  jeunes  têtes  cu- 
rieuses s'avançaient  autour  de  nous. 

—  Voici  mon  gendre  INikita  Tchornochenko,  dit  la  nourrice;  viens 
donc  saluer  M.  le  comte. 

—  Monsieur,  je  vous  tire  ma  révérence,  dit  le  paysan  avec  un 
léger  embarras  et  sans  quitter  les  ciseaux  qu'il  tenait  à  la  main.  — 
Vous  avez  bien  fait  de  venir  nous  voir;  mais  où  est  donc  Marcella? 
—  Marcella  s'approcha.  —  C'est  ma  seconde  fille,  poursuivit  Ni- 
kita;  voici  l'aînée.  —  Une  jeune  femme  fort  jolie,  aux  cheveux  noirs 
et  au  profil  oriental,  qui  tenait  un  enfant  sur  ses  bras,  s'inclina  en 
souriant.  —  C'est  ma  fille  Eve,  et  voilà  Bodak,  son  mari,  —  il  dé- 
signa du  doigt  un  jeune  paysan  qui  à  ce  moment  vint  baiser  l'épaule 
du  comte;  —  ils  ont  déjà  trois  enfans,  et  les  miens  sont  encore  là. 
Approche  un  peu,  Liska  !  — Il  happa  une  petite  sauvagesse  de  qua- 
torze ans  et  l'amena  moitié  de  force;  mais  nous  ne  pûmes  jamais 
voir  que  son  joli  menton  rond,  tout  le  reste  était  caché  sous  la 
manche  de  sa  chemise.  —  Et  celui-ci,  c'est  Vachkou!  —  C'était  le 
gamin,  qui  était  toujours  sur  son  escabeau,  coiffé  de  son  pot,  bouche 
bée,  et  n'osant  bouger. 

La  vieille  femme  était  trop  heureuse  pour  parler,  elle  se  conten- 
tait de  sourire  à  son  nourrisson.  —  Comme  tu  es  beau  et  fort!  dit- 
elle  enfin.  Et  tu  es  devenu  un  brave  homme.  Je  sais  tout,  tout,  le 
vieux  lendiik  m'a  tenu  au  courant.  Je  serais  dpjà  venue  te  voir, 
mais  je  n'ai  plus  mes  jambes  de  vingt  ans.  Marcella,  apporte  donc 
quelque  chose,...  un  peu  de  lait,  ma  chérie. 

Marcella  ne  répondit  pas;  ses  grands  yeux  restaient  attachés  avec 
une  expression  singulière  de  curiosité  et  d'admiration  sur  la  figure 
du  comte. 

—  Nous  n'avons  pas  grand' chose  de  bon,  mais  je  pense  qu'il  y  a 
du  lait  caillé,  du  beurre,  du  fromage  et  du  pain;  tu  sais,  mon  en- 
fant, comme  c'est  chez  nous. 

—  C'est  tout  ce  qu'il  faut,  dit  le  comte.  Ne  faites  pas  de  façons 
avec  nous.  Mon  ami  est  du  pays. 

La  vieille  femme  nous  conduisit  dans  la  seconde  pièce  et  nous  in- 
vita à  prendre  place  sur  le  banc  qui  courait  le  long  du  vaste  poêle 
vert;  Nikita  approcha  la  table  pendant  que  la  nourrice  prit  Marcella 
par  la  main,  et  l'amena  devant  le  comte. 


l^â  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Regarde-la,  dit-elle.  C'est  mon  enfant  gâté,  comme  toi,  toi 
aussi.  C'est  une  bonne  fille,...  dix-huit  ans,  et  droite  comme  un 
jeune  arbre,  et  un  brave  cœur,  tu  n'es  pas  meilleur!..  Yois-tu,  mon 
enfant,  si  tu  n'étais  pas  un  comte,  un  grand  seigneur,  et  elle  une 
paysanne,  ce  serait  une  femme  pour  toi. 

—  Que  dites- vous  là,  grand'mère?  interrompit  Marcella,  qui  rou- 
git jusqu'au  blanc  des  yeux  en  voyant  que  le  comte  l'examinait. 

—  Eh  bien!  il  n'y  a  pas  de  mal,  dit  la  vieille  femme;  apporte 
toujours  ton  lait  caillé;  apporte  aussi  du  lait  doux  pour  les  en- 
fans. 

Marcella  sortit,  et  revint  bientôt  avec  une  grande  terrine  de  lait 
caillé  bien  épais;  elle  était  suivie  de  Liska,  qui  consentait  enfin  à 
nous  laisser  voir  son  petit  nez  retroussé  et  ses  tresses  blondes,  et 
de  Vachkou,  que  l'on  avait  débarrassé  de  sa  coiffure;  la  première 
portait  une  pelote  de  beurre  jaune  et  un  fromage,  posés  sur  de 
larges  feuilles  vertes,  le  second  une  miche  de  pain  noir.  Le  père  de 
Marcella  nous  donna  deux  cuillers  de  bois,  et  le  comte  prit  son  cou- 
teau de  chasse  pour  couvrir  de  beurre  et  de  fromage  nos  tranches 
de  pain. 

Toute  la  famille  nous  regardait  manger.  Le  vieux  paysan  fumait 
sa  pipe,  la  grand'mère  était  assise,  les  mains  jointes  sur  ses  ge- 
noux, Eve  berçait  son  enfant,  Marcella  avait  repris  son  fuseau.  Le 
gendre  de  Nikita  vint  ensuite  avec  une  seconde  terrine.  —  Bonne 
maman,  dit-il,  voici  le  lait  pour  les  enfans. 

—  C'est  bien,  répondit-elle,  mets-le  par  terre;  mais  où  sont  les 
petits? 

Eve  déposa  par  terre  le  bébé  qu'elle  tenait  sur  ses  bras,  et  qui 
pouvait  avoir  dix-huit  mois,  puis  elle  alla  chercher  les  deux  autres, 
âgés  de  deux  à  quatre  ans,  et  leur  mit  à  chacun  sa  cuiller  de  bois 
dans  la  main. 

Et  voilà  les  trois  marmots  attablés  autour  de  leur  écuelle,  trem- 
pant leurs  cuillers  dans  le  lait  et  l'aspirant  bruyamment.  Le  soleil 
plaquait  sur  le  plancher  de  petits  carrés  d'or;  sur  le  rebord  du 
poêle  dormait  le  chat;  les  hirondelles  qui  nichaient  sous  le  plafond 
allaient  et  venaient  par  la  porte  restée  ouverte,  et  avec  de  petits 
cris  donnaient  la  becquée  à  leur  progéniture  affamée  et  avide. 

Le  bruit  que  faisaient  les  trois  bébés  avait  été  entendu;  tout  à 
coup  on  vit  sortir  de  dessous  le  poêle  une  petite  couleuvre  qui  se 
pressa  tellement  pour  atteindre  la  gamelle  qu'une  seconde  cou- 
leuvre, qui  l'accompagnait,  pouvait  à  peine  la  suivre.  Je  me  levai, 
croyant  les  enfans  menacés  d'un  danger. 

—  Ne  faites  pas  attention ,  monsieur ,  dit  la  vieille  nourrice,  ce 
sont  nos  serpens  familiers;  ils  ont  leur  nid  sous  le  poêle,  et  on  les 
voit  accourir  dès  qu'ils  entendent  le  bruit  des  cuillers.  Ils  mangent 


LE   COiNTE    BLEU   DU   BONHEUR.  125 

avec  les  bambins,  et  souvent  l'un  ou  l'autre  couche  dans  le  berceau 
du  plus  petit. 

—  La  couleuvre  est  une  bête  innocente,  ajouta  le  comte,  d'un 
bon  naturel  et  sans  défiance,  l'amie  du  paysan  et  la  compagne  de 
S2S  enfans.  Tu  la  rencontreras  dans  beaucoup  de  maisons,  et  on 
dit  qu'elle  porte  bonheur. 

—  C'est  la  vérité,  dit  Nikita. 

Les  deux  couleuvres  s'étaient  dressées  sur  leurs  queues  et  avaient 
plongé  leurs  petites  langues  fines  par-dessus  le  bord  de  la  jatte 
dans  le  lait,  qu'elles  mangeaient  avec  tant  d'empressement  que  les 
marmots  commençaient  à  craindre  pour  leur  souper.  L'aîné  souleva 
d'un  air  délibéré  sa  cuiller  et  en  donna  une  tape  sur  la  tête  du  ser- 
pent qui  buvait  près  de  lui;  le  serpent  se  retira,  se  tapit  sans  trop 
de  frayeur,  regarda  autour  de  lui  avec  ses  petits  yeux  noirs  pleins 
de  malice,  puis,  passant  derrière  l'enfant,  il  alla  s'attabler  à  côté  du 
plus  jeune,  qui  semblait  lui  inspirer  plus  de  confiance,  et  se  remit 
à  boire. 

—  Une  véritable  idylle  !  fit  le  comte. 

Il  ne  cachait  pas  le  plaisir  qu'il  goûtait  à  se  voir  entouré  de  ces 
braves  gens,  et  je  subissais  moi-même  l'influence  de  ce  milieu 
calme  et  exempt  d'orages;  j'eus  à  ce  moment  comme  une  vision 
lointaine  du  vrai  bonheur. 

Marcella  était  assise  un  peu  à  l'écart;  elle  filait  et  ne  paraissait 
pas  faire  attention  à  nous. 

—  Regarde-la  maintenant,  me  dit  le  comte.  Je  ne  comprends 
pas  comment  j'ai  pu  comparer  un  instant  cette  beauté  spiritualisée 
à  la  Fornarina;  c'est  qu'il  faisait  déjà  nuit.  Aujourd'hui  elle  me 
rappelle  un  autre  tableau  qui  exprime  admirablement  la  sublime 
sainteté  d'une  nature  féminine  noble  et  pure,  la  Sibylle  samienne 
du  Guercino...  Mais  il  est  temps  de  partir. 

11  se  leva,  embrassa  sa  vieille  nourrice,  serra  la  main  d'abord  aux 
deux  paysans,  puis  à  Eve  et  à  Lise,  caressa  jes  enfans,  et  alors 
seulement  il  s'approcha  de  Marcella. 

—  Adieu  !  lui  dit-il. 

—  Que  Dieu  vous  accorde  tout  bonheur  !  répondit-elle,  ses  yeux 
tranquilles  fixés  sur  les  siens. 

—  Et  qu'il  te  conserve  telle  que  tu  es  !  répliqua  le  comte  en  dé- 
posant un  baiser  sur  son  front.  —  Elle  tressaillit  au  contact  de 
ses  lèvres,  mais  elle  le  laissa  faire.  —  Bonne  nuit  ! 

—  Bonne  nuit  !  et  portez-vous  bien. 

Nous  traversâmes  le  village  en  silence  jusqu'à  la  lisière  de  la 
forêt.  Là  le  comte  s'assit,  et  ses  yeux  cherchèrent  le  vieux  toit  de 
cliaume  sous  lequel  Marcella  était  née,  et  où  s'écoulait  sa  vie  si 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

calme,  si  simple  et  si  pure.  Il  resta  longtemps  sans  parler,  puis  il 
dit  à  mi-voix  :  —  Je  l'aime. 

—  Alexandrd  ! 

—  Que  veux-tu  ?  Je  n'y  puis  rien. 

—  Toi,  un  homme  supérieur  !  Et  comme  cela,  sans  crier  gare  ! 

—  L'amour  vrai  naît  du  premier  regard  qu'échangent  deux  âmes, 
ou  jamais... 

—  Un  pareil  amour  n'est  qu'une  passion  des  sens. 

—  D'accord.  C'est  la  base  de  toute  affection  profonde,  hors  de  là 
pas  d'amour,  pas  de  bonheur!  mais  il  ne  faut  pas  en  rester  là... 
Pardonne-moi,  je  crois  que  je  dis  des  bêtises...  Je  ne  suis  pas  en 
veine  de  philosopher  ce  soir, 

11  se  leva,  et  à  son  insu  peut-être  reprit  le  chemin  du  village, 
poussé  par  cette  force  mystérieuse  qui  domine  la  volonté.  Je  le 
suivis.  Il  faisait  nuit  noire;  de  rares  étoiles  brillaient  dans  les 
éclaircies  des  nuages  blancs.  Le  comte  fit  le  tour  de  la  ferme  et  s'ar- 
rêta devant  la  haie,  les  coudes  appuyés  sur  un  des  poteaux  qui  sou- 
tenaient la  claire-voie.  Quelqu'un  sentait  peut-être  sa  présence,  car 
les  notes  d'une  chanson  bien  connue  arrivèrent  jusqu'à  nous  : 

Ne  va  point  chez  les  fileuses... 

La  fenêtre  de  la  chaumière  s'éclaira  tout  à  toup  d'un  reflet  de 
feu  qui  grandissait  rapidement,  et  dans  la  lueur  rouge  nous  vîmes 
Marcella  debout  devant  l'âtre;  elle  ajoutait  de  la  paille  et  jetait 
des  herbes  dans  une  marmite  qui  était  sur  le  feu.  Sou  beau  visage 
avait'une  expression  fatidique,  et  elle  disait  à  voix  haute  des  pa- 
roles sans  suite,  moitié  refrains  d'enfans,  moitié  formules  magi- 
ques. —  La  vois-tu?  murmura  le  comte. 

—  Que  fait-elle  donc? 

—  C'est  une  incantation. 

—  Et  à  l'adresse  de  qui? 

Le  comte  garda  le  silence,  et  Marcella,  comme  pour  me  ré- 
pondre, continuait  sa  chanson. 

Si  tu  vois  monter  la  flamme, 

C'est  trop  tard  pour  toi  : 
La  vidma  t'a  pris  ton  âme, 

Tu  subis  sa  loi. 

—  Et  tu  as  du  poison  dans  les  veines,  ajouta  le  comte. 

—  Que  veux-tu  dire? 

—  Le  dénoûment  est  tragique;  elle  finit  par  l'empoisonner,  la 
sorcière,  par  jalousie,  je  crois.  C'est  un  avertis-senient.  J'avoue 
que  ces  choses  m'émeuvent;  mais  la  volonté  peut  forcer  le  destin. 


LE  CONTE  BLEU  DU  BONHEUR.  127 

Va!  Fais  tes  sortil^^ges!  Entre  toi  et  moi,  cela  finira  bien,  comme 
dans  le  conte  de  ma  nourrice!  Ta  n'es  point  une  sorcière,  tu  es  le 
bonheur  qui  m'attend  sur  le  seuil  de  cette  chaumière!  Et  je  me 
présenterai  quand  le  temps  sera  venu. 

A  partir  de  ce  jour,  Alexandre  retourna  tous  les  soirs  à  Zolobad, 
et  je  le  laissais  en  tête-à-tête  avec  Marcella  aussi  souvent  que  l'oc- 
casion s'offrait.  11  ne  manifestait  aucun  trouble,  vaquait  à  ses  af- 
faires comme  d'habitude,  se  montrait  insouciant  et  presque  gai. 
Rarement  il  parlait  de  Marcella;  son  amour  avait  quelque  chose  de 
chaste,  de  timide. 

Un  jour,  je  remarquai  sur  son  bureau  une  excellente  aquarelle 
de  la  Sibylle  stnniciine,  et  je  fus  frappé  de  la  ressemblance.  —  Oh! 
dit  le  comte,  si  tu  connaissais  l'original!  Quand  Marcella  m'écoute, 
les  mains  croisées  sur  ses  genoux,  la  tête  inclinée  à  droite,  coiffée 
de  son  foulard  vert  d'où  s'échappent  ses  cheveux  en  ondes  légères 
qui  retonjbent  sur  les  tempes,  et  le  regard  levé  comme  en  extase, 
alors  je  crois  voir  la  belle  sibylle  en  chair  et  en  os,  dans  sa  su- 
blime pureté,  et  surtout  ses  yeux,  étoiles  sombres  où  brûle  une 
céleste  langueur  et  comme  une  révélation  divine.  Et  cette  voix  !  je 
ne  me  lasse  pas  de  l'écouter.  J'aime  ce  timbre  voilé  comme  j'aime 
le  son  de  l'orgue,  la  voix  de  la  forêt  et  les  notes  sourdes  des  clo- 
ches. —  Hier,  c'était  l'anniversaire  de  sa  naissance;  elle  vient  d'a- 
voir dix-huit  ans.  Espérant  lui  faire  plaisir,  je  lui  apportais  un  collier 
de  corail;  elle  l'a  refusé,  non  par  orgueil,  mais  avec  une  nuance 
de  tristesse,  comme  pour  me  reprocher  de  l'avoir  mal  comprise. 

—  D,  sirerais-tu  autre  chose?  lui  dis-je  avec  intention.  Je  t'aime 
bien,  et  je  voudrais  te  le  prouver.  Que  puis-je  faire  pour  toi? 

Elle  hésita  un  moment,  puis,  comme  je  lui  pris  la  main  d'un 
geste  ému  :  —  Instruisez-moi  !  dit-elle. 

—  Comment  cela?  —  Je  ne  comprenais  pas  d'abord. 

De  sa  belle  main  brune,  elle  me  montra  les  étoiles  qui  scintil- 
laient sur  nos  tètes.  —  Dites-moi  ce  que  c'est  !  Qui  retient  le  soleil 
dans  le  ciel,  et  la  lune?  Expliquez-moi  ces  merveilles.  Pourquoi 
voyons-nous  les  plantes  pousser  et  se  faner  plus  tard?  Pourquoi 
les  animaux  viennent-ils  au  monde,  et  pourquoi  meurent-ils?  Et 
quel  est  notre  lot? 

—  Je  la  regardai  en  tenant  sa  main  dans  les  miennes,  et  une 
larme  me  monta  aux  yeux. 

Depuis  trois  semaines,  le  comte  donne  des  leçons  à  son  élève.  Il 
travaille  comme  d'habitude  et  tout  lui  réussit;  mais,  une  fois  sa 
besogne  terminée,  il  monte  à  cheval  et  prend  la  route  de  Zolobad. 
11  n'arrive  ordinairement  qu'à  la  tombée  du  jour.  Marcella  l'attend 


128  REVUE    DES    DELX   MONDES. 

sur  le  pas  de  la  porte;  elle  caresse  le  cheval  et  le  conduit  elle- 
même  à  l'écurie  lorsqu'il  a  mis  pied  à  terre. 

—  Vous  n'êtes  pas  trop  las?  lui  demande -t- elle  au  moment 
d'entamer  la  leçon. 

—  Je  ne  suis  jamais  las,  répond-il  en  souriant,  s'essuie  le  front 
et  commence. 

11  lui  apprend  à  lire,  à  écrire,  à  compter,  mais  en  évitant  de  la 
fatiguer.  11  ne  fait  pas  le  maître  d'école;  il  sait  animer  tous  les  su- 
jets auxquels  il  touche.  Suspendue  à  ses  lèvres,  cette  fille  ignorante 
apprend  à  connaître  les  héros  antiques  et  les  mystères  de  la  nature. 
Le  comte  lui  apporte  des  livres  en  commençant  par  les  chefs- 
d'œuvre  de  la  poésie  russe,  les  chansons  de  Kolzof,  les  Ames 
mortes,  les  Mctnoires  d'un  chasseur  et  Onèghine. 

Lorsqu'il  remonte  à  cheval,  Marcella  lui  tient  l'étrier  et  le  re- 
mercie par  quelques  paroles  émues;  une  fois  même  elle  lui  a 
baisé  la  main. 

L'autre  jour,  je  trouve  Alexandre  occupé  du  Faust.  —  Est-ce 
que  tu  médites  d'écrire  un  commentaire?  lui  dis-je. 

—  Non,  je  traduis. 

—  Voyons?  —  Je  pris  un  feuillet.  —  En  dialecte  petit-russien  et 
en  prose!  Aurais-tu  l'intention  de  faire  imprimer  cela? 

—  Dieu  m'en  garde  !  C'est  pour  Marcella. 

—  Ah  çà  !  C'est  donc  sérieux  ?  Tu  es  persuadé  qu'elle  profitera 
de  ton  enseignement? 

—  Je  n'ai  jamais  rencontré  une  âme  humaine  ayant  à  ce  point 
soif  de  lumière  et  de  vérité.  Et  comme  elle  saisit  les  moindres 
nuances  ! 

—  Et  as-tu  fini  par  pénétrer  son  caractère? 

—  Je  commence  à  la  deviner.  On  l'appelle  entêtée  ;  cependant 
elle  ne  vous  contredit  jamais  :  il  est  vrai  qu'elle  n'approuve  pas 
non  plus.  Elle  va  son  petit  bonhomme  de  chemin  et  finit  par  n'en 
faire  qu'à  sa  tête.  On  la  croit  fière;  c'est  qu'elle  ne  rougit  pas  à  tout 
propos  comme  font  les  jeunes  filles,  elle  a  le  regard  franc  et  loyal; 
si  elle  est  fière,  c'est  la  touchante  fierté  de  la  vierge,  et  une  majesté 
qui  lui  est  innée.  On  dit  enfin  qu'elle  est  taciturne.  Elle  parle  peu 
en  effet;  en  revanche,  elle  écoute,  et  elle  ouvre  les  yeux;  elle 
semble  avoir  une  intuition  profonde  de  toutes  choses.  Sa  vraie  na- 
ture, selon  moi,  c'est  une  gravité  sereine  :  je  ne  l'ai  jamais  vue  ni 
triste,  ni  folâtre;  elle  rit  rarement,  mais  sur  sa  figure  rayonne 
toujours  comme  un  sourire  intérieur.  —  Elle  tient  de  son  père...  En 
général,  n'oublie  pas  ceci  :  quand  tu  choisiras  une  femme,  re- 
garde avant  tout  le  père,  puis  la  mère,  et,  s'il  se  peut,  aussi  les 
grands  parens.  Or  sa  grand'mère,  ma  nourrice,  et  la  mère  de  Mar- 


LE  CONTE  BLEU  DU  BONHEUR.  129 

cella  et  surtout  son  père,  quel  sang  magnifique  !  Elle  est  de  bonne 

race. 

—  Le  père  me  paraît  tant  soit  peu  méfiant. 

—  11  l'est  en  effet,  dit  le  comte.  C'est  le  vrai  type  de  nos  pay- 
sans, avec  ses  qualités  et  ses  défauts  :  prudent,  taciturne,  méfiant, 
bon  jusqu'à  la  faiblesse,  d'une  ténacité  invincible  dans  ses  obsti- 
nations, diflicile  à  persuader  et  encore  plus  difficile  à  convaincre, 
esclave  des  vieux  usages,  lent  en  toute  chose,  mais  ensuite  don- 
nant de  tout  le  poids  de  sa  nature  lourde,  comme  un  puissant  rocher 
qu'il  est  malaisé  d'ébranler,  et  que  personne  ne  peut  arrêter  une 
fois  qu'il  roule. 

Le  lendemain,  je  voulus  accompagner  le  comte.  Je  revis  Mar- 
cella;  elle  me  parut  bien  changée.  Elle  était  rêveuse,  absorbée, 
comme  dans  l'attente  de  quelque  chose  d'inconnu.  Parfois  ses  traits 
exprimaient  une  sorte  d'étonnement,  mais  comme  si  elle  fût  en  con- 
templation devant  le  monde  intérieur  qui  s'épanouissait  en  elle.  Je 
la  vois  encore  assise  avec  le  comte  devant  la  chaumière  sur  le  banc 
de  bois,  suspendue  à  ses  yeux,  à  ses  lèvres,  altérée  de  savoir  :  ses 
paroles  coulent  sur  elle  comme  des  Ilots  de  lumière,  ses  pensées 
planent  au-dessus  de  sa  tête  comme  des  étoiles,  et  entre  eux  vient 
d'éclore  invisible  la  fleur  enchantée  de  l'amour;  ils  en  aspirent  la 
parfum  et  se  sentent  heureux. 

—  Seuls,  les  cœurs  qui  ont  été  purifiés  par  la  douleur  sont  capa- 
bles de  bonheur,  me  dit  le  comte  un  jour  en  revenant  assez  tard 
de  Zolobad.  Ceux  qui  n'ont  pas  souffert  demandent  trop  aux  au- 
tres, tout  en  donnant  peu.  J'ai  connu  la  douleur,...  et  de  chaque 
épreuve  je  suis  sorti  meilleur;  mais  pour  être  sauvé  tout  à  fait  j'avais 
besoin  de  rencontrer  un  vrai  cœur  de  femme.  Eh  bien!  ce  cœur,  je 
l'ai  trouvé  dans  Marcella.  Elle  aussi  a  beaucoup  souffert.  Quand  je 
suis  arrivé  aujourd'hui,  —  j'avais  devancé  l'heure,  et  elle  ne  m'at- 
tendait pas,  —  on  me  dit  qu'elle  était  allée  au  cimetière.  Je  l'y 
suivis.  C'est  un  coin  singulièrement  tranquille  et  avenant:  des  haies 
vives  l'entourent  au  lieu  de  laides  murailles;  une  herbe  haute  et 
fraîche  couvre  tous  les  chemins,  chaque  tombe  est  un  parterre  de 
fleurs,  et  les  croix  de  bois  portent  des  couronnes  fanées.  Sur  un 
tertre  qui  disparaissait  sous  un  buisson  de  roses,  et  dont  la  croix 
affaissée  portait  une  couronne  d'immortelles,  était  assise  Marcella. 
EHe  ne  paraissait  pas  surprise  de  me  voir,  on  eût  dit  qu'elle  m'at- 
tendait. Je  pris  place  à  côté  d'elle.  —  Qui  est  enterré  ici?  lui  dis-je. 
—  Elle  me  montra  l'inscription  à  demi  effacée,  et  je  déchiffrai 
ce  nom  :  lAuyan  Trebinsky.  —  Je  croyais,  repris-je,  que  c'était 
la  tombe  de  ta  mère.  —  C'est  celle-là,  en  face.  —  Et  qui  était  ce 
Trebinsky?  —  Un  pauvre  /'^'çon  qui  avait  beaucoup  d'affection 

lOME  cui.  —  1873.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  moi,  dit-elle  avec  mélancolie.  C'est  lui  qui  m'a  ouvert  ce 
monde  du  bon  Dieu,  souvent  j'éprouve  encore  le  besoin  de  causer 
avec  lui;  mais  il  ne  peut  plus  me  répondre.  —  Une  larme  vint  mouil- 
ler ses  paupières;  je  lui  pris  la  main.  —  Vous  savez,  continua-t-elle, 
comment  j'ai  perdu  ma  mère,  à  l'époque  du  choléra.  En  moins 
d'une  heure,  c'était  fini.  Je  n'avais  pas  quinze  ans;  mais  ma  sœur 
aînée  avait  ses  enfans  sur  les  bras,  je  dus  remplacer  ma  mère  au- 
près des  deux  petits.  J'eus  beaucoup  de  tracas  et  de  souci  ;  toutes 
les  calamités  arrivèrent  à  la  fois,  la  grêle,  les  inondations,  les  mau- 
vaises récoltes.  Ce  fut  au  milieu  de  ces  malheurs  qu'il  nous  tomba 
ici.  —  Lucyan?  —  Oui.  C'était  le  fils  d'un  curé,  qui  avait  fait  ses 
études  à  Vienne.  Il  avait  une  maladie  de  poitrine,  et  les  médecins 
lui  ordonnaient  la  campagne.  Notre  curé  connaissait  ses  parens,  et 
il  nous  pria  de  le  prendre  chez  nous.  11  vint  donc.  Il  n'était  pas 
beau,  mais  il  avait  des  yeux  si  doux!  Souvent  il  me  tenait  compa- 
gnie avec  son  livre  quand  j'étais  occupée  à  faucher  l'herbe  sur  la 
prairie,  sur  le  bord  de  la  forêt  de  sapins.  Il  était  bien  jeune  encore, 
jmais  déjà  très  savant.  Il  me  racontait  sa  vie,  me  conseillait,  et  me 
mettait  en  garde  contre  les  entraînemens  de  mon  cœur.  Je  l'ai  bien 
pleuré  lorsqu'il  est  mort.  Depuis  ce  temps,  je  ne  peux  plus  en- 
tendre les  plaisanteries  brutales  de  nos  gars,  et  lorsque  j'ai  quel- 
que grand  chagrin,  je  viens  ici,  et  il  me  semble  qu'il  me  tend  la 
main  du  fond  de  sa  tombe. 

Quelques  jours  plus  tard,  après  avoir  chassé  ensemble,  nous 
avions  fait  une  visite  à  Zolobad,  et  nous  revenions  à  pied  par  un 
splendide  clair  de  lune. 

—  Tu  l'aimes  donc  réellement?  commençai-je. 

—  Oui,  je  l'aime,  me  répondit  Alexandre.  Ah!  mon  ami,  si  tu 
savais  comme  je  l'aime  !  Je  commence  maintenant  à  comprendre  les 
pai;;oles  du  Cantique  :  «  l'amour  est  fort  comme  la  mort,  et  le  zèle 
de  l'amour  est  inflexible  comme  l'enfer.  » 

—  Pardonne-moi  de  douter;  mais  tu  ne  montres  rien  de  cette  In- 
quiétude qui  caractérise  les  grandes  passions. 

—  Aussi  je  songe  à  me  marier,  repartit  mon  ami  en  souriant. 
Tu  ne  comprends  donc  pas  cette  affection  calme  et  sereine,  exempte 
de  doute,  qui  est  la  conviction  intime  que  deux  êtres  ont  été  créés 
l'un  pour  l'autre,  que  rien  ne  peut  plus  les  séparer?  Quand  je  plonge 
mon  regard  dans  ses  grands  yeux  bleus,  d'un  calme  si  profond, 
j'éprouve  une  sensation  comme  si  le  soir,  au  cœur  de  l'été,  j'étais 
couché  sur  le  dos,  dans  mon  champ,  le  regard  perdu  dans  l'océan 
d'azur  au-dessus  de  moi,  que  voile  à  peine  une  vapeur  lumineuse, 
—  et  la  caille  chante,  et  à  côté  de  moi  les  gerbes  s'inclinent  comme 
endormies...  L'âme  s'apaise,  le  doute  s'évanouit;  on  croit  tout  à 


LE   CONTE    BLEU   DU   BONHEUR.  131 

coup  se  comprendre  soi-même,  la  vie  paraît  si  simple,  ce  monde 
n'a  plus  de  mystères  pour  nous;  toute  lutte  et  toute  contradiction 
se  résolvent  en  paix  et  en  clarté... 

lY. 

Il  me  faut  maintenant  l'accompagner  tous  les  soirs  à  Zolobad.  Il 
évite  d'être  seul  avec  elle.  L'harmonie  est  troublée.  Marcella  l'aime; 
mais  elle  lutte  contre  cet  amour  avec  l'énergie  indomptée  d'une 
nature  vierge,  et  ainsi  ce  qui  est  sa  joie,  à  lui,  et  son  espoir  devient 
pour  elle  une  souffrance,  un  tourment.  A  voir  la  tournure  que 
prennent  les  choses,  on  dirait  que  cela  finira  mal,  comme  dans  la 
chanson.  Ce  n'est  pas  là  le  bonheur,  encore  moins  un  jeu;  c'est  la 
lutte  de  deux  fortes  natures,  dont  l'hostilité  s'accroît  de  la  con- 
science que  chacune  a  de  la  puissance  de  l'autre,  et  s'aggrave  de 
toute  la  violence  de  leur  amour. 

Elle  lui  montre  presque  de  la  haine;  elle  est  farouche  avec  lui, 
brutale.  Est-il  question  de  la  leçon,  le  champ  ou  ses  bêtes  la  ré- 
clament; cependant  il  ne  se  passe  pas  un  quart  d'heure  qu'on  la 
voit  arriver.  Lorsqu'il  parle,  qu'il  fait  un  récit,  elle  reste  assise  à 
l'écart,  mais  elle  l'écoute  et  le  dévore  des  yeux.  Pourtant  jamais 
une  question,  jamais  elle  ne  lui  adresse  la  parole.  Elle  ne  lui  fait 
pas  accueil  lorsqu'il  vient,  ne  le  reconduit  pas  lorsqu'il  part. 

Aujourd'hui,  quand  nous  sommes  arrivés,  elle  était  assise  devant 
la  chaumière,  les  mains  croisées  sur  ses  genoux  et  absorbée  dans 
une  rêverie;  elle  a  rougi  en  reconnaissant  son  pas,  mais  elle  a  fait 
semblant  de  ne  pas  nous  voir. 

—  Bonjour,  Marcella,  dit  mon  ami. 

—  Ah!  c'est  encore  vous,  monsieur  le  comte?  —  et  elle  éclate 
de  rire.  —  Vous  n'avez  donc  rien  à  faire  à  la  maison,  puisque 
vous  pouvez  vous  déranger  si  souvent?  On  dit  pourtant  que  tout 
ne  marche  pas  chez  vous  comme  il  le  faudrait. 

Le  comte  ne  répond  rien;  il  entre,  et  va  s'asseoir  auprès  de  sa 
vieille  nourrice. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  elle  nous  suit,  et  va  fouiller  dans 
ses  pelotes  de  fil.  Le  comte  place  sur  la  table  le  manuscrit  de  son 
Faust  en  petit-russien.  —  Voici  le  plus  beau  poème  qui  existe,  dit- 
il;  je  l'ai  traduit  pour  toi. 

—  Vous  auriez  pu  vous  épargner  cette  peine,  s'écria-t-elle.  Je 
ne  suis  qu'une  piysanne,  je  n'y  comprendrai  rien;  je  n'ai  pas  assez 
d'esprit  pour  cela. 

—  Ce  n'est  pas  l'esprit  qui  fait  défaut,  répliqua  le  comte,  et  il  la 
regardait  dans  le  blanc  des  yeux,  mais  c'est  quelquefois  la  bonne 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

volonté.  Depuis  quelque  temps,  tu  es  rude  avec  moi;  tu  n'as  pas 
toujours  été  ainsi. 

—  Eli  bien  !  alors  je  le  suis  maintenant  !  s'écria- t-elle  avec  em- 
portement. Je  ne  suis  pas  une  panna,  une  grande  dame  ;  pourquoi 
ne  serais-je  pas  rude?  On  ne  m'a  point  enseigné  les  belles  ma- 
nières. 

—  INe  te  retranche  pas  derrière  ton  ignorance,  dit  le  comte  avec 
calme;  ne  t'ai-je  donc  pas  donné  des  leçons  comme  un  frère?  «  Mais 
tu  n'as  pas  le  loisir  pour  apprendre...  »  Comme  il  te  plaira!  Si  tu 
veux  rester  sauvage,  à  ton  aise  !  j'ai  assez  à  faire  pour  m'instruira 
moi-même.  Le  monde  est  si  grand,  et  le  passé  est  là  comme  un 
autre  monde!  Et  la  vie  est  si  courte! 

La  grand' mère  se  leva,  lui  fit  signe  des  yeux,  et  sortit;  il  la  sui- 
vit. Sur  le  pas  de  la  porte,  il  se  retourna  pour  m'appeler.  Nous  tra- 
versâmes ensemble  le  verger,  et  nous  entrâmes  dans  les  champs; 
aucun  de  noas  ne  disait  mot.  Enfin  la  vieille  femme  prit  la  parole. 
—  Il  vaudrait  mieux,  mon  enfant,  que  tu  ne  vinsses  plus. 

—  Pourquoi? 

—  Dame  !  parce  que... 

—  Parce  que  Marcella  ne  peut  me  souffrir? 

—  Non,  parce  qu'elle  t'aime. 
Le  comte  garda  le  silence. 

Comme  nous  rentrons,  par  la  fenêtre  ouverte,  nous  voyons  Mar- 
cella assise  devant  le  manuscrit,  qui  était  resté  sur  la  table,  occu- 
pée à  le  déchiffrer  en  suivant  les  lignes  avec  son  doigt.  Il  l'appelle 
par  son  nom;  la  pauvre  fille  tressaille,  repousse  le  manuscrit,  et 
l'instant  d'après  paraît  sur  le  seuil. 

—  Eh  bien  !  n'es-tu  pas  d'avis  qu'il  vaut  mieux  le  lire  ensemble? 
Elle  n'ose  pas  le  regarder.  —  Si  vous  voulez  bien  avoir  encore 

de  la  patience  avec  moi,  dit-elle  enfin  en  balbutiaut,...  je  ne  sais 
ce  que  j'ai  depuis  quelque  temps...  il  me  prend  des...  Et  elle  fond 
en  larmes. 

Il  y  a  de  l'orage  dans  l'air.  Le  ciel  est  d'un  bleu  sombre  ;  les 
hirondelles  rasent  le  sol,  aucun  oiseau  ne  chante  dans  la  feuillée 
immobile.  Les  moissonneurs  sont  tous  rentrés,  Maicella  seule  est 
encore  dehors.  Nous  apercevons  au  loin  son  foulard  rouge  qui  se 
lève  et  s'abaisse  dans  les  blés  comme  un  coquelicot  agité  par  la 
brise.  Le  comte  va  pour  la  chercher;  mais  les  premières  gouttes 
tombent  pesamment,  et  ils  ne  viennent  pas  encore. 

—  Allez  doue  voir  ce  qu'il  y  a,  monsieur,  dit  la  vieille  paysanne. 
—  Elle  resta  elle-même  debout  dans  la  cour,  s' abritant  les  yeux 
d'une  main  et  regardant. 

Je  traversai  le  verger  ;  en  arrivant  à  la  clôt'jre,  je  vis  de  l'autre 


LE  CONTE  BLEU  DU  BONHEUR.  133 

côté  Marcella  et  le  comte  dans  une  conversation  animée,  presque 
véhémente.  Marcella,  la  tête  enveloppée  de  son  fichu  couleur  de 
feu,  ressemblait  vaguement  à  une  bohémienne  ou  à  un  démon  ; 
elle  tenait  une  faucille  dans  sa  main  droite  pendant  qu'elle  éten- 
dait l'autre  main  comme  pour  repousser  le  comte;  elle  semblait 
l'avertir,  le  menacer,  et  lui,  très  pcàle,  essayait  de  sourire.  Jamais 
je  ne  l'avais  vu  ému  à  ce  point.  Je  pressai  le  pas  pour  les  rejoindre. 

Marcella,  en  reculant  toujours,  se  trouvait  adossée  à  la  clôture  ; 
elle  leva  la  faucille,  et,  comme  il  voulut  l'étreindre,  elle  l'en  frappa 
sur  la  tête. 

Un  flot  de  sang  jaillit  aussitôt;  mais  en  un  clin  d'oeil  i!  lui  eut 
arraché  la  faucille  pour  la  jeter  loin  de  lui.  Alors  il  la  prit  dans 
ses  bras;  en  vain  elle  tenta  de  le  repousser  de  ses  deux  mains 
tendues  et  du  genou,  il  l'enleva  et  la  pressa  sur  sa  poitrine,  et  son 
sang  ruissela  sur  elle. 

Le  lendemain,  le  comte  descendit  un  peu  plus  tard  que  de  cou- 
tume au  jardin,  où  nous  prenions  alors  notre  déjeuner;  il  avait 
un  bandage  sur  la  tête,  mais  ne  paraissait  ni  pâli  ni  fatigué,  bien 
qu'il  eût  perdu  beaucoup  de  sang,  et  semblait  au  contraire  de 
belle  humeur. 

—  Que  penses-tu  que  je  ferai  maintenant?  me  dit-il  d'un  ton 
enjoué  et  avec  un  sourire  moqueur. 

—  Que  tu  vas  renoncer  à  tourmenter  cette  brave  fille. 

—  Cette  brave  fille,  je  vais  l'épouser,  mon  ami. 

Le  soir,  après  vêpres  sonnées,  nous  étions  tous  assis  devant  la 
chaumière,  comme  si  rien  ne  fût  changé,  et  cependant  pour  deux 
cœurs  honnêtes,  mais  passionnés,  entre  la  veille  et  le  lendemain 
il  y  avait  un  monde.  Marcella  était  pâle,  ses  grands  yeux  humides 
demeuraient  presque  constamment  fixés  sur  le  sol.  Le  comte,  assis 
près  d'elle,  lui  lisait  le  dernier  acte  de  Faust,  la  tragique  aven- 
ture de  la  blonde  Marguerite.  Tout  le  monde  comprit  l'allusion, 
même  le  vieux  paysan,  qui  appuyait  le  menton  sur  ses  mains  cal- 
leuses, et  dont  l'honnête  figure  exprimait  un  réel  chagrin.  —  Eh 
bien  !  qu'en  penses-tu?  dit  le  comte  lorsqu'il  eut  fini,  en  déposant 
le  manuscrit  sur  les  genoux  de  Marcella. 

—  Ce  que  je  pense?  répondit  la  jeune  fille  sans  lever  les  yeux. 
Que  vous  importe  ce  que  j'en  pense? 

—  Il  m'importe  beaucoup  de  le  savoir. 

—  Comment  voulez-vous?.,  moi,  une  pauvre  fille... 

—  Je  t'en  prie,  dis-moi  ta  pensée. 

Tout  à  coup  elle  se  redressa,  et  lui  lança  un  regard  ferme, 
presque  hautain.  —  Soit,  je  veux  vous  la  dire,  —  sa  voix  vibrait 
douloureusement,  —  votre  Faust,  qui  est  si  savant  et  que  rien  ne 


IM  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

peut  satisfaire,  me  semble  un  grand  sot,  et  sa  conduite  envers  la 
pauvre  Marguerite  est  d'un  misérable...  Oh  !  ne  riez  pas,  je  m'en- 
tends... Voilà  un  homme  qui  voudrait  être  un  des  rois  de  la  terre 
et  presque  un  dieu,  et  que  trouve-t-il  pour  montrer  sa  puissance?  il 
écrase  une  pauvre  âme...  Je  m'explique  peut-être  mal... 

—  Va,  je  t'ai  comprise,  dit  le  comte,  c'est  tout  ce  qu'il  faut; 
mais  tu  t'échauffes  comme  si  j'étais  moi-même  ce  Faust. 

—  Je  ne  sais  si  vous  êtes  un  Faust  comme  celui-là,  répliqua  Mar- 
cel!a  d'un  ton  froid;  mais  ce  que  je  sais,  c'est  que  je  ne  suis  pas  la 
Marguerite  qui  se  jetterait  à  son  cou. 

A  quelques  jours  de  là,  nous  étions  à  nous  promener  sous  les 
antiques  tilleuls  du  parc.  L'air  était  pur  et  tiède,  le  soleil  dorait  le 
feuillage  et  les  herbes,  qu'une  brise  légère  remuait  à  peine.  Nous 
gardions  le  silence,  et  cependant  nous  sentions  l'un  et  l'autre  qu'il 
fallait  parler. 

—  Mon  temps  est  fini,  dis-je  enfin,  je  te  quitterai  dans  peu  de 
jours.  Pourtant  je  ne  voudrais  pas  partir  sans  être  fixé  sur  ton  ave- 
nir. Es-tu  décidé  à  prendre  Marcella  pour  femme? 

—  Oui,  me  répondit-il  d'une  voix  grave. 

—  Tu  ne  crains  pas  ce  qu'en  dira  ta  famille? 

—  Mon  ami,  s'écria  le  comte,  et  son  cœur  débordait,  je  ne  peux 
plus  vivre  sans  elle.  Pourtant  ne  me  crois  pas  aveugle,  ma  résolu- 
tion est  d'accord  avec  ma  raison.  J'ai  sur  le  mariage  des  idées  que 
l'expérience  de  la  vie  et  la  réflexion  fortifient  et  confirment  chaque 
jour.  Le  fondement,  le  principe  de  l'union  des  sexes  est  sans  nul 
doute  l'amour  physique,  ce  désir  qui  nous  traverse  comme  un  éclair. 
Cependant  la  nécessité  d'une  alliance  durable,  d'une  alliance  qui 
dure  au  moins  tant  que  grandissent  les  enfans,  fait  naître  le  besoin 
d'un  accord  intime  des  âmes.  Si  donc  la  satisfaction  des  sens  est 
la  première  condition,  —  et  j'ajouterai  qu'elle  gagne  par  le  con- 
traste physique,  —  l'harmonie  morale  est  égalem  nt  nécessaire  au 
bonheur  de  deux  époux.  Enfin  ce  qu'il  faut  placer  au-dessus  de 
tout,  c'est  le  travail  en  commun.  Le  mariage  n'est-il  pas  la  forme  la 
plus  ancienne,  la  plus  pure  et  la  plus  sage  de  l'association  humaine 
qu'il  y  ait  eu  et  qu'il  y  aura  jamais?  Le  partage  de  la  peine  est  un 
commandement  de  la  nature.  Ce  n'est  point  à  dire  que  chacun  doive 
travailler  de  son  côté,  indépendamment,  isolément;  non,  ce  qu'il 
faut,  c'est  que  la  femme  nous  soutienne,  qu'elle  s'intéresse  à  nos 
occupations,  et  qu'elle  y  prenne  la  part  spéciale  que  la  nature  lui  a 
réservée.  Si  l'homme  est  plus  hardi  dans  la  conception,  la  femme 
sera  plus  pratique  et  plus  soigneuse  dans  l'exécution  ;  s'il  fournit 
l'idée,  le  plan,  la  composition,  elle  se  chargera  du  détail.  Ce  n'est 
que  l'association  dans  le  travail  qui  pourra  conduire  à  l'égalité  des 


LE  CONTE  BLEU  DU  BONHEUR,  135 

droits  dans  le  mariage,  de  même  que  dans  l'état  et  la  société.  L'in- 
fériorité actuelle  de  la  femme  est  le  produit  de  l'éducation  qu'elle 
reçoit;  élevez-la  comme  une  créature  libre,  laissez-la  être  de  moitié 
dans  la  vie  sérieuse,  et  elle  saura  être  votre  égale,  votre  camarade, 
votre  associé.  C'est  un  associé  qu'il  me  faut,  à  moi,  un  associé  qui 
soit_|chez  lui  à  la  grange  et  aux  champs;  eh  bien!  je  prends  une 
fille  de  paysans  1 

—  Mais  cette  conlormité  des  goûts  et  des  jugemens  qui,  selon  toi, 
est  la  conditioa  du  bonheur  conjugal? 

—  Je  ne  choisis  point  Marcella  uniquement  parce  que  je  l'aime, 
—  bien  que  ce  soit  l'essentiel,  —  dit  le  comte,  ni  parce  qu'elle  est 
belle,  et  tu  ne  trouverais  pas  facilement  sa  pareille  parmi  les  frêles 
jeunes  filles  de  notre  aristocratie;  ce  qui  me  séduit  en  elle,  c'est  sa 
candeur.  Elle  ne  sait  rien?  tant  mieux,  je  serai  son  maître.  Et,  sois 
tranquille,  elle  ne  trompera  pas  mes  espérances,  car  elle  est  mer- 
veilleusement douée,  et  j'ai  pour  la  façonner  du  temps  devant  moi. 

—  Mais  en  attendant? 

—  En  attendant,  répondit  mon  ami  en  me  posant  doucement  la 
main  sur  l'épaule,  en  attendant  elle  saura  me  deviner,  car  elle  pos- 
sède ce  génie  du  cœur  qui  révèle  aux  femmes  ce  que  s'efforce  vai- 
nement de  comprendre  notre  esprit  subtil. 

Le  soir  mêuie,  le  comte  retournait  à  Zolobad  avec  l'intention  de 
se  déclarer.  Lorsqu'il  revint,  il  avait  l'air  &i  gai,  si  satisfait,  que  je 
ne  doutais  pas  du  succès  de  sa  démarche.  —  Lui  as-tu  parlé?  de- 
mandai-je  dès  qu'il  entra. 

—  Oui,  répondit-il  en  ôtant  ses  gants,  sans  se  presser. 

—  Et... 

—  Elle  m'a  refusé,  dit-il  avec  un  sourire. 

—  Est-ce  possible? 

—  C'est  comme  je  te  le  dis.  Voici  comment  les  choses  se  sont  pas- 
sées. Nous  étions  assis  sur  le  banc  de  bois,  les  enfans  et  les  couleu- 
vres mangeaient  leur  lait  doux  dans  une  entente  idyllique,  le  reste 
de  la  famille  était  encore  aux  champs.  Je  pris  la  main  de  Marcella, 
et  lui  dis  :  —  Je  t'aime,  veux-tu  être  ma  femme?  —  Elle  rougit,  se 
leva.  —  A  quoi  pensez-vous?  balbutia-t-elle;  vous  et  moi!.. —  Dis 
plutôt  que  tu  ne  m'aimes  pas,  et  que  tu  es  assez  franche  pour  l'a- 
vouer. —  Qui  vous  dit  cela?  s'écria-t-elle,  mais  ce  que  vous  de- 
mandez ne  se  peut  pas...  —  Et  elle  me  regarda;  je  ne  puis  te  dire 
l'expression  de  ce  regard;...  puis  elle  rentra  précipitamment,  et 
moi,  je  montai  b.  cheval  et  m'en  fus  au  galop. 

—  Et  tu  es  si  calme? 

—  Je  sais  qu'elle  m'aime. 

—  Qui  te  le  dit? 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  La  voix  mystérieuse  qui  parle  en  nous.  Tous  ne  l'écoutent 
pas;  mais  moi,  je  m'y  fie  toujours,  et  je  ne  m'en  suis  jamais  re- 
penti. 

Nous  avions  chassé  des  bécassines  dans  les  marais  de  Grokhovo 
jusqu'à  la  nuit  tombante.  —  Il  est  temps  de  rentrer,  dit  enfin  le 
comte.  —  Et,  ayant  tiré  en  l'air  sa  dernière  charge,  il  jeta  sur  l'é- 
paule son  fusil  à  deux  coups,  et  sifïla  son  chien-courant  anglais  à 
robe  jaune. 

—  J'irai  faire  ma  visite  d'adieu  à  Zolobad ,  dis-je  au  bout  de 
quelques  minutes. 

—  C'est  donc  sérieux?  tu  nous  quittes? 

—  Il  faut  que  je  parte  demain. 

—  Alors  allons-y. 

Nous  trouvâmes  la  famille  à  table,  c'était  l'heure  du  souper.  Le 
"vieux  Tchornochenko  se  leva  pour  nous  apporter  lui-même  un  siège, 
et  nous  invita  à  prendre  part  au  repas. 

—  Tiens,  tiens!  s'écria  le  comte,  je  crois  que  vous  avez  àes pi- 
rogui  (1);  est-ce  Marcella  qui  les  a  préparées? 

—  Sans  doute,  répondit  dame  Hania;  les  aimes-tu,  mon  en- 
fant? 

—  Mais  il  faudrait  de  la  crème  aigre  avec,  dit  le  comte.  —  L'in- 
souciance qu'il  témoignait  blessait  évidemment  la  pauvre  Marcella; 
elle  se  leva,  quitta  la  table,  et  alla  s'asseoir  sur  le  banc  du  poêle, 
dans  le  coin  le  plus  obscur. 

—  Tu  auras  ta  crème,  dit  la  vieille  nourrice.  Liska,  vas-en  cher- 
cher, vite. 

La  petite  Lise  ne  fit  qu'un  bond,  et  revint  avec  une  grande  jatte. 

—  Maintenant  mange,  mon  enfant,  dit  Hania. 

—  Je  ne  me  le  ferai  pas  dire  deux  fois,  répondit  le  comte.  Je  suis 
sur  pied  depuis  cinq  heures  du  matin,  j'ai  une  faim  de  loup,  et  j'ai 
toujours  eu  un  faible  pour  les  pirogui.  — 11  s'attabla  sans  façon 
et  se  mit  à  manger  à  belles  dents.  Quand  il  eut  fini,  le  vieux  Ni- 
kita  essuya  avec  soin  la  cuiller,  et  prit  la  parole.  —  On  dit,  mon- 
sieur le  comte,  que  vous  avez  fait  venir  ces  nouvelles  machines  qui 
sèment  et  battent  le  blé  toutes  seules? 

—  Voulez-vous  les  voir? 

—  Je  vous  remercie,  dit  le  vieux  paysan.  A  quoi  bon?  Toutes  ces 
inventions  nouvelles,  voyez-vous,  ces  chemins  de  fer,  et  ces  télé- 
graphes, et  ces  machines,  je  ne  m'y  fie  pas...  On  dit,  monsieur  le 
comte,  que  vous  vous  donnez  beaucoup  de  peine  pour  nous  faire 
avoir  le  chemin  de  fer,  et  on  dit  aussi,  —  après  ça,  ce  n'est  peut- 

(1)  Mets  national,  sorte  de  boulettes  de  farine  de  blé  noir,  farcies  de  fromage. 


LE    CONTE    BLEU    DU    T50NIIEUR.  137 

être  pas  vrai?  —  que  vous  vous  proposez  de  labourer  vos  champs 
avec  la  vapeur  au  lieu  de  bœufs;  cela  est  donc  possible? 

—  Très  possible. 

—  Et  supposé  que  ce  soit  possible,  continua  le  bonhomme  en 
sounirant,  n'e.st-ce  pas  un  péché,  toutes  ces  inventions  nouvelles? 
Ne  m'en  voulez  pas,  monsieur,  ne  vous  fâchez  pas,  mais  nous  autres 
paysans,  tout  ça  nous  semble  contraire  à  la  religion,  et  on  dit  en- 
core, monsieur  le  comte,  que  vous  faites  tout  cela  parce  que  vous 
ne  croyez  point  en  Dieu,  parce  que  vous  n'admettez  pas  que  l'homme 
ait  une  âme  immortelle  et  que  vous  croyez  qu'il  a  une  âme  pareille 
à  celle  d'un  chien  ou  d'un  cheval. 

■ — Je  vais  vous  répondre,  mon  ami,  dit  le  comte,  aussi  nette- 
ment que  je  le  pourrai.  Croire,  c'est  tenir  pour  vraie  une  chose  que 
l'on  n'a  pas  vérifiée,  et  on  croit  généralement  ce  qu'on  désire. 

—  Ou  bien  ce  que  Dieu  nous  a  révélé,  interrompit  le  paysan. 

—  S'est-il  révélé  à  vous  directement? 

—  Non. 

—  Vous  acceptez  donc  ce  que  d'autres  hommes  vous  donnent 
comme  ayant  été  révélé?  Je  ne  dis  pas  que  vous  avez  tort;  mais, 
pour  moi,  je  veux  savoir.  A  quoi  vous  sert  votre  religion  ?  Elle  vous 
soutient,  vous  relève  dans  votre  misérable  vie,  dans  votre  rude  la- 
beur, elle  vous  enseigne  à  aimer  le  prochain  et  à  mépriser  la  mort; 
mais  que  direz-vous  si  ma  philosophie  m'enseigne  la  même  chose? 
si  elle  me  dit  de  ne  pas  courir  après  le  plaisir  ou  après  un  bonheur 
fragile  et  fugitif,  mais  de  supporter  mon  lot  immuable  en  silence, 
patiemment,  voire  avec  joie,  de  tendre  au  bien  sans  relâche,  de 
me  remuer,  de  travailler,  d'aider  le  prochain  dans  la  mesure  de 
mes  forces?  Voilà  pourquoi,  mes  amis,  l'homme  n'a  pas  le  droit  de 
s'arrêter,  qu'il  doit  toujours  marcher  en  avant  et  s'efforcer  de  maî- 
triser la  nature.  Vous  nous  voyez  construire  des  chemins  de  fer, 
ériger  des  télégraphes,  installer  des  machines,  afin  de  rapprocher 
les  hommes  et  de  faire  tomber  les  barrières  de  peuple  à  peuple,  — 
afin  que  l'homme  soit  affranchi  de  la  tyrannie  des  élémens,  de  la 
servitude  et  de  la  misère,  et  que  son  lot  devienne  sans  cesse  plus 
noble  et  meilleur...  Par  conséquent,  s'il  peut  être  question  de  pé- 
ché ici,  c'est  vous  autres  qu'il  faut  accuser  quand  vous  vous  ré- 
voltez contre  les  chemins  de  fer  et  les  machi;ies,  et,  au  lieu  de  blas- 
phémer, vous  devriez  remercier  le  bon  Dieu  à  genoux  en  voyant  la 
première  locomotive  traverser  votre  vallée. 

Le  comte  s'était  échauffé  peu  à  peu,  et  le  feu  de  ses  paroles  se 
reflétait  en  quelque  sorte  sur  tous  les  visages.  Sa  vieille  nourrice 
l'embrassa  sur  le  front;  Marcella  ne  pouvait  détacher  de  lui  ses 
grands  yeux  lumineux.  Le  vieux  paysan  obstiné  souriait  dans  sa 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

barbe.  —  Monsieur,  dit-il  avec  une  sage  lenteur,  vous  avez  plus  de 
religion  que  vous  ne  voulez  en  convenir. 

A  ces  mots,  Marcella  ne  put  retenir  ses  sanglots,  et  elle  sortit 
précipitamment.  Nous  la  regardâmes  s'éloigner  très  surpris.  — 
Qu'a-t-elle  donc,  ma  fille?  murmura  le  vieux  Nikita  en  hochant  la 
tête. 

Le  comte  se  leva.  Nous  prîmes  congé  de  nos  hôtes,  et  sortîmes. 
Il  faisait  nuit  noire.  J'appelai  :  —  Marcella  !  —  Pas  de  réponse.  — 
Marcella,  je  pars  demain;  je  voudrais  vous  dire  adieu. 

—  Attendez  !  répondit-elle  d'une  voix  noyée  de  larmes,  qui  sem- 
blait venir  du  jardin. 

Le  comte  prit,  les  devans  avec  son  chien.  Marcella  s'approcha  de 
moi,  et  me  tendit  la  main  sans  parler. 

—  Pourquoi  pleurer?  lui  dis-je.  Il  vous  aime.  Rendez-le  heureux. 
La  destinée  du  meilleur  des  hommes  est  entre  vos  mains. 

Elle  se  détourna,  et  garda  le  silence. 

V. 

J'écrivis  au  comte  Komarof  aussitôt  mon  arrivée  à  Vienne;  ce  ne 
fut  qu'au  bout  de  quinze  jours  que  je  reçus  une  réponse,  La  voici. 

«  Lesno,  17  octobre  1857. 

«  Mon  cher  camarade ,  tu  voudras  savoir  sans  doute  ce  qui  s'est 
passé  depuis  ton  départ.  Je  n'ai  pas  besoin  de  te  dire  que  je  suis 
retourné  tous  les  soirs  à  Zolobad;  mais  ce  qui  te  surprendra  davan- 
tage, c'est  que  le  père  Tchornochenko,  ce  type  du  paysan  galicien, 
a  voulu  voir  mes  machines.  Le  père  Tchornocheoko  est  donc  venu 
voir  mes  machines  agricoles. 

«  Marcella  s'était  montrée  taciturne,  docile,  presque  humble  vis- 
à-vis  de  moi  depuis  le  soir  où  tu  étais  venu  prendre  congé.  Je  fei- 
gnais de  ne  pas  m'en  apercevoir. 

«  Or  voici  ce  qui  s'est  passé.  C'était  avant -hier,  dans  l'après- 
midi.  Tu  te  rappelles  sans  doute  encore  nos  serpens  familiers  ?  Le 
soleil  était  donc  encore  au-dessus  de  l'horizon,  et  ses  rayons  sur  le 
seuil  de  la  chaumière  et  sur  les  pierres  devant  la  porte.  Sur  l'une 
de  ces  pierres,  à  quelque  distance  de  la  maison,  un  serpent  se 
chauffait  au  soleil.  Tu  sais  que  j'aime  les  animaux;  je  m'approchai 
pour  caresser  cette  bête,  mais  elle  se  dressa  subitement,  me  mor- 
dit à  la  main,  puis  se  mit  à  nager  à  travers  la  cour  vers  le  jardin. 
A  ce  moment,  Marcella  parut  sous  la  porte.  —  J'ai  voulu  flatter 
votre  serpent,  lui  dis-je  en  riant;  le  petit  monstre  m'a  mordu. 

«  —  Mordu?  quel  serpent?  dit-elle. 


LE  CONTE  BLEU  DU  BONHEUR.  139 

«  —  Mais...  celui-là! 

«  Ses  yeux  suivirent  la  direction  que  je  lui  indiquais;  elle  poussa 
un  grand  cri  :  —  Jésus!  Maria!  —  sauta  sur  moi,  saisit  ma  main 
et  colla  ses  lèvres  sur  la  plaie. 

«  —  Que  fais-tu  là?  dis-je  assez  embarrassé. — Elle  me  fit  un  signe 
de  la  main,  je  compris  tout  d'un  coup.  —  C'était  donc  un  reptile 
venimeux?  —  Elle  inclina  la  tête.  —  Et  tu  suces  le  venin?  Grand 
Dieu!  —  m'écriai-je,  et  je  tentai  de  retirer  ma  main;  mais  elle  la 
retint  avec  un  effort  désespéré  jusqu'à  ce  qu'elle  jugea  tout  danger 
passé,  puis  elle  cracha  le  sang  dont  elle  avait  plein  la  bouche. — • 
Mais  toi,  lui  dis-je  avec  terreur,  il  y  va  de  ta  vie? 

«  —  Oh  !  pour  vous  je  mourrais  volontiers  !  —  Il  y  avait  dans  ce 
cri  une  passion  qui  m'effraya  presque;  puis  tout  à  coup  elle  fondit 
en  larmes. 

(c  —  Tu  vivras  pour  moi,  m'écriai-je;  tu  m'aimes,  tu  es  à  moi! 

«  Et  elle,  elle  se  laissa  tomber  à  genoux,  et,  comme  la  créature 
qui  dans  sa  peine  amère  appelle  son  Dieu,  elle  cria  :  —  Oui,  je  vous 
aime,  je  ne  pourrais  plus  vivre  sans  vous;  je  ne  suis  pas  digne 
d'être  votre  femme,  mais  je  serai  votre  servante  !  —  J'étais  si  ému 
que  je  ne  trouvai  pas  d'abord  de  réponse.  —  Faites  de  moi  ce  qu'il 
vous  plaira,  continua-t-elle  avec  plus  de  calme,  je  quitterai  mon 
père,  les  enfans,  et  la  maison  où  je  suis  née,  et  mon  pays,  si  vous 
l'ordonnez,...  oh  !  je  ferai  tout,  tout,  pour  vous  suivre,  mon  maître, 
mon  maître  adoré  ! 

«  —  Tu  es  mienne,  répondis- je,  et  tu  me  suivras  comme  ma 
femme. 

«  —  Gela  ne  se  peut,...  balbutia- t-elle;  comment  cela  se  pour- 
rait-il ? 

«  J'étais  très  ému;  je  la  relevai  pour  la  serrer  contre  moi,  et  elle 
pleura  sur  ma  poitrine;  puis  je  lui  renversai  la  tête  et  l'embrassai 
de  tout  mon  cœur.  Alors  elle  me  jeta  ses  bras  autour  du  cou  avec  un 
débordement  de  passion,  et  ses  lèvres  cherchèrent  les  miennes.  — 
Gomment  te  décrire  ce  doux  moment?  Tu  me  comprendras  sans  pa- 
roles. 

«  —  Est-ce  donc  possible  que  vous  m'aimiez  ?  disait  encore  la 
pauvre  fille,  poursuivie  par  ses  doutes, 

«  —  Il  est  difficile  de  ne  pas  t'aimer,  lui  répondis-je.  Pauvre 
âme  chérie,  où  donc  trouverais-je  dans  ce  monde  perverti  un  cœur 
plus  digne  de  battre  contre  le  cœur  d'un  honnête  homme? 

«  —  Ah!  mon  Dieu!  dit-elle,  je  crois  que  j'en  mourrai. 

«  —  Tu  ne  mourras  pas,  sois  tranquille,  lui  dis-je  en  la  serrant 
dans  mes  bras,  —  et  elle  se  cacha  la  figure  dans  mon  sein. 

«  —  Ah  !  vous  ne  savez  pas  combien  je  vous  aime. 


lÛO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  —  Si,  je  le  sais.  Je  le  sais  depuis  longtemps  ;  c'est  toi  qui  ne 
voulais  pas  le  savoir. 

({  —  Je  l'ai  senti,  dit-elle  sans  lever  les  yeux,  je  l'ai  bien  senti 
dès  la  première  heure,  mais  je  ne  me  comprenais  pas  moi-même. 
C'était  souvent  comme  de  la  colère  et  de  la  haine  contre  vous,  puis 
d'autres  fois  j'avais  le  cœur  si  gros;  mais  le  soir  où  vous  avez  répondu 
à  mon  père,  c'a  été  comme  si  on  me  retournait  le  cœur,...  j'aurais 
volontiers  crié  :  Vous  avez  raison  !  et  j'aurais  voulu  vous  aider  à  in- 
staller les  machines  et  à  poser  les  rails,  et  je  sus  tout  à  coup  que  je 
vous  aimais,  que  je  ne  poiivais  plus  vivre  sans  vous...  C'est  pour 
cela  que  je  me  suis  sauvée  dans  les  champs  en  pleurant  à  chaudes 
larmes. 

{(  Ah  !  que  n'étais-tu  là  quand  j'ai  parlé  aux  vieilles  gens  !  Le 
père  Tchornochenko  s'essuya  les  yeux  avec  sa  manche  pendant 
que  les  larmes  lui  coulaient  dans  sa  moustache  grise,  et  dame 
Hania  ne  cessait  de  crier  :  —  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  j'ai  donc  assez 
vécu  pour  voir  cette  chose,  mes  enfans,  mes  chers  enfans! 

«  Dimanche  prochain,  on  doit  publier  les  bans  à  l'église  de  Zo- 
lobad,  et  dans  trois  semaines  la  noce! 

((  Ton  frère,  Alexandre.  » 

«  Lesno,  le  12  novembre  1857. 

«  Mon  cher  ami,  Marcella  est  ma  femme,  —  et  quelle  femme  !  Je 
ne  puis  te  dire  comme  elle  a  été  belle  et  touchante  dans  son  cos- 
tume de  fiancée.  Après  la  bénédiction  nuptiale  devant  l'autel,  elle 
se  retourna  vers  la  foule  qui  remplissait  la  petite  église  de  bois,  et, 
les  yeux  brilians  de  larmes,  elle  leur  dit  :  —  Bénissez-moi  tous!  — 
Et  tous  l'ont  bénie. 

«  Pardonne-moi  !  je  suis  trop  heureux  pour  t'écrire  longuement. 

«  Ton  Alexandre.  » 

Au-dessous,  en  lettres  tracées  par  une  main  novice  et  inclinées 
comme  des  gt-rbes,  il  y  avait  ces  mots  : 

«  Je  vous  salue  de  tout  cœur.  «  Marcella,  » 

«  Lesno,  21  avril  1858. 

«  Tu  as  raison,  mon  ami,  la  rareté  de  mes  lettres  est  de  bon  au- 
gure; plus  on  est  heureux  et  moins  on  en  parle.  Le  papier  surtout  a 
quelque  chose  de  franchement  indiscret  qui  effarouche  les  senti- 
mens  vrais.  Aussi  je  ne  te  parle  pas  :  je  me  contente  de  te  prendre 
par  la  main  à  l'heure  du  crépuscule  pour  te  conduire  à  travers  le 
parc  jusqu'à  l'épais  buisson  de  roses  blanches  au  bas  du  perron,  où 
tu  pourras  entendre  et  voir  sans  être  vu. 

«  Voici  Marcella  dans  sa  robe  blanche;  ses  beaux  cheveux  sont 


LE    CONTE   BLEU   DU   BONHEUR.  141 

lissés  sur  le  front  en  ondulations  naturelles,  relevés  sur  la  nuque 
en  une  simple  torsade,  ce  qui  donne  à  sa  tête  une  expression  sé- 
vère, idéale.  La  table  est  mise,  elle  m'attend... 

«  La  voilà  qui  descend  les  marches  pour  courir  au-devant  de 
moi  et  se  jeter  à  mon  cou;  j'entoure  sa  taille  de  mon  bras,  et  nous 
nous  promenons  ainsi  en  attendant  que  lendrik  apporte  le  samo- 
var. Nous  causons  de  nos  alTaires  et  de  cjlles  du  pays,  et  nous  conti- 
nuons de  causer  pendant  qu'elle  prépare  le  thé.  Ensuite...  mais  où 
trouver  les  mots  pour  parler  de  tout  cela?  Le  langage  des  hommes 
n'est  pas  encore  assez  parfait  pour  refléter  les  divines  radiations  du 
bonheur. 

«  Depuis  que  cette  apparition  lumineuse  se  montre  dans  les 
sombres  appartemens  du  château  et  parcourt  les  allées  ténébreuses 
du  parc,  depuis  que  cette  voix  jeune  retentit  entre  les  murailles 
grises  de  cet  antique  château,  on  dirait  qu'un  charme  a  été  rompu. 
Autrefois  tout  avait  ici  un  air  de  vétusté  poudreuse,  on  ne  voyait 
que  poussière  et  moisissures;  à  présent  chaque  pierre  brille  comme 
si  elle  était  neuve,  le  toit  me  fait  l'effet  d'être  doré.  Le  lierre  dont 
est  couverte  la  façade  qui  donne  sur  le  parc  était  sur  là  point  de 
mourir,  il  a  repris  comme  par  enchantement,  un  buisson  de  myrte 
a  poussé  tout  seul  dans  un  coin,  les  arbres  et  les  fleurs  se  sont  mis 
à  croître  comnic  jamais  auparavant.  Des  colombes  ont  fait  leur  nid 
dans  le  jardin,  —  on  les  entend  jusqu'ici,  —  et  les  hirondelles,  qui 
semblaient  éviter  ces  vieux  murs,  sont  venues  s'installer  dans 
l'angle  de  la  fenêtre  de  notre  chambre  à  coucher. 

((  Sur  la  grange,  il  y  a  un  nid  de  cigognes  ;  le  mâle  vient  de 
rentrer,  il  caquette  avec  effronterie,  et  Marcella  sourit  en  rougis- 
sant :  une  douce  espérance  fait  tressaillir  son  être. 

«  Il  a  fallu  une  femme  pareille  pour  détruire  le  charme  qui  pe- 
sait sur  cet  antique  manoir  des  voïvodes.  Et  n'est-elle  pas  elle-, 
même  une  belle-au-bois-dormant  que  j'ai  réveillée  d'un  sommeil 
magique? 

«(  Elle  est  comme  un  jeune  aigle  qui  apprend  à  s'élancer  vers  le 
soleil,  mais  qui  ne  pourrait  pas  l'apprendre,  s'il  n'avait  pas  l'œil 
qui  supporte  la  lumière.  «  Ton  Alexandre,  i 

«  Lesno,  28  mai  1858. 

«  Tu  veux  savoir  comment  je  m'y  prends  pour  façonner  son  es- 
prit? Sais-tu  de  quelle  manière  nos  paysans  apprennent  à  leurs 
enfans  à  marcher?  On  les  emmène  aux  champs,  on  les  dépose  quel- 
que part  sur  le  sable,  et  tout  d'un  coup  ils  marchent. 

«  C'est  ainsi  que  j'élève  Marcella,  en  la  plaçant  d'emblée  au  mi- 
lieu de  ma  vie  de  travail  et  de  ma  vie  intellectuelle,  et  en  lui  de- 
mandant tout  de  suite  ce  que  je  veux  qu'elle  apprenne.  Je  suis 


1/52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sûr  qu'elle-même  ne  sait  pas  quel  jour  elle  a  appris  à  monter  à 
cheval.  Je  l'ai  mise  en  selle,  et  elle  partait.  C'est  ainsi  qu'elle  ap- 
prend le  fiançais  et  l'allemand  par  l'usage,  en  causant  avec  moi, 
comme  l'enfant  apprend  sa  langue  maternelle.  C'est  de  la  même 
manière  qu'elle  s'approprie  des  notions  de  toutes  les  sciences.  La 
peau  d'ours  qui  lui  sert  comme  descente  de  lit  donne  des  étincelles 
au  moment  où  elle  l'effleure  de  son  pied  nu  :  c'est  le  cas  de  lui  par- 
ler du  fluide  électrique;  un  cachet  taillé  à  facettes  fournit  le  pré- 
texte pour  lui  expliquer  les  effets  du  prisme.  Et  ainsi  tous  les  jours. 
Elle  vit  dans  une  atmosphère  de  clarté  et  de  vérité.  Peu  à  peu,  elle 
pense,  elle  raisonne  correctement  ;  elle  prend  des  idées  viriles  sur 
l'honneur,  le  devoir,  le  travail,  la  loi  et  les  droits  de  chacun,  les 
usages,  les  plaisirs,  —  et  elle  vit  comme  elle  pense.  Le  matin,  en 
sortant  du  lit,  un  bain  froid,  après  quoi  on  déjeune  et  on  monte  à 
cheval,  peu  importe  qu'il  pleuve  ou  qu'il  vente.  Jusqu'au  coucher 
du  soleil,  elle  est  occupée,  soit  au  dehors,  soit  à  la  maison,  ayant 
l'œil  à  tout  ce  qui  se  fait,  ordonnant  tout,  réglant  tout.  Je  la  vois 
passer  comme  une  valkyrie  sur  son  cheval  noir,  et  je  puis  m'occu- 
per  tranquillement  de  la  haute  direction  des  travaux,  car  je  sais 
qu'elle  se  chargera  de  tout  ce  qui  concerne  l'exécution. 

«  Avant  de  voler  de  ses  propres  ailes,  il  faut  qu'elle  apprenne  à 
m'obéJr.  Je  dis  :  Telle  chose  doit  se  faire,  et  cela  lui  suffit.  Si  parfois 
elle  a  eu  des  doutes  quant  au  succès,  sa  joie  n'en  est  que  plus 
grande  en  voyant  mes  calculs  se  réaliser,  et  sa  confiance  s'en  ac- 
croît. Nous  avons  ordonné  notre  vie  avec  une  précision  militaire.  A 
midi,  avant  de  nous  mettre  à  table  et  à  la  fin  du  jour,  elle  vient 
faire  son  rapport  avec  le  sérieux  d'un  vieux  sergent  chevronné. 
Pendant  la  journée,  nous  ne  nous  voyons  guère  qu'à  l'heure  du  dî- 
ner. Eu  sortant  de  table,  on  prend  un  peu  de  repos  :'  nous  fumons 
nos  cigarettes  russes,  nous  lisons  les  journaux,  nous  jouons  au  bil- 
lard, nous  tirons  à  la  cible  avec  des  pistolets  de  salon.  Le  soir, 
notre  besogne  terminée,  nous  prenons  le  thé,  et,  pendant  que  l'eau 
chante  dans  le  samovar,  on  cause,  on  se  fait  la  lecture,  ou  bien  en- 
core on  reste  sans  rien  dire,  la  main  dans  la  main;  elle  appuie  la 
tête  sur  mon  épaule,  et  nous  rêvons.  Quelquefois  elle  s'endort  dans 
cette  position,  alors  je  la  soulève  dans  mes  bras  et  l'emporte  dans 
la  chambre  à  coucher,...  où  le  public  n'entre  pas  :  le  seuil  est  gardé 
par  les  gnomes  familiers  aux  vénérables  barbes  blanches. 

«  Je  termine  ici  ;  ma  femme  a  besoin  de  moi.  Tu  as  compris, 
n'est-ce  pas?  que  depuis  quelque  temps  nous  nous  sommes  un  peu 
relâchés  de  nos  habitudes  de  travail,  parce  qu'elle  doit  éviter  de  se 
fatiguer?  En  revanche,  nous  lisons  beaucoup, 

«  Adieu  !  Ne  nous  oublie  pas.  «  Ton  Alexandre.  » 


LE    CONTE   BLEU    DU   BONHEUR.  l/i3 

«  Lesno,  14  août  1858. 

«  Ma  femme  vient  de  me  donner  un  garçon  tout  à  fait  splendide. 
Le  soir,  elle  était  encore  assise  avec  moi  sur  la  terrasse,  riait  et  cau- 
sait; tout  à  coup  elle  se  lève,  rentre;  une  heure  après,  l'enfant  s'é- 
gosillait d(^jà  comme  un  vrai  rejeton  de  paysans  qu'il  est.  Elle'se  porte 
à  merveille  et  l'allaite  elle-même  :  je  le  vois  boire  sans  jalousie,  le 
petit  fripon,  à  ce  beau  sein  si  plein  de  santé,  que  j'envierais  à  tout 
autre  que  mon  héritier.  Et  le  père  Tchornochenko  et  ma  nourrice, 
toute  la  famille  est  là  :  on  dirait  que  le  miracle  de  Bethléem  s'est 
renouvelé;  les  paysans  arrivent  de  leurs  villages  avec  des  offrandes, 
et  demandent  cà  voir  l'enfant,  —  et  Marcella  ne  se  lasse  pas  de  le 
montrer,  et  ne  fait  que  sourire  d'orgueil  maternel  et  de  félicité. 

«  Au  baptême,  le  moutard  recevra  mon  nom  et  le  tien,  car  tu 
seras  parrain,  et  le  mari  d'Eve,  mon  beau-frère,  le  tiendra  sur  les 
fonts  à  ta  place. 

«  Ah  !  mon  ami,  je  suis  bien'^heureux. 

«  A  toi  de  cœur,  A.  » 

Ce  fut  dans  l'automne  de  1863,  après  la  fin  des  troubles  polo- 
nais, que  je  revis  le  comte  Komarof  à  Lemberg.  Toute  sa  personne 
était  devenue  en  quelque  sorte  plus  virile,  et  ses  yeux  rayonnaient 
de  satisfaction,  c'est  le  seul  changement  que  je  remarquai  en  lui. 

—  Eli  bien  !  me  dit-il  quand  nous  fûmes  assis  chez  moi,  en  face 
d'une  bouteille  de  tokay,  je  pense  que  mes  théories  sur  le  mariage 
ont  eu  le  temps  de  subir  l'épreuve  de  la  pratique.  Voilcà  bientôt  six 
ans  que  j'ai  vu  Marcella  pour  la  première  fois,  et  je  puis  te  dire  que 
nous  nous  aimons  davantage  de  jour  en  jour,  je  ne  sais  où  nous 
nous  arrêterons!  Et  il  faut  voir  comment  la  comtesse  Komarof  sait 
tenir  son  rang  au  milieu  des  dames  de  la  noblesse  !  Et  belle  !  H  est 
vrai  qu'elle  n'a  encore  que  vingt- quatre  ans,  cependant  nous  avons 
déjà  trois  enfans... 

—  Comment  sont-ils,  tes  enfans? 

—  Sacha,  l'aîné,  qui  a  cinq  ans  à  l'heure  qu'il  est,  c'est  tout  le 
portrait  de  sa  mère;  Constantin,  qui  marche  déjà  tout  seul  aussi, 
tient  de  la  maison  Tchornochenko,  et  Olga,  qui  aura  tantôt  un  an, 
me  ressemble,  à  ce  qu'on  prétend.  Nous  avons  maintenant  beau- 
coup de  besogne  à  la  maison,  surtout  à  cause  des  enfans,  et  d'un 
autre  côté  je  ne  puis  plus  me  passer  de  ma  femme  :  nous  en 
sommes  là,  qu'elle  ne  peut  pas  choisir  un  dessin  de  broderie  sans 
avoir  pris  mon  avis,  et  que  moi,  je  n'ai  pas  confiance  dans  un  pro- 
jet avant  d'avoir  obtenu  son  approbation.  J'ai  donc  été  obligé  de 
prendre  chez  nous  une  vieille  demoiselle,  une  de  ces  créatures  du 


iMl  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

bon  Dieu  qui  semblent  ne  vivre  que  pour  les  autres  ;  c'est  M"^  Ba- 
bette, qui  a  donné  à  Marcella  des  leçons  de  chant  et  de  piano.  — 
Le  comte  s'arrêta  pour  allumer  un  nouveau  cigare. 

—  Et  M.  Tchornocbenko,  vit-il  toujours? 

—  Ils  sont  tous  en  vie  et  se  portent  bien.  Nous  allons  les  voir  sou- 
vent avec  les  enfans  et  ils  nous  font  des  visites,  et  mon  beau-père, 
pense  un  peu  1  a  une  charrue  américaine  et  vient  d'installer  une 
machine  chez  lui.  Aussi  les  paysans  l'appellent  un  «  Souabe  (I).  » 

—  Je  t'avouerai,  lui  dis-je,  que  depuis  quelque  temps  mes  idées 
se  sont  beaucoup  rapprochées  des  tiennes. 

—  Tous  les  chemins  y  mènent,  répondit  le  comte,  car  ce  sont 
les  idées  du  temps.  Quant  à  moi,  depuis  que  nous  ne  nous  sommes 
pas  vus,  j'ai  encore  fait  des  progrès.  Tu  ne  saurais  croire  combien 
le  mariage  contribue  à  notre  développement.  Je  dois  autant  à  Mar- 
cella qu'elle  me  doit  sous  ce  rapport. 

—  Et  quels  sont  les  points  de  vue  nouveaux  que  tu  as  gagnés? 

—  Quant  à  êlre  nouveaux,  ils  ne  le  sont  guère,  dit  le  comte  en 
souriant;  en  revanche,  ils  sont;  justes.  J'ai  appris  par  exemple  quelle 
satisfaction  on  éprouve  à  remplir  un  devoir.  Ne  crains  pas  que  je 
veuille  faire  de  la  morale.  Gomme  je  ne  connais  qu'une  loi  :  ne  fais 
pas  à  ton  prochain  ce  que  tu  ne  veux  pas  qu'il  te  fasse,  ainsi  je  ne 
connais  qu'un  devoir  qui  prime  tout,  c'est  la  gratitude.  Crois-moi, 
quand  on  a  partagé  toute  joie  et  toute  douleur,  qu'on  s'est  aidé  ré- 
ciproquement, souienu,  consolé  tous  les  jours,  on  finit  par  éprouver 
l'un  pour  l'autre  comme  une  ineffable  pitié,  qui  vous  unit  encore 
alors  que  les  illusions  disparaissent... 

—  Ah  !  tu  conviens  donc  que  tu  as  eu  des  illusions  que  tu  as  per- 
dues? 

—  Gela  va  de  soi,  repartit  mon  ami.  Ne  faut-il  pas  toujours  en 
rabattre,  se  résigner?  Mais  on  renonce  au  clinquant  et  on  gagne  de 
l'or  pur.  Ce  qu'il  y  a  de  si  beau  dans  le  mariage,  c'est  qu'il  réunit 
les  deux  facteurs  du  bonheur  véritable,  la  jouissance  et  le  renonce- 
ment. L'amour,  qui  est  l'abandon  de  soi-même,  cesse  d'être  un  dan- 
ger dans  le  mariage,  parce  que  l'abandon  est  réciproque  ;  quelle 
satisfaction  plus  grande  que  celle  qu'on  éprouve  lorsqu'on  croit  se 
sacrifier  au  bonheur  d'une  personne  aimée?  Au  reste  je  dois  dire 
que  le  destin  a  tout  fait  pour  me  rendre  le  devoir  facile... 

—  Continue  !  lui  dis-je;  tu  ne  sais  pas  combien  je  me  réjouis  de 
te  voir  si  content. 

—  Ah  !  mon  ami,  la  femme  est  le  salut;  qu'y  a-t-il  dont  elle  ne 

(1)  En  Galicie,  «  Souabe  »  est  le  sobriquet  qu'on  donne  aux  Allemands,  probable- 
ment parce  que  toutes  les  colonies  allemandes  y  ont  été  fondées  par  des  Souabcs. 


LE    CONTE    BLEU    DD    BOiNHEUR.  145 

puisse  nous  sauver?  Elle  nous  sauve  de  la  mort  en  nous  faisant  re- 
naître dans  nos  enfans.  C'est  ainsi  que  je  comprends  le  mystère 
de  la  rédemption;  c'est  ma  femme  qui  me  l'a  fait  comprendre.  Un 
soir,  j'entre  chez  elle  sans  être  aperçu.  Notre  bébé  n'avait  en- 
core que  dix-huit  mois;  je  le  vis  debout  sur  une  chaise  dans  sa  pe- 
tite chemise,  riant  et  gambadant  des  pieds  et  des  mains;  ma  femme 
était  à  genoux  devant  lui,  les  mains  croisées  et  le  regardait,  et  son 
visage  rayonnait.  Ce  fut  comme  une  révélation  ;  je  compris  tout  à 
coup  la  Madone  du  Correggio,  cette  madone  qui  adore  l'enfant,  et  ce 
tableau  merveilleux  est  devenu  pour  moi  le  symbole  le  plus  pur  de 
l'humanité.  En  effet,  quoi  de  plus  humain  et  de  plus  touchant 
qu'une  mère  en  adoration  devant  son  enfant?  Voici  les  énigmes  de 
la  vie  toutes  résolues  :  plus  de  lutte  contre  la  nature,  car  c'est  la 
nature  elle-même  qui  s'offre.  Nous  existons,  nous  vivons  pour  trans- 
mettre la  vie.  Aussi  aucune  horreur,  aucune  tristesse  n'est  compa- 
rable à  une  mère  qui  perd  son  enfant!  —  Le  comte  se  tut,  et  s'ab- 
sorba dans  ses  réflexions. 

—  Nous  sommes  si  heureux  dans  nos  enfans,  dit- il  après  une 
pause,  et  en  tout  !  Je  ne  me  rappelle  pas  la  plus  petite  mésintelli- 
gence qui  ait  troublé  notre  tranquillité.  Pourtant  l'ange  de  la  mort 
nous  a  effleurés  un  jour  du  bout  de  son  aile,  et  ma  femme  a  failli 
mourir  pour  moi.  C'a  été  un  avertissement  pour  nous  rappeler  la  fra- 
gilité du  bonheur  terrestre.  C'était  dans  ces  temps  troublés  de  la 
révolution  polonaise.  Un  jour  M.  Jordan,  que  tu  connais  peut-être, 
se  présenta  chez  moi  avec  un  autre  propriétaire  polonais  ;  ils  pré- 
tendaient percevoir  l'impôt  au  nom  du  comité  national.  Ce  n'était 
pas  assurément  pour  les  quelques  sous,  mais  j'envoyai  ces  messieurs 
au  diable.  Ils  répondirent  par  les  menaces  que  tu  connais.  —  Je  ne 
suis  pas  Polonais,  leur  dis-je;  je  suis  citoyen  d'un  état  libre,  com- 
posé de  beaucoup  de  nationalités,  et  où  chacun  a  les  mêmes  droits. 
Je  ne  souffrirai  aucune  contrainte.  Je  me  mets  sous  la  protection  de 
la  loi,  —  et  comme  je  les  vis  ricaner,  —  au  besoin  même,  ajoutai-je 
d'un  ton  ferme,  je  saurai  faire  respecter  ma  liberté  personnelle  et 
mon  droit  les  armes  à  la  main. 

Là-dessus,  ils  partirent,  et  au  même  instant  entra  Mapcella,  qui 
toisa  les  deux  patriotes  d'un  regard  impossible  à  rendre.  —  Je  ne 
sais,  lui  dis-je,  si  tu  m'approuveras. 

—  J'ai  tout  entendu,  répondit-elle.  Si  chacun  avait  ton  courage 
et  ta  fermeté,  les  troubles  et  la  misère  du  pays  seraient  finis  avant 
peu.  —  Elle  me  prit  les  deux  mains,  et  je  sus  dès  lors  que  j'avais 
fait  mon  devoir. 

—  Nous  sommes  ici  au  milieu  des  Polonais,  lui  dis-je,  comme  les 
trappeurs  américains  au  milieu  des  Indiens,  un  poste  avancé  de  la 

TOME  cm,  —  1873.  10 


IhQ  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

civilisation,  et  ils  s'en  apercevront,  rien  moins  qu'un  poste  perdu! 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  le  vieux  lendrik  vint  me  trouver 
tout  pâle  et  effaré. 

A  la  porte  du  château  était  affiché  ma  condamnation  à  mort,  si- 
gnée du  gouvernement  révolutionnaire.  Je  descendis,  et,  ayant  lu 
le  placard,  l'arrachai  pour  le  montrer  à  ma  femme.  — 11  vaut  mieux 
t' éloigner  et  emmener  les  enfans,  lui  dis-je.  —  Elle  m'entoura  de 
ses  bras,  et  pour  la  première  fois  répondit  :  Non,  d'une  voix  ferme. 
Elle  resta  en  effet,  et  ce  fut  mon  salut. 

Je  chargeai  aussitôt  mes  deux  revolvers,  j'en  gardai  un,  et  Mar- 
cella  prit  l'autre.  —  On  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver,  dit-elle.  — 
fous  mes  gens  étaient  sous  les  armes,  et  nous  ne  négligions  aucune 
précaution.  Néanmoins,  —  Dieu  sait  comment  cela  se  lit,  —  nous 
étions  le  soir  sur  le  perron  à  prendre  le  thé,  quand  trois  paysans 
passent  sur  la  route,  qui  nous  tirent  leurs  chapeaux  et  nous  sa- 
luent :  —  Loué  soit  Jésus-Christ! 

—  En  éternité l  Amen  !  répondis-je.  Aussitôt  l'un  des  trois  saute 
sur  moi,  et  cherche  à  me  frapper  par  derrière  avec  son  poignard; 
mais  Marcella  se  jette  au-devant  de  lui,  elle  pare  le  coup  de  son 
bras  gauche;  je  réussis  à  désarmer  le  meurtrier  et  à  le  terrasser. 
Pendant  ce  temps,  les  deux  autres  me  visent.  Deux  coups  partent. 
C'est  ma  femme  qui  vient  d'abattre  l'un  des  deux  bandits  pendant 
que  l'autre  tirait  sur  moi;  j'entends  siffler  la  balle  près  de  mon 
oreille,  et  elle  va  s'enfoncer  dans  le  mur.  Déjà  ma  femme  l'a  saisi 
au  collet  et  appuie  le  canon  sur  sa  poitrine  :  il  est  son  prisonnier. 

Mes  gens  ont  entendu  les  coups  de  feu,  ils  accourent  et  se  met- 
tent en  devoir  de  lier  les  gendarrnes  du  gibet  (1)  pour  les  livrer 
aux  tribunaux.  A  ce  moment,  je  vois  Marcella  pâlir;  ses  lèvres  se 
décolorent,  le  revolver  lui  glisse  de  la  main,  et  elle  tombe  à  la  ren- 
verse. Je  la  reçois  dans  mes  bras;  son  sang  coule  sur  moi;  alors 
seulement  je  m'aperçois  qu'elle  est  blessée.  Je  demande  de  l'eau  à 
grands  cris.  Les  enfans  arrivent,  ils  se  pendent  à  ses  jupes  en  pleu- 
rant; lendrik  lui  rafraîchit  les  tempes.  Enfin  elle  rouvre  les  yeux, 
et  son  regard  rencontre  le  mien;  je  respirai,  et  je  me  pris  à  sanglo- 
ter comme  un  enfant. 

Heureusement  l'accident  n'eut  point  de  suites  fâcheuses.  Je  tins 
à  me  venger.  Des  papiers  que  nous  avions  trouvés  sur  les  Polonais 
me  fournirent  des  indications  précieuses,  à  l'aide  desquelles,  au 
terme  de  huit  jours,  je  pus  cerner  pendant  la  nuit  le  château  de 

(1)  Organes  du  gouvernement  révolutionnaire,  chargés  de  l'exécution  des  amendes 
et  peines  décrétées,  telles  que  bastonnades,  pendaisons,  etc.  —  II  ne  faut  pas  oublier 
que  c'est  un  Petit-Russîen  de  Galicie  qui  parle  ici  sous  l'empire  de  la  haine  nationale 
qui  existe  entame  tlusseâ  et  Polonais. 


•  LE   COÎJTE   BLEU   DU    BONHEUR.  147 

Zavale  avec  les  paysans  de  Lesno  et  de  Zolobad,  et  enlever  le  co- 
mité révolutionnaire  de  notre  cercle  avec  tous  ses  papiers,  sa  caisse 
et  une  grande  quantité  d'armes,  pour  livrer  ces  gens  à  la  justice. 

YI. 

J'ai  revu  Marcella  et  son  mari  il  y  a  deux  ans.  L'automne  était  re- 
venu; les  teintes  du  paysage,  toute  la  physionomie  de  la  nature  dans 
sa  maturité  dorée,  me  rappelaient  les  heures  passées  dans  la  société 
de  mes  amis,  lorsque  par  une  belle  journée  claire  et  tiède  je  poussai 
mon  cheval  dans  la  direction  de  Lesno.  Des  deux  côtés  de  la  route, 
les  chaumes  à  perte  de  vue,  entrecoupés  de  prairies  vertes  et  fleu- 
ries, s'étalaient  au  soleil  comme  des  tapis  de  Smyrne;  la  forêt  verte 
s'émaiilait  déjà  de  teintes  jaunes  et  rouges;  le  petit  ruisseau  lim- 
pide, qui  semblait  inséparable  de  la^route,  cheminait  avec  moi  à 
travers  ses  cailloux  blancs,  et  me  racontait  mille  choses  curieuses. 
De  petits  saules  y  trempaient  leurs  branches  folles,  qui  se  jouaient 
dans  l'onde  claire;  des  abeilles,  des  papillons,  des  libellules,  courti- 
saient les  fleurs  bleues  et  rouges  dont  les  rives  étaient  ornées  et 
remplissaient  l'air  de  leur  bourdonnement.  Je  traversai  le  parc,  et 
mis  pied  à  terre  devant  le  perron  ;  deux  cosaques  se  précipitèrent 
pour  recevoir  mon  cheval  et  m'annoncer  au  maître  de  la  maison. 

L'antique  manoir  disparaissait  sous  l'étreinte  du  lierre  qui  grim- 
pait sur  les  balcons  et  enveloppait  les  tourelles.  Les  fenêtres  res- 
plendissaient au  soleil,  dont  les  rayons  répandaient  sur  les  murailles 
grises  une  teinte  dorée  tout  à  fait  en  harmonie  avec  le  caractère 
slavo-byzantin  de  l'édifice.  La  terrasse  du  perron  était  entourée 
d'espaliers  de  vigne  où  luisaient  des  grappes  d'un  rouge  vermeil; 
des  roses  rouges  et  blanches  étaient  semées  sur  la  pelouse;  du 
parc,  on  entendait  le  roucoulement  des  pigeons  sauvages,  qui  sem- 
blaient s'y  trouver  en  nombre,  et  à  toutes  les  corniches  du  château 
les  hirondelles  avaient  collé  leurs  nids  de  torchis. 

Alexandre  parut  bientôt  sur  le  perron;  il  me  serra  dans  ses  bras 
avec  effusion,  et  ne  cherchait  pas  à  cacher  les  larmes  qui  brillaient 
dans  ses  yeux.  Nous  nous  regardâmes  quelques  instans  sans  parler 
en  nous  tenant  par  les  mains;  puis  il  m'introduisit  dans  un  salon 
tendu  de  damas  rouge,  où  des  tapis  de  Perse  brochés  d'or  témoi- 
gnaient d'un  luxe  de  bon  goût.  Bien  que  le  comte  eût  alors  qua- 
rante ans  sonnés,  il  paraissait  plus  jeune  que  jamais,  jeune  de 
corps,  d'esprit  et  de  cœur. 

—  Voici  ma  femme,  s'écria-t-il  au  bout  de  quelques  minutes. 

Marcella  entra  d'un  pas  léger,  me  tendant  dès  la  porte  ses  deux 
mains,  que  je  saisis  avec  empressement  pour  y  déposer  un  baiser. 


IhS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Tu  nous  restes?  me  dit  Alexandre, 

—  Cela  va  de  soi,  interrompit  Marcella.  Il  faut  rester. 

—  Non,  il  faut  partir. 

—  Ah  !  et  pourquoi,  s'il  vous  plaît?  demanda- 1- elle  vivement. 

—  Vous  êtes  trop  belle,  madame,  en  vérité,  répliquai-je  en  sou- 
riant. 

Elle  était  belle  en  effet,  d'une  beauté  transcendante  :  vierge  et 
femme  à  la  fois,  si  cela  peut  se  dire,  la  force  unie  à  la  grâce,  une 
naïveté  enfantine  avec  un  aplomb  de  grande  dame,  et  une  élévation 
de  pensée  comme  il  est  rare  de  la  rencontrer  chez  une  femme. 

—  Et  vos  héritiers?  repris-je. 

Marcella  sortit,  et  revint  bientôt,  entourée  de  ses  beaux  enfans  : 
c'étaient  quatre  garçons,  qui  tous  rappelaient  plus  ou  moins  leur 
mère,  —  l'aîné,  Sacha,  avait  onze  ans,  le  cadet,  Julian,  en  avait 
trois,  —  puis  la  petite  Olga,  âgée  de  huit  ans,  qui  avait  les  traits 
sévères  et  les  yeux  pensifs  et  expressifs  de  son  père.  Ils  me  ten- 
dirent les  mains  sans  l'ombre  de  timidité,  leur  regard  franc  expri- 
mait la  confiance;  et  leur  petite  sœur  entama  aussitôt  avec  moi  une 
conversation  sur  un  sujet  extraordinairement  important. 

—  C'est  par  ce  sang  vermeil  de  paysan  que  ma  famille  s'est  ra- 
jeunie, me  dit  Alexandre.  Regarde  mes  garçons;  quelle  race!  Un 
ourson  semblerait  délicat  à  côté  d'eux...  Mais  viens,  il  faut  que  je 
te  fasse  visiter  la  propriété. 

La  comtesse  mit  un  petit  chapeau  de  paille  d'Italie  à  rubans  verts, 
et  prit  mon  bras.  Alexandre  nous  conduisit  à  travers  ses  cours  et 
ses  bâtimens,  et  la  belle  châtelaine  m'expliquait  en  détail  les  instru- 
mens  aratoires  et  les  machines.  Ensuite  nous  montâmes  tous  à  che- 
val, pour  visiter  les  champs,  les  prairies  avec  leur  système  d'irri- 
gation, le  grand  pâturage,  —  sorte  de  steppe  en  miniature  dont  les 
herbes  parfumaient  l'air,  et  où  l'on  voyait  des  troupeaux  de  mou- 
tons, de  bœufs,  de  chevaux  et  d'oies  manœuvrer  comme  des  corps 
d'armée,  —  la  forêt,  l'abatage,  les  carrières,  enfin  les  métairies 
avec  la  distillerie  et  la  fabrique  de  sucre  de  betterave.  Partout  le 
même  ordre  parfait,  les  mêmes  signes  du  triomphe  de  l'esprit  sur 
la  matière,  et  comme  une  bénédiction  visible  sur  toute  chose. 

Nous  fûmes  de  retour  vers  midi  pour  le  dîner,  qui  fut  servi  dans 
une  salle  à  manger  décorée  en  vieux  chêne  sculpté.  En  sortant  de 
table ,  Alexandre  proposa  une  partie  de  billard,  où  Marcella  nous 
battit  à  plate  couture.  J'allai  ensuite  faire  avec  le  comte  un  tour 
dans  les  bois.  La  soirée  fut  fraîche,  et  ce  fut  avec  un  plaisir  marqué 
que  je  vins  m'asseoir  à  notre  retour  près  du  feu  qui  pétillait  dans 
la  cheminée  de  marbre  d'un  petit  salon  où  nous  attendait  le  thé. 
Les  jeunes  oursons  s'empressèrent  de  grimper  sur  nos  genoux.  Mar- 


LE   CONTE   BLEU   DU   BONHEUR.  1ÛÎ> 

cella  parut  bientôt  en  robe  de  soie  gris  clair  et  tunique  de  velours 
grenat,  doublée  et  garnie  de  zibeline  merveilleuse  aux  reflets  d'or. 
Elle  vint  remplir  nos  tasses,  nous  offrit  des  cigarettes,  puis  alla  se 
mettre  au  piano. 

—  Eh  bien  !  me  dit  vUexandre  après  une  pause;  à  quoi  penses-tu 
donc? 

—  J'ai  beaucoup  réfléchi  sur  le  problème  du  bonheur,  répondis- 
je,  et  je  suis  arrivé  à  cette  conclusion,  que  le  bonheur  n'est  que  dans, 
l'effort  que  l'on  fait  pour  l'atteindre.  Chacun  porte  en  soi  la  mesure 
de  la  félicité  dont  il  pourra  jouir,  car  nous  vivons  chacun  dans  un 
monde  à  nous,  qui  est  terne  et  pauvre  ou  bien  riche  et  coloré,  sui- 
vant le  prisme  à  travers  lequel  nous  le  voyons.  C'est  pour  cela  qu'il 
faut  savoir  se  borner  en  ce  qui  touche  les  biens  extérieurs,  s'arrêter 
à  temps,  et  ne  plus  s'appliquer  qu'à  tirer  parti  de  ce  qui  est  en 
nous.  Aussi  le  seul  lien  durable  est  celui  qui  résulte  de  l'accord  des 
âmes  :  si  les  contrastes  attirent,  l'harmonie  seule  peut  maintenir 
l'union. 

—  La  nôtre  dure  depuis  douze  ans,  dit  Alexandre  ;  c'est  qu'au 
lieu  de  passer  la  lune  de  miel  à  nous  conter  des  fleurettes,  nous 
avons  étudié  et  travaillé  ensemble. 

Tout  en  causant,  nous  nous  étions  levés,  et  le  comte  s'était  ar- 
rêté devant  un  portrait  de  Marcella,  qu'il  contemplait  dans  une 
muette  rêverie.  —  Je  crois  vraiment,  lui  dis-je,  que  tu  es  toujours 
amoureux  de  ta  femme? 

—  Mais  je  l'espère  bien,  répondit-il,  et  tous  les  jours  je  lui  dé- 
couvre de  nouveaux  charmes.  IS'oublie  pas  ceci  :  une  femme  ne 
vieillit  jamais  pour  qui  sait  l'aimer. 

A  ce  moment,  la  petite  Olga  entra,  escortée  de  sa  chatte  blanche; 
elle  tenait  à  la  main  un  fuseau,  qu'elle  tendit  à  sa  mère.  Marcella 
quitta  son  piano,  alla  s'installer  près  du  feu  dans  une  bergère,  et 
se  mit  à  filer  pendant  que  la  petite  fille  suivait  avec  attention  les 
mouvemens  de  sa  main.  Bientôt  les  enfans  furent  tous  réunis  au- 
tour de  son  fauteuil;  le  chat  était  monté  sur  le  tabouret  de  velours 
où  elle  appuyait  ses  pieds  et  faisait  entendre  un  frémissement  vo- 
luptueux. Le  fuseau  dansait,  dans  le  mur  le  cri-cri  chantait,  et  les 
bons  lutins  quittaient  leurs  retraites  et  venaient,  invisibles  et  sour- 
nois, grimper  sur  le  dossier  du  siège  pour  brouiller  l'écheveau  de 
la  fileuse. 

—  Regarde!  dit  Alexandre  à  mi-voix  en  me  montrant  le  groupe, 
voici  mon  conte  bleu  devenu  réalité.  Le  reconnais-tu,  mon  Bonheur 
aux  cheveux  d'or? 

Sacher-Masoch. 


IMPRESSIONS 

DE  VOYAGE   ET  D'ART 


VII. 

SOUVENIRS    DE    BOURGOGNE   (1). 


A  VALLON.    —  VEZELAY. 


La  seule  chose  qui  nous  ait  réellement  intéressé  dans  la  très  an- 
cienne petite  ville  d'Avallon,  c'est  son  paysage.  Elle  a  cependant, 
comme  toute  autre  ville,  son  lot  de  monumens  et  de  curiosités  his- 
toriques; mais,  comme  nous  ne  leur  devons  le  plaisir  d'aucune 
impression  originale,  nous  n'avons  pas  à  y  insister.  C'est  sans  émo- 
tion d'aucune  sorte  que  nous  avons  passé  et  repassé  à  travers  son 
ancienne  porte  fortifiée,  sur  laquelle  s'élève  une  tour  carrée  de  date 
plus  moderne,  dite  la  Tour  de  l'Horloge.  La  vieille  église  de  Saint- 
Lazare  est  un  assez  remarquable  monument,  dont  nous  admirerions 
volontiers  le  porche  en  style  roman  fleuri  et  les  colonnes  torses  et 
ondulées,  si  nos  souvenirs  ne  nous  présentaient  pas  des  échantil- 
lons autrement  parfaits  du  roman  fleuri  dans  telles  de  nos  églises 
du  centre,  Notre-Dame  et  Sainte-Porchaire  de  Poitiers  par  exemple, 
le  porche  à  colonnes  torses  de  l'église  de  la  Souterraine,  dans  la 
Marche,  et  bien  d'autres  encore.  A  l'intérieur,  un  mur  construit  sur 
toute  sa  longueur  la  sépare  en  deux  parties,  comme  dans  nos  mai- 
sons une  cloison  sépare  deux  appartemens,  si  bien  qu'on  a  le  spec- 
tacle assez  original  de  deux  églises  dans  une  seule  :  ce  sont  en  effet 
deux  églises,  car  le  premier  compartiment  est  une  ancienne  chapelle 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l^"^  novembre  dernier. 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE    ET  d'arT.  151 

qui  autrefois  avait  son  existence  distincte,  et  qui  par  le  cours  du 
temps  s'est  trouvée  réunie  à  réclifice  principal  ;  cette  bizarre  dis- 
position intérieure  est  le  seul  détail  vraiment  nouveau  que  Saint- 
Lazare  nous  ait  présenté.  A  l'extrémité  opposée  de  la  ville  s'élève 
une  autre  église,  Saint-Martin,  naguère  encore  simple  écurie,  au- 
jourd'hui retirée  de  cet  état  de  servitude  et  entièrement  recon- 
struite. Tout  ce  qu'elle  me  rappelle,  c'est  qu'elle  m'a  permis  de 
vérifier  ce  mot  d'une  dame  de  Chàtillon-sur-Seine  :  «  Châtillon  est 
un  bon  pays  pour  la  piétO;  mais  dans  ma  ville  natale,  à  Avallon,  on 
n'est  pas  dévot  du  tout.  »  J'y  ai  entendu  la  messe  des  Rameaux  au 
milieu  d'une  adluence  considérable  de  fidèles,  mais  cette  afiluence  se 
composait  exclusivement  du  sexe  aimable  et  croyant,  et  je  m'y  trou- 
vai le  cinquième  représentant  du  sexe  désagréable  et  raisonneur. 

Si  les  pierres  assemblées  par  l'art  des  hommes  nous  ont  dit  peu 
de  choses,  il  n'en  est  pas  de  même  du  paysage,  dont  l'àpreté  et 
la  sauvagerie  réveillent  puissamment  l'imagination  assoupie  par  la 
monotone  vulgarité  de  la  campagne  de  l'Auxerrois,  qu'il  a  fallu 
traverser.  La  promenade  d' Avallon  domine  un  ravin  profond  où  le 
petit  ruisseau  du  Cousin  débouche  avec  une  furie  de  torrent  et 
roule  des  eaux  limpides  qui  d'en  haut  paraissent  noires.  Une  végé- 
tation morose,  d'un  brun  foncé  ou  d'un  vert  sombre,  tapisse  de  ses 
couleurs  vigoureuses  les  deux  versans  de  ce  ravin,  divisés  en  jar- 
dins et  en  enclos  murés  à  pierres  sèches,  étages  les  uns  au-dessus 
des  autres  comme  des  espèces  de  vergers  suspendus.  C'est  à  peu 
près  le  coup  d'œil  que  présente  la  campagne  de  Poitiers  vue  du  haut 
de  la  promenade  de  Blossac,  avec  cette  différence,  que  la  fraîche 
verdure  des  bords  du  Clain  est  remplacée  ici  par  une  nature  d'une 
énergie  farouche.  Le  caractère  de  ce  paysage  austère,  presque  me- 
naçant, est  tellement  prononcé  que  l'abondance  des  vergers  étages 
sur  les  flancs  des  deux  montagnes  ne  parvient  pas  à  l'adoucir,  et  que 
l'imagination  en  est  presque  à  regretter  ce  témoignage  de  civilisa- 
tion, qui  fait  comme  tache  sur  la  sauvagerie  du  lieu.  L'àpreté  de  ce 
paysage  suffirait  seule  pour  nous  indiquer  qu'ici  nous  touchons  aux 
extrêmes  limites  de  la  province  que  nous  parcourons,  et  que  nous 
sommes  placés  sur  le  point  de  séparation  de  deux  pays.  En  effet, 
c'est  encore  la  Bourgogne  selon  l'histoire  et  la  géographie  adminis- 
trative, ce  n'est  plus  la  Bourgogne  selon  la  nature.  Ici  commence, 
à  proprement  parler,  le  sauvage  Morvan,  dont  Avallon  forme  la 
lisière,  la  région  des  tristes  montagnes,  de  la  fièvre,  des  eaux  pures 
et  froides  chargées  d'élémens  calcaires  qui  paralysent  et  corrodent 
les  dents.  La  rivière  qui  traverse  ces  campagnes  est  la  jolie  Cure 
aux  flots  d'une  limpidité  sans  pareille,  la  rivière  des  flotteurs  du 
Morvan.  Quelques  tours  de  roue,  et  vous  êtes  à  Clamecy,  dans  cette 
partie  du  Nivernais  qu'on  peut  appeler  le  Nivernais  sombre  par  op- 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

position  au  Nivernais  gai,  qui  longe  la  paresseuse  Loire,  à  Clamecy, 
dont  les  liabitans  étaient  autrefois  tellement  détestés  par  ceux  d'A- 
vallon,  pour  je  ne  sais  plus  quelle  indignité  du  temps  des  guerres 
anglaises,  que  pendant  plusieurs  siècles  les  mariages  furent  inter- 
dits entre  les  enfans  des  deux  pays  (1).  A  ne  consulter  que  la  na- 
ture, nous  serions  donc  ici  hors  de  la  Bourgogne;  mais  en  quel  lieu 
et  en  quel  temps  l'histoire  a-t-elle  jamais  respecté  les  convenances 
de  la  nature? 

Il  y  a,  je  crois,  quelques  débris  de  sculptures  antiques  à  Avallon; 
je  n'ai  eu  nul  empressement  de  les  voir,  préoccupé  que  j'étais  de 
visiter  Vézelay,  car  c'était  pour  Vézelay  plutôt  que  pour  Avallon 
même  que  je  m'étais  rendu  dans  cette  dernière  ville.  Si  grande  était 
ma  curiosité  de  voir  cette  localité  célèbre  dans  l'histoire  de  notre 
moyen  âge  et  de  notre  architecture  nationale,  qu'elle  ne  se  laissa 
pas  rebuter  par  une  froide  tempête  de  neige  qui  vint  subitement 
interrompre  une  série  de  douces  journées  de  printemps.  Ma  curiosité 
fut  en  cela  d'ailleurs  bien  inspirée,  car  sous  cette  tempête  de  neige 
l'aspect  âpre  et  sinistre  de  la  campagne  qui  s'étend  entre  Avallon 
et  Vézelay  ne  ressortit  qu'avec  plus  de  vigueur.  On  ne  peut  rien 
imaginer  de  plus  désolé;  c'est  l'image  du  dénûment  dans  toute  sa 
brutalité,  de  la  stérilité  dans  sa  plus  profonde  misère.  De  tous  côtés 
s'élèvent  des  mamelons  noirs  comme  des  montagnes  de  l'Érèbe, 
couverts  de  mousses  sombres  ou  de  courtes  végétations  épineuses 
qui  les  font  ressembler  à  des  géans  dont  les  cheveux  seraient  cou- 
pés ras.  La  lumière  du  soleil  ne  peut  égayer  leur  physionomie  cha- 
grine, et,  lorsque  la  lune  les  éclaire,  ils  se  revêtent  d'une  sorte  de 
poésie  lugubre  qui  n'a  d'analogue  dans  la  nature  que  le  cri  rauque 
du  corbeau.  C'est  un  désert  montagneux  fait  à  souhait  pour  des  con- 
ciliabules de  bandits  morvandiaux  en  sabots,  de  nocturnes  marau- 
deurs de  fermes,  et  les  sorciers  du  sabbat  ne  peuvent  rêver  un  lieu 
plus  propice  à  la  célébration  de  leurs  affreux  mystères.  En  traver- 
sant ces  gorges  sinistres,  ma  mémoire  me  rappela  que  ces  Heux 
avaient  été  jadis  parcourus  par  des  hôtes  dont  les  âmes  remplies 
des  passions  les  plus  fauves  étaient  bien  en  harmonie  avec  ce  pay- 
sage ;  là  avaient  certainement  erré  par  bandes  furieuses  comme 

(1)  Cette  interdiction  était  tellement  expresse,  qu'elle  avait  donné  naissance  à  une 
sorte  de  dicton  rimé  comme  les  commandemens  de  Dieu,  et  dont  le  texte  était  à  peu 
près  celui-ci  : 

Fille  qui  passe  la  rivière 

Aura  sous  sa  cotte  étrivières; 

mais  tout  finit  en  ce  monde,  même  la  haine.  Aujourd'liui  une  diligence  fait  journelle- 
ment le  trajet  d'Avallon  à  ce  Clamecy  détesté,  et  je  u'ai  pas  besoin  de  longues  infor- 
mations pour  apprendre  à  quel  point  le  fameux  dicton  est  tombé  en  désuétude,  car  à 
ses  petits  traits,  si  différens  des  traits  robustes  de  la  plantureuse  Yonne,  je  reconnais 
une  Nivernaise  dans  mon  hôtelière  d'Avallon. 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  153 

des  loups  pris  de  rage  les  malheureux  habitans  de  Yézelay,  lors- 
qu'abandonnés  par  le  comte  Guillaume  ils  furent  obligés  de  s'en- 
fuir au  retour  de  l'abbé  Pons  de  Montboissier.  Bien  avisés  ceux 
qui  emportèrent  quelques  provisions  pour  passer  ces  jours  d'é- 
pouvante, car  je  doute  qu'ils  eussent  pu  trouver  dans  ce  désert 
quoi  que  ce  soit  pour  apaiser  leur  faim.  Quant  à  leur  sécurité 
de  proscrits,  il  est  évident  qu'elle  était  complète  dans  de  telles 
gorges  et  parmi  les  fourrés  qui  les  avoisinent.  Enfin,  après  avoir 
cheminé  à  travers  cette  campagne  à  physionomie  peu  rassurante 
pendant  une  heure  et  demie  environ,  et  au  moment  où  l'on  déses- 
père d'en  sortir  jamais,  on  aperçoit  quelque  chose  qui  brille  comme 
de  l'argent  sur  une  vaste  étendue  d'une  belle  couleur  verte.  Ce 
quelque  chose  qui  brille,  c'est  la  Cure  aux  claires  eaux,  qui  annonce 
l'approche  de  Vézelay.  Une  montagne  d'aspect  imposant  se  présente 
bientôt,  et  tout  au  sommet  de  sa  crête  la  superbe  église  de  La  Ma- 
deleine se  dresse  altière,  impérieuse,  presque  menaçante,  toute 
semblable  à  un  château-fort  féodal.  Cette  apparence  n'est  point 
trompeuse,  car  ce  fut  en  toute  vérité  une  église  féodale,  une  des 
plus  féodales  de  toute  la  chrétienté. 

Elle  le  fut  de  toutes  les  manières,  et  d'abord  par  cette  situation 
même  que  nous  venons  de  décrire  en  partie.  Nous  avons  vu  bon 
nombre  d'abbayes  célèbres,  et  quelques-unes  placées  dans  des  sites 
pittoresques  et  sauvages  dont  les  approches  auraient  pu  au  besoin 
être  défendues  facilement,  mais  aucune  ne  fut  jamais  perchée  sur 
une  pareille  éminence.  C'est  un  spectacle  admirable  d'ailleurs  qu'on 
ne  peut  mieux  comparer  qu'au  spectacle  que  dut  présenter  l'arche  de 
Noé  quand  elle  s'arrêta  sur  la  pointe  du  mont  Ararat,  et  je  me  plais 
à  croire  que  quelque  prédicateur  du  moyen  âge  aura  trouvé  avant 
moi  pour  son  église  cette  comparaison,  tant  elle  s'impose  aisément 
à  l'imagination.  Par  exemple  le  jour  où  les  habitans  fugitifs  de  Vé- 
zelay envoyèrent  des  messagers  de  paix  à  l'abbé  Pons,  quelque 
moine  lettré  aurait  pu  facilement  comparer  ce  message  à  la  co- 
lombe de  l'arche,  dire  que  c'était  signe  que  les  eaux  du  déluge  s'é- 
taient retirées,  qu'on  avait  pied  partout  sur  la  terre  ferme;  cette 
réminiscence  biblique  n'aurait  été  que  l'expression  très  vraie  du 
spectacle  qu'avait  nécessairement  présenté  ce  grand  vaisseau  de 
pierre,  battu,  entouré  et  parfois  submergé  pendant  de  si  longs  mois 
par  les  flots  du  déluge  populaire.  Je  suis  très  porté  à  penser  que  le 
choix  de  cette  situation  singulière  a  exercé  une  influence  décisive 
sur  les  destinées  de  Yézelay,  et  que  l'histoire  de  cette  ville  aurait 
été  tout  autre,  si  l'abbaye  dont  elle  dépendait,  au  lieu  de  grimper 
au  sommet  de  la  montagne,  eût  continué  à  se  dresser  dans  la  plaine, 
où  elle  fut  d'abord  construite.  Nul  doute  que  cette  situation  escarpée 
n'ait  fait  sentir  aux  abbés  de  Vézelay  l'orgueil  de  la  souveraineté  avec 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  de  force.  Le  choix  de  cet  emplacement  était  d'ailleurs,  il  en 
faut  convenir,  en  parfaite  harmonie  avec  l'origine  de  cette  abbaye, 
qui  fat  essentiellement  une  création  féodale,  et  féodale  de  la  pre- 
mière heure,  c'est-à-dire  contemporaine  de  la  naissance  des  pre- 
miers fiefs  et  des  coramencemens  du  démembrement  de  l'empire, 
car  son  fondateur,  le  comte  Gérard  de  Roussillon,  —  le  Gérard  de 
Roussillon  de  nos  romans  de  chevalerie,  —  transporta,  avec  le  con- 
sentement diplômé  de  Charles  le  Chauve,  tous  ses  droits  sur  les 
terres  et  les  habitans  du  district  de  Vézelay  aux  moines  ses  héri- 
tiers, en  toute  franchise  et  exemption  d'obéissance,  à  l'exception  de 
celle  qui  était  due  à  la  cour  de  Rome. 

Les  abbés  de  Vézelay,  dont  l'autorité  ne  relevait  d'aucun  pou- 
voir, soit  politique,  soit  religieux,  exerçaient  donc  la  s-ouveraineté 
temporelle  avec  une  liberté  que  les  plus  grands  feudataires  eux- 
mêmes  ne  connurent  jamais.  Il  faut  voir  dans  la  vieille  chronique 
du  moine  Iliigues  de  Poitiers  jusqu'où  allait  cette  liberté,  non-seu- 
lement dans  l'ordre  politique,  mais  encore  dans  la  discipline  et  le 
temporel  ecclésiastique;  nous  sortons  justement  de  cette  lecture,  et 
nous  ne  croyons  pas  qu'il  y  ait  jamais  eu  indépendance  plus  com- 
plète que  celle  dont  elle  nous  présente  le  spectacle.  Un  abbé  meurt, 
le  chapitre  des  moines  s'assemble  et  lui  nomme  un  successeur  sans 
que  ce  choix  ait  besoin  d'être  ratifié  par  une  autorité  quelconque, 
sans  qu'aucun  des  évêques  des  diocèses  avoisinans,  pas  même  celui 
d'Autun,  dont  l'abbaye  de  Vézelay  aurait  dû  logiquement  relever, 
sans  qu'aucun  des  monastères  les  plus  illustres,  pas  même  celui  de 
Gluny,  la  première  abbaye  de  la  chrétienté,  aient  le  plus  petit  droit 
de  représentation  ou  d'approbation.  Est-il  besoin  de  conférer  cer- 
tains sacremens,  d'ordonner  des  prêtres  et  des  diacres,  l'abbé  de  Vé- 
zelay s'adresse  non  à  l'évêque  d'Autun,  dont  il  est  le  diocésain,  mais 
à  celui  de  Nevers,  à  celui  de  Langres,  à  celui  d'Auxerre,  à  celui  de 
Sens,  à  celui  d'Orléans,  à  n'importe  quel  évêque  de  l'est  ou  de 
l'ouest,  du  midi  ou  du  nord;  ses  sympathies  et  sa  fantaisie  sont  à 
cet  égard  la  seule  règle.  L'abbé  entre-t-il  en  querelle  avec  un  pou- 
voir voisin  quelconque,  le  comte  de  Nevers  ou  tout  autre,  il  se 
trouve  qu'aucune  autorité  n'a  devoir  d'en  connaître,  sauf  la  loin- 
taine cour  de  Rome ,  qui  ne  juge  jamais  de  la  cause  à  un  point  de 
vue  local,  et  que  l'adversaire  reste  ainsi  sans  recours  possible.  Si 
cet  adversaire  fait  alors  appel  à  la  force  et  à  la  révolte,  il  se  place 
dans  cette  situation  singulière,  qu'il  peut  tourner  contre  lui  cette 
même  autorité  à  laquelle  il  ne  pouvait  avoir  recours,  car  il  lui  est 
vassal,  tandis  que  l'abbé  de  Vézelay  lui  échappe  :  le  roi  ne  peut  rien 
pour  connaître  de  sa  cause;  mais,  s'il  prend  les  armes,  il  peut  tout 
pour  l'écraser.  11  n'y  a  donc  guère  lieu  de  s'étonner  que  le  caractère 
des  abbés  de  Vézelay  ait  répondu  à  la  nature  de  cette  souveraineté 


,  IMPRESSIONS   DE   VOYAGE    ET   d'aRT.  155 

exceptionnelle  :  telles  sont  les  institutions,  tels  deviennent  les 
hommes. 

D'ordinaire  les  grandes  abbayes,  surtout  dans  les  premiers  siècles 
de  leur  fondation,  ont  compté  parmi  leurs  chefs  un  nombre  consi- 
dérable d'hommes  pieux  et  illustres  par  leurs  vertus  morales;  que 
de  saints  ont  fournis  par  exemple  les  premiers  siècles  de  Cluny! 
Oa  ne  voit  rien  de  pareil  à  Yézelay.  J'ai  sous  les  yeux  la  liste  com- 
plète de  ses  abbés,  je  n'y  découvre  pas  un  seul  saint.  L'excessive 
indépendance  dont  ils  étaient  armés  en  fit  de  purs  seigneurs  féo- 
daux, et  des  politiques  altiers  ou  habiles.  Le  vent  qui  a  soufflé  en  ces 
lieux  n'est  pas  celui  de  l'esprit  et  de  la  grâce,  c'est  celui  des  âpres 
contentions  et  de  la  violence.  Que  de  querelles  et  de  luttes!  Ces 
abbés  sont  toujours  en  procès  avec  quelqu'un,  avec  l'évêque  d'Au- 
tun,  avec  le  monastère  de  Cluny,  avec  les  comtes  de  Nevers,'avec 
leurs  propres  vassaux;  il  n'est  pas  jusqu'aux  doux  franciscains  qui 
n'aient  eu  à  pâtir  de  leur  esprit  de  chicane.  Lorsque  les  pieux  frères 
apparurent  à  Yézelay,  quelques'  années  après  la  création  de  leur 
ordre,  les  abbés,  jaloux  à  l'excès  de  leur  pouvoir,  regardèrent  ces 
nouveau- venus  comme  un  grand  seigneur  regarde  un  pauvre  hère, 
sans  sou  ni  maille,  qui  prétend  partager  son  influence,  et  leur  sus- 
citèrent toute  sorte  d'obstacles.  Heureusement  le  seigneur  de  Ghas- 
tellux  de  cette  époque  se  déclara  leur  protecteur,  et  leur  fit  con- 
struire un  monastère  dont  les  débris,  connus  sous  le  nom  de  La 
Gordelle,  se  voient  encore  sur  la  montagne  de  Yézelay.  Enfin  cet 
esprit  de  contention  fut  tellement  fort  qu'il  a  coloré  d'un  vigoureux 
reflet  le  récit  que  Hugues  de  Poitiers  commença  du  vivant  de  l'abbé 
Pons  et  sur  la  demande  même  de  cet  abbé,  ce  qui  prouve  par  paren- 
thèse que  ce  dernier  savait  choisir  ses  hommes.  Dans  ce  récit  net, 
clair,  qu'on  peut  dire  marqué  d'un  véritabl-e  talent,  si  l'on  considère 
l'époque  où  il  fut  écrit,  je  n'ai  pas  relevé  un  seul  mot  pour  l'édifi- 
cation, pas  une  expression  qui  trahisse  un  esprit  mystique;  le  lan- 
gage est  celui  d'un  homme  plus  habitué  à  promener  ses  regards 
sur  les  affaires  de  ce  monde  qu'à  les  tourner  vers  le  ciel ,  et  quand 
d'aventure  le  style  ecclésiastique  y  est  employé,  ce  n'est  que  pour 
maudire  et  fl-étrir,  soin  dont  ce  chroniqueur  de  combat,  comme  on 
dirait  en  style  de  l'heure  présente,  s'acquitte  avec  un  zèle  et  un 
soin  tout  à  fait  louables. 

De  tous  ces  abbés,  Pons  de  Montboissier,  sous  lequel  naquit  et 
mourut  la  commune  de  Yézelay,  est  le  plus  célèbre,  grâce  aux 
Lettres  sur  V histoire  de  France  d'Augusûn  Thierry;  mais,  préoccupé 
qu'il  était  de  raconter  la  rapide  et  orageuse  existence  de  la  com- 
mune, le  grand  historien  a  négligé  de  nous  présenter  le  très  curieux 
spectacle  qui  ressort  de  la  lutte  de  l'abbé  avec  le  comte  de  Nevers. 
Ce  spectacle,  qui  serait  amusant  au  dernier  point,  si  l'on  ne  songeait 


156  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

à  la  conclusion  sanglante,  est  celui  de  deux  entêtemens  aux  prises, 
la  lutte  de  deux  montagnards  de  régions  diverses,  d'un  Morvandiau 
contre  un  Auvergnat.  Chacun  des  deux  adversaires  peut  être  pris 
comme  une  représentation  parfaite  de  la  race  dont  il  est  sorti;  mais 
des  deux  le  plus  remarquable  est  l'abbé  Pons.  Contemplé  dans  la 
chronique  d'Hugues  de  Poitiers,  Pons  m'apparaît  comme  un  homme 
politique  de  premier  ordre,  s'il  est  vrai  que  c'est  le  caractère  en- 
core plus  que  l'intelligence  qui  fait  l'homme  politique.  Rarement  on 
vit  employer  avec  plus  d'habileté  cette  force  redoutable  qui  s'ap- 
pelle l'inertie.  Portant  dans  son  obstination  autant  de  calme  que 
Guillaume  de  Nevers  porte  de  violence  dans  la  sienne,  Pons  se  con- 
tente d'opposer  à  tous  les  orages  une  résolution  passive  et  pour 
ainsi  dire  une  énergie  d'indifférence.  Lui  parle-t-on  de  guerre,  il 
déclare  qu'il  n'y  pense  pas,  et  laisse  à  ses  adversaires  le  tort  de 
l'agression,  en  sorte  que,  lorsqu'il  est  exhorté  à  entrer  en  com- 
position, il  peut  répondre  :  Ce  n'est  pas  moi  qui  fais  la  guerre, 
c'est  à  moi  qu'on  la  fait  ;  c'est  donc  au  comte  de  Nevers  et  non  pas 
à  moi  qu'il  faut  vous  adresser.  Lui  parle-t-on  de  paix,  il  ne  de- 
mande pas  mieux;  eh  bien!  en  ce  cas,  que  chacun  rentre  chez  soi  et 
que  les  choses  soient  comme  devant.  Rien  n'est  curieux  comme  son 
attitude  devant  certaine  députation  des  habitans  révoltés  de  Véze- 
lay  qui  venait  le  presser  d'entrer  en  accommodement  avec  son 
adversaire  et  de  consentir  à  l'établissement  de  leur  commune  :  il 
répond  qu'il  n'a  pas  à  entrer  en  accommodement,  puisqu'il  n'a  cher- 
ché aucune  querelle,  et  que,  quant  à  eux,  s'ils  veulent  bien  garder 
la  paix,  il  continuera  de  protéger  leur  liberté,  c'est-à-dire  qu'il  con- 
tinuera de  se  conduire  comme  par  le  passé.  A  cette  impassibilité, 
Pons  semble  avoir  joint  le  don  de  l'ironie,  qui  est  en  politique  une 
arme  décisive,  lorsque,  perçant  sous  la  conduite  apparente  jusqu'aux 
mobiles  secrets  de  l'âme,  elle  fait  apparaître  en  toute  évidence  la 
mauvaise  foi  de  l'adversaire.  Après  avoir  fait  condamner  le  comte 
de  Nevers  et  l'avoir  forcé  de  souscrire  à  une  clause  honteuse  qui 
lui  enjoignait  d'arrêter  et  de  punir  les  hommes  de  Yézelay  qu'il 
avait  lui-même  soulevés ,  Pons  rentra  dans  son  abbaye ,  et  là  il 
attendit  que  Guillaume  exécutât  ses  engagemens,  au  sein  d'une 
paix  d'autant  plus  profonde  que  Yézelay  était  vide  de  population 
mâle,  les  habitans  s'étant  tous  enfuis  sur  l'avis  secret  du  condamné. 
Enfin  après  plusieurs  jours  d'attente  arrivèrent  quatre  hommes 
d'armes  qui,  se  présentant  devant  l'abbé,  lui  dirent  qu'ils  étaient 
venus  pour  exécuter  l'indigne  clause,  mais  qu'ils  n'avaient  trouvé 
que  des  femmes  et  des  enfans.  Là-dessus  Pons  eut  un  très  joli  mot  : 
«  ah  vraiment!  ainsi  donc  vous  étiez  venus  quatre  pour  en  arrêter 
plusieurs  milliers?  »  La  querelle  finit  sur  ce  mot,  Guillaume  se  trou- 
vant forcé  sinon  de  remplir  les  engagemens  qui  le  constituaient 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  157 

bourreau  de  ses  propres  alliés,  au  moins  de  lés  abandonner  à  leui 
sort,  et  depuis  oncques  ne  se  releva  la  commune  de  Vézelay.  Dans 
cette  lutte,  la  commune  de  Vézelay  fut  vaincue,  non  faute  d'habi- 
leté politique  malgré  la  violence  dont  elle  fit  preuve,  mais  par  la 
nature  du  caractère  de  l'abbé.  Elle  avait  cru  jouer  un  jeu  sûr  en  se 
plaçant  du  côté  du  marteau  contre  l'enclume,  —  il  vint  un  moment 
où  le  dur  marteau  rebondissant  contre  l'inerte  enclume  se  rompit  et 
frappa  de  ses  éclats  meurtriers  ceux  qui  l'aidaient  à  se  mouvoir. 

Si  Vézelay  posséda  jamais  un  genius  Ion,  ce  fut  celui  de  la  dis- 
pute, et  l'esprit  trop  exclusivement  politique  des  abbés  n'était  guère 
fait  pour  l'adoucir  et  le  transformer.  La  révolte  comprimée  se  chan- 
geait facilement  en  hérésie,  les  habitans  se  vengeaient  sur  la  reli- 
gion de  leurs  mécomptes  politiques.  Au  pied  de  la  montagne  de 
Vézelay,  on  voit  le  petit  village  d'Asquin,  où  furent  brûlés  sept  ou 
huit  de  ces  sectaires  qui  furent  connus  au  moyen  âge  sous  le  nom 
de  patarins.  Or,  comme  Hugues  de  Poitiers  nous  apprend  que  ces 
pauvres  diables  furent  brûlés  tout  justement  après  la  fin  des  démê- 
lés de  l'abbé  Guillaume  de  Mello,  successeur  de  Pons,  avec  le  comte 
de  Nevers,  il  est  plus  que  probable  que  ces  hérétiques  ne  furent 
autre  chose  que  des  débris  et  des  épaves  des  anciennes  factions, 
une  queue  de  l'orageuse  commune,  qui  de  colère  avait  pris  cette 
forme  antireligieuse.  Au  xvi"  siècle,  la  réforme  y  rencontra  des  ad- 
hérens  sinon  très  nombreux,  au  moins  très  actifs  et  très  ardens;  on 
le  vit  bien  aux  facilités  de  défense  qu'y  trouvèrent  les  calvinistes 
lorsque,  maîtres  de  la  ville,  ils  durent  soutenir  le  siège  opiniâtre 
de  l'armée  catholique.  Un  nom  d'ailleurs  en  dira  plus  long  que 
toutes  les  considérations;  un  seul  homme  remarquable  est  né  à 
Vézelay,  et  cet  homme,  c'est  Théodore  de  Bèze,  le  lettré  par  excel- 
lence de  la  réforme,  le  controversiste  du  colloque  de  Poissy,  c'est- 
à-dire  le  génie  de  la  dispute  fait  homme.  C'est  lui  qui  fut  surnommé 
le  Mélanchthon  de  Calvin,  pour  signifier  sans  doute  qu'il  représen- 
tait la  douceur  à  côté  de  la  force  :  terrible  douceur,  s'il  faut  en  ju- 
ger par  son  image,  et  qu'il  serait  pardonnable  de  prendre  pour  la 
plus  redoutable  âpreté.  La  seule  chose  intéressante  que  contienne 
le  très  pauvre  musée  de  Nevers  est  un  portrait  du  célèbre  réfor- 
mateur :  les  muses  et  les  grâces  qu'il  s'efforça  de  chanter  dans  sa 
jeunesse  n'ont  en  vérité  laissé  aucune  trace  sur  son  visage  har- 
gneux au  possible,  marqué  d'une  empreinte  de  fermeté  et  de  soli- 
dité remarquable;  c'est  un  type  suprême  de  logicien  et  de  raison- 
neur, qui  a  rappelé  à  mon  souvenir  certain  portrait  d'un  ministre 
de  Hollande,  chef-d'œuvre  de  Van  der  Helst,  que  l'on  voit  à  Rot- 
terdam. Tout  à  l'heure  nous  disions  que  le  paysage  d'Avallon  et  de 
Vézelay  nous  avertissait  que  nous  n'étions  plus  en  Bourgogne;  com- 
bien ce  visage  et  ce  caractère  nous  en  avertissent  mieux  encore! 


158         *        REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Que  nous  voilà  loin,  avec  Théodore  de  Bèze,  du  riche,  large,  com- 
préhensif  génie  de  la  Bourgogne,  aussi  loin  de  Bossuet,  dont  il  re- 
jetait les  croyances,  que  de  Buffon,  qu'il  aurait  condamné  comme 
il  condamna  Michel  Servet,  et  que  nous  voilà  près  au  contraire  de 
l'esprit  du  Nivernais,  terroir  révolutionnaire  par  excellence,  qui  a 
donné  à  la  terreur  son  apôtre  le  plus  démocratique  dans  Anaxago- 
ras  Chaumette  et  son  théologien  le  plus  implacable  dansSaint-Just! 
A  mi-chemin  de  la  longue  rue  escarpée  par  laquelle  on  grimpe  plu- 
tôt qu'on  ne  monte  à  l'église  de  La  Madeleine,  on  montre  encore  la 
petite  maison  où  Bèze  naquit  et  vécut.  C'est  une  maison  du  moyen 
âge  finissant,  qui  retient  encore  son  ancien  caractère,  et  qui  mieux 
que  de  longues  lectures  nous  explique  ces  restes  du  passé  qui  per- 
sistent chez  tous  ces  novateurs  du  xvi^  siècle  et  nous  frappent  comme 
des  inconséquences  et  des  contradictions. 

L'église  de  La  Madeleine,  qui  menaçait  ruine  il  y  a  quelque  trente 
ans,  à  ce  point  que  Mérimée  raconte  que,  pendant  qu'il  en  prenait 
les  dessins,  il  entendait  une  pluie  incessante  de  petites  pierres 
tomber  autour  de  lui,  est  désormais  à  l'abri  de  tout  danger.  Elle  a 
été  presque  entièrement  reconstruite  dans  ces  dernières  années  par 
les  soins  de  M.  Vio!let-Le-l)uc,  qui  par  ses  habiles  restaurations  a 
rendu  tant  de  services  à  notre  histoire  nationale.  Comme  cette  église 
a  été  fort  habilement  décrite  plusieurs  fois,  et  par  M.  Viollet-Le-Duc 
lui-même  et  par  M.  Mérimée,  nous  devons  nous  borner  simplement 
à  retracer  les  impressions  qu'elle  nous  a  laissées.  Malgré  la  beauté 
des  trois  porches,  surtout  de  celui  du  milieu,  malgré  la  richesse  des 
ornemens  dont  la  façade  est  décorée,  l'extérieur  produit,  il  faut 
l'avouer,  un  effet  assez  médiocre,  et  laisse  le  spectateur  quelque  peu 
désappointé;  mais  comme  ce  désappointement  passe  vite  dès  qu'on 
pénètre  dans  l'intérieur!  En  entrant,  on  rencontre  d'abord  un  vesti- 
bule assez  vaste,  surmonté  des  deux  côtés  par  deux  galeries  qui  se 
réunissent  au  centre  en  une  sorte  de  tribune  analogue  à  certains 
jubés.  Ce  vestibule,  c'est  ce  qu'on  appelle  en  langage  d'architecte  le 
narihex,  et  en  langage  populaire  ïéglîse  des  catéchumènes.  Cette 
disposition  intérieure,  dont  il  ne  reste  aujourd'hui  que  de  rares 
échantillons,  semble  avoir  été  commune  en  Bourgogne  à  toutes  les 
églises  abbatiales  de  dates  rapprochées  de  celle  de  La  Madeleine. 
La  grande  église  de  Cluny  possédait  une  église  des  catéchumènes; 
Saint- Philibert  de  Tournus  en  possède  encore  une,  dont  l'effet  est 
positivement  sublime.  11  n'en  est  pas  tout  à  fait  ainsi  à  La  Madeleine 
de  Vézelay;  cependant  son  église  des  catéchumènes  a  du  caractère, 
et  ce  caractère  est  bien  d'accord  avec  celui  du  temple  entier.  A 
Saint-Philibert  de  Tournus,  on  retrouve  tout  vivant  encore  dans  le 
narthex  le  sentim.ent  qui  dans  l'église  primitive  donna  naissance 
à  cette  disposition  architecturale  :  c'est  bien  un  purgatoire  visible, 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'arT.  159 

un  lieu  d'attente  sacrée  pour  des  âmes  croyantes,  soutenues  par 
l'espoir  de  leur  réunion  à  la  communion  générale  des  fidèles;  à 
Vézelay,  ce  n'est  qu'une  forme  architecturale  conservée  par  la 
tradition  et  respectable  à  ce  titre,  une  sorte  de  splendide  anti- 
chambre de  la  maison  de  Dieu,  où  serfs  et  vassaux  peuvent  sta- 
tionner en  attendant  l'heure  de  leurs  maîtres.  Les  portes  du  nar- 
thex  une  fois  ouvertes,  l'œil,  saisi  tout  vif  par  une  perspective  à 
laquelle  ne  se  peuvent  comparer  les  plus  étonnans  effets  du  dio- 
rama,  plonge  avec  surprise  dans  une  profondeur  singulière,  et  em- 
brasse d'un  seul  regard  l'église  dans  toute  sa  longueur.  Une  spa- 
cieuse avenue  (je  n'ose  dire  une  nef,  car  le  mot  rendrait  mal  le 
caractère  propre  à  cette  magnificence),  bordée  de  colonnes  ro- 
manes sur  chacun  des  côtés,  comme  les  avenues  qui  conduisent 
aux  résidences  seigneuriales  sont  bordées  de  grands  arbres,  dé- 
bouche en  face  du  chœur.  Des  deux  côtés  de  cette  avenue,  deux 
allées  plus  étroites  l'accompagnent  avec  une  sorte  de  modestie 
et  l'abandonnent  respectueusement  aux  deux  portes  latérales.  Dieu! 
que  cette  avenue  est  vaste  et  longue,  que  ce  chœur  est  profond 
et  paraît  lointain  !  Si  on  pénètre  dans  le  chœur  et  qu'on  regarde 
la  nef,  un  autre  effet  de  diorama  se  présente,  mais  celui-là  tout 
différent  du  premier.  Comme  l'axe  de  ce  chœur  n'est  pas  le  même 
que  celui  de  la  nef,  il  s'ensuit  que,  lorsqu'on  se  place  derrière 
le  maître-autel,  on  voit  la  nef  de  biais  au  lieu  de  la  voir  de  face, 
et  alors  on  a  l'aspect  d'une  forêt  de  colonnes,  assez  comparable 
à  celui  des  bois  de  haute  futaie  bien  aménagés.  La  comparaison 
est  aussi  exacte  que  possible,  car  ces  colonnes  n'ont  rien  de  com- 
mun avec  ces  énormes  piliers,  géans  massifs  semblables  à  des 
éléphans  chargés  de  tours,  ou  avec  ces  piliers  de  diamètre  bien 
pris,  mais  trapus  et  ramassés  sur  eux-mêmes,  qui  soutiennent 
d'ordinaire  les  églises  romanes;  ce  sont  des  colonnes  sveltes,  élan- 
cées, à  la  fois  élégantes  et  robustes  comme  de  beaux  arbres  bien 
venus.  C'est  de  l'élégance  de  cette  colonnade  que  résulte  pro- 
bablement une  beauté  d'un  ordre  plus  général  qui  s'étend  à  tout 
l'édifice  et  qui  en  fait  la  véritable  originalité.  L'église  en  effet  n'a 
pas  d'unité  de  style,  et  cependant  au  premier  abord  l'œil  est  aussi 
pleinement  satisfait  que  si  l'harmonie  la  plus  étroite  régnait  entre 
les  diverses  parties  de  l'édifice.  La  nef  et  le  chœur  sont  de  styles 
et  de  siècles  différens,  la  nef  est  romane,  le  chœur  est  gothique; 
mais  cette  diflerence  n'engendre  ni  contraste,  ni  heurts  d'aucun 
genre.  Les  deux  ordres  de  notre  architecture  religieuse  se  sont 
alhés  dans  le  plus  intime  et  le  plus  amoureux  des  mariages;  cha- 
cun d'eux  s';ijoute  à  l'autre  pour  le  continuer  et  le  compléter,  et 
cherche  moins  à  valoir  par  lui-même,  à  montrer  tout  ce  qu'il  est, 
qu'à  montrer  et  à  faire  valoir  les  beautés  propres  à  son  rival.  Les 


160  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

changemens  survenus  dans  le  goût  général,  les  reconstructions 
partielles  opérées  dans  le  cours  des  siècles,  ont  mis  bien  des 
fois  en  présence  les  deux  ordres  d'architecture;  mais  les  anti- 
thèses que  présentent  d'ordinaire  ces  juxtapositions  sont  plus  faites 
pour  piquer  l'intérêt  de  l'archéologue  que  pour  satisfaire  l'instinct 
d'harmonie  de  l'artiste  :  ici  tout  au  contraire,  c'est  l'instinct  de 
l'artiste  qui  est  satisfait  le  premier  par  cette  entente  en  quelque 
sorte  cordiale  entre  les  deux  architectures,  qui  cependant  conser- 
vent l'une  et  l'autre  leurs  caractères  bien  nettement  distincts.  Je  ne 
connais  pas  d'autre  exemple  de  ce  phénomène,  dont  je  laisse  aux 
architectes  le  soin  de  déterminer  la  véritable  cause,  et  je  serais 
volontiers  porté  à  le  croire  unique. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  j'ai  employé  plusieurs  fois  les  mots 
de  palais,  d'avenue,  de  résidence  seigneuriale;  ces  mots  sont  auto- 
risés par  l'impression  qui  résulte  de  la  contemplation  de  ce  bel  édi- 
fice. La  Madeleine  de  Yézelay,  si  j'ose  m'en  fier  à  l'empreinte  qu'en 
a  reçue  mon  imagination,  c'est  le  type  même  du  temple  de  l'église 
triomphante.  Par  le  peu  que  nous  avons  dit  de  son  église  des  catéchu- 
mènes, le  lecteur  a  pu  soupçonner  à  quel  point  cette  disposition  ar- 
chitecturale, tradition  et  souvenir  des  églises  des  premiers  siècles, 
avait  perdu  le  cachet  de  son  origine.  Tout  l'édifice  est  à  l'avenant. 
L'admiration  seule  y  trouve  pâture  ;  rien  n'est  resté  pour  l'atten- 
drissement et  la  sympathie.  Oh!  que  nous  voilà  loin  des  temps  de 
l'église  militante  !  Religion  hautaine,  pieuse  fierté,  moral  esprit  de 
discipline  et  de  contrainte,  voilà  ce  qu'on  sent  en  parcourant  cette 
vaste  nef  et  en  suivant  le  tour  de  ce  chœur  élégant.  Ici  l'église  règne 
autant  qu'elle  prie,  et  commande  autant  qu'elle  bénit.  Ce  temple 
est  un  palais  où  des  religieux,  qui  sont  des  maîtres,  convoquent  des 
fidèles,  qui  sont  des  sujets.  L'esprit  évoque  sans  efforts  le  spectacle 
qu'il  présenta  pendant  de  longs  siècles,  spectacle  qui  nous  éloigne 
autant  de  la  démocratie  fraternelle  des  pasteurs  de  l'église  primitive 
que  de  la  démocratie  des  fonctionnaires  sacrés  des  temps  nouveaux. 
Là-bas,  à  l'entrée  du  temple,  la  cohue  des  pauvres  et  des  infirmes 
encombre  l'église  des  catéchumènes,  la  vaste  nef  est  remplie  par  la 
foule  chrétienne  des  vassaux,  et  tout  en  haut,  autour  de  ce  chœur 
exhaussé  de  trois  marches  et  disposé  comme  un  trône,  siège,  sénat 
souverain,  le  chapitre  des  moines  présidé  par  l'abbé  debout  sur 
les  gradins  de  l'autel.  Voilà  le  spectacle  qui  seul  convient  à  La  Ma- 
deleine, et  dont  elle  ne  pourrait  trouver  les  élémens  à  jamais  dis- 
parus dans  la  foule  des  modernes  chrétiens  libres  et  dans  des  ec- 
clésiastiques fonctionnaires  salariés.  Aussi,  bien  que  remise  à  neuf, 
bien  que  servant  toujours  au  culte  public,  est-on  saisi  dans  cette 
église  comme  par  le  froid  de  la  tombe.  C'est  un  superbe  monument 
funèbre,  et  ce  monument  est  vide,  car  le  mort  même  en  a  été  retiré. 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  161 

Ce  sentiment  du  vide  n'est  pas  un  simple  phénomène  moral;  rien 
ne  lui  est  resté  de  ce  qui  la  faisait  autrefois  vivante.  Un  seul  tom- 
beau presque  informe  à  force  d'altérations,  qui  a  contenu,  si  je  ne 
me  trompe,  un  ancien  évêque  de  Langres,  se  laisse  voir  encore  dans 
une  niche  pratiquée  très  haut  près  d'une  des  portes  latérales.  Parmi 
les  débris  de  l'église  qui  n'ont  pu  être  utilisés  dans  la  réparation,  je 
remarque  un  buste  de  sainte  de  grandeur  naturelle,  œuvre  évidente 
de  la  renaissance,  d'une  expression  charmante,  qui  me  rappelle 
d'assez  près  le  caractère  des  femmes  de  Léonard  de  Vinci.  Est-ce  un 
fragment  d'une  statue  de  sainte  Madeleine?  C'est  tout.  Je  ne  crois 
pas  avoir  de  ma  vie  ressenti  une  impression  aussi  sépulcrale. 

Du  reste  ce  froid  de  mort  s'étend  à  tout  ce  qui  entoure  l'église 
et  à  la  localité  même  où  elle  s'élève.  Du  chœur,  je  passe  dans  la  salle 
capitulaire,  aujourd'hui  transformée  en  chapelle  dédiée  à  la  Vierge, 
et  avoisinée  par  une  charmante  galerie  claustrale  à  courtes  colonnes 
romanes.  C'est  tout  ce  qui  reste  de  l'ancienne  abbaye.  11  y  eut  un 
jour  où  cette  salle  fut  le  théâtre  d'une  scène  bruyante  et  mémorable, 
sous  le  gouvernement  de  l'abbé  Guillaume  de  Mello,  successeur  de 
Pons  de  Montboissier.  Uabbé  avait  quitté  l'abbaye  pour  aller  de- 
mander justice  des  violences  du  comte  de  Nevers,  fils  de  l'ancien 
adversaire  de  Pons  et  héritier  de  toutes  ses  haines.  Ses  religieux. 
assiégés  dans  leur  monastère,  voyaient  venir  le  moment  où  la  ré- 
sistance serait  inutile;  en  outre  l'intrigue  avait  introduit  la  division 
dans  leurs  rangs,  et  un  parti  s'était  formé,  qui  parlait  de  se  sou- 
mettre au  comte  de  Nevers.  Alors  le  prieur  Gilon,  qui  gouvernait 
en  l'absence  de  l'abbé,  homme  plein  de  sens  et  d'éloquence  per- 
suasive, s'il  faut  en  juger  par  les  remarquables  fragmens  de  ses 
discours  que  nous  a  conservés  Hugues  de  Poitiers,  une  sorte  de 
prudent  Ulysse  du  cloître,  assembla  ses  moines  dans  cette  salle,  et 
leur  démontra  que  la  résistance  étant  désormais  inutile,  et  la  sou- 
mission impossible,  puisqu'elle  équivaudrait  aune  trahison,  un  seul 
parti  était  digne,  celui  de  la  désertion  en  niasse  et  de  l'exil  volon- 
taire, résolution  qui  fut  exécutée  au  grand  embarras  du  comte  de 
Nevers,  qui,  en  place  d'ennemis  auxquels  il  pensait  dicter  sa  loi,  ne 
rencontra  que  des  salles  vides.  Lorsque  je  l'ai  visitée,  cette  salle 
était  encore  occupée,  mais  c'était  par  une  bande  d'inoffensifs  mar- 
mots auxquels  un  jeune  prêtre  enseignait  le  catéchisme. 

De  la  salle  capitulaire,  je  suis  allé  sur  la  terrasse  qui  domine  la 
vallée  de  la  Cure.  Le  paysage  que  l'œil  embrasse  est  d'une  remar- 
quable étendue;  en  dépit  de  son  manteau  do  verdure,  il  est  singu- 
lièrement triste  à  force  d'être  nu  et  dépouillé.  Aussi  loin  que  la 
vue  s'étende,  elle  n'aperçoit  pas  un  arbre.  J'ai  demandé  à  quoi  cela 
tenait,  on  m'a  répondu  que  tous  les  arbres  des  environs  avaient  été 

TOBB  cm.  —  ifilZ.  11 


162  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

arrachés,  parce  que,  ces  arbres  étant  des  noyers,  les  paysans  avaient 
fini  par  remarquer  que  rien  ne  poussait  à  leur  ombre.  L'observation 
est,  je  crois,  fondée;  il  n'en  est  pas  moins  regrettable  qu'il  ne  soit 
pas  resté  quelques  bouquets  ou  quelques  rangées  de  ces  noyers 
condamnés  pour  rompre  çà  et  Là  la  monotonie  du  paysage.  C'est 
sur  le  versant  qui  descend  au-dessous  de  cette  terrasse  que  se  tint  < 
l'assemblée  des  chevaliers  convoqués  par  Louis  le  Jeune  pour  la 
plus  mal  combinée  des  croisades.  Je  reconnais  sans  trop  de  peine 
la  place  où  s'élevait  l'estrade  royale  et  celle  où  saint  Bernard  prê- 
cha cette  malencontreuse  entreprise,  la  seule  de  ses  œuvres  qui 
n'ait  pas  réussi.  Elle  lui  fut  cruellement  reprochée  plus  tard  par 
l'opinion  de  l'époque,  et  fort  injustement,  comme  il  arrive  pres- 
que toujours  pour  les  actions  des  grands  hommes,  car  avec  la 
prescience  du  génie  il  n'en  avait  jamais  eu  bonne  opinion,  s'était 
longtemps  défendu  de  la  prêcher,  et  n'avait  cédé  à  la  (in  que  par 
déférence  pour  la  papauté.  Je  me  demande  à  la  vue  de  cette  place 
comment  cet  homme  si  débile,  qui  pouvait  cà  [)eine  se  tenir  debout, 
et  dont  l'estomac  refusait  presque  tout  aliment,  parvenait  à  se  faire 
entendre  dans  un  lieu  qui  par  sa  nature  réclame  le  volume  de  voix 
d'un  géant,  et  au  milieu  de  multitudes  que  leur  appareil  de  guerre 
rendait  nécessairement  bruyantes  au  plus  léger  fréinissetnent.  Pa- 
reil phénomène  serait  à  peu  près  inexplicable,  si  l'on  ne  savait  qu'il 
est  des  grâces  particulières  pour  les  hommes  d'une  grande  âme  et 
d'une  forte  volonté.  Un  silence  presque  ftmèbre  remplit  seul  la  soli- 
tude de  cette  campagne,  autrefois  animée  du  tapage  le  plus  ardent 
et  traversée  par  la  plus  bigarrée  des  foules. 

La  ville  même  n'échappe  pas  à  ce  linceul  de  silence  qui  re- 
couvre de  toutes  parts  cette  grandeur  défunte.  Il  n'en  est  pas  de 
Vézelay  comme  d'autres  très  anciennes  cités  qui,  en  perdant  leur 
importance,  n'en  ont  pas  moins  continué  de  vivre  tant  bien  que  mal, 
Autun,  Gluny  par  exemple.  Ici,  la  vie  a  tari  d'une  manière  complète; 
elle  s'est  enfuie  un  certain  jour,  et  n'y  a  jamais  reparu,  même  sous 
la  pi  us  modeste  des  formes.  11  y  a  tels  endroits  de  la  petite  ville  où  l'on 
croit  parcourir  un  cimetière,  tant  ces  maisons  du  xii^  et  du  xiu*  siè- 
cle semblent  vous  dire  :  il  y  a  sept  cents  ans  que  nos  habitans  sont 
morts.  Le  passé  n'est  pas  triste  lorsque  la  vie  n'a  pas  été  inter- 
rompue et  qu'il  se  trouve  marié  au  présent;  mais  Vézelay,  c'est  le 
passé  sans  nul  présent,  et  probablement,  hélas!  sans  aucun  avenir, 
car  l'importance  tout  accidentelle  de  cette  ville  tint  à  l'abbaye,  qui 
en  fit  un  point  de  jonction  entre  la  Bourgogne  et  le  Nivernais.  Une 
fois  l'abbaye  détruite,  Yézelay  redevint  ce  qu'il  était  par  nature, 
une  simple  crête  de  montagne  qui  n'avait  par  elle-même  aucune 
utilité  essentielle.  Une  telle  histoire  est  faite  pour  suggérer  d'assez 
piquantes  réflexions  sur  la  légèreté  humaine;  combien  de  fois  il  ar- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  16S 

rive  que  les  hommes  se  révoltent  précisément  contre  les  choses  sans 
lesquelles  ils  ne  seraient  rien!  Ce  fut  le  cas  pour  Vézelay,  dont  la 
commune  devait  être  ne'-cessairement  et  fut  en  effet  le  plus  stérile 
de  tous  les  mouveinens  analogues  qui  éclatèrent  au  xii^  siècle. 

Maintenant  voulez-vous  sav(»ir  comment  finissent  tous  ces  grands 
souvenirs,  descendez  la  montagne  étaliez  passer  quelques  instants  au 
petit  village  de  Saint-Père.  C'est  là  que  fut  l'emplacement  piimitii 
de  l'abbaye.  On  y  voit  une  charmante  église  dont  la  façade  repro- 
duit en  miniiture  celle  de  La  Madeleine  de  Vézelay.  L'intérieur  a  été 
reconstruit  tout  récemment,  et  à  l'heure  qu'il  est  on  travai'le  pro- 
bablement encore  à  en  réparer  le  porche  et  le  narthex  microsco- 
piques, car  cette  (église,  qui  n'est,  à  tout  prendre,  qu'une  spacieuse 
chapelle,  possède  un  narthex  comme  Vézelay,  sans  doute  par  imi- 
tation, ce  qui  prouve  qu'en  architecture  aussi  toute  grenouille  veut 
égaler  le  bœuf,  et  tout  marquis  avoir  des  pages.  Comme  dans  celle 
de  Vézelay,  il  n'est  à  peu  près  rien  resté  dans  cette  église  des  sou- 
venirs et  des  décorations  du  passé.  Voici  pourtant  une  inscription 
qui  est  enchâssée  dans  la  muraille  d'une  chapelle  ;  approchons- 
nous  donc  et  lisons. 

Pour  bien  dévotement  supplier  ce  grand  Dieu, 

Où  gît  riionneiip  de  la  gloire  future, 
Nous  a  donné  ce  lieu  pour  notre  sépulture, 
Marin  Roux  et  les  siens  ont  obtenu  ce  lieu.  1636. 

Il  ressort  de  cette  inscription  que  dans  le  premier  tiers  du 
xvii^  siècle  un  parfait  imbécile  vivait  en  ces  alentours.  Il  avait  vu 
les  églises  pleines  de  monumens  funèbres,  il  avait  lu  les  inscrip- 
tions et  les  épil;aphes  gravées  sur  ces  monumens,  et,  sa  vanité  s'ea- 
flammnnt  à  ce  spectacle,  il  s'était  promis  que  lui  aussi  aurait  une 
épitaphe  rimée  qui  transmettrait  son  nom  à  la  postérité.  Non-seu- 
lement il  a  réalisé  sou  désir  grotesque,  mais  il  a  daté  son  ineptie, 
ayant  remarcjué  sans  doute  que  la  date  ajoute  un  grand  lustre  aux 
souvenirs  du  passé.  Ce  millésime  de  163G  surtout  me  paraît  su- 
blime. Ainsi  voilà  une  sottise  qui  a  maintenant  deux  siècles  et 
demi  d'existence,  ce  qui  lui  fait  des  quartiers  de  noblesse  assez 
respectables.  Elle  est  née  en  1636,  longtemps  avant  que  les  Phé- 
lippeaux  fussent  ducs,  que  les  Colbert  vinssent  au  monde,  et  que 
les  Piiquet  fussent  anoblis.  On  aurait  voulu  démontrer  que  la  no- 
blesse ne  peut  être  constituée  par  la  seule  antiquité,  et  que  l'an- 
tiquité séparée  d'une  sagesse  toujours  renouvelée  équivaut  à  une 
superstition,  qu'on  n'aurait  pu  mieux  s'y  prendre  que  cet  ingé- 
nieux Marin  Roux.  Cette  inscription  saugrenue  méiiterait  vrai- 
ment d'être  transformée  en  proverbe  :  antique  comme  Vêpilaphe 
de  Saint-Père  sous  Vézelay,  pourrait-on  dire  toutes  les  fois  qu'on 


Î6&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  trouverait  en  face  d'une  sottise  qui  n'aurait  pour  elle  que  le 
temps.  Tel  est  le  sort  de  toutes  les  choses  de  ce  monde  ;  les  plus 
belles  fleurs  sont  piquées  par  les  chenilles,  les  plus  tendres  arbris- 
seaux broutés  par  les  chèvres,  et  les  plus  nobles  coutumes  désho- 
norées par  la  bêtise. 

IL    —    CHASTELLUX. 

Dans  la  foule  immense  des  petits  dieux  qui  composaient  le  pan- 
théon du  paganisme  romain,  y  en  avait-il  un  qui  présidât  aux 
voyages?  et  y  en  a-t-il  un  dans  cette  Chine  qui  reconnaît  les  génies 
tutélaires  de  la  porcelaine,  de  la  laque  et  des  lanternes?  Pour  moi, 
je  suis  porté  à  croire  qu'il  existe  en  effet  une  providence  toute  spé- 
ciale pour  le  touriste,  pourvu  toutefois  que  celui-ci  joigne  à  l'ardeur 
du  curieux  quelque  chose  du  respect  du  pèlerin.  Combien  de  fois  il 
m'est  arrivé  de  reconnaître  par  exemple  que  des  accidens  que  tout 
voyageur  aurait  le  droit  de  regarder  comme  des  contre-temps  se 
trouvaient  au  contraire  des  rencontres  fortuitement  heureuses!  Une 
journée  de  pluie  ou  de  brouillard  ne  sera  jamais  la  bienvenue,  et 
cependant  il  est  tel  site,  tel  paysage,  tel  monument  même,  qui  ne 
rassortent  dans  tout  leur  caractère  que  par  de  pareilles  tempé- 
ratures. Ainsi  j'ai  fait  la  route  d'Avallon  à  Vézelay  par  une  tempête 
de  neige,  que  j'avais  maudite  au  départ  comme  un  mortel  aux  ju- 
gemens  précipités,  et  celle  d'Avallon  à  Chastellux  par  le  plus  gai 
des  soleils  de  printemps,  justement  les  deux  températures  qui  con- 
viennent à  l'une  et  à  l'autre  excursion;  la  nature  avait  donc  mieux 
choisi  pour  moi  que  je  n'aurais  choisi  moi-même.  Autant  ces  ra- 
fales de  neige  s'harmonisaient  bien  avec  l'âpreté  sombre  de  la  cam- 
pagne qui  mène  à  Vézelay,  autant  ce  gai  soleil  était  bien  d'accord 
avec  la  sauvagerie  riante  de  la  campagne  qui  mène  à  Chastellux. 
Peu  d'horizon  et  de  perspective,  car  la  vue  rencontre  presque  par- 
tout un  obstacle,  bornée  qu'elle  est  par  les  accidens  d'une  na- 
ture montagneuse.  Une  jolie  route  serpentant  en  plis  et  en  replis 
sans  fin  vous  présente  un  à  un  chaque  trait  de  cette  campagne, 
sans  que  vous  puissiez  en  perdre  un  seul,  et  vous  en  fait  pour 
ainsi  dire  jouir  en  détail.  A  chaque  tournant,  le  décor  change,  dé- 
cor étroit  dont  l'œil  caresse  tout  à  loisir  le  moindre  aspect,  un 
bouquet  d'arbres  bien  groupé,  un  rocher  pittoresquement  campé 
sur  le  flanc  de  la  route,  un  bout  de  bruyère;  il  n'y  a  de  perma- 
nent dans  cette  succession  de  gentils  changemens  à  vue  que  l'ai- 
mable persistance  avec  laquelle  le  petit  ruisseau  du  Cousin  s'a- 
charne à  vous  escorter  pendant  la  plus  grande  partie  de  votre 
route,  tantôt  se  dérobant  sous  les  ombres  des  arbres,  tantôt  pour- 
suivant sa  course  à  découvert  de  toute  la  vitesse  de  ses  petits  flots, 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'ART.  165 

et  faisant  ainsi  au  paysage  vert  une  mobile  lisière  d'argent,  comme 
une  frange  borde  le  champ  d'une  étoffe  ou  d'un  tapis.  Enfin  à  un 
dernier  tournant  apparaît  Chastellux,  véritable  résumé  et  expres- 
sion parfaite  de  tous  les  caractères  de  la  nature  qu'on  vient  de  par- 
courir. Le  lieu  est  d'une  sauvagerie  d'un  goût  exquis,  d'une  sauva- 
gerie heureusement  proportionnée,  agreste  avec  art,  tourmentée 
pour  ainsi  dire  avec  esprit;  c'est  une  pensée  de  la  nature  des  mieux 
conçues  et  des  mieux  rendues,  une  inspiration  romantique  de  la 
grande  déesse  exécutée  avec  une  netteté  toute  classique.  Cela  est 
fauve  avec  grâce  comme  le  cerf  et  le  chevreuil,  et  non  sinistre- 
ment  fauve  à  la  manière  du  loup,  comme  la  campagne  de  Vézelay 
f  ue  nous  avons  précédemment  décrite.  La  route  court  par  une  des- 
cente rapide  au  ravin  que  forme  la  Cure  :  en  face,  le  château  de 
Chastellux  se  détache  avec  un  vigoureux  relief  à  mi-côte  d'une 
hauteur  dont  l'escarpement  n'a  rien  de  bien  pénible;  au  bas,  la 
limpide  Cure,  bien  endiguée  entre  deux  murailles  de  rochers,  tourne 
avec  une  rapidité  torrentueuse  au  pied  de  la  colline,  qu'elle  vou- 
drait plus  étroitement  embrasser,  et,  murmurant  son  dépit  avec  des 
clameurs  de  cascades,  pousse  avec  une  vivacité  quasi  colérique  ses 
Ilots  sans  souillures  sur  un  lit  de  roches  aussi  vierge  d'impuretés 
que  le  fut  la  nature  à  son  premier  état.  Voilà  toutes  les  parties  con- 
stitutives de  ce  paysage  :  vous  voyez  qu'elles  sont  simples  et  faciles 
à  dénombrer;  mais  ce  qui  ne  peut  se  rendre,  c'est  la  perfection  avec 
laquelle  ces  quelques  élémens  se  sont  groupés  et  fondus.  C'est  ainsi 
qu'avec  quelques  accords  un  musicien  de  génie  sait  enfanter  une 
mélodie  ravissante,  et  qui  reste  d'autant  mieux  gravée  dans  le  sou- 
venir qu'elle  est  moins  compliquée. 

Le  château  de  Chastellux  est  le  lieu  de  résidence  des  derniers 
descendans  d'une  des  familles  les  plus  illustres  de  Bourgogne.  Avec 
un  peu  d'envie  de  flatter,  on  pourrait  la  faire  remonter  aisément 
jusqu'au  x*"  siècle,  car  on  suit  sans  difficulté  à  travers  toutes  les  vi- 
cissitudes des  héritages,  des  mariages,  des  transferts  de  titres,  l'his- 
toire des  seigneurs  de  Chastellux  jusqu'à  cette  lointaine  époque; 
mais  le  représentant  actuel  de  cette  famille,  démontrant  une  fois  de 
plus  que  la  véritable  noblesse  se  contente  de  ses  titres  et  n'éprouve 
pas  le  besoin  de  s'en  fabriquer  d'apocryphes,  a  découragé  par 
avance  les  efforts  des  flatteurs  futurs.  De  ses  recherches,  qu'il  a 
consignées  dans  un  livre  d'une  étendue  considérable  (1),  il  résulte 
qu'il  y  a  eu  jusqu'à  ce  jour  deux  maisons  très  distinctes  de  Chas- 
tellux, celle  des  premiers  seigneurs,  qui  s'éteignit  dans  la  seconde 
moitié  du  xiv*  siècle  par  un  mariage  et  un  transfert  de  titres,  et 

(1)  Histoire  généalogique  de  ta  maison  de  Chastellux,  par  le  comte  de  Gliastellux; 
Avallon,  1869. 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

celle  des  Beauvoir,  qui  prit  naissance  à  cette  dernière  époque.  La 
maison  des  Beauvoir  à  son  tour  se  subdivise  en  plusieurs  branches, 
et  c'est  de  la  branche  cadette  que  les  comtes  actuels  de  Chastellux 
sont  descendus.  Ainsi  le  noble  généalogisie  ne  se  reconnaît  pas  une 
origine  immédiate  plus  lointaine  que  la  seconde  moitié  du  xvi*'  siè- 
cle; c'est  léelle  modestie  de  sa  part,  car  avec  les  documens  que 
nous  avons  sons  les  yeux  on  peut  sans  hésiter  remonter  bien  au- 
delà  de  cet  Âitaud  de  Chastellux  qui  prit  la  croix  à  cette  seconde 
croisade  que  nous  avons  vu  prêcher  par  saint  Bernard  à  Vézelay.  Il 
est  vrai  que  l'antiquité  de  la  famille  ne  perd  pas  grand'chose  à  cet 
aveu,  car,  si  elle  ne  descend  que  très  indirectement  des  anciens 
Chastellux,  elli  descend  en  revanche  en  ligne  ininterrompue  des 
Montréal,  dont  la  tige  première  se  montre  dès  le  x*"  siècle.  La  bonne 
foi,  la  recherche  scrupuleuse  de  la  vérité,  la  modestie  de  ton,  qui 
régnent  dans  ce  travail  généalogique,  sont  faites  pour  toucher. 
Quand  l'auteur  rencontre  chez  quelqu'un  de  ses  ancêtres  une  erreur 
de  conduite  ou  une  faute  politique,  il  l'expose  franchement  sans 
songer  à  l'atténuer  ou  à  la  dissimuler:  arnica  nobililas,  sed  magis 
arnica  veritas  serait  une  bonne  épigraphe  à  placer  en  tête  de  son 
livre.  C'est  ainsi  qu'il  condamne  sans  détours  Tinerlie  du  maréchal 
de  Gliastellux  en  face  des  bandes  irrégidières  connues  sous  le  nom 
à'écorcheurs  et  les  compositions  répréhensibles  qu'il  fit  plusieurs 
fois  avec  leurs  chefs.  Quelquefois  même  il  nous  révèle  avec  candeur 
des  actes  privés  parfaitement  inconnus,  et  qu'il  n'eût  tenu  qu'à  lui 
de  laisser  dans  lombre  où  ils  dormaient  ensevelis.  En  voici  un 
exemple  as^ez  curieux. 

Longtemps  le  maréchal  de  Chastellux  n'eut  d'autre  postérité 
qu'un  enfant  illégitime,  anobli  selon  la  coutume  de  la  noblesse  du 
temps  [)ar  sa  bâtardise  même  et  s'en  parant  en  guise  de  titi  e  comme 
son  contemporain  Dunois  et  bien  d'autres.  Ce  bâtard  de  Chastellux 
était  un  jeune  homme  d'une  âme  vaillante  et  violente,  qui  nous 
plaît  singulièrement  sur  la  simple  silhouette  qui  nous  en  est  pré- 
sentée, quelqu'un  d'assez  semblable  à  ce  bâtard  de  Rlchaixl  Cœur- 
de-Lion  qui  figure  dans  le  Roi  Jean  de  Shakspeaie.  Ln  des  parens 
des  Chastellux,  Jean  d'Anglure,  ayant  commis  la  faute  de  se  con- 
fier aveugh^'ui 'Ut  à  un  certain  Malaquin,  son  intendant,  celui-ci,  éri- 
geant sa  tyrannie  sur  cette  faiblesse,  se  mit  à  trafiquer  des  terres 
de  son  maître  avec  tant  de  dextérité  qu'en  peu  de  temps  ce  dernier 
se  vit  à  la  veille  de  mourir  de  faim.  Malaquin,  appréhendé  et  em- 
prisonné, ne  voulut,  paraît-il,  accorder  d'autre  répaiation  que  des 
insolences,  sur  quoi  le  bâtard  de  Chastellux  et  son  camarade  le  bâ- 
tard de  Savoisy  l'envoyèrent  dans  la  Cure  exercer  ses  talens  pour 
la  natation.  «  Certainement,  écrit  M.  de  Chastellux  à  ce  sujet,  Ma- 
laquin avait  mérité  une  sévère  punition;  mais  il  n'appartenait  point 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'ART.  167 

aux  deux  bâtards  d'ea  faire  justice.  Ils  le  sentirent  si  bien  qu'ils 
sortirent  du  royaume  :  la  terre  de  Gourson  fut  confisquée.  »  Voilà 
qui  prouve  sans  réplique  que  nous  n'avons  pas  précisément  inventé 
la  justice,  et  qu'il  eu  existait  une  assez  dure  même  à  l'époque  d'a- 
narchie où  vivait  le  bâtard;  cependant  nous  ne  pouvons  nous  em- 
pêcher de  trouver  bien  sévère  le  blâme  infligé  par  M.  de  Cliastellux 
à  ce  cousin  des  âg.^s  passés.  Eh!  mon  Dieu,  qui  n'a  pas  ses  petits 
momens  de  vivacité,  à  quelque  condition  qu'il  ap[)artienne?  Je 
conçois  qu'au  xvin"  siècle,  lorsqu'on  avait  perdu  au  sein  d'une 
longue  paix  sociale  tout  souvenir  de  ce  qu'est  la  vraie  natiu'e  hu- 
maine, on  eût  songé  à  flétrir  un  pareil  abus  de  pouvoir;  mais  au- 
jourd'hui qu;;  l'expérience  nous  a  suflisaniment  révélé  quede  simples 
roturiers  peuvent  eti  faire  tout  autant  que  le  bâtard  de  Cliastellux, 
cette  incartade  a  droit  à  plus  d'indulgence.  Le  maréchal  de  Chas- 
tellux  fut  probablement  moins  dur  pour  son  rejeton  ;  il  avait  vu 
bien  d'autres  excès  de  la  force  lorsqu'il  commandait  à  Paris  les 
troupes  de  Jean  sans  Peur,  et  il  avait  pu  comprendre  par  les  ex- 
ploits de  ces  deux  remarquables  hommes  d'action,  (^apeluche,  valet 
du  bourreau,  et  Caboche,  équarrisseur,  de  quoi  l'honime  est  capable, 
de  quelque  rang  qu'on  le  tire.  De  tous  les  mauvais  instincts  du 
cœur  humain,  le  plus  enraciné  est  celui  de  l'arbitraiie,  et  de  toutes 
les  vanités  de  l'hornme  celle  qui  lui  sera  toujours  la  plus  chère, 
c'est  l'étalage  de  sa  force. 

Le  plus  célèbre  de  tous  ces  anciens  seigneurs  de  Chastellux,  et 
celui  qui  nous  importe  le  plus,  est  précisément  celui  que  nous  ve- 
nons de  citer  en  dernier  lieu,  Claude  de  Beauvoir,  créé  maréchal  de 
France  par  Charles  VI.  Bourguignon  tout  dévoué  à  son  duc,  il  fut  ua 
des  trois  capitaines  qui  introduisirent  les  troupes  de  J>an  sans  Peur 
dans  Paris,  grâce  à  la  trahison  de  Périnet  Leclerc,  pendant  cette  nuit 
fatale  qui  eut  un  lendemain  tellement  aifreux  qu'aux  alentours  de 
l'Hôtel  de  Ville  on  marcha  dans  le  sang  jusqu'à  la  cheville,  disent 
les  contemporains.  Quand  nous  sommes  trop  portés  à  desesp'^rer  du 
présent  et  à  croire  que  les  dangers  qui  nous  menacent  ne  seront  ja- 
mais surmontés,  faisons  un  retour  en  arrière,  repassons  par  le  sou- 
venir l'état  de  la  France  pendant  les  guerres  anglaises,  et  avouons 
que  nos  pères  ont  connu  de  bien  autres  épreuve  >  que  les  nôtres.  Ce 
ne  fut  pas  une  commune  de  deux  mois  et  l'anarchie  d'une  seule 
ville  qu'ils  eurent  à  subir,  ce  fut  une  commune  de  plus  de  soixante- 
quinze  années  et  sur  toute  l'étendue  du  territoire  français.  Que  de 
comtnuneux,  bon  Dieu,  et  de  combien  d'espèces  et  de  variétés!  I 
y  en  a  toute  une  flore  et  toute  une  faune,  maillotins,  Jacques,  écor- 
cheurs,  cabochiins,  routiers,  sans  compter  les  factions  avouables 
politiquement;  la  d'-esse  Anarchie  fut  vraiment  à  cette  époque  une 
mère  Gigogne  incomparable.  C'est  au  beau  milieu  du  gàchissan- 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

glant  qui  suivit  l'entrée  des  Bourguignons  dans  Paris  que  Claude 
de  Chastellux  reçut  son  bâton  de  maréchal  des  mains  du  pauvre 
Charles  VI,  tout  occupé  de  chercher  des  moyens  de  conciliation.  Le 
nouveau  maréchal  se  trouva  donc,  par  suite  de  cette  faveur,  avoir 
deux  maîtres  à  la  fois,  le  roi  de  France  et  le  duc  de  Bourgogne; 
mais  les  circonstances  se  chargèrent  bientôt  de  le  débarrasser  de 
cette  obéissance  à  deux  têtes.  Après  l'assassinat  de  Jean  sans  Peur, 
dont  il  ramena  le  corps  en  Bourgogne,  la  rupture  fut  consommée 
entre  les  deux  maisons  en  lutte,  et  le  maréchal  de  Chastellux  suivit 
en  vassal  fidèle  le  parti  de  Philippe  le  Bon.  Ce  n'était  pas  précisé- 
ment celui  de  la  France,  mais  y  avait-il  alors  une  France  comme 
nous  l'entendons  aujourd'hui?  C'est  pendant  ces  lamentables  années 
de  division  que  Claude  de  Chastellux  accomplit  le  plus  connu  de 
ses  exploits,  la  reprise  de  la  petite  place  de  Cravan  sur  les  troupes 
écossaises  au  service  de  Charles  YII.  Cette  victoire  eut  un  résultat 
intéressant  qui  s'est  perpétué  presque  jusqu'à  notre  époque.  Cravan 
appartenait  au  chapitre  d'Auxerre,  le  maréchal  le  lui  rendit,  et, 
pour  le  récompenser  de  ce  service,  le  chapitre  lui  conféra  le  titre 
de  chanoine  héréditaire.  A  chaque  nouvelle  génération,  l'aîné  des 
Chastellux  se  présentait  à  la  porte  du  chœur  de  la  cathédrale,  botté, 
éperonné,  en  habit  militaire  recouvert  d'un  surplis,  une  aumusse  sur 
un  bras,  un  faucon  sur  le  poing,  un  chapeau  à  plume  blanche  à  la 
main,  et,  après  avoir  prêté  le  serment  de  maintenir  les  droits  du 
chapitre,  il  était  investi  du  titre  de  chanoine  que  ses  pères  avaient 
porté  (1). 

Il  est  possible  aussi  qu'il  faille  mettre  au  nombre  des  témoi- 
gnages de  reconnaissance  du  chapitre  d'Auxerre  la  sépulture  que  le 
maréchal  reçut  dans  la  cathédrale.  On  y  voit  encore  aujourd'hui  son 
monument  funèbre,  ou,  pour  être  plus  exact,  une  seconde  édition 
de  son  monument  funèbre,  édition  revue  et  corrigée  encore  de  nos 
jours.  En  effet,  la  tombe  du  maréchal  fut  brisée  par  les  calvinistes 
pendant  les  guerres  de  religion,  et  fut  refaite  longtemps  après  dans 
le  cours  du  xvii*  siècle.  Ce  second  monument  fut-il  une  simple  re- 
production du  premier?  On  peut  l'admettre  pour  les  figures  du 
tombeau,  mais  difficilement  pour  le  petit  bas-relief  qui  l'accom- 

(1)  Ce  fut  en  1732  que  cette  cérémonie  fut  célébrée  pour  la  dernière  fois;  depuis 
ce  temps,  les  Chastellux  se  sont  contentés  de  joindre  à  leurs  titres  celui  de  chanoine 
d'Auxerre.  Au  sujet  de  ce  titre,  je  trouve  une  assez  piquante  anecdote  et  un  assez  joli 
mot  dans  les  Souvenirs  de  l'abbé  Fortin,  curé  actuel  de  la  cathédrale  d'Auxerre.  Le 
comte  de  Chastellux  de  la  restauration  fut  un  des  chefs  militaires  de  l'expédition  du 
Trocadéro.  A  son  retour,  se  trouvant  en  compagnie  du  prédécesseur  de  l'abbé  Fortin, 
l'abbé  Viard,  il  raconta  divers  épisodes  de  son  expédition,  et  dit  entre  autres  comment 
il  avait  fait  mettre  bas  les  armes  à  un  corps  de  révoltés  commandés  par  un  curé.^ 
—  Eh!  vraiment,  répondit  l'abbé  Viard,  il  était  trop  légitime  qu'un  curé  comme  lui 
rendît  les  armes  à  un  chanoine  comme  voi;s! 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aUT.  169 

pagne  et  qui  me  paraît  de  travail  bien  moderne.  Toutefois  les  figures 
même  ne  laissent  pas  que  d'inspirer  quelques  doutes,  car  elles  ren- 
ferment une  énigme  fort  difficile  à  expliquer.  Elles  représentent 
deux  chevaliers  en  armures  complètes  couchés  aux  côtés  l'un  de 
l'autre  sur  la  même  dalle  funèbre,  et  l'inscription  qui  accompagne 
ce  tombeau  nous  dit  qu'elles  sont  les  effigies  de  Claude  de  Beau- 
voir, mnréchal,  et  de  son  frère,  George  de  Beauvoir,  amiral  de 
France.  Or  le  maréchal  de  Chastellux  n'eut  jamais  de  frère,  et  il  n'y 
eut  jamais  non  plus  de  Chastellux  amiral  de  France.  Ce  n'est  pas  du 
reste  la  seule  erreur  que  contienne  l'inscription,  car  elle  nous  dit 
que  Cravan  fut  repris  sur  les  Anglais,  tandis  qu'il  fut  repris  sur  les 
troupes  de  Charles  VII,  et  très  particulièrement  sur  les  troupes  écos- 
saises au  service  de  ce  roi.  Cependant  on  peut  trouver  plusieurs 
raisons  très  plausibles  de  cette  dernière  erreur,  outre  la  raison  de 
l'ignorance;  mais  comment  expliquer  la  première,  si  le  monument 
du  xvii^  siècle  a  reproduit  le  précédent?  Il  n'est  guère  croyable 
qu'au  lendemain  de  la  mort  du  maréchal  on  ait  inventé  un  frère  à 
un  homme  aussi  considérable,  dont  la  famille  était  si  connue,  lors- 
que tant  de  ses  contemporains  vivaient  encore,  et  il  n'est  pas  moins 
singulier  que  cette  erreur  ait  pu  se  commettre  sous  les  yeux  du  cha- 
pitre d'Auxerre,  qui  avait  des  raisons  si  particulières  de  connaître 
la  vérité.  Comme  personne  ne  donne  d'explications  de  cette  erreur 
passablement  étrange,  je  me  hasarderai  à  donner  la  mienne.  Il  est 
très  probable  que,  le  premier  monument  ayant  été  entièrement  brisé 
par  les  calvinistes,  on  n'aura  eu  plus  tard  pour  le  reconstruire  d'au- 
tres données  que  celles  d'une  tradition  vague  qui  aura  peut-être 
confondu  les  souvenirs  de  deux  monumens,  celui  de  Chastellux  et 
celui  de  deux  frères  chevaliers  quelconques,  brisés  en  même  temps, 
et  que  par  conséquent  le  monument  de  la  cathédrale  d'Auxerre, 
loin  d'être  une  reproduction  du  précédent,  se  trouve  n'être  qu'une 
œuvre  de  pure  fantaisie. 

Ce  monument  du  vieux  maréchal  à  Auxerre  nous  est  une  transi- 
tion toute  naturelle  pour  parler  des  sépultures  des  Chastellux.  Ils 
sont  ensevelis  un  peu  partout  en  Bourgogne.  Les  membres  de  la 
première  famille  avaient  pour  habitude  de  confier  leurs  restes  à  l'é- 
glise dite  de  La  Cordelle,  église  d'un  couvent  de  franciscains  élevé 
à  leurs  dépens,  dont  on  voit  encore  les  ruines  sur  la  montagne  de 
Vézelay.  Ces  ruines  elles-mêmes  ont  péri,  les  murailles  et  les  clô- 
tures ont  été  renversées,  et  chèvres  et  brebis  broutent  sans  façon 
l'herbe  et  les  ronces  que  pousse  la  terre  grasse  de  ces  anciens  sei- 
gneurs. Ilamlet  lui-même  ne  trouverait  pas  son  compte  dans  ces 
décombres,  car  il  n'y  pourrait  même  pas  ramasser  un  crâne  qui  lui 
permît  de  philosopher.  Plusieurs  membres  de  la  seconde  famille 
'"i'3nt  ensevelis  à  Sai>it-La,zare  d'Avallon;  il  n'en  reste  aujourd'hui 


i70  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'une  inscription  enchâssée  dans  un  des  murs  de  l'église.  Enfin 
les  mt'nibres  les  plus  récens  de  la  fanjille,  c'est-à-dire  les  Chastel- 
lux  des  quatre  derniers  siècles,  sont  ensevelis  dans  la  petite  église 
paroissiale  du  village  qui  leur  a  donné  leur  noui  nobiliaire.  Ces  sé- 
pultures sont  de  beaucoup  la  chose  la  plus  remarquable  qu'il  y  ait 
à  Chastelliix.  Ce  n'est  pas  que  toutes  ces  tombes  soient  recomman- 
dables  par  la  beauté,  la  plupart  sont  au  contraire  singulièiement 
modestes;  mais  l'effet  moral  qui  résulte  de  l'ensemb'e  est  tiès  frap- 
pant, et  involontairement  on  se  surprend  à  répéter  devant  ce  spec- 
tacle le  vers  de  notre  vieux  régent  du  Parnasse  : 

La  noblesse,  Dangeau,  n'est  pas  une  chimère. 

La  chapelle  qui  contient  ces  restes  forme  presque  la  moitié  de  la 
petite  égli-e,  et  cette  moitié  est  pleine  jusqu'aux  bords  de  mauso- 
lées, de  tombes,  de  colonnes,  d'urnes,  d'inscriptions,  pins  pres- 
sés les  uns  contre  les  autres  que  les  rameaux  morts  dans  les  bois 
en  novembre.  Devant  ce  spectacle,  on  revoit  en  imagination  je 
ne  sais  combien  d'états  de  société  diflérens,  tous  abo'is  succes- 
sivement, je  ne  sais  combien  d'époques  tontes  rapprochées  et  fon- 
dues dans  une  même  éternité,  toutes  contemporaines  maintenant 
les  unes  des  autres,  comme  ces  morts  que  la  vie  avait  séparés  par 
de  tels  intervalles  de  temps,  et  qui  ont  tons  maintenant  le  même 
âge.  Celui  ci,  dont  le  cœur  est  renfermé  dans  un  beau  monument 
sculpté  et  dont  voici  la  mâle  image  à  genoux  devant  son  prie-Dieu, 
mourut  en  1580,  gouverneur  de  Meiz  et  de  Marsal.  Metz!  quel 
sentiment  douloureux  s'éveille  dans  le  cœur  à  ce  n)Ot,  et  comme  il 
fait  penser  combien  la  durée  même  est  nn^.  faible  protection  pour 
les  choses  d'ici-bas!  Si  nous  l'avions  perdue  à  cette  époque,  c'eût 
été  un  retour  de  fortune  moins  douloureux,  car  Metz  était  alors  un 
trophée  nouveau  de  la  France,  elle  ne  s'etail  pas  encoie  soudée  à 
notre  vie,  et  plus  de  trois  cents  ans  d'existence  commune  ne  lui 
avaient  pas  assuré  une  prescription  tutélaire.  Celui-là,  tué  à  Nord- 
lingue,  fut  contemporain  des  premières  victoires  de  Turenne  et  de 
Condé,  à  l'aurore  de  la  suprématie  française,  dont  il  fut  un  des 
ouvriers  inconsciens  et  pour  laquelle  il  mourut.  Cet  autre  a  connu 
les  dangereuses  espérances  du  xviii*  siècle,  cet  autre  les  duretés  de 
l'exil  et  les  tristesses  du  retour,  ce  dernier  enfin  a  rçcueilii  les  dé- 
bris d'une  fortune  continuée  pendant  tant  de  siècles  et  d'une  illus- 
tration accumulée  à  travers  tant  de  vicissitudes.  Certes  ce  spectacle 
a  sa  philosophie,  et  l'impression  en  grandit  encore  quand  on  songe 
que'ces  tombes  si  j)ressées  sont  en  bien  petit  nombre  comparative- 
ment à  la  durée  de  cette  famille,  qu'on  n'a  là  sous  les  yeux  que 
les  sépultures  de  quelques-uns  de  ses  membres,  de  ceux  que  les 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE    ET   d'ART.  171 

accidens  de  la  fortune  n'ont  pas  entraînés  trop  loin,  ou  dont  la  ma- 
rée des  circonstances  a  rejeté  complalsammenl  les  restes  sur  la 
plnge  natale.  La  plupart  dorment  là  où  la  mort  les  a  surpris,  ce- 
lui-ci à  Strasbourg,  celui-là  à  Perpignan;  les  innombrables  champs 
de  bataille  de  l'ancienne  France  renferment  la  cendre  anonyme  des 
autres. 

Bien  que  le  cliâteau  de  Chastellux  ait  retenu  en  grande  partie 
son  ancienne  forme  féodale,  on  peut  dire  que  c'est  un  château  tout 
moderne.  Sauf  les  premières  salles,  surtout  celle  dite  des  gardea^ 
qui  conservent  le  grand  aspect  des  habitations  seigneiiriiles  da 
xvir  s'ècle,  les  dispositions  intérieures  nous  ont  paru  toutes  eu 
parfaite  liarinoiiie  avec  les  exigences  et  les  commodiiés  de  la  vie 
nouvelle.  Quant  à  cette  première  salle,  elle  compose  un  décor  des 
plus  heureux:  là  vivent  encore  les  mânes  et  les  ombres  des  longs 
siècles  écoulés.  Comme  un  diadème  aux  nombreux  fleurons,  les 
blasons  des  anciens  Chastellux,  des  Montréal,  des  Beauvoir,  cou- 
ronnent la  haute  cheminée  féodale;  au-dessous  serpente  une  belle 
devise  chevaleresque  dont  le  texte,  si  ma  n)émoi  e  n'est  pas  trop 
infidèle,  est  à  peu  près  celui-ci  :  contra  virtulem  fortana  nequit. 
Les  murs  sont  tendus  de  jolies  tapisseries  représentant  des  scènes 
d'équiîation,  voltiges,  dressages  de  chevaux,  et  que  pour  cette  rai- 
son je  serais  porté  à  croire  assez  rapprochées  de  l'époque  Louis  XIII, 
où  i'éqiiitation  devint  chez  nous  un  art  qui  eut  ses  philosophes 
et  ses  docteiu's.  Aux  quatre  angles  de  la  salie  sont  suspendues 
en  faisceaux  habilement  formés  des  armes  de  toutes  les  époques, 
cottes  de  mailles,  boucliers,  gantelets  de  chevaliers,  haches  d'armes 
féodales,  arquebuses  et  pistolets  de  gentilshommes  du  xvi''  siècle, 
épées  et  mousquets  d'officiers  du  roi.  La  salle  des  portraits  des 
ancêtres  serait  aussi  fort  curieuse,  s'il  était  possible  de  croire  que 
toutes  ces  innges  offrent  la  ressemblance  approximntive  des  per- 
sonnages qu'elles  représentent;  malheureusement  le  doute  est  per- 
mis, au  moins  pour  les  siècles  qui  précèdent  le  xv%  et  il  est  trop 
probable  que  ces  portraits  n'ont  pas  plus  d'authenticité  pour  la 
plupart  que  les  images  des  rois  de  la  premiéie  et  de  la  seconde 
race  qui  ornai  nt  auirefois  les  histoires  de  France  populaires.  Plus 
intéressante  pour  nous  est  la  salle  où  sont  suspemlus  les  por- 
traits des  meuibres  et  des  alliés  modernes  de  la  famille,  surtout 
ceux  qui  apparue nnent  à  l'ancienne  magistrature,  les  Daguesseau, 
les  d'Oruiesson.  Parmi  ces  portraits,  il  en  est  un  qui  réveille  mieux 
que  des  souvenirs  historiques,  car,  soulevant  dans  le  cœur  une 
fraîche  brise  poétiq'ie,  il  chasse  en  un  instant  toute  cette  pous- 
sière du  passé  comme  un  doux  souffle  d'avril  chasse  les  débris  des 
feuilles  rouillées  pir  l'hiver. 

Ceux  qui  ont  une  âme  sensible  à  la  beauté  peuvent  aller  en  pèle- 


172  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

rinage  contempler  le  portrait  d'Anne  de  Chastellux,  comtesse  de 
Comarin;  ils  ne  regretteront  pas  leur  voyage.  0  la  ravissante 
femme!  En  la  regardant,  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  faire  cette  ré- 
flexion assez  triste,  que  la  fortune  et  la  nature  sont  en  guerre  mor- 
telle, car  il  n'y  a  peut-être  pas  un  tiers  des  dons  de  la  nature  qui 
soit  utilisé  en  ce  monde.  La  personne  dont  voici  l'image  dispa- 
rut de  la  terre  sans  que  sa  beauté  ait  donné  ce  qu'elle  pouvait 
produire,  ce  qu'elle  contenait  intrinsèquement,  et  même  certaine- 
ment sans  qu'elle  ait  été  comprise  dans  sa  réalité  par  ceux  qui  l'ad- 
miraient le  plus.  Peut-être  même  a-t-elle  passé  simplement  pour 
une  jolie  femme,  ou  plus  modestement  encore  pour  une  agréable 
personne;  mais  si  un  artiste  d'un  génie  pénétrant  se  fût  rencontré 
là,  il  aurait  reconnu  en  elle  l'existence  d'un  certain  germ.e  qui,  épa- 
noui par  l'art,  pouvait  produire  un  type  féminin  d'une  originalité 
séduisante  à  l'égal  de  la  Joconde  de  Léonard  de  Vinci.  C'est  un  mé- 
lange analogue  de  malice  et  de  bonté,  cette  fois  sans  rien  d'énig- 
matique.  L'épigramme  brille  dans  ces  yeux  d'une  limpidité  de 
source,  la  bonne  humeur  circule  dans  ces  traits  d'une  douceur  char- 
mante; l'innocence  est  complète  sur  ce  visage,  seulement  cette 
innocence  porte  une  empreinte  d'exceptionnelle  vivacité.  C'est  le 
type  de  la  candeur  déniaisée  et  pourtant  restée  aussi  entière  que 
si  la  naïveté  originelle  ne  l'avait  jamais  quittée.  Cette  âme  est  ve- 
nue au  monde  comme  nous  tous  enveloppée  d'ignorance;  mais  tan- 
dis que  chez  la  plupart  des  humains  cette  ignorance  est  un  cuir 
épais  dont  ils  ne  se  débarrassent  qu'au  prix  d'une  sanglante  expé- 
rience, ce  ne  fut,  dirait-on,  pour  elle  qu'une  mince  pellicule  qui 
se  fendit  sans  efforts,  et  lui  permit  de  voir  clair.  Elle  y  a  vu  clair; 
le  monde  ne  peut  la  tromper,  elle  sait  ce  qu'il  vaut,  et  cependant  | 

il  ne  lui  inspire  aucune  défiance,  et  elle  n'en  redoute  rien.  Hélas! 
l'artiste  de  génie  ne  s'est  pas  rencontré,  et  à  la  place  de  la  Joconde 
française  qui  aurait  pu  être,  il  n'existe  que  le  portrait  d'une  jolie 
femme  morte  en  emportant  avec  elle  le  germe  et  la  matière  d'un 
chef-d'œuvre  qui  n'a  pas  été  fait. 

Parmi  ces  portraits,  il  en  est  un  qu'en  notre  qualité  de  lettré 
nous  aurions  aimé  à  rencontrer,  celui  du  chevalier  de  Chastellux, 
membre  de  l'Académie  française  et  ami  zélé  des  philosophes  du 
xviii^  siècle.  Si  ce  portrait  se  trouve  au  château,  j'ai  le  regret  de 
l'avoir  laissé  échapper.  Après  le  maréchal  Claude  de  Beauvoir,  c'est 
celui  de  tous  les  Chastellux  qui  nous  intéresse  le  plus;  celui-là  nous 
touche  très  directement,  car  il  a  été  l'un  des  parrains  les  plus  actifs 
de  notre  société  nouvelle.  Esprit  libéral  à  l'excès,  comme  on  dirait 
aujourd'hui,  il  partagea  toutes  les  généreuses  erreurs  de  son  temps 
et  écrivit,  pour  les  soutenir,  un  livre  intitulé  De  la  prospMté  pu- 
blique, aujourd'hui  peu  lu,  mais  encore  curieux  en  ce  sens  que  ce 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  l73 

rejeton  d'une  si  vieille  race  s'y  montre  tout  le  contraire  du  laudiè- 
tor  temporis  acli.  11  prit  part  à  tous  les  mouvemens  de  cette  époque, 
depuis  la  querelle  des  gluckistes  et  des  piccinisles,  jusqu'aux  dé- 
bats que  souleva  la  découverte  de  la  vaccine,  dont  il  fut  dès  l'ori- 
gine le  partisan  si  convaincu  que,  pour  vaincre  l'obstination  de  ses 
paysans  par  son  exemple,  il  fit  pratiquer  sur  lui-même  l'opération 
du  vaccin,  que  peu  de  personnes  osaient  alors  affronter.  Encore  dans 
toute  la  force  de  l'âge  lorsque  l'expédition  d'Amérique  fut  décidée, 
le  chevalier  de  Ghastellux  fit  partie  de  cette  petite  armée  de  Ro- 
chambeau,  qui  contenait  tant  de  volontaires  de  la  noblesse,  plu.", 
jeunes,  mais  non  pas  plus  enthousiastes  que  lui.  C'est  un  des  plus 
parfaits  représentans  de  la  manière  de  penser  de  cette  noblesse  du 
dernier  siècle,  à  laquelle  l'opinion  révolutionnaire  aurait  dû  plus  de 
justice,  et  qu'elle  a  payée  d'une  si  cruelle  ingratitude.  Pour  moi, 
plus  je  lis  les  écrits  de  cette  noblesse  de  la  fin  du  xviii*  siècle,  le 
chevalier  de  Ghastellux,  le  comte  de  Ségur,  le  prince  de  Ligne, 
pour  ne  citer  que  les  noms  qui  ne  sont  pas  sur  les  lèvres  de  tout 
le  monde,  et  plus  je  suis  étonné  de  l'ardeur  et  de  l'imprudence  de 
leur  libéralisme.  Ce  qui  se  rencontre  de  généreuse  illusion,  quel- 
quefois même  de  magnanimes  utopies  dans  leurs  opinions  est  incon- 
cevable. Les  uns  ont  complètement  oublié  ce  qu'est  en  réalité  la  na- 
ture humaine,  les  autres  ne  veulent  pas  s'en  souvenir  et  reportent  aa 
passé  les  parties  de  mal  dont  elle  est  mêlée,  les  autres  enfin  refusent 
nettement  d'y  croire  et  sont  tout  disposés  à  traiter  de  menteurs  et 
de  charlatans  ceux  qui  leur  montrent  l'homme  tel  qu'il  est.  Encore 
une  fois,  plus  de  justice  leur  aurait  été  due,  mais  quand  donc  les 
sociétés  humaines  ont-elles  eu  le  temps  et  la  liberté  d'être  recon- 
naissantes, quand  donc  l'ingratitude  n'a-t-elle  pas  été  leur  loi? 

Dans  une  vieille  tour  distincte  du  château  actuel  et  de  date  plus 
ancienne,  on  m'a  montré  six  pavés  en  mosaïque,  découverts  récem- 
ment dans  une  propriété  du  comte  de  Ghastellux.  Ge  dallage  de 
maison  romaine  avait  fait  espérer  d'autres  découvertes;  les  fouilles 
entreprises  sont  restées  sans  résultat.  Ces  mosaïques  n'ont  d'ail- 
leurs rien  de  particulièrement  remarquable,  si  ce  n'est  une  par- 
faire conservation;  nous  avons  voulu  les  mentionner  cependant  parce 
qu'elles  nous  fournissent  une  conclusion  toute  naturelle  pour  ce 
chapitre,  consacré  aux  souvenirs  d'un  passé  très  ancien.  Par  derrière 
ce  passé,  ne  nous  eu  montrent-elles  pas  en  efi'et  un  plus  ancien 
encore,  ne  nou^  rappellent-elles  pas  qu'il  y  a  maintenant  dix-neuf 
siècles  que  nos  pères  furent  tirés  de  la  barbarie  et  introduits  dans 
a  civilisation  par  la  main  puissante  de  Jules  César,  et  ne  nous  di- 
sent-elles pas  combien  nous  sommes  vieux?  réilexions  qu'il  est 
utile  drf  faire  de  temps  à  autre  comme  la  meilleui'e  des  sauvegardes 
contre  l'imprudence  et  la  présomption. 


174  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

III.    —     CLUNT.     —     PRCD'HON.     —    L'ABBAYE. 

Comme  nous  avons  fortement  insisté  sur  le  caractère  de  Vézelay, 
nous  franchirons  i'espace,  et,  dédaignant  une  fois  encore  les  sta- 
tions intermédiaires,  nous  irons  jusqu'à  Gluny  chercher  d'un  bond 
sa  parfaite  antithèse. 

Il  ne  saurait  en  effet  exister  de  plus  complet  contraste.  Tout  dif- 
fère entre  ces  deux  localités  célèbres,  la  nature,  l'histoire,  le  gé- 
nie. Autant  la  campagne  de  Vézelay  est  âpre  et  violente,  autant  la 
campagne  de  Cluny  est  douce  et  gracieuse.  Autant  Vézelay  est 
froid  et  sec,  brutalement  battu  qu'il  est  sur  son  éminence  par  tous 
les  vents  du  ciel ,  autant  Gluny  est  tiède  et  humide,  baigné  qu'il  est 
par  les  eaux  qui  de'-cendent  de  ses  collines.  Ces  collines  sont  pour 
la  vue  et  encore  plus  pour  l'âme  un  véritable  enchantement.  Grou- 
pées autour  de  la  ville  en  amphithéâtre  harmonieusement  ordonné, 
au-tères  p^r  leur  couleur  qui  est  d'un  vio'et  foncé,  voluptueuses  par 
leur  forme,  elles  m'ont  donné  l'impression  d'un  cercle  de  nonnes 
dont  la  chasteté  sourit  doucement  au  sein  de  la  beauté.  Rien  n'é- 
gale la  mollesse  correcte,  la  précision  onduleuse  de  leur  dessin;  ces 
contours  ne  sont  pas  sèchement  arrêtés  avec  une  rigidité  mathéma- 
tique, mais  semblent  avoir  été  tracés  par  une  main  caressante; 
c'est  la  libre  pureté,  la  fuyante  exactitude,  le  flou  même  des  lignes 
de  la  vie.  Plus  on  les  contemple  et  plus  on  se  setit  comme  pénétré 
par  de  tièles  vapeurs  de  grâce  et  de  paix  délicieuse.  Si  prononcé 
est  le  charme  de  ce  paysage  qu'il  résiste  même  aux  mauvais  génies 
du  brouillard  et  de  la  pluie.  Je  n'ai  vu  Gluny  qu'au  déclin  suprême 
de  l'automne,  mais  je  doute  qu'il  m'eût  séduit  davantage  même  aux 
plus  beaux  jours;  en  tout  cas,  yi  n'ai  pas  eu  de  peine  à  comprendre 
ce  qu'il  est  dans  l'heureuse  saison  parce  que  je  l'ai  vu  sous  le  pâle 
soleil  de  la  Saint-Martin.  Il  était  cependant  bien  sale  avec  ses  vieilles 
petites  maisons,  dont  les  brumes  huuiides  faisaient  ressortir  toute 
la  crasse,  et  ses  rues  pavées  d'une  manière  plus  qu'élémentaire, 
transformées  par  les  pluies  en  étangs  de  boue;  au  milieu  de  cette 
boue,  il  était  charmant  encore  et  ressemblait  de  la  manière  la  plus 
exacte  à  un  modèle  de  Prud'hon  qui  aurait  besoin  de  prendre  un 
bain.  Une  lumière  tendre  et  voilée,  pareille  à  l'éclat  sans  rayonne- 
ment d'un  métal  précieux  en  fusion,  enveloppe  ce  paysage  :  au  prin- 
temps, ce  doit  être  de  l'or  jaune;  à  mon  passage,  c'était  de  l'argent 
le  plus  fin. 

Telle  la  nature,  telle  la  population.  Ici  la  race  change  complète- 
ment. Cluny  possède  un  genre  de  beauté  dont  il  semble  qu'il  ait  le 
privilège  exclusif;  on  dirait  un  district  particulier  dont  la  nature 
ûe  relève  que  d'elle-même,  comme  ces  petites  principautés  d'au- 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE    ET    d'arT.  176 

trefois  qui  possédaient  leur  souveraineté  en  propre  au  milieu  de 
voisins  plus  puissans.  Cette  beauté  commence  et  finit  à  duny,  car 
je  n'ai  rien  aperçu  de  pareil  dans  les  villes  les  plus  voisines.  Les 
formes  opulentes,  les  chairs  plantureuses,  lincarnat  prononcé  du 
teint,  q>ii  disiingueuL  la  solide  population  bourguignonne,  disparais- 
sent absolument,  et  font  place  k  des  formes  d'une  mollesse  sou[)le,  à 
des  traits  d'une  langueur  exquise,  à  des  chairs  d'une  pâleur  atten- 
drissante, qui  s'emparent  des  yeux  avec  tout  l'attrait  de  la  nouveauté 
et  toute  la  puissance  de  l'inconnu.  J'ai  campé  trois  jours  entiers  à 
Cluny,  et  pendant  ces  trois  jours,  exclusivement  occupés  à  regarder, 
je  n'ai  pas  vu  un  seul  visage  qui  démentît  ces  caractères.  Ce  n'est 
pas  la  beauté,  car  ces  traits-là  résisteraient  mal  à  l'analyse,  si  on 
les  prenait  tour  à  tour  isolément;  mais  c'est  la  grâce  dans  ce  qu'elle 
a  de  plus  irrésistible  et  de  plus  insaisissable,  de  plus  fugitif  et  de 
plus  réel.  La  grâce,  cette  chose  que  l'on  voit  et  que  l'on  ne  sait 
comment  définir,  dont  on  est  enveloppé  et  qu'on  ne  sait  comment 
atteindre,  la  grâce,  comparable  seulement  à  ces  libellules  ailées 
dont  le  vol  défie  toute  approche,  est  là  tout  entière  dans  ce  que 
nous  appellerons,  faute  d'un  meilleur  mot,  son  incertaine  certitude. 
A  ces  traits,  vous  reconnaissez  le  genre  de  beauté  propre  au 
pinceau  de  Pierre-Paul  Prud'hon,  et  qui  a  valu  au  séduisant  artiste 
le  surnom  de  Corrége  français.  Jusqu'à  présent,  cette  giâce  om- 
breuse et  cette  tiède  suavité  qui  le  distinguent  avaient  toujours 
été  pour  nous  un  mystère;  le  séjour  de  Cluny  nous  a  révélé  l'é- 
nigme de  cette  si  originale  am:ibilité.  Ah  !  par  exemple,  ce  n'est 
point  à  la  petite  maison  oîi  il  naquit  et  passa  son  enfance  qu'il  faut 
aller  demander  ce  secret;  cette  affreuse  bicoque  n'a  rien  de  com- 
mun avec  la  grâce,  et  ce  n'est  évidemment  pas  aux  ténèbres  de 
ce  trou  noir  qu'il  fut  redevable  de  son  crépuscule  sensuel  et  de  ses 
ombres  semblables  à  des  nuages  chargés  de  pluie  amoureuse,  prêts 
à  crever  à  la  moindre  étincelle  de  l'électricité  passionnée.  J'ima- 
gine que,  si  cette  bicoque  a  exercé  une  influence  sur  l'enfant,  c'est 
une  iniluence  d'aniipathie,  qu'il  était  plus  volontiers  à  la  fenêtre 
qu'à  l'intérieur,  et  qu'il  s'en  échappait  le  plus  souvent  qu'il  pou- 
vait. Bénie  soit  à  jamais  la  mémoire  du  boa  curé  qui  retira  de  ces 
limbes  vi&ibles  cet  enfant  aux  aptitudes  charmantes  (1).  JNon,  c'est 

(1)  Je  àoU  copfindant  à  cfitte  bicoque  cette  leçon-ci  :  le  touriste  ue  doit  reculer  de- 
vant rien.  Je  n'ai  pas  voulu  y  entrer  do  crainte  de  me  cogner  le  front  ou  de  trébuclier 
dans  les  ténèbres,  et  j'ai  appris  après  avoir  quitté  Cluny  qu'elle  contenait  les  restes 
d'un  barbouillage  do  Prud'iion  lorsqu'il  était  encore  écolier  en  peinture.  Ce  qui  a 
diminué  mes  regrets  c  -pi-ndant,  c'est  que  ces  restes  sont,  paraît-il,  entièrement  confus 
et  effacés.  Il  semble  que  cette  pi'inture  ait  été  ua  témoignage  de  recoQuaissauce  du 
jeune  artiste  enve.-s  le  curé  protecteur. 


176  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

aux  collines,  à  la  lumière,  à  la  douceur  de  l'air,  à  la  grâce  de  la  tribu 
humaine  à  laquelle  il  appartenait ,  qu'il  faut  s'adresser  pour  com- 
prendre Prud'hon.  Dans  toutes  celles  de  ses  œuvres  que  nous  avons 
vues,  sauf  une  seule,  la  célèbre  allégorie  de  la  Justice  poursuivant 
le  crime,  Prud'hon  n'a  pas  fait  autre  chose  que  se  rappeler  le  spec- 
tacle familier  à  son  enfance  et  cette  grâce  des  visages  de  Cluny, 
qui  n'avait  pu  manquer  de  séduire  sa  nature,  trop  finement  sen- 
suelle pour  son  bonheur.  Son  dessin,  non  pas  incorrect,  mais  vo- 
luptueusement énervé,  a  son  origine  dans  les  molles  lignes  de  ces 
collines;  son  clair-obscur  lascif  est  un  souvenir  de  la  lumière  voilée  et 
de  l'air  humide  de  cette  vallée  de  la  Grosne,  aux  eaux  abondantes  à 
l'excès.  Ses  enfans  qui  ne  sont  que  sourire,  ses  femmes  qui  ne  sont 
que  languissant  spasme  ou  agaçant  désir,  ne  sont  qu'un  souvenir 
idéalisé  des  formes  et  des  traits  dont  son  imagination  avait  gardé 
l'empreinte  caressante.  La  caresse  pour  être  douce  n'en  a  pas  moins 
été  profonde,  car  on  retrouve  ce  souvenir  non-seulement  dans  ses 
compositions  erotiques,  mais  dans  ses  inspirations  les  plus  élevées 
et  les  plus  austères,  par  exemple  dans  la  Madeleine  affaissée  au 
pied  de  la  croix  de  son  Christ  expirant.  Son  plafond  allégorique  de 
l'hôtel  de  ville  de  Dijon,  œuvre  laborieuse  de  sa  première  jeunesse 
où  son  originalité  ne  s'est  pas  encore  nettement  dégagée,  n'est 
pas  entièrement  exempt  de  ce  caractère. 

Un  autre  exemple  bien  illustre  de  ce  génie  propre  à  Gluny,  c'est 
Lamartine.  La  famille  des  Prat  était  originaire  de  cette  ville,  où 
l'on  voit  encore  leur  vieille  et  jolie  maison  des  derniers  jours  du 
moyen  âge,  marquée  du  trèfle  emblématique  qui  traduit  leur  nom 
en  langage  figuré  (1).  Sommes-nous  bien  loin  de  Prud'hon  avec 
Lamartine?  Eh!  non;  au  fond,  si  les  formes  de  l'expression  sont 
différentes,  les  facultés  agissantes,  les  instincts  du  talent  et  les 
préférences  de  la  nature  sont  identiques.  Môme  mollesse,  même 
flou,  même  adorable  énervement  des  lignes,  même  tendre  lumière 
et  même  profond  sentiment  des  ombres,  même  sensualité  purifiée 
chez  l'un  par  la  mélancolie,  chez  l'autre  par  la  grâce;  seulement 
ces  qualités  chez  Lamartine  tendent  toujours  à  la  grandeur  et  cher- 
chent les  horizons  lointains  et  vagues,  tandis  que  chez  Prud'hon 
elles  se  restreignent  volontairement,  et  se  précisent  avec  liberté 
dans  la  prison  aisée  d'un  souple  contour. 

L'histoire  à  Cluny  est  aussi  noble  que  la  nature  est  gracieuse. 
Mous  avons  vu  à  Vézelay  le  type  de  l'ablmye  f 'odale  par  excellence, 
tout  occupée  d'âpres  intérêts  politiques  qui ,  aussi  considérables 

(1)  En  parcourant,  dans  la  chapelle  de  l'hôpital  de  Cluny,  les  noms  des  bienfaiteurs 
des  siècles  écoul(?s,  j'y  trouve  au  xvii«  siècle  celui  d'Alamartine.  Est-ce  un  ancêtre  de 
M.  de  Lan:)artiue,  et  lo  nom  de  la  famille  portait-il  auirefois  celte  fonno? 


IMPRESSIONS    DE    VOÏAGK    ET    D  ART.  177 

qu'ils  fussent,  n'étaient  après  tout  que  des  intérêts  de  clocher;  mais 
à  Gluny,  première  des  abbayes  de  la  chrétienté,  on  n'aperçoit  rien 
de  ce  mesquin  esprit  de  dispute  et  de  cette  rage  de  contention. 
Elle  avait  été  fondée  cependant  par  Guillaume  le  Pieux,  duc  d'Aqui- 
taine, dans  les  mêmes  conditions  que  Vézelay  par  Gérard  de  Rous- 
sillon;  comme  cette  dernière,  elle  était  exempte  de  toute  obéissance, 
et  ses  privilèges  à  cet  égard  étaient  même  plus  grands,  car  d'après 
la  volonté  du  fondateur  le  saint-siége  ne  pouvait  y  porter  atteinte, 
et  n'était  autorisé  à  s'en  occuper  que  pour  les  agrandir,  permis- 
sion dont  il  usa  avec  une  générosité  qui,  pendant  quatre  siècles,  fit 
de  Cluny  une  véritable  république  chrétienne  universelle.  Des  mil- 
liers de  monastères  édifiés  en  tout  pays  relevaient  de  son  obédience 
et  propageaient  les  inspirations  de  ses  abbés;  aussi  les  pensées  po- 
litiques de  ces  abbés  furent-elles  grandes  comme  leur  puissance,  et, 
sortant  de  l'enceinte  étroite  de  Gluny,  embrassèrent-elles  l'ordre 
universel  du  monde.  Gluny  a  eu  une  importance  capitale  non-s  u- 
lement  pour  la  Bourgogne,  non-seulement  pour  la  France,  mais 
pour  l'humanité  entière;  sans  la  célèbre  abbaye,  l'histoire  géné- 
rale ne  serait  pas  du  tout  telle  que  nous  la  connaissons.  G'est 
d'ici  qu'est  sortie  la  pensée  que  toutes  les  souverainetés  temporelles 
devaient  être  soumises  au  pouvoir  unique  de  l'église,  qu'elles  de- 
vaient lui  obéir  comme  les  membres  obéissent  à  l'âme,  que  les 
pouvoirs  appuyés  sur  la  force  n'avaient  de  légitimité  que  comme 
exécuteurs  des  ordres  de  l'esprit,  et  qu'il  ne  fallait  chercher  qu'en 
Dieu,  dont  la  souveraineté  sans  commencement  ni  terme  échappe  à 
tout  contrat,  à  toute  obscurité,  à  toute  négation,  le  véritable  suze- 
rain. G'est  ici  qu'est  née,  qu'a  été  voulue,  préparée  et  poursuivie 
dans  l'ombre  du  cloître  cette  sanglante  lutte  du  sacerdoce  et  de 
l'empire  qui  a  duré  trois  siècles,  et  qui  ne  s'est  terminée  qu'après 
avoir  emporté  deux  maisons  impériales.  Là  a  vécu,  prié,  médité, 
avant  d'être  Grégoire  VU,  le  terrible  Hildebrand  qui  déchaîna  cette 
longue  guerre.  Est-ce  cependant  à  son  ardent  génie  que  revient  le 
seul  honneur  de  cette  formidc'.ble  pensée?  Ah!  si  ces  lieux  pouvaient 
parler,  s'ils  avaient  retenu  et  s'ils  pouvaient  nous  redire  les  confi- 
dences et  les  chuchoteniens  du  cloître,  de  même  que  derrière  les 
actes  de  Richelieu  nous  apercevons  le  capucin  Joseph,  nous  ver- 
rions apparaître  derrière  le  moine  fougueux  l'ombre  impérieuse- 
ment niodeste  de  saint  Hugues,  abbé  de  Gluny.  G'est  dans  ce  grand 
personnnge,  aujourd'hui  en  partie  recouvert  par  l'obscurité  des 
siècles,  qu'il  faut  chercher,  je  le  crois,  enveloppée  dans  une  discré- 
tion tout  ecclésiastique,  l'origine  de  cette  querelle  célèbre.  Avant 
que  la  lutte  pût  même  être  soupçonnée,  c'est  lui  qui  nia  le  premier 
à  l'empereur  tout  droit  sur  la  papauté  en  décidant  Brunon,  favori 

TOME  Cill.   —  Ï612,  12 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Henri  III,  à  renoncer  à  la  tiare  qu'il  devait  à  l'influence  de  son 
patron.  Saint  Hugues  était  le  supérieur  et  l'ami  d  Hildebrand,  il 
avait  reçu  les  coiifideuces  de  son  âme,  il  savait  les  secrets  de  sa 
nature  énprgi(|ue;  est-il  bien  difficile  de  supposer  qu'à  son  tour  il 
lui  souilla  une  partie  de  son  esprit,  et  que,  l'ayant  choisi  dans  le  si- 
lence de  ses  pensées  comme  l'homme  qui  était  seul  capable  de  réa- 
liser une  telle  conception,  il  le  pré[)ara  par  ses  conseils  au  rôle 
qu'il  devait  remplir?  A  Grégoire  Yll  la  gloire  de  l'action,  l'autorité 
extérieure;  à  lui,  saint  Hugues,  la  gloire  plus  modeste  de  l'inspira- 
tion cachée,  l'autorité  intime  du  conseil  :  il  n'est  pas  impossible  que 
les  rôles  aient  été  ainsi  partagés.  Toujour^î  e>t-il  qu'on  aperçoit 
l'abbé  de  Glimy  activement  mêlé  à  la  lutte  dès  qu'elle  fut  engagée, 
comme  médiateur  il  est  vrai;  mais  ce  rôl  ;  de  concibation  lui  était 
en  quelque  sorte  imposé  devant  le  monde  par  sa  double  qualité 
d'ami  de  Grégoire  \ll  et  de  propre  parrain  de  l'empereur  Henri  IV. 
Et  quelle  conciliation  d'ailleurs  qua  celle  qui  consistait  à  décider  le 
pape  à  consentir  à  l'entrevue  de  Canossa  et  à  recevoir  Henri  en 
chemise  sous  l'air  froid  et  les  pieds  nus  dans  la  neige!  Les  abbés, 
successeurs  de  saint  Hugues,  suivirent  la  nième  politique,  et,  si  le 
début  de  cette  lutte  nous  montre  Gluny  dans  rimmensiié  de  sa 
puissance,  la  lin  nous  le  présente  dans  tout  l'éclat  de  sa  magnifi- 
cence et  de  sa  lichesse.  Lorsqu'au  milieu  du  xiu"  siècle  Innocent IV, 
ce  violent  Fieschi,  que  nous  avons  déj'x  rencontré  si  souvent  dans 
nos  excursions,  vint  présider  à  Lyon  le  concile  qui  devait  porter  le 
coup  de  mort  à  lam  lison  de  HohenstaulFen,  i!  fit  séjour  à  Gluny  pour 
y  avoir  une  entrevue  avec  notre  roi  saint  Louis.  Or  on  peut  se  faire 
une  idée  de  la  grandeur  de  l'abbaye,  si  l'on  sait  qu'elle  logea  dans 
ses  bàtimens,  sans  avoir  besoin  de  déplacer  le  moindre  de  ses 
moines,  le  pape  et  sa  suite,  le  roi  et  sa  cour,  l'empereur  de  Gon- 
stantinople,  le  roi  d'Aragon,  le  roi  de  Gasiille,  tous  avec  leurs 
suites,  et  pour  com[)lément  l'évêque  de  Sens  avec  sa  maison.  Ainsi 
cette  querelle  du  sacerdoce  et  de  l'empire,  qui  constitue  tout  le 
moyen  âge,  c'est  Gluny  qui  l'a  ouverte  et  fermée. 

Occupée  de  ces  hautes  ambitions  et  de  ces  nobles  intérêts,  Gluny 
n'eut  donc  pas  de  temps  pour  les  ambitions  terre  à  terre.  Riche  et 
puissante  comme  elle  l'était,  elle  devait  cependant  exciter  les  mêmes 
convoitises  et  les  mêmes  envies  que  nous  avons  vu  Vézelay  exciter 
chez  les  comtes  de  Nevers.  Aussi  voit-on  fréquemment  des  attaques 
violentes  dirigées  contre  l'abbaye,  soit  par  les  comtes  de  Mâcon, 
soit  par  les  comtes  de  Ghâlon;  mais  ces  attaques,  ne  rencontrant 
pas  le  moindre  écho  dans  les  vassaux  des  abbés,  s'éteignent  aussi 
vite  qu'elles  sont  nées  et  restent  sans  résultat.  Est-ce  à  la  donceur 
du  peuple  de  Gluny  qu'il  faut  faire  honneur  de  cette  sécurité?  Sans 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE    ET   d'aRT.  179 

doute  le  tempérament  du  peuple  y  doit  être  pour  quelque  chose; 
toutefois  je  croirais  volontiers  qu'il  en  faut  plutôt  cherchfr  la  cause 
dans  la  sagesse  des  abbés  de  Cluny  pendant  les  trois  premiers 
siècles.  Avant  même  le  début  du  mouvement  cornnuinal,  le  bon 
saint  Hugues  avait  accordé  pleines  franchises  aux  habitans  de  Cluny; 
ils  n'avaient  donc  aucune  raison  de  seconder  l'ambiiioti  des  comtes 
de  Cliâlon  et  de  Mâcon,  comme  les  habitans  de  Vézelay  secondèrent 
celle  des  comtes  de  Njvers. 

La  grande  force  de  Cluny,  c'est  qu'elle  fut  pendant  les  premiers 
siècles  goiivern'^e  par  des  saints,  c'est-à-dire  par  de  grands  hommes, 
saint  étant  alors  le  nom  qu'on  donnait  à  tout  ho  nme  dont  les  ver- 
tus et  les  pensées  excédaient  la  mesure  d^  l'humanité,  et  qui  rap- 
portait toutes  ses  préoccupations  aux  intérêts  de  l'ordre  moral, 
saint  Odon,  saint  Mayeul,  saint  Odilon,  saint  Hugues;  c'est  là  qu'il 
faut  cliercher  le  secret  de  cette  fortune  extraordinaire.  Nous  ve- 
nons de  voir  ce  que  fut  saint  Hugues  et  de  quelle  cause  il  fut  le 
champion.  Les  autres  sont  restés  plus  obscurs,  et  leur  iâ<-,he  fut  plus 
modeste;  mais,  à  la  distance  où  nous  sommes  ti'eux,  il  est  encore 
facile,  pour  peu  qu'où  fixe  sur  eux  son  att^niiou,  de  reconn  lîire  de 
vrais  grands  hommes.  11  n'est  pas  très  difficile  de  comprendre  par 
exemple  que  saint  Mayeul,  dont  nous  avons  rericoniré  le  souvenir 
encore  vivant  à  Souvigny,  en  Bourbonnais,  f"t  le  véri  able  régula- 
teur de  l'abbaye,  celui  qui  institua  sa  discipline,  forma  les  cadres 
de  ses  milices  et  les  arma  pour  les  combats  futurs.  Quant  à  saint 
Odilon,  cin'juièuie  abbé,  outre  beaucoup  d'autres  œuvres  aujour- 
d'hui périmées,  il  en  a  fait  deux  d'extrême  injpoitance,  l'une  ^ui  a 
été  un  bienfait  inestimable  pour  les  peuples  du  moyen  âge,  l'autre 
qui  s'est  continuée  jusqu'à  nos  jours,  qui  est  encore  mêlée  à  notre 
vie  morale,  et  qui  nous  survivra  à  nous  et  à  notre  postérité.  Il  fut 
l'un  des  inspirateurs  les  plus  actifs  de  cette  trêve  de  Dieu  qui  met- 
tait un  temps  d'airêt  périodique  aux  guerres  f^od-i'es,  et  c'est  de 
l'une  de  ses  saintes  pensées  qu'est  sortie  l'iustiiaiiion  de  la  fête  des 
morts,  qui  est  restée  en  tout  pays  si  justement  populaire.  II  faut 
bien  se  dire  qu'en  politique  toute  fortune  durable  est  toujours  mé- 
ritée, et  que  les  fortunes  imméritées  sont  des  surprises  qui  n'ont 
jamais  longue  existence.  Cluny  ne  fait  pas  exception  à  cette  loi  gé- 
nérale de  l'histoire. 

Si  les  grandes  choses  persistent  longtemps,  il  s'en  faut  qu'elles 
aient  une  égale  importance  à  toutes  leurs  péri xips,  et  c'est  vérita- 
blement une  consolation  pour  les  hommes  de  bien  que  de  voir 
à  quel  p'.nni  une  œuvre  peut  stu'vivre  à  sa  mission  et  durer  par 
la  seuL  force  des  vertus  qui  l'ont  fondéi".  Longue  est  donc  la 
vie  des  iusiiiutions,  mais  courte  celle  de  leur  épanouissement  et 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  leur  floraison;  Gluny  en  est  un  remarquable  exemple.  Fondée 
au  commencement  du  x*"  siècle,  l'abbaye  a  duré  jusqu'à  la  révolu- 
tion française,  à  l'état  de  corps  et  de  forme  extérieure  s'entend, 
car  pour  son  âme  elle  s'était  éteinte  trois  siècles  juste  après  sa  fon- 
dation. Dès  la  fin  du  xii^  siècle,  le  grand  rôle  de  Gluny  est  ter- 
miné. L'abbaye  aura  encore  de  beaux  jours  et  présentera  de 
grands  spectacles,  par  exemple  celui  qu'elle  donna  au  xiri^  siècle 
lors  de  l'entrevue  d'Innocent  IV  et  de  saint  Louis;  en  réalité,  elle 
dit  son  dernier  mot  avec  Pierre  le  Vénérable,  le  correspondant 
et  souvent  l'antagoniste  de  saint  Bernard ,  le  consolateur  d'Abé- 
lard  dans  ses  infortunes,  issu  comme  l'abbé  Pons  de  Vézelay  de 
la  famille  auvergnate  des  Montboissier.  A  partir  de  la  mort  de 
Pierre  de  Montboissier,  une  existence  toute  mondaine  commence 
pour  Gluny,  qui  devient  l'apanage  princier  de  tous  les  rejetons  des 
maisons  royales  qui  ont  besoin  d'être  pourvus ,  princes  d'Angle- 
terre, princes  de  la  maison  de  France,  princes  de  Bourbon,  etc. 
Cette  nouvelle  existence,  qui  commence  à  la  fin  du  xii"  siècle,  ne  fit 
que  se  continuer  jusqu'à  la  révolution  française  en  s'affermissant 
un^peu  plus  à  chaque  période.  De  la  fin  du  xii*  à  la  fin  du  xv*  siècle, 
tant  que  l'abbé  fut  régulièrement  nommé,  c'est-à-dire  nommé  par 
les  moines,  cet  apanage  princier  fut  pour  ainsi  dire  librement  con- 
senti et  dépendait  d'une  élection  qui  pouvait  changer  cet  ordre  de 
choses;  mais  à  partir  du  concordat  de  François  I"  avec  Léon  X  l'ab- 
baye perdit  toute  liberté,  et  devint  l'héritage  par  droit  de  naissance 
de  tous  les  puissans  de  chaque  règne.  Les  noms  des  abbés  des  trois 
derniers  siècles  parlent  assez  haut;  ce  sont  tous  les  membres  ec- 
clésiastiques de  la  maison  de  Guise,  Richelieu,  un  prince  de  Conti, 
Mazarin,  Renaud  d'Esté,  deux  La  Tour  d'Auvergne,  deux  La  Roche- 
foucauld. Dans  sa  servitude  dorée,  Gluny  restait  encore  la  première 
abbaye  de  la  chrétienté,  au  moins  par  le  nom,  l'illustration  et  la 
qualité  princière  de  ses  maîtres. 

De  tous  ces  abbés  des  derniers  siècles,  un  seul  a  pour  nous  de 
l'importance,  non  parce  qu'il  est  le  plus  illustre,  mais  parce  qu'il 
est  le  seul  dont  il  reste  à  Gluny  un  souvenir  durable,  Emmanuel 
de  La  Tour  d'Auvergne,  cardinal  de  Bouillon.  Il  était  le  neveu  de 
Tiirenne  et  le  fils  de  ce  dac  de  Bouillon  si  célèbre  sous  Louis  XIII 
par  ses  complots  contre  Richelieu,  qui  lui  coûtèrent  sa  principauté 
et  sa  forteresse  de  Sedan.  Ge  fut  un  seigneur  dans  l'acception  la 
plus  fastueuse  du  mot,  dont  la  magnificence  est  faite  pour  paraître 
une  pure  fable  à  la  modestie  de  notre  vie  moderne.  Pendant  qu'il 
habitait  Rome,  son  train  de  maison  s'élevait  à  100,000  livres  par 
mois,  ce  qui,  au  taux  actuel  de  l'argent,  représente  au  moins 
500,000  francs  de  notre  monnaie.  Avec  un  nom  comme  le  sien  et 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'arT.  181 

les  souvenirs  de  guerre  civile  que  son  père  avait  laissés,  il  eût 
fallu  beaucoup  de  prudence  pour  ne  pas  éveiller  les  soupçons  du 
roi;  mais  il  semble  avoir  été  aussi  léger  qu'il  était  prodigue,  et 
malgré  les  grands  services  de  Turenne,  qui  couvraient  d'un  man- 
teau de  gloire  ce  passé  de  révolte,  il  s'attira  plusieurs  fois  l'animo- 
sité  de  Louis  XIV.  Aussi  le  voit-on  perdre  ou  recouvrer  ses  revenus 
selon  que  le  roi  était  plus  ou  moins  mécontent  de  sa  conduite;  mais 
pendant  la  dernière  coalition  il  fut  soupçonné  d'êlre  en  intelligence 
avec  le  plus  acharné  des  ennemis  du  roi,  le  rebelle  et  illustre  prince 
Eugène  de  Savoie,  et  alors,  sa  disgrâce  devenant  complète,  il  per- 
dit définitivement  ses  immenses  revenus.  Parmi  les  diverses  ven- 
geances que  Louis  XIV  tira  de  l'abbé,  il  en  est  une  de  nature  fort 
singulière,  que  je  ne  puis  m'empêcher  de  trouver  mesquine,  et  qui 
est  comme  par  avance  entachée  de  violence  révolutionnaire  et  de 
tyrannie  jacobine. 

Parmi  toutes  ses  folies  de  magnificence,  le  cardinal  de  Bouillon 
en  avait  fait  une  qui  était  au  moins  excusable  dans  son  principe,  et 
que  tous  les  amis  des  arts  auraient  trouvée  louable  par  ses  résul- 
tats. 11  avait  rêvé  de  construire  à  la  mémoire  de  son  père  et  de  sa 
mère  un  mausolée  dont  le  faste  surpassât  tous  les  monumens  prin- 
ciers passés  et  à  venir.  Nous  connaissons  le  plan  de  ce  monument, 
il  est  gigantesque  en  effet.  Il  devait  atteindre  presque  jusqu'à  la 
voûte  d'un  des  transepts  de  la  grande  église  abbatiale;  l'échan- 
tillon qui  nous  reste  de  ce  transept  nous  permet  déjuger  de  cette 
élévation.  Aux  deux  côtés  devaient  s'élever  deux  statues  de  gran- 
deur naturelle,  l'une  consacrée  au  fondateur  de  sa  maison,  Godefroy 
de  Bouillon,  comte  de  Flandre  et  roi  de  Jérusalem,  l'autre  consacrée 
au  fondateur  de  Cluny,  Guillaume  le  Pieux,  comte  d'Auvergne  eî 
duc  d'Aquitaine,  qui  était  lui-même  un  de  ses  lointains  ancêtres. 
Au-dessus  du  monument  étaient  groupées  d'autres  statues  allégo- 
riques, le  Temps,  la  Charité,  la  Force.  Enfin  le  tombeau  présentait 
les  statues  du  duc  de  Bouillon  et  de  sa  femme  Éléonore  de  Berg. 
Ce  rêve  d'orgueil  était  réalisé  ;  le  cardinal  avait  fait  exécuter  les 
statues  en  partie  à  Rome  et  en  partie  en  France;  toutes  les  pièces 
diverses  du  tombeau  étaient  arrivées  à  Cluny  dans  des  caisses  soi- 
gneusement fermées,  et  il  n'y  avait  plus  qu'cà  disposer  le  mausolée, 
lorsqu'un  ordre  de  Louis  XIV,  appuyé  de  considérans  rédigés  par 
d'Aguesseau,  vint  défendre  que  le  monument  fût  érigé,  sous  le  pré- 
texte qu'il  tendait  «  cà  conserver  et  à  immortaliser,  par  la  religion 
d'un  tombeau  toujours  durable,  les  prétentions  trop  ambitieuses  de 
son  auteur  sur  l'origine  et  la  grandeur  de  sa  maison.  »  A  cette  dé- 
fense, le  cardinal  abbé  de  Cluny  put  comprendre,  s'il  ne  l'avait  pas 
encore  soupçonné,  que,  si  les  aristocraties  n'oublient  jamais,  les  rois 


182  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  revanche  se  souviennent  toujours.  J'en  suis  fâché  pour  le  ver- 
tueux d'Aguesseaa,  mais  son  langage  en  cette  circonstance  ne  dif- 
féra pas  bien  essentiellement  de  celui  que  tiendront  quatre-vingts 
ans  plus  tard  les  théoriciens  du  jacobinisme.  Je  ne  sais  si  Alexis  de 
Tocqueville  a  connu  ou  s'est  rappelé  le  fait,  mais  il  mérite  de  faire 
partie  de  l'habile  dossier  que  le  subtil  auteur  a  dressé  contre  l'an- 
cienne monarchie  comme  complice  par  anticipation  des  théories 
révolutionnaires.  Les  caisses,  paraît-il,  ne  furent  même  jamais  ou- 
vertes; quant  à  ce  qui  est  advenu  des  pièces  qu'elles  contenaient,  on 
ne  donne  aucune  réponse  satisfaisante.  Tout  ce  qui  reste  de  ce  mau- 
solée, ce  sont  les  deux  figures  du  duc  de  Bouillon  et  de  sa  femme, 
une  tour  crénelée  et  une  figure  d'ange  s' envolant  du  pied  de  cette 
tour  et  portant  entre  ses  bras  un  vase  fumant.  La  tour  f  lit  aujour- 
d'hui partie  du  musée  de  Gluny;  l'ange  l'a  quittée  pour  aller  désor- 
mais prendre  son  vol  au-dessus  de  l'autel  de  la  chapelle  de  l'hôpi- 
tal, et  les  deux  statues  du  duc  et  de  la  duchesse  de  Bouillon  décorent 
les  deux  côtés  de  l'entrée  de  cette  même  chapelle. 

Ce  sont  deux  belles  figures  dont  il  faut  admirer  le  travail,  mais 
dont  l'originalité  nous  paraît  contestable,  et  qui  laissent  assez  froid, 
gêné  qu'on  est  par  le  souvenir  d'autres  monumens  de  cette  même 
époque.  A  coup  sûr,  on  serait  plus  disposé  à  les  louer,  si  l'on  n'a- 
vait pas  vu  les  figures  du  tombeau  de  Montmorency  à  Moulins, 
qu'elles  rappellent  d'une  manière  frappante.  Cette  imitation  d'ail- 
leurs ne  se  bornait  pas  aux  figures,  elle  s'étendait  au  monument 
tout  entier,  car  le  plan  que  nous  venons  d'en  donner  reproduit  en 
les  agrandissant  d'ime  manière  démesurée  les  dispositions  princi- 
pales du  mausolée  déjà  si  colossal  élevé  par  la  princesse  des  Ursins 
à  la  mémoire  de  son  mari.  Cependant,  si  ces  figures  font  souvenir 
pour  le  travail  et  l'art  des  figures  du  tombeau  de  Moulins,  elles  en 
diffèrent  esseniit-Uement  par  l'expression.  Le  piquant  et  la  nou- 
veauté de  ces  sculptures  pour  le  curieux  est  dans  l'hi-toire  qu'elles 
racontent,  histoire  certes  bien  différente  du  roman  pathétique  et 
passionné  de  la  princesse  des  Ursins,  mais  qui  a  cependant  son  in- 
térêt. Le  duc  de  Ijouillon  est  étendu  à  terre,  le  buste  relevé,  à  peu 
près  dans  l'attitude  de  Henri  de  Montmorency;  sa  physionomie  est 
pensive,  un  peu  soucieuse;  il  paraît  absorbé  dans  uiie  sorte  de  rê- 
veuse incertitude.  En  face  de  lui,  la  duchesse,  assise  dans  une  pose 
pleine  d'élégance,  lui  montre  du  doigt  quelques  lignes  écrites  dans 
un  livre  que  soutient  un  petit  ange  nu;  mais  que  sa  physionomie 
est  différente  de  celle  de  son  époux!  Une  gaîté  ra'lieuse,  qui  n'est 
pas  exemple  d'une  sorte  de  malice  espiègle,  brille  sur  son  visage; 
on  dirait  qu'elle  a  surpris  son  mari  en  flagrant  délit  d'erreur,  et 
qu'elle  s'amuse  à  le  confondre  par  un  texte  sans  réplique.  Le  secret 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'ART.  J  83 

de  cette  joie  doit  être  contenu  dans  les  lignes  qu'elle  lui  montre,  et 
il  y  est  contenu  en  eflet,  car  ces  lignes  se  rapportent  à  la  consécra- 
tion de  l'hostie  et  aiïirment  le  mystère  de  la  transsubstantiation,  nié 
par  les  protestans.  Cette  expression  et  cette  pantomime  veulent  donc 
dire  :  le  duc  de  Bouillon  était  protestant,  et  il  se  convertit  au  ca- 
tholicisme par  les  conseils  et  sur  les  instances  d'Eléoiiore  de  Berg, 
sa  femme.  La  base  de  la  statue  du  duc  de  Bouillon  est  ornée  d'un 
petit  bas-relief  du  travail  le  plus  remarquable,  qui  nous  paraît  de 
beaucoup  la  pièce  la  [)lus  originale  de  ces  sculptures.  Ce  bas-relief, 
qui  consacre  le  souvenir  de  quehju'uiie  di-s  batailles  auxquelles  le 
duc  prit  part,  la  Marfée  ou  toute  autre,  représente  une  mêlée  pleine 
de  furie  et  de  mouvement.  L'artiste  s'est  évidemment  ins[)iié  des 
mêlées  classiques  de  l'art  italien;  mais,  transformant  ses  souvenirs 
avec  une  intelligence  des  plus  rares,  il  a  donné  un  aspi  et  tout  mo- 
derne à  ces  batail'es  italiennes,  qui  ont  toujours  l'air  de  se  rapporter 
aux  combattans  d'Euée  et  du  roi  Turnus,  et  n'en  a  conservé  que  ce 
qu'elles  ont  d'éternellement  confortiie  aux  lois  de  l'art,  c'est-à-dire 
un  mélange  de  furie  dans  l'ensemble,  en  même  temps  que  le  relief 
individuel  le  plus  prononcé  dans  chacun  des  acteurs.  Cette  mêlée 
est  un  carnage  de  gentilshommes  Crançais  du  temps  de  Louis  XIII; 
ces  têtes,  ces  corps,  sont  modernes  et  français.  Le  sculpteur,  en 
empiuniant  son  mouvement  à  l'art  italien,  n'a  pas  vo'ulu  sacrifier 
à  son  amour  exagéré  des  formes  robustes.  Pas  d'épaules  carrées  à 
la  manièje  des  athlètes,  pas  de  muscles  en  saillie,  pas  de  mame- 
lons de  chair,  rien  de  tous  ces  détails  si  clioquans  d'une  anato- 
mie  trop  prodiguée.  Ces  visages  sont  fins  et  nobles,  ces  tailles 
sveltes,  longues,  bien  prises,  ces  membres  soup'es,  élégans,  bien 
proportionnés;  en  un  mot  ce  que  nous  coniemplons  dans  ce  bas- 
relief  n'est  pas  seulement  une  belle  mêlée,  c'est  une  mêlée  de 
l'ancien  régime  français,  d'une  époque  irè-  déterminée. 

Tous  nos  lecteurs  se  doutent-ils  qu'il  y  avait  encore  au  com- 
mencement de  ce  siècle,  dans  une  petite  loc;diiô  de  Bourgogne, 
une  église  aussi  grande  que  Saint- Pierre  de  Borne,  qu'ils  vont 
admirer  de  si  loin?  L'église  abbatiale  répondait  à  la  grandeur  de 
l'abbaye;  de  même  que  CInny  était  la  première  abbaye,  son  église 
était  le  premier  temple  de  la  chrétienté.  I  ongiem[)S  avant  que 
le  pape  Nicolas  de  Sarzana  conçût  la  pensée  élémentaiie  de  la  ba- 
silique romaine,  deux  moines  architectes  de  Climy  avaient  réalisé 
la  même  conception  gigantesque  sur  la  foi  et  avec  le  secours  d'un 
rêve  qui  leur  avait  fourni  le  plan  de  l'édilice,  et  en  avait  déterminé 
les  dimensions,  Cetie  église  portait  ciufj  clochers  à  l'extérieur,  et 
présentait  à  l'intérieur  un  naithex  ou  église  des  cathécumènes, 
cinq  nefs  soutenues  par  soixante  piliers,  deux  transepts,  un  grand 


184  REVUE  DfS  DEUX  MONDES. 

et  un  petit,  formant  la  croix  d'archevêque,  un  chœur  et  une  ab- 
side, et  était  percée  de  trois  cent  une  fenêtres.  De  cet  immense 
édifice,  tout  ce  qui  reste  maintenant,  c'est  une  énorme  tour  octo- 
gone^.à  l'extérieur,  d'aspect  un  peu  lourd  et  bizarre  aujourd'hui 
qu'elle  est  séparée  de  l'ensemble  avec  lequel  elle  s'harmonisait, 
—  et  à  l'intérieur  l'extrémité  méridionale  d'un  des  bras  du  grand 
transept.  C'est  bien  peu  certes,  et  cependant  ce  peu  suffit  pour  re- 
composer assez  bien  l'édifice  en  imagination ,  surtout  si  on  com- 
plète ce  précieux  document  de  pierre  par  les  souvenirs  de  quel- 
ques-unes des  églises  abbatiales  qui  avaient  emprunté  en  partie 
leur  architecture  à  l'église-mère  dont  elles  dépendaient,  Saint  Phi- 
libert de  Tournus,  Sainte-Croix  de  La  Charité  sur  Loire  par  exemple. 
On  aura  une  idée  de  la  grandeur  de  l'édifice,  si  nous  disons  que  ce 
bout  de  transept  restant  suffit  à  lui  seul  à  constituer  toute  une 
église,  et  qu'il  forme  aujourd'hui  la  chapelle  où  les  cinq  ou  six 
cents  enfans  et  jeunes  gens  qui  composent  le  collège  et  l'école  nor- 
male professionnelle  de  Cluny  assistent  aux  cérémonies  du  culte.  Je 
dois  à  ce  transept  la  perte  d'un  préjugé  très  ancien.  Jusqu'à  pré- 
sent j'avais  cru  que  l'art  roman  était  moins  capable  que  le  gothique 
d'élancement,  de  sublimité  mystique;  il  a  bien  fallu  me  rendre  à 
l'évidence,  et  certes  toute  personne  qui  pénétrera  sous  cette  voûte 
d'une  hardiesse  sans  égale  sera  détrompé  comme  moi.  L'œil  suit 
avecétonnement  le  vol  de  ces  colonnes  qui  s'élancent  vers  la  voûte 
avec  une  agilité  qui  défie  celle  de  la  plus  svelte  ogive,  et  qui  vien- 
nent réunir  leurs  extrémités  dans  un  arc  brisé  d'une  élégance  in- 
comparable. Nul  édifice  n'a  jamais  produit,  avec  des  proportions 
restreintes  qu'on  peut  calculer  et  mesurer,  une  pareille  idée  de  la 
hauteur.  Cette  voûte,  c'est  vraiment  l'inaccessible  rendu  visible; 
mais,  hélas  !  ce  sentiment  de  la  hauteur  est  tout  ce  que  ce  transept 
crée  avec  certitude  :  il  ne  peut  nous  donner  à  aucun  degré  un  égal 
sentiment  de  la  profondeur,  car  les  longues  allées  auxquelles  il  se 
reliait  ont  disparu,  et  l'œil,  rencontrant  de  toutes  parts  la  barrière 
de  cloisons  infranchissables,  n'a  d'autre  ressource  pour  échapper 
à  cette  pri?on  que  de  se  lever  en  haut  et  d'aller  chercher  sa  liberté 
dans  la  contemplation  de  la  voûte. 

Ce  transept,  dis-je,  est  tout  ce  qui  reste  de  l'ancienne  église  de 
Cluny,  sauf  une  chapelle  gothique  construite  au  xv^  siècle  par 
l'abbé  Jean  de  Bourbon,  et  qui  est  maintenant  distincte  de  l'édifice 
auquel  elle  se  reliait  autrefois.  Cette  chapelle,  très  bien  conservée, 
à  l'exception  des  sculptures,  qui  ont  été  fort  mutilées,  est  d'une  re- 
marquable élégance,  mais  cette  élégance  paraît  bien  fade  au  sortir 
du  grand  transept.  Quant  aux  débris  de  l'abbaye  qui  ont  été  sauvés 
de  la  destruction  complète,  aux  éclats  lancés  par  la  mine  qu'il  fal- 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   D  ART.  185 

lut  employer  ponr  faire  sauter  ses  murailles  et  ses  tours,  aux  frag- 
mens  de  ses  tombes,  que  la  pioche  s'est  lassée  de  morceler,  les  cu- 
rieux doivent  les  aller  chercher  au  palais  abbatial,  dont  le  proprié- 
taire actuel,  M.  Ochier,  avec  une  libéralité  tradidonnelle  (1),  a 
transformé  en  musée  ouvert  au  public  quelques-unes  des  salies 
et  des  galeries.  Ils  y  trouveront  un  certain  nombre  de  chapitea.ix 
curieusement  sculptés,  des  fragmens  intéressans  des  tombes  de 
saint  Hugues  et  de  Pierre  le  Vénérable.  Nous  nous  abstiendrons 
de  décrire  ces  fragmens,  qui  perdent  une  partie  de  leur  intérêt  à 
n'être  pas  vus  sur  place,  et  qui  ne  sont  pas  même  des  membriis 
séparés  du  grand  corps  dont  ils  faisaient  partie,  mais  des  atomes 
désormais  éparset  sans  cohésion.  Pour  tout  ce  qui  regarde  ces  restes 
de  l'abbaye  et  l'ancienne  abbaye  elle-même,  nous  nous  faisons  un 
devoir  d'inviter  tout  curieux  à  se  munir  en  Bourgogne  d'un  petit 
livre  paru  il  y  a  peu  de  temps  et  écrit  par  M.  Penjon,  habitant 
de  Cluny  même,  travail  excellent  où  ils  trouveront  de  toutes  ces 
miettes  un  catalogue  aussi  minutieux  que  fidèle.  Ils  y  trouveront 
encore,  hélas!  une  révélation  bien  tristement  curieuse,  car  ils  y 
apprendront  que  ce  n'est  pas  à  la  révolution  française  qu'il  faut 
attribuer  la  destruction  de  cette  église  abbatiale,  chef-d'œuvre  de 
l'architecture  romane  et  merveille  unique  au  monde.  L'église  ab- 
batiale était  tout  entière  debout  au  sortir  de  la  révolution,  et  les 
habitans  de  Cluny  firent  tout  ce  qu'ils  purent  pour  la  sauver;  mais 
le  consulat,  qui  avait  de  bien  autres  soucis  que  ceux  de  l'architec- 
ture, resta  sourd  à  leurs  réclamations,  et  l'église,  mise  en  adjudi- 
cation à  plusieurs  r^^prises,  tomba  sous  la  pioche  des  compagnies 
de  démolitions  restées  célèbres  sous  le  nom  de  bande  noire. 

Cluny  présente  un  curieux  spectacle.  Son  abbaye  a  disparu,  et 
il  n'est  encore  quelque  chose  que  par  elle,  il  ne  vit  matériellement 
que  d'elle.  A  l'exception  de  son  égliso  paroissiaJe  de  Notre-Dame, 
église  gothique  fort  sombre  où  règne  un  crépuscule  éternel,  Cluny 
ne  possède  rien  qui  ne  soit  un  démembrement  de  l'abbaye.  C'est 
l'abbaye  qui  lui  tient  lieu  d'hôtel  de  ville  et  de  justice  de  paix; 
c'est  dans  les  immenses  bâti  mens  de  l'abbaye  transformés  en  salles 
d'étude  et  en  dortoirs  qu'on  a  installé  le  collège  et  l'école  profes- 
sionnelle qui  fut  instituée,  il  y  a  quelques  années,  sous  le  minis- 
tère de  M.  Duruy;  c'est  donc  grâce  à  l'abbaye  qu'on  a  pu  loger  le 
surcroît  de  cette  jeune  population  qui  est  un  des  élémens  de  la 
modeste  prospérité  de  Cluny,  et  qui  l'aide  doucement  à  vivre.  Un 


(I)  En  parcourant  les  registres  des  bienfaiteurs  de  l'hôpital,  curieux  par  les  noms 
qu'ils  contiennent,  j'y  trouve  bien  des  fois  au  xvii''  siècle  celui  de  membres  de  cette 
famille,  tous  dass  les  ordres. 


186  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

second  établissement  d'utilité  publique,  un  haras,  est  installé  dans 
une  autre  partie  des  constructions.  Les  interminables  jardins,  au- 
jourd  hui  réservés  aux  récréations  des  enfans,  ont  longtemps  servi 
de  promenale  publique  aux  habitans;  ils  seraient  assez  vasies  pour 
la  promenade  d'une  ville  de  premier  ordre.  Il  n'y  a  qu'une  seule 
habitation  rnagtiilique  à  Gluny,  c'est  l'ancien  palais  abbatial.  Que 
dis-je?  la  ville  même  n'existe  que  de  ses  débris,  car  des  rues  en- 
tières ont  été  construites  avec  ses  pierres.  Ainsi  le  Gluny  actuel, 
c'est  encore  l'abbaye,  et  rien  que  l'abbaye  :  le  vivant  non-seulement 
a  hérité  du  mort,  mais  il  est  lié  à  son  cadavre,  dont  il  ne  pourrait 
être  détaché  sans  niourir  lui-même  sur  l'heure;  c'est  le  passé  qui 
fournit  encore  au  présent  son  aumône  et  sa  sportule  de  chaque  jour. 
Aussi  la  petite  ville  a-t-e!le  peu  changé  de  caractère  et  prési^nte- 
t-elle  à  peu  près  l'aspect  qu'elle  devait  avoir  autrefois.  Un  certain 
nombre  de  vieilles  maisons  du  moyen  âge  ont  disparu,  il  est  vrai, 
mais  il  lui  en  reste  encore  en  quantité  suffisante  pour  lui  garanti 
la  persistance  do  son  ancienne  originalité.  Je  ne  sais  si  ces  maisons 
sont  bien  commodes,  en  tout  cas  elles  sont  charmantes  avec  leurs 
fenêtres  en  arc  roman  séparées  en  deux  ouvertures  par  une  élé- 
gante colonnette,  imitation  visible  de  l'archilectnre  religieuse  dont 
les  habitans  avaient,  le  modèle  sous  les  yeux.  Les  maisons  modernes 
qui  ont  reu)pl;i,cé  les  anciennes  visent  peu  d'ailleurs  à  inaugurer 
une  vie  nouvelle,  tant  elles  affichent  peu  de  prétentions;  les  rues 
ne  sont  ni  mieux  p  ivées,  ni  plus  correctement  tracées  qu'elles  ne 
le  furent  probablement  autrefois,  et  les  habitans  semblent,  dirait- 
on,  borner  leur  ambition  à  continuer  dans  l'indépendance  la  vie 
tranquille  que  menèreni  leurs  pères  dans  la  soumission.  Une  fois 
encore,  je  constate  à  Gluny  cette  insouciance  de  tonte  apparence 
extérieure,  ce  sans-façon  et  cette  bonhomie  populaire  qui  distin- 
guent les  anciennes  villes  ecclésiastiques;  ici  ce  sans-façon  arrive  à 
une  modestie  réelle,  et  cette  bonhomie  à  une  profonde  tranquillité. 
C'est  une  viile  qui  est  recouverte  pour  toujours  par  une  grande 
ombre,  et  elle  possède  la  paix  et  la  douceur  de  l'ombre. 

Emile  Montégdt. 


ÉTUDES   FINANCIÈRES 


LES   ANCIENNES   GABELLES    ET    L'IMPOT   DU    SEL. 


Depuis  la  mort  de  Colbert,  c'est-à-dire  depuis  le  6  septembre 
16S3,  un  Siul  exercice,  celui  de  1829,  s'est  soldé  par  un  excédant 
de  recettes,  sans  emprunts,  sans  surtaxes,  sans  suspension  de 
l'amoriissement,  sans  contributions  de  guerre  levées  en  pays  en- 
nemi. Cet  excédant  s'élevait  à  près  de  80  nïillions;  mais  c'est  là 
un  phénomène  financier  qui  ne  s'est  plus  rep'oduit.  La  révolution 
de  juillet,  toute  pacifique  qu'elle  fût,  jeta  une  perturbation  pro- 
fond ;  dans  la  fortune  publique;  les  six  premières  annoes  du  nouveau 
règne  furent  marquées  par  des  crises  continuelles,  et  ce  n'est  guère 
que  vers  1836  que  la  prospérité  reprit  son  essor,  que  les  recettes 
arrivèrent  à  peu  de  chose  près  à  couvrir  les  dépenses.  Les  subven- 
tions accordées  par  l'état  aux  chemins  de  lér,  le  développement  de 
la  viabilité,  les  grands  travaux  d'utilité  publique,  les  arméniens  né- 
cessités en  18ZiO  par  la  question  d'Orient,  forcèrent  le  gouvernement 
de  juillet  à  re<ourir  à  quelques  emprunts;  cependant  le  chiffie  de 
ces  emprunts  fut  toujours  très  modéré.  La  dette  inscrite  ne  s'était 
augmentée  en  dix-huit  ans  que  de  14  millions  de  rentes  annuelles, 
le  5  pour  100  avait  atteint  126  francs,  le  3  92  fi-ancs;  le  crédit  de 
l'état  était  assis  sur  les  bases  les  plus  solides.  On  pouvait  espérer 
de  voir  se  réaliser  dans  un  avenir  prochain  cet  éqiàlibre  que  Sully, 
Colbert  et  lesd  Tuiers  ministres  de  la  restauration  étai -nt  seuls  par- 
venus à  établir  depuis  le  jour  où  Philippe  le  Bel  avait  posé  la  base 
du  système  moderne  par  la  création  des  impôis  d'état,  étendus  à 
toutes  les  classes  et  à  toutes  les  provinces  du  royaume,  lorsque  la 


188  REVUE  D£S  DEUX  MONDES. 

révolution  de  février  vint  brusquement  renverser  tous  les  calculs  et 
détruire  toutes  les  espérances. 

A  dater  de  cette  époque,  le  budget  et  la  dette  suivent  d'année  en 
année  une  effrayante  progression.  Sous  la  seconde  république,  les 
impôts  fonciers  et  personnels  s'augmentent  de  219,667,727  francs; 
les  impôts  indirects,  qui  donnent  la  mesure  de  l'aisance  des  popu- 
lations, perdent  llil  millions.  L'amortissement  est  suspendu,  ainsi 
que  le  remboursement  en  numéraire  des  bons  du  trésor  et  des  dé- 
pôts faits  aux  caisses  d'épargne,  et  la  dette  inscrite  est  portée  à 
227  millions  de  rentes  annuelles,  soit  en  une  seule  année  51  millions 
de  plus  que  sous  le  règne  de  Louis-Philippe. 

Ce  n'était  point  le  second  empire  qui  pouvait  rétablir  l'équilibre. 
De  1852  à  186^ ,  239  millions  furent  ajoutés  à  la  dette  inscrite.  La 
guerre  du  Mexique  vint  encore  aggraver  les  charges,  et  la  guerre 
contre  l'Allemagne,  en  nous  attirant  les  plus  terribles  désastres, 
nous  a  mis  en  présence  d'une  situation  financière  qui  rappelle  les 
plus  tristes  jours  de  notre  histoire.  Aujourd'hui,  par  suite  des  fata- 
lités de  la  défaite,  le  capital  de  notre  dette  s'élève  à  plus  de  20  mil- 
liards, notre  budget  à  2  milliards  hOQ  millions,  non  compris  les  dé- 
penses départementales,  et  près  de  la  moitié  de  cette  énorme  somme 
est  absorbée  par  l'intérêt  de  la  dette.  L'illustre  homme  d'état  à  qui 
la  France  a  confié  ses  destinées  a  fait  tout  ce  qu'on  pouvait  attendre 
de  son  patriotisme  et  de  sa  haute  raison  pour  relever  les  ruines 
amoncelées  sous  nos  pas.  Le  pays  s'est  soumis  sans  murmure  à 
tous  les  sacrifices  pour  payer  la  rançon  de  la  France  aux  Germains, 
comme  Charles  le  Gros,  dans  la  décadence  cailovingienne,  l'avait 
payée  aux  pirates  normands.  L'Europe  nous  a  donné  un  éclatant 
témoignage  de  sa  confiance  et  de  sa  sympathie  en  s'associant  à  nos 
emprunts  avec  un  empressement  dont  on  ne  trouve  aucun  exemple 
dans  l'histoire  des  autres  peuples,  —  et  pourtant,  malgré  la  bonne 
volonté  de  tous  et  les  immenses  ressources  de  notre  agriculture 
et  de  notre  industrie  (1),  le  redoutable  problème  de  l'équilibre  bud- 
gétaire est  loin  d'être  résolu.  ^ 

Pour  faire  face  aux  600  millions  de  dépense  annuelle  que  nous 
a  imposés  la  guerre  de  Prusse,  il  a  fallu  épuiser  toutes  les  inven- 
tions de  la  fiscalité,  augmenter  les  anciens  impôts,  en  créer  de  nou- 
veaux, et  fouiller  la  société  dans  ses  profondeurs  comme  les  pion- 
niers californiens  fouillent  la  terre  pour  y  chercher  de  l'or;  mais  les 
augmentations  et  les  nouvelles  taxes  peuvent  compromettre,  anéan- 
tir même  certaines  industries,  elles  peuvent  diminuer  dans  une 

(1)  Le  prsduit  annuel  de  notre  industrie  est  évalua  à  6  milliards  et  le  produit  de 
notre  agricullture  à  7  milliards  500  millions.  Paris  figure  a  lui  seul  pour  1  milliard 
300  millions  dans  la  statistique  industrielle. 


l'impôt  du  sel.  189 

forte  proportion  le  chiffre  des  recettes,  car  l'impôt  se  détruit  lui- 
même  par  sa  propre  exagération,  soit  en  provoquant  une  contre- 
bande active,  soit  en  ralentissant  la  consommation,  soit  enfin  en 
nécessitant  des  frais  de  perception  qui  absorbent  une  partie  de  ses 
produits.  Ce  sont  là  des  vérités  élémentaires;  les  faits  qui  se  pas- 
sent sous  nos  yeux,  la  discussion  du  budget  de  1873,  les  rapports 
des  commissions  de  l'assemblée  nationale,  ne  les  confirment  que 
trop,  et  les  preuves  à  l'appui  sont  malheureusement  trop  nom- 
breuses. 

Ainsi  les  postes,  qui  figuraient  au  budget  des  recettes  de  1872 
pour  117,628,000  francs,  ne  sont  portées  au  budget  de  1873  que 
pour  11/1,128,000  francs,  et  pour  les  neuf  premiers  mois  de  l'exer- 
cice courant  elles  accusent  un  déficit  de  plus  de  9  millions,  ce  qui 
tient  exclusivement  à  la  surtaxe  territoriale  et  locale  des  5  centimes. 
L'impôt  sur  le  sucre,  qui  donnait  àO  millions,  n'en  donnera  plus 
que  30,  bien  qu'il  ait  été  augmenté  de  50  pour  100,  parce  que  la 
fraude  s'est  organisée  sur  la  plus  grande  échelle,  et  qu'elle  est  fa- 
vorisée par  un  mode  vicieux  de  perception;  il  en  est  de  même  pour 
le  tabac,  de  même  pour  les  poudres.  L'impôt  sur  les  chevaux  et  les 
voitures  porte  un  coup  fatal  à  notre  industrie  chevaline,  déjà  si  peu 
prospère,  et  qui  ne  réalise  aujourd'hui  quelques  bénéfices  qu'en 
vendant,  par  l'intermédiaire  d'agens  anglais,  ses  chevaux  de  trait  à 
l'intendance  prussienne  pour  la  remonte  de  l'artillerie  de  l'empe- 
reur Guillaume.  L'impôt  si  vivement  discuté  sur  les  matières  pre- 
mières semble  également  devoir  donner  lieu  à  de  graves  mécomptes, 
et  ce  qui  résulte  en  définitive  de  l'application  du  nouveau  système, 
c'est  que  les  recettes  de  1872  resteront  de  160  à  200  millions  au- 
dessous  des  prévisions  budgétaires. 

Il  y  a  là  un  fait  inquiétant  pour  l'avenir,  car  l'évaluation  anticipée 
des  recettes  n'est  et  ne  peut  être  exacte  que  pour  les  contributions 
directes,  dont  le  rendement  est  connu  d'avance  et  le  recouvrement 
assuré,  sauf  quelques  non- valeurs  relativement  peu  importantes; 
pour  tout  le  reste,  douanes,  tabacs,  boissons,  voitures,  matières  pre- 
mières, timbre,  etc.,  les  fixations  laissent  toujours  un  aléa  considé- 
rable, en  raison  de  l'influence  que  peuvent  exercer  sur  la  consom- 
mation, la  circulation  et  les  transactions  commerciales,  la  politique 
intérieure,  les  agissemens  des  partis,  les  crises  agricoles  ou  indus- 
trielles, les  conditions  climatériques,  les  relations  internationales. 
Or  les  contributions  indirectes  forment  le  plus  gros  chapitre  de 
notre  budget,  et,  comme  les  dépenses  sont  fixées,  non  pas  sur  les 
recettes  elfectives,  dont  le  chiffre  ne  peut  être  exactement  déterminé 
à  l'avance,  mais  sur  les  recettes  présumées,  c'est-à-dire  sur  de 
simples  probabilités,  nous  sommes  exposés  à  voir  nos  exercices  fu- 


190  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

turs  se  solder  enrore  avec  un  découvert  plus  ou  moins  considé- 
rable, comme  dans  la  présente  année  187*2.  Dans  les  temps  ordi- 
naires, un  di^couvert  de  150  à  200  millions  serait  facile  à  cmnbler; 
dans  les  circonstances  actuelles,  ce  serait  un  véritable  désastre,  car 
on  ne  pourrait  y  porter  remède  qu'en  suspendant  l'amortissement. 
Que  faut-il  faire  pour  le  prévenir? 

Ici  les  dilTiciikés  surgissent  de  toutes  parts,  et  le  problème  est 
trop  complexe  pour  que  nous  l'abordions  dans  son  ensemble,  et 
surtout  pour  que  nous  ayons  la  prétention  de  le  résoudre;  mais,  en 
attendant  que  l'application  des  nouveaux  impôts  ait  permis  d'en 
vérifier  les  avaiitage's  et  les  inconvéniens  et  d'y  introduire,  en  se 
fondant  sur  l'expérience  à  laquelle  rien  ne  supplée,  les  améliora- 
tions qui  peuvent  les  rendre  tout  à  la  fois  moins  onéreux  aux  con- 
tribuables et  plus  productifs  pour  le  trésor,  nous  voulons  (hercher 
si  par  hasard  on  n'aurait  point  laissé  perdre  en  partie,  par  des  dé- 
grèvemens  que  rien  ne  justifiait,  l'une  de  nos  plus  importjintes  res- 
sources financières,  l'une  de  celles  qui  peuvent  donner  les  produits 
les  plus  certains,  les  plus  réguliers,  sans  entraîiier  aucuns  frais 
supplén)efliaires  de  recouvrement,  rapporter  beaucoup  sans  sur- 
charger les  populations,  et  diminuer  dans  une  large  mesure  les 
chances  du  découvert  que  peuvent  laisser  après  elles  nos  contri- 
butions indirectes.  Cette  ressource,  c'est  l'impôt  du  sel. 

On  s'étot)nera  peut-être  que  dans  un  temps  de  démocratie,  où 
l'amélioiation  du  bien-être  matériel  des  classes  laborieuses  est- 
considérée  comme  l'un  des  premiers  devoirs  dts  économistes  et  des 
gouvernemens,  nous  venions,  au  nom  de  l'équilibre  du  budget, 
prendre  la  défense  d'une  taxe  souvent  condamnée  comme  désas- 
treuse |)0ur  les  consommateurs  peu  aisés,  comme  essentiellement 
préjiidiciable  à  l'agriculture,  à  l'alimentation  piiblifjue,  à  l'industrie, 
à  la  pêche  côtière,  à  la  grande  pêche,  aux  intérêts  de  notre  marine 
marchande.  Pour  nous,  la  question  se  résume  en  quelques  mots  : 
l'impôt  du  sel  justifie- t-il  les  accusations  dont  il  est  l'objet?  Faut- 
il  chercher  la  cause  de  son  impopularité  dans  la  taxe  en  elle-même, 
telle  qu'elle  est  établie  depuis  le  commencement  du  siècle,  ou  dans 
des  souvenirs  qui  remontent  à  l'époque  où,  sous  le  nom  de  gabelles, 
il  formait  ie  dixième  environ  des  revenus  de  la  monarchie?  La  ré- 
probation dont  quelques  hommes  politiques  l'ont  frap[)é  a-t-elle 
toujours  eu  pour  seul  mobile  l'intérêt  des  consommateurs?  Peut-on 
enfin  lui  demander  plus  qu'il  ne  donne  sans  jeter  dans  la  vie  éco- 
nomique du  pays  une  nouvelle  et  regrettable  perturbaiion?  Telles 
sont  les  questions  auxquelles  nous  allons  essayer  de  répondie,  en 
montrant  d'abord  ce  qu'était  cet  impôt  sous  l'ancien  régime. 


l'impôt  du  sel.  191 


I. 

Les  érudits  ont  longuement  disserté  sur  la  question  de  savoir  à 
quelle  époque  remontait  en  France  la  gabelle  du  sel.  i.es  uns  en 
ont  attribué  r(>tablissemeiit  à  Philippe-Augus'e,  les  autres  à  saint 
Louis  ou  à  Philippe  de  Valois.  Ou  trouve  en  effet,  dès  le  xii"  siècle, 
des  droits  sur  cet.te  denrée;  mais  ces  droits  n'étaient  fjue  des  péages 
féodaux,  et  la  gabelle,  coiiime  iuipôt  royal,  date  très  certainement 
du  régne  de  Louis  X.  Une  ordonnance  de  ce  prince  porte  que,  les 
fraudes  et  les  exactions  commises  par  les  marchan'ls  de  sel  étant 
une  cause  de  misère  pour  le  peuple,  le  commerce  de  cette  denrée 
sera  fait  à  l'avenir  par  les  officiers  royaux.  Eu  13û"2,  Philippe  de 
Valois,  pour  régulariser  l'action  de  ces  officiers,  institua,  sous  le 
nom  de  greniers  à  sel,  des  juridictions  qui  connaissaient  de  tous  les 
faits  relatifs  à  la  vente  de  cette  marchandise,  à  la  perception  des  taxes 
dont  elle  était  frappée,  et  qui  jugeaient  au  criminel  les  fraudeurs  et 
les  contiebandiers.  Ce  fut  là  l'origine  du  monopfda  que  le  gouver- 
nement de  l'ancien  régime  a  exploité  pendant  cinq  cents  ans  avec 
une  rigueur  qui  ne  rappelle  que  trop  l'implacable  dureté  du  fisc  im- 
périal romain.  Le  sel,  pour  parler  le  langage  du  temps,  fut  incorporé 
au  domaine,  c'est-à-dire  qu'il  devint  la  propriété  exclusive  du  roi, 
une  sorte  de  substance  privilégiée  que  Dieu  avait  créée  tout  exprès 
pour  alimenter  son  trésor.  On  ne  pouvait  l'extraire  des  mines  ou 
des  eanx  de  la  mer  sans  son  autorisation,  on  ne  pouvait  le  vendre 
à  d'autres  qu'à  lui,  l'acheter  à  d'autres  qu'à  lui,  et  toujours  au 
prix  qu'il  fixait  lui-même. 

Le  gouvernement,  maître  absolu  de  la  matière  imposable,  ne  se 
contentait  pas  d'exagérer  les  larifs  de  vente  et  de  les  doubler  ar- 
bitrairement d'un  jour  à  l'autre;  il  forçait  les  contribuables  à 
prendre  chaque  année  une  quantité  de  sel  détermin^^e,  ajoutant 
ainsi  la  consoumiation  forcée  au  monopo'e,  et,  pour  s'assurer  que 
le  fisc  ne  perdait  aucun  de  ses  droits,  il  exerçait  un  espionnage  de 
tous  les  instans  ou  plutôt  une  inquisition  aussi  ombrageuse  que 
l'inquisition  catholique.  Cette  surveillance  était  d'autant  plus  vexa- 
toire  qu'elle  était  confiée  à  des  commis  ramassés  dans  les  bas-fonds 
de  la  société,  que  l'on  avait  soin  de  choisir,  comme  le  dit  un  vieil 
économiste,  parmi  les  animaux  les  plus  terribles,  pour  effrayer  les 
populations  et  leur  montrer  qu'elles  n'avaient  à  espérer  aucune  pi- 
tié, si  elles  osaient  se  permettre  la  moindre  résistance. 

Ma'gré  quelques  adoucissemens  passagers,  l'adniinistration  des 
gabelles  fut  aus.^i  oppressive,  plus  oppressive  mèuie  sous  les  Bour- 
bons que  sous  les  Valois,  car  les  dépenses  de  l'état  étaient  plus 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fortes,  le  pouvoir  royal  plus  absolu;  les  états- généraux,  réunis 
pour  la  dernière  fois  en  l(5l/i,  ne  pouvaient  plus  protester,  comme 
ils  l'avaient  fait  au  xiv*  et  au  xv''  siècle,  «  contre  les  violences,  in- 
justices et  rançonnemens  des  gabeleurs,  et  les  charges  importables, 
mortelles  et  pestiférés  qui  travaillaient  merveilleusement  le  pauvre 
peuple.  »  Le  fisc  pouvait  tout  se  permettre,  et  les  précautions 
les  plus  minutieuses,  les  plus  tyranniques  même,  étaient  prises 
pour  que  le  sel  du  î-oi,  qu'on  appelait  aussi  sel  de  devoir,  entrât 
seul  dans  la  circulation.  Les  habitans  voisins  des  mines  et  les  ri- 
verains de  l'Océan  se  voyaient  soumis  à  un  véritable  état  de  siège, 
et,  comme  le  dit  l'intendant  des  finances  Moreau  de  Beaumont,  dont 
le  témoignage  ne  saurait  être  suspect,  puisqu'il  était  à  la  tète  de 
l'administration,  «  malheur  à  l'habitant  du  littoral  qui,  s'autorisant 
de  la  liberté  naturelle,  aurait  été  prendre  de  l'eau  de  mer  pour  la 
mêler  avec  de  l'eau  douce  et  l'aurait  employée  à  faire  cuire  les  lé- 
gumes qui  composaient  sa  seule  nourriture!  »  Les  animaux  eux- 
mêmes  étaient  mis  en  surveillance,  et,  quand  ils  approchaient  des 
marais  salans  ou  des  grèves  que  le  retrait  des  marées  laissait  à  dé- 
couvert, on  les  confisquait  au  profit  du  trésor. 

Les  gabeleurs  fixaieut  tous  les  ans  la  quantité  de  sel  que  chaque 
famille  devait  acheter  dans  les  greniers  royaux,  sans  tenir  aucun 
compte  de  ses  besoins  et  de  ses  ressources.  Ils  en  réglaient  ensuite 
l'emploi  livre  par  livre,  ou  plutôt  poignée  par  poignée  :  il  y  en  avait 
tant  pour  la  salière,  tant  pour  le  pot-au-feu  et  pour  les  viandes  de 
conserve,  tant  pour  les  hommes,  les  femmes  et  les  enfans.  Les 
commis  pénétraient  sans  cesse  dans  les  maisons  pour  recenser  les 
individus,  constater  que  les  règlemens  n'étaient  pas  enfreints,  et 
que  les  consommateurs  n'employaient  point  par  exemple  à  saler  du 
lard  ce  qui  leur  avait  été  assigné  pour  saler  leur  soupe.  L'absurdité 
du  formalisme  était  poussée  si  loin,  qu'en  vertu  d'une  ordonnance 
de  janvier  1629  les  étrangers  qui  approvisionnaient  la  France  de 
morue  et  de  saumon  étaient  tenus,  en  passant  la  frontière  ou  en 
abordant  sur  les  côtes,  de  jeter  le  sel  de  leurs  barils  comme  im- 
monde parce  qu'il  n'avait  pas  été  pris  dans  les  greniers  du  roi. 

Malgré  les  besoins  du  trésor,  la  permanence  du  déficit  et  l'âpreté 
du  fisc,  le  régime  des  gabelles  ne  fut  jamais  étendu  à  la  France  en- 
tière. Un  certain  nombre  de  provinces  avaient  stipulé,  au  moment 
de  leur  annexion,  qu'elles  n'y  seraient  point  assujetties  ;  d'autres 
s'en  étaient  rachetées,  d'autres  encore  en  avaient  obtenu  l'exemp- 
tion en  récompense  de  leurs  services  militaires  et  de  leur  attache- 
ment à  la  cause  nationale,  de  telle  sorte  que,  dans  ce  royaume 
formé  de  lambeaux  péniblement  arrachés  l'un  après  l'autre  à  la 
féodalité  ou  à  l'étranger,  les  contribuables  se  trouvaient  soumis. 


l'impôt  du  sel.  193 

pour  le  même  impôt,  à  des  conditions  très  différentes,  suivant  les 
lieux  qu'ils  habitaient.  A  la  veille  même  de  la  révolution,  on  dis- 
tinguait encore  les  provinces  de  grandes  gabelles,  —  de  petites  ga- 
belles, —  de  salines,  —  les  pays  du  quart  bouillon,  —  les  provinces 
rédimées,  et  les  provinces  franches.  Les  provinces  de  grandes  ga- 
belles comprenaient  les  plus  anciennes  enclaves  de  la  monarchie; 
elles  s'approvisionnaient  dans  les  greniers  du  roi,  la  consommation 
forcée  y  était  établie,  et  c'était  sur  elles  que  l'exploitation  fiscale 
s'exerçait  avec  le  plus  de  rigueur.  Les  provinces  de  petites  gabelles 
s'approvisionnaient  également  dans  les  greniers;  elles  étaient  su- 
jettes aux  mêmes  tarifs,  mais  la  consommation  y  était  libre.  Les 
provinces  de  salines  subissaient  la  consommation  forcée;  cependant, 
comme  elles  alimentaient  Jes  greniers ,  elles  payaient  le  sel  moins 
cher  que  dans  les  deux  premières  zones.  Les  provinces  rédimées  ne 
payaient  rien  et  jouissaient  d'une  liberté  complète,  parce  qu'elles 
s'étaient  rachetées  sous  Henri  II  moyennant  1,700,000  livres;  il  en 
était  de  même  des  provinces  franches,  Bretagne,  Artois,  Flandres, 
Trois-Évêchés,  Basse-Navarre,  c'est-à-dire  des  provinces  le  plus 
récemment  annexées  ou  conquises,  les  rois  ayant  cherché  à  gagner 
leur  attachement  et  leur  fidélité  par  des  privilèges  d'exemption. 
Enfin  les  pays  de  quart  bouillon,  tout  en  jouissant  de  certaines  im- 
munités, ne  pouvaient  user  que  du  sel  produit  sur  les  lieux  mêmes 
par  l'ébuUition  du  sable  imprégné  d'eau  de  mer. 

Au  milieu  de  cet  enchevêtrement,  la  consommation  variait,  sui- 
vant les  lieux,  entre  9  livres  et  25  livres  par  tête;  elle  rapportait  au 
fisc  30  millions  sous  Louis  XIV,  et  58  sous  Louis  XYI;  mais,  par 
suite  des  franchises  locales,  cette  somme  n'était  prélevée  que  sur  les 
deux  tiers  environ  de  la  population  totale,  soit  16  millions  de  con- 
tribuables, et  encore  fallait-il  déduire  de  ces  16  millions  les  privi- 
légiés de  la  noblesse ,  du  clergé  et  de  la  bourgeoisie,  car,  s'il  était 
admis  en  principe  que  les  trois  ordres  étaient  soumis  aux  impôts 
de  circulation  et  de  consommation,  y  compris  les  gabelles,  une  foule 
d'individus  trouvaient  moyen  de  s'en  faire  exempter,  soit  par  fa- 
veur, soit  par  argent.  Une  grande  partie  du  fardeau  se  trouvait 
ainsi  rejetée  sur  les  non-privilégiés,  qui  payaient  pour  les  autres, 
et,  comme  tous  les  impôts  exagérés,  inégalement  répartis  et  dure- 
ment perçus,  les  gabelles,  depuis  le  xiv^  siècle  jusqu'à  la  fin  du 
xviii^,  donnèrent  lieu  aux  plus  vives  réclamations,  et  produisirent 
les  mêmes  effets  que  tous  les  impôts  entachés  des  mêmes  vices, 
c'est-à-dire  la  contrebande  et  la  révolte. 

Ce  n'était  point  seulement  aux  frontières  du  royaume,  c'était  au 
cœur  même  de  la  France  que  la  contrebande  s'exerçait  sur  la  plus 
grande  échelle.  Les  droits  étant  très  élevés  dans  certaines  zones,  et 

TOME  cm.  —  1873.  13 


194  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  prix  de  revient  très  minime  dans  d'autres,  elle  ofï'rait  de  grandes 
chances  de  bénéfices,  et  elle  s'était  organisée  comme  une  iiidustrie 
régulière,  comme  une  sorte  de  commandite  commerciale,  dont  les 
contribuables  s'empressaient  de  seconder  les  opérations ,  pour  les 
venger  du  fisc.  Les  faux-sauniers,  bien  armés  et  bien  montés,  se 
réunissaient  par  bandes  de  trois  ou  quatre  cents,  livraient  des 
combats  en  règle  aux  gabeleurs,  et  forçaient  les  lignes  des  douanes 
intérieures.  Les  soldats  eux-mêmes  prenaient  part  à  ce  trafic.  Sous 
Louis  XIII  et  sous  Louis  XIV,  on  vit  des  compagnies  entières  faire 
la  fraude,  d'accord  avec  leurs  officiers,  qui  partageaient  les  béné- 
fices, ou  qui  fermaient  les  yeux  quand  ils  n'avaient  point  d'argent 
pour  payer  leurs  hommes,  comme  le  colonel  de  Pontis,  qui  se 
vante,  dans  ses  Mémoires,  d'avoir  trouvé  le  moyen  de  faire  vivre 
ainsi  son  régiment,  «  sans  que  le  roi  ait  eu  rien  à  débourser.  » 

Au  désordre  de  la  contrebande  s'ajoutaient,  comme  nous  l'avons 
dit  déjà,  les  désordres  sanglans  de  l'émeute.  Reims,  Dijon,  Rouen, 
furent  le  théâtre,  au  xv®  siècle,  de  troubles  très  graves,  uniquement 
provoqués  par  la  tyrannique  administration  des  gabelles.  En  1548, 
les  paysans  se  rassemblèrent  au  nombre  de  40,000  dans  les  envi- 
rons de  Cognac  et  de  Ghâteauneuf;  ils  mirent  les  troupes  royales  en 
déroute,  s'emparèrent  de  Saintes,  qu'ils  livrèrent  au  pillage,  rava- 
gèrent les  environs  d'Angoulême,  de  Poitiers  et  de  Blaye,  et  firent 
sommer  Bordeaux  de  leur  fournir  un  contingent  d'hommes  armés 
et  équipés.  La  populace  de  cette  ville,  surexcitée  par  leur  approche, 
brûla  les  gabeleurs,  pilla  les  maisons  des  riches,  resta  en  état  de 
révolte  ouverte  pendant  tout  un  mois,  et  le  gouvernement,  pour  la 
faire  rentrer  dans  le  devoir,  fut  obligé  de  mettre  en  campagne  un 
corps  de  6,000  hommes  sous  les  ordres  du  duc  d'Aumale  et  du  con- 
nétable de  Montmorency.  Des  faits  analogues  se  passèrent  dans  la 
Bretagne  en  1675,  c'est-à-dire  au  moment  où  Louis  XIV  était  à 
l'apogée  de  sa  puissance  :  quatorze  paroisses  du  pays  d'Armorique 
publièrent  sous  le  nom  de  Code  paysan  les  statuts  d'une  association 
qui  avait  pour  objet  de  faire  abroger  l'impôt  du  papier  timbré,  de 
la  marque  des  ouvrages  d'étain  et  du  sel.  «  Il  est  défendu,  disait  le 
Code  paysan,  à  peine  d'être  passé  par  la  fourche,  de  donner  retraite 
à  la  gabelle  ou  à  ses  enfans,  de  leur  fournir  ni  à  manger  ni  aucune 
commodité;  mais  au  contraire  il  est  enjoint  de  tirer  sur  elle  comme 
sur  un  chien  enragé.  »  Cet  ordre  fut  ponctuellement  suivi  depuis 
Douarnenez  jusqu'à  Goncarneau,  et  cette  fois  encore  il  ne  fallut  pas 
moins  de  6,000  hommes  des  meilleures  troupes  du  roi  pour  rétablir 
l'ordre  (1). 

(1)  On  trouvera  la  cosflrmatîon  de  tous  les  faits  ci-dessus  mentionnés  dans  les  do- 


l'impôt  du  sel.  195 

Au  lieu  de  réformer  les  abus  qui  soulevaient  les  populations,  le 
gouvernement  déployait  pour  les  maintenir  une  impitoyable  rigueur. 
Les  moindres  contraventions  étaient  punies  de  fortes  amendes,  et, 
comme  les  délinquans  se  trouvaient  presque  toujours  hors  d'état 
de  les  payer,  tous  les  habitans  de  la  paroisse  en  étaient  rendus  so- 
lidaires. On  avait  recours,  pour  arrêter  la  contrebande,  «  à  des 
peines  extravagantes  et  pareilles  à  celles  que  l'on  inOige  pour  les 
plus  grands  crimes  (1).  »  Les  cahiers  des  états  de  lù8/i  constatent 
que  dans  l'espace  de  quelques  années  plus  de  cinq  cents  faux-sau- 
niers avaient  été  exécutés  rien  que  dans  le  Maine,  l'Anjou  et  le 
pays  chartrain.  La  mort,  dans  les  derniers  siècles,  fut  remplacée 
par  la  prison,  le  fouet,  la  marque  et  les  galères.  Sous  Louis  XIV,  on 
arrêtait  en  moyenne  chaque  année  2,000  hommes,  1,800  femmes, 
6,500  enfans.  Sur  ce  nombre,  300  individus  de  tout  âge  étaient 
envoyés  aux  bagnes  pour  le  reste  de  leurs  jours,  et  sous  Louis  XVI 
on  y  comptait  encore  1,800  forçats  exclusivement  condamnés  pour 
faux-saunage.  Quant  aux  révoltes,  on  peut  dire  qu'elles  étaient 
noyées  dans  le  sang.  Les  chefs  du  mouvement  de  1548  périrent 
tous  dans  d'affreux  supplices  à  Saintes,  à  Angoulême  et  à  Bor- 
deaux; les  paysans  des  paroisses  unies  du  pays  (TAnnorique,  les 
bonnets  rouges,  comme  on  les  appelait,  furent  décimés,  et  M'"^  de 
Sévigné,  qui  déraisonne  toujours  et  qui  perd  la  pudeur  de  la  pitié 
quand  il  s'agit  des  vilains,  eut  la  satisfaction,  en  se  rendant  à  sa 
terre  des  Rochers,  de  les  voir  pendus  aux  arbres  des  routes  et  des 
villages,  comme  elle  l'avait  souhaité,  «  pour  leur  apprendre  à  par- 
ler. » 

Cinq  siècles  d'oppression  fiscale  avaient  amassé  dans  toutes  les 
classes  de  la  vieille  société  française  des  ressentimens  profonds 
contre  les  gabelles.  Les  états-généraux  de  89  déclarèrent  que  cet 
impôt  détesté  devait  disparaître  à  jamais.  Le  premier  acte  des  ven- 
geances populaires,  dans  l'irrésistible  mouvement  de  la  révolution, 
fut  de  piller  les  greniers  et  de  brûler  les  bureaux  des  gabeleurs.  Le 
sel  du  roi  avait  fait  son  temps  comme  la  royauté  capétienne  elle- 
même,  et  la  loi  du  10  mai  1790  vint  détruire  le  monopole  qui  depuis 
Philippe  de  Valois  avait  soulevé  «  la  malgrâce  des  grands  comme 

cumens  suivans  :  Traité  des  aydes,  tailles  et  gabelles j  par  Lazare  du  Crot,  '1G3G,  in-8°; 
—  Moreau  de  Beaumont,  Mémoires  concernant  les  droits  et  impositions,  17G8-1789, 
in-4'',  t.  111,  p.  1  à  276;  —  Forbonnais,  Recherches  sur  les  finances,  passim;  —  Necker, 
De  l'Administration  des  finances,  t.  Il,  p.  1  et  suiv.  —  Les  principale^  ordonnances 
sur  les  gabelles  sont  celles  du  25  septembre  1315,  15  février  1345,  24  janvier  1372, 
23  mai  1499,  juin  1517,  25  août  1535,  13  août  1579,  juiu  1U60,  mars  1G81.  —  On  les 
trouvera  dans  le  Recueil  des  ordonnances  du  Louvre  et  les  Anciennes  lois  françaises 
d'Isambert. 
(1)  Montesquieu,  Esprit  des  Lots,  liv.  xni,  cbap.  8. 


196  RKVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  petits;  »  mais  elle  n'en  a  point  effacé  le  souvenir,  car  il  est  des 
institutions  qui  disparaissent  sans  se  faire  oublier,  quand  elles  ont 
été  une  source  d'oppression  et  de  misère,  témoin  l'inquisition,  la 
dîme  et  les  droits  féodaux  (1),  dont  les  partis  s'arment  encore  aujour- 
d'hui contre  le  catholicisme  ou  les  éventualités  d'une  restauration 
monarchique.  Il  en  est  de  même  pour  l'impôt  du  sel.  On  sait  va- 
guement dans  les  foules  qu'il  a  contribué  à  la  chute  de  l'ancienne 
monarchie;  on  sait  qu'il  a  fait  peser  sur  les  classes  roturières  un 
intolérable  fardeau,  que  les  bagnes  se  sont  ouverts,  que  les  écha- 
fauds  se  sont  dressés  pour  ses  victimes,  et  c'est  là  sans  aucun  doute 
la  cause  obscure  et  lointaine  de  la  réprobation  qu'il  inspire ,  sans 
que  rien  dans  le  présent  vienne  justifier,  comme  nous  allons  le  voir, 
les  préventions  dont  il  est  l'objet. 

II. 

La  loi  de  1790  avait  déclaré  le  commerce  du  sel  entièrement  libre. 
Ce  fut  pour  le  budget  une  perte  nette  de  60  millions,  et  par  suite 
une  cause  aggravante  des  embarras  financiers;  mais  on  était  encore 
trop  près  du  régime  des  gabelles  pour  rétablir,  même  après  la  ré- 
forme complète  des  anciens  abus,  un  droit  quelconque,  si  minime 
qu'il  pût  être,  sur  une  denrée  qui,  après  avoir  été  regardée  comme 
la  propriété  du  roi,  était  regardée  comme  la  propriété  du  peuple. 
Au  lieu  d'imposer  le  sel,  on  vendit  les  salines  appartenant  à  l'état; 
cependant,  comme  tous  les  gouvernemens,  quels  que  soient  leurs 
principes  et  leur  origine,  finissent  toujours  par  se  retrouver  en  pré- 
sence des  mêmes  nécessités  budgétaires,  il  fallut  après  quelques 
années  rendre  au  fisc  la  matière  imposable  que  la  révolution  lui 
avait  enlevée,  et  de  nouvelles  taxes  furent  établies  en  1803.  La  loi 
du  24  avril  1806  fixa  les  droits  à  deux  décimes  par  kilogramme,  et 
le  produit  de  ces  droits  dépassa  l'année  suivante  la  somme  de 
ho  millions,  ce  qui  représentait  1  fr.  25  cent,  environ  par  tête  d'ha- 
bitant. Les  tarifs  restèrent  à  peu  de  chose  près  les  mêmes  pendant 
toute  la  durée  du  premier  empire,  car  Napoléon  se  défiait  sage- 
ment des  innovations  en  matière  de  finances,  et  c'était  surtout  par 
des  contributions  levées  en  pays  ennemi  qu'il  faisait  face  aux  dé- 
penses intérieures  et  aux  armemens  de  terre  et  de  mer,  conformé- 
ment à  la  maxime  que  «  la  guerre  doit  nourrir  la  guerre.  » 

(1)  La  dîme  et  les  droits  féodaux  ont  été  exploités,  dans  certaines  professions  de 
foi  radicales,  comme  l'un  des  argumens  les  plus  concluans  en  faveur  de  l'abolition 
définitive  de  la  monarchie.  «  Si  vous  choisissez  des  députés  qui  travaillent  au  rétablis- 
sement de  la  royauté,  elle  vous  ramènera  la  dlme  et  les  droits  féodaux.  »  Il  n'en  fal- 
lait pas  davantage  pour  faire  voter  les  ruraux  contre  les  candidats  prétendus  monar- 
chistes. 


l'impôt  du  sel.  197 

La  restauration,  qui  devait  payer  un  milliard  à  la  coalition  euro- 
péenne pour  débarrasser  le  territoire  de  la  présence  de  l'étranger, 
n'eut  garde  de  toucher  à  l'impôt  du  sel.  A  la  veille  même  de  la 
révolution  de  juillet,  M.  de  Chabrol,  dans  son  Rajjport  au  roi  sur 
V admimslraiion  des  finances,  en  faisait  valoir  les  avantages.  Il 
constatait  que,  malgré  les  droits,  la  consommation  ne  s'était  ja- 
mais ralentie,  qu'elle  était  en  1829  de  7  kilogrammes  ZiOO  grammes 
par  individu,  et  le  produit  total  de  la  taxe  de  60,120,130  francs,  ce 
qui  donnait  une  moyenne  de  2  francs  par  tête.  «  La  place  impor- 
tante que  cette  contribution  occupe  dans  le  budget  de  l'état,  disait 
M.  de  Chabrol,  ne  permet  pas  d'en  modifier  le  tarif  sans  s'exposer 
à  déranger  l'équilibre  de  notre  situation  financière,  et  ce  sera  tou- 
jours une  mesure  difficile  et  embarrassante  que  de  proposer  une 
réduction  qui  pourrait  considérablement  affaiblir  cette  ressource 
indispensable,  et  forcer  ensuite  le  gouvernement  à  redemander  de 
plus  onéreux  sacrifices  à  ceux-là  mêmes  qui  auraient  obtenu  un 
dégrèvement  dont  les  résultats  auraient  trompé  sa  prévoyance  (1).  » 
C'est  en  grande  partie  le  droit  de  28  fr.  50  cent,  par  quintal  mé- 
trique qui  a  permis  à  la  restauration  de  constituer  un  fonds  d'amor- 
tissement annuel  de  79  millions,  et  de  rembourser  34  millions  de 
rentes.  Les  contribuables  ne  se  plaignaient  pas,  car  l'impôt  était  en 
définitive  fort  léger,  et,  réparti  sur  une  faible  consommation  de 
chaque  jour,  il  passait  inaperçu;  mais  la  révolution  de  juillet  vint 
tout  à  coup  lui  susciter  de  nombreux  adversaires.  L'opposition  ra- 
dicale de  1830  s'en  fit  une  arme  contre  le  nouveau  gouvernement, 
parce  qu'il  faut  toujours  aux  oppositions  une  formule  vulgaire  et 
banale  qu'elles  exploitent,  à  défaut  de  motifs  plausibles  et  sérieux, 
contre  les  pouvoirs  qu'elles  veulent  renverser.  —  Louis-Philippe,  di- 
sait-on, touche  12  millions  de  liste  civile,  et  cette  somme  est  en  par- 
tie prélevée  «  sur  la  nourriture  du  peuple.» — Les  quêteurs  de  popu- 
larité répétèrent  à  la  chambre  et  dans  les  journaux  que  l'impôt  du  sel 
faisait  peser  sur  les  classes  laborieuses  des  charges  hors  de  propor- 
tion avec  leurs  ressources,  qu'il  ruinait  la  grande  pêche  et  la  pêche 
côtière,  qu'il  était  contraire  aux  intérêts  de  l'agriculture,  qu'il  ne 
rappelait  que  trop  la  désastreuse  administration  des  gabelles,  et 
qu'il  devait  disparaître  comme  toutes  les  taxes  qui  frappaient  le 
prolétariat.  Le  gouvernement,  tout  en  s'effoi'çant  d'améliorer  l'exer- 
cice, jugea,  comme  M.  de  Chabrol,  qu'on  ne  pouvait  supprimer  la  taxe 

(1)  Le  rapport  de  M.  de  Chabrol  est  une  œuvre  des  plus  remarquables.  11  fut  pré- 
sent*^ à  Charles  X  le  IS  mars  1830,  et  il  prouve  avec  la  dernière  évidence  qu'en  fait 
d'administiation  financière  la  restauration  n'a  rien  à  envier  aux  plus  habiles  gouver- 
nemens.  C'c^t  à  deux  de  ses  ministres,  le  baron  Louis  et  M.  de  Villèle,  qu'est  due 
notre  orsanisation  moderne  dans  ce  qu'elle  a  de  sage  et  de  pratique. 


198  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sans  désorganiser  le  budget  des  recettes;  mais  l'opposition,  qui  s'in- 
quiétait peu  de  l'équilibre  budgétaire,  n'avait  point  désarmé.  De  nom- 
breuses pétitions  furent  rédigées  pour  réclamer  soit  un  dégrèvement, 
soit  l'entière  franchise,  et  au  mois  de  janvier  18^8  le  gouvernement 
adressa  aux  chambres  de  commerce  un  questionnaire  pour  savoir 
s'il  était  opportun  de  retrancher  les  deux  tiers  des  droits  établis.  «  La 
gravité  des  manifestations,  disait  le  questionnaire,  doit  attirer  toute 
la  sollicitude  du  gouvernement.  Sans  doute,  c'est  pour  lui  un  devoir 
de  résister  aux  entraînemens  les  plus  honorables,  mais  c'est  égale- 
ment son  devoir  de  reconnaître  et  de  constater  l'opinion  publique, 
et  de  concilier,  si  cela  est  possible,  avec  la  réalisation  des  vœux 
qu'il  doit  respecter,  l'intérêt  de  l'état  qu'il  doit  défendre.  »  Le  ques- 
tionnaire rappelait  en  même  temps  que,  la  consommation  étant  de 
240  à  2/i5  millions  de  kilogrammes,  un  dégrèvement  des  deux  tiers 
réduirait  de  hS  millions  le  revenu  public,  et  qu'en  supposant  que  le 
trésor  retrouvât  dans  une  consommation  plus  active  ce  que  le  dé- 
grèvement lui  faisait  perdre,  il  fallait  arriver  à  700  millions  de  ki- 
logrammes pour  établir  les  compensations  fiscales.  Tous  les  pro- 
blèmes que  pouvait  soulever  le  maintien  ou  l'abaissement  des  droits 
étaient  posés  avec  une  grande  clarté  et  une  grande  bonne  foi,  et 
sur  tous  les  points  du  territoire  les  conseils-généraux,  les  chambres 
de  commerce,  les  propriétaires  des  mines  et  des  marais  salans,  se 
mettaient  en  mesure  d'y  répondre,  lorsque  la  révolution  de  février 
vint  brusquement  suspendre  l'enquête  et  laisser  à  la  merci  du  gou- 
vernement provisoire,  c'est-à-dire  à  l'arbitraire  de  quelques  dicta- 
teurs de  hasard,  la  solution  des  diuicultés  que  le  gouvernement 
déchu  ne  croyait  pouvoir  résoudre  qu'après  avoir  consulté  tous  les 
intérêts  et  fait  appel  à  toutes  les  expériences. 

Le  parti  que  les  surprises  de  l'émeute  venaient  de  porter  au 
pouvoir  avait  promis  pendant  dix-huit  ans  «  d'améliorer  le  sort 
des  masses;  »  mais  il  n'est  pas  donné  aux  hommes  d'improviser 
le  bien-être,  et  la  situation  économique  du  pays,  profondément 
troublée  par  les  événemens,  ne  démentit  que  trop  les  utopies  des 
réformateurs  de  l'ordre  social.  Il  fallait  cependant  faire  quelque 
chose  pour  ce  peuple  qui  mettait  généreusement  trois  mois  de  mi- 
sères au  service  du  nouveau  gouvernement,  et  l'on  ne  trouva  rien 
de  mieux  que  de  supprimer  l'impôt  du  sel.  60  millions  furent  ainsi 
rayés  d'un  trait  de  plume  du  budget  des  recettes;  mais  cette  sup- 
pression laissait  dans  le  trésor  un  vide  trop  grand  pour  qu'il  fût 
possible  de  la  maintenir.  Tandis  que  d'un  côté  on  faisait  disparaître 
une  taxe  qui  ne  mettait  à  la  charge  des  contribuables  que  1  franc 
60  centimes  environ  par  tête,  on  doublait,  par  les  hb  centimes,  la 
contribution  foncière,  et  cet  énorme  accroissement  n'en  laissait  pas 


l'impôt  du  sel,  199 

moins  dans  le  budget  des  recettes  un  déficit  de  près  de  560  mil- 
lions. L'année  I8/18  n'était  point  encore  écoulée,  que  l'assem- 
blée nationale  rétablissait  la  taxe,  en  la  diminuant  toutefois  des 
deux  tiers,  c'est-à-dire  en  la  fixant  à  10  francs  par  100  kilogrammes 
au  lieu  de  30  francs,  comme  sous  la  restauration  et  !e  règne  de 
Louis-Philippe.  Ce  tarif  fut  maintenu  sous  le  second  empire,  et  par 
sa  modération  même  il  semblait  ne  devoir  provoquer  aucune  plainte; 
toutefois  au  milieu  de  nos  vicissitudes  politiques,  et  par  suite  de 
causes  très  diverses,  une  question  nouvelle,  celle  de  la  décadence 
des  salines  de  l'ouest,  avait  surgi  à  côté  de  la  question  purement 
fiscale. 

La  région  de  l'ouest  occupait,  on  le  sait,  il  y  a  trente  ans  à  peine, 
une  situation  prépondérante  dans  l'industrie  des  sels  :  elle  appro- 
visionnait les  trois  quarts  du  territoire  de  la  France;  mais  elle  a  vu 
depuis  sa  prospérité  décroître  rapidement.  L'est  et  le  midi  l'ont  re- 
foulée par  une  marche  continue,  et  aujourd'hui  la  zone  de  consom- 
mation de  ses  produits  se  trouve  réduite  à  vingt  départemens.  La 
valeur  de  ses  marais  salans  a  diminué  de  moitié,  et  la  crise  a 
frappé  Z!5,000  individus,  répartis  entre  7,000  familles  de  paludiers 
et  5,000  familles  de  propriétaires.  Des  pétitions  nombreuses  et  pres- 
sant;;s  furent  adressées  au  sénat  afin  de  provoquer  des  mesures  ré- 
paratrices en  faveur  des  intéressés.  "Iles  pétitions  donnèrent  lieu 
à  plusieurs  rapports  très  remarquables  de  M.  Dumas;  une  en- 
quête fut  ordonnée  par  décision  impériale  en  date  du  15  mars 
1866,  et  des  commissions,  composées  des  hommes  les  plus  compé- 
tens,  se  rendirent  simultanément  sur  les  divers  points  du  terri- 
toire. L'ouest,  le  midi  et  l'est  furent  mis  en  présence;  producteurs 
de  toutes  les  régions,  raffineurs,  commerçans,  industriels  employant 
le  sel,  ouvriers  travaillant  de  leurs  mains,  en  un  mot  tous  les  inté- 
ressés, à  quelque  titre  que  ce  soit,  ont  apporté  leurs  renseignemens, 
leurs  explications,  leurs  prétentions.  Les  résultats  de  cette  vaste  et 
consciencieuse  enquête  ont  été  consignés  dans  trois  volumes  in-fo- 
lio publiés  en  1868  et  1869  par  le  ministère  de  l'agriculture,  du 
commerce  et  des  travaux  publics,  et  l'on  trouverait  difficilement 
dans  les  annales  administratives  un  travail  plus  approfondi,  et  qui 
mette  plus  sûrement  sur  la  voie  des  améliorations  et  des  réformes 
de  nature  à  concilier  les  intérêts,  trop  souvent  contradictoires,  des 
diverses  zones  territoriales  où  s'exerce  l'industrie  du  sel. 

INous  ne  suivrons  point  ici  dans  leurs  détails  multiples  et  com- 
plexes les  procès- verbaux  et  les  rapports  des  commissions;  il  suffit 
de  les  signaler  en  exprimant  le  vœu  qu'une  prompte  satisfaction 
soit  donnée  aux  plaintes  souvent  trop  légitimes  qui  s'y  trouvent 
consignées,  car  les  événemens  dont  notre  malheureux  pays  a  été  le 
théâtre  dans  ces  trois  dernières  années  n'ont  point  permis  de  mener 


200  REVUE  DES  DKUX  MONDES. 

à  bonne  fin  l'œuvre  commencée  en  1866.  Ce  que  nous  voulons  seu- 
lement constater,  d'après  l'enquête  elle-même,  au  point  de  vue 
particulier  de  la  question  budgétaire,  c'est  que  l'impôt  n'est  entré 
pour  rien  dans  les  souffrances  de  l'industrie  salinière  de  l'ouest,  que 
les  motifs  mis  en  avant  pour  le  combattre  ne  résistent  pas  à 
l'examen,,  et  que,  pour  certaines  branches  de  la  consommation,  on 
peut  le  surtaxer  sans  entraîner  les  inconvéniens  que  quelques  per- 
sonnes s'obstinent  encore  à  redouter  aujourd'hui. 

III. 

La  répartition  des  sels  français  entre  les  divers  débouchés  pré- 
sente pour  la  période  quinquennale  de  1861  à  1865  les  résultats 
suivans  : 

Consommation  alimentaire G0,8  pour  iOO 

Grande  pêche 5,1  pour  100 

Petite  pêche 2,8  pour  100 

Soude  et  produits  chimiques 15,0  pour  100 

Exportation 10,3  pour  100 

C'est,  on  le  voit,  la  consommation  alimentaire  qui  absorbe  la  plus 
grande  partie  des  produits  indigènes,  et  c'est  sur  elle  que  porte  la 
presque  totalité  des  droits,  -car  le  sel  appliqué  aux  autres  usages 
est  admis  à  des  dégrèvemens  pîus  ou  moins  considérables,  et  quel- 
quefois même  il  jouit  d'une  entière  franchise.  Cette  consommation 
paie  au  fisc  10  centimes  par  kilogramme,  et  comme  prix  marchand 
20  centimes.  L'impôt  représente  donc  la  moitié  de  la  valeur  totale 
du  kilogramme,  et  c'est  là  ce  qui  a  donné  lieu  à  de  si  vives  récla- 
mations. Toutefois  la  question  n'est  point  de  savoir  s'il  y  a  une  dis- 
proportion excessive  entre  le  chiffre  de  l'impôt  et  la  valeur  intrin- 
sèque de  la  matière  première;  il  s'agit  seulement  de  constater  que  ce 
chiffre  s'applique  à  une  denrée  d'un  usage  indispensable  et  univer- 
sel, ce  qui  lui  donne,  par  cette  universalité  même,  une  grande  im- 
portance comme  revenu  fiscal,  que  la  consommation  individuelle  de 
cette  denrée  est  en  même  temps  très  restreinte,  et  que,  dans  les 
conditions  actuelles  du  droit  de  10  centimes,  elle  n'impose  aux 
contribuables  qu'une  charge  annuelle  de  85  centimes  par  tête.  Ceci 
posé,  on  peut  se  demander  si,  dans  la  triste  situation  financière  où 
nous  sommes  réduits,  une  surtaxe  de  10  centimes  n'apporterait  pas 
au  budget  un  supplément  de  recettes  fort  important  et  qu'on  peut 
évaluer  par  le  doublement  à  30  millions  au  minimum,  car  le  di'oit 
actuel  figure  au  budget  de  1872  pour  38,686,000  fr.,  dont  27  mil- 
lions sont  perçus  par  les  douanes,  et  10  millions  par  les  contribu- 
tions indirectes. 

Peut-on  invoquer  contre  cette  surtaxe  de  10  centimes  l'intérêt  du 


l'impôt  du  sel.  201 

consommateur?  nous  ne  le  pensons  pas,  car  la  totalité  de  l'impôt 
s'élèverait  par  tête  à  1  fr.  70  cent.,  et  de  toutes  les  contributions 
existantes  celle-là  serait  encore  la  plus  modérée  et  la  plus  inoffen- 
sive. La  consommation  ne  serait  évidemment  point  ralentie,  parce 
qu'elle  est  générale,  constante,  forcée  en  quelque  sorte,  —  et  ce 
qui  prouve  avec  la  dernière  évidence  qu'elle  n'est  point  subordon- 
née au  tarif  des  droits,  c'est  que  d'une  part,  au  moment  même  où 
les  tarifs  étaient  le  plus  élevés,  elle  suivait  une  marche  uniforme 
et  régulière  sans  autre  accroissement  que  celui  qui  résultait  de 
l'accroissement  de  la  population,  et  que,  d'autre  part,  la  suppres- 
sion des  droits  en  18/i8  l'a  laissée  exactement  dans  les  mêmes  con- 
ditions, sans  que  le  progrès  ait  été  appréciable.  Or,  du  moment  où 
la  consommation  ne  diminue  pas,  les  intérêts  du  producteur  sont 
pleinement  sauvegardés;  quant  au  petit  commerce,  au  commerce 
de  détail,  —  et  sur  ce  point  les  renseignemens  que  nous  avons  re- 
cueillis sont  unanimes,  —  l'augmentation  lui  est  parfaitement  in- 
différente ,  parce  qu'il  est  habitué  à  regarder  depuis  longtemps  le 
sel  comme  un  article  sacrifié,  sur  lequel  il  ne  gagne  pas,  et  qui  n'a 
pour  lui  qu'un  seul  avantage,  celui  de  faire  prendre  aux  cliens  la 
route  de  ses  magasins.  «  Nous  vendrons  le  sel  10  centimes  de  plus, 
disent  les  détaillans,  et  nous  n'en  vendrons  pas  1  kilogramme  de 
moins  (1).  » 

Il  est  bien  entendu  qu'en  proposant  une  augmentation  de  taxe, 
nous  la  faisons  porter  uniquement  sur  la  consommation  alimentaire, 
et  que  nous  respectons  les  dégrèvemens  et  les  franchises  accordés 
par  les  règlemens  actuels  à  la  grande  et  à  la  petite  pêche,  aux  usines 
qui  fabriquent  des  produits  à  base  de  sel,  ainsi  qu'à  l'agriculture; 
mais  sur  ces  points  on  ne  saurait  encore  appeler  avec  trop  d'insis- 
tance l'attention  des  économistes  et  des  législateurs,  parce  que  le 
régime  de  la  franchise  est  lui-même  susceptible  d'améliorations 
importantes. 

Depuis  plus  d'un  demi- siècle,  l'emploi  du  sel  dans  l'agriculture, 
soit  comme  engrais,  soit  comme  addition  à  la  nourriture  des  ani- 
maux, a  été  l'objet  des  plus  vives  controverses.  Non-seulement, 
a-t-on  dit,  le  sel  marin  doit  fournir  au  sol  la  soude  et  le  chlore 
nécessaires  à  la  végétation,  et  remplacer  les  sels  de  potasse  dans 
les  terres  où  ils  font  défaut,  il  doit  encore  augmenter  la  produc- 
tion de  la  viande  dans  des  proportions  considérables,  et  préser- 
ver les  animaux  contre  la  plupart  des  épizooties.  Le  fondateur  de 
l'école  de  Roville,  l'illustre  Mathieu  de  Dombasle,  parut  un  moment 

(1)  Nous  nous  empressons  de  remercier  ici  M.  Mondiaux,  président  de  la  chambre 
de  commerce  d'Abbeville,  et  M.  Emile  d'Orval,  l'un  des  agriculteurs  les  plus  distingués 
de  la  région  du  nord,  qui  nous  ont  fourni  d'exacts  renseignemens  avec  la  plus  parfaite 
obliïeance. 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partager  cette  opinion,  mais  il  n'acceptait  jamais  une  théorie  agro- 
nomique sans  la  vérifier  par  l'expérience,  et  les  essais  qu'il  a  tentés 
ne  lui  ont  donné  que  des  résultats  négatifs.  Dès  1839,  il  les  signa- 
lait à  ses  élèves,  et  il  constatait  que  la  suppression  des  droits  d'en- 
trée en  Angleterre  en  vue  du  progrès  agricole  n'avait  rien  produit 
d'avantageux.  «  La  demande  du  sel,  dit-il,  s'est  accrue  durant  la 
première  année,  mais  elle  se  réduisit  bientôt,  à  peu  de  chose  près, 
aux  mêmes  limites  qu'elle  avait  avant  l'établissement  de  la  fran- 
chise. »  Dans  un  rapport  adressé  au  sénat  le  31  mai  186/i,  M.  Dumas 
a  émis  la  même  opinion  que  Mathieu  de  Dombasle  au  sujet  de  l'em- 
ploi du  sel  dans  les  exploitations  agricoles,  et  les  faits  qui  se  sont 
passés  en  France  depuis  18/i6,  époque  de  la  réduction  de  la  taxe, 
laissent  peser  une  grande  incertitude  sur  l'efficacité  pratique  de 
cette  nouvelle  méthode  de  fumure  du  sol  et  d'alimentation  du  bé- 
tail. La  consommation  a  été  en  effet  très  irrégulière,  et  elle  pré- 
sente des  intermittences  qui  semblent  indiquer  que  de  nombreuses 
déceptions  se  sont  produites.  De  18Z16  à  1851,  elle  passe  du  chiffre 
de  250  à  2,000  tonnes,  pour  retomber  dans  les  années  suivantes 
à  800,  300  et  même  150  tonnes,  et  se  relever  ensuite  à  2,030  en 
1866,  à  2,150  l'année  suivante.  Ce  fait  est  d'autant  plus  remar- 
quable que  le  sel  est  de  beaucoup  le  moins  cher  de  tous  les  en- 
grais commerciaux,  et  qu'il  est  en  môme  temps  très  peu  coûteux 
comme  élément  nutritif;  le  tableau  ci-joint  le  prouve  surabondam- 
ment : 

Prix  comparé  des  engrais  du  commerce  par  100  kilos. 

Sel  de  morue  pour  engrais 2  fr.  50  cent. 

Sels  dénaturés  pour  engrais  et  bestiaux:.  .  4  fr.  50  cent. 

Poudrette ÎO  fr.    »  cent. 

Tourteaux  de  colza  triturés 1 8  fr.  50  cent. 

Guano 38  fr.    »  cent. 

Nitrate  de  sonde 48  fr.    »  cent. 

Sulfate  d'ammoniaque C3  fr.    »  cent. 

Nitrate  de  potasse 85  fr.    »  cent. 

Des  renseignemens  recueillis  pendant  l'enquête  et  des  expé- 
riences le  plus  récemment  faites,  il  résulte  que,  si  le  sel  ne  paraît 
point  jusqu'à  présent  avoir  réussi  comme  engrais,  il  n'en  est  pas 
tout  à  fait  de  même  pour  ralimentation  des  bestiaux;  mais  il  n'en 
est  pas  moins  important  que  les  essais  puissent  être  reproduits  en 
grande  culture  dans  des  conditions  très  diverses  de  sol,  de  pro- 
duits agricoles,  de  saison  et  d'assolement.  H  est  donc  indispensable 
que  le  dégrèvement  soit  ici  maintenu;  mais  aujourd'hui  le  cul- 
tivateur ne  peut  jouir  de  cet  avantage  qu'à  la  condition  de  rendre 
par  divers  mélanges,  tels  que  son,  tourteaux  de  graines  oléagi- 
neuses, etc.,  les  sels  qu'il  emploie  impropres  à  tout  autre  usage  que 


l'impôt  du  sel.  203 

la  nutrition  du  bétail.  Ces  mélanges,  connus  sous  le  nom  de  dénatii- 
ratîon,  se  font  sous  la  surveillance  des  agens  du  fisc;  ils  entraînent 
une  suite  d'opérations  très  minutieuses  et  très  gênantes.  Quelques 
praticiens  préfèrent  même,  pour  s'y  soustraire,  perdre  le  bénéfice  du 
dégrèvement  et  employer  du  sel  pur,  qu'ils  paient  le  double.  C'est 
là  ce  qui  retarde  et  souvent  ce  qui  empêche  les  essais  et  les  ap- 
plications, et  il  est  urgent  que  ce  système  soit  modifié,  si,  comme 
on  a  tout  lieu  de  l'espérer,  il  est  démontré  que  la  consommation 
agricole,  en  devenant  plus  active  et  en  se  généralisant,  puisse 
améliorer  l'élevage  et  l'engraissement  du  bétail,  ce  qui  rendrait 
un  immense  service  en  raison  du  prix  toujours  croissant  de  la 
viande  de  boucherie. 

Les  franchises  accordées  à  la  pêche  donnent  également  lieu  à  une 
réglementation  très  compliquée  et  en  certains  points  préjudiciable 
au  trésor.  On  accorde  en  effet  pour  la  salaison  de  900  harengs  30  ki- 
logrammes de  sel  en  franchise,  ce  qui  est  une  proportion  trop  forte, 
au  dire  des  hommes  les  plus  compétens,  et  pour  12,2/iO  harengs 
saurs  on  accorde  200  kilogrammes,  ce  qui  est  encore  beaucoup 
trop;  mais  ce  n'est  point  là  le  seul  inconvénient.  Comme  la  plupart 
des  règlemens  fiscaux,  ceux  qui  régissent  la  salaison  nécessitent 
par  l'extrême  minutie  des  détails  une  surveillance  des  plus  actives; 
ils  imposent  à  l'administration  des  douanes  un  service  très  pénible, 
et  ils  exigent  un  personnel  plus  nombreux.  Ici  encore,  tout  en 
maintenant  les  franchises,  il  y  a  à  réformer,  à  simplifier,  et  par 
cela  même  à  économiser  des  frais  de  régie. 

Quant  aux  sels  étrangers  importés  en  France,  l'opinion  était  una- 
nime en  1866  pour  demander  que  les  droits,  très  minimes  d'ailleurs, 
dont  ils  étaient  frappés  fussent  strictement  maintenus  :  aujour- 
d'hui elle  est  unanime  à  demander  qu'ils  soient  surtaxés,  et  elle  le 
demande  avec  raison,  car  l'introduction  de  ces  sels  n'est  d'aucun 
intérêt  pour  l'alimentation  ou  l'industrie,  la  production  française 
dépassant  de  20  pour  100  la  consommation,  ce  qui  laisse  tous  les 
ans  125,000  tonnes  invendues,  quantité  équivalente,  à  peu  de 
chose  près,  aux  quantités  importées. 

Nous  n'ajouterons  pas  d'autres  détails  à  ceux  qu'on  vient  de  lire, 
car  le  but  de  cette  étude  n'est  pas  de  résoudre  les  difficiles  pro- 
blèmes que  soulèvent  toujours  les  questions  de  tarifs.  Il  nous  suffit 
d'avoir  montré  que  l'impopularité  de  l'impôt  du  sel  tient  au  souve- 
nir des  gabelles;  que  les  dégrèveraens  dont  la  consommation  ali- 
mentaire a  été  l'objet  ont  été  avant  tout  inspirés  par  l'esprit  de 
parti  et  cette  recherche  de  vaine  popularité  qui  égare  les  hommes 
les  mieux  intentionnés  eux-mêmes;  que  de  toutes  les  contributions 
acquittées  en  France  celle-là  est  la  plus  légère,  la  plus  certaine,  et 
qu'elle  peut,  par  une  surtaxe  qui  ne  compromet  aucun  intérêt, 


20/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

assurer  au  trésor  une  ressource  inespérée  de  30  millions;  nous 
avons  voulu  rappeler  en  même  temps  les  enquêtes  ouvertes  et  pu- 
bliées de  1866  à  1869,  parce  qu'elles  ont  eu  pour  résultat  de  con- 
stater les  souffrances  trop  réelles  des  saliniers  de  l'ouest,  qu'elles 
ont  indiqué,  autant  qu'on  peut  le  faire  en  semblable  matière,  le  re- 
mède de  ces  souffrances,  et  que  depuis  rien  d'important  n'a  été 
fait  pour  l'appliquer.  La  faute  en  est  sans  nul  doute  aux  circon- 
stances inouies  que  nous  venons  de  traverser;  mais,  même  dans 
les  temps  calmes  et  réguliers,  nous  ne  sommes  que  trop  disposés  à 
laisser  la  proie  pour  courir  après  l'ombre,  à  nous  passionner  pour 
des  abstractions,  au  détriment  des  idées  pratiques.  Nous  oublions 
qu'au  moment  où  l'un  des  plus  grands  hommes  de  notre  histoire, 
Colbert,  a  voulu  abolir  l'absurde  système  des  douanes  intérieures, 
il  a  passé  quatre  ans  à  se  renseigner  et  à  préparer  les  nouveaux 
tarifs,  et  que,  grâce  à  la  prudente  habileté  de  son  administration, 
à  sa  sollicitude  étendue  aux  détails  les  plus  indifférens  en  appa- 
rence, il  a  su  en  six  ans  réduire  les  dépenses  de  53  millions  à  32, 
obtenir  un  excédant  de  30  millions,  et  faire  entrer  au  trésor  50  mil- 
lions de  plus  que  sous  ses  prédécesseurs,  par  les  économies  réalisées 
sur  les  frais  d'exercice,  par  l'activité  que  donnait  à  la  consomma- 
tion la  juste  proportion  des  tarifs,  par  la  répression  de  la  fraude  et 
des  malversations  impudemment  commises  par  les  comptables. 

Aujourd'hui  nous  n'avons  plus  à  craindre  les  détournemens,  les 
exactions  et  les  manœuvres  frauduleuses  dont  les  plus  grands  per- 
sonnages eux-mêmes  se  rendaient  coupables  sous  l'ancien  régime. 
Les  contribuables  ne  paient  que  ce  qu'ils  doivent  payer,  l'état  encaisse 
tout  ce  qu'ils  ont  payé,  et  nous  connaissons  à  un  centime  près  les 
sommes  qui  sortent  de  notre  bourse  pour  entrer  au  trésor  et  qui 
reviennent  du  trésor  à  notre  bourse;  mais  par  malheur  les  ques- 
tions budgétaires,  les  questions  de  tarifs,  à  la  fois  si  importantes  et 
si  obscures,  si  décisives  même  pour  la  prospérité  et  la  puissance 
du  pays,  n'obtiennent  pas  chez  nous  l'attention  qu'elles  méritent. 
Nous  improvisons  nos  budgets  avec  une  désinvolture  sans  égale, 
et  quand  nous  voyons  les  chapitres  les  plus  importans  des  recettes 
ou  des  dépenses  défiler  à  la  minute  devant  nos  législateurs,  nous 
nous  rappelons  le  vers  que  M""'  Pernelle  adresse  à  sa  bru  : 

Vous  marchez  d'un  tel  pas  qu'on  a  peine  à  vous  suivre, 

et  nous  n'avons  plus  à  nous  étonner  des  nombreux  mécomptes  que 
nous  réservent  des  fixations  hâtives  et  insuffisamment  étudiées. 

Chables  Louandre. 


SURSUM    CORDA 


Si  tous  les  astres,  ô  nature, 
Trompant  la  main  qui  les  conduit, 
S'entre-choquaient  par  aventure 
Pour  se  dissoudre  dans  la  nuit  ; 

Ou,  comme  une  flotte  qui  sombre, 
Si  ces  foyers,  grands  et  petits, 
Lentement  dévorés  par  l'ombre, 
Y  disparaissaient  engloutis. 

Tu  pourrais  repeupler  l'abîme 
Et  rallumer  un  firmament 
Plus  riche  encore  et  plus  sublime 
Avec  la  terre  seulement! 

Car  il  te  suffirait,  pour  rendre 

A  l'infini  tous  ses  flambeaux, 

D'y  secouer  1"  humai  ne  cendre 

Qui  sommeille  au  fond  des  tombeaux, 

La  cendre  des  cœurs  innombrables, 
Enfouis,  mais  brûlans  toujours, 
Où  demeurent  inaltérables. 
Dans  la  mort,  d'immortels  amours. 

Sous  la  terre,  dont  les  entrailles 
Absorbent  les  cœurs  trépassés, 
En  six  mille  ans  de  funérailles 
Quels  trésors  de  flamme  amassés  ! 

Combien  dans  l'ombre  sépulcrale 
Dorment  d'invisibles  rayons  ! 
Quelle  semence  sidérale 
Dans  la  poudre  des  passions  ! 


206  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Ah  !  que  sous  la  voûte  infinie 
Périssent  les  anciens  soleils, 
Avec  les  éclairs  du  génie 
Tu  feras  des  midis  pareils  ; 

Tu  feras  des  nuits  populeuses, 
Des  nuits  pleines  de  diamans, 
En  leur  donnant  pour  nébuleuses 
Tous  les  rêves  des  cœurs  aimans; 

Les  étoiles  plus  solitaires 
Eparses  dans  le  sombre  azur, 
Tu  les  feras  des  cœurs  austères 
Ardens  d'un  feu  profond  et  sûr; 

Et  tu  feras  la  blanche  voie, 

Qui  nous  semble  un  ruisseau  lacté, 

De  la  pure  et  sereine  joie 

Des  cœurs  morts  avant  leur  été  ; 

Tu  feras  jaillir  tout  entière 
L'antique  étoile  de  Vénus 
D'un  atome  de  la  poussière 
Des  cœurs  qu'elle  embrasa  le  plus; 

Et  les  fermes  cœurs,  pour  l'attaque 
Et  la  résistance  doués, 
Reformeront  le  zodiaque 
Où  les  titans  furent  cloués  I 

Pour  moi-même  enfin,  grain  de  sable 
Dans  la  multitude  des  morts,- 
Si  ce  que  j'ai  d'impérissable 
Doit  scintiller  au  ciel  d'alors, 

Qu'un  astre  généreux  renaisse 
De  mes  cendres  à  leur  réveil  ! 
Rallume  au  feu  de  ma  jeunesse 
Le  plus  clair,  le  plus  chaud  soleil  ! 

Rendant  sa  flamme  primitive 
A  Siiius,  des  nuits  vainqueur. 
Fais-en  la  pourpre  encor  plus  vive 
Avec  tout  le  sang  de  mon  cœur  ! 


SURSUM   CORDA.  207 


LA    COUPE. 


Dans  les  verres  épais  du  cabaret  brutal, 
Le  vin  bleu  coule  à  flots  et  sans  trêve  à  la  ronde  ; 
Dans  les  calices  fins  moins  fréquemment  abonde 
Un  vin  dont  la  clarté  soit  digne  du  cristal. 

Solitaire,  attendant  du  haut  d'un  piédestal 
Un  cru  dont  la  noblesse  à  la  sienne  réponde, 
La  coupe  d'or  toujours,  bien  que  large  et  profonde, 
Est  vide  :  on  y  respecte  et  l'œuvre  et  le  métal. 

Plus  le  vase  est  grossier  de  forme  et  de  matière. 
Mieux  il  trouve  à  combler  sa  contenance  entière, 
Aux  plus  beaux  seulement  il  n'est  point  de  liqueur. 

C'est  ainsi  :  plus  on  vaut,  plus  fièrement  on  aime, 

Et  qui  rêve  pour  soi  la  pureté  suprême 

D'aucun  terrestre  amour  ne  daigne  emplir  son  cœur, 

l'étranger. 


SONNET. 


Je  me  dis  bien  souvent  :  De  quelle  race  es-tu  ? 
Ton  cœur  ne  trouve  rien  qui  l'enchaîne  ou  ravisse, 
Ta  pensée  et  tes  sens,  rien  qui  les  assouvisse  : 
Il  semble  qu'un  bonheur  infini  te  soit  dû. 

Pourtant  quel  paradis  as-tu  jamais  perdu? 
A  quelle  auguste  cause  as-tu  rendu  service? 
Pour  ne  voir  ici-bas  que  laideur  et  qut3  vice. 
Quelle  est  ta  beauté  propre  et  ta  propre  vertu  ? 

A  mes  vagues  regrets  d'un  ciel  que  j'imagine, 
A  mes  dégoûts  divins,  il  faut  une  origine  : 
Vainement  je  la  cherche  en  mon  cœur  de  limon, 

Et,  moi-même  étonné  des  douleurs  que  j'exprime, 
J'écoute  en  moi  pleurer  un  étranger  sublime 
Qui  m'a  toujours  caché  sa  patrie  et  son  nom. 

Sully  Prudhomme. 


ÎL\ 


31  décombro  1372. 


Les  jours  s'envolent,  les  mois  se  succèdent  avec  une  étonnante  rapi- 
dité, et  voilà  que  déjà  nous  touchons  à  la  dernière  heure  de  la  deuxième 
année  révolue  depuis  que  la  France  a  vu  se  tourner  contre  elle  la  for- 
tune irritée,  depuis  qu'elle  a  été  devant  le  monde  la  victime  d'une  in- 
comparable catastrophe  publique.  Autrefois  cette  heure  privilégiée  et 
consacrée  qui  sépare  deux  périodes  du  temps  revenait  avec  son  cortège 
de  pensées  heureuses,  de  vœux  illimités  et  d'espoirs  renaissans.  Tout  au 
plus  se  laissait-on  aller  un  instant,  avant  de  reprendre  sa  course ,  à  la 
vague  et  émouvante  impression  de  la  fuite  des  choses.  On  oubliait 
qu'une  année  de  plus  venait  de  passer  pour  ceux  qui  se  rapprochent  du 
terme  mystérieux,  et  on  ne  voyait  que  la  joie  aimable,  bruyante,  des  en- 
fans  entrant  dans  la  vie  par  la  porte  dorée,  faisant  leur  première  étape 
vers  un  avenir  qu'on  pouvait  envisager  avec  confiance.  Maintenant  on 
aurait  beau  vouloir  se  faire  illusion  en  renouant  de  son  mieux  les  vieilles 
et  familières  habitudes,  le  destin  est  devenu  sévère  pour  nous.  Les  fêtes 
les  plus  douces  elles-mêmes  se  voilent  d'une  ombre  insaisissable.  Dans 
tous  les  souhaits  qu'on  peut  former,  il  y  a  comme  une  amertume  se- 
crète, comme  un  souvenir  involontaire  et  obsédant  des  malheurs  qu'on 
a  traversés.  On  ne  peut  se  défendre  d'un  certain  mouvement  de  tris- 
tesse et  d'anxiété,  car  enfin,  à  ce  point  imperceptible  du  temps  oii  nous 
sommes  aujourd'hui,  on  se  trouve  entre  un  passé  douloureux  qui  pèse 
sur  tous  les  cœurs  patriotiques  et  un  avenir  qui  est  la  plus  redoutable 
énigme,  qui  sera  ce  qu'on  le  fera,  —  qui  réserve  dans  tous  les  cas  à 
notre  pays  des  luttes  nouvelles  et  des  efforts  nouveaux  pour  retrouver 
tout  ce  qu'il  a  perdu.  Puisqu'il  y  a  déjà  deux  ans  que  ces  grands  deuils 
publics  ont  été  infligés  à  la  France,  on  est  invinciblement  porté  à  se  de- 
mander ce  qui  a  été  fait,  quelles  résolutions  généreuses  ont  été  prises, 
quels  travaux  sérieux  et  fructueux  ont  été  accomplis,  comment  en  un 


BÉVUE.    —   CHRONIQUE.  209 

mot  cette  année  qui  s'achève,  qui  va  se  perdre  dans  le  tourbillon  des 
choses  évanouies,  a  préparé  l'année  qui  commence. 

Non  certainement,  cette  année  qui  finit  n'a  point  été  perdue.  N'eût- 
elle  d'autre  recommandation  dans  l'histoire  que  d'avoir  donné  à  la 
France  le  temps  de  respirer,  de  se  reposer  et  de  se  reconnaître  après 
la  guerre  étrangère  et  la  guerre  civile,  au  lendemain  de  ce  double  ac- 
cès de  fièvre  pernicieuse  qui  pouvait  être  mortel,  elle  serait  encore 
bienfaisante,  elle  mériterait  le  renom  modeste  d'une  année  utilement  em- 
ployée. Ce  malheureux  pays  si  dévasté,  si  broyé,  si  menacé  dans  sa  puis- 
sance et  jusque  dans  son  existence,  il  s'est  retrouvé  très  promptement 
debout,  ne  demandant  qu'à  vivre,  aimant  la  paix  qu'on  lui  faisait,  accep- 
tant sans  murmurer  les  sacrifices  nécessaires,  et  tout  prêt  à  payer  d'une 
popularité  honnête  les  efforts  tentés  pour  lui  rendre  la  sécurité  et  le 
travail.  En  vérité,  le  pays,  c'est  le  héros  collectif  et  obscur  de  cette  pé- 
riode d'épreuves  où  nous  sommes  engagés.  On  le  fait  bien  souvent  par- 
ler, on  lui  prête  des  exigences,  des  prétentions  ou  des  passions  qu'on 
voudrait  sans  doute  lui  inspirer,  et  dont  on  compterait  peut-être  se  ser- 
vir. Le  fait  est  que,  fixé  à  peu  près  sur  ce  qu'il  ne  veut  pas,  également 
éloigné  de  tous  les  partis  extrêmes,  il  se  montre  volontiers  facile  et  ré- 
signé sur  tout  le  reste,  attendant  ce  qu'on  fera  de  lui,  et  jusque-là  se 
soumettant  sans  peine  et  sans  effort  à  un  gouvernement  qu'il  sait  bien 
intentionné,  qui  lui  inspire  de  la  confiance.  Aux  yeux  de  la  nation  fran- 
çaise, c'est  le  gouvernement  de  la  convalescence  et  du  repos  après  les 
crises  violentes.  Le  secret  de  la  popularité  de  M.  Thiers  est  là  tout  en- 
tier. Depuis  un  an,  c'est  vraiment  l'histoire  de  la  France,  de  la  France 
qui  travaille  obscurément,  qui  reprend  tous  les  jours  la  tâche  à  peine 
interrompue,  sans  s'intéresser  bien  vivement  aux  diversions  dont  on  lui 
offre  parfois  le  dangereux  et  inutile  spectacle.  Oui,  depuis  un  an ,  le 
pays  a  donné  sa  patience  et  son  calme.  Que  lui  a-t-on  donné  en  échange? 
qu'a-t-on  fait  pour  cette  réorganisation  nationale,  qui  reste  toujours  le 
premier  mot  de  tous  les  programmes  politiques?  Assurément  on  n'est 
point  resté  inactif  ou  indifférent  devant  tant  de  nécessités  impérieuses.  Il 
y  a  eu  quelques  grands  actes,  et  le  premier  de  tous  a  été  cet  emprunt 
de  trois  milliards,  véritable  victoire  du  crédit  de  la  France,  qui  assure 
désormais  tous  les  moyens  d'obtenir,  de  hâter  sans  doute  la  libération 
du  territoire.  On  a  fait  aussi  cette  loi  de  recrutement  qui  prépare  la 
reconstitution  militaire  de  la  France,  qui  va  justement  entrer  en  vigueur 
avec  l'année  nouvelle.  On  est  allé  au  plus  pressé,  à  l'emprunt,  à  la  loi 
de  recrutement,  aux  lois  de  finances,  aux  impôts  devenus  nécessaires,  à 
tout  ce  qui  assure  l'expédition  des  affaires  dans  un  grand  pays  où  la 
vie  nationale  ne  peut  rester  interrompue. 

C'est  là  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  côté  utile  et  fructueux  dans 
l'œuvre  que  l'assemblée  et  le  gouvernement  poursuivent  ou  doivent 

TOME  cm.  —  1873.  14 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poursuivre  en  commun,  et,  si  on  s'en  était  tenu  à  ces  travaux  aussi  pro- 
fitables que  sérieux,  il  y  avait  certes  de  quoi  enflammer  les  zèles  les 
plus  patriotiques  et  occuper  les  activités  les  plus  impatientes.  C'était  ce 
qui  répondait  aux  nécessités  de  toute  une  situation,  aux  dispositions  pu- 
bliques. Malheureusement,  par  une  de  ces  fatalités  étranges  et  inva- 
riables de  la  vie  des  peuples,  les  passions  politiques,  un  moment  ré- 
duites au  silence  par  l'excès  des  misères  nationales,  ces  passions  n'ont 
pas  tardé  à  se  réveiller  plus  vivaces  et  plus  implacables  que  jamais. 
Les  partis,  qui  avaient  paru  d'abord  s'incliner  devant  le  malheur  de  la 
France,  ont  bientôt  cédé  à  la  tentation,  ils  sont  revenus  au  combat  avec 
leurs  antagonismes  irréconciliables,  avec  leurs  armes,  leurs  mots  d'ordre 
et  leurs  drapeaux.  L'apaisement  même  qui  se  faisait  sentir  dans  le  pays 
n'a  servi  qu'à  irriter  les  espérances  des  impatiens  de  tous  les  camps, 
pressés  de  faire  triompher  leur  cause.  Les  questions  les  plus  graves  de 
réorganisation  publique  n'ont  été  qu'un  prétexte  de  conflits  où  les  ressen- 
timens,  les  ambitions,  les  antipathies  personnelles,  les  amours-propres 
ont  fait  oublier  les  intérêts  les  plus  essentiels.  Légitimistes,  monarchistes 
du  centre  droit,  radicaux,  impérialistes,  républicains  de  la  gauche  ou  du 
centre  gauche,  tout  s'en  est  mêlé,  et  une  fois  de  plus  la  France  a  offert 
le  spectacle  d'une  société  où  la  masse  nationale  laissée  à  elle-même  ne 
demande  qu'à  vivre  paisible,  où  ceux  qui  sont  chargés  de  la  représen- 
ter et  de  la  conduire,  qui  devraient  donner  l'exemple  de  la  prévoyance 
et  de  la  modération,  sont  les  premiers  à  se  laisser  emporter,  à  déchaî- 
ner les  tempêtes,  à  provoquer  des  crises  périlleuses  ou  inutiles.  C'est 
en  réalité  l'histoire  de  cette  dernière  et  courte  session  de  six  semaines. 
Elle  a  été  une  sorte  d'orage  permanent,  une  mêlée  confuse  de  passions 
et  de  partis  se  jetant  à  la  fois  sur  toutes  les  questions  irritantes  et  inso- 
lubles, lorsque  des  vacances  nouvelles  de  quelques  jours  sont  venues 
heureusement  interrompre  cette  œuvre  d'agitation  en  laissant  à  la  ré- 
flexion, aux  inspirations  patriotiques,  à  toutes  les  influences  de  concilia- 
tion, le  temps  de  reprendre  leur  empire. 

On  en  est  là  aujourd'hui.  L'année  qui  finit  laisse  à  l'année  qui  com- 
mence ce  difficile  héritage.  Est-ce  la  guerre  des  partis  qui  se  rallumera 
à  la  rentrée  prochaine  de  l'assemblée?  est-ce  la  paix  intérieure  qui  sor- 
tira définitivement  de  ces  complications  imprudemment  soulevées?  As- 
surément les  questions  qui  ont  suscité  ces  conflits  ou  qui  en  ont  été  le 
prétexte  ne  sont  point  réglées;  les  partis  n'ont  point  désarmé,  ils  res- 
tent au  contraire  dans  cette  sorte  d'attente  fiévreuse  où  il  suffit  quel- 
quefois d'une  circonstance  imprévue  pour  ranimer  toutes  les  passions  de 
combat,  où  les  plus  violens,  se  jetant  en  avant,  sans  écouter  les  esprits 
modérés  et  réfléchis,  peuvent  engager  les  luttes  les  plus  dangereuses. 
Il  y  a  cependant  un  fait  sensible  et  favorable  qui  apparaît  au  premier 
coup  d'œil  :  c'est  que  de  jour  en  jour,  d'heure  en  heure,  la  paix  re- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  211 

trouve  des  chances,  parce  qu'elle  est  manifestement  le  vœu  le  plus  pro- 
fond du  pays,  parce  qu'elle  est  une  véritable  nécessité  publique  qui 
s'impose  à  toutes  les  volontés,  parce  qu'enfin  les  partis  viennent  d'éprou- 
ver une  fois  de  plus  qu'ils  sont  impuissans  lorsqu'ils  veulent  changer  à 
leur  profit  une  situation  qui  les  domine,  qui  se  résume  tout  entière 
dans  la  coexistence  de  l'assemblée  et  du  gouvernement.  La  droite  a 
voulu  ouvrir  une  campagne  contre  le  gouvernement,  elle  a  essayé  de  lui 
imposer,  sous  la  forme  d'une  responsabilité  ministérielle  qui  n'était 
qu'une  combinaison  de  guerre,  une  direction  exclusive  de  parti  ;  elle  a 
échoué.  Elle  a  créé  des  difficultés,  une  confusion  momentanée,  une  in- 
terversion de  tous  les  rapports  naturels  des  opinions;  elle  n'a  réussi 
en  définitive  qu'à  rendre  plus  apparente  la  nécessité  de  ce  gouver- 
nement qu'on  ne  pouvait  remplacer  que  par  l'inconnu ,  par  des  pou- 
voirs contestés,  par  une  crise  en  permanence.  La  gauche  à  son  tour  a 
voulu  faire  sa  campagne  contre  l'assemblée  :  elle  a  échoué  d'une  ma- 
nière plus  éclatante  encore,  et,  par  une  compensation  favorable  dans  ce 
jeu  étrange  des  partis,  il  s'est  trouvé  que  l'impatience  agitatrice  de  la 
gauche  est  venue  fort  à  propos  rétablir  un  certain  équilibre,  réparer  les 
fausses  manœuvres  de  la  droite,  en  offrant  aux  fractions  conservatrices 
de  l'assemblée  et  au  gouvernement  une  occasion  de  se  rapprocher  pour 
écarter  résolument  une  question  périlleuse.  C'est  M.  le  garde  des  sceaux, 
c'est  M.  Dufaure  qui,  dans  un  discours  d'une  éloquence  sensée  et  vigou- 
reuse, a  tranché  le  nœud  en  redressant,  en  éclairant  et  en  précisant  cette 
situation,  en  replaçant  le  gouvernement  dans  ses  conditions  naturelles 
d'impartialité  conciliante  et  protectrice. 

Si  jamais  faute  politique  a  été  promptement  et  sévèrement  punie,  c'est 
à  coup  sûr  celle  que  la  gauche  a  commise  en  soulevant  avec  la  précipita- 
tion la  plus  imprudente  cette  question  de  la  dissolution  de  l'assemblée. 
Elle  avait  suivi  jusque-là  une  conduite  qui  n'était  pas  dépourvue  d'une 
certaine  habileté  et  d'une  certaine  adresse.  Elle  avait  su  se  contenir,  se 
donner  l'avantage  d'une  alliance  de  raison  et  de  modération  avec  le 
gouvernement,  accepter  la  république,  telle  que  la  définissait  M.Thiers, 
avec  toutes  les  garanties  de  conservation  et  de  protection  pour  les  inté- 
rêts sociaux  de  la  France.  Elle  avait  été  un  jour,  le  29  novembre,  un 
des  élémens  d'une  majorité  qui  avait  été  le  bouclier  du  gouvernement 
dans  un  conflit  déplorablement  engagé.  Elle  n'a  pas  su  résister  à  la  ten- 
tation décevante  d'une  occasion  qu'elle  croyait  favorable,  et  qui  ne  l'é- 
tait pas.  Là,  comme  partout,  les  plus  modérés  se  sont  laissé  entraîner 
par  les  plus  violons.  La  gauche  en  un  mot  a  voulu  jouer  le  tout  pour  le 
tout  :  en  croyant  mettre  l'assemblée  dans  l'embarras,  elle  a  perdu  la 
partie;  mais  aussi  quelle  étrange  pensée  d'engager  une  lutte  sur  un 
terrain  semblable,  dans  un  pareil  moment!  La  faute  de  la  gauche  n'é- 
tait pas  seulement  de  ne  tenir  aucun  compte  de  la  situation  générale  et 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  conditions  de  prudence  que  doit  imposer  une  douloureuse  occupation 
étrangère,  de  vouloir  exposer  le  pays  aux  agitations  lorsqu'il  a  besoin 
au  contraire  d'éviter  toutes  les  crises  jusqu'à  la  libération  complète  de 
son  territoire.  L'erreur  de  ceux  qui  ont  soulevé  cette  question  de  la  dis- 
solution était  de  croire  que  le  gouvernement  pouvait  les  suivre  ou  tout 
au  moins  leur  laisser  le  bénéfice  d'une  connivence  indirecte,  d'un  silence 
énigmatique.  C'était  une  méprise  presque  puérile.  Le  gouvernement  ne 
pouvait  ni  laisser  affaiblir  l'intégrité  et  les  droits  de  l'assemblée,  dont 
ii  est  le  délégué,  ni  même  se  taire,  sous  peine  de  paraître  pactiser  avec 
une  agitation  révolutionnaire.  Élever  une  telle  question,  c'était  le  con- 
traindre à  prendre  un  parti;  soutenir  la  dissolution  par  des  discours 
comme  celui  de  M.  Gambetta  ou  de  M.  Louis  Blanc,  c'était  lui  offrir 
roccasion  facile  de  décliner  publiquement  toute  solidarité  avec  ceux 
qu'on  l'accusait  d'avoir  pour  alliés.  Il  en  est  résulté  ce  qu'on  a  vu,  — 
le  discours  par  lequel  M.  Dufaure,  faisant  ce  que  M.  Thiers  lui-même 
ne  pouvait  faire  comme  chef  du  gouvernement,  a  exécuté  la  gauche, 
M.  Gambetta,  M.  Louis  Blanc,  et  le  vote  écrasant  qui  a  clos  cette  dis- 
cussion, qui  fait  de  l'agitation  dissolutioniste  une  sorte  de  manifesta- 
tion factieuse  sans  écho  dans  le  pays.  Le  29  novembre,  le  gouver- 
nement avait  eu  une  faible  majorité  avec  l'appui  de  la  gauche;  le 
14  décembre,  il  a  eu  une  majorité  considérable  contre  la  gauche.  Voilà 
ce  qu'on  a  gagné,  La  situation  s'est  trouvée  sensiblement  modifiée  par 
ce  seul  fait  de  l'accord  du  gouvernement  et  de  la  majorité  conservatrice 
de  la  chambre  sur  la  question  la  plus  grave,  celle  de  l'existence  même 
de  l'assemblée,  et  après  la  gauche,  si  quelqu'un  a  été  mis  en  déroute, 
c'est  en  vérité  un  des  généraux  du  centre  gauche,  M.  Ricard,  qui,  se 
trouvant  sur  le  terrain,  ayant  à  livrer  bataille,  a  demandé  une  remise 
au  surlendemain.  La  bataille,  à  ce  qu'il  paraît,  ne  se  passait  pas  comme 
M.  Ricard  l'avait  prévu.  Voilà  encore  un  chef  de  parti  bien  compromis, 
et  le  centre  gauche  réduit  à  se  remettre  du  désarroi  où  il  est  un  in- 
stant tombé  dans  cette  affaire. 

Un  fait  reste  certain,  cette  discussion  a  montré  une  fois  de  plus 
qu'une  intelligence  sérieuse,  patriotique,  est  toujours  possible  entre  le 
gouvernement  et  une  majorité  considérable  de  l'assemblée.  Puisqu'on 
s'est  entendu  sur  un  des  points  les  plus  décisifs,  pourquoi  ne  s'enten- 
drait-on pas  sur  les  autres  questions  qui  restent  à  résoudre?  Cette  intel- 
ligence, elle  a  été  préparée  par  ce  premier  rapprochement  si  naturel  et 
si  simple,  dont  les  conséquences  n'ont  pas  tardé  à  se  faire  sentir.  A  par- 
tir de  ce  moment  en  effet,  il  est  visible  que  la  situation  s'est  en  quelque 
sorte  détendue.  Les  rapports  sont  devenus  plus  faciles,  l'esprit  de  con- 
ciliation est  en  progrès,  la  confiance  semble  renaître  entre  le  gouverne- 
ment et  cette  commission  des  trente,  que  M.  ïhiers  appelait  spiri- 
tuellement la  petite  fille  de  la  commission  Kerdrel,  qui  reste  chargée 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  213 

d'examiner  la  grande  question  semi-constitutionnelle  des  relations  des 
pouvoirs  publics  et  des  conditions  de  la  responsabilité  ministérielle.  Que 
se  passe-t-il  dans  cette  commission  et  ces  sous-commissions  qui  se  sont 
réunies  plus  d'une  fois  déjà,  qui  ont  eu  des  conférences  avec  M.  le  pré- 
sident de  la  république?  Peu  importe  pour  le  moment.  L'essentiel  est 
qu'il  y  ait  un  terrain  commun  sur  lequel  on  se  retrouve,  et  ce  terrain 
existe.  A  l'origine,  la  droite,  représentée  par  la  commission  Kerdrel,  puis 
par  la  commission  des  trente,  demandait  simplement  et  exclusivement 
la  responsabilité  ministérielle,  dont  elle  se  faisait  une  arme  de  guerre. 
Le  gouvernement  de  son  côté  demandait  qu'on  ne  séparât  pas  la  res- 
ponsabilité ministérielle  de  l'organisatioa  et  de  la  régularisation  des 
pouvoirs  publics.  Aujourd'hui,  du  consentement  de  tout  le  monde,  ces 
questions  sont  inséparables  :  voilà  le  point  de  rapprochement.  Il  est  bien 
clair  cependant  que  tout  n'est  pas  fini,  et  que,  si  l'on  veut  aller  heureu- 
sement jusqu'au  bout,  la  première  condition  est  d'écarter  d'une  volonté 
résolue  les  susceptibilités,  les  irritations,  les  défiances  de  l'esprit  de 
parti,  de  ne  pas  s'attarder  dans  ces  polémiques  vaines  ou  irritantes  par 
lesquelles  on  poursuit  avant  tout  quelquefois  un  triomphe  exclusif,  en 
quelque  sorte  personnel. 

L'esprit  de  parti  est  véritablement  ingénieux.  Depuis  quinze  jours,  il 
n'est  occupé  qu'à  scruter  les  dernières  péripéties  pour  en  faire  sortir  des 
divisions  nouvelles.  Il  ne  cherche  pas,  quant  à  lui,  ce  qui  peut  rappro- 
cher, il  est  à  la  poursuite  de  ce  qui  peut  entretenir  la  guerre.  Ses  thèmes 
sont  tout  trouvés.  Il  s'agit  de  savoir  si  le  discours  de  M.  Dufaure  a  dés- 
avoué le  message  de  M.  Thiers  ou  si  M.  le  président  de  la  république  a 
désavoué  à  son  tour  M.  le  garde  des  sceaux  dans  le  langage  qu'il  a  tenu 
devant  la  commission  des  trente,  si  le  vote  du  H  décembre  est  le  dé- 
menti du  vote  du  29  novembre,  et  si  tous  ces  derniers  incidens  ne  sont 
pas  une  victoire  de  la  droite  sur  le  gouvernement.  On  pourra  discuter  à 
perte  de  vue  sur  tout  cela,  on  ne  fera  pas  une  politique  bien  profitable, 
on  n'arrivera  qu'à  multiplier  les  confusions.  Non,  sans  doute,  il  n'y  a 
rien  de  tout  ce  qu'on  voit.  M.  Dufaure,  quand  il  s'est  prononcé  avec 
une  si  verte  éloquence  sur  la  dissolution,  n'a  nullement  désavoué  le 
message  de  M.  Thiers,  et  M.  Thiers,  en  parlant  comme  il  l'a  fait  des  pro- 
jets constitutionnels  devant  la  commission  des  trente,  n'a  nullement 
désavoué  M.  Dufaure.  Le  vote  du  H  décembre  n'a  point  été  une  vic- 
toire de  la  droite  sur  le  gouvernement,  qui  s'y  est  associé,  qui  l'a 
provoqué,  qui  lui  a  donné  toute  sa  signification,  et  le  vote  du  29  no- 
vembre n'était  pas  lui-même  une  victoire  de  la  gauche,  puisqu'il  n'a 
été  certainement  déterminé  que  par  l'attitude  du  gouvernement.  La 
vérité  est  que  la  situation  reste  la  même,  telle  que  M.  le  président  de 
la  république  la  définissait  dans  son  message,  et  M.  Thiers  n'a  eu  rien 
à  rétracter  de  ce  message,  parce  que  dans  ses  paroles  il  n'y  avait  rieu 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'inconciliable  avec  ce  que  peuvent  penser  les  hommes  les  plus  con- 
servateurs. Que  disait  M.  Thiers?  Il  exprimait  tout  simplement  l'opi- 
nion qu'il  était  nécessaire  de  donner  plus  de  fixité,  plus  de  régula- 
rité aux  pouvoirs  publics,  plus  de  consistance  au  régime  actuel.  Comment 
parlait  de  son  côté  M.  d'Audiffret  -  Pasquier  dans  son  discours  sur  la 
dissolution?  «  Ne  sortons  pas,  a-t-il  dit,  de  la  forme  actuelle,  de  la  ré- 
publique au  bon  et  grand  sens  du  mot,  la  chose  publique  gérée  dans  l'in- 
térêt de  tous,  avec  le  concours  de  tous  les  partis...  Nous  avons  apporté 
notre  concours  au  gouvernement,  acceptant  la  forme  actuelle  sans  réti- 
cence et  sans  arrière-pensée...  »  Au  fond  l'idée  est  la  même.  Pourquoi 
dès  lors  compromettre  ces  élémens  de  conciliation  dans  des  luttes  nou- 
velles dont  nul  ne  peut  prévoir  l'issue?  Pourquoi  ne  pas  se  rallier  à  ce 
message,  qui  n'a  pas  certainement  la  prétention  d'engager  l'avenir, 
qui  est  tout  simplement  le  programme  d'une  politique  prévoyante  et 
pratique? 

Il  y  a  des  momens  où  il  faut  savoir  se  défendre  des  subtilités  de  mé- 
taphysique parlementaire,  des  passions  de  combat,  des  entraînemens, 
des  luttes  trop  vives  de  parole,  des  conflits  d'influence.  La  situation  de 
la  France  ne  se  prête  plus  à  ces  jeux,  qui  ont  eu  leur  noblesse,  mais  qui 
ne  remédient  pas  à  tous  les  maux,  et  tout  ce  qui  s'est  passé  depuis  deux 
mois  nous  rappelait  un  discours  que  M.  de  Montalembert  adressait  à  la 
chambre  de  1851  dans  une  heure  où  le  pays  était  calme,  où  l'assem- 
blée était  agitée  et  où  il  y  avait  aussi  des  conflits  de  pouvoirs,  a  Consi- 
dérez, disait-il,  l'état  du  pays.  Le  pays  était  tranquille;  il  jouissait  de 
la  paix  que  nous  lui  avious  faite...  Qu'est-ce  qui  l'a  agité?  Qu'est-ce  qui 
l'alarme  en  ce  moa.ent?  Permettez-moi  de  m'adresser  du  haut  de  cette 
tribune  aux  deux  pouvoirs...  Je  leur  dis  à  tous  deux  d'une  voix  loyale  et 
respectueuse  :  Cessez  cette  guerre  qui  ne  peut  profiter  qu'à  nos  ennemis 
communs.  Je  leur  demande  à  tous  deux  grâce  pour  le  pays,  grâce  pour 
son  repos,  pour  son  travail,  pour  son  crédit...  »  11  y  a  plus  de  vingt  ans 
de  cela,  les  circonstances  sont  bien  autrement  graves  aujourd'hui.  Ce 
n'est  plus  le  moment  de  recommencer  ces  luttes,  de  risquer  pour  des 
victoires  de  parti  cette  paix  qui  peut  inaugurer  heureusement  l'année 
nouvelle,  qui,  sans  faire  tort  à  personne,  est  certainement  tout  d'abord 
l'œuvre  d'un  gouvernement  qui  a  résolu  ce  double  problème  d'arracher 
notre  pays  à  la  guerre  étrangère  et  à  la  guerre  civile. 

Parce  que  la  France  a  retrouvé  un  peu  de  repos  après  les  formidables 
événemens  qui  l'ont  remuée  jusqu'au  plus  profond  de  son  existence  na- 
tionale, ce  n'est  pas  une  raison  pour  croire  qu'on  puisse  tout  se  per- 
mettre et  qu'on  en  ail  déjà  fini  avec  ce  funeste  passé  d'hier.  Ce  passé, 
il  reparaît  au  contraire  à  tout  instant  et  sous  toutes  les  formes;  il  fait 
sentir  son  aiguillon ,  il  pèse  sur  nous  du  poids  de  ces  désastres  qu'il  faut 
maintenant  réparer,  et  dont  le  secret  n'est  même  pas  encore  entière- 


RETUE.    —   CHRONIQUE.  215 

ment  éclnirci.  Comment  ont-ils  été  possibles  et  comment  se  sont-ils  pro- 
duits, ces  affreux  désastres?  C'est  la  grande  et  douloureuse  question  qui 
se  réveille  sans  cesse,  qui  s'agite  surtout  dans  cette  enquête  dont  l'as- 
semblée nationale  a  pris  l'initiative,  où  se  pressent  les  témoignages,  les 
justifications  et  les  explications  quelquefois  aussi  accusatrices  que  les 
faits  eux-mêmes.  La  catastrophe  a  été  si  soudaine  et  si  violente  qu'on 
est  resté  d'abord  dans  une  sorte  d'étourdissement.  Peu  à  peu  cependant 
on  commence  à  se  remettre,  à  voir  plus  clair;  la  vérité  jaillit  par  de- 
grés du  choc  des  contradictions,  et  cette  vérité,  telle  qu'elle  apparaît 
aujourd'hui  comme  hier,  après  tous  les  éclaircissemens  qui  se  succèdent, 
c'est  que  jamais  réellement  on  n'a  conduit  un  pays  à  sa  perte  d'un 
cœur  plus  léger,  selon  le  mot  étourdi  et  naïf  de  M.  Emile  OUivier,  qui 
disait  certainement  bien  plus  vrai  qu'il  ne  le  croyait. 

Que  M.  le  duc  de  Gramont,  par  les  révélations  qu'il  laisse  entrevoir 
maintenant,  cherche  à  préciser  ce  qu'on  peut  appeler  la  partie  diploma- 
tique de  cette  triste  aventure,  qu'il  s'efforce  de  dégager  sa  responsabilité 
de  ministre  des  affaires  étrangères,  rien  n'est  plus  simple.  On  lui  a  re- 
proché de  s'être  jeté  dans  la  guerre  sans  alliances,  M.  le  président  de  la 
république  lui-même,  évoquant  les  souvenirs  de  son  voyage  à  travers 
l'Europe  au  lendemain  du  k  septembre,  a  dit  nettement  que  l'empire  ne 
pouvait  compter  sur  personne,  que  M.  de  Beust  et  M,  Andrassy  n'avaient 
rien  négligé  pour  arrêter  le  gouvernement  français,  pour  lui  enlever  toute 
illusion  sur  la  possibilité  d'un  concours  armé  de  l'Autriche.  M.  le  duc  de 
Gramont  ne  veut  pas  rester  sous  le  coup  de  ce  reproche,  et,  sortant  cette 
fois  de  la  réserve  diplomatique  où  il  s'était  renfermé  devant  la  com- 
mission d'enquête,  il  soutient  qu'on  ne  lui  a  pas  tenu  le  langage  que 
M.  Thiers  prêle  au  cabinet  de  Vienne,  qu'on  lui  a  fait  au  contraire  cette 
déclaration  significative  :  «  l'Autriche  considère  la  cause  de  la  France 
comme  la  sienne  et  contribuera  au  succès  de  ses  armes  dans  les  limites  du 
possible.  ))  Soit,  c'est  l'incident  diplomatique  du  jour,  qui  fait  du  bruit  à 
Vienne  comme  à  Paris,  qui  ne  laisse  point  évidemment  d'avoir  quelque 
importance,  et  qui  sera  sans  doute  éclairci  jusqu'au  bout.  Au  fond,  ce 
n'est  pas  là  précisément  la  question,  ou  du  moins,  ce  n'est  qu'un  des 
élémens  de  cette  terrible  question  de  la  guerre  de  1870. 

L'important,  l'essentiel,  ce  qui  apparaît  désormais  distinctement  à  tra- 
vers les  dépositions  de  l'enquête,  c'est  que,  depuis  le  premier  moment 
jusqu'au  dernier,  on  marche  à  cette  effroyable  aventure  en  se  laissant  al- 
ler à  une  sorte  de  fascination  puérile,  sans  savoir  où  l'on  va  ni  ce  qu'on 
veut,  sans  se  rendre  compte  de  la  portée  de  ce  qu'on  fait,  et  il  est  mal- 
heureusement vrai  que  tout  le  monde  a  eu  un  peu  son  rôle  dans  cette 
grande  et  fatale  étourderie.  Le  premier  exemple  de  ce  décousu  de  la 
politique  impériale,  c'est  l'histoire  de  cette  déclaration  du  6  juillet,  qui 
engageait  tout.  Comment  se  produisait-elle,  cette  déclaration  ?  Ceux  qui 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'ont  imaginée  semblent  avoir  tout  oublié,  tant  leurs  témoignages  sont 
contradictoires,  lis  ne  s'entendent  même  plus  sur  la  réalité  d'un  fait 
qui,  selon  nous,  est  tout  simplement  celui-ci.  A  la  première  nouvelle  de 
la  candidature  du  prince  de  Hohenzollern  au  trône  d'Espagne,  M.  le  duc 
de  Gramont  se  rend  au  conseil  des  ministres,  à  Saint-Cloud,  porteur 
d'une  note  qui  doit  être  lue  le  même  jour  au  corps  législatif,  et  qui  est 
d'une  diplomatie  assez  modérée,  assez  correcte  pour  ne  rien  compro- 
mettre. Aussitôt,  autour  de  cette  table  de  conseil,  on  s'échauffe  à  l'envi, 
on  trouve  que  la  note  du  ministre  des  affaires  étrangères  ne  répond 
pas  à  la  situation,  qu'elle  ne  montre  pas  assez  l'épée  de  la  France,  et 
sur-le-champ  dans  un  impromptu,  de  la  meilleure  plume  qu'on  peut 
trouver,  on  ajoute  une  phrase  à  effet  sans  se  donner  même  le  temps 
d'en  peser  les  termes  et  les  conséquences.  C'est  cette  note  ainsi  modifiée 
que  M.  de  Gramont  va  lire  peu  d'instans  après  au  corps  législatif,  et  qui 
en  quelques  heures  va  retentir  en  Europe.  Ainsi,  voilà  un  gouvernement 
qui  en  quelques  minutes,  sans  plus  de  réflexion,  improvise  une  note 
par  laquelle  il  va  se  rendre  toute  retraite  presque  impossible,  qui  est 
par  elle-même  une  véritable  déclaration  de  guerre! 

Autre  fait.  Une  fois  sur  cette  pente,  tout  marche  rapidement.  Les  né- 
gociations à  coups  de  télégrammes  conduisent  à  une  rupture  inévitable. 
Il  faut  s'adresser  au  corps  législatif,  et  une  commission  se  réunit  pour 
examiner  la  situation,  pour  proposer  les  crédits  de  la  guerre.  Cette  com- 
mission interroge  le  ministre  des  affaires  étrangères,  et  veut  savoir  si  la 
négociation  avec  la  Prusse  n'aurait  pas  été  compliquée  par  des  exigences 
nouvelles  du  gouvernement  français.  M.  de  Gramont,  sans  répondre  di- 
rectement, se  borne  à  lire  une  série  de  dépêches.  Le  président  de  la 
commission,  M.  d'Albuféra,  peu  édifié  sans  doute,  reprend  la  question. 
«  //  me  semble,  dit-il,  qu'il  résulte  de  ces  dépêches  que  vous  avez  de- 
mandé toujours  la  même  chose.  Nous  considérons  ce  point  comme  très 
important.  »  M.  de  Gramont  ne  dit  rien  «  qui  puisse  démentir  ces  pa- 
roles. »  Sur  cela,  on  se  tient  pour  satisfait,  et  on  arrive  devant  le  corps 
législatif  en  déclarant  qu'on  sait  tout,  qu'on  a  été  mis  au  courant  de 
tout,  qu'il  ne  reste  plus  qu'à  tirer  l'épée.  M.  Thiers  a  beau  protester  et 
demander  un  peu  de  réflexion,  les  passions  soulevées  le  couvrent  d'ou- 
trages. Ainsi,  voilà  une  commission  parlementaire  qui  s'associe  à  la  ré- 
solution la  plus  redoutable,  qui  propose  de  jeter  la  France  dans  la 
guerre  la  plus  périlleuse  sur  l'interprétation  très  incertaine  de  quelques 
dépêches  lues  en  courant,  sur  cette  simple  assurance  :  «  il  me  semble 
que  vous  avez  toujours  dit  la  même  chose!  »  Décidément  il  y  a  des  res- 
ponsabilités pour  tout  le  monde. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  ce  qu'il  est  bien  facile  de  saisir  à  plus 
d'un  témoignage,  c'est  que  visiblement  on  marchait  à  cette  effroyable 
crise  sans  conviction,  sans  idée  arrêtée,  avec  plus  d'inquiétude  que  de 


RKVUE.    —    CHRONIQUE.  217 

confiance.  On  se  donnait  tout  l'air  d'avoir  sauté  sur  un  prétexte  de 
guerre,  selon  l'expression  de  l'ambassadeur  d'Autriche,  M.  de  Metter- 
nich,  lorsque  dans  le  fond  on  avait  bien  des  doutes,  lorsqu'on  ne  deman- 
dait pas  mieux  que  de  s'arrêter,  si  on  l'avait  pu,  à  la  renonciation  du 
prince  de  HohenzoUern.  M.  Emile  Ollivier  disait  à  M.  Thiers  de  l'accent 
d'un  homme  qui  se  sentait  fort  soulagé  :  «  Nous  tenons  maintenant  la 
paix,  nous  ne  la  laisserons  pas  échapper.  »  L'empereur  lui-même,  dans 
ses  fluctuations,  inclinait  plus  volontiers  vers  la  paix  que  vers  la  guerre,  et 
au  moment  le  plus  décisif  il  s'exprimait  d'une  façon  singulière,  peut-être 
assez  peu  connue.  Le  jour  où  l'on  venait  d'apprendre  le  désistement  du 
prince  de  Ilohenzollern,  au  sortir  du  conseil  où  il  avait  été  décidé  qu'on 
s'en  tiendrait  à  cette  satisfaction,  l'empereur  revenait  à  Saint-Cloud  avec 
un  aide-de-camp.  Il  paraissait  satisfait  et  restait  silencieux,  lorsque  vers 
le  haut  des  Champs-Elysées,  se  tournant  lentement  vers  celui  qui  l'ac- 
compagnait, il  lui  disait  comme  s'il  eût  suivi  sa  pensée  :  a  Une  île  vient 
de  surgir  dans  la  Méditerranée.  La  France  dit  :  Cette  île  est  à  moi.  La 
Prusse  dit  :  Non,  elle  est  à  moi.  Il  faut  se  battre,  c'est  la  guerre.  Voilà 
que  tout  à  coup  l'île  disparaît,  l'objet  du  litige  n'existe  plus.  Pourquoi 
se  battre  alors?  C'est  notre  histoire.  La  candidature  HohenzoUern  a  dis- 
paru. C'est  la  paix,  et  il  vaut  mieux  qu'il  en  soit  ainsi!  »  Oui,  il  se  peut 
qu'à  un  certain  moment  on  ait  désiré  la  paix.  Comment  donc  la  guerre 
sortait-elle  fatalement  de  ces  complications?  Parce  que  dès  la  première 
heure  on  avait  engagé  l'affaire  avec  la  plus  étrange  légèreté,  parce  qu'on 
s'était  mis  à  la  n:ierci  des  incidens  et  des  mobilités  d'une  opinion  im- 
prudemment surexcitée,  parce  qu'au  fond  on  voulait  la  paix  comme  on 
voulait  la  guerre,  sans  conviction,  sans  avoir  la  force  d'une  résolution 
fixe,  parce  qu'enfin  on  était  toujours  sous  le  poids  de  toutes  ces  fautes 
et  de  ces  imprévoyances  qui  depuis  quatre  ans  avaient  créé  une  situa- 
tion si  tendue  entre  la  France  et  la  Prusse,  qui  ne  laissaient  plus  une 
faute  à  commettre,  selon  le  mot  de  M.  Thiers. 

Cette  légèreté  qu'il  y  a  eu  en  tout,  elle  a  été  et  elle  est  encore,  nous 
le  craignons  fort,  dans  l'idée  que  M.  le  duc  de  Gramont  s'est  faite  des 
engagemens  du  cabinet  de  Vienne.  Que  l'Autriche  ait  pu  considérer  la 
cause  de  la  France  comme  sa  propre  cause,  c'est  assez  naturel.  L'An- 
gleterre elle-même  aurait  pu  en  dire  autant,  si  elle  eût  réfléchi  sur  ses 
intérêts;  elle  s'en  est  bien  aperçue  trois  mois  plus  tard,  lorsque  s'est 
élevée  la  question  de  la  Mer-JNoire.  Que  l'Autriche,  allant  plus  loin  que 
l'Angleterre,  ait  eu  l'intention  d'intervenir  à  un  moment  favorable,  dmis 
les  limiies  du -possible,  comme  elle  le  disait,  on  peut  très  bien  l'admettre 
et  si  cette  intervention  se  fût  réalisée,  c'eût  été  sans  doute  pour  noui 
un  sérieux  soulagement;  mais,  à  parler  avec  franchise,  dans  tout  cela 
nous  cherchons  encore  ce  qui  peut  ressembler  à  une  alliance  formelle, 
arrêtée,  convenue.  Si  c'est  tout  ce  que  l'ancien  ministre  des  affaires 


218  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étrangères  avait  à  révéler,  s'il  n'a  rien  déplus  à  dire,  il  aurait  tout  aussi 
bien  fait  de  ne  pas  rompre  le  silence  qu'il  s'était  imposé  d'aliord  devant 
la  commission  d'enquête  de  l'assemblée.  Il  n'eût  point  donné  l'exemple 
d'une  diplomatie  indiscrète  s'exposant  à  compromettre  les  intérêts  du 
pays  par  la  divulgation  de  pourparlers  confidentiels  échangés  entre  les 
gouvernemens,  et  se  servant  de  pièces  qui  n'appartiennent  qu'à  l'état, 
que  personne  n'a  le  droit  de  jeter  dans  une  discussion  publique. 

Chose  étrange,  M.  le  duc  de  Gramont  convient  lui-même  dans  sa  der- 
nière lettre  que  le  cabinet  de  Vienne  «  n'avait  pas  vu  avec  plaisir  éclater  la 
guerre  de  1870,  »  qu'il  l'avait  encore  moins  encouragée,  que  cette  guerre 
l'avait  au  contraire  «  péniblement  surpris.  »  Qu'a-t-on  dit  de  plus  ?  On  a 
objecté  à  l'ancien  ministre  des  affaires  étrangères  qu'il  s'était  jeté  dans  la 
guerre  sans  alliances,  et  ce  qu'il  avoue  aujourd'hui  ne  fait  que  confirmer 
ce  qu'on  lui  a  dit.  N'est-il  pas  de  toute  évidence  que,  lorsqu'il  se  rédui- 
sait à  chercher  des  alliés  après  une  déclaration  de  guerre  qui  contrariait 
les  idées  ou  les  intérêts  de  ceux  dont  il  avait  à  invoquer  l'appui,  il  lais- 
sait ces  alliés  moralement  maîtres  de  leurs  résolutions,  libres  de  n'agir 
que  «  dans  les  limites  du  possible?  »  C'est  une  singulière  politique,  on 
en  conviendra,  de  commencer  par  se  jeter  dans  la  bagarre,  avec  l'espoir 
qn'on  sera  suivi.  Eh!  cela  est  bien  clair,  on  sera  suivi  si  on  a  des  succès, 
si  on  a  des  revers,  on  sera  abandonné,  et  le  mieux  à  faire  alors  est  de 
ne  point  se  plaindre  des  autres,  de  ne  point  récriminer  contre  ceux  qui 
refusent  de  se  jeter  aveuglément  dans  une  guerre  sur  laquelle  ils  n'ont 
pas  été  consultés,  qu'ils  ont  blâmée. 

Sait-on  quelle  est  la  moralité  qui  se  dégage  de  tous  ces  documens 
réunis  par  la  commission  d'enquête,  aussi  bien  que  des  divulgations  de 
M.  le  duc  de  Gramont?  C'est  que  malheureusement  depuis  longtemps, 
soit  par  légèreté,  soit  par  infatuation,  soit  enfin  parce  qu'on  ne  se  rendait 
plus  compte  de  nos  intérêts  nationaux,  les  affaires  de  notre  pays  ont  été 
conduites  à  l'aventure,  avec  une  incohérence  désastreuse;  on  a  épuisé 
jusqu'au  bout  la  fortune  de  la  France.  Le  résultat  a  été  la  perte  de  deux 
provinces,  une  indemnité  de  cinq  milliards  à  payer,  et  l'éclipsé  mo- 
mentanée du  vieux  prestige  de  notre  patrie.  11  est  plus  que  temps,  si 
l'on  veut  relever  notre  grandeur  nationale,  de  se  remettre  à  l'œuvre 
avec  cet  esprit  de  suite,  cette  précision  de  desseins,  cette  fermeté  et 
cette  vigilance  qui  refont  les  fortunes  perdues. 

C'est  tout  un  travail  à  recommencer  dans  la  politique  extérieure 
comme  dans  la  politique  intérieure,  et  la  première  condition  évidem- 
ment est  de  s'occuper  de  la  France  sans  créer  des  difficultés  inutiles. 
Ce  n'est  peut-être  rien  de  plus  qu'une  de  ces  difficultés  inutiles  qui  vient 
de  s'élever  à  Rome  par  la  démission  soudaine  de  notre  représentant 
auprès  du  saint-siége,  M.  de  Bourgoing.  M.  de  Bourgoing  s'est  retiré 
brusquement,  il  est  parti  au  plus  vite  pour  rentrer  en  France,  comme 


REYUE.    —   CHRONIQUE.  219 

s'il  craignait  de  rester  un  instant  de  plus  à  Rome.  Que  s'est-il  donc 
passé?  Pourquoi  M.  de  Bourgoing  a-t-il  donné  sa  démission?  Y  a-t-il  eu 
quelque  changement  soudain  dans  la  nature  de  sa  mission?  Nullement, 
rien  n'a  été  changé;  mais  il  paraît  que  nos  diplomates  ont  encore  du 
temps  à  dépenser  dans  les  affaires  d'étiquette  et  de  susceptibilité.  Il 
paraît  que  M.  de  Bourgoing  n'admettait  pas  que  les  officiers  d'un  bâti- 
ment français  stationné  à  Givita-Vecchia  dussent  aller  faire  leur  visite 
au  roi  Victor-Emmanuel  pour  le  jour  de  l'an.  Peut-être  aussi  ce  dernier 
fait  n'était-il  que  la  suite  ou  le  couronnement  d'une  série  de  conflits 
intimes.  Sans  doute,  la  situation  est  toujours  assez  compliquée  et  déli- 
cate à  Rome  :  elle  l'est  pour  les  Italiens  eux-mêmes,  qui  ont  à  concilier 
deux  intérêts  différens;  elle  l'est  aussi  pour  la  diplomatie  étrangère  ac- 
créditée auprès  de  ces  deux  intérêts ,  ou ,  pour  mieux  dire ,  auprès  du 
souverain  pontife  et  du  roi  Victor-Emmanuel.  En  définitive  cependant, 
la  difficulté  n'est  qu'apparente;  elle  ne  peut  être  sérieuse,  puisqu'il  est 
bien  clair  que  les  deux  agens  envoyés  par  un  même  gouvernement  à 
Rome,  auprès  du  pape  et  auprès  du  roi,  ne  sont  pas  là  pour  représenter 
deux  politiques  différentes;  ils  ne  représentent  qu'une  seule  et  même 
politique. 

Le  jour  oi!i  la  France  a  reconnu  ce  qui  s'est  accompli  en  Italie,  et  par- 
ticulièrement à  Rome,  la  question  a  été  résolue.  Depuis  ce  moment, 
l'ambassadeur  auprès  du  pape  n'est  plus  qu'une  sorte  de  plénipotentiaire 
d'honneur,  le  représentant  d'une  pensée  de  déférence  et  de  respect  pour 
le  chef  de  la  religion  catholique.  La  vraie  représentation  politique  est 
passée  tout  entière  à  la  légation  accréditée  auprès  du  souverain  qui 
règne  à  Rome  comme  dans  toutes  les  autres  parties  de  l'Italie.  Concilier 
les  difficultés  qui  résultent  de  cette  situation  complexe,  c'est  une  affaire 
de  tact  entre  des  agens  qui  ne  sont  certainement  pas  nommés  pour  élever 
des  conflits  d'attributions  ou  de  prérogatives.  L'erreur  ou  le  malheur  de 
M.  de  Bourgoing,  c'est  d'avoir  fait  quelque  confusion,  de  s'être  laissé 
aller  à  représenter  moins  la  politique  du  gouvernement  qui  l'a  envoyé 
que  la  politique  de  ceux  qui  sont  perpétuellement  occupés  à  contester 
l'existence  nationale  italienne,  à  combattre  ce  qu'ils  appellent  l'usurpa- 
tion italienne  àRoma.  Il  n'était  pas  là  pour  jouer  ce  rôle,  et  ce  qui  vient 
d'arriver  doit  tenir  le  gouvernement  en  garde  contre  le  danger  d'envoyer 
des  hommes  qui,  faute  de  connaître  ce  monde  romain,  ou  parce  qu'ils  se 
font  une  idée  exagérée  de  leur  mission,  parce  qu'ils  se  croient  les  délé 
gués  d'une  croyance  religieuse,  finissent  invariablement  et  inévitable- 
ment par  créer  des  difficultés,  —  oui,  des  difficultés  à  Romj  et  aussi  des 
difficultés  à  Versailles,  oii  les  cléricaux  de  l'assemblée  qui  font  de  la 
politique  avec  leurs  passions  religieuses  ne  manqueront  pis  peut-être 
de  saisir  le  prétexte  de  la  démission  de  M.  de  Bourgoing.  Ils  feront  du 
bruit,  ils  essaieront  de  soulever  les  passions  religieuses  de  l'assemblée, 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ils  proposeront  sans  doute  des  ordres  du  jour.  En  définitive,  ils  échoue- 
ront, ils  ne  changeront  rien,  c'est  bien  évident;  mais  ces  grands  politi- 
ques, ces  prévoyans  patriotes  auront  une  fois  de  plus  o!)tenu  ce  résultat 
de  témoigner  leur  mauvaise  humeur  contre  l'Italie,  de  réveiller  chez  les 
Italiens  cette  pensée  que,  si  l'assemblée  pouvait,  elle  recommencerait 
quelque  expédition  de  Rome,  et  M.  de  Bismarck  ne  pourra  sûrement 
qu'applaudir  à  leurs  efforts!  ch.  de  mazade. 


REVUE    MUSICALE. 


Nous  savions  bien  à  quel  sentiment  nous  obéissions  en  nous  élevant 
contre  cette  espèce  de  pangermanisme  musical  qui  nous  déborde.  Notre 
susceptibilité  nationale  n'a  pas  été  du  goût  de  tout  le  monde,  les  beaux 
esprits  l'ont  même  assez  agréablement  raillée  et  les  directeurs  de  con- 
cert n'en  ont  pas  moins  continué  d'émailler  leur  programme  de  noms 
allemands,  parmi  lesquels  il  s'en  trouvait  un  qui  devait  particulièrement 
offusquer  le  public  français.  C'était  compter  sans  la  force  de  l'opinion 
et  vouloir  aussi  trop  abuser  de  la  patience  des  artistes;  l'exemple  donné 
par  les  musiciens  des  «  concerts  populaires  »  à  propos  de  cette  malen- 
contreuse ouverture  de  Rienzi  n'est  point  à  passer  sous  silence,  et  nous 
avons  applaudi  de  tout  cœur  à  cette  unanime  protestation  d'une  compa- 
gnie de  braves  gens  contre  la  plus  haineuse  et  la  plus  insupportable  des 
personnalités  anti- françaises.  Nous  n'empêchons  point  les  artistes  alle- 
mands d'avoir  du  patriotisme,  mais  nous  demandons  que  de  son  côté 
notre  public  en  ait  quelque  dose,  et  qu'il  sache  au  besoin  s'abstenir  d'aller 
fêter  de  mauvaise  musique  sous  prétexte  que  cette  musique  est  l'œuvre 
d'un  homme  qui  ne  professe  envers  notre  pays  que  dénigrement  et  ran- 
cune. Parmi  tous  ces  compositeurs  illustres  auxquels  nous  prodiguons  un 
si  bénévole  enthousiasme,  aucun  assurément  n'aima  la  France  outre  me- 
sure ;  mais  ne  serait-ce  point  juste  de  distinguer  aujourd'hui  entre  ceux 
qui,  comme  Beethoven  et  Mendelssohn,  ont  pu  nous  vouloir  du  mal 
sans  nous  en  faire,  et  ceux  qui,  comme  Weber  et  tel  autre  à  sa  suite, 
tout  en  nous  en  voulant  nous  en  ont  fait? 

On  prétend  que  l'œuvre  doit  rester  en  dehors  des  sympathies  ou 
des  antipathies  que  son  auteur  nous  inspire;  ne  voit -on  pas  que 
l'homme,  l'artiste,  la  nationalité,  tout  cela  se  tient?  L'homme  est  un 
être  tellement  conditionnel,  qu'on  ne  se  le  figure  même  pas  en  dehors 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  221 

d'un  certain  cadre.  Otez-lui  sa  nationalité,  il  flotte  insaisissable;  c'est 
une  ombre  dans  le  vide.  Le  proverbe  qui  nous  raconte  que  le  génie  n'a 
point  de  patrie,  s'il  ne  ment  pas,  signifie  simplement  que  le  beau  a 
pouvoir  de  franchir  la  limite  des  états  et  de  rayonner  sur  le  monde. 
Oui  certes,  mais  derrière  le  beau  humain  il  y  a  le  beau  national  particu- 
lier à  tel  ou  tel  pays  ;  cette  manièie  de  sentir,  de  créer,  sans  laquelle 
Dante  ne  serait  pas  le  grand  Italien,  Shakspeare  le  grand  Anglais,  Mo- 
lière le  grand  Français,  et  Beethoven  le  grand  Allemand   que  nous 
connaissons.  Séparer  un  artiste  de  sa  nationalité,  la  chose  ne  se  peut. 
Un  artiste  n'a  de  personnalité  qu'en  raison  même  de  cette  nationalité, 
qui,  selon  les  circonstances  et  les  sentimens  qui  nous  affectent,  parle 
dans  nos  âmes  pour  lui  ou  contre  lui  et  fait  que,  notre  admiration  res- 
tant au  fond  la  même,  l'expression  s'en  refroidit  ou  se  rallume.  Il  semble 
que  de  pareilles  vérités  devraient  sauter  aux  yeux;  essayez  de  les  vou- 
loir faire  mettre  en  pratique,  et  les  contradictions  surgiront  de  partout. 
«  Illustres  écrivains  et  libres  littérateurs-,  —  écrivait  le  Ihéosophe  Saint- 
Martin  dans  un  style  qui,  pour  n'être  plus  de  notre  temps,  n'en  exprime 
pas  moins  des  choses  bonnes  à  reproduire,  —  vous  ne  concevez  pas 
jusqu'où  s'étendraient  les  droits  que  vous  auriez  sur  nous,  si  vous  vous 
occupiez  davantage  de  les  diriger  vers  notre  véritable  utilité.  Nous  nous 
présenterions  nous-mêmes   à  votre  joug,  nous  ne  demanderions  pas 
mieux  que  de  vous  voir  exercer  et  étendre  votre  doux  empire,  la  dé- 
couverte d'un  seul   des  trésors  renfermés  dans  l'âme  humaine,  mais 
embelli  par  vos  riches  couleurs,  vous  donnerait  des  titres  assurés  à  no^ 
suffrages  et  des  garans  irrécusables  à  vos  triomphes.  »  Le  malheur  veut 
que  la  Ihtérature  entre  les  mains  des  hommes,  au  lieu  d'être  le  sentier 
du  vrai  et  de  la  vertu,  ne  soit  souvent  que  l'art  de  voiler  sous  des  traits 
piquans  le  mensonge,  le  vice  et  l'erreur.  C'est  assez  qu'un  écrivais 
émette  une  idée  qu'il  croit  juste  et  honnête  pour  qu'à  l'instant  un 
autre   écrivain  traite  de   paradoxe  ou  de  superstition  ridicule  cette 
idée,  qui  finalement  se  trouve  au  fond  de  toutes  les  consciences.  Oser 
soutenir  qu'à  l'heure  douloureuse  où  nous  sommes  ce  prosélytisme  ta- 
pageur, entêté  à  l'honneur  de  l'Allemagne  musicale,  importune  la  pu- 
deur publique,  ne  saurait  être  évidemment  pour  quelques-uns  que  l'in- 
cartade d'un  habitué  du  vieil  Opéra-Comique  français,  ou  la  prédication 
d'un  critique  morose,  imbu  de  préjugés  étroits. 

Qu'est-ce  que  cela  peut  faire  à  la  France  qu'on  ne  chôme  que  les 
Allemands  dans  nos  salles  de  concert?  Existe-t-il  seulement  en  musique 
une  nationalité  française?  Méhul,  Nicolo  Isouard,  Dalayrac,  Boïeldieu, 
Hérold,  Auber,  est-ce  une  école?  Que  ceux  qui  sont  de  cet  avis  aillent 
entendre  la  Dame  blanche,  le  Pré  aux  Clercs  ou  Fra  Diavolo  ;  quant  à 
nous,  ce  patrimoine  bourgeois  ne  nous  suffit  pl'us,  le  iranscendantal 
nous  attire,  nous  voulons  des  musiciens  spécifiques,  comme  TAllemagne 


222  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

seule  en  produit,  et  du  diable  si  les  circonstances,  quelles  qu'elles 
soient,  nous  feront  changer  une  lettre  à  nos  programmes  !  A  quoi  ser- 
virait-il d'être  des  esprits  forts  et  libres  de  toute  espèce  de  préjugés 
pour  reculer  ainsi  devant  un  nom,  sous  prétexte  que  ce  nom,  déjà  gros 
et  tout  gonflé  de  la  musique  de  l'avenir,  représente  en  même  temps  les 
plus  acres  et  les  plus  venimeux  ressentimens  d'une  certaine  fraction  de 
TAllemagne  contre  notre  pays?  Demain  il  prendrait  fantaisie  au  directeur 
de  l'Opéra  de  monter  Lohengrin  ou  les  Mailrcs  chanleurs  de  Nuremberg 
que  dans  ce  groupe  dont  nous  parlons  personne  n'y  trouverait  à  redire. 
La  chose  au  contraire  plairait  beaucoup,  on  vanterait  l'intelligent  direc- 
teur de  sa  courageuse  initiative,  faite  pour  inaugurer  une  ère  d'harmo- 
nie universelle.  On  s'évertuerait  à  travailler  l'opinion,  à  célébrer  d'a- 
vance l'œuvre  phénoménale  destinée  à  montrer  à  notre  prétendue  école 
française  comment  on  écrit  le  vrai  drame  lyrique,  et  ce  mouvement  se 
prolongerait  jusqu'au  jour  où  le  public,  —  ce  tout-le-monde  qui  a  plus 
d'esprit,  de  bon  sens  et  de  patriotisme  que  Voltaire,  —  viendrait,  par  ses 
protestations  et  ses  huées,  mettre  lin  au  scandale  et  faire  en  grand  cet 
acte  de  justice  et  de  réparation  que  l'orchestre  des  concerts  populaires 
faisait  naguère  aux  applaudissemens  de  tous  les  honnêtes  gens. 

Ce  n'est  point  l'administration  actuelle  de  l'Opéra  qu3  nous  soupçon- 
nerions de  jamais  vouloir  courir  telle  aventure;  de  ce  côté  du  moins, 
nous  voilà  pleinement  rassurés.  En  somme,  nous  ne  formions  qu'un 
vœu  très  naturel,  et  notre  discussion  se  bornait  à  ceci  :  obtenir  que  sur 
une  scène  si  noblement  dotée  par  la  France  les  compositeurs  français 
eussent  le  premier  pas.  Nous  ne  demandions  rien  davantage,  et  triom- 
phons aujourd'hui  d'apprendre  qu'une  fois  par  hasard  la  cause  juste  ait 
réussi.  A  dater  de  l'heure  présente,  la  perspective  se  dessine,  il  devient 
clair  qu'on  va  sortir  enfin  de  cette  longue  période  de  confusion  et 
de  tàtonnemens  :  un  plan  se  montre.  Dans  quelques  jours,  I0  Roi  de 
Thulè  prendra  la  scène,  et  dans  quelques  mois  Jeanne  d'Arc  sera  mise  à 
l'étude  pour  être  représentée  vers  octobre  prochain.  Découvrir,  encou- 
rager, produire  les  talens  nouveaux,  un  directeur  de  l'Opéra  ne  saurait 
désormais  avoir  d'autre  lâche;  disons  mieux,  en  dehors  de  ce  pro- 
gramme, sur  quoi  spéculerait-on?  Les  étoiles?  On  n'y  peut  atteindre, 
la  misère  des  temps  s'y  oppose,  et  c'est  bien  le  moindre  de  nos  regrets. 
Les  reprises?  L'ancienne  administration  a  systématiquement  tiré  de  ce 
moyen  tout  ce  qu'il  pouvait  rendre.  Il  se  trouve  donc  que  l'unique  voie 
où  l'on  puisse  marcher  est  la  droite. 

Cela  ne  nous  avancerait  à  rien  de  continuer  à  répéter  sur  tous  les 
tons  qu'il  n'y  a  plus  au  théâtre  un  seul  homme  de  génie.  Rossini  et 
Meyerbeer  sont  morts,  Auber  est  allé  les  rejoindre,  et  l'inconvenante 
mercuriale  dont  un  ministre  de  l'instruction  publique  a  cru  devoir  ac- 
compagner son  ombre,  tout  en  offensant  le  goût  des  gens  bien  élevés. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  223 

n'entachera  certes  d'aucun  discrédit  la  gloire  du  plus  charmant  de 
grands  maîtres  de  l'école  française.  Période  féconde,  illustre,  où  le  gé- 
nie du  compositeur,  sa  renommée  et  sa  force  d'attraction  sur  le  public 
rendaient  l'œuvre  facile  aux  directeurs.  En  même  temps  que  l'auteur 
de  Guillaume  Tell,  on  avait  l'auteur  des  Huguenots,  et  quand  Auber 
n'arrivait  pas,  on  prenait  Halévy.  Aujourd'hui  nous  n'en  sommes  plus 
là;  les  âges  héroïques  sont  clos,  nous  commençons  l'ère  des  épigones.  A 
nous  de  ne  ri^en  négliger  pour  la  parcourir  dignement.  Tout  le  monde  ne 
peut  être  Homère,  et  c'est  bien  aussi  quelque  honneur  d'être  un  homé- 
ride.  En  ce  sens,  le  mot  d'épigone  ne  saurait  blesser  personne,  et  doit  au 
contraire  être  pris  en  bonne  part.  M.  Gounod,  M.  Thomas,  M.  David, 
M.  Massé,  sont  des  épigones,  ce  qui  ne  nous  empêche  pas  de  les  appe- 
ler des  maîtres  comme  en  Angleterre  on  donne  à  tous  les  fils  de  duc  le 
titre  de  lord  par  courtoisie.  La  nature,  si  prodigue  qu'elle  soit,  n'en- 
fante pas  que  des  héros,  elle  a  ses  temps  d'arrêt  pour  donner  au  public 
le  loisir  de  se  reconnaître  et  prendre  pleine  et  entière  possession  des 
richesses  de  son  héritage.  C'est  même  une  des  attributions  de  ces  esprits 
venus  aux  périodes  intermédiaires  de  nous  faire  mieux  apprécier  (fût- 
ce  par  le  simple  contraste)  ces  chefs-d'œuvre  dont  ils  parlent  forcément 
la  langue,  qui  s'impose  à  eux  dès  l'origine.  Quand  nous  avons  la  veille 
entendu  Hamlel  ou  Faust,  la  grandeur  de  Guillaume  Tell  on  des  Hugue- 
nots nous  entreprend  davantage,  et  l'autorité  parfois  souveraine  de  cette 
inspiration,  de  ce  style,  agit  sur  nous  d'autant  plus  vigoureusement  que 
nos  impressions  récentes  sont  de  nature  moins  relevée.  On  n'esiime  à 
sa  valeur  le  vieux  sèvres  qu'en  mettant  à  côté  d'autres  porcelaines,  qui 
d'ailleurs  n'en  sont  point  pour  cela  dépréciées.  De  même  que  ces  talens 
à  la  suite  se  sont  formés  après  et  d'après  les  grands  modèles,  de  même 
se  forment  et  se  formeront  d'autres  épigones,  avec  lesquels  la  nou- 
velle administration  trouvera  bien  moyen  de  faire  son  jeu.  Les  vieilles 
étoiles  s'en  vont,  d'autres  les  remplacent  de  moindre  valeur,  et  ce 
n'est  ni  la  fin  du  monde,  ni  la  fin  de  l'Opéra. 

Nous  parlions  naguère  de  la  troupe  et  de  ce  qu'il  était  permis  d'en  at- 
tendre. L'ensemble  peu  à  psu  se  coordonne  et  se  complète,  d'intéressantes 
virtuosités  se  signalent  à  l'attention  :  M"^  Fidès  Devriès  par  exemple, 
qui  l'autre  soir  dans  l'Elvire  de  Don  Juan  prenait  place  au  premier  rang. 
Qu'on  vienne  encore  nous  parler  de  mauvais  rôles;  ainsi  chanté,  joué,  ce 
personnage  sacrifié  d'Elvire  accuse  àl'instant  une  importance  dramatique 
et  musicale  dont  le  public  ne  se  doutait  pas.  C'était  dans  la  salle  une 
surprise  toute  joyeuse,  et  sur  la  fin  de  l'air  qui  se  chante  aux  Italiens,  et 
que  M"«  Devriès  a  rétabli  dans  la  partition  française,  des  applaudisse- 
mens  ont  éclaté  comme  jamais  aucune  Elvire  n'en  avait  entendu. 
M"*  JNilsson,  au  sujet  de  laquelle  on  fit  trop  grand  bruit  jadis  au  Théâtre- 
Lyrique,  avait  des  qualités  exquises,  de  merveilleux  essors  de  voix,  dans 


22A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  trio  des  masques  nommément,  où  sans  façon  elle  s'attribuait  la  par- 
tie de  dona  Anna  ;  mais  elle  ne  tenait  pas  le  rôle,  et,  sauf  quelques  bi- 
joux fameux  dont  on  renjolivait,  le  personnage  restait  entre  ses  mains 
ce  que  nous  l'avions  connu  jusqu'alors, —  tandis  qu'avec  M''^  Devriès  la 
cantatrice  distinguée  n'est  point  seule  en  évidence,  vous  sentez  là  une 
élude  sérieuse,  intelligente,  du  type  entrevu  par  Mozart,  et  que  jamais 
on  n'avait  si  bien  saisi  dans  son  ensemble.  Rien  ne  manque  à  cette  créa- 
lion  de  la  jeune  artiste,  ni  la  voix,  ni  le  ton,  ni  le  geste.  Son  Elvire  est 
ime  dame  qui  peut  hardiment,  et  sans  risque  de  se  compromettre,  cou- 
rir les  grands  chemins  à  la  recherche  de  son  mari  et  subir  en  pleine  rue 
la  complainte  narquoise  d'un  valet.  Depuis,  M""  Devriès  s'est  montrée 
dans  VHamlet  de  M.  Thomas,  et  ce  fameux  rôle  d'Ophélie  réputé  inabor- 
dable a  trouvé  en  elle  une  interprète  des  plus  remarquables.  Jusqu'alors 
on  avait  pensé  n'avoir  affaire  qu'à  un  talent  de  genre;  mais  l'Opéra 
pourrait  bien  avoir  trouvé  là  sa  cantatrice  dramatique.  Reste  à  savoir 
maintenant  si  la  voix  résistera.  C'est  un  succès  très  franc,  très  réel, 
que  trois  épreuves  coup  sur  coup  sont  venues  confirmer,  et  dont  Chris- 
tine Nilsson,  si  loin  qu'elle  soit  de  l'ancien  théâtre  de  ses  prouesses, 
n'aura  pas  manqué  d'entendre  l'éclat. 

Le  jour  même  où  cette  Elvire  lui  naissait,  Don  Juan  célébrait  sa  cen- 
tième représentation  depuis  la  reprise  avec  M.  Faure.  Qui  jamais  se  fût 
avisé  de  prévoir  une  pareille  destinée?  Assurément  aucun  de  ceux  qui 
dans  l'origine  contribuèrent  à  la  mise  en  scène  de  l'ouvrage.  Nourrit, 
tout  en  s'évertuant  de  son  mieux,  ne  croyait  pas  au  succès.  «  C'est  se 
donner  bien  du  mal,  disait-il  aux  répétitions,  pour  une  pièce  qui  sera 
jouée  quinze  fois!  »  Il  se  trompait,  mais  point  tant  qu'aujourd'hui  cela 
nous  semble.  Et  ce  qu'il  faut  reconnaître,  c'est  que  son  manque  de  con- 
fiance n'était  pas  le  moins  du  monde  une  injure  au  public  du  moment, 
lequel  accueillit  le  chef-d'œuvre  avec  ce  sentiment  d'admiration  mêlée 
d'indifférence  que  l'homme  témoigne  d'ordinaire  aux  choses  qu'il  res- 
pecte, mais  dont  il  use  peu.  C'est  un  fait  qu'à  cette  époque  la  fréquen- 
tation du  beau  n'était  pas  encore  entrée  dans  nos  mœurs.  Pour  Don 
Juan,  la  vraie  naturalisation  française  ne  date  que  de  la  reprise  en 
1866.  Quand  on  avait  Nourrit,  Levasseur,  M"''  Falcon,  M'"''  Dorus  et 
M'"^  Damoreau,  le  public  ne  venait  point,  ou  venait  sans  ardeur  ni  suite. 
Plus  tard,  avec  un  personnel  beaucoup  moins  brillant  (quant  aux  femmes 
surtout),  la  fortune  changea  complètement;  au  succès  d'estime  se  sub- 
stitua le  succès  d'argent,  et  maintenant  c'est  par  onze  et  douze  mille 
francs  que  les  receltes  se  comptent. 

Dire  que  M.  Faure  a  grande  part  dans  ce  revirement  n'est  que  juste. 
Tout  comédien  marque  ainsi  de  son  individualité  certain  rôle  du  réper- 
toire où  la  popularité  l'adopte  et  le  consacre  :  ce  que  fut  jadis  pour 
Nourrit  le  Raoul  des  Jlucjuenols,    pour  Duprez  l'Arnold  de   Guillaume 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  225 

TcU,  le  héros  de  Mozart  l'est  aujourd'hui  pour  M.  Faure,  —  non  que  la 
critique  n'ait  qu'à  se  montrer  de  tout  point  satisfaite;  dramatiquement, 
l'interprétation  de  M.  Faure  manque  de  relief,  de  mordant,  le  côté  dé- 
moniaque disparaît,  et  par  instans  vous  croiriez  voir,  entendre  Joconde, 
tant  ce  geste  s'arrondit  mollement,  tant  cette  voix  cède  à  son  propre 
charme.  Dans  le  duo  avec  Zerline,  la  période  se  forme  et  se  développe 
harmonieuse  et  pure,  d'un  goût,  d'un  art  irréprochables;  mais  la  situa- 
tion, que  devient-elle?  et  dans  cette  rhétorique  musicale,  où  saisir  l'ar- 
rière-pensée  du  tentateur?  Une  femme  d'esprit  disait  d'un  grand  écri- 
vain de  la  restauration  qu'il  faisait  d'abord  sa  phrase,  puis  cherchait 
ensuite  quelque  chose  à  mettre  dedans.  C'est  trop  souvent  l'histoire  de 
M.  Faure,  et  j'ajouterai  aussi  de  M'"^  Garvalho.  On  n'arrive  pas  à  cette 
perfection  sans  concentrer  sur  un  point  toutes  ses  facultés,  et  peu  à  peu 
on  en  vient  à  prendre  pour  le  but  ce  qui  ne  doit  jamais  être  que  le 
moyen.  Au  lieu  de  mettre  toute  sa  voix  et  tout  son  style  au  service  de  la 
situation,  on  .s'étudie,  on  se  manière,  on  se  réserve;  on  chante  en  de- 
hors de  son  rôle.  Don  Juan  caresse  sa  mélodie  ore  rotundo,  et  Chérubin 
file  des  sons  et  fait  du  style.  N'importe,  cette  virtuosité  n'est  pas  un 
vain  mot,  et  pour  notre  part,  nous  aurions  grand  regret  à  voir  s'éloigner 
de  l'Opéra  un  chanteur  qui  nous  semble  le  dernier  représentant  de  ces 
belles  études  vocales  italiennes  dont  l'influence  de  Rossini  décida  chez 
nous  le  mouvement. 

Espérons  encore  que  la  vieille  Europe  conservera  son  roi  des  bary- 
tons; on  nous  assure  que  les  fameuses  négociations  américaines  traînent 
en  longueur.  M.  Faure,  pour  s'en  aller  faire  campagne  dans  le  Nouveau- 
Monde,  ne  demanderait  pas  moins  de  quarante  mille  francs  par  mois, 
et  devant  l'énormité  de  cette  somme  l'organisateur  ordinaire  de  ces 
sortes  d'expéditions,  M.  Strakosch,  reculerait  un  peu.  C'est  qu'en  effet 
un  tel  denier  donne  à  réfléchir,  à  comparer.  Nous  lisions  dernièrement 
dans  des  Mémoires  sur  la  cour  d'Autriche  qu'en  1809  Napoléon,  enten- 
dant à  Schœnbrunn  la  Milder,  eut  un  mouvement  d'enthousiasme, 
(c  Voilà  une  voix!  s'écria-t-il ,  je  n'ai  jamais  rien  entendu  de  pareil!  »  Et 
séance  tenante  le  glorieux  souverain,  ne  voulant  pas  mettre  de  bornes 
à  sa  magnificence,  offrit  à  la  cantatrice  quarante  mille  francs  par  an 
pour  l'engager  à  venir  à  Paris.  Quarante  mille  francs,  ce  que  nos  vir- 
tuoses à  nous  gagnent  dans  un  mois!  Et  notez  qu'il  s'agissait  d'Anna 
Milder,  l'étoile  et  la  merveille  du  moment,  d'une  cantatrice  à  qui  le  pa- 
triarche Joseph  Haydn  avait  dit  en  la  bénissant  :  «  Chère  enfant,  vous 
avez  une  voix  grande  comme  une  cathédrale!  »  Que  les  temps  sont 
changés!  Les  empires  où  des  potentats  offraient  aux  virtuoses  des  dota- 
tions de  quarante  mille  francs  ne  sont  plus  de  ce  monde,  autant  vaudrait 
chercher  sur  la  carte  le  pays  dont  les  rois  épousent  des  bergères.  Ce  qui 
dans  le  passé  fut  un  art  est  de  nos  jours  un  simple  et  banal  moyen  de 
TOME  ciir.  —  187J.  15 


226  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

spéculation  et  d'agiotage.  Une  voix  se  cote  à  la  Bourse,  un  chanteur  ne 
s'appartient  plus;  il  relève  en  tout  et  pour  tout  du  capitaliste  qui  l'en- 
treprend, de  la  société  d'hommes  d'affaires  qui  l'exploitent.  De  là  ces 
annonces  tapageuses,  ces  étourdissans  carillons  d'éloges,  ces  obsédantes 
manifestations  que  vous  rencontrez  à  chaque  pas  :  articles  de  journaux, 
découpures  des  gazettes  étrangères,  portraits  et  bustes  à  la  vitrine  des 
magasins  du  boulevard,  et  jusqu'à  ces  télégrammes  qui  viennent  ap- 
prendre à  notre  pauvre  France  tout  affligée  et  saignante  encore  comment, 
à  huit  cents  lieues  de  distance,  telle  diva  hier  a  vu  tomber  à  ses  pieds 
des  monceaux  de  couronnes!  Chose  en  vérité  de  nature  à  nous  émou- 
voir! A  ce  manège,  si  l'artiste  s'amoindrit  par  maint  côté,  ses  chances 
de  succès  s'accroissent.  De  quoi  s'inquiéterait-il?  n'a-t-il  pas,  pour  lui 
frayer  la  voie,  tous  les  gens  intéressés  à  sa  fortune? 

Aux  Italiens  l'Albani,  que  nous  venons  d'entendre  d'abord  dans  la 
Sonnamhula ,  puis  dans  la  Lucia  et  Rlgolello,  est  un  talent  de  rare  dis- 
tinction ;  maintenant  l'accueil  honnête  et  modéré  que  nous  lui  faisons 
la  contentera-t-il,  contentera-t-il  surtout  l'Angleterre,  qui  nous  l'en- 
voyait à  la  recherche  d'une  position  de  diuct?  Nous  le  souhaitons  sans 
oser  l'affirmer.  L'art  de  la  cantatrice  est  ici  hors  de  question;  mais  la 
voix  est  petite,  fragile  à  l'excès  dans  sa  souplesse  de  roseau,  incapable 
d'effort  dramatique,  et  c'est  avec  les  grandes  voix  que  se  font  les 
grandes  héroïnes.  Voyez  la  Nilsson,  la  Patti,  quels  gosiers!  la  qualité 
de  son  est  peut-être  au  théâtre  ce  qui  se  paie  le  plus  cher,  l'art  ne  vient 
qu'après.  J'ai  cité  les  deux  princesses  du  moment,  le  passé  me  fourni- 
rait au  besoin  vingt  exemples.  Qu'était-ce  que  la  Caialani,  la  Sontag, 
la  Malibran,  la  Grisi,  la  Lind,  sinon  de  merveilleux  organes  au  service 
de  vocations  supérieures?  Or,  quand  on  parle  de  M"«  Albani,  c'est  le  ta- 
lent, la  dextérité  qu'il  faut  premièrement  louer,  —  curieuse  chose  pour- 
tant, qu'avec  des  moyens  si  limités  on  arrive  à  produire  tant  d'illu- 
sion, car  ce  n'est  pas  une  Damoreau,  une  Miolan;  c'est  bel  et  bien  une 
cantatrice  dramatique.  Il  y  a  l'intelligence,  le  foyer,  tout  fors  la  voix,  et 
bien  plus,  quand  cette  voix  délicate  et  mince  veut  s'affirmer  en  pleine 
situation,  lutter  contre  les  sonorités  ambiantes,  attaquer  des  ré  hèmol 
par  delà  les  registres,  comme  dans  le  quatuor  de  Bigoletlo,  elle  y  réussit, 
et  c'est  alors  un  de  ces  effets  de  mirage  tels  que  la  fée  Morgane  seule 
en  savait  évoquer  dans  le  détroit  de  Messine.  Le  phénomène  s'évanouit 
presque  aussitôt,  mais  vous  avez  eu  pendant  quelques  secondes  le  spec- 
tacle d'une  grande  cantatrice.  Ce  que  doivent  coûter  à  l'Albani  de  tels 
éclairs,  on  le  devine  ;  elle  tend,  sur  le  passage  visé,  tous  les  ressorts  de 
sa  voix,  de  son  être.  Crepamo,  ma  canliamo !  'janmis  ce  mot  sublime  de 
la  Frezzolini  ne  fut  plus  vaillamment  mis  en  action.  Vous  sentez  qu'elle 
y  va  de  sa  propre  vie,  et  que  toute  une  soirée  de  ce  vouloir  intense  la 
tuerait;  impossible  de  détailler  une  cavatine  avec  plus  de  goût,  de  pureté. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  227 

Caro  nome  che  il  mîo  cor,  —  allez  l'entendre  dans  Rigoletto  dire  cet  air 
de  l'escalier;  c'est  la  perfection.  Son  trille  pour  la  netteté  de  vibration 
et  la  tenue  vaut  la  cadence  du  rossignol.  Dans  Lucia,  elle  enlève  la  scène 
de  folie  de  manière  à  défier  tous  les  souvenirs. 

Mais,  bon  Dieu!  que  cette  musique  a  donc  vieilli  !  Que  toutes  ses  fan- 
freluches vocales  sont  démodées!  Otez  le  sextuor  et  la  première  partie 
si  profondément  pathétique  de  l'acte  des  tombeaux,  il  ne  reste  qu'un 
assemblage  de  formules  mélodiques  hors  de  cours,  un  banal  canevas  à 
fioritures;  du  moins  faut-il  au  théâtre  qu'il  y  ait  un  objet  quelconque 
d'attraction.  Ce  bon  vieux  genre  italien,  usé,  passé,  caduc,  volontiers 
nous  l'accepterions  encore,  si,  en  dédommagement  de  l'intérêt  drama- 
tique et  du  spectacle  absens,  on  nous  offrait  une  exécution  quelque  peu 
complète  et  soutenue,  capable  de  redorer  à  nos  yeux  l'ancien  clinquant. 
Nous  ne  demandons  pas  qu'on  nous  ramène  au  temps  de  Rubini  et  de 
Lablache;  mais,  puisqu'on  nous  atteste  que  ce  genre  n'est  pas  mort, 
qu'on  nous  en  donne  donc  enfin  des  preuves.  N'est-ce  point  surprenant 
de  voir  un  ténor  de  l'Opéra-Comique,  M.  Capoul,  et  l'Albani,  une  Améri- 
caine, faire  à  eux  seuls  les  frais  du  Théâtre-Italien?  Du  personnel  ordi- 
naire en  vérité  on  n'en  saurait  parler;  dans  la  Lucia,  M.  Ugolini  chante 
Rawenswood  comme  ferait  un  ténor  de  province,  violentant  la  phrase, 
n'observant  ni  temps  ni  mesure.  Si  le  Théâtre-Italien  n'est  pas  une  école 
de  chant,  à  quoi  sert-il?  Nous  n'allons  point  là,  je  suppose,  pour  admi- 
rer des  costumes  et  des  décors  ou  pour  prendre  intérêt  au  poème.  Ces 
ouvrages  d'une  instrumentation  à  la  fois  vide  et  bruyante,  où  dans  les 
airs  les  duos,  les  ensembles,  se  reproduisent  invariablement  les  mêmes 
rhythmes,  les  mêmes  coupes,  n'avaient  qu'un  avantage,  celui  d'être  bien 
écrits  pour  les  voix  et  de  fournir  aux  virtuoses  toute  occasion  de  mettre 
leur  talent  en  évidence.  Lorsqu'après  un  Rubini,  un  Moriani,  Mario 
abordait  telle  partition  du  répertoire,  on  accourait.  C'était  une  curiosité, 
un  rare  attrait  de  suivre  pas  à  pas  le  débutant  et  de  comparer  ce  qu'on 
entendait  avec  ce  qu'on  avait  entendu.  Rubini  avait  son  magnétisme  in- 
descriptible, ces  effets  de  lumière  à  la  Rembrandt  qu'il  appliquait  à  son 
art,  ce  velouté  mystérieux,  crépusculaire,  de  la  voix  succédant  à  l'é- 
blouissement  du  son;  Mario  avait  ses  vingt-cinq  ans,  son  élégance  pa- 
tricienne et  cette  juvénilité  de  résonnance,  ce  timbre  d'or  qui,  dès  la 
première  intonation,  mettait  la  salle  entière  sous  le  charme;  Moriani 
avait  la  fibre  émue  et  pathétique,  et  jamais  interprète  ne  rendit  avec 
plus  de  tendresse  éplorée  le  romantisme  où  se  noie,  comme  dans  un 
rayon  de  lune,  tout  le  troisième  acte  de  la  lucia.  Est-il  besoin  d'insister 
sur  tant  d'élémens  de  succès,  qui  tenaient  en  éveil  le  public  de  cette 
période  et  qui  désormais  n'existent  plus?  Donnez  à  des  Fiançais  un  spec- 
tacle qui  leur  prête  à  discuter,  et  vous  pouvez  être  sûr  qu'ils  s'y  ren- 
dront. Cela  seul  vit  qui  nous  passionne;  or  pour  qui  se  passionner  à 


228  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  heure,  quel  sujet  en  vaudrait  la  peine?  Des  comparaisons,  où  les 
prendre?  Rubini,  Moriani,  Lablache,  ont  disparu;  Mario,  vieilli,  éprouvé, 
maugréant,  fait  son  tour  du  monde,  et  promène  dans  l'extrême  Orient  le 
reste  d'une  voix  qui  s'éteint  et  d'une  ardeur  qui  tombe.  A  l'instant  où 
nous  écrivons,  peut-être  chante-t-il  à  Pékin,  ombre  de  lui-même!  Entre 
ce  que  fut  le  Théâtre-Italien  et  ce  qu'il  est,  la  distance  est  trop  grande  : 
ne  parlons  ni  de  glorieux  passé,  ni  de  traditions  à  ressaisir,  il  y  a  so- 
lution absolue  de  continuité  ;  à  ce  qui  n'est  plus,  on  ne  compare  point 
ce  qui  n'est  pas. 

Ne  serait-ce  pas  bientôt  le  moment  d'en  finir  avec  ce  trop  facile  sys- 
tème qui  consiste  à  transformer  en  opéras  nouveaux  de  vieilles  pièces 
ayant  fait  leur  temps  sur  des  scènes  de  vaudeville  et  de  mélodrame? 
Nous  voyons  que,  même  en  ce  genre  secondaire,  les  anciens  se  don- 
naient la  peine  d'inventer  :  Sedaine,  Marsollier,  Etienne,  Dupaty  dans  le 
passé,  plus  près  de  nous  Planard,  Scribe,  Saint-Georges,  trouvaient  bon 
de  se  mettre  en  certains  frais  d'imagination;  nos  auteurs  ont  décou- 
vert quelque  chose  de  plus  commode.  Les  uns  s'adressent  à  leurs  propres 
ouvrages  pour  en  tirer  ainsi  doubles  profits,  d'autres  exploitent  gran- 
dement les  chefs-d'œuvre  et  se  fabriquent  avec  Roméo,  Hamlet  et  Faust 
des  répertoires  fort  avantageux  et  pour  le  poète,  cela  va  sans  dire,  et 
pour  le  public,  qui,  dès  longtemps  au  fait  de  l'anecdote,  n'a  pas  même 
besoin  de  s'aider  du  programme,  et  comprend  tout  de  suite  de  quoi  il 
s'agit.  Nous  nous  étonnions  dernièrement  de  voir  venir  Roméo  et  Ju- 
lietle  s'installer  à  l'Opéra -Comique;  avouons  que  la  présence  de  Don 
César  de  Bazan  n'y  paraîtra  pas  moins  singulière.  Où  trouver  une  rai- 
son d'être  musicale  à  ce  mélodrame,  qui  ne  vivait  à  la  Porte-Saint-Martin 
que  par  un  personnage,  lequel  n'empruntait  son  intérêt  qu'au  jeu  tra- 
gique à  la  fois  et  funambulesque,  à  la  pantomime  extravagante,  aux 
costumes  insensés  d'un  comédien  de  génie?  Devant  cette  sublime  entrée 
de  Frederick,  arpentant  les  p-lanches  au  milieu  des  huées  de  toute  une 
marmaille  de  carrefour,  la  musique  n'a  qu'à  se  taire,  de  pareilles  scèn^ 
appartiennent  à  Callot.  Grétry  ni  Boïeldieu,  Hérold  ni  Auber,  n'ont  rien 
à  voir  là  dedans.  La  musique  peint  des  passions  et  ne  crayonne  pas  des 
attitudes.  Quand  Frederick,  d'un  coup  de  poing  magnifique,  enfonçait 
son  chapeau  à  plumes  sur  sa  tête,  et,  soulignant  chaque  mot,  s'écriait 
en  face  de  Charles  II  abasourdi  :  «  C'est  moi  qui  suis  le  roi  d'Espagne, 
le  roi  de  toutes  les  Espagnes!  »  sa  physionomie,  son  accent  et  son 
geste  enlevaient  la  salle.  C'était  de  la  bouffonnerie  shakspearienne, 
quelque  chose  comme  un  éclair  d'inspiration  qui  vous  faisait  passer  de- 
vant les  yeux  tout  le  romantisme  de  la  vie  picaresque.  Cette  scène, 
pour  laquelle  on  accourait  jadis,  à  peine  aujourd'hui  si  l'on  y  prend 
garde;  le  grand  comédien  qui  la  faisait  vivre  a  disparu,  et  les  violons 
perdent  leur  peine  à  vouloir  s'escrimer  à  sa  place.  D'ailleurs  c'était  mal 


RïiVUE.    —    CHRONIQUE.  229 

saisir  Toccasioa  que  de  remettre  ce  drame  à  la  scène,  juste  au  moment 
où  cent  représentations  de  Ruy  Blax  à  l'Odéon  viennent  encore  d'en  ava- 
rier le  type  principal,  usé  désormais  jusqu'à  la  corde. 

Je  ne  puis  me  figurer  que  M.  Jules  Massenet  ait  choisi  cet  ancien 
drame  uniquement  pour  se  donner  le  plaisir  d'écrire  de  la  musique  es- 
pagnole, de  rhythmer  des  boléros  et  de  scander  des  fandangos  et  des 
sévillanes.  Quand  on  compose  comme  lui  des  suites  d'orchestre,  on  ne 
s'amuse  point  aux  séguidilles.  M.  Massenet  aura  pris  ce  texte  tout  sim- 
plement parce  qu'il  n'en  avisait  point  d'autre  à  sa  portée,  et  c'est  ici 
que  nous  démasquons  l'inconséquence  de  ces  jeunes  et  fougueux  esprits 
qui  se  prétendent  les  adeptes  de  la  musique  de  l'avenir,  et  qui  la  plu- 
part du  temps,  inabordables  dans  la  théorie,  se  montrent  pleins  d'ac- 
commodemens  dans  la  pratique.  Ainsi  M.  Bizet,  le  meilleur  du  groupe, 
écrit  des  intermèdes  de  vaudeville  pour  l'Aïiésimne,  une  sorte  d'églogue 
prétentieuse  en  désaccord  avec  tous  ses  principes,  et  M.  Jules  Massenet, 
l'auteur  des  suites,  embrasse  les  autels  de  M.  d'Ennery.  Est-ce  donc  là 
ce  que  nous  enseigne  la  doctrine?  Et  d'abord  le  véritable  réformateur, 
le  sincère  apôtre  de  la  mélodie  continue  n'admet  point  qu'on  s'adresse 
à  des  librettistes;  il  est  à  lui-même  son  poète  et  son  musicien,  ses  opéras 
sont  des  légendes,  des  mystères,  des  mythes,  qu'il  distribue  autant  que 
possible  en  trilogies  et  tétralogies.  La  belle  affaire  en  vérité  de  venir 
dogmatiser  au  nom  d'une  école  pour  en  trahir  ensuite  devant  le  public 
les  règles  fondamentales!  Mettre  en  musique  Don  César  de  Bazan,  écrire 
sur  ce  sujet  de  libretlo  italien  des  duos,  des  trios,  des  cavatines  et  jus- 
qu'à des  chansonnettes,  mais  vous  n'y  songez  pas!  Et  la  théorie,  et  le 
système?  Vous  vous  appelleriez  Verdi  ou  Mercadante  que  vous  n'agiriez 
pas  autrement.  Si  ces  deux  noms  me  viennent  à  la  plume,  c'est  que  le 
sujet  les  invoque  à  tout  instant,  et  qu'on  se  dit  :  Pourquoi  l'un  ou  l'autre 
n'est-il  point  là?  Personne,  j'en  réponds,  ne  contestera  les  qualités  sym- 
phoniques  de  M.  Massenet  :  il  y  a  même  dans  sa  partition  un  ou  deux 
morceaux  bien  réussis  au  point  de  vue  de  la  scène,  le  duo  des  deux 
basses  et  le  quatuor  du  duel.  C'est  écrit  d'un  style  net  et  sûr,  qui  néan- 
moins, à  force  de  courir  après  la  distinction,  tourne  souvent  au  pré- 
cieux, et  dans  sa  chasse  continue  aux  sonorités  embrouille  ses  timbres, 
et  sophistique  tellement  son  jeu  qu'il  lui  arrive  d'obtenir  juste  le  con- 
traire de  l'effet  qu'il  poursuit  et  de  faire  sourd.  Quant  au  sens  drama- 
tique, rara  avis,  rien  ne  dit  qu'un  jour  ou  l'autre  M.  Massenet  ne  mettra 
pas  la  main  dessus  ;  mais  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  ne  l'a  pas  trouvé 
dans  son  berceau.  Il  faut  d'ailleurs  que  l'inexpérience  de  l'âge  s'accuse 
par  certains  côtés;  ce  n'est  guère  au  début  qu'on  écrit  le  quatuor  de 
Rigoleilo  ou  le  duo  du  Giuramento.  Cette  musique  intéresse,  elle  n'é- 
meut point,  et,  comme  elle  laisse  presque  toujours  la  situation  à  décou- 


230  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

vert,  c'est  dans  ses  détails  et  ses  recoins  qu'on  la  doit  saisir  pour  l'ap- 
précier à  sa  valeur. 

A  l'une  des  premières  représentations,  nous  avions  à  côté  de  nous  un 
amateur  délicat,  passé  maître  en  fait  d'élégances,  qui  ne  se  lassait  pas 
d'admirer  tant  de  savoir-faire.  «  Ces  jeunes  gens,  disait-il,  commencent 
aujourd'hui  comme  finissaient  Auber,  HéroldetBoïeldieu  !»  Qu'est-ce  que 
cela  prouve?  Que  nous  sommes  plus  forts  en  thème,  voilà  tout.  La  tech- 
nique n'a  plus  de  secret  pour  personne,  tous  les  procédés  de  métier  sont 
divulgués;  pas  un  peintre,  un  musicien  qui  n'ait  de  la  main,  pas  un 
rimeur  qui  ne  s'entende  mieux  que  Lamartine  à  trousser  une  strophe. 

Un  sonnet  sans  défaut  vaut  seul  un  long  poème, 

chantait  jadis  Boileau  dans  un  vers  aussi  peu  applicable  aux  poètes  de 
notre  temps  que  le  serait  aux  musiciens  ce  vers  de  Regnard  : 

Une  fugue  en  musique  est  un  morceau  bien  fort! 

Fugues  et  sonnets  sont  le  pont  aux  ânes;  ce  qui  fut  pour  nos  pères  un 
casse-tête  nous  est  devenu,  par  le  mouvement  des  esprits  et  la  diffu- 
sion des  méthodes,  un  joyeux  et  charmant  badinage.  «  On  travaille 
aujourd'hui  d'un  air  miraculeux!  »  Molière  a  dit  le  mot,  car  c'est  bien 
en  effet  de  travail  qu'il  s'agit  et  non  d'inspiration.  Tandis  que  les  poètes 
affinent  des  rhythmes,  entre-croisent  des  féminines  et  puérilement  ca- 
ressent des  assonances,  les  jeunes  musiciens  n'étudient  que  les  ques- 
tions de  forme,  cherchent  l'avenir  de  la  musique  dans  son  passé,  et, 
lorsque  par-delà  la  symphonie  à  quatre  et  cinq  parties  de  Robert  Schu- 
mann,  la  symphonie-cantate  de  Mendelssohn,  par-delà  la  neuvième 
symphonie  de  Beethoven,  par-delà  Mozart  et  Haydn,  ils  ont  découvert 
Bach,  les  voilà  tout  triomphans  qui  nous  rapportent  leurs  suites  comme 
s'il  s'agissait  d'une  vraie  trouvaille.  On  remonté  à  son  origine,  et  cela 
s'appelle  progresser,  —  éternelle  histoire  du  serpent  qui  se  mord  la 
queue!  Otez  de  l'opéra  les  airs,  les  duos,  tout  ce  qui  constitue  la 
forme  contre  laquelle  s'insurge  si  bruyamment  tout  ce  radicalisme  mu- 
sical, que  vous  restera-t-il?  Le  récitatif,  c'est-à-dire  ce  qui  fut  l'art  à 
son  enfance. 

Franchement,  toutes  ces  recherches  d'école,  toutes  ces  curiosités  ap- 
partiennent-elles bien  à  la  jeunesse?  Les  anciens  n'y  mettaient  point 
tant  de  malice.  Ni  l'auteur  de  Joconde,  ni  Boïeldieu,  ni  Hérold,  n'en  sa- 
vaient si  long  à  leurs  débuta;  était-ce  un  grand  mal?  Beaucoup  d'âme 
vaut  mieux  que  beaucoup  de  savoir-faire,  et  telle  partition  de  jeunesse, 
Ma  Tante  Aurore  ou  le  Nouveau  Seigneur  par  exemple,  vous  dénonce 
tout  de  suite  une  vocation  bien  autrement  que  tout  ce  bric-à-brac  poly- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  231 

phonique.  Le  Boïeldieu  de  la  première  manière  n'a  point  cette  expé- 
rience de  l'orchestre,  il  obéit  à  son  entrain,  à  son  idée;  mais  sa  phrase 
généreuse,  vivante,  bien  posée,  toujours  chantante  et  toujours  fran- 
çaise, est  le  siyle  même.  Prenez  le  duo  du  Chamberlin  dans  le  Nou- 
veau Seigneur,  Mozart  signerait  cette  page.  Les  belles  pensées  viennent 
de  l'âme,  et  c'est  avec  la  tête,  seulement  avec  la  tète,  que  nous  pré- 
tendons maintenant  composer.  Tout  est  parti -pris,  tout  est  voulu.  Je  re- 
proche à  ces  jeunes  talens,  en  leur  tenant  compte  des  qualités  que  les 
maîtres  d'autrefois  n'avaient  point  à  leur  âge,  c'est  certain,  —  je  leur  re- 
proche de  méconnaître  les  conditions  du  drame  lyrique,  de  rater  dans 
un  opéra  tout  ce  qui  est  air,  duo,  morceau  d'ensemble,  et  de  ne  réussir 
que  dans  les  hors  d'œuvre  symphoniques,  en  un  mot  de  ne  savoir,  ne  vou- 
loir et  ne  pouvoir  faire  autre  chose  que  ce  que  les  Allemands  appellent 
de  la  musique  absolue.  Dans  César  de  Bazan,  le  croira-t-on?  c'est  sur 
un  entr'acte,  un  prélude,  une  suite  d'orchestre  que  se  porte  le  principal 
intérêt  musical  de  la  soirée.  Et  cet  entr'acte  même,  —  une  véritable  aqua- 
relle de  Forluni, —  n'est-ce  pas  au  charme  du  rhythme  espagnol,  de 
cette  façon  de  boléro  si  curieusement  détaillé,  ouvragé,  bien  plus  qu'à 
l'originalité  du  motif,  qu'il  doit  la  faveur  dont  on  l'accueille?  Force 
nous  est  d'en  convenir,  en  ce  bienheureux  pays  de  la  mélodie  conti- 
nue les  idées  ne  coulent  pas  de  source;  on  les  prend  où  l'on  peut,  et 
les  recueils  d'airs  nationaux,  les  vieux  opéras-comiques,  sont  mis  à 
contribution  selon  les  besoins.  L'inventeur  de  ce  beau  système,  dans 
un  des  nombreux  et  facétieux  volumes  où  complaisamment  il  étudie 
sa  propre  personnalité,  pour  la  plus  grande  édification  des  généra- 
tions présentes  et  futures,  M.  Richard  Wagner  nous  raconte  commenr, 
la  fantaisie  un  jour  l'ayant  pris  de  composer  un  opéra-comique  en  deux 
actes,  il  s'aperçut  tout  à  coup  avec  horreur  qu'il  écrivait  une  musique  à 
laAubcr!  C'était  le  cas  de  s'écrier,  comme  le  marquis  de  Mascarille 
dans  les  Précieuses  : 

Oli!  olî!  je  n'y  prenais  pas  garde. 
Tandis  que,  sans  penser  à  mal,  je  le  regarde, 
Auber  en  tapinois  me  dérobe  mon  cœur. 
Au  voleur!  au  voleur!  au  voleur!  au  voleur! 

M.  Wagner  n'y  manque  point,  et  son  haut-le-cœur  de  résipiscence  n'en 
est  certes  pas  moins  grotesque.  «  J'en  ressentis  un  désespoir  profond, 
immense,  écrit-il;  tous  mes  sentimensse  révoltèrent  à  cette  découverte, 
et  je  me  détournai  de  mon  travail  avec  dégoût!  »  Voilà  qui  est  dicté,  et 
M.  Jules  Simon,  parlant  de  l'auteur  de  la  Muelle  devant  le  conservatoire 
assemblé,  ne  montrerait  pas  plus  de  mépris;  mais,  ô  vanité  de  la  théo- 
rie! l'archi-poète  et  l'archi-musicien  en  sera  pour  sa  courte  honte,  et 
c'est  d'un  motif  du  P/uVire  (l'air  du  sergent),  d'un  vil  pont-neuf  d' Auber, 


232  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'il  fera,  bon  gré  mal  gré,  le  thème  de  son  chant  nuptial  de  Lohengrin. 
Il  faut  croire  que  M.  Jules  Massenet  n'y  aura  pas  regardé  de  si  près, 
sans  quoi  il  se  serait,  lui  aussi,  détourné  de  son  travail  avec  dégoût  en 
s'apercevant  qu'il  s'approvisionnait  de  mélodies  au  marché  des  Italiens, 
et  wagnèrisnil  tout  bonnement  du  mauvais  Donizetti. 

Chose  étrange  d'avoir  à  retourner  contre  ce  système  actuellement  en 
honneur  le  vieil  argument  dont  on  poursuivait  jadis  le  genre  italien, 
qu'on  accusait  de  n'être  qu'un  simple  concert  vocal;  aujourd'hui  c'est 
concert  instrumental,  soirée  symphonique  qu'il  faut  dire.  Aux  habitués 
du  Conservatoire,  qu'on  demande  du  recueillement,  rien  de  mieux; 
mais  le  pubhc  qui  hante  l'Opéra-Comique  entend  se  réjouir  un  peu,  et 
préfère  aux  sublimités  de  l'école  d'humbles  motifs  faisant  corps  avec 
une  pièce  amusante.  Vous  nous  dites  :  Ce  public-là  est  méprisable  et  ne 
se  compose  que  d'un  tas  de  bourgeois  incapables  de  comprendre  quoi 
que  ce  soit  à  l'unité  d'une  œuvre  d'art.  Nous  ne  demanderions  qu'à  vous 
croire;  mais  alors  quelle  rage  est  la  vôtre  d'écrire  des  opéras-comiques 
pour  ces  philistins  qui  ne  veulent  que  des  variations  sur  des  thèmes 
connus?  Réservez  donc  à  plus  noble  usage  vos  thèmes  neufs,  gardez 
pour  les  vrais  cliens  vos  trésors  de  science  précoce,  faites  des  sympho- 
nies, faites  des  suites. 

Nous  ne  détestons  pas  le  moins  du  monde  la  théorie,  nous  désirons 
simplement  la  voir  s'exercer  sur  un  champ  libre.  Il  y  a  un  genre  qui 
n'existe  qu'en  France  et  qui  s'appelle  l'opéra-comique;  ce  genre  a  pro- 
duit des  chefs-d'œuvre,  et  ce  qui  prouve  qu'il  n'est  point  mort,  c'est 
qu'après  mille  et  douze  cents  représentations  la  Dame  blanclie  et  le  Pré 
aux  Clercs  attirent  encore  la  foule.  Venir  à  présent  réagir  contre  ce 
genre  sur  la  scène  même  de  ces  succès,  est-ce  nécessaire,  est-ce  habile? 
Tout  ceci  prêche  irrésistiblement  en  faveur  d'une  restauration  du  Théâtre- 
Lyrique  tel  que  nous  l'avons  vu  jadis  fonctionner  au  Chàtelet.  Il  faut 
entre  l'Opéra,  presque  inabordable,  et  l'Opéra-Comique,  dont  la  forme 
doit  être  maintenue,  qu'il  y  ait  à  Paris  une  salle  où  se  puissent  pro- 
duite les  musiciens  qui  veulent,  comme  on  dit  aujourd'hui,  faire  grand. 
Les  occasions  ne  nous  manqueront  pas  d'étudier  ces  tendances  nou- 
velles, dans  lesquelles  jusqu'ici  la  préoccupation  technique,  la  curiosité 
seules  prédominent.  Les  situations ,  les  conflits  dramatiques  sont  d'a- 
vance abandonnés,  les  caractères  deviennent  ce  qu'ils  peuvent;  on  s'en 
tiendrait  volontiers  à  n'écrire  que  des  introductions  et  des  entr'actes  : 
espèce  d'arabesques,  d'illustrations  où  la  virtuosité  se  donne  carrière.  Et 
remarquez  l'analogie  entre  la  peinture  du  jour  et  cette  musique.  Des 
deux  côtés  bizarres  amalgames,  dissonances  et  criardes  juxtapositions 
qui  réussissent  par  des  audaces  magistralement  calculées.  Songez  aux 
partis-pris  de  M.  Carolus  Duran  dans  ses  portraits,  aux  tonalités  tapa- 
geuses de  Rcgnauld;  nos  musiciens  n'ont  pas  d'autre  système.  Nourris 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  233 

de  Bach,  de  Mendelssolin,  de  Schumann,  aussi  doués  d'aptitudes  et  de 
talensque  dépourvus  d'idéal,  ils  négligent,  dédaignent  la  France,  écou- 
tent religieusement  les  voix  qui  leur  viennent  d'Allemagne,  et  combinent 
des  sonorités  comme  fait  un  peintre  des  couleurs  de  sa  palette.  On  trouve 
ainsi  des  harmonies  que  les  collectionneurs  de  raretés  paient  hors  de 
prix.  «  Tiens!  s'écrie-t-on  en  langage  d'atelier  à  propos  de  telle  réso- 
lution de  phrase  bien  venue,  n'est-ce  pas  que  c'est  amusant?  »  Et  naïve- 
ment on  s'imagine  qu'il  n'en  faut  pas  davantage  pour  composer  des 
opéras. 

L'Institut  vient  de  ramener  dans  ses  attributions  la  nomination  des 
prix  de  Rome.  Peut-être  cette  reprise  de  possession  récemment  célébrée 
en  séance  solennelle  paraîtra-t-elle  un  peu  hâtive.  C'est  en  effet  couper 
bien  court  à  l'essai  des  commissions  spéciales,  et  pour  nombre  de  gens 
il  s'en  faut  que  la  question  soit  résolue.  Nul  ne  prétend  contester  à 
l'Institut  ses  titres  et  sa  compétence;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'ici 
le  juge  est  trop  rapproché  de  l'élève.  Aurait-on  la  poitrine  cuirassée 
du  triple  airain,  il  y  a  de  ces  influences  auxquelles  on  n'échappe  pas, 
et  jamais  vous  n'étoufferez  cette  voix  des  entrailles  qui  parle  et  parlera 
toujours  au  professeur  des  avantages  de  son  élève  sur  le  concurrent. 
Comment  écarter  les  questions  de  personnes,  les  compromis  tacites, 
dans  un  aréopage  où  tout  le  monde  se  connaît  de  vieille  date,  cù 
l'œil  paterne  des  juges  plonge  forcément  dans  sa  vie  privée  des  can- 
didats, où  des  considérations  d'âge,  de  fortune,  l'imposent  à  vous 
malgré  vous?  Tel  candidat  concourt  depuis  des  années,  le  voilà  par- 
venu aux  limites  d'âge  :  s'il  n'a  le  prix  cette  fois,  il  ne  l'aura  ja- 
mais; tel  autre,  plus  jeune,  mieux  rente,  peut  attendre.  Il  y  a  là  un 
côté  humain,  sentimental,  qui  frappe  les  yeux  les  moins  clairvoyans. 
Un  jury  composé  par  le  vote  répondait  mieux,  ce  semble,  à  l'idée 
abstraite  de  justice;  rien  n'empêchait  d'ailleurs  que  des  membres  de 
l'Institut  ne  fussent  appelés  en  compagnie  d'arbitres  tout  aussi  compé- 
tens  et  plus  désintéressés,  qu'on  eût  alors  choisis  parmi  les  directeurs 
de  théâtres  lyriques  et  les  musiciens  non  pratiquant.  Quelque  chose 
était  à  faire,  c'est  certain;  on  a  préféré  rentrer  au  plus  tôt  dans  l'ancienne 
ornière;  les  sorboniqueurs,  comme  disait  Voltaire,  ont  reconquis  leur 
vieux  droit  féodal ,  et  c'est  à  M.  Thomas  que  l'honneur  est  échu  d'an- 
noncer urbi  et  orbi  cette  bonne  nouvelle. 

Tout  musicien  n'a  pas  besoin  d'être  un  grand  lettré  ;  mais,  quand  on 
s'arroge  l'honneur  de  prendre  la  parole  au  nom  de  l'Institut  de  France, 
au  moins -devrait- on  y  mettre  quelque  style  et  ne  point  s'exprimer  comme 
un  pédagogue  de  village.  «  Nos  solennités  académiques  ont  retrouvé 
leur  parure!  »  Passe  encore  s'il  se  fût  agi  d'un  morceau  d'improvisa- 
tion; mais  non,  c'était  de  l'éloquence  à  tête  reposée,  de  l'éloquence  lue  ! 
Pauvre  Halévy  !  que  n'assistait-il  à  cette  fête  de  l'intelligence  et  des 


23a 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


arts,  lui,  le  discoureur  aimable  et  d'un  esprit  si  cultivé  que  M.  Cousin 
voulait  toujours  le  porter  à  l'Académie  pour  ses  notices  et  ses  rapports. 
La  harangue  ayant  pris  lin,  est  venue  la  cantate  couronnée,  une  Ca- 
lypso  s'il  vous  plaît!  Le  sage  Mentor,  le  pieux  Télémaque  et  sa  nymphe, 
comment  faire  aujourd'hui  pour  aborder  de  pareils  personnages  avec 
les  égards  dus  ^  leur  majesté?  Après  tant  de  grotesques  travestissemens, 
de  cascades,  il  faudrait  en  vérité,  pour  reconquérir  son  sérieux  vis-à-vis 
de  l'antique,  se  trouver  devant  la  Noce  aldobrandim,  ou  devant  YOrphée 
el  Eurydice  de  la  villa  Albani.  La  cantate,  estimable  à  divers  points,  de 
M.  Salvayre,  loin  de  tendre  à  la  réaction,  semblerait  plutôt  abonder  dans 
le  courant.  Son  Télémaque,  comme  son  Mentor  et  sa  Calypso,  ne  nous 
inspirent  que  le  plus  affligeant  scepticisme;  vous  éprouvez  à  leur  endroit 
cet  impardonnable  sentiment  d'irrévérence  que  vous  causent,  chaque 
fois  que  vous  passez  devant  le  nouvel  Opéra,  tous  ces  Phébus  et  tous 
ces  Pégase  de  zinc  installés  et  groupés  sur  l'espèce  de  cimier  impérial 
dont  le  monument  se  couronne.  Ce  qu'on  peut  dire  de  cette  musique, 
c'est  qu'elle  est  l'œuvre  d'un  normalien  accompli.  M.  Salvayre  sait  son 
affaire;  ses  fugues  sont  bien  manœuvrées,  ses  airs  et  ses  duos  coupés, 
écrits  selon  la  règle,  il  ne  lui  manque  plus  maintenant  que  des  idées  et 
du  style,  choses  qui  doivent  se  trouver  à  Rome  dans  la  villa  Médicis,  et 
qu'il  nous  en  rapportera.  La  cavatine  que  chante  Calypso,  la  nymphe 
éplorée  et  déplorable,  est  un  morceau  brillant,  instrumenté  avec  art, 
mais  dont  le  trait  principal  rappelle  un  motif  de  Zampa,  ce  qui  n'est 
peut-être  point  absolument  dans  la  couleur  du  sujet. 

Nous  ne  quitterons  pas  l'Institut  sans  dire  un  mot  des  nombreuses 
candidatures  qui  s'agitent  autour  du  fauteuil  laissé  vacant  par  la  mort 
de  Carafa.  La  section  musicale,  qui,  lorsqu'elle  est  au  complet,  compte 
six  membres,  se  trouve  donc  en  ce  moment  réduite  à  cinq,  MM.  Tho- 
mas, Gounod,  Reber,  David  et  Victor  Massé,  ce  qui  nous  constitue  un 
personnel  au  demeurant  très  sortable,  et  dont  un  pays  peut  encore  se 
faire  honneur  après  avoir  perdu  ses  Cherubini,  ses  Roïeldieu  et  ses  Au- 
ber.  Il  s'agit,  pour  l'illustre  compagnie,  de  bien  ménager  le  peu  de 
prestige  qui  lui  reste  et  de  beaucoup  réfléchir  à  cette  occasion.  Quant 
à  nous,  en  parcourant  la  liste  des  noms  mis  en  avant,nous  nous  sommes 
demandé  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  renvoyer  aux  calendes  grecques 
toute  décision.  Parmi  ces  candidatures,  celles  qui  nous  seraient  sympa- 
thiques nous  semblent  prématurées,  et  nous  en  voyons  d'autres,  prises, 
nous  dit-on,  en  considération  par  quelques  membres,  mais  dont  le 
triomphe  découragerait  l'opinion  publique.  On  n'arrive  point  à  l'Institut 
par  l'ancienneté  et  pour  avoir  instrumenté  des  vaudevilles.  Le  mieux 
serait  alors  de  surseoir,  de  laisser  faire  le  temps  et  grandir  nos  épi- 
Rones.  Les  statuts  académiques  ont  d'ailleurs  prévu  la  circonstance;  de 
six  mois  en  six  mois,  on  peut  différer.  Jetons  un  coup  d'œil  sur  le  passé  , 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  235 

et  que  son  exemple  nous  enseigne,  avec  le  respect  des  traditions,  la 
conduite  que  nous  avons  à  tenir.  Avant  d'entrer  au  palais  Mazarin,Che- 
rubini  avait  écrit  bien  des  chefs-d'œuvre,  Boïeldieu  avait  donné  son  pre- 
mier répertoire,  Auber  la  Muette,  et  parmi  ceux  qui  siègent  aujourd'hui 
à  la  place  de  ces  maîtres  il  n'en  est  pas  un  qui  n'ait  son  bagage  et  ses 
titres.  Les  membres  du  corps  musical  actuel  doivent  comprendre  assez 
les  intérêts  de  leur  propre  gloire  pour  ne  vouloir  admettre  dans  leur 
sein  que  des  hommes  qui  soient  leurs  égaux  par  le  talent.  A  ce  compte, 
il  ne  saurait  y  avoir  de  vote,  du  moins  en  ce  qui  regarde  l'heure  pré- 
sente; l'important  est  de  voir  venir,  d'attendre  que  ce  qui  promet  se  soit 
affirmé,  et  de  laisser  tranquille  une  saison  ou  deux  l'arbre  des  candi- 
datures :  de  celte  manière,  les  fruits  caducs  tomberont,  et  les  autres 
arriveront  à  maturité.  f.  de  lagenevais. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 


L'HISTOIRE  DE  FRANCE,  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'en  1789, 
racontée  à  mes  pelits-enfans,  par  M.  Guizot,  2«  volume. 

Nous  demandions  naguère,  à  cette  même  place  (1),  comme  un  des 
meilleurs  gages  de  progrès  et  de  rénovations  dans  les  études  de  nos  gé- 
nérations nouvelles,  comme  une  sorte  de  renfort  à  nos  patriotiques  es- 
pérances, que  M.  Guizot,  de  sa  plume  oclogénaire,  pût  mener  à  bonne 
fin  l'œuvre  attachante  et  lumineuse  entreprise  par  lui  pour  ses  petits- 
enfans.  Nos  vœux  se  réalisent  :  voici  déjà  le  second  volume  de  cette 
Histoire  de  France  entièrement  terminé;  il  va  jusqu'à  la  fin  du  règne 
de  Louis  XII;  le  seuil  du  xvi''  siècle  est  franchi. 

Ce  volume  à  lui  seul,  dans  l'espace  de  deux  cents  ans,  est  tout 
un  drame  plein  d'enseignemens  et  de  grandeur.  L'unité  nationale,  le 
royaume  de  France  vient  à  grand'peine  de  se  constituer.  Par  l'épée  de 
Philippe-Auguste,  par  l'héroïsme  et  les  lumières  de  saint  Louis,  notre 
chaos  féodal  s'est  transformé  en  une  monarchie  intelligente  et  guerrière, 
puissante  et  respectée,  placée  déjà,  sans  conteste  en  Europe,  à  la  tête 
de  la  civilisation.  C'est  un  noble  édifice,  habilement  construit,  mais  nou- 
vellement fondé  :  va-t-il  tenir  debout?  Que  de  rivalités  s'éveillent  contre 
lui!  que  de  redoutables  influences I  Dès  le  siècle  précédent,  une  nation 
voisine,  tout  autrement  constituée  et  d'un  tempérament  tout  autre,  une 
nation  insulaire,  s'est  glissée  sur  le  continent,  et  a  mis  en  échec  pen- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mai  1872. 


236  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dant  longues  années  notre  naissante  monarchie.  Refoulée,  confinée  sur 
un  seul  point  de  notre  sol,  vers  nos  frontières  méridionales,  cette  rivale 
n'a  renoncé  à  aucun  de  ses  ambitieux  desseins;  mais  l'occasion  lui  au- 
rait manqué  peut-être,  lorsqu'on  montant  au  trône,  le  jour  même  de 
son  sacre,  un  jeune  et  imprudent  monarque  la  lui  fournit  comme  à  plai- 
sir. De  là  cette  guerre  acharnée  qui  devait  durer  plus  de  cent  ans  (1340- 
IZ16O),  de  là  ces  trois  batailles  exactement  semblables,  décidant  toutes 
les  trois  du  destin  de  la  France,  et  offrant  toutes  les  trois  le  spectacle 
lamentable  des  mêmes  fautes  et  des  mêmes  revers,  amenés  par  les 
mêmes  causes,  par  l'incurable  indiscipline  de  forces  déréglées,  sans 
ordre  et  sans  chefs,  venant  vaillamment  se  briser  contre  une  force 
compacte,  commandée  et  docile.  Le  cœur  saigne  à  penser  que,  pendant 
près  de  cent  années,  nos  pères  ont  dû  subir,  de  désastre  en  désastre, 
cette  poignante  humiliation  de  recevoir  sous  leur  toit,  à  leur  table,  l'é- 
tranger établi  en  maître,  les  dominant,  les  possédant,  les  gouvernant 
sans  merci.  Ce  qui  naguère  nous  a  semblé,  même  pour  quelques  se- 
maines, absolument  intolérable,  ce  qui  est  encore  la  plaie  vivante,  mais 
à  court  terme,  nous  l'espérons,  de  quatre  de  nos  départemens,  la  France 
presque  entière  en  a  souffert  l'angoisse  pendant  nombre  d'années  sans 
en  prévoir  la  fin.  Elle  a  vu  sacrer  dans  sa  capitale,  sous  les  voûtes  de  sa 
métropole,  un  roi  de  France  anglais!  Elle  a  pu  croire  que  c'en  était  fait 
de  sa  vie  propre,  de  sa  vie  de  nation,  qu'elle  tombait  en  domesticité. 
Quel  désespoir  ou  plutôt  quelle  mort  !  mais  aussi  quelle  résurrection, 
quel  réveil!  quel  délire  de  bonheur  à  l'heure  de  la  délivrance!  Balayer 
l'ennemi,  purger  le  sol  de  la  patrie,  tout  reconquérir  pied  à  pied,  tout 
recouvrer,  tout  reprendre,  sans  conditions,  sans  rachat,  sans  rançon, 
voilà  d'indicibles  joies,  de  ces  joies  qu'on  envie  surtout  quand  on  est 
d'âge  à  ne  les  sentir  jamais! 

Ce  grand  miracle  de  la  libération  de  notre  territoire  est  le  point  cul- 
minant du  second  volume  dont  nous  parlons  ici.  L'auteur  avait  à  sa  dis- 
position, pour  mettre  en  scène  Jeanne  d'Arc,  une  abondance  de  docu- 
mens,  d'études,  de  recherches,  de  matériaux  de  toute  sorte,  qui  ne  lui 
laissaient  que  l'embarras  du  choix.  Il  semble  que  le  triste  à-propos  qui 
nous  rend  aujourd'hui  cette  page  de  nos  annales  de  plus  en  plus  pré- 
cieuse et  chère  ait  été  pressenti  de  nos  paléographes  et  de  nos  histo- 
riens, tant  ils  se  sont,  comme  à  l'envi,  attachés  dans  ces  derniers  temps 
à  découvrir,  à  commenter,  à  éclaircir  toutes  les  pièces  de  conviction, 
tous  les  titres,  tous  les  témoignages  de  ce  prodigieux  épisode.  Les  sa- 
vantes publications  de  M.  Quicherat  et  de  M.  Wallon,  les  travaux  de 
bien  d'autres,  dignes  aussi  d'être  écoutés  et  consultés,  nous  ont  rendus 
presque  contemporains  de  Jeanne,  de  ses  compagnons  d'armes,  de  ses 
juges  et  de  ses  bourreaux.  Le  récit  de  M.  Guizot  condense  et  résume 
tous  les  autres.  Ce  qui  en  fait  le  prix,  ce  n'est  pas  seulement  cet  avan- 


REVUE.    —   CHîlONIQUli.  2;>7 

tage  très  réel  d'arriver  le  dernier,  c'est  une  lucidité  sereine,  une  parfaite 
simplicité,  et  je  ne  sais  quelle  émotion  contenue,  pleine  de  sympathie 
et  de  reconnaissance,  sans  le  moindre  lyrisme,  sans  enthousiasme  exa- 
géré. Hommage  vraiment  digue  de  la  modeste  héroïne  !  Il  nous  la 
montre  sous  son  vrai  jour,  avec  sa  vraie  physionomie,  sa  foi  ferme  et 
naïve  et  son  grand  caractère.  Personnage  hors  de  pair,  unique  dans 
notre  histoire  comme  dans  l'histoire  de  tous  les  peuples,  et  qui  même 
aujourd'hui,  après  l'excès  de  nos  récens  désastres,  nous  porte  cette  con- 
solation de  pouvoir  espérer  sans  un  trop  grand  orgueil  que  le  salut  de 
notre  France  n'est  pas  indifférent  à  Dieu  ! 

A  côté  de  ce  charmant  et  glorieux  portrait,  il  en  est  un  qui  lui  suc- 
cède et  qui  n'est,  en  son  genre,  ni  moins  vrai,  ni  moins  instructif.  C'est 
de  Louis  XI  qu'il  s'agit.  M.  Guizot  se  complaît  à  peindre  cette  figure 
dans  les  moindres  détails  et  sous  tous  les  aspects,  en  même  temps  que 
l'ensemble  des  grands  traits  qui  la  caractérisent.  Ce  qu'il  y  a  de  pi- 
quant à  mettre  en  regard  ces  deux  portraits,  c'est  que  les  deux  modèles, 
la  sainte  et  le  roué,  poursuivent  au  fond  le  même  but,  obéissent  au 
même  devoir  et  s'y  dévouent  avec  la  même  passion.  Affranchir  le  sol 
de  la  patrie,  en  expulser  jusqu'à  l'ombre  du  dernier  Anglais,  assurer  le 
triomphe  de  l'indépendance  et  de  la  royauté  nationale,  voilà  pour  le 
sombre  habitant  du  Plessis-les-Tours,  comme  pour  la  martyre  de  Rouen, 
le  premier  et  le  suprême  but.  Quant  à  lui,  dans  ses  vingt-deux  années 
de  règne,  il  en  devait  poursuivre  encore  un  autre  avec  une  opiniâtreté 
presque  égale,  l'agglomération  successive  de  provinces  françaises,  que 
la  féodalité  détenait  encore  et  qu'il  lui  arracha  peu  à  peu,  sans  bruit, 
non  sans  efforts,  et,  il  faut  bien  le  dire,  n'importe  par  quels  moyens.  Il 
avait  repris,  avec  moins  de  scrupule,  l'œuvre  de  Louis  le  Gros  et  de  Phi- 
lippe-Auguste, La  Provence,  le  Roussillon,  la  Franche-Comté,  l'Artois,  le 
Barrois  et  partie  de  la  Bourgogne  firent  ainsi  successivement  retour  à  la 
couronne,  ce  qui  avançait  singulièrement  l'œuvre  capétienne,  l'œuvre 
monarchique  et  nationale  par  excellence.  Et,  comme  le  persévérant  mo- 
narque ne  pouvait  dépouiller  ses  grands  vassaux  sans  s'appuyer  sur  le 
petit  peuple  ou  tout  au  moins  sur  la  bourgeoisie,  il  s'ensuit  qu'en  modi- 
fiant sans  cesse,  en  élargissant  nos  frontières,  il  modifiait  du  même 
coup,  il  élargissait  nos  idées,  donnant  ainsi  à  l'esprit  moderne,  dans  la 
bonne  acception  du  mot,  le  plus  efficace  concours  qu'il  eût  encore  reçu, 
—  si  bien  que,  somme  toute,  cet  égoïste,  ce  rusé,  ce  superstitieux,  ce 
fourbe,  ce  cruel  n'en  est  pas  moins  un  roi,  un  vrai  roi,  comme  l'a  dit 
un  de  ses  historiens  du  dernier  siècle,  Duclos,  et  comme  M.  Guizot  le 
répète  tout  en  flétrissant  ses  maximes,  ses  vices  et  ses  cruautés. 

Ainsi  voilà  la  France,  grâce  à  Jeanne  d'Arc  et  à  Louis  XI,  grâce  à  l'as- 
sistance combinée  du  bien,  du  mal,  de  l'innocence  et  de  l'astuce,  voilà 
la  France  affranchie,  agrandie,  fortifiée;  le  but  principal  semble  atteint. 


238  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

Eh  bien  !  c'est  à  ce  moment  même  que  la  Providence  qui  vient  de  nous 
combler  va  de  nouveau  s'éloigner  de  nous  et  nous  livrer,  dans  la  per- 
sonne des  trois  princes  qui  tour  à  tour  remplaceront  le  vieux  monarque 
tant  haï,  aux  malheureux  défauts  de  notre  race,  à  la  fougue,  à  la  fan- 
faronnade, à  l'esprit  d'aventures,  au  courage  inconsidéré.  C'est  pitié  de 
voir  l'héritier  direct  de  ce  prudent  Louis  XI,  à  peine  devenu  roi,  s'en 
aller  chevaucher  au  bout  de  l'Italie,  poursuivant  à  six  cents  lieues  de  son 
royaume  la  ruineuse  folie  d'une  guerre  de  conquête,  et  recueillant  pour 
tout  profit,  au  milieu  des  dangers  d'une  retraite  hâtive  et  désespérée,  le 
juvénile  honneur  d'avoir  donné  quelque  beau  coup  de  lance  comme  un 
preux  de  la  Table-Ronde.  Ce  n'est  pas  tout  :  lorsqu'au  bout  de  seize  an- 
nées cet  étourdi  cesse  de  vivre  et  de  régner,  un  esprit  modéré,  un  sage 
lui  succède,  et  ce  sage,  ce  père  du  peuple,  ce  Louis  XII,  est  emporté,  lui 
aussi,  par  le  même  torrent.  Il  ne  fait  résistance  qu'au  dedans  du  royaume, 
dans  son  administration  intérieure  :  là  il  reste  lui-même,  il  est  juste, 
sensé,  raisonnable,  prudent;  au  dehors,  la  contagion  le  gagne,  il  est  plus 
fou  que  tous  les  autres,  compromettant,  dilapidant,  dans  de  lointaines 
et  incohérentes  entreprises,  tous  les  biens  qu'il  s'épuise  à  récolter  et  à 
répandre  sur  ses  sujets. 

Nous  n'indiquons  dans  cette  brève  esquisse  que  les  sommités  du  su- 
jet, quelques  rares  momens  de  ces  deux  cents  années  si  bien,  si  vive- 
ment, si  nettement  racontées  et  dépeintes  par  notre  historien.  Deux  vo- 
lumes encore,  et  l'œuvre  sera  complète.  La  division  de  ces  deux  nouveaux 
volumes  s'offrira  d'elle-même;  elle  est  tracée  d'avance.  Dans  l'un,  dans 
le  troisième,  devra  se  dérouler  le  xvi^  siècle  tout  entier,  depuis  l' avène- 
ment de  François  \"'  jusqu'à  la  mort  du  dernier  des  Valois.  Là  nous 
verrons  l'ardeur  des  guerres  lointaines  s'éteindre  dans  d'autres  ardeurs, 
dans  les  audaces  de  la  libre  pensée,  dans  les  controverses  religieuses 
aboutissant  à  des  massacres.  Trente  ans  de  guerre  civile,  notre  sol  ouvert 
de  nouveau  aux  hordes  de  l'étranger,  l'Espagnol  remplaçant  l'Anglais 
pour  ravager  nos  plus  belles  provinces,  pendant  que  sous  le  masque  de 
la  foi  et  de  l'orthodoxie  une  démagogie  effrénée  prélude  à  toutes  les 
violences,  à  toutes  les  barbaries,  dont  deux  cents  ans  plus  tard  le  comité 
de  salut  public  devait  épouvanter  le  monde,  voilà  ce  qui  nous  attend 
dans  le  troisième  volume.  Le  quatrième  sera  tout  entier  consacré  aux 
cinq  monarques  de  la  maison  de  Bourbon.  Il  nous  dira  le  grand  règne 
de  Henri  IV,  la  grande  politique  du  xvu«  siècle,  les  faiblesses  du  xvm^ 
jusqu'à  cette  mémorable  date  1789,  dernier  terme  de  l'œuvre,  sorte  de 
barrière  entre  le  passé  et  l'avenir,  en-deçà  de  laquelle  l'auteur  entend 
s'arrêter. 

Nous  ne  dirons  jamais  assez  combien  dans  l'intérêt  de  la  vérité  aussi 
bien  que  des  saines  études,  dans  l'intérêt  des  pères  non  moins  que  des 
enfans,  l'achèvement  de  cette  œuvre  historique  nous  sembla  désirable. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  239 

Ce  ne  sera  ni  le  premier  ni  le  plus  grand  service  que  M.  Guizot  aura 
rendu  à  son  pays;  ce  sera  le  digne  complément  de  sa  laborieuse  vie, 
de  sa  vie  d'homme  d'état  non  moins  que  d'historien  ,  car  c'est  bien 
encore  de  la  politique,  et  de  la  bonne,  que  ces  véridiques  et  judicieux 
récits.  Semer  des  idées  justes,  des  données  vraies,  sur  notre  histoire 
nationale,  c'est,  nous  aimons  à  le  redire,  préparer  à  coup  sûr  l'apaise- 
ment de  nos  querelles,  la  solution  de  nos  problèmes,  le  triomphe  de 
l'ordre  et  du  droit.  l.  vitet. 


LES   LIVRES   D'ÉTRENNES. 


Bihliolhèque  du  Magasin  d'éducation  et  de  récréation.  J.  Hetzel.  —  La  morale  famUièrc,  récils 
de  MM.  P.-J.  Stahl,  J.  Verne,  J.  Macé,  E.  Muller,  etc.  —  Histoire  du  ciel,  par  M.  Camille 
Flammarioa.  —  Livres  pour  renfance. 

Voici  le  jour  des  étrennes.  Quel  embarras  c'était  autrefois!  On  avait 
bien  vite  épuisé  le  catalogue  des  livres  qui  pouvaient  être  donnés  à  la 
jeunesse  et  à  l'enfance;  ce  genre  de  littérature  existait  à  peine.  Il  y 
avait  là  pourtant  une  mine  féconde  à  exploiter,  et  le  succès  le  plus  lé- 
gitime était  réservé  aux  auteurs  intelligens  qui  sauraient  la  découvrir. 
Ces  auteurs  se  sont  rencontrés.  Aujourd'hui  toutes  les  grandes  librairies 
tiennent  à  honneur  d'ajouter  à  leur  catalogue  une  série  d'ouvrages  des- 
tinés à  la  jeunesse,  et  devant  cette  masse  de  livres,  illustrés  et  dorss» 
qui  s'amoncelle  chaque  année  à  l'époque  des  étrennes,  on  n'a  plus  que 
l'embarras  du  choix. 

Il  n'est  rien  de  si  difficile  que  d'écrire  pour  de  jeunes  lecteurs,  et  même 
pour  les  enfans.  Tous  les  sujets  ne  conviennent  pas.  Il  faut  éviter  les 
sujets  trop  graves,  qui  risqueraient  de  n'être  pas  compris,  et  s'abstenir 
avec  le  même  soin  de  la  fausse  simplicité,  qui,  sous  prétexte  de  se  mettre 
à  la  portée  du  premier  âge,  n'aboutit  qu'à  des  œuvres  tout  à  fait  pué- 
riles. De  même  pour  le  style;  il  doit  être  d'une  correction  irréprochable 
et  conserver,  dans  la  ligne  droite,  l'allure  tempérés  qui  n'exclut  ni  l'é- 
lévation ni  la  finesse.  Comment  ne  point  parler  des  gravures  qui,  selon 
l'expression  consacrée,  illustrent  le  texte,  et  qui  ont  une  si  grande  part 
dans  le  succès  de  ce  genre  d'écrits?  L'œuvre  commune  exige,  de  la  part 
de  l'éditeur,  de  l'écrivain  et  de  l'artiste,  des  qualités  d'intelligence  et  de 
goût,  et  surtout  un  sentiment  très  vif  de  ce  qui  doit  plaire  aux  jeunes 
esprits,  les  intéresser  et  les  instruire. 


2^0  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

L'éditeur  Hetzel  a  parfaitement  compris  les  services  que  peut  rendre 
la  littérature  destinée  à  la  jeunesse.  Son  catalogue  s'enrichit  chaque 
année  de  productions  nouvelles  où  il  s'applique  à  réunir  tout  ce  qui  doit 
éclairer  l'esprit  et  récréer  les  yeux.  Secondé  par  les  artistes  les  plus  re- 
nommés, il  a  formé  une  bibliothèque  où  la  morale,  la  science,  l'histoire, 
l'aimable  fiction ,  obtiennent  une  large  part.  Lui-même  sous  le  pseudo- 
nyme de  P.-J.  Stahl,  il  occupe  l'un  des  premiers  rangs  dans  cette  cam- 
pagne entreprise  pour  l'instruction  et  l'agrément  de  la  jeune  génération. 
Le  journal  qu'il  a  fondé,  il  y  a  huit  ans,  sous  le  titre  de  Magasin  cVècliir- 
cation  et  de  récréation,  continue  à  mériter  tous  les  suffrages  après  avoir 
obtenu  les  encouragemens  de  l'Académie  française.  Son  livre  sur  la  Mo- 
rale familière,  également  couronné  par  l'Académie,  excelle  par  le  choix 
des  sujets.  L'Histoire  d'une  bouchée  de  pain  de  M.  J.  Macé  est  depuis 
longtemps  populaire.  Les  voyages  ingénieux  de  M.  J.  Verne,  Cinq  se- 
maines en  ballon.  Vingt  mille  lieues  sous  les  mers,  sont  plus  instructifs 
et  certes  beaucoup  plus  amusans  que  ne  le  sont  la  plupart  des  récits  de 
voyages.  Cette  année  même,  la  collection  de  ces  ouvrages  s'est  augmen- 
tée de  V Histoire  du  ciel,  beau  volume  où  M.  Camille  Flammarion  ex- 
pose les  problèmes  de  l'astronomie.  Rien  ne  manque  dans  cette  biblio- 
thèque, ni  les  anciens  contes,  ni  les  Aventures  de  Jean-Paul  Choppart, 
Robinson  suisse,  etc.,  ni  les  œuvres  plus  sérieuses  qui  sont  faites  pour 
charmer  tous  les  âges,  le  Vicaire  de  Wakefield  (traduction  de  Charles 
Nodier),  Picciola,  de  Saintine,  et  la  Roche  aux  Mouettes ,  l'un  des  plus 
émouvans  récits  de  M.  Jules  Sandeau. 

Et  les  enfans?  la  Bibliothèque  de  récréation  ne  les  a  pas  oubliés.  On 
peut  y  puiser  pour  eux  à  pleines  mains.  De  petites  histoires  bien  courtes, 
imprimées  en  grosses  lettres  qui  se  lisent  toutes  seules,  et,  avec  cela, 
de  belles  images  dont  les  couleurs  rebondissent,  voilà  ce  qu'il  leur  faut, 
et  ils  sont  servis  à  souhait.  Qu'ils  choisissent  dans  ce  long  catalogue,  au 
milieu  duquel  brille  de  tout  son  éclat  le  fameux  Cadet  Roussel.  De  notre 
temps,  je  vous  le  dis  en  vérité.  Cadet  Roussel  n'était  pas  si  beau,  et  ses 
trois  habits  n'étaient  que  des  loques.  Nous  l'avons  reconnu  pourtant, 
superbement  habillé  et  bon  enfant  toujours,dans  les  vignettes  de  M.  Frœ- 
lich.  C'est  le  progrès;  nos  enfans  en  profitent.  c.  lavollée. 


Le  directeur-gérant,  C.  Buloz. 


META  HOLDENIS 


DEUXIÈME     PARTIE     (1). 


III. 


Si  jamais  vous  passez  à  Crémieu,  je  vous  conseille  de  vous  y 
arrêter.  Figurez-vous  une  vieille  petite  ville  commandée  d'un  côté 
par  une  terrasse  naturelle,  aux  murailles  à  pic,  et  par  les  restes 
d'un  ancien  couvent  fortifié,  de  l'autre  par  un  rocher  qu'escaladent 
des  vignes  basses  et  que  couronnent  les  ruines  d'un  château  ha- 
billé de  lierre  de  la  tête  aux  pieds.  Cette  petite  ville,  dont  les  hôtels 
sont  recommandables,  occupe  le  centre  d'un  cirque  de  montagnes, 
lequel  s'ouvre  au  couchant  et  donne  vue  sur  la  grande  vallée  ondu- 
leuse  où  le  Rhône  cherche  son  chemin  pour  aller  à  Lyon.  Crémieu 
est  un  endroit  charmant  pour  tout  le  monde,  mais  surtout  pour  les 
artistes.  Ils  peuvent  s'y  croire  en  Italie,  tant  les  lignes  du  paysage 
affectent  une  majesté  classique,  tant  les  terrains  sont  chauds  de 
couleur,  tant  la  roche  est  blonde  ou  dorée,  et  semble  s'c'crier  avec 
la  Sulaiiiite  :  «  Vous  voyez  que  le  soleil  m'a  mordue!  »  Là,  dans  un 
étroit  espace,  se  trouvent  rassemblés  les  motifs  les  plus  divers,  les 
courts  et  les  vastes  horizons,  les  monts  et  la  plaine,  en  haut  des 
chênaies  dans  lesquelles  serpentent  des  sentiers  parmi  les  ronces  et 
le  buis,  en  bas  la  fraîcheur  des  noyers,  la  gaîté  des  treilles,  les 
grandes  routes  et  leurs  longs  rideaux  de  peupliers,  —  tantôt  des 
gorges  encaissées  où  un  clair  ruisseau  promène  son  murmure, 
ailleurs  sous  un  ciel  immense  des  marécages,  plantés  d'aulnes, 

(1)  Vo>ez  la  Revue  du  l*'  janvier. 

TOME  cm.  —  15  JANVIER  1873.  16 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

que  baignent  des  eaux  noires  et  paresseuses.  Aimez-vous  une  cam- 
pagne grasse,  riante,  des  champs  de  trèfle  ou  de  maïs  que  traver- 
sent des  vignes  en  arcades?  Aimez-vous  plus  encore  des  landes 
arides,  elTiitées,  dominées  par  quelque  vieille  roche  qu'épousent  de 
jeunes  verdures?  Vous  verrez  à  Crémieu  tout  ce  qui  vous  plaira. 
J'habitais  aux  Charmilles  une  tour  qui  faisait  saillie;  l'une  de  mes 
fenêtres  donnait  sur  le  sauvage  vallon  dont  le  château  occupe  l'en- 
trée, l'autre  sur  la  plaine  qui  déroulait  à  mes  yeux  la  savante  com- 
position de  ses  lignes  harmonieuses  et  de  ses  plans  successifs,  et 
où  je  voyais  par  endroits  scintiller  le  Rhône.  Je  n'avais  qu'à  tra- 
verser ma  chambre  pour  passer  de  Poussin  à  Salvator,  du  style  à 
la  fantaisie. 

Pendant  que  j'admirais  et  courais  la  campagne,  Meta  Holdenis 
faisait  tranquillement  la  conquête  de  tous  les  habitans  des  Char- 
milles. Peu  de  jours  lui  suffirent  pour  mater  l'indocile  Lulu.  Elle 
avait  demandé  que  [)ersonne  ne  s'entremît  entre  elle  et  l'enfant, 
que  personne  ne  levât  les  défenses  qu'elle  lui  intimait,  ni  les  puni- 
tions qu'elle  jugerait  à  propos  de  lui  infliger.  Ce  fut  un  point  diffi- 
cile à  gngner  sur  M'"^  de  Mauserre;  elle  se  rendit  pourtant  aux  re- 
présentations de  son  mari.  A  la  première  grosse  peccadille  que 
commit  Lulu,  sa  gouvernante  la  condamna  sans  rémission  à  garder 
la  chambre  et  s'enferma  avec  elle  dans  une  grande  pièce  où  il  n'y 
avait  rien  à  casser.  Puis,  prenant  son  ouvrage,  elle  se  mit  à  coudre 
dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  la  laissant  tempêter  tout  à  son  aise. 
Lulu  ne  s'y  épargna  pas;  elle  trépigna,  bouscula  les  chaises,  hurla; 
ce  fut  pendant  trois  heures  un  sabbat  à  ne  pas  entendre  Dieu  ton- 
ner. Sa  gouvernante  cousait  toujours,  sans  s'émouvoir  ni  s'irriter 
de  ce  grand  tapage,  jusqu'à  ce  qu'épuisée,  à  bout  de  forces  et 
de  poumons,  Lulu  s'endormit  sur  le  plancher.  Après  deux  ou  trois 
épreuves  de  ce  genre,  elle  se  dit  qu'elle  avait  trouvé  son  maître,  et 
que,  comme  au  demeurant  ce  maître  paraissait  l'airner  et  ne  lui  de- 
mandait rien  que  de  raisonnable,  le  mieux  était  de  se  soumettre  de 
bonne  grâce. 

L'enfant  e^t  ainsi  ftiit  qu'il  estime  ce  qui  lui  résiste,  et  que  la  rai- 
son tranquille  qui  ne  raisonne  pas  agit  sur  lui  comme  un  charme. 
Lulu,  qui  malgré  ses  fougues  était  une  fille  bien  née,  s'aitacha  peu 
à  peu  à  sa  gouvernante,  au  point  de  ne  pouvoir  plus  la  quitter  et 
de  préférer  quehjiiefois  à  ses  jeux  les  leçons  qu'elle  lui  donnait. 
Cette  habile  institutrice  s'entendait  à  éveiller  ses  curiosités,  à  tenir 
son  esprit  en  ha'eijie,  assaisonnant  toujours  ses  instructions  de 
belle  humeur  et  d'enjouement.  Bref,  il  se  fit  une  métamorphose  si 
rapide  dans  les  allures  de  cette  fillette  que  tout  le  monde  en  fut 
étonné;  quand  ses  quintes  la  reprenaient,  il  suffisait  souvent  d'un 


META    HOLDENIS.  24B 

regard  de  Meta  pour  la  faire  rentrer  dans  le  devoir.  On  criait  au 
miracle.  Une  fermeté  douce ,  l'esprit  de  suite,  le  sang-froid,  les 
longues  patiences,  feront  toujours  des  merveilles;  mais  il  faut  con- 
venir, madame,  que  ces  qualités  sont  bien  rares. 

Je  ne  sais  où  Meta  prenait  le  temps  de  tout  faire  sans  jamais  avoir 
l'air  affairé.  L'éducation  de  Lulu  n'était  pas  une  sinécure;  elle  y 
joignit  bientôt  roiïice  d'intendante.  M'"®  de  Mauserre  avait  trop  bon 
cœur  pour  savoir  gouverner  une  maison.  Son  principal  soin  était 
de  ne  voir  autour  d'elle  que  des  visages  heureux.  Je  me  souviens 
qu'un  jour,  dans  un  méchant  cabaret  des  environs  de  Rome  où  la 
pluie  nous  avait  fait  chercher  un  refuge,  elle  s'imposa  l'effort  de 
manger  jusqu'à  la  dernière  bouchée  une  détestable  omelette,  pour 
ne  pas  humilier  l'auiour-propre  d'un  cabaretier.  Elle-rnême  avouait 
sa  faiblessî.  —  Quand  j'ai  grondé  ma  femme  de  chambre  et  qu'elle 
me  fait  froide  mine,  disait-elle,  je  lui  fais  mes  soumissions,  e  m'av- 
vilisco. 

Ses  gens,  qu'elle  ménageait  trop,  en  prenaient  à  leur  aise.  Meta 
ne  fut  pas  longtemps  à  s'apercevoir  que  certains  services  étaient  en 
souffrance,  et  qu'il  y  avait  du  gaspillage  dans  la  maison.  Sur  l'ob- 
servation qu'elle  en  fit,  M.  de  Mauserre,  qui  tenait  pt;u  à  l'argent, 
mais  qui  aimait  l'ordre  en  toutes  choses,  pria  sa  femme  de  la  mettre 
de  paît  dans  le  gouvernement  du  ménage,  lequel  fut  en  peu  de 
temps  réformé  comme  Lulu.  Elle  avait  l'œil  partout,  à  la  buanderie 
comme  à  l'ofilce.  On  entendait  sans  cesse  dans  les  escaliers  son  pas 
de  souris,  et  on  voyait  flotter  au  bout  des  longs  corri  iors  la  queue 
de  sa  robe  grise,  qui,  sans  être  neuve,  était  si  fnâche  et  si  pro- 
prette qu'elle  semblait  sortir  des  mains  de  la  couturière.  Les  su- 
balternes n'agréèrent  pas  tout  de  suite  son  autorité,  elle  essuya 
plus  d'une  incartade;  elle  réussit  à  désarmer  les  familiarités  et  les 
brusqueries  par  son  inaltérable  politesse.  Elle  avait  des  grâces  d'é- 
tat pour  apprivoiser  toutes  les  espèces  d'animaux;  dès  le  premier 
jour,  les  dogues  du  château  lui  avaient  présenté  leurs  révérences. 
C'était  proprement  sa  vocation. 

A  six  heures,  la  souris  dépouillait  son  pelage  cendré  pour  mettre 
une  robe  de  taffetas  noir  qu'elle  relevait  à  l'ordinaire  d'un  nœud 
ponceau;  elle  en  plaçait  un  autre  dans  ses  cheveux,  et  c'est  ainsi 
qu'elle  paraissait  au  dîiier,  pendant  lequel  elle  parlait  peu,  s'occur- 
pant  de  surveiller  les  vivacités  de  Lulu.  Entre  huit  et  neuf  heures, 
elle  allait  coucher  l'enfant  et  revenait  aussitôt  au  salon,  où  elle  était 
attendue  avec  impatience.  Tout  le  monde  aux  Cii  irmilles,  M.  de 
Mauserre  surtout,  r  ffolait  de  musique,  et  personne  n'était  musi!- 
cien,  hormis  M™'"  d'Arci,  qui  avait  la  voix  juste  et  agré.ible,  mais 
timide.  Je  ne  sache  pas  d'exemple  de  mémoire  musicale  comparable 


2A4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  celle  de  Meta;  sa  tête  était  un  répertoire  complet  d'opéras,  d'ora- 
torios et  de  sonates.  Elle  jouait  ou  chantait  tous  les  airs  qu'on  lui 
demandait,  suppléant  de  son  mieux  à  ce  qui  pouvait  lui  échapper, 
—  après  quoi,  pour  se  faire  plaisir  à  elle-même,  elle  terminait  son 
concert  par  un  morceau  de  Mozart.  Aussitôt  son  teint  s'animait,  ses 
yeux  jetaient  des  étincelles,  et  c'est  alors  que,  selon  le  mot  de 
M.  de  Mauserre,  sa  laideur  devenait  lumineuse;  mais  il  avait  fini 
par  me  concéder  que  Yeîasquez  et  Rembrandt  eussent  préféré  peut- 
être  cette  laideur  à  la  beauté. 

Trois  semaines  après  son  arrivée  aux  Charmilles,  Meta  Holdenis 
avait  si  bien  su  s'y  faire  sa  place  qu'elle  semblait  avoir  toujours  été 
de  la  maison,  et  qu'on  aurait  eu  peine  à  se  passer  d'elle.  Si  aux 
heures  où  l'on  se  réunissait  au  salon  elle  était  retenue  dans  sa 
chambre,  chacun  disait  en  entrant  :  — W^"  Holdenis  n'est  pas  ici?  où 
donc  est  M"''  Holdenis?  —  M.  d'Arci  lui-même,  dans  ses  bons  jours, 
ne  se  faisait  pas  faute  d'avouer  qu'il  commençait  à  se  réconcilier 
avec  l'idéal,  que  jusqu'alors  il  ne  l'avait  pas  cru  si  facile  à  vivre. 
M'""  de  Mauserre  ne  se  lassait  pas  de  célébrer  les  louanges  de  la 
perle  des  gouvernantes;  elle  l'appelait  son  ange,  et  souvent  elle 
bénissait  l'Américain  Harris  de  lui  avoir  fait  cadeau  de  cette  bonne, 
de  cette  aimable  fille,  de  ce  cœur  innocent  et  pur  comme  un  ciel  de 
printemps.  Ainsi  s'exprimait  son  enthousiasme;  je  n'y  trouvais  rien 
à  redire. 

Un  jour,  elle  me  prit  k  part  et  me  dit  d'un  ton  pénétré  que  sa 
conscience  lui  faisait  un  devoir  de  tout  expliquer  à  Meta,  qu'elle  me 
suppliait  de  m'en  charger.  —  Je  ne  sais,  ajouta-t-elle,  comment  on 
parle  de  nous  hors  d'ici;  mais  je  serais  désolée  que  M"®  Holdenis 
apprît  par  d'autres  que  nous  qui  je  suis  et  le  malheur  attaché  à  la 
naissance  de  ma  fille»  J'aime  à  croire  que  cette  révélation  ne  chan- 
gera rien  à  l'affection  qu'elle  nous  a  vouée  et  dont  elle  nous  donne 
de  si  précieux  témoignages.  Dût- il  en  être  autrement,  la  loyauté 
nous  commande  de  ne  pas  lui  laisser  plus  longtemps  ignorer  ce 
qu'elle  aurait  dû  savoir  avant  d'entrer  dans  cette  maison.  —  Je  lui 
répondis  que  j'approuvais  ses  scrupules,  et  je  lui  promis  de  faire 
ce  qu'elle  me  demandait. 

J'en  trouvai  l'occasion  dès  le  lendemain.  Je  sortis  vers  quatre 
heures  de  l'après-mini  et  poussai  jusqu'à  un  village  heureusement 
situé,  qu'on  appelle  Ville-Moirieu.  M"''  Holdenis  était  allée  faire 
avec  son  élève  un  tour  de  promenade  en  calèche  découverte;  le  ha- 
sard voulut  que  la  calèche  me  croisât  au  haut  de  la  côte  qui  pré- 
cède le  village.  Je  proposai  à  Meta  de  mettre  pied  à  terre,  de  se 
laisser  conduire  par  moi  à  quelques  pas  de  là  dans  un  joli  cime- 
tière, attenant  à  une  église  rustique  et  qui  commande  le  plus  beau 


META   HOLDENIS.  245 

point  de  vue.  Elle  se  laissa  tenter  et  me  suivit,  tenant  Lulu  par  la 
main.  Le  cimetière  dont  je  lui  faisais  fête  mérite  en  effet  d'être  vi- 
sité; je  n'en  ai  jamais  vu  de  plus  herbu,  ni  de  plus  fleuri.  Au  mo- 
ment où  nous  y  entrâmes,  un  grand  saule  pleureur  lui  versait  une 
ombre  douce  où  le  soleil  s'amusait  à  dessiner  des  lacis  d'argent. 
Partout  des  roses  et  des  asters  en  fleurs;  partout  des  insectes  errans 
et  bourdonnans,  dont  la  musique  devait  distraire  les  morts  sans  les 
déranger  :  n'est-il  pas  agréable  à  un  mort  d'entendre  au-dessus  de 
lui,  du  fond  de  l'éternel  repos,  un  vague  bourdonnement  de  vie  qui 
procure  des  rêves  à  son  sommeil? 

Nous  nous  assîmes  sur  un  petit  mur  en  pierres  sèches.  Comme 
Lulu  ne  trouvait  pas  assez  de  champ  pour  ses  ébats,  je  lui  mon- 
trai dans  la  pelouse  joignante  au  mur  un  beau  papillon,  et  je  l'en- 
gageai à  lui  donner  la  chasse,  à  quoi  sa  gouvernante  finit  par  con- 
sentir. 

Je  m'étais  procuré  un  tête-à-tête  avec  Meta  pour  lui  donner  les 
explications  que  vous  savez;  il  se  trouva  pourtant  que  je  commençai 
par  lui  parler  de  tout  autre  chose.  Il  est  des  jours,  madame,  où, 
sans  avoir  bu  une  goutte  de  vin,  je  suis  en  pointe  d'ivresse;  c'est  un 
méchant  tour  que  me  joue  mon  imagination  :  elle  se  grise  du  plai- 
sir de  vivre  comme  un  loriot  d'avoir  mangé  trop  de  cerises.  Ce  jour- 
là,  je  venais  d'expédier  un  tableau  à  celui  qui  me  l'avait  commandé, 
et  en  le  clouant  dans  sa  caisse  j'avais  déclaré,  comme  le  bon  Dieu 
quand  il  eut  créé  le  monde,  que  mon  œuvre  était  correcte.  Notez 
aussi  que  le  temps  était  superbe  et  la  chaleur  tempérée  par  un  vent 
frais;  quelques  nuages  qui  se  promenaient  dans  l'azur  du  ciel  fai- 
saient courir  leur  ombre  sur  les  prairies;  ces  ombres  voyageuses 
ressemblaient  à  des  messagers  affairés  et  hâtifs  qui  portaient  à  je  ne 
sais  qui  d'heureuses  nouvelles  de  je  ne  sais  quoi.  Ajoutez  que  de- 
puis quatre  semaines  des  juges  désintéressés  louaient  à  outrance 
devant  moi  une  personne  qui  jadis  me  récitait  le  Roi  de  Tlmlé  et 
m'avait  permis  de  l'appeler  Maiischen  ;  vous  étonnerez-vous  que 
chemin  faisant  j'eusse  fait  certaines  réflexions,  agité  dans  ma  tête 
certains  si,  certains  peut-être,  auxquels  je  répondais  :  Eh  !  mon 
Dieu,  pourquoi  pas?  Ajoutez  encore  que  Meta  portait  une  robe 
neuve,  que  M'""  de  Maaserre  lui  avait  fait  faire  par  sa  femme  de 
chambre;  elle  était  d'un  brun  marron  et  lui  allait  à  ravir.  Enfin 
daignez  considérer  que  nous  étions  assis  vis-à-vis  l'un  de  l'autre 
dans  le  plus  aimable  des  cimetières,  et  qu'en  levant  le  nez  j'aperce- 
vais juste  en  face  de  moi  un  grand  pot  de  myrte.  Madame,  ce  myrte, 
ces  nuages,  cette  robe  et  le  reste  furent  cause  qu'à  peine  Lulu  s'é- 
tait éloignée,  la  montrant  du  doigt,  je  m'écriai  brusrjuement  : 

—  Pourtant,  si  ïony  Flamerin  avait  épousé,  il  y  a  six  ans,  Meta 


246  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Holdenis,  ils  auraient  aujourd'hui  pour  s'amuser  une  poupée  en- 
core plus  jolie  que  celle-ci. 

Le  chevet  de  l'église  faisait  écho,  et  cet  écho  répéta  l'un  après 
l'autre  tous  mes  mots.  Ne  s' attendant  à  rien  moins,  Meta  tressaillit 
comme  si  un  pétard  venait  de  lui  crever  dans  la  main.  Elle  pencha 
par-dessus  le  mur  son  visage  rougissant.  —  Lulu,  ma  mignonne, 
crla-t-elle,  vous  feriez  mieux  de  revenir.  —  Occupée  de  son  papil- 
lon, Lulu  fit  la  sourde  oreille. 

—  Aurais-je  été  inconvenant?  lui  demandai-je.  11  me  semble  que 
ce  que  je  dis  est  assez  raisonnable. 

—  Est-il  jamais  raisonnable,  répliqua- t-elle  d'une  voix  brève,  de 
regretter  un  bonheur  douteux  dont  on  n'a  pas  voulu? 

—  Ah!  permettez,  qui  de  nous  deux  n'en  a  pas  voulu?  repris-je. 
—  Et  du  bout  de  ma  canne  je  dessinai  sur  le  sol  une  couronne  de 
violettes,  au  milieu  de  laquelle  je  ti'açai  ces  mots  :  «  Madame  la 
baronne  Grûneck.  »  Elle  nous  regardait  d'un  air  interdit,  ma  canne 
et  moi.  Enfin  il  se  fit  une  lueur  dans  son  esprit. 

—  Et  c'est  pour  cela,  s'écria-t-elle  en  joignant  les  mains,  que 
vous  avez  écrit  au-dessous  de  mon  portrait  :  «  elle  adore  les  étoiles 
et  le  baron  Grûneck!  »  Cette  couronne,  cette  inscription...  Vous 
n'aviez  donc  pas  reconnu  l'écriture  de  ma  sœur  Thecla?  C'est  une 
espièglerie  qu'elle  m'avait  faite,  connaissant  mon  aversion  pour  mon 
beau  prétendant.  Quand  vous  m'avez  surprise,  la  tête  dans  mes 
mains,  je  n'étais  pas  en  extase,  monsieur,  je  méditais  une  ven- 
geance. Ainsi  vous  avez  pu  croire  sérieusement?.. 

Elle  s'interrompit,  des  larmes  lui  vinrent  aux  yeux.  Elle  promena 
son  doigt  le  long  d'une  fissure  de  la  muraille;  la  grattant  avec  son 
ongle,  elle  en  arrachait  la  mousse.  Puis  elle  reprit  :  —  Voulez-vous 
que  je  vous  dise  la  raison  sérieuse  que  vous  avez  eue  de  ne  pas 
épouser  Meta  Holdenis?  C'est  que  la  pauvre  Maûschen  était  la  fille 
d'un  homme  ruiné. 

A  mon  tour,  je  bondis  sur  place.  —  M.  Holdenis,  lui  demandai-je 
vivement,  a-t-il  refait  sa  fortune? 

—  Quelle  question!  Aurait-il  consenti,  sans  une  nécessité  pres- 
sante, àm'éloigner  de  lui? 

—  Fort  bien,  tout  peut  se  réparer,  et  un  jour  l'histoire  racontera 
que,  Tony  Flamerin  que  voici  ayant  retrouvé  au  bout  de  six  ans 
Meta  Holdenis  que  voilà,  et  l'ayant  amenée  dans  un  joli  cim.etière 
tout  plein  de  roses  et  près  d'une  église  où  il  y  avait  un  écho,  il  lui 
demanda  sa  main,  qu'elle  lui  accorda  par  pure  charité. 

Elle  se  leva  et  cria  aussi  fort  qu'elle  put  :  —  Lulu,  il  est  temps  de 
nous  en  aller.  —  L'émotion  assourdissait  sa  voix,  Lulu  n'entendit 
pas. 


META.    HOLDENIS.  247 

Je  la  forçai  de  se  rasseoir.  —  Laissez  donc  tranquilles  Liilu  et 
ses  pnpillons,  lai  dis-je,  et  écoutez-moi.  Que  diable!  s'expliquer 
honnêtement,  à  la  façon  bourguignonne,  n'a  jamais  fait  de  mal  à 
qui  que  ce  soit.  Je  ne  vous  dirai  pas  que  je  vous  adore,  je  ne  vous 
décrirai  pas  le  martyre  de  mon  amoureuse  (lamme.  D'abord  cela  vous 
ennuierait  beaucoup,  et  ensuite  je  mentirais.  Je  me  suis  cru  plu- 
sieurs fois  amoureux;  je  ne  l'ai  été  qu'une  fois,  l'an  dernier,  à  Ma- 
drid :  ma  maîtresse  était  une  grande  toile  de  Yelasquez  qu'on 
appelle  le  tableau  des  Lances.  Après  l'avoir  vue,  cette  coquine  de 
toile,  j'ai  eu  dix  jours  de  fièvre  et  dix  nuits  d'insomnie.  C'est  alors 
que  j'ai  connu  le  dieu;  mais  la  divine  folie  ne  remplit  pas  l'existence 
ni  le  cœur.  11  est  des  maisons  où  l'on  fait  un  jour  par  semaine  un 
festin  d'empereur;  le  reste  du  temps,  on  s'y  nourrit  de  pain  sec  et 
de  rogatons.  Vivent  les  banquets  1  mais  un  bon  ordinaire  a  son  prix, 
et  l'oAlinaire  du  cœur  est  une  chère  compagnie  dont  il  ne  peut  plus 
se  passer,  une  amitié  partagée,  tendre  et  fidèle,  accompagnée  d'un 
impérieux  besoin  de  vivre  ensemble.  Or,  je  vous  le  déclare  en  toute 
franchise,  je  n'ai  jamais  rencontré  qu'une  femme  qui  m'ait  inspiré 
le  désir  de  vivre  avec  elle,  —  c'est  la  personne  qui  est  assise  sur  ce 
mur,  à  côté  de  moi,  et  qui  a  tout,  l'intelligence,  la  sagesse,  la  dou- 
ceur des  forts,  le  charme  des  humbles,  sans  compter  qu'elle  aime 
le  gris,  le  rouge  et  le  marron,  qui  sont  mes  couleurs.  Gomme  on  n'a 
jusqu'à  présent  inventé  qu'un  moyen  honnête  de  vivre  avec  une 
femme,  qui  est  de  se  marier  avec  elle,  du  premier  jour  que  je  vous 
ai  vue,  j'ai  eu,  le  diable  m'emporte!  le  désir  de  vous  épouser.  Cette 
idée  m'a  paru  d'abord  très  bête,  elle  me  paraît  aujourd'hui  pleine 
d'esprit.  Maudit  soit  le  baron  Grûneck!  Sans  lui,  vous  seriez  ma 
femme.  Bah  !  ce  qui  ne  s'est  pas  fait  peut  se  faire.  Et  après  tout  il 
nous  est  bon  d'avoir  attendu.  Autrefois,  comment  vous  dirai-je? 
je  vous  désirais  plus  que  je  ne  vous  aimais;  à  cette  heure,  je  vous 
aime  plus  que  je  ne  vous  désire.  D'ailleurs,  dans  ce  temps  là  je 
n'étais  rien,  et  je  n'avais  rien  à  vous  offrir  qu'une  tête  pleine  de 
vent  et  deux  mains  vides.  Aujourd'hui  nous  ne  sommes  pas  le 
Grand-Mogol,  mais  nous  sommes  quelqu'un;  nous  avons  un  nom, 
un  avenir  assuré.  La  bête  est  lancée;  tayaut!  ma  femme  aura  des 
rentes. 

Elle  m'écoutait  en  silence,  avec  recueillement,  la  tête  basse,  les 
yeux  attachés  à  la  terre.  Ses  mains  tremblaient  légèrement,  et  je 
voyais  par  instans  se  renfler  son  fichu,  ce  qui  me  donnait  bon  es- 
poir. Au  mot  de  rentes,  il  lui  échappa  un  geste  d'indignation.  Elle 
me  montra  du  bout  de  son  ombrelle,  gravés  en  lettres  d'or  sur  une 
pierre  tumulaire,  ces  quatre  vers,  composés  par  l'auteur  de  Jocclyn 
pour  un  de  ses  amis  qui  dort  sous  ce  marbre  : 


248  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


Tout  près  de  son  berceau,  sa  tombe  fut  placée. 
Peu  d'espace  borna  sa  vie  et  sa  pensée  ; 
Content  de  son  bonheur,  il  sut  le  renfermer 
Autour  des  seuls  objets  qu'il  eût  besoin  d'aimer. 


—  La  poésie  est  une  belle  chose,  m'écriai-je,  un  peu  de  fortune 
n'y  gâte  rien,  et  je  vous  garantis  que  ma  femme...  Allons!  j'oublie 
que  ma  femme  n'est  pas  encore  à  moi.  —  Et  allongeant  le  cou  :  — 
Chère  petite  souris  de  mon  cœur,  voulez-vous  de  moi?  Si  vous  dites 
non,  je  repartirai  demain  pour  Paris,  où  je  me  pendrai  ou  ne  me 
pendrai  pas  selon  les  caprices  de  mon  humeur.  Si  vous  dites  oui, 
j'éprouverai  un  transport  de  joie  qui  se  traduira  par  des  cabrioles  et 
des  turlutaines,  et  tout  à  l'heure  j'irai  enseigner  à  Lulu  comment 
on  s'y  prend  pour  marcher  sur  la  tête.  Peut-être  demanderez -vous 
du  temps.  Une  fois  que  j'aurai  en  poche  une  promesse  authentique 
signée  et  paraphée  en  bonne  forme,  j'attendrai  tant  qu'il  vous 
plaira;  j'ai  l'espérance  patiente. 

Elle  releva  la  tête  et  me  dit  :  —  Les  Allemandes  ont  la  fâcheuse 
habitude  de  parler  sérieusement  des  choses  sérieuses;  aussi  éprou- 
vent-elles souvent  en  France  de  grands  embarras.  Il  est  si  difficile 
de  savoir  quand  un  Français  plaisante  et  quand  il  est  sérieux  !..  Je 
ne  dis  ni  oui  ni  non;  je  me  défie. 

—  Regardez-moi,  lui  dis-je.  Me  voilà  sérieux  comme  un  âne 
qu'on  étrille,  et  je  vous  affirme  très  pertinemment  que  vous  ne 
sortirez  pas  de  ce  cimetière  avant  de  m'avoir  répondu. 

A  ces  mots,  je  lui  pris  la  main.  Elle  tâcha  de  la  dégager;  mais  je 
la  tenais  ferme.  Elle  chercha  des  yeux  Lulu,  et  ouvrit  la  bouche 
pour  l'appeler.  Lulu  était  dans  les  espaces.  Elle  venait  de  se  cou- 
cher sur  le  dos  et  regardait  courir  les  nuages;  elle  causait  tout  haut 
avec  eux,  et  du  bout  d'une  grande  gaule  dont  elle  gesticulait  elle 
leur  indiquait  leur  route. 

—  Poiut  03  défaites,  poursuivis-je.  Vous  me  répondrez.  J'entends 
vous  prouver  qu'un  Bourguignon  est  plus  têtu  qu'une  Allemande. 
—  Et  j'ajoutai  :  —  Douce  main  que  je  tiens  dans  la  mienne,  toi  qui 
m'as  révélé  Mozart  et  qui  un  jour  m'as  montré  toutes  les  étoiles  du 
ciel  en  les  appelant  par  leur  nom,  tu  as  la  sagesse  de  ne  rien  mé- 
priser, ni  l'aiguille,  ni  le  tricot,  ni  le  fer  à  repasser.  Tu  as  toutes 
les  grâces,  toutes  les  perfections,  toutes  les  sciences,  et  je  te  dé- 
clare que  ta  destinée  est  de  m'appartenir,  que  tu  as  été  créée  pour 
mon  bonheur,  pour  montrer  à  ma  vie  son  chemin  et  pour  me  re- 
coudre mes  boutons  de  guêtre.  Que  si  jamais  je  fais  rien  qui  te  dé- 
plaise, je  te  livrerai  ma  joue,  tes  soufflets  me  seront  délicieux.  Pe- 


META   IIOLDENIS.  2Û9 

tit8  main  souple  et  moite,  qui  te  tords  dans  la  mienne  comme  une 
couleuvre,  veux- tu  être  à  moi?  Parie,  dis-moi  ton  secret. 

Elle  leva  sur  moi  ses  grands  yeux  candides  et  me  dit  :  —  Vous 
êtes  Français,  vous  êtes  artiste,  et  vous  m'avez  oubliée  pendant  six 
ans.  Je  demande  à  réfléchir.  Si  dans  deux  mois...  Tenez,  j'ai  là  su- 
perstition des  anniversaires.  Le  1"  septembre  1863,  nous  étions 
assis  le  soir  sur  un  banc;  la  nuit  était  belle,  et  vous  m'avez  dit  des 
folies.  Le  1"  septembre  de  cette  année,  nous  reviendrons  ensemble 
dcAis  ce  cimetière.  Les  roses  que  voici  seront  mortes,  peut-être  y 
en  aura-t-il  d'autres.  Nous  nous  assiérons  sur  ce  mur  comme  nous 
voilà,  et  je  vous  dirai  oui  ou  non. 

—  Tôpe!  repartis-je  en  lui  rendant  sa  liberté. 

—  Et  vous  me  permettez  cette  fois  de  rappeler  Lulu? 

—  Un  moment  encore,  m'écriai-je.  Lulu  n'a  pas  fini  de  causer 
avec  les  nuages,  et  je  n'ai  pas  même  commencé  de  m'acquitter  d'une 
commission  dont  on  m'a  chargé.  C'est  une  aventure  que  je  dois  vous 
raconter  et  qui  sans  doute  vous  intéressera. 

Elle  écouta  mon  récit  jusqu'au  bout  avec  une  extrême  attention. 
Dès  les  premiers  mots,  elle  changea  de  visage  et  d'attitude.  Par  in- 
tervalles, elle  fronçait  le  sourcil  ou  mordillait  ses  lèvres,  ou  fouil- 
lait la  terre  avec  son  ombrelle,  ou,  prenant  son  menton  dans  sa 
main,  elle  regardait  fixement  l'horizon  comme  pour  y  chercher 
quelque  chose. 

Quand  j'eus  fini  :  —  Vous  me  paraissez  très  affectée  de  mon  his- 
toire, lui  dis-je. 

Elle  me  répondit  que,  si  elle  l'avait  siue  plus  tôt,  elle  ne  serait  sans 
doute  jamais  venue  aux  Charmilles,  parce  qu'elle  n'aurait  pu  triom- 
pher des  scrupules  de  son  pauvre  père.  Je  fis  à  part  moi  la  réflexion 
que  son  pauvre  père  était  un  drôle  d'homme  pour  se  donner  le  luxe 
d'avoir  des  scrupules,  et  que,  quand  je  serais  en  ménage,  je  ne 
permettrais  pas  à  sa  conscience  de  fréquenter  chez  moi.  Puis  elle 
me  cita  le  proverbe  allemand  qui  dit  :  «  Qui  me  donne  le  pain,  je 
chanterai  sa  chanson,  ivess'  Brod  ich  esse,  dess'  Lied  ich  singe.  » 
—  Il  est  difficile  de  persuader  au  monde,  ajouta-t-elle,  qu'on  désap- 
prouve les  principes  des  gens  qu'on  aime  et  qu'on  sert.  —  Je  lui 
répondis  que  le  soin  de  sa  réputation  regardait  avant  tout  Tony 
Flamerin,  qu'elle  n'avait  rien  à  craindre  de  ce  côté,  qu'au  surplus 
M.  et  M'"**  de  Mauserre  n'avaient  point  péché  par  principe,  qu'une 
cruelle  fatalité  les  empêchait  seule  de  s'épouser,  et  que  le  jour 
où  la  mairie  leur  ouvrirait  sa  porte  serait  le  plus  beau  de  leur 
vie. 

Elle  était  en  humeur  de  sermonner,  ce  qu'elle  faisait  d'un  petit 
ton  docte  et  convaincu  qui  n'était  point  désagréable.  —  C'est  une 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tâche  bien  délicate,  me  dit-elle,  que  d'élever  un  enfant  qui  doit  sa 
naissance  à  une  faute.  Comment  lui  apprendre  à  concilier  le  res- 
pect de  la  loi  divine  et  celui  qu'il  doit  à  ses  parens?  —  Je  lui  re- 
présentai que  Lulu  était  fort  jeunette  encore,  que  je  ne  voyais  pas 
l'urgente  nécessité  de  lui  expliquer  le  septième  commandement. 
Après  être  demeurée  quelques  instans  silencieuse,  elle  s'écria  : 

—  Je  voudrais  m'en  aller  que  je  ne  le  pourrais  plus.  Un  mois  m'a 
suffi  pour  m'atiacher  si  fort  à  cette  enfant  qu'il  m'en  coûterait  beau- 
coup dj  la  quitter.  11  me  semble  que  je  suis  responsable  devant 
Dieu  de  sa  chère  petite  âme. 

—  Respo:isable,  lui  dis-je,  jusqu'au  1"  septembre.  Au  reste,  il  y 
a  manière  de  s'arranger,  et,  si  le  cœur  vous  en  dit,  vous  pourrez 
après  notre  mariage  vous  occuper  encore  de  cette  demoiselle.  Elle 
passera  les  hivers  à  Paris,  nous  viendrons  passer  l'été  aux  Char- 
milles. Voyez  si  je  suis  un  mari  complaisant. 

Elle  n'eut  pas  l'air  de  m'entendre;  elle  continuait  de  fouiller  la 
terre  avec  son  pied.  Elle  me  questionna  sur  certains  détails  de  mon 
histoire  que  j'avais  passés  légèrement  et  qui  l'intéressaient  fort. 

—  C'est  un  vrai  roman,  fit-elle;  mais  les  seules  aventures  qui  me 
plaisent  sont  celles  où  le  héros  et  l'héroïne  sont  pauvres;  M.  et 
M'"^  de  Mauserre  sont  tous  les  deux  riches,  très  riches,  n'est-ce 
pas? 

—  M™^  de  Mauserre  a  laissé  sa  dot  entre  les  griffes  de  son  pre- 
mier mari,  mais  depuis  elle  a  hérité  de  son  père. 

—  A  qui  appartiennent  les  Charmilles? 

—  A  M.  de  Mauserre,  qui  possède  en  outre  deux  maisons  à  Paris. 
Au  risque  de  lui  faire  perdre  à  jamais  votre  esiime,  je  dois  vous 
confesser  que  le  pauvre  homme  a  deux  cent  mille  livres  de  rente. 

—  Vous  prononcez  le  mot  rente  avec  quelque  emphase,  dit-elle 
en  souriant:  il  vous  remplit  la  bouche.  Je  vous  le  répète,  toute  pe- 
tite je  ne  goûtais  déjà  que  les  romans  où  la  faim  épouse  la  soif. 
Celui  que  vous  m'avez  conté  m'agréerait  davantage,  si  M.  et  M'""  de 
Mauserre  s'étaient  enfuis  ensemble  pour  aller  vivre  dans  un  mé- 
chant taudis  où  ils  auraient  travaillé  en  s' aimant.  Sainte  pauvreté! 
s'écria-t-elle  avec  une  certaine  exaltation,  vous  purifiez  tout!  vous 
remplacez  l'innocence!  vous  êtes  la  poésie  et  le  bonheur! 

J'allais  lui  répliquer;  Lulu  nous  rejoignit  sans  qu'on  l'eût  appe- 
lée. Meta  fit  quelques  pas  au-devant  d'elle,  et,  l'enlevant  dans  ses 
bras,  la  pressa  contre  son  cœur  avec  une  impétuosité  de  tendresse 
qui  eût  charmé  M'"«  de  Mauserre.  Nous  regagnâmes  la  voiture,  où 
on  me  fit  une  place.  L'enfant  ne  tarda  pas  à  hocher  la  tête  et  à 
s'endormir;  Meta  la  coucha  sur  ses  genoux.  A  plusieurs  reprises, 
j'essayai  de  renouer  l'entretien;  elle  me  répondit  d'un  air  distrait. 


^ 


META    HOLDENTS.  251 

Elle  regardait  vaguement  dans  la  campagne;  décidément  elle  était 
rêveuse. 

Quand  nous  atteignîmes  la  grille  du  château  •.  —  Croyez-vous, 
me  deraanda-t-elle  tout  à  coup,  que  M.  et  M'"''  de  Mauserre  soient 
heureux  ? 

—  Ils  le  seraient  davantage,  s'ils  pouvaient  s'épouser;  mais  on 
s'accontume  à  tout. 

—  L'homme  est  né  pour  l'ordre,  repartit-elle,  et,  quand  il  l'ou- 
blie, l'ordre  se  venge. 

Il  me  parut  qu'elle  tournait  trop  au  grave.  Je  lui  chatouillai  les 
lèvres  avec  la  pointe  d'une  bardane  que  j'avais  rapportée  du  cime- 
tière. —  Ce  qui  me  rassure  pour  cette  maison  de  désordre,  lui 
dis-je,  c'est  que  vos  armoires  lui  feront  trouver  grâce  devant  le 
Seigneur.  Elles  sont  si  bien  rangées  ({ue  du  pins  haut  des  cieux 
l'armée  des  chérubins  prend  un  plaisir  extrême  à  les  contempler. 

Elle  m'arracha  des  mains  ma  bardane  et  me  répliqua  :  —  Si  vous 
voulez  me  plaire,  tâchez  d'être  m^oins  Français  et  moins  artiste.  — 
Elle  ajouta  :  —  Promettez-moi  que  vous  ne  parlerez  à  personne  de 
ce  qui  s'est  passé  aujourd'hui  entre  nous,  et  que  vous  ne  m'en  re- 
parlerez pas  à  moi-même  avant  le  l'^'"  septembre. 

Je  lui  répondis  par  un  des  quatre  vers  qu'elle  avait  admirés.  — 
N'ayez  crainte,  lui  dis-je; 

Content  de  son  bonheur,  il  sut  le  renfermer. 

A  table  et  pendant  toute  la  soirée,  elle  redoubla  d'attentions  res- 
pectueuses pour  M'""  de  Mauserre;  elle  semblait  vouloir  lui  prouver 
que,  bien  qu'elle  sût  tout,  elle  ne  la  considérait  et  ne  l'aimait  pas 
moins.  Elle  en  fit  trop;  en  lui  souhaitant  une  bonne  nuit,  elle  lui 
prit  la  main  et  la  porta  humblement  à  ses  lèvres.  —  Ah  1  ma  chère, 
lui  dit  M'"*  de  Mauserre,  depuis  que  vous  êtes  ici,  voilà  la  première 
fois  que  vous  faites  quelque  chose  qui  me  déplaît;  je  veux  vous  ap- 
prendre comment  on  s'embrasse  entre  amies.  —  Et  elle  la  baisa 
tendrement  sur  les  deux  joues. 


IV. 

Qaoique  Meta  Holdenis  fût  si  savante  dans  l'emploi  du  temps 
qu'elle  en  avait  de  reste  pour  tout,  elle  ne  trouva  pas  en  six  se- 
maines le  moment  de  causer  une  seconde  fois  tête  à  tête  avec  votre 
serviteur.  Elle  n'avait  pas  l'air  de  m'éviter;  mais  elle  ne  me  cher- 
chait pas.  Une  institutrice  ne  saurait  trop  s'observer. 


252  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

D'ailleurs  il  lui  était  venu  un  surcroît  d'occupation.  M.  d'Arci 
nous  quitta  pour  aller  passer  quelque  temps  dans  une  terre  qu'il 
avait  héritée  en  Touraine,  et  M"»^  d'Arci  fut  l'y  rejoindre  quelques 
jours  après.  Son  père  la  vit  partir  avec  regret.  Il  avait  presque  ter- 
miné les  deux  premiers  volumes  de  son  histoire  de  Florence,  et  il 
songeait  à  les  faire  imprimer  dès  qu'il  aurait  achevé  la  mise  au 
net.  Comme  on  lui  ordonnait  de  ménager  ses  yeux,  qu'il  avait  fort 
délicats,  sa  fille  s'était  chargée  de  recopier  son  manuscrit  plein  de 
ratures,  de  surcharges  et  d'apostilles;  elle  savait  se  reconnaître 
dans  ce  grimoire.  Après  son  départ,  il  voulut  prendre  un  secré- 
taire. Meta  lui  offrit  ses  services;  il  les  refusa  d'abord,  finit  par  les 
accepter,  et  fut  bientôt  dans  l'enchantement  de  son  nouveau  co- 
piste. Meta  avait  une  plus  belle  main  et  plus  d'intelligence  encore 
que  M"*^  d'Arci;  —  ce  qui  le  toucha  davantage,  c'est  qu'elle  prit  tant 
de  goût  pour  sa  noble  besogne  qu'elle  avait  peine  à  s'en  arracher. 
Elle  trouvait  l'histoire  de  Florence  admirable  et  l'historien  un  très 
grand  homme.  Ce  sont  des  choses  qu'un  auteur  ne  craint  pas  de 
s'entendre  répéter,  on  en  connaît  qui  regrettent  de  ne  pouvoir  faire 
des  rentes  à  tous  ceux  qui  les  admirent;  mais  tout  le  monde  n'a 
pas  au  mêm.e  degré  le  talent  de  l'admiration.  La  voix,  le  geste,  ne 
suffisent  pas;  il  faut  que  le  regard  s'en  mêle,  qu'il  accentue  l'éloge, 
et  que  ses  caresses  infligent  à  la  modestie  du  patient  un  délicieux 
supplice.  Le  regard  de  Meta  était  parlant.  Saint-Simon  a  dit  d'une 
grande  dame  de  son  temps,  qui  s'est  mêlée  de  très  gi-andes  affaires, 
qu'elle  était  «  brune  avec  des  yeux  bleus  qui  disaient  sans  cesse 
tout  ce  qui  lui  plaisait.  »  Meta  Holdenis  ressemblait  beaucoup  à  cette 
grande  dame. 

Elle  rendit  à  M.  de  Mauserre  un  autre  service  plus  essentiel  en- 
core; elle  lui  sauva  la  vie  ou  à  peu  près.  Ses  nerfs  le  tourmentaient 
par  intervalles.  Le  remède  dont  il  usait  pour  se  soulager  était  de 
sortir  le  soir  à  cheval  et  de  s'en  aller  courir  la  campagne;  la  fatigue 
amenait  le  sommeil.  Dans  une  de  ses  promenades  nocturnes,  il  se 
refroidit,  et  ce  refroidissement  dégénéra  en  une  pleurésie  qui  de- 
vint alarmante.  M'"''  de  Mauserre  voulut  d'abord  le  soigner  et  le 
veiller  seule;  ses  forces  furent  bientôt  épuisées,  elle  dut  se  faire  ai- 
der par  Meta.  Le  mal  empirant,  elle  fut  dévorée  d'invquiétudes 
qu'elle  ne  savait  ni  maîtriser  ni  dissimuler,  et  le  médecin  lui  enjoi- 
gnis de  ne  plus  approcher  le  malade.  Il  fut  question  de  rappeler 
jjme  (i'Afci;  Meta  assura  qu'elle  suffirait  à  tout  et  tint  parole.  Quand 
il  eut  connu  le  charme  d'être  soigné  par  elle,  M.  de  Mauserre,  qui 
dans  ses  maladies  était  un  véritable  enfant  gcâté,  ne  voulut  plus 
prendre  de  remèdes  que  de  sa  main  ni  souffrir  que  personne  autre 
pénétrât  dans  sa  chambre.  Non-seulement  elle  possédait  quelques 


META    HOLDENIS.  253 

lumières  en  médecine  et  le  génie  des  potions,  des  lochs  et  des  ju- 
leps,  ayant  traité  ses  frères  et  ses  sœurs  dans  plusieurs  cas  assez 
graves,  —  elle  avait  aussi  la  douceur,  la  patience,  le  pied  léger, 
la  main  souple  et  l'infatigable  sourire  d'une  garde-malade  accom- 
plie. Ses  lassitudes  étaient  courtes.  Après  une  nuit  blanche,  elle 
s'endormait  sur  une  chaise  et  se  réveillait  au  bout  d'une  heure, 
fraîche,  alerte,  aussi  dispose,  aussi  allante  que  devant.  Voilà  ce 
que  c'est  que  d'aimer  Dieu  et  le  prochain;  ces  sentimens  opèrent 
des  miracles. 

Tant  de  peines  furent  récompensées.  M.  de  Mauserre  entra  en 
convalescence  et  se  rétablit  rapidement,  comme  il  arrive  aux  na- 
tures nerveuses,  lesquelles  tombent  et  se  relèvent  tout  d'un  coup. 
Un  matin,  après  déjeuner,  appuyé  sur  le  bras  de  M"*  Holdenis,  qui 
portait  à  son  autre  bras  un  pliant,  et  précédé  de  Lulu,  qui  avait 
promis  d'être  sage  comme  un  enfant  de  chœur,  il  réussit,  moyen- 
nant quelques  haltes,  à  faire  le  grand  tour  du  parc.  M'"*  de  Mau- 
serre ne  pouvait  assez  remercier  Meta  de  ses  soins  et  de  son  dé- 
voûment.  Voulant  lui  donner  une  faible  marque  de  sa  gratitude, 
elle  pria  M'"^  d'Arci,  qui  à  son  retour  devait  passer  par  Lyon,  d'y 
acheter  la  plus  jolie  montre  qu'elle  pourrait  trouver,  enrichie  de 
brillans,  pour  remplacer  l'humble  petite  montre  d'argent  qui  mar- 
quait à  cette  aimable  fille  les  heures  d'une  vie  si  utilement  oc- 
cupée. 

Le  jour  même  où  M.  et  M'"*  d'Arci  arrivèrent  aux  Charmilles,  je 
dus  partir  à  mon  tour  ;  j'étais  rappelé  à  Paris  par  un  tableau  que 
l'acheteur  réclamait  et  que  je  ne  voulais  pas  livrer  sans  y  avoir  fait 
les  dernières  retouches.  Meta,  que  je  vis  un  instant  avant  mon  dé- 
part, me  souhaita  un  heureux  voyage  ;  elle  ne  me  demanda  pas 
quand  je  reviendrais,  et  je  la  trouvai  un  peu  trop  discrète.  J'étais 
depuis  huit  jours  dans  mon  atelier  de  la  rue  de  Douai  quand 
M'"*  d'Arci  m'écrivit  pour  me  charger  d'une  commission.  La  der- 
nière ligne  de  sa  lettre  était  ainsi  conçue  :  —  «  nous  avons  des 
raisons  particulières,  mon  mari  et  moi,  de  souhaiter  que  vous  reve- 
niez le  plus  tôt  possible.  »  —  Ce  post-scriptum  me  surprit;  je  ne 
me  savais  pas  si  nécessaire  au  bonheur  de  M™^  d'Arci.  Je  m'étais 
proposé  de  ne  retourner  aux  Charmilles  qu'à  la  fin  du  mois.  J'avan- 
çai mon  départ  de  quelques  jours,  et  en  arrivant  au  château  je  ren- 
contrai sur  le  perron  M"'^  d'Arci,  qui  me  dit  à  demi-voix  :  —  Il  se 
passe  ici  certaines  choses  qui  nous  déplaisent. 

—  Que  voulez-vous  dire?  lui  demandai-je. 

—  N'en  croyez  que  vos  yeux,  me  répondit-elle.  Je  souhaite  que 
nous  nous  trompions. 

A  la  vî'rité,  il  ne  se  passait  rien  aux  Charmirics  qui  fût  digne  de 


254  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

remarque;  mais,  quoi  qu'en  dise  l'arithmétique,  des  riens  addi- 
tionnés finissent  quelquefois  par  être  quelque  chose.  M.  de  Mau- 
serre,  tout  à  fait  remis,  s'occupait  de  son  histoire  de  Florence,  et 
malgré  le  retour  de  sa  fille  il  ne  l'avait  pas  rétablie  dans  sa  charge 
de  copiste;  —  je  vous  ai  dit  que  Meta  avait  une  plus  belle  main 
que  M"'''  d'Arci.  J'observai  encore  qu'il  avait  gardé  l'habitude  de 
faire  chaque  jour  après  son  déjeuner  une  grande  promenade  dans 
le  parc,  qui  durait  quelquefois  deux  heures.  Meta  seule  et  Lulu 
l'accompagnaient;  quelque  indiscret  se  mettait-il  de  la  partie,  il 
faisait  sentir  à  l'intrus  par  son  air  froid  et  préoccupé  qu'il  était  de 
trop.  Il  faut  convenir  que  son  caractère  était  plas  inégal  qu'avant 
sa  m.aladie;  il  était  souvent  sombre,  taciturne;  à  ses  mélancolies 
succédaient  des  gaîtés  un  peu  forcées.  Quand  un  homme  a  eu  la 
pleurésie,  il  est  tout  simple  que  son  humeur  s'en  ressente,  et  il  faut 
pardonner  beaucoup  à  un  historien  qui  s'évertue  à  éclaircir  quel- 
ques points  controversés  de  la  conjuration  des  Pazzi.  Meta  elle- 
même  n'était  pas  dans  son  assiette  ordinaire.  Elle  avait  des  ab- 
sences pendant  lesquelles,  laissant  trotter  ses  yeux,  elle  regardait 
voler  les  mouches.  A  d'autres  momens,  on  remarquait  en  elle  quel- 
que chose  d'agité,  d'un  peu  tendu,  et  des  longueurs  de  respiration 
à  faire  croire  qu'il  n'y  avait  pas  assez  d'air  dans  la  chambre  pour 
ses  poumons  ou  pour  ses  espérances;  —  mais  il  fallait  être  M.  d'Arci 
pour  se  figurer  qu'elle  espérait  quelque  chose.  Il  était  plus  naturel 
de  penser  que  ses  fatigues  de  garde-malade  et  ses  nuits  blanches 
avaient  pris  sur  sa  santé. 

Le  soir  de  mon  arrivée,  comme  elle  chantait  d'une  manière  ravis- 
sante je  ne  sais  plus  quel  air  de  Don  Juan,  elle  eut  une  attaque  de 
nerfs.  Elle  devint  iiès  pâle,  se  renversa  brusquement  en  arrière.  Par 
bonheur,  M.  de  Mauserre  se  trouva  juste  à  point  derrière  son  esca- 
beau pour  la  recevoir  et  l'emporter  dans  un  fauteuil.  Le  moyen  de 
transporter  une  femme  sans  la  prendre  par  la  taille?  Peut-être, 
après  avoir  déposé  son  fardeau,  fut-il  un  peu  long  à  dégager  ses 
bras;  à  cinquante  ans,  on  n'a  pas  l'agilité  d'un  jeune  homme.  Le 
lendemain,  l'impitoyable  M.  d'Arci  se  permit  de  plaisanter  xMeta 
sur  son  évanouissement;  son  beau-père  releva  vertement  ses  bro- 
cards. 

Ce  qui  me  parut  certain,  c'est  que  M'"^  de  Mauserre  n'entendait 
malice  à  rien  de  tout  cela;  elle  avait  son  visage,  sa  beauté,  son  sou- 
rire de  tous  les  jours.  Elle  croyait  en  son  mari  comme  vous  pouvez 
croire  en  Dieu  ,  madame;  elle  le  tenait  pour  un  être  surnaturel,  su- 
périeur à  toutes  les  communes  faiblesses,  dont  la  loyauté  était 
aussi  inviolable  que  la  parole  de  Jupiter  quand  il  avait  juré,  par  le 
Styx.  Et  puis  cette  âme  de  cristal  s'imaginait  que  tout  le  monde 


META  HOLDEMS.  255 

était  transparent  comme  elle,  et  que  ce  qu'on  lui  cachait  n'existait 
pas;  —  mais  lui  cachait-on  quelque  chose?  J'étais  disposé  à  croire 
que  M'"''  d'Arci  épousait  trop  aveuglément  les  préventions  de  son 
mari.  M.  de  Mauserre  lui  avait  dit  un  jour  devant  moi  :  —  Oh! 
vous,  ma  chère,  si  M.  cl'Ârci  vous  affiimait  de  son  ton  décisif  qu'il 
aperçoit  les  astres  en  plein  midi,  après  une  courte  hésitation  vous 
verriez  distinctement  toute  la  voie  lactée  sans  qu'il  y  manquât  une 
étoile. 

Le  29  août,  dan«;  l'après-midi,  je  me  rendis  à  mon  atelier,  qui, 
comme  vous  le  savez,  était  au  premier  étage  d'une  toiu'  isolée  et  à 
quelques  centaines  de  pas  du  château.  Je  m'étais  remis  avec  ar- 
deur cà  mon  tableau  de  Boabdil.  Pour  être  sûr  que  personne  ne 
viendrait  me  déranger  dans  mon  travail,  je  fermai  au  verrou  la 
porte  du  donjon,  et  je  retirai  la  clé  de  la  serrure.  Je  peignais  depuis 
une  demi-heure  lorsque  le  vent  m'apporta  par  ma  fenêtre  entr'ou- 
verte  un  murmure  de  voix  et  de  pas.  C'étaient  M.  de  Mauserre  et 
Meta,  qui,  accompagnés  de  l'enfant  et  de  sa  bonne,  revenaient  de 
leur  promenade  accoutumée.  La  tour  occupait  le  milieu  d'un  terre- 
plein  qui  avait  vue  sur  le  château;  à  l'un  des  bouts,  il  y  avait  un 
hamac  et  une  escar[)o!ette.  Lulu  pria  sa  bonne  de  la  ]ia!ancer;  je 
n'entendis  d'abord  que  ses  bruyans  éclats  de  rire.  Bientôt  il  me  pa- 
rut que  deux  personnes  s'approchaient.  Elles  frap,:èrent  à  la  porte 
et  tâchèrent  d'ouvrir;  je  demeurai  coi.  On  se  retira,  jugeant  que 
l'atelier  était  vide;  il  renfermait  pourtant  une  paire  d'oreilles  très 
attentives  et  qui  pensaient  avoir  le  droit  de  l'être. 

Pendant  que  Lulu  se  balançait,  les  deux  personnes  qui  n'avaient 
pu  s'introduire  dans  la  tour  commencèrent  d'arpenter  l'esplanade. 
Gomme  elles  revenaient  sur  leurs  pas,  j'attrapai  à  la  volée  quelques 
bribes  de  leur  conversation.  Ce  ne  furent  d'abord  que  des  mots  dé- 
cousus, puis  une  phrase  tout  entière  prononcée  par  une  voix  très 
douce  :  «  jamais  personne  n'a  si  bien  connu  les  hommes.  » 

On  se  rapprocha  encore,  et  on  fit  une  halte  juste  sous  ma  fe- 
nêtre. La  même  voix  douce  se  prit  à  dire  :  —  Ah!  monsieur,  vous 
êtes  né  non-seulement  pour  écrire  l'histoire,  mais  |)oi]r  en  faire. 
Que  ne  suis-je  reine  ou  impératrice?  C'est  aux  Charmilles  que  je 
viendrais  ch.  rcher  mon  premier  ministre.  Je  l'arracherais  à  sa  re- 
traite en  lui  disant  que  les  hommes  supérieurs  se  doivent  à  la  so- 
ciété, que  Dieu  ne  leur  permet  pas  d'enfouir  les  talens  qu'il  leur  a 
donnés. 

M.  de  Mauserre  répliqua  vivement  :  —  Vous  êtes  cruelle.  Ne 
voyez-vous  pas  que  vous  rouvrez  une  plaie  mal  fermée? 

—  Pardomiez-moi,  ré,)ondit-elle  avec  un  accent  de  contrition.  J'ai 
parlé  trop  vite,  j'avais  oublié... 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  avez  le  droit  de  me  faire  souffrir,  interrompit-il.  Ne  vous 
dois-je  pas  la  vie? 

11  y  eut  un  silence,  après  lequel  M.  de  Mauserre  parla  longtemps 
à  voix  basse.  Son  discours  fut  perdu  pour  moi,  hors  la  conclusion, 
qu'il  prononça  d'un  ton  appuyé  :  —  Quand  j'ai  fait  ce  sacrifice,  je 
n'en  avais  pas  mesuré  l'étendue. 

Là-dessus,  ils  se  remirent  en  marche.  —  Voilà  donc  de  quoi  l'on 
s'entretient  quand  on  se  promène  dans  le  parc!  pensai-je  en  ra- 
massant mon  pinceau,  que  j'avais  laissé  tomber. 

Quelques  minutes  après,  ils  étaient  de  nouveau  sous  ma  fenêtre, 
et  de  nouveau  je  prêtai  l'oreille.  —  Vous  parlez  de  compensations, 
disait  M.  de  Mauserre.  Je  n'en  connais  qu'une,  c'est  qu'on  finit  par 
vieillir,  et  qu'il  arrive  un  temps  où  on  ne  se  juge  plus  digne  de  ses 
propres  regrets. 

—  N'y  comptez  pas,  monsieur;  ce  temps  ne  viendra  pas  de 
sitôt. 

—  Oh!  bien,  quel  âge  me  donnez-vous  donc? 

—  Je  ne  sais...  Vous  devez  avoir,  M'"^  de  Mauserre  et  vous,  elle 
un  peu  moins,  vous  un  peu  plus  de  quarante  ans. 

Il  se  mit  à  rire  d'un  petit  rire  qui  partait  d'un  cœur  épanoui.  — 
Vous  ne  vous  y  connaissez  pas;  ôtez-lui  en  dix  et  ajoutez -m'en 
douze,  et  vous  aurez  notre  compte  à  tous  les  deux. 

—  Que  votre  visage  est  menteur!  fit-elle;  mais  je  l'accuse  à  tort, 
il  dit  vrai.  Vous  avez  l'éternelle  jeunesse  du  cœur  et  de  l'esprit, 
et  jamais  vous  n'aurez  d'âge.  —  Elle  s'interrompit  pour  crier  à 
la  bonne,  qui  balançait  Lulu  :  — Prenez  garde!  pas  si  haut!  — 
Puis  elle  reprit  :  —  La  voici,  la  vraie  compensation.  Vous  revivez 
dans  cette  chère  enfant,  qui  vous  ressemble,  qui  ne  tient  que  de 
vous.  Hélas!  je  touche  à  une  autre  plaie.  Puisse-t-elle  bientôt  se 
fermer,  celle-là,  et  le  jour  venir  où  Lulu  sera  tout  à  fait  votre  fille! 

Il  asséna  un  grand  coup  de  sa  canne  contre  le  seuil  de  la  tour  et 
répondit  d'un  ton  bref  :  —  Si  vous  connaissiez  le  code,  vous  sauriez 
que  c'est  impossible. 

Ils  restèrent  si  longtemps  hors  de  portée  de  mes  oreilles,  que  je 
crus  que  je  n'entendrais  plus  rien.  C'eût  été  dommage;  leur  con- 
versation m'intéressait.  Heureusement  Lulu  ne  s'intéressait  pas 
moins  à  son  escarpolette;  il  en  résulta  qu'ils  eurent  le  temps  de 
faire  encore  un  tour,  et  que  cinq  minutes  plus  tard  j'ouïs  une  voix 
grave  qui  dis^ût  :  —  Vous  croyez  qu'elle  souffre,  elle  aussi? 

—  Elle  est  si  bonne,  monsieur,  repartit  une  voix  flùtée,  qu'elle 
vous  cache  ses  regrets,  son  ennui,  son  chagrin.  Elle  était  faite  pour 
le  monde,  pour  y  briller,  pour  y  être  admirée.  A  en  juger  par  son 
portrait,  elle  a  dû  être  merveilleusement  belle. 


META    UOLDENIS.  257 

Je  fus  sur  le  point  de  courir  à  la  fenêtre  et  de  leur  crier  :  —  Ne 
vous  en  déplaise,  c'est  encore  la  plus  jolie  femme  de  France.  —  Je 
n'en  fis  rien,  et  M.  de  Mauserre  eut  le  loisir  d'adresser  cà  Meta  je  ne 
sais  quelle  question.  Elle  répondit  :  —  Vous  m'embarrassez,  mon- 
sieur. L'amour  est  si  exigeant,  si  égoïste,  qu'il  fait  rarement  le 
compte  des  sacrifices  qu'il  impose.  11  me  semble  pourtant  que,  si 
j'avais  l'affreux  malheur  d'être  un  empêchement  à  la  carrière  de 
l'homme  que  j'aimerais.  Dieu  me  donnerait  la  force  de  me  séparer 
de  lui,  de  me  sacrifier,  heureuse  si  sa  reconnaissance  et  son  affec- 
tion venaient  quelquefois  me  chercher  dans  ma  solitude. 

Cette  fois  il  m'échappa  de  dire  à  demi-voix  :  —  Voyez  la  langue 
de  serpent! 

—  Je  crois  qu'on  a  parlé,  fit  M.  de  Mauserre,  —  et  il  cria  :  — 
Tony,  êtes-vous  ici? —  Je  ne  soufflai  mot.  — Vous  vous  êtes  trompé, 
je  n'ai  rien  entendu,  lui  répondit  Meta. 

Peu  après,  elle  appela  Lulu  et  lui  représenta  qu'il  était  temps 
de  retourner  au  château.  Comme  l'enfant  ne  faisait  pas  mine  de 
quitter  son  jeu,  elle  courut  la  chercher  et  donna  l'ordre  à  la  bonne 
de  l'emmener;  puis  elle  vint  retrouver  M.  de  Mauserre,  qui  l'avait 
attendue,  assis,  je  crois,  sur  un  banc  de  pierre  à  quelques  pas  de 
la  tour. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  j'ai  une  confidence  à  vous  faire,  un  con- 
seil à  vous  demander.  Je  ne  sais  si  j'en  aurai  le  courage. 

Il  repartit  du  ton  le  plus  gracieux  :  —  Je  n'ai  rien  de  caché  pour 
vous,  et  je  serais  heureux  de  penser  que  je  possède  toute  votre 
confia  :  ce  comme  vous  avez  la  mienne. 

Eile  s'eaibariassa  dans  un  long  préambule  qu'il  la  supplia  d'abré- 
ger. —  Que  signifie  ce  tortillage?  arrivons  au  fait,  je  vous  prie,  lui 
disait-il.  —  Enfin  elle  se  résolut  à  entamer  son  récit,  parlant  si  bas 
qu'à  grand'peine  quelques  syllabes  parvenaient  à  mon  oreille.  Il  me 
parut  qu'à  plusieurs  reprises  elle  prononçait  mon  nom.  M.  de  Mau- 
serre était  fort  ému  de  son  histoire;  il  s'écriait  de  temps  en  temps  : 
—  Est-ce  bien  possible?  j'étais  à  mille  lieues  de  me  douter  d'une 
chose  pareille. 

Quand  elle  eut  fini,  comme  il  gardait  le  silence,  elle  lui  demanda 
si  à  son  insu  elle  avait  laissé  échapper  quelque  mot  qui  pût  le  cha- 
griner ou  l'offenser.  Il  lui  répliqua  brusquement  :  —  Que  vous  con- 
seille votre  cœur? 

—  Que  sais-je?  répondit-elle;  je  crains  de  le  mal  comprendre. 
Après  une  nouvelle  pause  :  —  Aimez-vous  Tony  ou  ne  l'aimez- 

vous  pas?  leprit-il  avec  la  même  vivacité  où  perçait  la  colère. 

La  réponse  fut  si  indistincte  qu'à  mon  vif  regret  je  ne  pus  la 
saisir. 

TOME  cm.  —  1873.  17 


258  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Vous  voulez  donc  que  je  vous  conseille  ?  fit-il  d'un  ton  ra- 
douci. A  mon  tour,  je  suis  embarrassé.  Vous  parliez  tout  à  l'heure 
de  l'égoïsme  de  l'amour;  l'amitié  a  le  sien.  11  n'y  a  que  trois  mois 
que  nous  nous  connaissons,  et  votre  société  m'est  devenue  une  si 
douce  habitude  que  je  frémis  à  l'idée  d'y  renoncer,  si  vif  est  pour  moi 
le  charme  de  nos  chères  causeries.  Pourtant  je  veux  m'oublier  pour 
ne  consulter  que  votre  intérêt.  Je  suis  très  attaché  à  l'homme  dont 
vous  parlez;  il  m'a  rendu  des  services  que  je  n'oublierai  pas.  Quel 
que  soit  son  mérite,  je  doute  que  vous  fussiez  heureuse  avec  lui.  Il 
est  artiste,  il  l'est  dans  l'âme;  la  peinture  et  la  gloire  sont  ses  deux 
maîtresses,  sa  femme  ne  passera  qu'après.  Souffrez  que  je  vous 
dise  toute  ma  pensée  :  vous  seriez  quelque  temps  son  joujou,  pour 
ne  plus  être  ensuite  que  sa  ménagère.  Mon  amitié  vous  souhaite  un 
mari  qui  ait  avec  vous  une  parfaite  conformité  de  goûts  et  de 
sentimens,  qui  sache  tout  ce  que  vous  valez,  un  homme  capable 
d'apprécier  votre  rare  intelligence,  votre  caractère  à  la  fois  si  so- 
lide et  si  souple,  cette  charmante  complaisance  de  votre  esprit  qui 
sait  si  bien  entrer  clans  les  pensées  qui  vous  sont  le  plus  étran- 
gères et  vivre,  pour  ainsi  dire,  dans  l'esprit  d'autrui.  Ce  mari,  vous 
le  rencontrerez  un  jour,  et  il  fera  de  vous  sa  compagnie  favorite, 
la  confidente  de  toutes  ses  pensées,  sa  conseillère  et  son  amie  dans 
le  sens  le  plus  intime  et  le  plus  doux  de  ce  mot. 

Ces  dernières  paroles  furent  prononcées  avec  tant  de  chaleur  que 
Meta  parut  s'attendrir. 

—  Ainsi  vous  m'engagez  à  refuser?  s'écria-t-elle.  Je  n'ai  plus 
que  trois  jours  pour  me  décider. 

—  Voulez-vous  m'en  croire  ?  le  i^""  septembre  n'allez  pas  à  Ville- 
Moiricu.  Ce  sera  le  mieux.  Il  vous  est  facile  d'éviter  ici  tout  tête- 
à-tête  avec  M.  Flamerin;  s'il  devenait  trop  pressant,  vous  me  char- 
geriez de  m'expliquer  avec  lui. 

—  Qu'il  soit  fait  comme  vous  l'entendrez  î  répondit-elle  du  ton 
soumis  d'une  carmélite  qui  prononce  ses  vœux. 

La  curiosité  étant  la  plus  forte,  je  m'étais  coulé  jusqu'à  ma  fe- 
nêtre, j'avais  soulevé  un  coin  du  rideau.  Ou  j'eus  la  berlue,  ou  M.  de 
Mauserre  prit  la  main  de  Meta  et  lui  baisa  légèrement  le  bout  des 
doigts.  Elle  avait  le  visage  à  demi  tourné  de  mon  côté;  son  front 
était  radieux,  ses  lèvres  entr'ouvertes  respiraient  l'émotion  de  la 
joie.  Ainsi  sourit  l'homme  des  champs  lorsque,  après  de  pénibles 
semailles  et  les  rigueurs  d'un  hiver  opiniâtre,  il  voit  lever  le  grain, 
et  contemple  en  espérance  la  moisson  qu'il  se  promet  d'engranger. 

L'instant  d'après,  je  ne  vis  plus  rien;  ils  étaient  partis. 

Je  me  plongeai  dans  un  fauteuil  où  je  demeurai  quelque  temps 
immobile,  les  bras  engourdis,  la  tête  lourde  et,  je  pense,  l'œil 


META    HOLDENIS.  259 

morne.  Tout  à  coup,  par  un  effort  de  ma  volonté,  je  me  retrouvai 
sur  mes  pieds,  me  tâtant  le  corps  comme  un  homme  qui  est  tombé 
d'un  balcon  sans  se  tuer  et  qui  s'assure  qu'il  a  tous  ses  membres. 
Après  ce  rapide  examen,  je  fis  deux  fois  le  tour  de  l'atelier  en  sif- 
flant, et  je  fus  heureux  de  découvrir  que  je  savais  encore  siffler.  Je 
me  souvins  que  c'était  à  Dresde  que  j'avais  cultivé  ce  talent;  je  pen- 
sai au  portrait  de  Rembrandt,  et  Rembrandt  me  fit  rêver  à  Velas- 
quez.  Je  crus  entendre  une  voix  qui  disait  :  —  C'est  le  seul  dieu 
qui  ne  trompe  pas.  —  J'ouvris  le  tiroir  d'une  table,  j'en  tirai  une 
vieille  pipe  d'écume  que  j'avais  héritée  de  mon  père,  je  la  bourrai, 
je  l'allumai,  et  je  me  surpris  à  m'écrier  :  —  Tonnelier  de  Reaune, 
votre  fils  se  porte  bien  !  —  Puis  je  me  rassis  devant  mon  chevalet,  je 
retouchai  la  draperie  de  mon  Roabdil.  Je  dois  confesser  toutefois 
que  ma  brosse  tremblait  un  peu,  que  jamais  mon  appui-main  ne 
me  fut  si  nécessaire. 

Au  bout  d'une  heure,  on  frappa  de  nouveau  à  la  porte  de  la  tour. 
Ce  n'était  cette  fois  ni  M.  de  Mauserre,  ni  Meta;  —  je  me  trouvai 
face  à  face  avec  la  plus  effrontée,  avec  la  plus  basanée  des  gita- 
nilles.  Elle  avait  des  yeux  pareils  à  des  taches  d'encre  et  l'air  sour- 
nois d'un  oiseau  de  nuit  que  la  lumière  effare.  Ayant  rencontré  le 
matin  cette  beauté  parmi  les  traînards  de  la  bande  de  bohémiens 
qui  avaient  tant  fait  aboyer  nos  dogues,  je  m'étais  féru  de  sa  dia- 
blerie, de  ses  grâces  scélérates,  et  je  l'avais  invitée  à  venir  poser 
dans  mon  atelier.  Je  m'empressai  de  l'introduire,  enchanté  qu'elle 
fût  de  parole.  Le  ciel  m'envoyait  en  sa  personne  un  modèle  et  une 
compagnie  dont  j'avais  grand  besoin.  Tout  en  troussant  mon  cro- 
quis, je  pris  plaisir  à  causer  avec  elle.  Je  vous  ai  déjcà  dit,  madame, 
que,  quand  j'ai  rencontré  dans  le  monde  certaines  vertus,  il  me 
vient  au  cœur  de  saintes  tendresses  pour  la  canaille.  A  la  vérité, 
ce  sont  des  transports  assez  dangereux. 

Le  soleil  déclinait  lorsque  je  levai  la  séance  et  sortis  avec  mon 
modèle.  Comme  nous  traversions  le  terre-plein,  j'aperçus  au  pied 
de  l'escarpolette  un  objet  brillant  :  c'était  le  médaillon  de  Lulu,  qui 
l'avait  perdu  en  se  balançant.  Je  le  ramassai,  et  au  même  instant 
j'avisai  Meta  au  bout  de  la  grande  charmille.  Elle  s'avançait  de 
notre  côté,  la  tête  penchée,  promenant  ses  yeux  autour  d'elle  et 
s'arrêtant  par  intervalles  pour  fureter  dans  les  buissons.  Je  dis 
quelques  mots  à  l'oreille  de  la  bohémienne  et  je  lui  glissai  une  pièce 
d'or  dans  la  main.  Je  n'eus  pas  besoin  de  m'expliquer  tout  au  long; 
outre  qu'elle  avait  de  l'école,  la  pièce  qu'elle  tenait  dans  ses  doigts 
crochus  et  qu'elle  contemplait  en  souriant  lui  allumait  le  regard  et 
l'intelligence.  En  la  payant  grassement,  madame,  on  lui  aurait  fait 
apprendre  le  chinois  en  huit  jours. 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  étions,  elle  et  moi,  à  demi  masqués  par  un  massif.  Meta, 
que  sa  recherche  absorbait,  arriva  jusqu'à  dix  pas  de  nous  sans 
nous  apercevoir.  —  Je  me  suis  oublié  dans  ma  promenade,  dis-je 
tout  haut  à  la  gitanille.  II  se  fait  tard;  il  faut  remettre  notre  séance 
à  demain. 

La  gouvernante  de  Lulu  s'arrêta  court,  l'air  interdit;  évidem- 
ment ce  n'était  pas  moi  qu'elle  cherchait  dans  les  buissons.  Elle 
parut  peu  charmée  de  la  rencontre  et  se  disposait  à  battre  en  re- 
traite. —  Lulu  a  perdu  son  médaillon,  lui  criai-je,  le  voici.  — Elle 
me  remercia  et  vint  le  prendre.  Avant  de  le  lui  remettre,  —  souf- 
frez, lui  dis-je,  que  je  vous  présente  une  fille  de  l'Egypte;  n'est- 
eile  pas  charmante? 

Cette  figure  moricaude  ne  lui  revint  pas.  Elle  la  regarda  d'un  ceil 
sévère  et  un  peu  inquiet;  on  eût  dit  une  colombe  à  qui  on  demande 
son  avis  sur  un  corbeau. 

—  C'est  une  fille,  repris-je,  qui  a  tous  les  vices,  mais  qui  ne 
manque  pas  d'honneur  à  sa  façon.  Si  elle  est  menteuse  comme  un 
laquais  de  grande  maison,  elle  n'est  pas  fausse,  elle  se  donne  à  peu 
près  pour  ce  qu'elle  est.  Elle  ne  croit  ni  Dieu  ni  diable;  aussi  ne 
les  prend-elle  jamais  l'un  pour  l'autre.  Quand  elle  les  rencontrera 
dans  l'autre  monde,  elle  aura  le  plaisir  de  la  surprise,  et  le  bon 
Dieu  lui  dira  :  Gitanille,  viens  à  ma  droite;  je  m'accommode  mieux 
des  gens  qui  m'ignorent  que  de  ceux  qui  me  compromettent.  Je 
vous  accorde  qu'elle  est  gourmande  comme  un  brochet,  amoureuse 
comm.e  une  chatte;  remarquez  pourtant  qu'elle  aime  les  hommes 
l'un  après  l'autre,  que  son  cœur  ne  chante  pas  deux  airs  à  la  fois. 
Pour  l'achever  de  peindre,  elle  a  volé  ce  matin  trois  poules  et  deux 
canards;  mais  je  vous  donne  ma  parole  qu'elle  n'est  jamais  allée  en 
maraude  dans  le  bonheur  des  autres,  qu'elle  ne  leur  a  jamais  es- 
croqué ce  qu'ils  aimaient. 

Puis ,  me  tournant  vers  la  bohémienne  :  —  Devineresse  de  mon 
cœur,  lui  dis-je,  tu  n'as  pas  lu  Jean-Paul,  ni  son  traité  de  l'éduca- 
tion des  femmes.  Tu  seras  toujours  incomplète  et  d'un  terre-à-terre 
déplorable;  mais  je  crois  à  ta  sagacité  dans  les  choses  d'ici-bas. 
Tout  à  l'heure  tu  m'as  annoncé  ce  qui  doit  se  passer  après-de- 
main dans  un  cimetière  où  il  y  a  des  roses,  maintenant  fais-moi 
le  plaisir  de  révéler  sa  destinée  à  la  personne  que  voici. 

Meta  me  lança  un  regard  courroucé  et  essaya  de  s'enfuir.  Je  lui 
barrai  le  passage,  je  m'emparai  de  sa  main  droite.  — Gitanille, 
m'écriai-jc,  dis-moi  le  secret  de  cette  main  que  je  n'ai  pas  su  de- 
viner. 

La  fille  de  l'Egypte  avança  la  tête,  fit  un  geste  de  stupeur.  Elle 
paraissait  plongée  dans  une  si  vive  admiration  que  Meta  en  fut 


META   HOLDENIS.  261 

frappée  et  que  la  curiosité  la  gagna;  elle  consentit  à  poser  sa  main 
dans  celle  de  la  bohémienne,  tout  en  détournant  son  visage  et  en 
souriant  de  pitié,  comme  si  elle  se  fût  prêtée  par  complaisance  à 
un  enfantillage  qu'elle  réprouvait. 

Je  vous  assure,  madame,  que  c'était  une  scène  à  peindre.  De  son 
regard  sinistre  et  profond,  le  corbeau  avait  magnétisé  la  colombe. 
Il  chantait  en  espagnol  d'une  voix  rauque,  triomphante  :  —  Petite 
belle,  petite  belle,  toi  dont  les  mains  sont  d'argent,  tu  es  une  co- 
lombe sans  fiel;  mais  parfois  tu  deviens  terrible  comme  une  lionne 
d'Oran,  comme  une  tigresse  d'Ocagna.  Tu  as  un  signe  au  visage, 
qu'il  est  charmant!  Doux  Jésus,  je  crois  voir  briller  la  lune.  Petite 
belle,  Dieu  vous  préserve  des  chutes;  il  en  est  de  dangereuses  pour 
les  dames  qui  veulent  devenir  princesses. 

En  ce  moment,  le  soleil  à  son  coucher  éclairait  vivement  le  châ- 
teau dont  toutes  les  vitres  étincelaient.  Les  quatre  tours  à  mâchi- 
coulis et  à  échauguettes  qui  le  flanquaient  aux  quatre  coins,  la 
terrasse  bordée  de  balustres  en  marbre  blanc  et  décorée  de  deux 
lions  monumentaux  qui  vomissaient  de  l'eau  par  leurs  mufles,  le 
perron  en  fer  à  cheval,  les  baies  cintrées  de  la  façade  traversées 
de  larges  meneaux  en  pierre,  le  grand  attique  à  pilastres  dont  les 
arêtes  se  profilaient  sur  un  ciel  opale  mêlé  de  vert,  tout  nageait 
dans  une  lumière  éclatante  et  veloutée.  La  bohémienne  chantait 
toujours  : 

Hermosita,  liermosita, 
La  de  las  manos  de  plata, 
Eres  paloma  sin  hiel, 
Pero  à  veces  ères  braba. 
Un  lunar  tienes  :  que  liado! 
Ay  Jésus,  que  luna  clara! 

Tout  à  coup,  changeant  de  voix,  elle  s'écria  sur  une  note  claire  : 
—  Sefiorita,  vous  vivrez  cent  ans;  il  est  des  cœurs  qui  ne  s'usent 
jamais. 

Puis,  faisant  un  geste  grand  comme  le  monde  et  embrassant  dans 
le  cercle  que  décrivait  son  index  et  le  parc  et  le  château,  elle  mur- 
mura doucement  :  —  Ces  chênes,  ces  charmilles,  ces  tours,  ces 
girouettes,  ces  lions,  tout  cela,  petite  belle,  sera  un  jour  à  vous. 

Je  contemplais  fixement  Meta.  Je  vis  comme  une  longue  flamme 
jaillir  de  ses  yeux,  sur  lesquels  elle  se  hâta  d'abaisser  ses  pau- 
pières; elle  sentit  que  mon  regard  était  sur  elle,  et,  perdant  conte- 
nance, elle  me  tourna  brusquement  le  dos  pour  me  dérober  son 
trouble  et  sa  rougeur. 

La  gitanille  ne  lâcha  pas  sa  main,  qu'elle  continuait  d'examiner. 
Soudain  elle  fronça  le  sourcil,  promena  lentement  son  doigt  sur 


262  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

deux  lignes  qui  se  croisaient,  et  dit  avec  un  ricanement  sauvage  : 
—  Seùorita,  un  petit  conseil  :  ne  courez  jamais  deux  lièvres  à  la 
fois. 

A  ces  mots,  elle  prit  ses  jambes  à  son  cou  et  détala  le  long  de 
l'avenue,  emportant  sa  pièce  d'or  qu'elle  avait  bien  gagnée. 

Meta  fut,  je  crois,  sur  le  point  de  la  rappeler;  mais,  revenant  à 
elle-même,  elle  surmonta  son  émotion  en  personne  accoutumée  à 
se  commander,  et,  sans  accepter  le  bras  que  je  lui  offrais,  elle  re- 
prit le  chemin  du  château.  Je  marchais  à  côté  d'elle  ;  il  y  avait 
dans  son  regard  un  pétillement  singulier,  et  elle  allait  si  vite  qu'on 
eût  dit  qu'elle  partait  pour  le  bout  du  monde. 

—  Eh  bien!  lui  dis-je,  ma  bohémienne  n'est-elle  pas  gentille? 

—  Je  ne  comprends  pas,  me  répondit-elle  avec  sa  douceur  ordi- 
naire, qu'un  homme  tel  que  vous  s'intéresse  à  une  diseuse  de  bonne 
aventure  et  à  son  sot  méiier. 

—  Il  n'est  pas  prouvé,  repartis-je,  que  ce  métier  soit  sot.  Les 
uns  croient  à  la  chiromancie,  les  autres  aux  grands  et  aux  petits 
prophètes,  car  il  faut  bien  croire  à  quelque  chose.  Vous  savez 
mieux  que  moi  ce  qu'on  entend  par  les  sorts  bibliques,  et  je  suis 
sûr  que  vous  les  pratiquez.  Si  peu  biblique  que  je  sois,  je  me  suis 
permis  ce  matin  d'ouvrir  le  saint  livre  au  hasard,  et  comme  votre 
avenir,  qui  est  un  peu  le  mien,  m'occupe  beaucoup,  j'ai  décidé  que 
le  passage  sur  lequel  je  tomberais  se  rapporterait  à  vous.  Or  voici 
le  verset  qu'a  rencontré  mon  premier  regard  :  «  Dieu  dit  à  Abra- 
ham :  j'ai  fait  alliance  avec  toi,  et  je  te  donnerai  la  terre  de  Ca- 
naan, où  lu  demeures  comme  étranger.  »  N'êtes-vous  pas  frappée  de 
cette  coïncidence?  La  Bible  et  les  bohémiens  semblent  s'être  donné 
le  mot. 

Elle  me  répondit  sèchement  :  —  Vous  ne  cherchez  pas  à  me 
plaire,  vous  savez  qu'il  est  un  genre  de  plaisanterie  que  je  ne  puis 
souffrir. 

Et,  parlant  ainsi,  elle  doubla  le  pas  et  arriva  au  château  tout 
essoulllée.  En  gravissant  le  perron  derrière  elle,  je  fredonnais  entre 
mes  dents  des  vers  de  Henri  Heine  que  vous  connaissez  :  «  Sur  les 
jolis  yeux  de  ma  bien-aimée,  j'ai  composé  les  plus  belles  romances, 
et  sur  sa  petite  bouche  les  meilleurs  tercets,  et  sur  ses  petites  joues 
les  stances  les  plus  magnifiques;  si  ma  bien-aimée  avait  un  petit 
cœur,  je  composerais  là-dessus  un  joli  sonnet.  » 

V. 

Le  lendemain,  vers  le  soir,  un  domestique  m'annonça  que  M"*  de 
Mauserre  m'attendait  au  saJon.  J'y  trouvai  une  femme  hors  d'elle- 


META   HOLDENIS.  263 

même,  qui  dans  son  trouble  ne  pouvait  rien  dire,  sinon  :  Ahî  Tony, 
mon  cher  Tony,  si  vous  saviez!..  Craignant  qu'on  ne  la  surprît  dans 
cet  état,  elle  m'entraîna  dans  une  pièce  voisine  qui  lui  servait  de 
salon  particulier.  Elle  se  laissa  tomber  sur  un  sofa,  et  tira  de  sa 
poche,  pour  me  la  faire  lire,  une  lettre  qu'elle  venait  de  recevoir  de 
sa  mère  et  qui  contenait  ces  mots  :  a  j'espère,  Lucie,  pouvoir  t' ap- 
prendre très  prochainement  la  plus  heureuse  des  nouvelles.  » 

—  Que  pensez-vous  que  cela  signifie?  me  demanda-t-elle  en  at- 
tachant sur  moi  ses  yeux,  où  se  peignait  le  désordre  de  son  esprit. 

—  Cela  me  paraît  clair,  lui  dis-je,  et  me  voilà  aussi  content  que 
vous.  Cela  signifie... 

—  Ne  le  dites  pas,  Tony,  interrompit-elle  en  posant  sa  main  de- 
vant ma  bouche.  Et  pourtant,  oui,  vous  ne  vous  trompez  point, 
cela  veut  bien  dire  cela...  J'étais  si  loin  de  m'y  attendre  que  j'ai 
éprouvé  tout  à  l'heure  une  surprise  et,  s'il  faut  que  je  le  confesse, 
un  transport  de  joie...  N'est-ce  pas  mal  à  moi  de  me  réjouir  ainsi 
de  la  mort  prochaine  d'un  homme  que  je  devrais  en  ce  moment  soi- 
gner ou  pleurer?  Nous  nous  convenions  peu,  il  m'a  bien  fait  souf- 
frir. 11  fut  gravement  malade  il  y  a  trois  ans;  je  lui  écrivis  que  je 
lui  pardonnais  tout  et  que  je  le  suppliais  de  me  tout  pardonner.  Je 
vous  assure,  Tony,  qu'il  y  avait  du  cœur  dans  cette  lettre;  il  aurait 
dû  se  dire  en  la  lisant  :  «  Elle  vaut  mieux  que  je  ne  pensais.  »  Sa- 
vez-vous  de  quoi  il  s'est  avisé?  11  m'a  fait  répondre  par  une  de  ses 
maîtresses,  et  cette  réponse  était  si  dure,  si  insultante,  que  j'en  ai 
pleuré  pendant  huit  jours.  Maintenant  je  pleure  encore,  mais  il  y 
a  de  la  joie  dans  mes  larmes.  Vrai,  Tony,  ne  suis-je  pas  bien  cou- 
pable? 

—  Je  le  suis  plus  que  vous,  car  j'éprouve  une  joie  sans  mélange 
de  ce  qu'enfin  ce  vieux  coquin  a  rendu  à  Dieu  sa  belle  âme. 

Elle  m'adressa  un  geste  suppliant.  —  Taisez -vous!  il  y  a  des 
paroles  qui  portent  malheur.  —  Pour  en  effacer  l'effet,  elle  fit,  ou 
peu  s'en  faut,  l'éloge  de  son  brutal.  —  D'ailleurs,  poursuivit-elle, 
ai-je  le  droit  de  rien  reprocher  à  personne?  On  pourrait  me  répli- 
quer :  Toi-même,  qu'as -tu  fait  dans  ta  vie  de  si  vertueux  et  de  si 
rare?  Cela  serait  bien  répondu,  car  enfin,  Tony,  l'homme  que  nous 
évitons  l'un  et  l'autre  de  nommer,  tous  ses  torts  se  réduisent  à 
s'être  rendu  aussi  heureux  que  possible,  et  à  sa  façon,  qui  en  vé- 
rité n'était  pas  belle.  N'en  ai-je  pas  fait  tout  autant  ?  Un  jour  que 
j'étais  triste,  le  bonheur  a  passé  en  chantant  sous  ma  fenêtre,  il  m'a 
fait  signe  du  doigt,  et  je  l'ai  suivi  au  fond  de  l'Italie,  d'où  il  m'a 
ramené  aux  Charmilles.  Nous  y  voilà  établis,  lui  et  moi,  chaque 
matin  plus  enchantés  de  vivre  ensemble.  Il  y  a  des  momens  où  je 
me  demande  ce  que  j'ai  bien  pu  faire  pour  mériter  mon  cher  bon- 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heur,  et  il  me  vient  des  inquiétudes,  ne  trouvant  pas  dans  mon 
passé  une  seule  action  méritoire. 

—  Il  y  avait  quelqu'un,  interrompis-je,  qui  se  vantait  de  n'avoir 
fait  durant  sa  vie  qu'une  méchanceté;  on  lui  répondit:  Quand 
finira- 1- elle?  Vous,  madame,  vous  n'avez  à  votre  compte  qu'une 
bonne  action,  laquelle  consiste  à  faire  tous  les  jours  le  bonheur  de 
tout  ce  qui  vous  entoure,  sans  parler  des  pauvres. 

—  Oh!  dit-elle,  il  n'y  a  d'actions  vraiment  bonnes  que  celles  qui 
coûtent.  Vous  êtes  trop  indulgent,  Tony.  Je  vous  assure  que,  si  Dieu 
ne  consultait  que  sa  justice,  au  lieu  d'une  heureuse  nouvelle  il 
m'enverrait  l'un  de  ces  jours  quelque  gros  chagrin. 

—  Et  moi,  je  soutiens  qu'il  y  a  une  justice  au  ciel,  puisque  le 
coquin  dont  le  nom  nous  déplaît  à  prononcer  s'est  décidé  à  crever. 
Un  seul  point  m'inquiète,  la  chose  n'est  pas  encore  faite.  Nous 
disposons  de  la  peau  de  l'ours;  au  diable,  s'il  s'avisait  de  ressus- 
citer ! 

—  Gela  est  vrai,  fit-elle  vivement.  Ma  pauvre  mère  n'est  que  trop 
sujette  à  prendre  ses  désirs  pour  des  réalités;  elle  m'a  donné  déjà 
plus  d'une  fois  de  fausses  alertes,  et  je  suis  une  folle  de  me  monter 
la  tête  sur  un  mot  en  l'air,  qui  après  tout  ne  dit  rien.  Je  ferai 
mieux,  n'est-ce  pas,  Tony?  de  ne  point  parler  de  cette  lettre  à 
M.  de  Mauserre.  Il  serait  fou  de  joie,  et,  s'il  apprenait  demain  qu'il 
s'est  réjoui  trop  tôt,  son  chagrin  serait  bien  amer. 

—  Oh!  bien  amer!  répétai-je  en  articulant  et  martelant  chaque 
mot  avec  énergie. 

Elle  renversa  sur  le  coussin  sa  charmante  tête,  et  resta  quelques 
secondes  les  yeux  fermés,  rongeant  du  bout  des  dents  la  dentelle 
de  son  mouchoir;  puis,  s'étant  redressée  :  —  On  m'accuse,  conti- 
nua-t-elle,  vous  tout  le  premier,  de  n'être  qu'une  paresseuse.  On  a 
raison,  c'est  un  vice  de  naissance.  Pourtant,  dans  mes  longues  pa- 
resses, ma  tête  ne  chôme  pas,  mes  pensées  vont  toujours.  Allez,  je 
suis  moins  étourdie,  moins  insouciante  qu'on  ne  se  l'imagine.  Il 
n'est  pas  de  jour  où  je  ne  me  dise  :  Étais-je  digne  qu'il  me  sacrifiât 
son  avenir?  Ce  qui  me  console  un  peu,  mais  bien  peu,  c'est  qu'à 
Dresde  je  n'ai  rien  épargné  pour  le  faire  renoncer  à  moi.  Il  me  jura 
qu'il  n'aurait  jamais  de  regrets,  et  en  vérité  je  ne  crois  pas  qu'il  en 
ait.  Mon  grand  défaut  après  ma  paresse,  c'est  que  je  suis  trop  sen- 
sible aux  jugemens  du  monde.  Bien  souvent  j'ai  été  tentée  de  dire 
à  M.  de  Mauserre  :  Allons  à  Paris,  vous  y  serez  dans  le  centre  de 
tout  ce  qui  vous  intéresse  et  de  vos  études  favorites.  Le  courage 
m'a  failli;  Paris  m'épouvante,  il  me  semble  que  j'y  lirais  mon  his- 
toire dans  les  regards  de  celui-ci  et  de  celui-là.  Décidément  mes 
yeux  ont  peur  des  yeux  des  autres.  —  Et,  joignant  les  mains  :  — 


META   HOLDENIS.  265 

Ah  !  Tony,  si  un  jour  j'étais  sa  femme  !  Si  un  jour,  mon  bras  autour 
du  sien,  il  faisait  sa  rentrée  dans  le  monde  et  bientôt  après  dans  les 
affaires  ! . . 

—  Ayez  confiance,  lui  dis-je;  ce  temps  viendra. 

Elle  se  leva,  passa  ses  doigts  dans  son  admirable  chevelure  d'un 
brun  fauve.  Ses  cheveux,  madame,  frisaient  si  naturellement  qu'à 
vrai  dire  elle  n'avait  pas  besoin  de  se  coiffer,  elle  secouait  la  tête 
et  c'était  fait.  —  Je  voudrais  être  belle  ce  jour-là,  reprit-elle,  et 
que  M.  de  Mauserre  fût  fier  de  moi,  que  tout  le  monde  se  récriât 
et  dît  :  Il  a  fait  une  grande  folie,  mais  cette  folie  n'était  pas  une 
sottise...  Hélas!  c'est  moi  qui  suis  folle!  —  Et  me  montrant  son 
portrait,  qui  nous  faisait  face  :  —  Oa  bien  vous  m'avez  indigne- 
ment flattée  il  y  a  cinq  ans,  ou  bien  j'ai  beaucoup  perdu.  Qu'en  pen- 
sez-vous? 

Tour  à  tour  elle  se  regardait  dans  la  glace  ou  levait  les  yeux  sur 
le  portrait  en  hochant  la  tête,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  s'écrier  : 
—  Après  tout,  il  me  semble  que  je  ne  suis  pas  encore  laide  à  faire 
peur. 

—  Vous  êtes  la  plus  candide,  la  plus  innocente,  la  plus  aimante 
et  la  plus  jolie  de  toutes  les  femmes,  lui  dis-je  en  lui  baisant  la 
main  avec  une  effusion  dont  elle  ne  soupçonna  pas  le  motif. 

Je  m'aperçus,  comme  je  relevais  le  menton,  que  la  porte  s'était 
ouverte,  et  que  Meta  venait  d'entrer  dans  la  chambre.  Quand  elle  le 
voulait,  elle  avait  le  marcher  si  léger  et  si  subtil  qu'on  ne  l'enten- 
dait pas  venir.  En  ce  moment  elle  me  parut  laide.  11  est  des  sites 
qui  n'ont  rien  d'enchanteur  par  eux-mêmes  et  que  rendent  déli- 
cieux certains  jeux  de  la  lumière,  à  ce  point  qu'on  les  préfère  à 
des  paysages  plus  gracieux  et  plus  rians.  L'âme  aussi  a  sa  lu- 
mière qui  transforme  un  visage,  et  c'est  pour  cela  qu'à  de  cer- 
taines heures  Meta  me  semblait  ravissante  ;  mais  j'avais  remarqué 
qu'elle  était  rarement  à  son  avantage  auprès  de  M'"^  de  Mauserre, 
non  par  l'effet  d'une  comparaison  impossible  à  faire,  mais  parce 
qu'elle  ressentait  en  sa  présence  de  la  gêne,  de  la  contrainte,  im 
secret  malaise  dont  elle  était  occupée  à  se  cacher.  J'en  savais  la 
raison  depuis  peu. 

Elle  nous  regardait  avec  surprise,  et  l'expression  de  sa  figure 
était  à  la  fois  dure  et  embarrassée.  —  Savez-vous,  lui  demandai-je, 
de  quoi  nous  parlions?  M'"^  de  Mauserre  me  soutient  qu'elle  est 
moins  jolie  que  son  portrait. 

—  Celui  qui  a  fait  le  portrait  est  un  grand  artiste,  répondit-elle; 
celui  qui  a  fait  le  modèle  est  plus  qu'un  artiste. 

—  C'est  une  affaire  à  débrouiller  entre  le  bon  Dieu  et  moi,  re- 
pris-je;  mais  les  portraits  ont  l'avantage  de  ne  pas  vieillir,  et  M'"*  de 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mauserre  prétend  qu'elle  est  en  train  de  devenir  une  vieille  femme 
de  trente  ans. 

—  Ah!  madame,  de  nous  deux,  c'est  moi  qui  suis  la  vieille 
femme,  et  je  n'ai  que  vingt-quatre  ans,  répondit-elle  avec  un  ac- 
cent de  mélancolie. 

—  Vous  êtes  l'un  et  l'autre  de  vils  flatteurs,  fit  M""^  de  Mauserre. 
Nous  parlions,  ma  chère,  d'autre  chose  encore;  j'ai  reçu  une  lettre.. . 

—  Madame,  interrompis- je  en  lui  faisant  de  gros  yeux,  le  roi 
Louis  XIV  avait  coutume  de  dire  qu'il  ne  faut  pas  se  vanter  trop  tôt 
de  l'avenir  parce  qu'on  dérobe  à  l'événement  la  grâce  de  la  nou- 
veauté. 

—  Voilà  ce  que  pensait  le  roi  Louis  XIV,  repartit  Meta;  mais 
l'opinion  de  M.  Flamerin  est  qu'il  est  bon  de  ne  pas  se  fier  à 
tout  le  monde. 

—  Que  dites-vous  là?  s'écria  M'"'  de  Mauserre.  A  qui  me  fierais-je 
si  ce  n'est  à  vous?  Tenez,  lisez  bien  vite  cette  lettre;  je  suis  sûr 
que  vous  partagerez  l'émotion  qu'elle  m'a  causée. 

Elle  n'eut  pas  le  temps  de  la  lui  remettre  ni  d'ajouter  un  mot;  la 
cloche  du  dîner  sonna,  et  Lulu,  qui  avait  faim,  accourut  nous  ap- 
peler. Pendant  le  repas,  M.  d'Arci  donna  carrière  à  son  humeur  ta- 
quine et  pointue.  Soit  distraction,  soit  renchérissement  de  modes- 
tie, Meta  était  venue  à  table  dans  sa  robe  grise  du  matin;  il  lui  en 
fit  la  guerre  et  lui  demanda  pourquoi  elle  aimait  tant  le  gris,  si  c'é- 
tait à  titre  de  sœur  grise.  Elle  le  remercia  de  l'attention  qu'il  faisait 
à  sa  toilette  et  lui  répondit  que  de  tout  temps  on  l'avait  surnom- 
mée Maiischen,  qu'elle  était  née  souris,  que  souris  elle  mourrait,  et 
qu'elle  aimait  à  en  porter  la  livrée.  —  Voilà,  dit-il,  qui  m'explique 
bien  des  choses.  J'ai  toujours  pensé  qu'il  y  a  deux  sortes  d'ambi- 
tieux, les  dévorans  et  les  rongeurs;  les  premiers  happent  le  mor- 
ceau, les  autres  le  grignotent  à  petits  coups  de  dent, 

—  A  l'application,  monsieur!  lui  dit-elle  avec  un  peu  d'impa- 
tience. 

—  Oh!  fit-il,  voire  ambition  est  fort  louable,  vous  vous  piquez  de 
conquérir  tous  les  cœurs;  depuis  Lulu  jusqu'à  moi,  il  n'est  personne 
ici  qui  ne  vous  adore. 

—  Son  secret  est  bien  simple,  dit  M""^  de  Mauserre;  elle  passe  sa 
vie  à  s'oublier  pour  penser  aux  autres. 

—  C'est  précisément  ce  que  je  voulais  dire,  répliqua-t-il  en  vi- 
dant son  verre. 

L'instant  d'après,  il  critiqua  le  nœud  de  ruban  brun  que  M"'  Hol- 
denis  avait  mis  dans  ses  cheveux;  il  affirma  que  le  brun  et  le  gris 
n'allaient  pas  ensemble,  que  l'un  est  une  couleur  franche,  l'autre 
une  couleur  sournoise,  et  il  s'en  remit  à  mon  arbitrage.  Je  n'eus 


META  HOLDENIS.  267 

pas  le  temps  de  prononcer.  M.  de  Mauseire  lui  reprocha  d'être  l'es- 
prit le  plus  gloseur  et  le  plus  décisif  qu'il  eût  jamais  connu,  et 
M.  d'Arci  rengaina  son  compliment;  il  savait  par  expérience  jus- 
qu'où il  pouvait  aller. 

Deux  heures  plus  tard,  nous  étions  au  salon.  Meta  venait  de  sor- 
tir pour  aller  coucher  Lulu.  Un  domestique  entre,  remet  un  pli  à 
M'"^  Mauserre.  Elle  l'ouvre,  pousse  un  grand  cri;  elle  pleurait  d'un 
œil,  riait  de  l'autre.  Elle  se  leva,  et  d'un  pas  chancelant  courut  le 
jeter  au  cou  de  M.  de  Mauserre;  ses  sanglots  étouffaient  sa  voix. 
Enfin  elle  réussit  à  dire  :  —  Alphonse,  me  voilà  libre. 

Il  se  dégagea  un  peu  vivement,  la  curiosité  rend  impatient.  Il  se 
saisit  de  la  dépêche  et  fit  un  haut-le-corps;  la  surprise  produit  de 
ces  effets.  Puis  il  ouvrit  ses  bras  à  sa  femme  en  s'écriant  :  —  Il 
nous  a  bien  fait  attendre. 

Comme  vous  voyez,  madame,  il  est  faux  que  le  premier  mouve- 
ment soit  toujours  le  meilleur.  Sur  ces  entrefaites,  Meta  rentra  dans 
le  salon.  M'"^  de  Mauserre  s'élança  vers  elle,  lui  tendant  le  pli  et 
lui  criant  :  —  Mais  arrivez  donc,  mademoiselle  ! 

Meta  lut  à  son  tour.  Si  elle  était  maîtresse  de  sa  langue,  elle  l'é- 
tait moins  de  son  visage,  et,  pour  employer  un  vieux  mot,  elle  ne 
commandait  pas  toujours  à  ses  petits  esprits;  ils  la  trahissaient 
quelquefois.  J'avais  cru  voir  la  veille  une  flamme  jaillir  de  ses  yeux; 
je  la  vis  en  cet  instant  devenir  pâle  comme  la  mort,  et  je  crus 
qu'elle  allait  se  trouver  mal.  M.  d'Arci  la  regardait  comme  moi,  il 
avait  aux  lèvres  un  sourire  noir.  Elle  eut  la  ressource  de  se  jeter  à 
corps  perdu  sur  M'"^  de  Mauserre  et  de  l'embrasser  si  longuement 
que  M.  d'Arci  finit  par  lui  dire  :  —  Permettez,  mademoiselle,  on 
embrasse  les  gens,  on  ne  les  étouffe  pas.  —  Puis,  décrivant  un 
quart  de  cercle.  —  Chère  madame,  ajouta-t-il,  veuillez  agréer  les 
félicitations  de  votre  gendre. 

—  Merci,  lui  répondit  M"^  de  Mauserre;  mais  nous  avons  encore 
devant  nous  dix  mois  d'attente. 

—  Ainsi  le  veut  la  loi,  dit  M.  de  Mauserre  d'un  ton  résigné. 

La  pauvre  femme  nous  embrassa  tous  à  la  ronde  et  se  sauva  dans 
sa  chambre,  où  elle  s'enferma  seule.  Son  bonheur  lui  donnait  des 
scrupules,  sa  joie  lui  faisait  peur;  elle  éprouvait  le  besoin  de  la 
cacher,  et,  comme  elle  le  disait,  de  n'en  parler  qu'à  celui  qui  com- 
prend tout. 

M.  d'Arci  ne  cachait  pas  la  sienne;  elle  était  bruyante  à  ce  point 
que  pour  une  raison  ou  pour  une  autre  elle  devint  importune  à 
tout  le  monde.  M.  de  Mauserre  s'empara  d'un  journal;  je  pris  une 
feuille  de  papier  et  me  mis  à  dessiner.  Une  ombre  vint  s'interposer 
entre  la  lampe  et  mon  crayon.  Je  levai  les  yeux;  Meta  était  debout 


268  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

auprès  de  moi.  Elle  n'était  plus  laide;  elle  avait  le  teint  animé,  l'air 
coquet,  une  langueur  fiévreuse  dans  le  regard. 

—  Ne  peut-on  savoir,  me  demanda- t-elle  à  voix  basse,  ce  que 
vous  a  prédit  la  bohémienne? 

—  A  propos  de  quoi? 

—  Sur  ce  qui  doit  se  passer  après-demain  dans  un  cimetière  où 
il  y  a  des  roses. 

—  Elle  m'a  prédit  qu'il  ne  s'y  passerait  rien. 

—  Rien  du  tout? 

—  Piien  du  tout. 

—  Par  quelle  raison? 

—  Par  une  raison  fort  simple,  c'est  qu'après-demain  ni  vous  ni 
moi  n'y  mettrons  les  pieds. 

—  Ni  vous  ni  moi?  fit-elle.  La  bohémienne  a  menti  de  moitié; 
j'y  serai  et  je  vous  attendrai. 

M.  de  Mauserre  posa  son  journal,  s'approcha  de  nous.  Je  ne  sais 
ce  qu'il  avait  pu  saisir  de  notre  conversation.  Il  dit  à  Meta  de  l'air 
le  plus  naturel  :  —  Puisque  nous  sommes  tous  en  joie,  il  me  semble 
convenable  que  Lulu  en  ait  sa  part.  Elle  meurt  d'envie  depuis 
longtemps  de  voir  le  lac  Paladru,  qui,  s'il  m'en  souvient,  est  un 
charmant  lac.  J'ai  décidé,  mademoiselle,  que  nous  l'y  mènerions 
après-demain  l^""  septembre.  —  Il  ajouta  d'un  ton  plus  dégagé 
qu'engageant  :  —  Serez-vous  des  nôtres,  Tony? 

—  Assurément. 

—  Et  moi  de  même,  cher  père,  dit  M™^  d'Arci. 

—  Puisqu'on  ne  m'invite  pas,  fit  à  son  tour  M.  d'Arci,  je  m'invite. 
J'écrivis  en  grosses  lettres  sur  mon  papier,  que  Meta  n'avait  pas 

cessé  de  regarder  :  «  La  chiromancie  n'est  pas  un  art  menteur.  » 

Quand  je  me  retirai,  M.  d'Arci  courut  après  moi  dans  le  corridor, 
et  m'ayant  tiré  par  la  manche  :  —  Monsieur  Flamerin,  murmura- 
t-il  à  mon  oreille,  j'aurai  demain  à  vous  parler  d'une  affaire  très 
sérieuse. 

Victor  Cherbuliez. 

{La  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


LE 


NOUVEL  HISTORIEN 

DE  FRÉDÉRIC  II 


THOMAS     CARLYLE. 


I.  Carlyk's  llistory  of  Frederick  the  great,  a  new  édition;  London,  C'hapman  and  Hall,  7  vol. 
—  H.  Leopold  Ranke,  Origine  de  la  gtuTie  de  sept  ans  (allemand),  1871;  —  Les  puissances 
aiUmandes  el  la  ligue  des  p'inces  ( allemand),  1871.  —  III.  Ad.  Trendelenburg,  Petits 
écrits  (allemand),  1871. 


Au  moment  où  la  Prusse,  ayant  conquis  l'Allemagne,  semble  dé- 
libérer si  elle  voudra  l'absorber  ou  s'absorber  en  elle,  une  histoire 
nouvelle  de  son  roi  le  plus  célèbre,  de  celui  qui  l'a  créée  et  mise 
au  rang  des  grandes  puissances,  ne  saurait  demeurer  indifférente. 
L'o{)inion  publique  était  depuis  longtemps  bien  instruite  sur  le 
compte  de  ce  prince;  le  jugement  nous  semblait  prononcé  :  une  sta- 
tue assez  belle  après  tout  lui  était  élevée  dans  le  panthéon  de  l'his- 
toire. Voici  pourtant  que  ses  admir.iteurs  outrés  prétendent  agran- 
dir celle-ci  et  même  la  déplacer;  ils  lui  veulent  faire  un  piédestal 
de  tout  ce  qui  s'est  accompli  depuis  sa  mort,  de  tout  ce  qu'il  n'a 
pas  prévu,  de  ce  qu'il  n'aurait  pas  fait  peut-être.  Frédéric  est-il  le 
héros  de  cette  nation  restreinte  qui  date  de  lui,  ou  bien  le  héros  de 
l'Allemagne  moderne?  Telle  est  la  question  que  se  posent  naturel- 
lement ceux  à  qui  le  passé,  tout  bien  constaté  qu'il  est,  ne  suffit 
pas,  ceux  qui  par  moiif  d'intérêt  ou  de  passion  prétendent  recom- 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mencer  l'histoire,  comme  si  les  événemeiis  d'aujourd'hui  devaient 
changer  ceux  d'il  y  a  cent  ans,  comme  si  les  talens  heureux,  les 
vertus  vraies  ou  fausses  des  vivans,  devaient  ajouter  aux  talens  et 
aux  vertus  des  morts,  comme  si  ce  n'était  pas  assez  que  les  hasards 
fussent  changeans  sans  faire  du  récit  des  faits  accomplis  une  toile 
de  Pénélope.  Une  légende  nouvelle  est  en  train  de  se  former  autour 
du  nom  de  Frédéric  II.  Il  n'est  plus  seulement  le  roi  éclairé,  philo- 
sophe, faisant  sous  sa  main  prospérer  les  peuples  et  fleurir  les  arts; 
il  est  le  héros  du  protestantisme,  un  chrétien  méconnu,  un  type 
suprême  de  la  royauté  perfectionnée,  avec  mission  de  la  Provi- 
dence, une  révélation  vivante  des  desseins  d'en  haut  envoyée  à 
l'Allemagne,  que  celle-ci  n'a  pas  su  comprendre  et  qu'elle  com- 
mence peut-être  à  déchiffrer.  Si  ce  haut  mysticisme  politique  avait 
quelque  chance  de  se  substituer  à  l'histoire,  il  devrait  en  remercier 
M.  Thomas  Carlyle,  qui  a  beaucoup  fait  pour  opérer  cette  transfigu- 
ration du  philosophe  de  Sans-Souci.  Cet  écrivain,  qui  ne  fait  rien  à 
demi,  pousse  le  zèle  beaucoup  plus  loin  que  les  Allemands.  M.  Léo- 
pold  Pianke,  dans  les  écrits  cités  en  tête  de  ce  travail,  semble  se 
défier  sagement  de  l'innovation  en  histoire,  peut-être  aussi  ei^  po- 
litique; M.  Adolphe  Trendelenburg  se  risque  davantage,  surtout 
quand  il  parle  des  grandeurs  de  Frédéric  et  de  l'honnêteté  imma- 
culée de  ses  conceptions  politiques,  mais  il  parle  en  fonctionnaire 
prussien  qui  brûle  de  l'encens  officiel.  Notre  intention  est  non  pas 
de  prendre  à  partie  M.  Carlyle,  mais  de  consacrer  à  son  ouvrage 
une  étude  attentive,  consciencieuse,  sévère  quelquefois,  autant  que 
le  mérite  un  nom  célèbre,  un  peu  compromis  dans  sa  patrie  depuis 
quelque  temps,  cité  souvent  chez  nous  à  la  légère  et  sur  la  foi 
d'une  critique  dont  il  avait  autrefois  justifié  la  bienveillance  pres- 
que excessive. 

I. 

Jusqu'ici,  Anglais  et  Français  s'accordaient  assez  dans  leur  opi- 
nion sur  Frédéric  II  :  de  part  et  d'autre,  on  reconnaissait  en  lui 
le  général  et  le  roi  le  plus  grand  du  xviii*  siècle;  des  deux  côtés 
aussi,  sa  politique  était  jugée  plus  adroite  et  heureuse  que  loyale  et 
honnête.  L'absence  trop  fréquente  de  bonne  foi  dans  le  vainqueur  de 
Rosbach  ne  faisait  pas,  pour  nos  voisins  comme  pour  nous,  l'ombre 
d'un  doute;  seulement  les  griefs  respectifs  des  deux  nations  se  rap- 
portent à  des  dates  différentes.  Yoltaire  dans  sa  Correspondance 
générale  et  Macaulay  dans  ses  Essays  sont  également  sévères  pour 
lui.  M.  Carlyle  a  entrepris  de  justifier  toujours  son  héros  :  il  a  écrit 
un  livre  plus  prussien  que  ne  le  ferait  la  Prusse  elle-même. 


UN    HISTORIEN    DE   FRÉDÉRIC    II.  271 

Nous  sommes  en  présence  d'un  parti-pris  absolu  qui  produit  des 
conséquences  assez  curieuses  :  selon  M.  Garlyle,  tout  le  monde  a 
tort  contre  Frédéric,  y  compris  l'Angleterre.  Il  suffit  que  le  parle- 
ment britannique  vote  une  alliance  avec  la  Prusse  pour  être  le  sou- 
tien de  la  liberté  du  monde;  lui  déclare-t-il  la  guerre,  la  bonne 
cause  devient  mauvaise,  les  mots  de  justice  et  de  liberté  dans  les 
discours  des  ministres  ne  sont  plus  que  mensonges  et  faux  pré- 
textes, les  plaisanteries  de  l'historien  ne  tarissent  plus  sur  le  bon 
peuple  anglais,  qui  prodigue  son  argent  pour  des  entreprises  insen- 
sées ou  coupables.  Bien  plus,  il  suffit  que  le  roi  de  Prusse  se  retire 
d'une  cause  ou  s'y  rengage  pour  en  changer  la  valeur  morale  :  ainsi 
dans  l'intervalle  de  la  première  et  de  la  seconde  guerre  de  Silésie, 
l'Angleterre,  qui  avait  jusque-là  le  tort  de  combattre  Frédéric, 
commence  à  trouver  grâce  aux  yeux  de  l'historien;  mais  aussitôt 
que  ce  roi,  sans  se  faire  de  scrupules,  rompt  un  traité  avec  autant 
de  désinvolture  qu'il  l'avait  signé,  aussitôt  qu'il  reparaît  sur  le 
champ  de  bataille,  l'Angleterre  retombe  en  disgrâce,  et  sa  fidélité 
envers  Marie-Thérèse  lui  est  comptée  pour  une  récidive  de  sa  faute. 
Certes  jamais  la  Grande-Bretagne  ne  soutint  des  guerres  plus  glo- 
rieuses qu'au  milieu  du  siècle  dernier,  jamais  l'aristocratie  de  ce 
pays  ne  se  montra  plus  digne  de  diriger  une  grande  nation;  Fré- 
déric lui-même,  avec  son  génie,  n'aurait  pas  résisté  deux  ans  au 
triple  effort  de  l'Autriche,  de  la  France  et  de  la  Russie  sans  les  bud- 
gets anglais.  Dans  la  guerre  de  sept  ans,  il  fut  le  soldat  habile, 
mais  généreusement  stipendié  de  l'Angleterre.  M.  Garlyle  est  le 
seul  qui  ait  oublié  ces  beaux  souvenirs,  et  à  l'exception  de  Pitt,  au- 
quel il  fait  une  place  honorable,  les  hommes  d'état  anglais  ne  ser- 
vent qu'à  entretenir  sa  bonne  humeur.  Frédéric  est  pour  lui  une 
sorte  de  dieu  qui  règle  non-seulement  les  destinées  des  empires, 
mais  les  droits  de  la  vérité  et  de  la  vertu. 

Il  fallait  s'y  attendre  :  un  esprit  paradoxal,  qui  se  joue  avec  les 
idées,  qui  s'est  mis  à  l'école  de  l'humoriste  Jean-Paul  pour  traiter 
de  la  politique  et  de  la  société,  qui  s'est  fait  des  habitudes,  des  sys- 
tèmes, un  langage  à  lui,  et  dont  le  langage,  les  systèmes,  les  habi- 
tudes sont  la  négation  radicale  de  tout  ce  que  dit,  pense  et  pra- 
tique la  moderne  Angleterre,  ne  pouvait  condescendre  à  tenir  pour 
authentique  et  véritable  le  Frédéric  de  tout  le  monde,  celui  de 
l'Angleterre,  de  la  France  et  de  l'Allemagne  elle-même,  car  celle- 
ci,  dans  les  rayons  de  cette  gloire  qui  lui  appartient,  consent  à  voir 
quelques  taches.  On  pouvait  prévoir  que  M.  Garlyle  aurait  un  Fré- 
déric à  lui.  Il  commença  par  en  faire  un  mystère.  C'est  son  procédé 
favori  :  tout  ce  qu'il  daigne  toucher  change  de  nature,  ou  plutôt 
tout  ce  que  d'autres  ont  touché  avant  lui  a  été  altéré,  contrefait. 


272  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  il  veut  bien  rendre  aux  objets  leur  vraie  figure.  Dès  le  premier 
volume,  qui  parut  en  1858,  il  promet  un  personnage  qui  avait  été 
mal  connu  et  qu'il  était  très  malaisé  de  retrouver  sous  les  débris 
du  siècle  dernier,  une  véritable  exhumation  compliquée  de  toute 
sorte  de  difficultés,  grâce  à  l'ignorance  des  historiens  et  aux  con- 
tradictions des  témoignages. 

Les  travaux  antérieurs  de  M.  Carlyle  devaient  exercer  sur  ce 
livre  une  influence  que  son  esprit  de  système  ne  pouvait  qu'exagé- 
rer. Sans  parler  de  ses  études  sur  l'Allemagne,  où  il  a  puisé  une 
métaphysique  entachée  de  fatalisme,  il  s'était  fait  connaître  par  de 
brillantes  leçons  sur  le  Ilero-ivorship,  le  culte  des  héros,  et  par 
une  llisloire  de  la  révolution  française ,  estimée  chez  nous  sur  pa- 
role et  négligée  depuis  qu'elle  a  été  traduite.  Des  pamphlets  po- 
litiques sur  le  chartisme  et  sur  l'école  de  Manchester  lui  ont  valu 
la  popularité;  sa  meilleure  part  de  renommée,  il  la  doit  à  son  grand 
ouvrage  sur  les  Lettres  et  discours  d Olivier  Cromwell  (1).  S'il 
n'avait  pas  écrit  sur  le  culte  des  héros  des  pages  où  il  soutient 
cette  thèse,  que  certains  hommes,  un  ou  deux  par  siècle  peut-être, 
devraient  seuls  parler  et  agir  dans  le  monde,  que  l'Angleterre  et 
la  France  feraient  bien  de  se  mettre  au  régime  du  silence  pour  une 
cinquantaine  d'années,  et  par  conséquent  que  le  genre  humain 
est  appelé  à  vivre  comme  un  troupeau  sous  la  conduite  d'un  élu 
de  la  destinée;  s'il  ne  s'était  pas  alors  et  depuis  rempli  de  ces 
idées-là,  il  n'aurait  sans  doute  pas  fait  du  roi-philosophe  son  idole 
un  échantillon  de  ces  héros  dictateurs,  de  sa  politique  un  modèle 
de  bon  gouvernement  et  de  véritable  humanité,  de  son  règne  un 
âge  d'or  et  de  la  Prusse  un  paradis  terrestre.  Notons  en  passant 
que,  le  jour  où  il  publiait  le  Hero-norshi}) ,  il  n'avait  pas  môme 
songé  au  roi  de  Prusse  :  dans  le  panthéon  des  héros  et  en  particu- 
lier de  ceux  de  fonction  royale,  il  avait  ménagé  une  place  pour 
Cromwell  et  pour  Napoléon  ;  Frédéric  était  oublié.  Apparemment  il 
ne  l'avait  pas  encore  exhumé.  S'il  n'avait  pas  fait  sur  la  révolution 
française  le  travail  que  l'on  connaît,  il  n'aurait  pas  eu  l'idée  de  re- 
présenter tout  le  xviir  siècle,  même  anglais,  comme  une  période 
maudite,  désastreuse  pour  les  peuples  et  honteuse  pour  l'esprit  hu- 
main, ridicule  à  tous  égards  par  ses  formules  trompeuses,  par  ses 
mensonges,  par  ses  charlatanismes,  n'ayant  qu'un  mérite,  celui  de 
finir  par  la  révolution.  Celle-ci  n'est  à  ses  yeux  qu'une  combustion 
générale,  stérile  en  soi,  il  est  vrai,  mais  utile  comme  un  incendie. 
Prétextes,  fourberies,  vanités,  autant  de  matériaux  brûlés  non  pas 
sans  laisser  pourtant  de  la  fumée  et  des  flammèches  un  peu  partout 

(1)  Voyez  à  ce  sujet  l'étude  de  M.  de  Rémusat  dans  la  Revue  du  15  mars  1854, 


UN    HISTORIEN   DE    FRÉDÉRIC    II.  273 

et  notaniTTient  en  France.  —  Mirabeau,  Danton,  Saint-Jnst,  Robes- 
pierre, autant  d'avaleurs  de  formules,  swulloivers  of  formulas^ 
destructeurs  assermentés  par  la  destin(^e,  pour  réduire  en  cendres 
un  monde  pourri,  menteur,  vermoulu  moralement  et  physique- 
ment. 

Si  tout  cela  n'avait  pas  été  mis  autrefois  en  toutes  lettres  dans 
des  pages  que  je  ne  puis  appeler  éloquentes,  ni  surtout  humaines, 
mais  qui  sont  oiiginales  à  coup  sûr  et  spirituelles,  nous  n'aurions 
pas  sans  doute  aujourd'hui  un  intermmable  tableau  des  folies  vraies 
ou  prétendues  de  no3  devanciers  du  siècle  dernier,  de  leurs  peti- 
tesses, de  leurs  hypocrisies,  de  leurs  roueries  misérables,  et  au 
centre  la  figure  rayonnante  d'un  Frédéric  irréprochable,  vrai,  na- 
turel, rarement  tron)pé,  mais  jamais  trompeur.  Il  fallait  au  milieu 
du  mensonge  universel  un  homme  représentant  le  génie  de  la  vé- 
racité, un  roi  qui  ne  ment  pas,  et  ce  fut  le  roi  de  Prusse!  Ne  vous 
étonnez  pas  trop  de  ces  assertions  énormes,  il  y  a  mieux  encore. 
Frédéric  a  été  seul  à  entendre  la  voix  du  ciel,  —  et  comment,  s'il 
vous  plaît?  En  obéissant  aux  lois  de  l'univers,  en  se  montrant  le 
frai  fils  de  la  nature,  en  méprisant  les  formules,  les  h\i%s>e.srcspec- 
tabililh,  les  décorations  de  tliéâlre.  11  avait  une  religion  qui  ne  s'ex- 
primait pas  eu  paroles,  qui  se  faisait  entendre  par  autre  chose  que 
les  paroles  ou  par  des  paroles  à  contre-sens  [voiceless,  nny  ultra- 
voireless,  or  voiccd  the  wrong  ivay).  Telle  est  la  phraséologie  moyen- 
nant hujuelle  l'historien  habille  un  prince  incrédule,  ouvertement 
impie,  en  héros  du  protestantisme,  et  livre  tout  le  reste  au  démon 
en  des  anathèmes  pédantesques.  Grcâce  à  la  doctrine  mystérieuse  do 
M.  Carlyle,  et  surtout  au  jargon  dont  il  l'enveloppe,  les  Ilobenzol- 
lern  deviennent  des  élus  de  Dieu,  et  la  piété  une  veitu  patrimoniale 
de  la  maison  de  Brandebourg.  C'est  par  piété  qu'Albert,  le  grand- 
maître  de  l'oidre  leutonique,  trahit  son  double  serment  à  Dieu  et  à 
l'empereur,  se  reconnut  vassal  du  roi  de  Pologne,  lit  d'un  domaine 
ecclésiastique  et  chevaleresque  un  duché  temporel,  et  d'une  di- 
gnité viagère  une  propriété  de  famille;  ils  étaient  si  déréglés,  si 
peu  moraux,  ces  chevaliers  teutons  !  C'est  par  piété  qu'Albert,  sur- 
nommé Alribiade,  viola  un  traité  signé  par  lui,  se  retourna  contre 
ses  allies,  mit  en  feu  l'Allemagne  parce  qu'il  n'était  pas  content  de 
son  lot,  se  ut  battre,  se  réfugia  dans  ce  pays  de  Fiance,  à  la  porte 
duquel  ils  sont  toujours  venus  frapper  dans  les  heures  de  crise,  et 
mourut  comme  un  ennemi  de  la  paix  publique.  C'est  par  piété  en- 
fin, une  véritable  piété  à  l'égard  des  lois  de  «  l'univers  »  et  de  «  la 
nature  des  choses,  »  que  Frédéric  le  Grand  conqiiit  la  Silésie  et 
provoqua  le  premier  partage  de  la  Pologne;  cette  .Silésie  n'avait- 
elie  pas  été  créée  pour  donn?r  une  frontière  au  Brandebourg,  ce 

TOME  cm.  —  ISIS,  18 


274  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pays  si  pieux?  et  qu'y  avait-il  de  plus  immoral  que  les  divisions 
perpétuelles  des  Polonais? 

M.  Garlyle  pouvait,  comme  tous  ses  devanciers,  expliquer  les 
accroissemens  de  la  Prusse  sans  mêler  les  intérêts  du  ciel  à  ce  que 
la  terre  a  vu  quelquefois  s'accomplir  da  plus  odieux;  mais  M.  Gar- 
jyle  a  écrit  une  histoire  de  Gromwell  dont  le  but  est  de  prouver  que 
le  grand  despote  anglais  n'était  pas  ambitieux,  que  Dieu  l'avait 
mis  en  réserve,  vivant  silencieux  entre  sa  Bible  et  sa  charrue,  pour 
l'élever  tout  d'un  coup  vers  les  plus  hauts  sommets,  afin  que  par 
lui  l'Angleterre  fût  à  jamais  grande  et  forte.  L'historien  a  puisé 
dans  la  société  prolongée  de  ses  indépendans,  dans  sa  familiarité 
intime  avec  ce  dictateur  fanatique ,  un  fatalisme  de  sang-froid,  un 
enthousiasme  à  tête  reposée,  qui  font  de  lui  le  Gromwell  de  l'histoire 
et  de  la  politique,  un  Gromwell  gouvernant  le  genre  humain  du 
fond  de  sa  chambre  à  Londres,  un  illuminé  arrangé  pour  le  goût 
moderne,  un  soldat  de  Dieu  ou  plutôt  des  dieux,  car  sa  phraséologie 
est  volontiers  polythéiste,  surtout  un  ennemi  du  diable,  car  celui-ci 
apparaît  fort  souvent  dans  son  livre.  De  là  vient  que  les  Hohenzol- 
lern,  dont  il  s'occupe  aujourd'hui,  sont  plus  ou  moins  inspirés  d'en 
haut,  et  que  le  second  héros  de  M.  Garlyle  ressemble  fort  à  son 
premier.  J'imagine  que  Frédéric  aurait  bien  ri  de  cette  assimilation. 
Lui  qui  aimait  tant  à  tromper  avec  profit,  et  qui  l'avouait  tout  au 
moins,  s'il  ne  s'en  vantait  pas,  il  aurait  surtout  ri  des  apologies  la- 
borieuses de  M.  Garlyle  sur  le  partage  de  la  Pologne.  Il  faut  que  le 
cromwellisme  ait  une  vertu  bien  puissante  pour  mettre  la  con- 
science en  repos,  puisque  personne  en  Angleterre,  sinon  M.  Garlyle, 
n'a  jamais  prétendu  innocenter  cette  iniquité.  C'est  un  mal  peut- 
être  irrémédiable,  on  peut  l'excuser  tout  au  plus;  M.  Garlyle  seul  a 
eu  le  courage  d'instruire  le  procès  des  victimes! 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  essais  politiques  et  aux  pamphlets  de 
M.  Garlyle  qui  n'aient  laissé  des  traces  dans  son  dernier  ouvrage. 
Trente  ans  se  sont  écoulés  depuis  que  l'auteur  prononça  sur  l'An- 
gleterre ces  sortes  d'oracles  funestes.  Geux-ci  attendent  encore 
leur  accomplissement;  mais  la  foi  de  M.  Garlyle  n'en  paraît  pas 
ébranlée  :  il  pense  toujours  de  même  sur  la  liberté,  sur  les  parle- 
mens,  sur  l'économie  politique.  Le  régime  anglais  lui  semblait  un 
minimum  de  gouvernement  approchant  de  plus  en  plus  de  l'anar- 
chie :  il  était  un  admirateur  préparé  d'avance  pour  ce  maximum 
de  gouvernement  en  vertu  duquel  Frédéric  se  chargeait  de  tout 
dans  son  royaume,  étant  non-seulement  son  premier,  mais  son 
unique  ministre.  L'historien  approuve,  il  vante  les  plus  mauvaises 
parties  de  cette  administration  et  de  cette  politique.  On  pouvait 
aisément  le  prévoir.  II  n'a  rien  eu  à  changer  dans  ses  convictions 


UN   HISTORIEN   DE    FRÉDÉRIC    If.  275 

pour  écrire  ce  dithyrambe  en  très  gros  volumes  sur  le  césarlsme 
prussien,  sur  une  monarchie  alliant  la  dictature  héréditaire  à  une 
mysticité  de  convention.  L'identité  de  la  puissance  et  de  la  jus- 
tice était  déjà  dans  son  livre  du  Chartisme  :  les  mights  (forces)  qui 
deviennent  des  riglds  (droits),  ce  n'était  pas  là  une  simple  antithèse 
et  un  jeu  de  mots;  M.  Carlyle  avait  fourni  depuis  longtemps  à  M.  de 
Bismarck  une  maxime  trop  célèbre.  Le  Frédéric  de  l'historien  écos- 
sais est  donc  un  modèle  qu'il  propose  à  tous  égards  aux  chefs  de 
nation.  L'illustre  roi  de  Prusse  est  généralement  reconnu  pour  un 
grand  homme  et  un  grand  général,  sinon  tout  à  fait  un  grand  roi  : 
M.  Carlyle  le  proclame  le  premier  de  tous;  il  prétend  ajouter  à  ses 
vertus  celles  de  la  véracité,  de  la  droiture,  et  dans  un  sens  relatif 
la  piété  même. 

Un  critique  grec  disait  que  l'historien  devait  être  apolis,  sans 
patrie.  M.  Carlyle  va  plus  loin  encore  :  à  force  d'admirer  le  roi  de 
Prusse,  il  devient  Prussien,  et  il  épouse  sans  réserve  les  passions 
antifrançaises  qui  ont  leur  foyer  à  Berlin.  Il  en  devient,  pour  ainsi 
dire,  infidèle  à  son  héros,  puisque  celui-ci,  s'il  aimait  quelque  chose 
au  monde,  a  aimé  la  France  et  l'esprit  français.  Le  zèle  de  M.  Car- 
lyle dépasse  celui  des  sujets  mêmes  de  l'empereur  Guillaume,  et 
l'on  est  forcé  de  se  demander  si  c'est  de  sa  tendresse  exagérée  pour 
cette  nation  moitié  germaine,  moitié  slave,  ou  bien  de  son  inexpli- 
cable haine  pour  nous  que  vient  l'aveuglement  qui  s'étale  en  cer- 
taines pages.  Nous  croyions  que  M.  Carlyle  avait  assez  à  se  louer 
du  public  français  pour  mêler  quelque  sympathie  à  ses  duretés. 
Assurément  il  était  libre  de  pousser  jusqu'à  l'extrême  sa  sévérité  à 
notre  égard;  mais  un  peuple  a  toujours  droit  au  respect,  surtout 
quand  il  occupe  dans  le  monde  et  dans  l'histoire  une  certaine  place. 
De  cette  haine  si  peu  méritée,  M.  Carlyle  nous  oblige  à  fournir  quel- 
ques preuves;  nous  y  trouverons  d'ailleurs  plus  d'un  avertissement 
dont  la  France  devrait  profiter. 

La  bataille  de  Bosbach  est  pour  lui  l'occasion  d'un  transport  de 
joie  triomphante  qui  serait  malséant  même  dans  un  écrivain  de  la 
nation  victorieuse.  Sur  ce  point,  le  pubUc  français  n'avait  rien  laissé 
à  dire  au  vainqueur  :  Paris  épuisa  les  épigrammes  sanglantes  dont 
il  était  possible  d'accabler  l'armée  de  Soubiss.  M.  Carlyle,  s'il  ne 
voulait  pas  imiter  la  dignité  de  Frédéric  lorsqu'il  parle  de  cette 
journée  fatale,  pouvait  se  contenter,  ce  semble,  du  jugement  pé- 
remptoire  de  Napoléon,  qui  admire  le  roi  de  Prusse  et  ne  craint  pas 
d'ajouter  :  «  Ce  qui  me  remplit  d'étonnement  et  de  honte,  c'est 
une  bataille  gagnée  par  six  bataillons  et  trente  escadrons  sur  une 
telle  masse  de  troupes  !  »  Cela  ne  suffit  pas  à  l'écrivain,  il  faut  qu'il 
y  ajoute  son  coup  de  pied  dans  les  termes  suivans  :  «  rarement, 
jamais  peut-être,  pas  même  à  Crécy  et  à  Poitiers,  une  armée  ne 


276  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fut  mieux  battue,  et  en  vérité  jamais  aucune  ne  mf^rita  mieux  de 
l'être.  Oui,  messieurs  (ce  mot  français  revient  sans  cesse  sous  la 
plume  de  M.  Carlyle  quand  il  jouit  de  notre  humiliation),  oui, 
messieurs,  vnilà  ce  petit  marquis  de  Brandebourg,  vous  le  recon- 
naîtrez quan'l  vous  le  rencontrerez  de  nouveau!  » 

L'état  de  gnerre  explique,  s'il  ne  justifie  pns,  bien  des  petitesses  : 
à  l'ennemi  l'on  ne  pardonne  rien,  on  ne  lui  reconnaît  ni  qualité  ni 
mérite,  on  HiraiL  que  M.  Carlyle  est  en  état  de  guerre  avec  la  France. 
Les  choses  les  plus  avérées,  quand  elles  sont  à  notre  avantage,  ces- 
sent d'être  croyables.  Qui  ne  se  souvient  dans  le  monde  entier  du 
dévoûment  du  chevalier  d'Assas?  L'histoire  de  Decius  n'est  pas  plus 
belle,  ni  snriout  plus  authentique.  On  rougit  presque  d'avoir  à 
insister  là-dessus.  A  Kloster-Kamp,  d'Assas,  sorti  de  nos  lignes, 
tomba  entie  les  mains  des  Anglais,  qui  à  la  faveur  des  ténèbres 
allaient  nous  surprendre.  Menacé  de  périr  sur  place  s'il  dit  un  mot, 
son  choix  lut  bientôt  fait.  «  A  moi,  Auvergne!  »  ce  cri  sauva  l'ar- 
mée. M.  Pieuse,  l'éditeur  des  œuvres  de  Frédéric,  cite  un  ouvrage 
inconnu  de  iSih  où.  il  est  prouvé,  dit-il,  que  le  Decius  français  fut 
un  pauvro  soldat  nommé  Dubois.  Qu'importe  à  la  France  après  tout 
que  son  héroïque  enfant  s'appelle  Dubois  ou  d'As'^as?  Admirez  pour- 
tant la  logi(|ue  de  M.  Carlyle  :  parce  qu'un  doute  s'élève  sur  la 
personnalité  du  héros,  ne  s'avise-t-il  pas  d'étendre  ce  doute  à  l'his- 
toire elle-nif^me?  Nous  aurions  volontiers  pardonné  à  l'auteur  de 
diminuer,  comme  il  le  fait,  notre  victoire  de  Fontenoy;  c'est  une 
défaite  pour  sa  nation,  les  circonstances  y  contiibuèrent  beaucoup, 
et  le  vainqueur,  Maurice  de  Saxe,  répondit  aux  remerrîmens  du 
roi  :  «  \in\s  voyez  à  quoi  tiennent  les  batailles!  ;)  Ce  langage  est 
d'un  galant  homme  et  d'un  homme  de  guerre  qui  a  de  l'expérience. 
Cependant  pourquoi  M.   Carlyle  se  montre-t-il  injuste,  non  sans 
gross'èret.é  (c'est  malheureusement  sa  manière),  envers  Maurice? 
A-t-il  oublié  que  Frédéric  voulait  bien  le  saluer  comme  son  maître 
et  l'appcKr  le  Turenne  de   son  siècle?  Qui  s'avisera  de  croire, 
comme  il  le  piétend,  que  notre  lâcheté  seule  nous  retint  dans  nos 
lignes  et  q  le  les  Français  durent  la  victoire  de  Fontenoy  à  leur  pol- 
tronnerie? Nous  l'avertissons  que  le  document  inédit  qu'il  possède 
{cxeerpt  pênes  me)  ne  prouve  rien  contre  la  légende  chevaleresque 
bien  connue  qui  sert  de  début  à  tous  les  récits  de  celte  bataille.  Il 
est  permis  de  croire,  même  après  la  lecture  du  fragment  précieux 
qui  est  en  s»  j^ossession,  qu'un  officier  des  gardes  françaises  dit  en 
saluant  :  «-  Après  vous,  messieurs!  nous  n'avons  pas  l'habitude  de 
tirer  lespiv  miers.»  Nous  l'avertissons  encore  que  l'idée  de  Lally  (1), 

(1)  Ce  Lally,  trop  fameux  plus  tard  par  ses  Rialhcurs,  était  un  jacobite  de  race 
irlandaise  illustre,  dont  Je  vrai  nom,  avant  l'émigration  à  la  suite  des  Stuarts,  était 


UN    HISTORIEN    DE    FRÉDÉRIC.    II.  277 

conseillant  de  pointer  quatre  canons  contre  la  fameuse  colonne 
d'infanterie  anglaise,  n'est  pas  chose  nouvelle  :  Voltaire  en  parle, 
et  il  n'en  résulte  pas  que  Lally,  qui  donna  ce  conseil  saus  l'exé- 
cuter, puis'iu'il  commandait  l'infanterie  irlandaise,  soit  le  vainqueur 
de  Fontenny.  Les  chicanes  en  histoire  sont  de  tous  les  temps;  mais 
il  y  avait  au  siècle  dernier,  dans  ce  siècle  menteur  que  M.  Garlyle 
méprise,  une  certaine  politesse  qui  s'en  va,  et  que  l'auteur  écossais 
moins  que  tout  autre  fera  revivre.  Il  faudrait  au  moins  s'imposer 
pour  règle  ce  mot  qui  fait  grand  honneur  à  la  nation  et  cà  la  langue 
anglaise,  le  fair  play,  le  jeu  loyal;  M.  Garlyle,  citoyen  de  Londres 
depuis  longues  années,  le  devrait  mieux  pratiquer. 

Malheureusement  il  a  condamné  sans  appel  le  peuple  fjançais;  il 
s'est  comme  engagé  d'honneur  à  nous  tenir  pour  une  nation  per- 
due. Notre  révolution  est  un  incendie  auquel  nous  avons  le  tort  de 
survivre.  La  combustion,  il  est  vrai,  n'est  pas  complète;  c'est  qu'il 
y  avait  bien  de  l'humidité  dans  les  décombres,  et  que  la  surface 
seule  était  sèche  et  tout  à  fait  bonne  à  brûler.  En  attendant  que 
nous  soyons  absolument  réduits  en  cendres,  tout  ce  que  la  France 
a  fait,  ce  qu'elle  fera  encore,  est  gênant  pour  M,  Garlyle  et  pour 
ses  prédiciions.  Nous  avons  dit  qu'il  y  a  pour  nous  quelque  pro- 
fit à  tirer  des  colères  de  l'auteur  de  cette  histoire  :  il  convient  de 
l'indiquer  sur-le-champ,  et,  puisqu'il  se  plaît  en  maint  endroit  à 
porter  sur  nous  la  malédiction  annoncée  à  Balthazar,  voici  quelques- 
uns  des  passages  sur  lesquels  on  appellera  l'attention  des  lecteurs. 
A  la  fin  de  la  seconde  guerre  de  Silésie  et  lors  de  la  paix  d'Aix-la- 
Chapelle  en  1748,  il  nous  adresse  cette  leçon  : 

«  Les  pertes  en  hommes  et  en  argent,  par  suite  de  cette  folle  entre- 
prise de  Belle  L<le,  furent  énormes,  palpables,  pour  la  France  et  pour  le 
monde  entier;  mais  peut-être  était-ce  une  bagatelle  en  comparaison  de 
la  gloire  qu'elle  procura,  la  gloire  de  se  plonger  dans  la  guerre  sans  aucun 
motif,  et  avec  des  résultats  consistant  en  je  ne  sais  quelles  fumées  mal- 
saines de  nature  fort  peu  solide.  Ces  messieurs  avouent  leur  promptitude 
à  prendre  les  armes,  et  leur  talent  dans  ce  métier  en  certaines  occasions 
est  fort  grand,  je  l'avoue.  Cependant  cette  façon  de  traiter  le  combat  et 
la  tuerie,  la  mort,  le  jugement  dernier  et  l'éternité  comme  des  incidens 
de  comédie,  cette  manière  de  valeur  transcendante  qui  ressemble  à  des 
chiquenaudes  qu'on  donnerait  à  la  face  du  Tout-Puissant,  cette  conduite- 
là,  messieurs,  permettez-moi  de  vous  le  dire,  vous  mènera  au  diable, 
si  vous  n'en  changez  pas,  vous  et  votre  première  nation  dit  monde.  Cela 

O'Mulally  of  Tullindally.  Le  roi  de  France  fit  de  ces  Mulally  des  barons  de  ïolendal, 
comtes  de  Lally. 


278  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

est  inévitable,  c'est  moi  qui  vous  le  dis.  C'est  là  que  vous  marchez.  Bon- 
jour, messieurs!  Espérons  encore  qu'il  n'en  sera  pas  ainsi!  » 

Le  vœu  de  M.  Carlyle  n'est  pas  cordial  ;  un  sage  avis  n'en  est 
pas  moins  toujours  bon  à  recueillir.  On  pourrait  demander  à  l'au- 
teur s'il  ne  fait  pas  une  erreur  de  date,  et  si  de  telles  tirades  ne 
lui  sont  pas  inspirées  par  la  récente  guerre  d'Italie  ou  par  celle  du 
Mexique  plutôt  que  par  celles  de  Silésie  et  de  la  succession  d'Au- 
triche. Sans  doute  ce  titre  ridicule  de  première  nation  du  monde  a 
été  inventé  pour  la  perte  de  la  France;  mais  on  pourrait  penser 
aussi  que  cette  demi-page  était  plutôt  faite  pour  un  journal  de  1859 
ou  de  1863  que  pour  une  histoire  un  peu  sérieuse.  Enfin  M.  Car- 
lyle ne  s'aperçoit  pas  que  le  poids  de  son  indignation  vertueuse 
tombe  encore  plus  lourdement  sur  Frédéric,  dont  la  France  dans 
cette  guerre  n'était  que  ja  complice,  et  que  l'ambition  de  celui-ci, 
pour  avoir  été  plus  positive  et  mieux  récompensée,  n'en  est  pas 
plus  honnête.  Toutefois  laissons  de  côté  les  excuses.  Oui,  la  France 
a  été  folle,  elle  a  été  coupable,  si  l'on  veut,  d'obéir  à  des  maîtres 
insensés  qui  se  croyaient  appelés  à  étonner  le  monde.  Oui,  c'est  la 
destinée  des  états  qui  ont  fait  de  grandes  choses  de  tomber  quel- 
quefois en  des  mains  téméraires  qui  veulent  à  leur  tour  se  signaler 
et  qui  les  mènent  à  leur  perte.  Les  minisires  de  Louis  XV  ont  eu 
des  ambitions  au-dessus  de  leurs  forces  et  de  leur  intelligence;  ils 
voulaient  faire  de  la  politique  de  Louis  XIV.  Nous  avons  vu  se  re- 
nouveler les  mêmes  folies  :  on  a  tranché  du  Napoléon;  mais  les  té- 
méraires périssent,  les  nations  ne  meurent  pas  quand  elles  savent 
recevoir  les  conseils. 

La  guerre  de  sept  ans  n'est  pas  une  occasion  moins  heureus-e 
pour  la  veine  de  l'auteur;  à  propos  du  traité  de  Paris,  il  prend 
ainsi  congé  de  l'Allemagne  et  de  la  France  : 

«  Il  paraît  que  la  noble  vieille  Allemagne,  avec  sa  piété,  sa  vaillance 
invincible  et  silencieuse,  ses  trésors  de  prospérités  humaines  et  divines, 
ne  sera  pas  coupée  en  quatre  et  obligée  de  danser  sur  les  airs  de  Ver- 
sailles ou  de  toute  autre  puissance.  C'est  le  contraire  qui  arrive.  Le  ju- 
gement final  de  Versailles,  que  Versailles  sache  ou  non  le  lire,  a  été 
écrit  sur  le  mur.  «  ïu  as  été  pesé  dans  la  balance  et  trouvé  au-dessous 
du  poids.  ))  Le  voilà  donc  condamné  enfin!  La  France  battue,  désha- 
billée, humiliée,  pécheresse  non  repentie,  gouvernée  par  des  hommes 
perdus,  tout  au  plus  des  fous  spirituels,  la  France  s'écroule  comme  un 
corps  que  ses  membres  trahissent;  elle  tombe  dans  une  sorte  de  ban- 
queroute silencieuse,  dans  une  fermentation  sans  nom,  dans  la  pourri- 
ture. Et  quelle  sera  la  fin?  Nul  ne  la  devine  :  ce  sera  cette  conflagration 


UN    HISTORIEN   DE   FRÉDÉRIC   II.  279 

spontanée  trois  fois  extraordinaire  qu'on  vit  en  1789.  Elle  s'est  allumée 
sur  le  monde  entier,  graduellement  ou  par  explosion,  cette  éruption 
inattendue  de  toutes  les  divinités  infernales  qui  étaient  enchaînées  jus- 
que-là comme  beaucoup  d'autres  fléaux,  ce  vaste  incendie  des  anar- 
chies rugissantes,  sous  lesquelles  les  pauvres  générations  présentes  sont 
destinées  à  vivre  pour  je  ne  sais  pas  combien  de  siècles  encore.  —  Cours 
à  la  combustion,  mon  aimable  enfant!  —  avaient  dit  les  destinées  à  cette 
belle  France,  si  fort  possédée  du  besoin  de  briller,  d'effacer  les  autres, 
—  à  la  combustion  allumée  de  tes  mains!  C'est  par  ici!  Ne  seras-tu  pas 
bien  aise  de  briller  comme  nul  ne  l'a  jamais  fait?  Brille  donc,  France, 
jusqu'à  ce  que  tu  deviennes  un  caput  mortuum,  aimable  enfant!  » 

Telles  sont  les  conclusions  que  l'historien  tire  de  la  guerre  de 
sept  ans,  avec  renfort  de  figures  de  rhétorique  et  de  lettres  majus- 
cules. 11  voit  de  loin  les  choses  :  son  héros  n'avait  pas  le  regard  si 
perçant,  lui  qui  ne  prévoyait  pas  la  révolution.  Il  se  contentait,  le 
simple  homme  d'état,  d'apercevoir  la  Silésie  comme  résultat  très 
assuré  de  la  guerre,  et  d'entrevoir  peut-être  la  Prusse  occidentale, 
que  le  partage  de  la  Pologne  allait  lui  faire  tomber  entre  les  mains. 
Et  puisque  M.  Carlyle  est  si  bon  prophète  après  coup,  s'il  a  vu  si 
clairement  l'incendie  révolutionnaire,  comment  n'a-t-il  pas  distin- 
gué à  travers  ce  feu  et  cette  fumée  léna  et  Tilsitt,  qui  se  levaient 
au  loin  sur  l'horizon?  Ils  n'ont  pas  duré,  il  est  vrai;  mais  quels 
sont  les  léna  et  surtout  les  Tilsitt  qui  durent  toujours? 

A  la  rigueur,  nous  pourrions  prendre  les  jugemens  de  M.  Carlyle 
pour  des  conseils  très  durs,  et  tâcher  de  nous  persuader  qu'il  ne 
veut  pas  la  mort  du  pécheur;  mais  il  a  des  pages  qui  ne  permettent 
même  pas  cette  illusion.  Que  dire  en  effet  de  ses  griefs  contre  les 
armées  françaises?  Il  n'y  a  pas  de  guerres  plus  funestes,  on  le  sait, 
que  celles  qu'on  vient  de  subir,  ni  d'ennemi  plus  intraitable  que 
celui  qui  vous  a  fait  souffrir  :  on  dirait  que  M.  Carlyle  a  eu  sa  mai- 
son brûlée,  son  foyer  insulté  par  les  soldats  français  du  temps  de 
Louis  XV.  11  recueille  toutes  les  historiettes,  vraies  ou  fausses,  des 
journaux  du  temps;  il  ajoute  peut-être  aux  plaintes  des  intéressés 
pour  noircir  notre  nation,  plus  capricieuse  que  méchante.  Il  amasse 
des  trésors  de  haine  contre  nous,  comme  si  de  l'autre  côté  du  Rhin 
l'œuvre  de  colère  n'était  pas  déjà  faite,  comme  si  les  revanches 
prises  de  part  et  d'autre  n'étaient  pas  égales  depuis  longtemps, 
comme  si  la  Prusse  avait  besoin  d'excitations  étrangères,  comme  si 
nous  étions  responsables  de  tout  le  mal  qui  se  faisait  en  Allemagne 
et  dont  les  Allemands  avaient  leur  bonne  part!  Il  faut  une  rancune 
de  bien  vieille  date,  il  faut  un  malheureux  goût  pour  entasser  de 
mécbans  propos  d'il  y  a  cent  ans  et  poui-  terminer  cette  kyrielle  de 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

récits  apocryphes  par  des  phrases  telles  que  celle-ci  :  a  jnrssieurs, 
vous  allumerez  le  courroux  du  genre  humain  quelque  jour,  et  vous 
recevrez  quelque  terrible  volée  pour  vos  manières  d'agir!  »  On  de- 
vine que  M.  Carlyle  compromettait  ainsi  sa  plume  et  son  nom  d'é- 
crivain avant  la  guerre;  il  écrivait  ces  paroles  vers  1863.  On  vou- 
drait se  persuader,  malgré  certains  indices,  qu'il  les  a  regrettées. 
Le  moindre  inconvénient  auquel  il  s'est  exposé,  c'est  de  faire 
penser  qu'il  flattait  des  passions  déjà  bien  enflammées,  et  que  le 
désir  de  trouver  des  débouchés  en  Allemagne  n'était  pas  étranger 
à  ces  emportemens. 

II. 

INous  serons  plus  équitables  que  M.  Carlyle  :  nous  oublierons  ses 
injustices,  son  aversion,  sa  mauvaise  humeur,  pour  ne  songer  qu'à 
la  vérité.  Bien  que  son  Histoire  de  Frédcric  le  Grand  pè(^he  contre 
le  goût,  contre  les  proportions,  bien  que  depuis  ses  ouvrages  pré- 
cédens  il  n'ait  fait  de  progrès  que  dans  les  défauts,  son  livre  ne 
laisse  pas  de  présenter  de  l'intérêt,  et  un  lecteur  armé  de  longue 
main  contre  les  singularités  de  l'auteur  verra  sa  patience  récom- 
pensée par  plus  d'une  page  éloquente  ou  originale.  Cet  éloge  d'ail- 
le^urs  est  tout  littéraire;  un  historien  du  tempérament  de  celui-ci 
ne  peut  prétendre  à  l'autorité.  11  arrive  quelquefois  à  M.  Carlyle  de 
s'émouvoir  sincèrement  :  il  a  des  narrations  de  bataille  dont  la  cha- 
leur est  communicative,  quand  ses  chers  grenadiers  prussiens  ont 
marché  sous  le  feu  de  l'ennemi  et  rompu  des  lignes  que  trois  ou 
quatre  charges  n'avaient  pu  ébranler,  surtout  quand  il  a  débrouillé 
à  son  gré  le  chaos  des  descriptions  antérieures,  car  il  se  plaint  vi- 
vwneut  et  à  chaque  instant  que  les  historiens  de  ces  guerres  de 
Frédéric  lui  ont  tout  laissé  à  faire.  Je  ne  sais  si  le  reproche  n'atteint 
pas  le  héros  lui-même,  qui  a  raconté  ses  campagnes  et  que  Napo- 
léon ne  trouvait  pourtant  pas  si  obscur.  M.  Carlyle  se  montre  plus 
difficile,  et  il  semble  s'en  attribuer  le  droit  :  à  le  voir  au  milieu  de  ces 
grands  conflits  de  bataillons  et  d'escadrons,  dessinant  des  mouve- 
mens  qu'il  devine,  ressuscitant  des  physionomies  de  combats  dont 
les  traits,  il  le  dit  lui-même,  étaient  perdus,  il  est  plus  d'cà  moitié 
feld-maréchal;  il  monte  à  cheval  sur  ses  phrases  retentissantes,  et 
jette  les  masses  humaines  les  unes  sur  les  autres.  On  désire  que  ses 
descriptions  soient  authentiques,  mais  on  se  défie,  malgré  qu'on  en 
ait,  de  son  imagination.  Les  choses  y  sont  trop  d'une  couleur,  les 
hommes  trop  d'une  pièce.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  récits  de  ba- 
tailles plus  rapprochées  de  nous.  M.  Thiers  ne  montre  pas  avec  ce 
relief  les  hommes  et  les  choses;  il  est  sobre  par  convenance  et  par 


UN    HISTORIEN    DE    FRÉDÉRIC    II.  281 

nécessité  de  rester  dans  le  vrai.  Ses  batailles  n'ont  pas  le  quart  tant 
de  variété  que  celles  de  M.  Garlyle,  et  cependant  il  n'est  qu'à  trente 
années  des  événemens,  et  aucun  document  ofTiciel  ou  privé  ne  lui 
a  manqué. 

Au  reste  l'auteur  s'élève  rarement  jusqu'à  l'éloquence;  il  préfère 
l'usage  de  la  plaisanterie,  et  quand  il  s'anime,  ce  qui  est  fréquent, 
c'est  par  une  sorte  d'entrain  familier  qui  est  dans  sa  nature.  La 
bataille  de  Leuthen  en  peut  fournir  l'échantillon  :  ce  fait  d'armes, 
le  plus  beau  de  Frédéric,  est  désigné  le  plus  souvent  sous  le  nom 
de  Lissa,  et  M.  Garlyle  aurait  du  l'indiquer  pour  écarter  les  con- 
fusions. Gomme  toujours,  l'auteur  se  met  lui-même  de  la  partie, 
et  nous  en  met  aussi.  «  Nous  sommes  ici,  les  Autrichiens  là... 
Nous  allons  essayer  une  bonne  fois  de  l'ordre  oblique;...  jusqu'ici 
nous  l'avions  tenté  à  trois  ou  quatre  reprises,  jamais  pleinement... 
L'ordre  oblique  remonte  à  Épaminondas,  d'autres  disent  à  Cé- 
sar, etc.  ))  Le  récit  des  mouvemens  commence;  le  roi  entend  les 
soldats  d'une  colonne  entonner,  avec  l'accompagnement  de  la  mu- 
sique, une  strophe  d'un  psaume  allemand.  «  Gela  est  contraire  à  la 
discipline;  votre  majesté  veut-elle  qu'on  les  fasse  taire?  —  Pas  du 
tout.  »  Bonne  preuve,  dit  l'auteur,  de  cette  religion  ne  passant 
pas  dans  les  paroles  ou  passant  au-delà,  ou  bien  y  passant  de  tra- 
vers! L'his;orien  s'arrête  avec  l'état- major  du  roi  sur  un  point  d'où 
la  vue  s'étend  au  large;  il  nous  montre  le  pays.  Vous  voyez  cette 
montagne  au  sud,  cette  campagne  ouverte  de  tous  les  autres  côtés, 
des  champs  cultivés,  un  terrain  sablonneux,  le  clocher  de  Leuthen 
à  moitié  dérobé  par  un  pli  de  terrain.  Suit  le  récit  d'un  touriste 
qui  est  monté  sur  ce  clocher  et  n'a  rien  vu  :  on  devine  que  le  tou- 
riste est  l'historien  même.  Le  prince  Gharles  de  Lorraine  et  Daun, 
le  général  autrichien,  sont  là;  ils  ne  voient  pas  les  Prussiens,  et  se 
figurent  que  ceux-ci  fuient  par  quelque  autre  chemin.  On  a  beau 
les  prévenir;  lush!  [hahl]  répondent-ils.  Cependant  les  Prussiens 
exécutent  leur  manœuvre  :  là-dessus  l'historien  demande  aux  lec- 
teurs s'ils  veulent  tâter  encore  un  peu  de  l'ordre  oblique,  a  touch 
more;  il  va  pour  leur  plaisir  faire  le  sergent  instructeur,  drill- 
sergeant.  a  Vous  marchez  en  échelon,...  le  premier  bataillon  s'a- 
vance, etc..  »  INous  ne  sommes  ni  sergent  instructeur  ni  feld-ma- 
réchal,  et  M.  Garlyle  seul  a  cette  confiance  heureuse  qui  ne  craint 
jamais  d'abuser.  Contentons-nous  d'ajouter  que  la  bataille  s'engage 
autour  du  village  de  Leuthen,  et  que  les  Autrichiens  sont  détruits, 
ayant  essayé  trois  fois  de  rétablir  le  combat.  Après  la  victoire,  nous 
avons  un  dialogue  entre  le  roi  et  un  aubergiste;  ils  causent,  chemin 
faisant,  durant  une  reconnaissance  de  nuit  :  l'entretien,  tiré  d'un  re- 
cueil d'anecdotes,  ne  mène  pas  à  grand' chose,  si  ce  n'est  qu'on  en- 


282  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tend  soudain  des  coups  de  feu:  cracï  Ce  sont  des  Croates  qui 
courent  les  champs;  on  leur  donne  la  chasse.  — Telles  sont  les  nar- 
rations de  M.  Car)  y  le,  conformes  à  son  humeur  et  réglées  sur  son 
caprice,  précédées  d'informations  curieuses  et  variées,  jamais  en- 
nuyeuses d'ailleurs. 

Tout  historien  digne  de  ce  nom  est  pourvu  d'abondantes  lectures. 
Ce  fonds  indispensable  ne  manque  pas  à  l'auteur  de  Y  Histoire  de 
Frédéric  le  Grand',  il  n'est  guère  de  correspondances  contempo- 
raines qu'il  n'ait  feuilletées.  Il  aime,  après  le  récit  des  événemens, 
à  chercher  dans  la  vie  et  dans  les  papiers  de  ceux  qui  ont  joué 
quelque  rôle  un  témoignage  vivant  de  leurs  impressions  person- 
nelles. Les  batailles,  les  négociations,  les  actes  importans  de  Fré- 
déric sont  suivis  d'extraits  qui  souvent  paraissent  pour  la  première 
fois  dans  l'histoire  générale.  Cependant  il  y  a  plus  de  curiosité, 
plus  de  désir  d'amuser,  plus  de  système  et  de  partialité  que  de 
critique  dans  le  choix  des  documens.  M.  Carlyle  a  le  secret  de 
rendre  la  vie  à  ce  qui  lui  plaît  dans  le  passé  :  il  divertit,  il  instruit 
souvent;  plus  souvent  encore  il  fait  réfléchir  et  répand  sur  la  chaîne 
des  événemens  muets  ou  équivoques  des  leçons  morales  intéres- 
santes; mais  il  ne  s'efface  jamais,  et  l'on  sent  trop  qu'il  vous  mène 
à  sa  guise  et  qu'il  est  lui-même  esclave  de  sa  prévention  ou  de  sa 
fantais-ie.  D'autres  historiens  promettent  le  vrai  et  conduisent  à 
Fen-eur  sans  persuader  l'esprit  bien  fait  qui  les  suit  :  ils  ont  dans 
leur  logique  une  rigueur  qui  est  un  avertissement;  comme  ils  sont 
convaincus  de  leur  infailHbilité,  leur  système  est  impérieux,  et  on 
les  abandonne.  M.  Carlyle  a  une  bonhomie  qui  trompe.  Bien  que 
sa  thèse  générale  soit  connue,  il  ne  paraît  pas  tenir  aux  vérités  de 
détail ,  ni  être  bien  décidé  entre  le  vrai  et  le  faux.  On  se  demande 
quelquefois  s'il  les  distingue  nettement,  ou  si  les  choses  de  part  et 
d'autre  ne  lui  semblent  pas  égales.  Il  veut  amuser  et  s'amuser;  il 
y  parvient,  et  l'on  ne  sait  par  momens  si  c'est  là  son  but  principal. 
Il  se  moque  volontiers;  il  plaisante  de  toutes  choses  et  même  de 
son  héros,  avec  lequel  il  prend  des  libertés  fort  grandes.  La  certi- 
tude historique  paraît  le  moindre  de  ses  soucis.  De  là  vient  que  les 
anecdotes  jouent  un  grand  rôle  dans  son  ouvrage,  et  que  l'histoire 
est  débordée  par  une  armée  interminable  de  petits  faits.  Il  ne  fau- 
drait pas  beaucoup  d'historiens  de  cette  école  pour  faire  perdre  au 
public  le  goût  des  études  sérieuses.  Nous  n'en  voulons  pas  d'autre 
preuve  que  la  légèreté  avec  laquelle  il  parle  de  M.  Léopold  Ranke 
et  des  documens  diplomatiques  (1).  M.  Carlyle  a  beau  dire  qu'il 
écrit  pour  les  Anglais,  il  se  compare  assez  visiblement  à  Y  ingénieux 

(!)  Voyez  le  tome  IV,  p.  93. 


UN   HISTORIEN   DE    FRÉDÉRIC    II.  283 

M.  Railke,  auteur  d'une  Histoire  de  Prusse  où  Frédéric  revêt  les 
formes  d'un  esprit  habitant  les  régions  étoilées,  astral- spirit-, 
M.  Ranke,  avec  ses  études  de  diplomatie  admirablement  distillée 
et  concentrée,  n'a  fait,  à  son  avis,  qu'un  fac-similé  de  l'autre 
monde.  Il  y  renvoie  les  esprits  affamés  de  documens  officiels  et 
les  écrivains  appelés  à  distribuer  ce  genre  d'aliment.  N'en  déplaise 
à  M.  Cailyle,  la  diplomatie  est  le  domaine  des  hommes  d'état  et  des 
historiens,  et  ceux  qui  savent  en  entendre  le  langage  et  l'expliquer 
au  commun  des  lecteurs  sont  pour  le  moins  autant  de  ce  monde  et 
au  courant  de  ses  affaires  que  les  amateurs  d'anecdotes  et  de  faits 
inédits.  Que  M.  Ranke  et  les  professeurs  de  Berlin  ne  soient  pas  à 
l'abri  du  mensonge  officiel  et  du  convenu  de  la  chancellerie  prus- 
sienne, cela  est  certain  ;  mais,  s'il  faut  en  passer  par  un  parti-pris, 
les  archives  valent  bien  les  vieilles  gazettes. 

Au  reste  ne  demandons  pas  à  M.  Garlyle  d'être  l'opposé  de  ce  que 
sa  nature  l'a  fait.  Il  croit  de  bonne  foi  ramener  l'histoire,  la  poli- 
tique, l'administration,  la  stratégie  elle-même,  du  ciel  sur  la  terre, 
ce  qui  a  été  fait  pour  la  philosophie  par  Socrate.  Une  vocation  en 
quelque  sorte  invincible  l'appelait  à  s'écarter  de  ses  devanciers. 
Une  de  ses  notes  en  fournit  une  preuve  singulière.  Une  faveur  spé- 
ciale en  haut  lieu,  in  high  qiiarters,  avait  mis  en  sa  possession  pour 
quelques  mois  un  exemplaire  de  l'Histoire  des  batailles  de  la  guerre 
de  sept  ans,  par  l' état-major  royal  prussien  :  pour  un  motif  ou  pour 
un  autre,  il  ne  s'en  est  pas  servi.  C'était  encore  de  l'officiel,  chose 
qu'il  dédaigne.  Ses  descriptions  sont  au  récit  exact  et  autorisé  ce 
qu'un  article  de  journal  est  au  bulletin  d'un  général  d'armée. 
M.  Garlyle  tient  beaucoup  du  reporter^  il  voyage  à  la  suite  de  Fré- 
déric et  ne  doute  pas  que  ses  informations  ne  soient  les  meilleures; 
il  doute  à  peine  qu'il  ait  vu  de  ses  yeux  tout  ce  qu'il  raconte.  Ses 
mérites  comme  ses  défauts  sont  ceux  des  chroniqueurs  de  nos  jours; 
ses  procédés  ne  diffèrent  pas  beaucoup  de  ceux  qu'ils  suivent.  Il 
se  fait  écrire  par  des  correspondans  imaginaires,  et  met  ses  opi- 
nions sous  la  plume  d'un  ami ,  d'un  philosophe,  d'un  homme  d'é- 
tude; surtout  il  fait  grand  usage  du  touriste,  car  il  est  fort  des- 
criptif. Ainsi  nous  sommes  bien  aises  qu'il  nous  fasse  parcourir  le 
champ  de  bataille  de  Prague  à  propos  du  combat  livré  en  mai 
1757;  mais  pourquoi  nous  faire  visiter  avec  lui  le  double  monu- 
ment élevé  au  général  prussien  Schwerin?  L'écrivain  se  plaît  à  faire 
l'histoire  des  deux  pyramides  qui  le  composent,  et  pour  l'agrément 
des  siècles  futurs  il  raconte  son  entrevue  avec  le  vétéran  qui  les 
garde.  Grâce  à  lui,  l'image  de  ce  vieux  soldat  va  passer  à  la  pos- 
térité, ainsi  que  le  souvenir  du  vœu  fort  humain  de  M.  Garlyle,  qui 
lui  souhaite  une  corde  de  bois  de  plus  pour  se  chauffer  durant 


284  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'hiver.  Que  nous  apprennent  ces  petits  détails,  si  ce  n'est  que 
M.  Carlyle  est  un  agréable  conteur,  et  qu'il  ne  veut  rien  perdre  de 
ce  qu'il  a  vu,  dit  et  pensé? 

Si  M.  Garlyle  était  moins  uniforme  dans  ses  procédés,  nous  di- 
rions que  c'est  un  humoriste  dans  le  domaine  de  l'histoire.  Bien  des 
écrivains  de  nos  jours  ont  le  tort  de  croire  que  l'art  sérieux  des  Thu- 
cydide et  des  Tacite  se  peut  concilier  avec  Vhumour  :  heureuse- 
ment la  nature  des  choses  résiste  à  ce  caprice,  et  l'histoire,  comme 
une  noble  et  forte  muse,  se  défend  elle-même.  M.  Michelet,  malgré 
ses  efforts,  ou  plutôt  à  cause  de  ses  efforts,  ne  parvient  pas  à  être 
un  historien  humoriste  :  il  a  trop  le  parti-pris  de  plaire  ou  d'étonner; 
or  l'humour  est  avant  tout  naturel,  presque  involontaire.  Il  en  est 
de  même  de  M.  Carlyle  pour  des  raisons  différentes.  On  ne  peut 
pas  dire  qu'en  vue  de  plaire  ou  d'étonner  il  ait  changé  sa  façon 
d'écrire;  mais  on  sait  que  l'humour  est  chose  presque  incompatible 
avec  le  tempérament  écossais,  et  l'auteur  est  Ecossais,  quoi  qu'il 
fasse.  L'Écossais  est  de  sa  nature  dogmatique,  attaché  à  son  opi- 
nion, amoureux  des  batailles  du  raisonnement.  Eu  toutes  choses, 
il  insiste  et  persiste,  il  argumente  et  maintient  son  dire  parce  qu'il 
l'a  dit.  11  ne  sait  ni  glisser  au  besoin  sur  la  surface  des  choses 
comme  le  Français,  ni  prendre  la  moyenne  des  idées  comme  l'An- 
glais, et  concilier  quelquefois  l'inconciliable.  Lors  même  qu'il  est 
spirituel  et  doué  d'une  imagination  originale  comme  M.  Carlyle,  il 
s'égaiera  méthodiquement;  il  ne  promènera  pas,  il  appesantira  son 
humour  sur  les  points  essentiels.  Rien  d'inattendu,  rien  qui  jaillisse 
de  source.  On  voit  arriver  au  moment  prévu  sa  lettre  d'un  ami,  son 
journal  d'un  touriste  ;  on  voit  arriver  jusqu'à  ses  bons  mots  :  il  dé- 
veloppe ceux-ci  comme  des  paragraphes  dans  une  dissertation.  Ses 
plaisanteries  se  reproduisent  jusqu'à  la  fatigue.  On  sait  le  nom  que 
le  langage  de  nos  ateliers  donne  à  cette  sorte  d'esprit;  la  langue 
usuelle  anglaise  possède  le  même  mot  pour  ce  coup  de  whist  dans 
lequel  deux  partners  coupent  à  tour  de  rôle  deux  couleurs  diffé- 
rentes qu'ils  se  renvoient  successivement;  c'est  un  va-et-vient  du 
même  moyen  répété,  et  qui  s'appelle  a  saiv  {une  scie). 

Parmi  les  griefs  de  l'Angleterre  contre  l'Espagne  figuraient  les 
mauvais  traitemens  exercés  sur  un  capitaine  au  long  cours  nommé 
Jenkins.  Des  Espagnols  visitant  son  navire,  qu'ils  soupçonnaient  de 
contrebande,  lui  avaient  coupé  l'oreille  et  la  lui  avaient  jetée  à  la 
face  en  lui  disant  de  la  rapporter  à  son  roi;  c'est  ce  que  rappelle 
Pope  dans  un  vers  où  il  parle  de  cette  nation  «  qui  coupe  nos 
oreilles  et  les  envoie  au  roi.  »  On  se  souvient  aussi  que  M.  Garlyle 
s'amuse  du  prétexte  que  l'on  fournissait  en  parlement  pour  justifier 
la  guerre  contre  Frédéric  en  disant  que  c'était  la  cause  de  la  liberté. 


UN   HISTORIEN   DE    FRÉDÉRIC    II.  285 

L'auteur  est  intarissable  sur  «  la  cause  de  la  liberté  »  et  sur  l'oreille 
de  Jenkins.  Cette  oreille  ne  revient  pas  moins  de  douze  fois  dans 
l'ouvrage.  Tantôt  l'écrivain  suppose  que  le  brave  marin  la  porte 
dans  sa  poche,  tantôt  qu'il  la  conserve  dans  du  coton  :  ce  sont  des 
plaisanteries  sans  fin.  Il  semble  que  la  mer  se  couvre  de  vaisseaux 
et  la  terre  de  soldats,  que  l'on  se  bat  aux  quatre  coins  du  monde 
pour  l'oreille  de  Jenkins.  Sans  l'oreille  de  Jenkins,  l'Angleterre 
n'aurait  pas  contrarié  d'abord  l'utile  accroissennent  de  la  puissance 
de  la  Prusse;  elle  joue  enfin  un  rôle  dans  toutes  les  pages  où  il 
s'agit  des  négociations  européennes  durant  trente-deux  ans.  Assu- 
rément, pour  traiter  ainsi  l'histoire,  il  faut  avoir  un  grand  fonds  de 
gaîté,  et  M.  Carlyle  est  un  homme  d'un  caractère  bien  heureux.  Un 
autre  exemple  de  son  inépuisable  bonne  humeur  est  dans  le  récit 
circonstancié  qu'il  fait  du  voyage  et  de  la  résidence  à  Berlin  de  la 
danseuse  Barberina.  Cette  artiste  habitant  Venise  avait  signé  un 
engagement  envers  le  roi  de  Prusse,  qui  était  tout  dans  son  royaume 
et  par  conséquent  son  propre  directeur  d'opéra.  Cependant  elle  se 
souciait  peu  de  quitter  Saint-Marc  et  le  Lido  pour  les  frimas  du 
Brandebourg.  Dans  les  cas  semblables,  les  administrations  inten- 
tent des  piocès  aux  danseuses  récalcitrantes  :  le  royal  directeur 
avait  d'autres  moyens  pour  ranger  au  devoir  son  corps  de  ballet;  il 
fit  arrêter  au  passage  un  ambassadeur  de  la  sérénissime  répu- 
blique^  saisit  les  effets  et  peut-être  la  personne  de  celui-ci  comme 
gage  de  l'exécution  du  contrat.  La  Barberina  fut  remise  entre  les 
mains  du  chargé  d'aflaires  de  sa  majesté  et  transportée  à  travers 
les  montagnes.  M.  Carlyle  rit  beaucoup  de  cette  personne  livrée 
avec  procès-verbal  et  recommandée  comme  un  colis  avec  le  Jurul  et 
le  bas  marqués  visiblement.  Ce  qui  nous  ferait  rire,  c'est  beaucoup 
moins  ce  h/iiit  et  ce  bas,  sur  lequel  il  revient  à  satiété,  que  le  soin 
qu'il  prend  de  justifier  le  grand  Frédéric  d'avoir  un  opéia  et  une 
danseuse  qu'il  paie  5,000  thalers.  Ses  précautions  oratoires  sur  la 
légèreté  du  sujet  où  il  se  complaît  ne  sont  pas  moins  amusantes. 

Assurément  ces  traits  font  assez  connaître  que  M.  Carlyle  a  des 
procédés  fort  nouveaux,  les  uns  simplement  piquans  et  qui  ré- 
veillent la  curiosité,  je  l'avoue,  sans  défigurer  l'histoire,  les  autres 
étranges  et  trop  contraires  à  la  gravité  du  genre.  On  n'est  pis  moins 
étonné  de  l'usage  et  de  l'abus  qu'il  lui  plaît  de  faire  de  la  mytho- 
logie. On  perniet  à  Voltaire,  qui  est  poète  et  qui  plaisanie  avec  Fré- 
déric, de  h  comparer  à  Phœbus  Apollon;  mais  l'arc  d'argent  avec 
lequel  ce  dieu  du  soleil  anéantit  les  serpens  Python  de  Fiance  et 
d'Autriche  est  un  médiocre  ornement  pour  la  biograpliiLi  d'un  roi 
de  Prusse.  Ailleurs  Frédéric  aux  prises  avec  un  général  russe,  c'est 
Thésée  combattant  le  Minotaure;  Voltaire  égaré  par  la  colère  ou 


286  RETUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'amour-propre,  c'est  Penthée  poursuivi  par  les  Ménades  et  Actéon 
déchiré  par  ses  chiens.  Ces  Ménades  et  ces  chiens  sont  autant  de 
démons  qui  s'étaient  emparés  de  l'auteur  de  la  Henriade,  car 
M.  Garlyle  est  encore  par  là  Écossais  de  la  vieille  roche  et  sectateur 
de  ce  Cromwell  dont  il  a  recueilli  les  puissantes  reliques.  Ce  mé- 
lange de  mythologie  et  de  diablerie  est  une  des  bigarrures  les  plus 
singulières  de  son  style,  et  l'on  trouve  dans  ses  livres  un  amlDigu 
du  scolar  et  du  puritain. 

Au  reste  qui  pourrait  mieux  que  M.  Carlyle  donner  le  mot  de  son 
système?  Une  page  de  son  premier  chapitre  contient  à  la  fois  la 
confidence  et  l'échantillon  de  sa  manière  : 

«  Je  pense  que  tous  les  poètes  réels,  à  cette  heure,  sont  des  psalmistes 
et  des  Homôres  à  leur  manière,  qu'ils  ont  en  eux  une  divine  impa- 
tience des  mensonges,  une  divine  incapacité  de  vivre  parmi  les  men- 
songes. De  même,  et  c'est  un  corollaire  de  cette  vérité,  je  pense  que  le 
plus  grand  Shakspeare  possible  est  proprement  l'historien  le  plus  utile 
qu'il  est  possibls.  Il  est  effrayant  de  voir  le  sot  savant,  ce  que  nous  pou- 
vons traduire  par  le  nom  de  Dryasdust,  sec  comme  poussière,  faisant  les 
fonctions  de  l'histoire ,  et  le  Shakspeare  ou  le  Goethe  les  laissant  de 
côté.  Interpréter  les  événemens,  interpréter  le  visible  universel,  révéler 
la  parole  de  l'auteur  de  cet  univers!  Comment  Dryasdust  le  pourrait-il 
faire,  lui  l'homme  du  chaos,  le  lourdaud  qui  n'y  voit  pas  clair,  qui  ne 
sait  le  sens  de  rien  d'élevé,  de  rien  de  cosmique,  qui  n'en  saura  jamais 
rien?  Pauvre  homme!  on  sait  quel  sens  il  a  tiré  de  l'histoire  de  l'homme 
jusqu'ici,  quel  sens  il  a  aidé  les  autres  à  en  tirer.  Malheureux  Dryas- 
dust, trois  fois  malheureux  genre  humain  qui  cherche  à  lire  dans  Dryas- 
dust les  voies  du  Seigneur!  mais  pouvait-il  en  être  autrement?  Ceux  qui 
nous  les  pouvaient  mieux  enseigner  étaient  des  riraeurs  et  des  méné- 
triers, ce  qui  rapporte  un  bon  salaire.  Le  dommage  que  nous  en  éprou- 
vons, un  vrai  dommage,  si  nous  sommes  encore  des  hommes  et  non  des 
cormorans,  s'apprécie  par  des  sommes  qui  dépassent  toutes  les  Califor- 
nies,  la  dette  nationale  anglaise,  et  des  continens  entiers  d'or  en  barre! 

«  Persuadé  que  le  genre  humain  n'est  pas  définitivement  condamné 
à  la  destruction  comme  la  race  des  chiens,  je  crois  qu'une  bonne  part 
de  tout  ceci  s'amendera,  je  crois  que  le  monde  ne  perdra  pas  toujours 
ses  hommes  inspirés  au  métier  de  rimer  pour  lui.  Je  crois  que  l'homme 
de  nature  poétique  se  sentira  de  plus  en  plus  appelé  à  interpréter  les 
faits,  puisque  c'est  là  et  dans  leur  centre  vital,  si  nous  y  pouvions  at- 
teindre, que  réside  toute  mélodie  réelle  :  je  crois  qu'il  deviendra  de 
nouveau  l'historien  des  événemens.  Dryasdust  effaré  aura  enfin  le  bon- 
heur d'être  son  serviteur  et  de  se  voir  un  peu  guider  par  lui.  Alors  il 
méritera  des  bénédictions;  pour  le  moment,  Dryasdust  me  fait  l'effet 


UN   HISTORIEN   DE   FREDERIC    H.  287 

d'un  malheureux  nègre  qui  a  perdu  son  maître,  d'un  nègre  tout  à  fait 
incapable  de  se  diriger.  Il  n'a  de  maître  ni  bon  ni  mauvais. 

«  L'histoire,  avec  un  génie  fidèle  au  sommet  et  une  industrie  ûdèle 
à  la  base,  pourra  espérer  alors  d'être  bien  écrite  ;  elle  sera  réellement 
écrite,  l'inspiration  de  Dieu  s'employant  à  illuminer  les  voies  de  Dieu  : 
chose  trois  fois  urgente  !  Ainsi  les  nations  modernes  pourront  de  nou- 
veau devenir  un  peu  moins  athées,  de  nouveau  posséder  des  épopées 
(d'une  espèce  différente  de  l'ancienne),  de  nouveau  jouir  de  plusieurs 
biens  dont  elles  ressentent  la  privation  la  plus  fâcheuse.  » 

En  attendant  que  le  Shakspeare  de  l'histoire  soit  trouvé,  il  est 
clair  que  M.  Carlyle  s'est  proposé  lui-même;  à  défaut  d'un  plus 
habile,  il  essaie  modestement  de  réaliser  cet  idéal.  Schiller  avait 
songé  quelque  temps  à  écrire  un  poème  épique  sur  Frédéric.  On 
devine  bien  que  ce  n'est  pas  là  ce  qui  répondrait  aux  poétiques  as- 
pirations de  M.  Carlyle  :  il  constate  avec  plaisir  que  Schiller  aban- 
donna son  dessein.  L'illustre  poète  eût  gâté  le  sujet;  nous  y  gagnons 
d'avoir  une  épopée  d'une  nouvelle  sorte  en  sept  volumes.  Une  idée 
singulière  de  l'auteur,  et  bien  conforme  aux  inventions  de  Jean- 
Paul  et  des  maîtres  qu'il  suit,  c'est  d'avoir  imaginé  ces  êtres  fictifs 
qui  portent  les  noms  de  Sauerteig  (pâte  levée)  et  Smelfungus 
(flaire-champignons).  Il  reçoit  des  communications  fréquentes  de 
ces  deux  personnages,  surtout  quand  l'auteur  est  embarrassé.  Ainsi 
Homère  invoque  la  muse  quand  il  va  énumérer  la  flotte  des  Grecs; 
Virgile  en  fait  autant  quand  il  se  va  plonger  dans  le  royaume  des 
ténèbres.  Aussi  bien  M.  Carlyle,  puisqu'il  a  des  prétentions  au  titre 
de  poète  épique,  doit-il  en  réclamer  les  privilèges.  Ces  deux  guides 
sont  comme  les  deux  muses  qui  l'assistent.  Le  premier,  Sauerteig, 
est  l'homme  inspiré  qui  lui  fait  passer  les  notes  où  domine  le  ly- 
risme; il  parle  en  maître  des  lois  de  l'univers,  des  vues  de  la  Pro- 
Tidence,  etc.  Le  second,  Smelfungus^  est  le  critique  ingénieux  qui 
juge  les  hommes  historiques,  et  résout  les  problèmes  difficiles. 
Grâce  à  leur  secours,  l'auteur  fait  jaillir  la  lumière  du  chaos  entassé 
par  Dryasdust,  qui  n'est,  comme  on  sait,  qu'un  nom  collectif  pour 
tous  les  historiens  du  passé.  Au  fond,  c'est  là  une  plaisanterie  infi- 
niment prolongée  :  soit  que  le  public  l'ait  fait  apercevoir  à  l'au- 
teur, soit,  ce  qui  m'étonnerait  peu,  qu'il  en  ait  ressenti  lui-même 
de  la  fatigue,  Sauerteig^  Smelfungus  et  Bryasdust  deviennent  plus 
rares  dans  les  derniers  volumes,  et  finissent  par  disparaître  entiè- 
rement. 


288  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


III. 


Ce  que  l'on  vient  de  lire  sur  la  manière  et  sur  les  idées  de 
M.  Garlyle  suffît  pour  montrer  qu'il  ne  pouvait  faire  un  portrait  res- 
semblant da  roi  de  Prusse,  et  que  la  solennité  même  avec  laquelle 
il  l'annonce  au  monde  devait  mettre  en  défiance  le  public  ami  du 
vrai  beaucoup  plus  que  des  révélations  et  des  prophéties.  Nous  ne 
prétendons  pas  recommencer  le  travail  de  l'historien  et  substituer 
le  Frédéric  véritable  à  cette  peinture  systématique  et  faite  d'ima- 
gination. Ce  prince  d'ailleurs  n'est  pas  si  mxéconnu  que  veut  bien  le 
dire  l'auteur,  nous  avons  de  lui  des  images  peintes  d'après  nature 
par  des  témoins,  par  des  hommes  d'élat,  par  des  historiens  qui 
n'ignoraient  pas  leur  métier,  n'en  déplaise  à  M.  Garlyle.  Il  a  com- 
mencé par  enterrer  son  héros  sous  je  ne  sais  quels  débris  des  révo- 
lutions, afin  de  se  donner  le  mérite  de  l'exhumer,  semblable  à  ces 
gens  qui,  pour  surprendre  la  bonne  foi  des  anti  [uaires,  enfouissent 
une  œuvre  de  leur  façon  qu'ils  donnent  ensuite  pour  un  antique. 
Kon,  ce  n'est  pas  là  Frédéric  II,  et  il  nous  suffira  de  réunir  deux 
ou  trois  traits  principaux  de  cette  figure  caractéiisiique,  originale, 
que  l'on  peut  aimer  ou  haïr,  mais  sur  laquelle  après  tout  le  jour  est 
fait  depuis  longtemps. 

Le  titre  de  grand  ne  saurait  lui  être  sérieusement  contesté.  A 
quoi  bon?  tout  est  relatif  en  ce  monde  :  la  grandeur  humaine  com- 
porte beaucoup  de  lacunes,  des  lacunes  morales  surtout,  et  cette 
réserve  n'est  pas  inutile  quand  il  s'agit  de  Frédéiic.  En  seul  mot, 
ce  semble,  peut  montrer  combien  il  entre  de  hasards,  de  conditions 
de  fortune,  de  bonheur  et  même  de  force  violente  dans  ce  qui  fait 
appliquer  à  un  homme  cette  ambitieuse  épiihète  :  il  n'y  a  guère  que 
des  rois  qui  puissent  l'obtenir.  Ici  nous  rencontrons  M.  Adolphe 
Trendelenburg,  qui  s'est  imposé,  dans  un  de  ses  discours  récemment 
publiés,  la  tâche  de  démontrer  que  Frédéric  est  le  roi  le  plus  vrai- 
ment digne  de  ce  titre  exceptionnel.  L'éminentpnifesseur  se  fait  illu- 
sion sur  de  simples  formes  de  langage.  Nous  ne  disons  plus  Henri  le 
Grand,  Louis  le  Grand,  mais  ce  n'est  peut-être  point  parce  que  ces 
rois  sont  déchus  de  notre  primitive  admiration;  ce  qui  est  diminué, 
c'est  le  sentiment  monarchique  de  la  nation.  Jamais  l'histoire  n'a 
placé  plus  haut  que  de  nos  jours  le  nom,  la  capacité,  la  politique 
de  Henri  IV,  et  !a  première  moitié  du  règne  de  Louis  XIV  est  aux 
yeux  des  Français  d'un  assez  grand  prix  pour  racheter  les  fautes  de 
la  seconde.  Ces  deux  rois  demeurent  grands,  quoique  leurs  noms 
ne  le  rappellent  pas  sans  cesse.  On  dit  encore  Frédéric  le  Grand,  je 
le  reconnais;  mais,  outre  que  cet  adjectif  si  envié  sert  à  le  distin- 


UN    HISTORIEN    DE    FRÉDÉRIC    II.  289 

guer  de  tant  de  princes  de  ce  nom,  si  nombreux  en  Allemagne,  et 
en  parlicLilier  d'un  autre  Frédéric  H,  l'empereur  allemand  du 
XIII*  siècle,  l'attachement  des  Prussiens  à  la  royauté  des  Hohenzol- 
lern  perpétue  ce  titre.  Les  épithètes  de  ce  genre  ne  sont  d'usage 
qne  dans  les  monarchies  absolues  :  libre  à  leurs  sujets  d'en  tirer 
gloire.  L'E'^pagne  a  son  Isabelle  la  Catholique,  le  Portugal  son  Em- 
manuel le  Fortuné,  Florence  son  Cosme  le  Grand;  l'Angleterre  seule 
ne  donne  pas  de  titre  à  ses  rois  depuis  qu'elle  a  eu  la  grande  charte. 
Il  est  donc  assez  puéril  de  bâtir  ici  toute  une  théorie  de  la  gran- 
deur, et  d'expliquer  à  grand  renfort  de  métaphysique  un  simple 
usage;  il  ne  le  serait  pas  moins  de  contester  sa  gloire  au  roi  de 
Prusse.  Qu'on  l'appelle  donc  Frédéric  le  Grand,  pourvu  qu'on  se 
souvienne  qu'à  sa  mort  il  y  eut  un  sentiment  général  de  délivrance, 
une  expression  de  soulagement  public.  Sa  sortie  de  ce  monde  eut 
cela  de  commun  avec  celle  de  Louis  XIV  et  de  tous  les  despotes, 
même  de  ceux  qui  firent  les  plus  grandes  choses.  Frédéric  eut  seu- 
lement le  mérite  de  soutenir  son  personnage,  et,  tranchons  le  mot, 
de  jouer  la  comédie  jusqu'à  la  chute  du  rideau.  Jusqu'à  la  fin,  il 
sut  dire  qu'il  était  le  premier  domestique  de  son  peuple,  tout  en 
étant  un  maître  inflexible;  il  eut  assez  de  tête  pour  ne  jamais  ou- 
blier son  rôle. 

Frédéric  fut  un  grand  général  et  un  roi  très  habile  :  c'est  dans  la 
première  de  ces  qualités  qu'il  est  éminent,  qu'il  est  le  premier  de 
son  siècle  et  entre  les  meilleurs  de  tous  les  siècles.  Pour  lui  donner 
une  si  belle  place  à  titre  de  roi,  il  faudrait  qu'il  eût  laissé  autre 
chose  que  de  remarquables  exemples  et  une  durable  tradition. 
L'édifice  de  grandeur  qu'il  sut  élever  s'écroula  presque  à  sa  mort; 
vingt  ans  seulement  séparent  l'achèvement  de  son  œuvre  et  la  chute 
profonde  d'Iéna.  Dès  que  la  main  qui  la  soutenait  fit  défaut,  îa 
Prusse  donna  des  signes  d'affaissement  visible.  Il  ne  faut  pas  juger 
la  monarchie  de  Frédéric  d'après  l'empire  allemand  que  nous  voyons 
aujourd'hui  :  la  base  de  celui-ci  est  tout  autre,  et  l'avenir  seul 
pourra  dire  si,  les  hommes  dont  le  bras  l'a  construit  venant  à  faire 
défaut,  le  colosse  doit  rester  debout  et  vaincre  l'effort  des  années. 
L'œuvre  politique  de  Frédéric  parut  incapable  de  durer;  le  roi  vieil- 
lissant le  pressentait,  il  augurait  mal  de  l'avenir.  Mirabeau,  sé- 
journant à  Berlin  au  moment  où  s'exhala  cette  âme  qui  vivifiait  une 
Prusse  composée  de  pièces  et  de  morceaux,  Mirabeau  jugeait  ainsi 
ce  grand  corps  abandonné  à  lui-même.  —  Frédéric  avait  fondé  une 
nation  prussienne,  cela  est  vrai,  plus  vrai  peut-être  que  ne  le  vou- 
draient ses  héritiers  d'aujourd'hui;  il  avait  fondé  le  royaume  de  sa 
majesté  le  roi  Frédéric  II,  non  un  état  solide. 

Comme  général,  malgré  ses  fautes,  il  a  été  digne  de  l'admiration 

TOME  cm.  —  1873,  \Q 


290  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  meilleurs  juges.  Encore  ne  faut-il  pas  oublier  qu'il  a  manqué 
parfois  des  qualités  dont  les  généraux  allemands  se  piquent  le  plus, 
la  solidité  par  exemple,  et  qu'il  a  montré  en  revanche  les  défauts 
dont  ils  ne  sont  pas  exempts,  tels  que  la  vantardise.  Sa  bonne 
étoile,  qui  s'est  cachée  si  souvent  et  presque  toujours  par  sa  faute, 
est  venue  à  son  secours  de  mille  manières,  en  opposant  à  son  infa- 
tigable activité  la  lenteur  autrichienne,  à  ses  régi  mens  bien  tenus 
une  indiscipline  française  qui  ne  s'est,  hélas!  que  trop  renouvelée, 
à  sa  règle  d'entietenir,  suivant  son  expression,  dans  le  ventre  du 
soldat  le  foyer  du  courage,  des  armées  quelquefois  sans  pain,  à 
ses  petites  armées  aguerries  la  cohue  de  ce  qu'on  appelait  l'armée 
de  l'empiie.  Il  en  vint  de  bonne  heure  à  mépriser  ses  ennemis,  ce 
qui  lui  valut  le  désastre  de  Maxen;  en  cette  circonstance,  il  fit  la 
folie  de  jeter  dans  une  aventure  d'où  il  n'aurait  pu  se  tirer  lui- 
même  son  général  Finck,  qui  était  infiniment  au-dessous  de  lui;  il 
eut  même  l'injustice  de  le  faire  passer  en  conseil  de  guerre  pour 
une  faute  dont  il  était  lui-même  et  seul  coupable.  11  ne  lui  pardonna 
jamais  de  sa  vie  d'être  le  témoin  de  son  erreur  et  la  preuve  vi- 
vante des  périls  extrêmes  où  il  s'était  précipité.  M.  Carlyle  a  trouvé 
l'occasion  favorable  pour  dire  qu'un  roi  parfait  doit  jouer  quelque- 
fois le  rôle  d'un  Rhadamanthe.  Jamais  les  affaires  de  Frédéric  ne 
tombèrent  plus  bas  qu'à  la  suite  de  cette  déconfiture  de  Maxen; 
jamais  il  n'avait  plus  compté  sur  la  victoire;  il  avait  chanté  son 
triomphe  d'avance.  On  lit  dans  ses  poésies  une  ode  à  la  Fortune 
dont  il  eût  bien  fait  d'ajourner  la  composition  au  lendemain  de  l'é- 
vénement. 

Il  n'en  est  pas  moins  le  plus  grand  guerrier  et  le  meilleur  géné- 
ral de  son  temps;  à  force  d'attention  et  d'activité,  il  répare  la  faute 
grave  d'avoir  commencé  la  guerre  de  sept  ans;  il  résiste  à  l'Europe 
presque  entière,  n'ayant  pour  lui  que  l'alliance  anglaise;  il  se  porte 
de  l'est  à  l'ouest  et  du  midi  au  nord  pour  combattre  un  ennemi 
avant  que  l'autre  soit  prêt,  pour  arrêter  l'un  avant  que  celui-ci  ait 
fait  sa  jonction  avec  l'autre;  il  vient  à  bout  de  la  fortune  et  force  la 
destinée.  Son  éminente  qualité,  celle  où  il  surpasse  peut-être  tous 
les  autres  grands  capitaines,  c'est  le  calme  dans  les  circonstances 
les  plus  extrêmes.  La  véritable  énergie  n'est  pas  celle  de  la  pas- 
sion :  ce  mot  ne  doit  pas  réveiller  l'idée  d'un  feu  qui  dévore,  ni 
d'un  torrent  qui  emporte  les  obstacles;  c'est  une  force  qui  sait  at- 
tendre son  heure,  qui  ne  s'éteint  pas  après  un  échec,  une  force  qui 
dure  même  après  la  victoire.  L'énergie  de  Frédéric  était  extraordi- 
naire. 

Ce  mérite  a  tout  son  éclat  après  l'irréparable  défaite  de  Kolin, 
q[ui  lui  fait  perdre  sa  position  en  Bohême ,   la  ville  de  Prague ,  la 


UN   HISTORIEN   DE    FRÉDÉRIC    II.  291 

plus  grande  partie  de  son  armée,  ses  meilleurs  gf^néraux.  Il  se  re- 
tire à  Leitmerilz,  où  il  passe  un  mois,  espérant  protéger  la  Saxe, 
la  Silésie,  le  Brandebourg,  qui  sont  menacés  :  c'est  le  moment  de 
se  replier  sur  soi-même;  il  a  commencé  cetle  guerre,  et  il  en  est 
puni  par  l'Europe,  qui  se  ligue  contre  lui,  comme  la  société  contre 
un  brigand  qui  a  violé  les  lois  pour  la  troisième  fois.  Cette  ava- 
lanche d'ennemis  qui  est  suspendue  sur  sa  tète,  c'est  lui  qui  l'a 
provoquée.  Que  de  réflexions  amères,  tandis  qu'il  interroge  de  tous 
côtés  le  sombre  horizon  pour  savoir  sur  quel  point  commencera  l'at- 
taque! Un  chagrin  irrémédiable  s'ajoute  à  ses  angoisses;  il  reçoit 
la  nouvelle  de  la  mort  de  sa  mère,  qu'il  a  tendrement  aimée.  Ce- 
pendant il  charge  sa  sœur,  la  margravine  de  Bayreuth,  d'entrer  en 
pourparlers  avec  M'"*  de  Pompadour;  il  y  a  5  millions  de  thalers 
pour  elle,  s'il  obtient  la  paix  de  la  France,  la  paix  seulement,  sans 
alliance  ni  secours!  pas  d'autre  condition  que  le  silence,  car,  si  elle 
allait  parler  et  que  l'Angleterre  eût  vent  de  ces  propositions,  il  se- 
rait perdu.  11  avait  beaucoup  rabattu  de  celte  fierté  dont  on  lui  fait 
aujourd'hui  trop  grand  honneur.  «  Je  ne  la  connais  pas,  »  avait-iî 
dit  l'année  précédente,  quand  on  lui  parlait  de  faire  quelque  con- 
cessicn  à  l'amour-propre  de  la  puissante  courtisane;  il  riait  fort  des 
avances  de  la  vertueuse  Marie-Thérèse  envers  M"*  Poisson,  qu'elle 
appelait  sa  dure  cousine.  Yoilà  les  princes,  ou  plutôt  voilà  les 
hommes!  Au  reste,  il  s'agit  de  l'âme  forte  de  Frédéric,  et  nous  n'a- 
vons pas  dit  qu'il  eût  une  grande  âme.  Les  propositions  n'ont  pas 
de  suite  :  il  faut  tenir  tête  à  l'orage,  n'ayant  d'autre  abri, que  des 
renforts  anglais  assez  mal  dirigés;  le  roi  de  Prusse  ne  pliera  pas.  Il 
ne  s'avouera  ni  vaincu  ni  coupable;  seulement  il  se  souvient  de  ce 
qu'il  oublie  volontiers  dans  la  bonne  fortune,  de  la  liberté  alle- 
mande et  de  la  cause  protestante.  Une  heure,  une  faute  peut  livrer 
la  patrie  commune  à  la  domination  tyrannique  de  l'Autriche.  C'est 
un  peu  de  môme  que  le  joueur,  lorsqu'il  a  perdu,  se  souvient  de  la 
belle  Angplique.  Tel  est  le  langage  des  usurpateurs  malheureux. 
Celui-ci  se  compare  à  un  honnête  homme  enveloppé  par  une  bande 
d'assassins;  il  n'y  a  pas  d'exemple  d'une  conspiration  semblable  à 
celle  dont  il  est  victime.  Les  puissances  se  conduisent  avec  lui 
comme  des  bandits  méritant  la  roue!  Cette  indignation  vertueuse, 
dont  il  répand  le  torrent  dans  ses  lettres  à  sa  sœur,  est  toujours  à 
l'usage  des  despotes  trahis  par  ia  fortune.  Celui-ci  du  moins  a  du 
cœur,  et  ces  effusions  de  la  colère  ne  font  que  remplir  le  vide  des 
jours  d'attente.  «  Nous  devons  rester,  dit-il,  ce  que  notre  naissance 
nous  a  commandé  d'être.  J'ai  toujours  compté  qu'étant  roi  il  me 
fallait  penser  en  souverain,  et  mon  principe  fut  toujours  qu'un 
prince  doit  plus  tenir  à  sa  réputation  qu'à  sa  vie.  » 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  faut  encore  qu'il  soit  débusqué  de  ce  poste  d'observation,  d'où 
il  veillait  comme  l'araignée  au  centre  de  sa  toile,  entamée  de  toutes 
parts.  Mal  secondé  par  son  frère,  qui,  faute  de  génie,  ajoute  à  son 
désastre,  il  est  contraint  de  courir  vers  le  nord  au  secours  de  Ber- 
lin, arrive  trop  tard  et  se  rejette  vers  les  montagnes  boisées  de  la 
Thuringe,  d'où  il  surveille  les  plaines  de  la  Saxe  occidentale.  De 
nouvelles  ouvertures  faites  près  du  maréchal  de  Richelieu  sont  re- 
poussées; la  France,  on  ne  sait  pourquoi,  était  déterminée  à  l'écra- 
ser. Cependant  les  plans  contradictoires  des  armées  ennemies  re- 
tardent le  dénoûment  de  deux  mois,  durant  lesquels  ce  roi-général, 
qui  ne  connut  jamais  le  découragement,  court  de  l'est  à  l'ouest,  se 
prolongeant,  se  resserrant,  cherchant  quelque  chose  à  fn'we,  une 
proie  à  dévorer.  C'est  alors  que  Soubise,  avec  une  armée  famélique 
et  des  mesures  mal  prises,  vint  comme  à  plaisir  se  faire  surprendre 
par  le  lion  exaspéré  de  trois  mois  dâ  jeûne  et  de  blessures  que  le 
temps  envenimait.  Telle  fut  l'histoire  de  Rosbach,  où  l'on  ne  sait  ce 
qujil  faut  le  plus  admirer  de  notre  impéritie  ou  des  ressources  d'es- 
prit du  roi  de  Prusse. 

On  ne  saurait  compter  les  vers  de  Frédéric  parmi  ses  titres  à 
l'admiration.  On  y  voit  volontiers  le  caprice  et  le  passe -temps 
de  ses  jours  de  victoire  :  qui  ne  lui  pardonnerait  d'avoir  rimé  sur 
un  tambour  quand  il  a  lieu  d'être  content  de  lui-même?  Mais  ce 
qu'il  y  a  de  plus  caractéristique  dans  l^s  singulières  poésies  de 
C3  prince,  c'est  qu'il  les  prenait  au  sérieux.  Jamais  il  ne  fît  autant 
de  vers  que  durant  les  trois  mois  dont  nous  venons  de  parler,  et 
c'est  un  trait  qu'il  faut  ajouter  à  la  peinture  du  grand  guerrier, 
quoiqu'il  approche  du  ridicule.  La  comédie  se  mêle  à  la  tragédie 
dans  cette  crise  de  sept  années,  et  Frédéric  giiffonnait  des  vers 
dignes  de  Colin  avec  une  fiole  de  poison  dans  sa  poche.  Nous  ne 
savons  si  M.  Carlyle,  qui  parle  tant  de  Shakspeare  et  qui  est  si 
rempli  de  Goethe  et  de  Schiller,  a  le  sentiment  bien  net  de  la  poé- 
sie, ou  s'il  ne  s'est  pas  assez  défié  de  sa  compétence  en  matière  de 
langue  française;  mais  à  propos  des  vers  de  son  héros  il  se  met  sur 
le  haut  style  un  peu  plus  qu'il  ne  convient.  11  les  corn  pire  au  Coran 
de  Maliometet  aux  psaumes  de  David;  il  nous  oblige  de  nous  sou- 
venir que  Macaulay,  qui  s'entendait  mieux  à  juger  de  la  poésie 
comme  de  la  politique,  a  trouvé  pour  Frédéric  le  sobriquet  un  peu 
dur,  mais  juste  au  fond,  de  Trissotin-Miihridate.  Que  les  vers  du 
roi  de  Prusse  aient  servi  à  remplir  des  momens  d'inaction  forcée, 
qu'ils  aient  été  l'équivalent  d'un  jeu  de  quilles,  comme  disait  Mal- 
herbe, qui  pourtant  était  bon  poète,  qu'ils  aient  tenu  lieu  de  la 
chasse,  que  le  ro-l  n'aimait  pas,  nous  ne  saurions  y  contre  lire.  D'un 
autre  côté,  soutenir  qu'ils  ont  le  souffle  du  prophète  des  croyans 


UN    HISTORIEN   DE    FREDERIC    II.  293 

veillant  dans  le  désert,  ou  du  roi  d'Israël  frémissant  sous  l'aiguillon 
de  la  colère  divine,  c'est  se  moquer  d'une  langue  que  l'on  connaît 
mal,  et  du  bon  sens,  que  l'on  ne  veut  pas  connaître.  Quant  à  nous, 
dans  tout  le  recueil  de  Frédéric,  nous  ne  trouvons  qu'un  vers  qui 
mérite  ce  nom  : 

Pour  moi,  menacé  du  naufrage, 
Je  dois,  en  aiïrontant  l'orage, 
Penser,  vivre  et  mourir  en  roi. 

Et  cependant  il  est  avéré  que  Frédéric  se  croyait  poète  :  vaincu,  il 
se  vengeait  sur  la  fortune  comme  aurait  fait  Tyrtée;  écrire  des  vers 
en  un  moment  de  crise  comme  celle  de  1757  lui  paiaissait  aussi 
stoïque  au  moins  que  de  philosopher  comme  avait  fait  Marc-Aurèle 
ou  Caton.  Il  était  vaniteux  en  même  temps  que  positif,  et  comptait 
sur  ses  hémistiches  autant  que  sur  ses  victoires  et  sa  diplomatie 
pour  étendre  sa  renommée.  Lorsqu'il  fit  courir  après  Voltaire  pour 
reprendre  le  volume  de  ses  poésies,  ce  n'était  pas  qu'il  les  crût 
mauvaises  et  capables  de  compromettre  sa  réputation  d'homme  d'é- 
tat :  il  craignait  le  scandale  et  le  danger  des  épigrammes  qu'il  y 
avait  répandues  à  pleines  mains  sur  les  princes  d'Europe  ses  meil- 
leurs amis. 

11  aimait  les  vers  comme  il  aimait  ceux  qui  en  font,  pour  son 
plaisir  et  pour  son  intérêt.  11  invitait  Voltaire  avec  des  vues  person- 
nelles cachées  pous  l'apparence  de  l'enthousiasme  et  d'une  vraie 
passion.  Il  flattait  l'auteur  de  la  Henriade  avec  toute  la  perfection 
que  savent  mettre  dans  la  flatterie  les  vrais  égoïstes,  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  de  le  déchirer  par  derrière.  Au  moment  même  où 
il  mettait  en  œuvre  tous  les  artifices,  toutes  les  séductions  pour 
gagner  le  poète,  il  exprimait  à  son  ami  et  secrétaire  Jordan  tout 
le  mépris  possible  pour  cet  artiste  de  la  parole  qui  se  faisait  payer 
si  cher.  M.  Gailyle  a  laissé  une  lacune  dans  la  discursive  et  com- 
plaisante histoire  qu'il  fait  des  relations  de  Frédéric  et  de  Voltaire. 
Est-ce  un  oubli  très  singulier?  est-ce  un  embarras  invincible  en 
présence  de  la  vérité  trop  manifeste?  On  ne  peut  expliquer  ce  grave 
péché  d'omission.  Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  que  le  roi  de 
Prusse  trahissait  le  secret  de  la  correspondance  pour  contraindre 
Voltaire  à  se  réfugier  chez  lui.  Ce  dernier,  chargé  à  La  Haye  d'une 
négociation  dont  le  but  était  de  renouer  une  alliance  eflective  avec 
la  Prusse,  écrivait  à  Frédéric  dans  les  termes  lys  plus  virulens, 
ajoutons  aussi  les  p'us  confidentiels,  contre  son  ennemi  le  ministre 
Boyer,  évêque  de  Mirepoix.  «  Ce  vilain  Mirepoix,  disait-il  entre 
autres  douceurs,  est  aussi  dur,  aussi  fanatique,  aussi  impérieux 
que  le  cardinal  Fleury  était  doux,  accommodant  et  poli.  »  Ajoutez 


294  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que,  Boyer  étant  dans  l'habitude  de  signer  a  l'anc.  {ancien)  de  Mi- 
repoix,  »  Voltaire  affectait  toujours  de  mal  lire  et  de  l'appeler  lâne 
de  Mirepoix.  De  la  part  d'un  fondé  de  pouvoirs,  surtout  écrivant  à 
un  prince  étranger,  l'indiscrétion  n'était  pas  légère;  mais  comment 
qualifier  la  conduite  d'un  roi,  d'un  ami  qui  envoyait  des  extraits  des 
lettres  reçues  à  son  ambassadeur  pour  les  faire  parvenir  à  Boyer 
lui-même,  au  ministre?  «  Voici  un  morceau  d'une  lettre  de  Voltaire 
que  je  vous  prie  de  faire  tenir  à  l'évêque  de  Mirepoix  par  un  canal 
détourné,  sans  que  vous  et  moi  paraissions  dans  cette  affaire.  Mon 
intention  est  de  brouiller  Voltaire  si  bien  en  France,  qu'il  ne  lui 
reste  de  parti  à  prendre  que  celui  de  venir  chez  nous.  »  Il  y  revient 
plusieurs  fois.  Impossible  de  nier  l'authenticité  de  ces  missives,  de 
ces  noirceurs;  elles  sont  aux  dates  du  17  et  du  27  août  17Zi3  dans 
la  correspondance  du  roi  publiée  par  M.  Preuss.  M.  Carlyle  les 
supprime,  et,  comme  si  de  rien  n'était,  il  continue  à  peindre  ce 
héros  de  la  véracité,  seul  ennemi  du  mensonge  dans  ce  siècle  du 
cant  et  du  mensonge,  seul  ayant  conservé  de  la  candeur  dans  la 
correspondance  du  roi  et  du  philosophe.  0  candeur  royale  de  Fré- 
déric! Lors  même  que  la  candeur  serait  bannie  du  cœur  des  rois, 
elle  devrait  se  retrouver  dans  celui  des  historiens;  M.  Carlyle  n'en 
montre  guère  ici,  à  moins  que  ce  ne  soit  d'avoir  cru  que  le  public 
ne  s'apercevrait  pas  de  son  oubli.  Il  convient  de  le  détromper  :  on 
a  lu  cette  correspondance  officielle  comme  l'a  fait  M.  Carlyle,  qui 
s'en  sert  à  chaque  instant;  on  a  pu  rencontrer  ces  fragmens  accusa- 
teurs dans  plus  d'une  publication,  par  exemple  dans  Y  Histoire  de 
la  liitcrainre  française  à  l" étranger  de  M.  Sayous,  et  dans  le  Vol- 
taire à  Cirey  de  M.  Desnoiresterres.  Sans  doute  le  nouvel  historien 
ne  connaît  pas  le  premier  de  ces  deux  ouvrages,  et  c'est  tant  pis 
pour  lui,  car  il  eût  mieux  jugé  les  poésies  de  son  héros;  il  a  certai- 
nement lu  le  second,  et  il  en  fait  souvent  usage. 

La  duplicité  de  Frédéric  dans  ses  relations  avec  Voltaire  est  une 
transition  naturelle  à  l'honnêteté  de  sa  politique.  L'auteur  de  Y  Anti- 
Machiavel  employait  un  moyen  machiavélique  pour  mettre  la  main 
sur  le  meilleur  correcteur  de  ses  poésies,  aussi  bien  que  pour  se 
rendre  maître  d'une  province  qui  était  à  sa  convenance.  Le  machia- 
vélisiTie  du  xvni«  siècle  diffère  essentiellement  de  celui  du  xyl*^;  il 
n'est  plus  question  sans  doute  de  surprendre  grossièrement  ses 
voisins  par  les  voies  du  brigandage,  de  les  attirer  dans  un  guet- 
apens,  de  les  assassiner  dans  quelque  coupe-gorge  ou  de  leur  pré- 
senter dans  un  festin  le  poison.  Ces  sortes  de  violences  sont  bonnes 
pour  un  temps  de  barbarie,  et  nous  sommes  dans  un  siècle  de  dou- 
ceur et  d'humanité.  On  se  contente  de  brouiller  ses  voisins  entre 
eux  ou  les  princes  avec  leurs  sujets;  on  donne  à  sa  cause  un  sem- 


UN    HISTORIEN   DE    FRÉDÉRIC    II.  295 

blant  de  légalité,  on  inscrit  sur  son  drapeau  quelque  devise  respec- 
table, comme  la  liberté  religieuse.  Les  premières  leçons  de  cette  po- 
litique astucieuse  furent  données  par  le  ministre  français  Dubois, 
dont  le  mensonge  et  la  fourberie,  soutenus  d'un  talent  incontestable, 
composaient  en  grande  partie  l'habileté  :  le  régent,  qui  avait  de 
l'esprit  sans  principes,  suivit  les  conseils  de  son  précepteur  et  mi- 
nistre en  riant,  comme  un  homme  qui  s'amusait  volontiers  de  ce 
qu'on  appelait  de  bons  tours.  Ce  n'était  là  que  le  commencement 
timide  et  cirsconspect  d'un  machiavélisme  nouveau  :  il  n'avait  pour 
but  et  n'eut  pour  effet  que  de  mettre  en  lumière  les  habiles,  les 
roués  dans  tous  les  sens,  et  de  jeter  dans  la  défaveur  les  honnêtes 
gens.  La  politique  destinée  à  triompher  tout  à  fait  fut  la  perfidie 
avec  des  apparences  honnêtes,  revêtue  du  manteau  de  la  philoso- 
phie, parlant  sans  cesse  de  Marc-Aurèle,  de  siècle  de  lumières, 
d'humanité,  de  bienfaisance,  de  tolérance,  de  toutes  les  choses 
excellentes  qui  étaient  l'idéal  et  faisaient  l'honneur  de  la  généra- 
tion nouvelle.  Quel  fut  le  prince,  l'homme  d'état,  dans  lequel  se 
réalisa  cette  duplicité  d'une  autre  espèce,  si  ce  n'est  Frédéric  II? 
Et  quelle  raison  après  tout  empêche  de  voir  dans  le  grand  général 
un  grand  roi,  si  ce  n'est  qu'il  ne  fut  pas  assez  honnête  homme?  Un 
mot  de  Macaulaj^,  critique  désintéressé,  juge  équitablement  Frédé- 
ric :  «  le  prince  trompa  ses  amis,  le  roi  les  détrompa.  » 

M.  Trendelenburg,  qui  tient  à  faire  de  Frédéric  le  plus  grand,  le 
seul  grand  roi,  ne  songe  même  pas  à  défendre  sa  politique  contre 
l'accusation  de  duplicité.  Il  prend  au  sérieux  VAnfi-Marhiavel 
comme  si  l'on  n'avait  pas  dit  depuis  longtemps  que  c'est  une  dé- 
clamation d'école.  Que  sera-ce  donc  si  ce  n'est  pas  même  une  décla- 
mation de  bonne  foi,  une  œuvre  de  jeune  hoiume  répétant  sa  leçon 
philosophique?  Voilà  un  prince  qui  fait  des  tirades  sur  les  crimes 
des  rois,  qui  feint  d'être  fort  détaché  de  l'intérêt  de  la  royauté,  qui 
va  jusqu'à  des  professions  de  foi  républicaine,  qui  déclare  sa  préfé- 
rence pour  le  gouvernement  d'Angleterre;  si  l'on  entre  dans  h  dé- 
tail, on  voit  qu'il  maudit  la  guerre,  qu'il  déteste  les  conquêtes.  Il  a 
horreur  de  l'ambition,  il  se  signe  à  l'idée  de  trahir  une  alliance  ju- 
rée, il  méprise  ceux  qui  jettent  un  œil  d'envie  sur  les  provinces  de 
leurs  voisins,  il  considère  ses  sujets  comme  ses  égaux,  et,  pour  cou- 
ronner son  œuvre,  il  prie  les  souverains  de  ne  se  point  offenser  de 
la  liberté  avec  laquelle  il  leur  parle  :  il  puise  dans  leurs  vertus  et 
dans  la  bonne  opinion  qu'il  est  obligé  d'avoir  d'eux  le  courage  de 
dire  la  vérité.  Cependant,  si  nous  lui  faisons  l'application  de  cette 
règle  qu'il  établit,  «  que  l'on  juge  les  hommes  non  pas  sur  leur 
parole,  mais  en  comparant  leurs  actions  avec  leurs  discours,  »  que 
trouvons-nous?  Frédéric  n'a  eu  garde  d'imiter  le  gouvernement  d'An- 


296  REVUE    DES    DEUi[    MONDES. 

gleterre;  jamais  roi  n'a  été  plus  absolu,  plus  jaloux  rie  son  pouvoir 
personnel;  il  a  fait  la  guerre  toutes  les  lois  qu'il  a  espéré  d'y  gagner 
quelque  chose,  il  a  conquis  la  Silésie,  et  il  se  proposait  de  conquérir 
la  Bohême  pour  la  troquer  contre  la  Saxe,  bien  qu'il  eût  appelé  les 
conquérans  des  «  voleurs  illustres.  »  11  a  manqué  de  parole  dès  qu'il 
y  avait  quelque  intérêt;  il  a  le  premier  conçu  le  plan  du  partage  de 
la  Pologne,  et  il  a  été  le  seul  à  l'exécuter  sans  scrupules.  Si  Macau- 
lay  sait  bien  compter,  il  a  trahi  quatre  fois  ses  alliés  dans  l'afTaire 
de  la  Silésie,  et  il  a  essayé  plusieurs  fois  de  le  faire  dans  la  guerre 
de  sept  ans.  Est-ce  une  profonde  hypocrisie  que  nous  reprochons  à 
l'auteur  de  V Anii-Maddavel?  En  aucune  façon.  Frédéiic  s'est  mo- 
qué de  ses  lecteurs  comme  de  son  siècle  :  c'est  un  comédien  achevé. 
Nous  n'en  voulons  qu'une  preuve.  Le  jjrînce  dâ  Fénelon  le  jette 
dans  l'admiration,  il  porte  aux  nues  les  préceptes  du  Télémaque , 
n'a-t-il  pas  le  courage  de  parler  de  l'amour  de  Dieu  qu'il  oppose  à 
la  doctrine  de  l'intérêt?  Ea  vérité,  cela  touche  à  la  bouffonnerie,  et 
Voltaire  a  eu  le  bon  goût  de  retrancher  ce  dernier  passage,  que 
M.  Trendelenburg  a  la  bonhomie  de  rétablir,  car  son  étude  sur 
VAiUi-MarJdavel  a  pour  objet  de  revenir  au  texte  primitif  comme 
plus  moral,  plus  vertueux,  plus  digue  de  Frédéric.  Nous  sommes  de 
son  avis,  ce  texte  est  plus  conforme  au  caractère  de  ce  roi,  parce 
qu'il  est  plus  comique. 

Si  par  hasard  on  était  tenté  d'attribuer  cc.s  beaux  sentimens  de 
générosité,  de  vertu,  à  la  jeunesse  de  Frédéric,  si  l'on  se  refusait  à 
penser  qu'il  y  eût  tant  d'audace,  nous  n'osons  pas  dire  d'effronte- 
rie, dans  un  homme  de  vingt-sept  ans,  nous  renverrions  les  scep- 
tiques à  l'équivoque  plaisanterie  qu'il  se  permet  sur  les  mœurs  de 
Machiavel,  et  que  Voltaire  avait  supprimée  avec  soin.  Parce  que  le 
secrétaire  llorentin  ne  permet  pas  au  prince  l'amour  des  femmes,  il 
le  tient  pour  suspect  et  s'en  amuse.  Que  penser  de  ce  trait  dans 
une  telle  bouche?  Il  est  avéré  qu'il  ne  vit  la  reine  et  ne  lui  parla 
que  le  jour  de  son  mariage,  qu'il  fut  un  parfait  misogyne.  A  cette 
qualité  scabreuse,  les  plaisanteries  perpétuelles  et  peu  voilées  de 
Voltaire  et  de  Frédéric  servent  de  commentaire  et  mettent  un  cou- 
ronnement qui  ne  laisse  rien  à  désirer.  Une  certaine  page  bien  con- 
nue de  la  vie  du  loi  par  son  ami  le  philosophe  est  trop  positive  pour 
laisser  lieu  à  des  doutes.  Mirabeau  vient  par  là-dessus  avec  ses 
témoignages  formels  sur  le  roi,  sur  son  frère,  sur  ses  parens;  toute 
la  famille  se  ressemble  à  cet  égard,  et  Mirabeau  n'était  ni  prude 
ni  fort  sévère  sur  la  différence  des  goûts.  Qu'on  nous  cite  César 
tant  qu'on  voudra,  qu'on  nous  dise  que  les  désordres  les  plus  hon- 
teux peuvent  se  trouver  dans  le  plus  grand  homme  d'état,  nous  y 
consentons;  tout  ce  que  nous  voulons  montrer,  c'est  que  l'auteur 


UN    HISTORIEN    DE    FRÉDÉRIC    II.  297 

de  Y  Anti-Machiavel  n'était  pas  un  comédien  d'un  médiocre  aplomb 
ni  d'une  audace  ordinaire.  Quand  on  lit  cet  ouvrage,  il  faut  tou- 
jours, à  côté  de  ce  qu'avance  le  royal  écrivain,  mettre  ce  qu'il  pense, 
et  ce  qu'il  pense  peut  se  dégager  aisément  soit  de  ce  qu'il  a  fait, 
soit  de  ce  qu'il  a  écrit  plus  tard.  En  rhéteur  a  des  phrases  et  pas 
d'idées.  11  y  a  dans  cet  écrit,  beaucoup  moins  jeune  qu'on  ne  l'es- 
time ordinairement,  tantôt  le  contraire  de  la  pensée,  afin  de  trom- 
per et  de  se  faire  valoir,  tantôt  le  germe  primitif  de  certains  des- 
seins qui  se  feront  jour.  Jeune,  Frédéric  ne  l'a  jamais  été  :  il  a 
supporté  le  poids  d'une  tyrannie  bigote  et  aveugle;  le  despotisme 
grossier  de  son  père,  au  lieu  de  le  briser,  l'a  perverti.  C'est  peut- 
être  là  son  excuse;  l'effet  inévitable  du  despotisme  est  de  détruire 
le  sens  moral.  Est-ce  un  jeune  homme,  est-ce  un  rhéteur  qui  a 
écrit  ceci  sur  la  Pologne? 

«  Dans  les  royaumes  électifs,  où  la  plupart  des  élections  se  font  par 
brigues,  et  où  le  trône  est  vénal,  quoi  qu'on  en  dise,  je  crois  que  le 
nouveau  souverain  trouvera  la  facilité,  après  son  élévation,  d'acheter 
ceux  qui  lui  ont  été  opposés,  comme  il  s'est  rendu  favorables  ceux  qui 
l'ont  élu.  La  Pologne  nous  en  fournit  des  exemples  :  on  y  trafique  si 
grossièrement  du  trône  qu'il  semble  que  cet  achat  se  fasse  aux  marchés 
publics.  La  libéralité  d'un  roi  de  Pologne  écarte  de  son  chemin  toute 
opposition;  il  est  le  maître  de  gagner  les  grandes  familles  par  des  pala- 
tinats,  des  starosties  et  d'autres  charges  qu'il  confère;  mais,  comme 
les  Polonais  ont  sur  le  sujet  des  bienfaits  la  mémoire  très  courte,  il  faut 
revenir  souvent  à  la  charge;  en  un  mot,  la  république  de  Pologne  est 
comme  le  tonneau  des  Danaïdes  :  le  roi  le  plus  généreux  répandra  vai- 
nement ses  bienfaits  sur  eux,  il  ne  les  remplira  jamais.  Cependant, 
comme  un  roi  de  Pologne  a  beaucoup  de  grâces  à  faire,  il  peut  se  mé- 
nager des  ressources  fréquentes  en  ne  faisant  ses  libéralités  que  dacs 
les  occasions  où  il  a  besoin  des  familles  qu'il  enrichit.  » 

Si  ce  prince  de  vingt-sept  ans  était  roi  de  Pologne,  il  saurait, 
n'en  doutez  pas,  distinguer  entre  ceux  qui  ont  été  utiles  dans  le 
passé  et  ceux  qui  pourraient  l'être  dans  l'avenir,  entre  la  gratitude 
et  la  politique  bien  entendue.  Il  n'aurait  qu'à  pratiquer  en  Pologne 
la  même  conduite  qu'il  a  tenue  tout  d'abord  en  Prusse,  lorsqu'il 
écartait  comme  gênantes  la  famille  et  la  mémoire  de  son  ami  Katt, 
qui  mourut  sur  l'échnfaud,  sous  ses  yeux,  par  sa  faute  et  à  cause 
de  lui,  lorsqu'il  oubliait  dans  la  personne  de  Marie- Thérèse  l'em- 
pereur d'Alii^magne,  père  de  celle-ci,  qui  avait  sauvé  sa  vie  en 
évoquant  son  procès  au  tribunal  de  l'empire.  Si  la  destinée  ne  l'a- 
vait pas  fait  roi  des  Polonais ,  il  devait  en  être  le  spoliateur,  et  le 


298  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mépris  qui  perce  dans  ces  ligaes  annonce  déjà  que  l'oiseau  de  proie 
a  jeté  des  regards  de  ce  côté. 

Le  partage  de  la  Pologne  est  le  dernier  exploit  et  le  plus  carac- 
téristique de  Frédéric.  C'est  à  tort  que  l'on  accuse  l'avidité  russe 
d'avoir  im:?giné  ce  procédé  pour  établir  un  lien  entre  l'Autriche, 
la  Prusse  et  la  Russie.  Il  est  vrai  que  l'impératrice  Catheriue  dit 
un  jour  au  prince  Henri,  frère  du  roi  :  «  Vous  n'avez  qu'à  vous 
baisser  en  Pologne  et  à  prendre  le  morceau  qui  est  à  votre  con- 
venance. »  Il  est  également  vrai  que  le  roi  reçut  cette  ouverture 
avec  défiance;  mais  de  quoi  se  défiait-il  si  ce  n'est  des  intentions 
qui  pouvaient  être  cachées  sous  des  avances  flatteuses?  Il  n'en  est 
pas  moins  ceriain  qu'il  en  avait  fait  la  proposition  un  an  ou  deux 
ans  plus  tôt  par  le  comte  Lynar;  le  Turc,  prétexte  toujours  com- 
mode, en  fournit  l'occasion.  «  L'intérêt  de  la  Russie,  nous  le  sivois 
par  lui-même,  était  de  mettre  la  main  sur  une  part  de  la  Pologne, 
bien  à  son  gré,  bien  à  sa  portée  surtout,  et  d'en  laisser  d'autres  por- 
tions à  l'Autriche  et  à  la  Prusse.  C'était  d'abord  le  moyen  de  con- 
tenter tout  le  monde,  puis  d'expulser  de  la  chrétienté  cette  masse 
abominable  de  sensualisme  mahométan,  d'ignorance  et  de  fana- 
tisme. »  11  ne  faisait  pas  dire  par  son  ambassadeur,  mais  il  a  dit 
dans  ses  écrits,  et  nul  n'en  doute,  que  l'alliance  avec  la  Russie  «  lui 
rendait  le  dos  libre,  et  que  dans  le  changement  des  circonstances  la 
Prusse  ne  trouvera  jamais  avec  les  autres  puissances  l'é  fui  valent 
des  avantages  qu'elle  trouve  avec  ce  pays.  »  Il  écrit  ailleurs,  et  nous 
l'en  croyons  volontiers,  que  «  jamais  acquisition  ne  fut  plus  avan- 
tageuse que  celle  de  la  province  polonaise  appelée  Prusse  occiden- 
tale :  elle  joignait  la  Pomôranie  et  la  Prusse  orientale,  «  deux  biens 
mal  acquis  par  un  bien  plus  mal  acquis  encore;  »  elle  lui  donnait 
la  Yisiule  et  lui  perinettait  à  la  fois  de  défendre  ses  provinces  loin- 
taines et  di  «  lever  des  droits  considérables  sur  tout  le  commerce  de 
la  Pologne.  »  Ce  projet,  plus  fructueux  que  loyal,  n'étant  pas  saisi 
par  l'impératrice,  tomba  d'abord  :  quand  il  revint  à  Frédéric  sous 
la  forme  d'un  propos  en  l'air,  il  parut  d'abord  un  piège,  mais  aus- 
sitôt que  l'Autriche,  qui  avait  ses  vues  à  part,  eut  témoigné  de  la 
répulsion,  la  promptitude  succéda  à  l'hésitation.  Puisque  l'Autriche 
ne  voulait  pas,  le  gain  était  visiblement  de  son  côté.  Le  vieux  roi 
fut  tout  feu  et  flamme  pour  le  partage,  il  s'y  jeta  jusqu'au  cou  :  le 
bon  temps  de  la  conquête  de  Silésie  semblait  revenu;  la  cavalerie 
prussienne  était  augmentée  sur-le-champ  de  8,000  hommes.  Il 
menaça  l'^utrichi  d'une  nouvelle  guerre  de  sept  ans,  et  il  avait 
derrière  lui  les  armées  russes.  Une  activité  juvénile  ranimait  cet 
homme  étrange,  qui  attendait  des  années  dans  une  léthargie  ap- 
parente les  occasions  pour  les  saisir  aux  cheveux.  Il  commença  gaî- 


UN   HISTORIEN   DE   FRÉDÉRIC    II.  299 

ment  cette,affaire  en  citant  des  vers  de  Bojardo,  et  il  la  termina  en 
écrivant  sur  les  malheureiix  Polonais  un  poème  dins  le  guire  de  la 
Pucelle,  On  chercherait  en  vain  un  plus  parfait  exemple  de  cette 
politique  du  xviii*  siècle,  de  ces  conquêtes  poliment  effrontées, 
de  ces  brigandag  'S  de  bon  gentilhomme,  de  ces  coups  de  force  exé- 
cutés avec  grâce. 

Aujourd'hui  l'on  met  de  la  philosophie  et  de  l'érudition  dans  ce 
machiavélisme.  On  loue  cetta  œuvre  d'iniquité,  qui  ne  fut  d'aucun 
côté  plus  criminelle  que  du  côté  de  la  Prusse;  on  dit,  comme  tou- 
jours et  partout,  que  le  partage  de  la  Pologne  fut  une  revanche  de 
l'Allemngne,  que  les  Allemands  étaient  persécutés  dans  cette  Prusse 
occidentale  pour  cause  de  religion,  que  l'on  confisquait  l'une  après 
l'autre  les  églises  protestantes,  qu'on  mettait  en  prati({ue  le  pro- 
verbe vexa  lutheranum,  dabit  thalerum,  «  travaillez  les  côtes  aux 
luthériens,  vous  ferez  sortir  l'argent  de  leurs  bourses.  »  Si  nous  en 
croyons  x\I.  Freytag  (1),  on  avait  coupé  la  langue  et  les  mains  à  un 
Allemand  pour  avoir  copié  dans  des  livres  venus  d'Allemagne  des 
extraits  contre  les  jésuites.  Un  gentilhomme  polonais  avait  fait  dé- 
capiter un  pasteur  et  jeter  son  corps  dans  un  marais.  Fié  léric,  ami 
de  l'humanité  et  bon  protestant  surtout,  vengeait  la  religion  persé- 
cutée dans  cette  province.  Ce  n'est  pas  tout  :  après  avo'r  ramassé 
tous  les  faits  vrais  ou  faux  qui  représentent  les  Polonais  de  la 
Prusse  occidentale  comme  des  fanatiques  et  des  assassins,  on  s'at- 
tendrit sur  la  malheureuse  condition  d'où  ils  n'auraient  pas  voulu 
sortir.  Ces  nobles  polonais  qu'on  faisait  tout  à  l'h  mre  si  tyranni- 
ques,  si  avares,  si  cruels,  on  en  fait  maintenant  ries  misérables, 
portant  sabots,  n'ayant  pas  toujours  du  pain,  ni  même  un  four 
pour  en  faire  dans  la  plupart  des  villages.  Frédéric  fut  leur  pro- 
vidence. La  Prusse  occidentale  devint,  comme  la  Silésie,  son  en- 
fant de  prédilection;  il  eut  pour  ses  nouveaux  sujets  des  soins  et 
une  sollicitude  de  mère,  les  habillant  de  neuf,  les  forçant  d'aller 
à  l'école.  Nombre  d'instituteurs,  d'ouvriers,  de  colons  prussiens, 
vinrent  s'établir  dans  cette  province,  qui  n'attend  lit  que  l'arrivée 
de  ces  généreux  étrangers  pour  entrer  dans  la  carrière  d'une  pro- 
spérité sans  limites.  Ces  rois  de  Prusse  ont  des  entrailles  pater- 
nelles pour  les  peuples  qu'ils  veulent  bien  conquérir.  Frédéric 
avait  au  moins  la  pudeur  de  ne  pas  prendre  de  masque,  et  ce  n'est 
pas  sa  faute  si  certains  docteurs  allemands  et  certain  historien 
écossais  en  font  un  hypocrite  mêlant  à  tout  propos  Di^^u,  la  religion, 
l'humanité,  aux  desseins  de  sa  politique  ouvertement  impudente. 
Son  habileté  est  d'une  autre  nature,  et  il  faut  bien  admettre  une 

(1)  Nouvelles  peintures  tirées  de  la  vie  du  peuple  allemand,  Leipzig  1862 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

différence  entre  l'hypocrisie,  qu'il  a  toujours  méprisée,  et  la  co- 
médie, qu'il  jouait  avec  délices.  On  ne  trouve  nulle  part,  dans  ses 
écrits  pas  plus  que  dans  sa  correspondance  ou  sa  diplomatie,  une 
justification  du  partage  de  la  Pologne.  Il  ne  pervertit  pas  le  sens 
moral  ;  il  se  contente  de  n'en  pas  avoir.  Après  avoir  soufflé  à  la 
Russie  l'idée  première  de  l'audacieuse  entreprise,  il  s'employa  plus 
que  personne  à  l'exécution  de  ce  projet,  seconda  Catherine  dans 
ce'qui  lui  paraissait  un  bon  tour  joué  à  la  France  et  à  l'Angleterre, 
poursuivit  l'Autriche  l'épée  dans  les  reins  pour  la  forcer  à  tremper 
dans  le  complot,  et,  sans  perdre  sa  peine  à  de  laborieuses  apolo- 
gies, se  donna  le  mérite  d'avoir  épargné  à  l'humanité  de  nouveaux 
malheurs.  Ainsi  Catherine  s'agrandit,  et  fit  un  premier  pas  vers 
Constantlnople  en  gardant  le  silence;  Marie-Théi èse  mit  sur  sa 
conscience  une  usurpation  dont  elle  gémissait  en  accusant  son  mi- 
nistre Kaunitz;  Frédéric  écrivit  k  Voltaire  une  lettre  fort  dégagée 
où  il  disait  :  «  Je  sais  que  l'Europe  croit  assez  génrralernent  que  le 
partage  qu'on  a  fait  de  la  Pologne  est  une  suite  de  manigances  po- 
litiques qu'on  m'attribue;  cependant  rien  n'est  plus  faux.  Après  avoir 
proposé  vainement  des  tempéramens  différens,  il  fallut  recourir  à  ce 
partage  comme  à  l'unique  moyen  d'éviter  une  guerre  générale.  Les 
apparences  sont  trompeuses,  et  le  public  ne  juge  que  par  elles.  Ce 
que  je  vous  dis  est  aussi  vrai  que  la  quarante- huitième  proposition 
d'Euclide.  » 

Un  trait  manquerait  à  cette  esquisse  du  portrait  de  Frédéric,  si 
nous  omettions  de  dire  qu'il  créa  la  nation  prussienne,  qu'il  lui 
donna  la  naissance  en  prouvant  qu'elle  vivrait  en  dépit  des  obstacles, 
et  le  baptême  en  la  jetant  avec  succès  parmi  les  épreuves  les  plus 
redoutables,  un  vrai  baptême  de  feu.  Lui  et  ceux  de  sa  race  furent 
d'autant  plus  Prussiens  qu'ils  pensèrent  moins  à  l'Allemagne.  Un 
prince  qui  déchirait  la  grande  famille  allemande  pour  se  faire  pièce 
à  pièce  un  domaine  arrondi  et  facile  à  défendre  n'était  pas,  ne  son- 
geait pas  à  être,  quoi  qu'on  en  pût  dire,  le  précurseur  de  l'unité. 
Nous  n'insistons  sur  ce  point  que  pour  conserver  à  cette  image  du 
héros  une  ressemblance  exacte  et  fidèle  :  c'est  à  l'Allemagne  à  me- 
surer la  reconnaissanse  qu'elle  lui  doit;  notre  jugement,  si  nous 
essayions  de  le  faire  pour  elle,  serait  suspect  aujourd'hui,  bien  que 
celui  des  publicistes  intéressés  dans  la  cause  prussienne  ne  le  soit 
pas  moins.  Frédéric  demeura  plus  de  quarante  ans  sur  le  trône  sans 
avoir  l'idée  de  l'unité  allemande;  tant  qu'il  fut  dans  la  vigueur  des 
années  et  de  la  puissance,  rien  de  semblable  n'entra  dans  son  es- 
prit. Quand  sa  vie  un  peu  attristée  fut  au  déclin  et  qu'il  ne  put 
compter  sur  son  bras  et  sur  ses  deux  cent  mille  hommes  pour 
contenir  Joseph  II,  il  eut  recours  au  Fûrstenbimd  ou  ligue  des 


UN    HISTORIEN   DE    FRÉDÉRIC   II.  301 

princes,  plus  contre  l'Autriche  que  contre  l'étranger;  il  se  rappro- 
chait non  de  l'unité,  mais,  s'il  est  permis  de  le  dire,  de  la  triade.  Il 
réalisait  le  plan  de  la  politique  française  sans  la  France,  ce  plan  ex- 
primé par  Mirabeau  en  ces  termes  :  «  il  faut  que  l'Allemagne  ne 
soit  ni  à  un,  ni  à  deux.  »  Frédéric  voulait  qu'elle  fût  à  trois,  l'Au- 
triche, la  Prusse  et  la  confédération  ou  ligue  des  princes,  ne  pré- 
voyant pas  qu'elle  put  appartenir  à  un  qui  ne  serait  pas  l'Autriche. 

Ce  prince  n'eut  d'autre  pensée  toute  sa  vie  que  d'agrandir  la 
Prusse,  et  c'est  là  sa  véritable  gloire;  il  fut  le  roi  des  soldais,  comme 
son  père,  mais  pour  employer  sas  régimens  à  des  guerres  profita- 
bles. Tout  son  règne,  toute  sa  politique,  tous  ses  écrits  sérieux, 
n'ont  qu'un  but,  relier  dans  un  ensemble  un  royaume  beaucoup  plus 
long  que  vaste,  condenser  un  empire  ouvert  à  toutes  les  attaques, 
faire  d'unô  lisière  prolongée  et  interrompue  en  plusieurs  endroits 
quelque  chose  de  compacte,  acquérir  des  frontières,  et,  si  l'occasion 
offrait  çà  et  là  des  provinces  nouvelles,  ne  les  prendre  que  pour  les 
troquer  contre  des  territoires  plus  utiles  et  bornés  par  de  bonnes 
montagnes.  11  continua  les  traditions  de  son  devancier,  le  grand- 
électeur,  aussi  sagace,  aussi  patient,  aussi  cauteleux  que  lui.  Et  il 
n'était  pas  le  seul;  en  effet,  tous  les  hommes  inielligens  qui  ont  gou- 
verné ce  pays  n'ont  eu  d'autre  politique  que  celle  de  lui  donner  des 
remparts,  et  ce  pays,  enfant  disgracié  de  la  nature,  pauvre,  peu 
envié  de  ses  voisins,  envieux  par  la  force  des  choses,  s'est  admira- 
blement prêté  à  un  tel  gouvernement.  Nulle  part  les  princes  n'ont 
pu  avoir  à  si  bon  marché  un  nombre  de  soldats  si  fort  dispropor- 
tionné avec  le  chiffre  de  leurs  sujets;  nulle  part  ils  n'ont  pu  se 
constituer  avec  une  telle  facilité  dans  la  situation  du  chef  de  bande 
guettant  sa  proie.  Il  va  sans  dire  que  toutes  ces  réflexions  s'ap- 
pliquent à  la  Prusse  du  siècle  dernier  :  il  y  a  sans  doute  entre  elle 
et  celle  d'aujourd'hui  des  différences  dont  l'avenir  seul  aura  le  der- 
nier mot. 

Si  jamais  Frédéric  avait  eu  des  sentimens  en  rapport  avec  le  pa- 
triotisme allemand  de  notre  siècle,  il  les  eût  dévoilés  sans  doute 
quan'l  il  était  au  milieu  de  la  lutte,  dans  le  feu  des  trois  cam- 
pagnes de  Silésie  ou  de  la  guerre  de  sept  ans.  Quatre  ou  cinq  fois 
il  sembla  perdu;  c'était  l'occasion  d'unir  sérieusement  la  Saxe,  le 
Hanovre,  la  Bavière  contre  l'ennemi  commun.  Gomment  n'eût-il 
pas  fait  (lèche  de  tout  bois?  Il  frappait  bien  à  la  porte  de  la  France, 
ce  qui  n'était  pas,  je  pense,  d'un  excellent  Allemand;  il  appelait  les 
étraiigeis  sur  un  sol  qui  aurait  dû  lui  être  sacré.  C'est  que  la  na- 
tionalité allemande  n'existait  ni  dans  sa  pensée,  ni  dans  celle  d'au- 
cun des  princes  qu'il  avait  à  combattre.  On  le  voit  partout  observant 
ces  deux  règles,  qu'il  a  consignées  dans  ses  écrits  :  la  première, 


302  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  qu'il  faut  avoir  pour  soi  une  apparence  de  l(^galité,  »  c'est-à-dire 
jouer  jus(|u'an  bout  son  rôle,  non  de  bon  Allemand,  mais  de  prince 
électeur  en  guerre  contre  l'empire;  lasecoude,  «  qu'il  faut  se  pas- 
ser autant  que  pos&ible  d'alliés,  »  avec  lesquels  il  serait  nécessaire 
ensuite  de  pariager  les  profits.  Rien  de  plus  concluant  à  cet  égard 
que  la  petite  négociation  infructueuse  poursuivie  auprès  de  Frédé- 
ric par  \oltaiie.  Certes  il  est  piquant  de  voir  le  poète  attaquer  le 
roi  de  billets  diplomatiques  et  de  prose  sur  les  allaires,  le  roi  ré- 
pondre par  des  vers  et  des  plaisanteries;  il  ne  l'est  pas  moins  de 
lire  les  notes  qu'ils  se  passent,  faute  de  se  rejoindre,  bien  qu'ils  ha- 
bitent le  même  palais;  il  est  plus  curieux  encore  que  ce  soit  Voltaire 
qui  demande  l'union  des  petits  princes  allemands,  et  Frédéric  qui 
recule.  Quand  \oltaire  l'exhorte  à  donner  l'exemple,  à  réunir  les 
princes  de  l'empire  en  une  armée  de  neutralité,  il  répond  en  marge: 
((  Cela  ser;iit  p  us  beau  dans  une  ode  que  dans  la  réalité.  »  Quand 
le  philosophe,  français  lui  dit  sur  la  même  feuille  :  «  Ne  vous  cou- 
vrez-vous pas  d'une  gloire  immortelle  en  vous  déclarant  efficace- 
ment le  protecti  ur  de  l'empire?..  »  le  prince  allemand  ajoute  ces 
mots  à  côié  :  «  la  France  a  plus  d'intérêt  que  la  Prusse  dans  ce 
que  vous  proposez.  »  Ceci  est  le  mot  de  la  situation  :  il  est  parfai- 
tement vrai  que  les  rois  de  France  étaient  considérés  par  la  Prusse 
comme  les  protecteurs  naturels  de  ce  qu'on  appelait  la  liberté  ger- 
manique. Dès  lors  sans  doute  nous  nous  mêlions  de  ce  qui  ne  nous 
regardait  pas:  mais  l'on  ne  s'est  avisé  de  nous  le  reprocher  que  lors- 
que la  pr*^pondérance  en  Allemagne  a  changé  de  mains.  On  ne  de- 
vrait pas  oublier  que  les  expéditions  françaises  au-delà  du  Pihin  ont 
été  considérées  comme  des  services,  qu'on  les  a  demandées,  implo- 
rées. Ces  choses-là  sont  tout  au  long  dans  la  vie  et  dans  les  écrits 
de  Frédéric.  Les  reprocher  aujourd'hui  aux  successeurs  de  Frédéric 
serait  de  la  naïveté  :  notre  seul  objet  est  d'ôter  à  celui-ci  le  titre 
mensonger  de  patriarche  et  de  partisan  de  l'unité  allemande,  pour 
lui  rendre  son  titre  réel  et  sérieux  de  fondateur  de  la  grandeur 
prussienne.  Hegel  a  dit  que  les  hommes  historiques  sont  ceux  qui, 
en  cherchant  un  intérêt  particulier,  ont  servi  la  cause  d'un  intérêt 
général;  ce  n'est  pas  une  raison  pour  dénaturer  l'histoire,  pour  làire 
de  Frédéric  l'inventeur  d'une  nationalité  allemande  parce  qu'il  en 
a  fait  une  purement  prussienne,  de  rapporter  à  lui  le  triomphe  de 
la  race  germanique  parce  qu'il  a  battu  la  France  de  concert  avec 
l'Angleterre,  de  regarder  la  puissance  des  États-Unis  comme  un  de 
ses  bienfaits  parce  qu'il  a  aidé  à  nous  faire  perdre  des  colonies. 
On  cherche  pourquoi  Frédéric  ne  faisait  pas  de  cas  de  la  littérature 
allemande  ;  il  n'y  a  peut-être  pas  d'autre  raison  que  celle-ci  :  ce 
prince  était  Prussien  au  fond  de  l'âme  et  Allemand  aussi  peu  que 


UN   HISTORIEN   DE   FRÉDÉRIC    II.  303 

possible.  Si  Gotlsched,  le  cygne  saxon,  avait  été  Prussien,  qui  sait 
si  Frédéric  n'eût  pas  mis  en  valeur  ce  produit  national,  con^me  il 
encourageait  les  manufactures  de  ses  provinces?  Mais  comme  le  gé- 
nie littéraire  prussien  dormait  encore,  comme  la  littérature  était  à 
Berlin  un  article  d'importation,  il  suivit  ses  goûts  et  préféra  les 
beaux  esprits  français  à  tous  les  autres. 

Dévoué  à  la  grandeur  de  sa  maison,  méprisant  profondément  les 
petits  princes  d'Allemagne,  roi-soldat,  et  en  cette  qualité  ne  vou- 
lant que  des  nobles  qui  lussent  militaires  et  pas  d'autres  officiers 
que  des  nobles,  aimant  les  lettres  par  distraction  et  vanité  tout  en 
marchandant  les  hommes  de  lettres,  monarque  sans  élévation  d'es- 
prit, î)ortant  à  l'excès  le  défaut  ordinaire  des  princes,  l'égoïsme, 
administrateur  d'une  activité  jalouse,  sceptique  accompli  et  comé- 
dien sur  le  trône,  despote  qui  a  chanté  l'amitié  en  accoutumant 
tout  ce  qui  l'entourait  à  marcher  courbé,  ayant  fait  après  tout  une 
grande  chose,  qui  est  la  Prusse  moderne,  tel  est  Frédéric.  Il  a  man- 
qué deux  conditions  à  son  nouvel  historien  pour  en  dessiner  un 
portrait  lidèle  :  moins  de  systèmes  et  de  théories  mystiques,  bonnes 
tout  au  plus  pour  interpréter  Ciomwell,  moins  de  préventions  enra- 
cinées contre  la  France,  fort  déplacées  quand  il  s'agit  d'un  roi  qui 
ilattait,  qui  aimait  les  idées  françaises.  L'histoiien  s'éloigne  autant 
de  son  héros  par  ses  passions  personnelles  que  par  ses  préjugés 
d'école.  M.  Carlyle  a  trop  réussi  à  faire  ce  qu'il  voulait,  une  image 
de  la  royauté  selon  son  cœur,  d'un  césarisme  sans  contrôle,  d'un 
gouvernement  fondé  sur  le  silence.  Son  monarque  inspiré  d'en  haut, 
ayant  des  révélations  spéciales  et  continues  des  lois  de  l'univers, 
ne  peut  se  tromper,  ne  peut  mentir  ni  mal  faire.  Ce  n'est  pas  là 
Frédéric.  Le  véritable  est  dans  les  écrits  de  ce  prince  exiraordi- 
naire,  pourvu  qu'on  les  confronte  avec  sa  vie.  Il  n'est  pas  si  singu- 
lier, si  semblable  à  un  oracle,  si  pieux  surtout  :  il  est  plus  sensé, 
plus  humain  j)ar  ses  défauts  et  ses  vices  comme  par  ses  grandes 
qualités.  On  dirait  que  l'historien  de  Frédéric  a  tout  lu,  excepté 
Frédéric  lui-même. 

Louis  Etienne. 


LE 


DE    PARIS 


H  suffit  d'avoir  va  jouer  l'Avare,  d'avoir  lu  Gil  Blas  ou  Jacques 
le  FatalistCy  pour  savoir  que  le  prêt  sur  gage,  c'est-à-dire  l'usure 
dans  ce  qu'elle  a  de  plus  condamnable,  fut  une  des  plaies  de  l'an- 
cienne société  française.  Le  besoin  d'argent  et  l'âpreté  au  gain  se 
trouvaient  mis  face  à  face  par  les  mille  circonstances  de  la  vie,  et  le 
scandale  des  bénéfices  illicites  n'avait  point  de  bornes.  L'opération 
était  fort  simple,  et  rendait  l'emprunteur  doublement  dupe.  Celui-ci 
s'adressait  à  l'un  de  ces  industriels  sans  scrupule  que  l'on  appe- 
lait indilféremment  les  Juifs,  les  Lombards,  et  en  recevait,  au  lieu 
d'espèces  monnayéas  ou  de  valeurs  ayant  cours,  une  série  d'objets 
mobiliers  évalués  à  des  prix  léonins;  c'étaient  ordinairement  des 
défroques  inutiles,  parmi  lesquelles  on  pouvait  même  rencontrer 
«  une  peau  de  lézard  de  trois  pieds  et  demi,  remplie  de  foin,  curio- 
sité agréable  pour  pendre  au  plancher  d'une  chambre,  »  ainsi  que  dit 
le  mémoire  lu  par  La  Flèche  et  rédigé  par  Harpagon.  Ces  bric-à-brac 
de  toute  sorte,  que  les  bimbelotiers  modernes  dans  leur  langue  qua- 
lifient de  a  rossignols,  »  étaient  engagés  ou  vendus  à  neuf  dixièmes 
de  perte  chez  des  individus  qui  le  plus  souvent  n'étaient  que  les 
agens  secrets  du  prêteur.  Ce  genre  de  commîrce,  qui  n'était  en  réa- 
lité qu'un  vol  habilement  organisé,  était  tellement  répandu  à  Paris 
dans  le  xviii"  siècle,  faisait  des  gains  si  considérables  et  était  si 
profondément  entré  dans  les  habitudes,  que  l'on  considérait  comme 
j)robes  et  modérés  les  prêteurs  sur  gage  qui  se  contentaient  de 
10  pour  100  par  mois,  —  120  pour  100  par  année,  — sans  compter 
les  droits  fixes  de  commission,  d'écriture  et  de  manutention. 


LE    MOXT-DE-PIÉTÉ    DE    PARI.?.  305 

De  si  crians  abus,  qui  s'étalaient  impudemment  au  grand  jour, 
frappaient  tous  les  yeux  et  révoltaient  les  cœurs  honnêtes;  mais  nul 
n'osait  y  porter  la  main.  Aux  plaintes  du  public,  aux  observations 
des  magistrats,  on  répondait  l'éternel  mot  qui  pendant  si  longtemps 
a  perpétué  tant  de  mauvaises  institutions  :  c'est  l'usage.  La  place 
du  Ghàtelet  était  encombrée  par  les  meubles  de  pauvres  diables 
qui  n'avaient  pu  remplir  les  engagemens  excessifs  consentis  par 
eux  en  un  jour  de  nécessité  :  ceux-là  étaient  les  plus  heureux;  les 
autres,  débiteurs  insolvables,  jetés  pêle-mêle  dans  les  geôles  avec 
les  malfaiteurs,  avaient  le  loisir  de  méditer  sur  les  inconvéniens 
que  faisait  naître  l'absence  de  toute  réglementation  en  pareille  ma- 
tière. On  attendit  bien  des  années  avant  de  prendre  un  parti  radical 
à  cet  éi2;ard;  il  fallut  l'avènement  de  Louis  XVI  et  toutes  les  espé- 
rances  qu'il  fit  éclore  pour  qu'on  se  permît  d'arracher  enfin  le  pu- 
blic aux  oiseaux  de  proie  qui  le  dévoraient.  Le  lieutenant-général 
de  police  Lenoir,  qui  était  plus  à  même  que  quiconque  de  savoir 
jusqu'où  le  mal  s'étendait,  voulant  tuer  l'usure,  régulariser  le  prêt 
sur  gage,  en  rendre  les  conditions  peu  onéreuses,  obtint  l'établisse- 
ment à  Paris  d'un  mont-de-piété  analogue  à  ceux  qui  fonctionnaient 
déjà  régulièrement  dans  les  Flandres  et  dans  l'Artois. 

L 

L'invention  n'était  pas  nouvelle,  et  en  ceci  l'Italie  nous  avait 
devancés.  Ce  fut  un  moine  récollet,  Barnabe  de  Terni,  qui,  révolté 
des  misères  dont  il  avait  été  le  tém.oin,  et  prêchant  à  Pérouse  en 
lliQ'2,  émut  ses  auditeurs  à  tel  point  que  ceux-ci  réunirent  immé- 
diatement une  somme  importante  qui  devait  servir  de  dotation  à 
un  établissement  où  l'on  prêterait  sur  nantissement  à  très  bas  in- 
térêt et  même,  s'il  se  pouvait,  gratuitement.  Dans  l'esprit  de  Bar- 
nabe de  Terni,  l'œuvre  devait  être  avant  tout  charitable  :  aussi  on 
l'appela  mont-de-piété;  le  nom  est  promptement  devenu  populaire 
et  a  prévalu.  Les  récollets  s'emparèrent  de  la  création  d'ua  des  leurs 
et  s'en  allèrent  répétant  qu'il  fallait  installer  partout  ces  caisses  de 
secours  où  les  pauvres  trouvaient,  en  échange  d'un  gage  déposé, 
un  aide  qui  était  pour  eux  un  véritable  bienfait.  Les  prédicateurs 
ne  gardaient  sans  doute  que  peu  de  mesure,  car  après  avoir  en- 
tendu un  sermon  de  Bernardin  de  Feltre  le  peuple  de  Florence  alla 
piller  les  maisons  juives.  Par  suite  d'une  de  ces  jalousies  de  corps 
si  fréquences  entre  les  ordres  religieux,  les  dominicains  accusèrent 
les  récollets  de  favoriser  l'usure;  les  prêteurs  snr  gage  firent  cho- 
rus avec  les  dominicains;  la  querelle  s'envenima,  on  se  battit  à 
coups  de  textes  empruntés  aux  écritures  saintes  et  aux  pères  de 

TOME  cm.  —  1873.  20 


306  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'église.  Pour  mettre  fm  à  la  dispute,  il  ne  fallut  rien  moins  qu'une 
décision  du  concile  de  Latran  qui  approuva  les  monts-de-piété, 
tout  en  déclarant  qu'ils  ne  devaient  exiger  que  l'intérêt  indispen- 
sable à  leurs  frais  d'administration.  La  religion  catholique,  en  pre- 
nant ce  genre  d'établissement  sous  sa  protection,  en  assurait  l'exis- 
tence et  en  préparait  l'avenir. 

En  France,  le  premier  qui  le  proposa  fut  ce  Jean  Douet  de  Romp- 
Croissant  dont  j'ai  déjà  parlé  à  propos  de  la  mendicité  et  qui  n'é- 
pargnait pas  ses  projets.  Dans  sa  France  guerrière,  il  demande  la 
création  des  monts-de-piété  comme  complément  de  tout  un  sys- 
tème d'assistance  où  il  faisait  entrer  un  refuge  pour  les  soldats 
invalides  et  l'enrégimentation  des  mendians.  C'était  au  début  de  la 
régence  d'Anne  d'Autriche  :  on  avait  bien  d'autres  préocci.'paiions 
en  tête,  et  le  prêt  sur  nantissement  continua  d'être  réglé  par  nos 
vieilles  ordonnances  royales,  qui  le  plus  fréquemment  se  conten- 
taient de  défendre  de  prêter  «  sur  habit  sanglant  ou  soc  de  char- 
rue. »  Louis  XIV,  la  régence,  Louis  XV,  passèrent,  et  l'usure  ne  cessa 
pas  de  fleurir  avec  impunité,  dans  des  conditions  que  le  roman  et  le 
théâtre  n'ont  point  négligé  de  retenir.  Les  lettres  patentes  qui,  si- 
gnées Louis,  contre-signées  Amelot,  portent  établis  ement  d'un 
mont-de-piété  à  Paris,  sont  datées  du  9  décembre  1777;  elles  ont 
été  enregistrées  au  parlement  le  12  du  même  mois. 

Ces  lettres  sont  intéressantes  à  étudier,  non -seulement  parce 
qu'elles  créent  une  institution  extrêmement  utile ,  mais  parce 
qu'elles  ont  eu  sur  la  destinée  de  celle-ci  une  influence  capitale 
et  que,  si  le  mont -de-piété  de  Paris  ne  rend  pas  encore  tous  les 
services  qu'on  est  légitimement  en  droit  d'exiger  de  lui,  s'il  est 
dans  une  situation  qui  parfois  n'a  pas  touta  la  netteté  désirable, 
c'est  dans  l'acte  constitutif  qu'il  faut  en  chercher  la  cause,  car  mal- 
gré les  décrets  impériaux,  les  ordonnances  royales,  les  lois  qui  à 
diverses  reprises  ont  réglé  la  matière  en  cherchant  à  la  modifier, 
les  erremens  du  premier  jour  sont  restés  les  mêmes,  et  les  défauts 
organiques  n'ont  point  disparu.  Le  protocole  indique  nettement  le 
but  poursuivi  :  on  veut  faire  cesser  les  désordres  que  l'usure  a 
introduits,  assurer  des  secours  d'argent  peu  onéreux  aux  emprun- 
teurs dénués  de  ressources,  appliquer  le  bénéfice  au  soulagement 
des  pauvres  et  à  l'amélioration  des  maisons  de  charité.  Les  articles, 
au  nombre  de  dix-huit,  édictent  les  dispositions  suivantes  :  les 
fonctions  des  administrateurs  nonunés  par  le  bureau  de  l'hôpital- 
général  seront  charitables  et  gratuites;  —  l'évaluation  des  objets 
offerts  en  nantissement  sera  faiie  par  des  appréciateurs  «  choisis 
dans  la  communauté  des  huissiers-commissaires- priseurs  du  Châ- 
telet  de  Paris,  laquelle  sera  garante  des  évaluations  et  percevra 


LE    MONT-DF.-PIÉTÉ    DE    PARIS.  307 

des  emprunteurs  un  droit  de  prisée;  »  —  au  bout  de  treize  mois, 
les  gages  non  retirés  seront  vendus  par  le  ministère  des  liuissiers- 
commlssaires-piiseurs;  —  les  bénéfices  seront  employés  au  profit 
de  l'hôpital- général;  —  les  actes  sont  exemptés  du  timbre;  —  l'in- 
térêt est  fixé  à  10  pour  JOO.  —  Telles  sont  les  prescriptions  prin- 
cipales qui  tracèrent  à  l'administration  du  mont-de-piété  une  ligne 
de  conduile  qu'elle  a  toujours  été  forcée  de  suivre,  au  grand  préju 
dice  du  public,  et  dont  elle  n'est  pas  encore  parvenue  à  s'écarter. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  situation ,  dont  nous  aurons  à  faire 
ressortir  l'incohérence,  le  mont-de-piété  était  créé,  et  il  fallait 
arriver  à  le  loger  avec  les  caisses,  les  bureaux,  les  magasins,  qui 
sont  indispensables  à  un  fonctionnement  régulier.  On  l'installa  au 
Marais,  rue  Paradis,  dos  à  dos  avec  un  couvent  célèbre  qu'il 
devait  bieniôt  absorber.  En  1258,  des  moines  selon  la  règle  de 
saint  Augustin  qui  s'intitulaient  serfs  de  la  vierge  Marie  et  étaient 
costumés  de  blanc  vinrent  chercher  fortune  à  Paris;  ils  reçurent 
en  donation  du  roi  Louis  IX  un  vaste  terrain,  situé  cà  l'extrémité  de 
la  ville  et  contigu  aux  murailles  de  Philippe-Auguste.  Cet  ordre, 
détruit  en  127/i  par  Grégoire  X,  qui,  dans  le  deuxième  concile  de 
Lyon,  supprima  tous  les  moines  mendians,  à  l'exception  des  ja- 
cobins, des  cordeliers  et  des  carmes,  fut  remplacé  en  1297  par 
les  guillemites;  ceux-ci  étaient  vêtus  de  noir,  mais  l'appellation 
première  continua  de  subsister,  et  pour  le  peuple  ce  furent  toujours 
les  blancs-manteaux,  ainsi  que  l'on  disait  alors.  C'est  près  de  ce 
couvent  ([ue  s'ouvrait  la  porte  Barbette,  qui  devait  son  nom  au 
«  logis  »  construit  par  Etienne  Barbette,  maître  des  monnaies  sous 
Philippe  le  Bel,  logis  qui  fut  pillé  et  dévasté  en  1293  par  le  peuple, 
outré  d'une  nouvelle  altération  des  espèces  métalliques;  le  roi  y 
courut  risque  de  la  vie  et  ne  fut  sauvé  qu'en  se  réfugiant  au  temple. 
Plus  tard,  le  23  novembre  1407,  Louis  d'Orléans  fut  assassiné  près 
de  là,  au  moment  où  il  sortait  de  chez  la  reine  Isabeau  de  Bavière, 
qui  habitait  l'hôtel  Barbette.  —  En  1397,  le  30  novembre,  on  avait 
consacré  la  première  église  des  Blancs-Manteaux,  qui  fut  recon- 
struite en  1685,  ainsi  que  la  maison  de  la  communauté.  Les  guil- 
lemites avaient  été  réformés  en  1618  et  réunis  aux  bénédictins.  Ce 
qui  reste  encore  de  leur  ancienne  demeure  doit  inspirer  quelque 
respect  au  lettré  et  à  l'historien,  car  là  fut  composé  un  Hvre  des 
plus  importans,  X Art  de  vérifier  les  dates. 

C'est  donc  là  que  le  mont-de-piété  fut  ouvert  le  28  décembre 
1777.  Les  ïnémolres  contemporains  afTirment  la  vogue  qu'il  obtint 
immédiatement.  «  Rien  ne  prouve  mieux,  dit  Mercier,  le  besoin  que 
la  capital?  avait  de  ce  Lombard  que  l'ailluence  intarissable  des  de- 
mandeurs. On  raconte  des  choses  si  singulières,  si  incroyables,  que 


SOS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  n'ose  les  exposer  ici  avant  d'avoir  pris  des  informations  particu- 
lières qui  m'autorisent  à  les  garantir.  On  parle  de  quarante  tonnes 
remplies  de  montres  d'or  pour  exprimer  sans  doute  la  quantité  pro- 
digieuse qu'on  y  en  a  porté.  »  En  outre  je  lis  dans  la  Correspon- 
dance secrète,  1778  :  «  Le  mont-de-piété  a  beaucoup  de  succès; 
on  y  prête  sur  des  effets  mobiliers  comme  sur  des  lettres  de 
change,  et  les  chalands  abondent.  Cet  établissement  nuit  beaucoup 
à  de  fort  honnêtes  gens  qui  faisaient  le  commerce  ou  le  métier  de 
prêter  sur  gage.  »  En  dehors  de  ces  témoignages,  on  possède  des 
documens  administratifs  qui,  en  donnant  des  chiffres  exacts,  prou- 
vent avec  quel  empressement  on  avait  accueilli  la  création  de  ce 
qu'on  appelait  voloniiers  le  Lombard  royal.  Au  31  décembre  1778, 
les  opérations  se  chiffraient  ainsi  :  engagemens,  128,508  objets, 
8,509,38^1  livres;  dégagemens,  60,551  objets,  3,179,523  livres; 
stock  en  magasin ,  67,957  objets  représentant  une  valeur  de 
5,129,861  livres.  C'est  fort  considérable  pour  une  année  de  début, 
et  les  usuriers  ne  riaient  pas;  cependant  la  révolution  avançait  à 
grands  pas,  ils  n'allaient  pas  tarder  à  prendre  leur  revanche. 

Le  bureau  de  l'hôpital-général  avait  fourni  les  premiers  fonds 
nécessaires  aux  opérations  légales  du  prêt  sur  nantissement;  mais 
toutes  les  prévisions  furent  bientôt  dépassées.  On  se  trouva  sans  ar- 
gent, et  des  lettres  royales  du  7  août  1778  autorisent  le  mont-de- 
piété  à  emprunter  h  millions  de  livres  dont  il  avait  absolument  be- 
soin pour  satisfaire  à  ses  obligations.  C'est  à  ce  moment  que  par  la 
force  même  des  choses  naît  un  abus  qui  s'est  perpétué  jusqu'à  nos 
jours,  quoique  la  raison  le  condamne,  et  que  la  loi  lui  soit  contraire. 
Dans  une  ville  aussi  grande  que  Paris,  où  les  distances  h  parcourir 
sont  énormes,  un  seul  bureau  de  mont-de-piété,  si  vaste,  si  bien 
aménagé  qu'il  fût,  était  insuffisant.  Les  lettres  patentes  de  création 
avaient  prévu  la  difficulté,  car  l'article  3  dit:  «  Permettons  aux 
administrateurs  d'établir  aussi,  s'ils  le  jugent  nécessaire,  dans 
notre  bonne  ville  de  Paris,  sous  la  dénomination  de  prêt  auxiliaire, 
différens  bureaux  dudit  mont-de-piété,  ou  caisses  d'emprunt  de 
sommes  depuis  3  livres  jusqu'à  la  concurrence  de  50  livres.  » 
Ce  n'est  pas  tout  d'être  autorisé  à  installer  des  bureaux  auxi- 
liaires et  des  succursales,  il  faut  en  avoir  les  moyens  :  il  faut 
louer  des  locaux,  rémunérer  le  personnel  des  employés,  établir  des 
magasins,  alimenter  les  caisses.  C'étaient  là  de  grosses  dépenses 
auxquelles  le  mont-de-piété  naissant  n'était  pas  en  état  de  subve- 
nir. Il  eut  donc  à  subir  une  ingérence  étrangère,  et  admit  ce  qu'on 
pourrait  appeler  le  prêt  par  procuration.  Beaucoup  de  gens,  n'ayant 
pas  le  temps  d'aller  jusqu'au  mont-de-piété,  s'adressèrent  à  d'an- 
ciens usuriers  qui  se  chargeaient  de  faire  les  eng9,gemens  moyen- 


LE    MONT-DE-PIÉTÉ    DE    PARIS.  309 

nant  un  droit  de  commission  débattu.  C'est  ce  qu'on  nomme  encore 
les  coJmnissionnaircs;  ieurs  bureaux  servaient  et  servent  d'étapes 
entre  l'emprunteur  et  l'établissement  central.  Le  mont-de-piété 
voulut  regimber,  faire  tout  seul  ses  diverses  opérations;  tout  ce 
qu'il  obtint  fut,  le  10  août  et  le  0  septembre  1779,  un  double  arrêt 
du  parlement,  en  vertu  duquel  nul  ne  pouvait  faire  la  commission 
du  prêt  sur  gage  sans  avoir  été  autorisé  par  le  mont-de-piété,  et 
qui  fixait  le  droit  acquis  aux  commissionnaires  pour  prix  de  leur 
intervention.  L'installation  régulière  des  bureaux  de  commission 
ouverts  dans  les  différens  quartiers  de  Paris  complétait,  empirique- 
ment il  est  vrai,  l'organisation  du  monl-de-piété,  et  lui  permettait 
d'aller  vers  les  nécessiteux  qui  n'avaient  pas  le  loisir  de  venir  jus- 
qu'à lui. 

Tout  fonctionna  régulièrement,  sagement,  à  la  grande  satisfac- 
tion du  public,  qui  trouvait  dans  cette  administration  nouvelle  des 
secours  précieux  en  échange  d'un  intérêt  des  plus  modiques,  si  on 
le  compare  à  celui  que  les  Lombards  particuliers  lui  avaient  im- 
posé. Pourtant  dès  la  fin  de  1789  l'établissement  périclite,  son  cré- 
dit s'affaisse,  les  demandes  qui  l'assaillent  ne  sont  plus  en  rapport 
avec  ses  ressources,  et,  comme  tant  d'autres  institutions  excellentes 
qu'il  a  fallu  réédifier  depuis,  il  va  soml)rer  dans  la  tourmente  où  la 
société  française  faillit  périr,  La  création  du  papier-monnaie  n'était 
point  faite  pour  le  relever;  de  plus,  il  est  atteint  par  les- mesures 
inquisitoriales  qui  marquent  l'esprit  soupçonneux  de  l'époque,  et  un 
arrêté  de  février  17t)3  prescrit  de  dresser  l'inventaire  de  tout  ce  qui 
appartient  aux  émigrés.  Le  26  nivôse  de  l'an  ii,  la  constitution  du 
mont-de-piété  est  modifiée  profondément  par  un  arrêté  du  dépar- 
tement; à  l'avenir,  il  sera  sous  la  direction  de  six  administrateurs 
indépendansles  uns  des  autres.  Le  résultat  d'une  telle  organisation 
ne  se  fait  pas  attendre;  les  nouveaux  titulaires  se  dénoncent  les 
uns  les  autres,  et  l'on  s'inquiète  surtout  de  savoir  où  l'on  placera 
le  buste  de  Marat  dans  la  cour  de  l'établissement.  Uns  loi  du 
11  avril  1793  déclare  que  l'argent  est  une  marchandise  comme  une 
autre;  dès  lors,  quel  que  soit  le  taux  d'intérêt  exigé,  il  n'y  a  plus 
d'usure.  Cette  loi  ne  vit  pas  longtemps,  elle  est  rapportée  le  6  flo- 
réal an  II,  mais  elle  est  rétablie  par  une  loi  du  8  thermidor  an  iv. 
En  présence  de  ces  contradictions  économiques,  de  l'affluence  im- 
modérée des  assignats,  le  mont-de-piété  n'avait  plus  de  raison 
d'être,  et  l'on  peut  dire  qu'il  cessa  de  fonctionner  sans  avoir  été 
légalement  fermé. 

La  terreur  avait  pris  fin;  Paris,  sortant  de  ce  long  rêve  sanglant 
qui  depuis  la  loi  du  21  prairial  était  devenu  un  insupportable  cau- 
chemar, se  réveillait  par  ce  que  la  vie  a  de  plus  décevant  et  de 


310  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

moins  honorable  :  le  plaisir  à  outrance,  l'agio,  le  jeu  eiïréné,  la 
prostitution  sans  retenue,  tous  les  afiblemens  d'une  société  corrom- 
pue qui  avait  eu  si  peur  de  mourir  qu'elle  ne  se  préoccupait  plus 
que  de  jouir  quand  même.  Plus  encore  que  la  régence  et  que  le 
règne  de  Louis  XV,  le  directoire  fut  le  beau  temps  des  usuriers  et 
des  préteurs  sur  gage.  Nul  mystère;  sur  les  murs,  en  gros  carac- 
tères, on  affiche  le  nom  des  maisons  de  prêt:  —  Lombard  Augustin, 
Lombard  Serilly,  Lombard  Lussan,  Lombard  Feydeau,  caisse  auxi- 
liaire du  quai  Malaquais.  «  Les  lanternes  qui  les  annoncent,  dit  un 
écrivain  du  temps,  suffisent  pour  éclairer  la  voie  publique.  »  Par 
l'intérêt  qu'ils  offrent  aux  prêteurs  qu'ils  sollicitent,  on  peut  juger 
de  l'intérêL  qu'ils  exigent  des  emprunteurs.  Ly  n°  \9li  des  Petites 
affiches  pub!ii3  le  ili  messidor  an  viii  l'avis  suivant  :  «  une  maison 
de  prêt  offre  de  prendre  des  fonds  à  5  pour  100  par  mois.  »  C'est 
une  sorte  de  jeu  qui  fait  concurrence  aux  tab:es  de  trente-et-qua- 
rante,  de  creps,  de  roulette  établies  partout;  aussi  dans  le  langage 
des  usuriers  l'emprunteur  s'appelle  un  ponte.  Quant  à  la  sécurité 
qu'on  pouvait  trouver  dans  de  pareilles  cavernes,  on  peut  l'appré- 
cier. Les  prêteurs,  lorsqu'ils  avaient  besoin  d'argent,  engageaient 
pour  leur  propre  compte  les  objets  qu'ils  avaient  reçus  en  naniisse- 
ment.  Tout  le  monde  s'en  mêlait,  et  les  anciens  huissiers  commis- 
saires-priseurs  exploitaient  le  Lombard  Serilly,  qui  était  situé  rue 
Yieille-du-Temple. —  Le  Lombard  Foulon,  rue  des  Fossés-du-Temple, 
n°  1,  annonce  qu'il  prête  sur  les  sucres,  les  eaux-de-vie  et  les  vins; 
il  ajoute  :  «  On  traite  de  gré  à  gré  pour  les  prêts  conséquens  (1).  » 
Les  représentans  de  la  caisse  auxiliaire  des  Lombards  Lussan  et 
Serilly,  demandant  à  leur  profit  un  privilège  qui  les  rendît  maîtres 
du  prêt  sur  gage  à  Paris,  disent  en  parlant  des  maisons  rivales 
auxquelles  ils  cherchent  à  se  substituer  :  «  On  a  \u  l'intérêt  monter 
dans  plusieurs  endroits  jusqu'à  6  francs  par  louis,  c'est-à-dire  un 
quart  par  mois,  soit  300  pour  100  par  année.  »  Il  était  grand  temps 
d'en  finir  avec  de  tels  excès. 

On  avait  essayé,  mais  sans  y  réussir.  Dans  plus  d'une  circon- 
stance et  à  diverses  époques,  on  avait  soutenu  la  mont-de-piété,  on 
en  avait  modifié  l'organisation,  il  avait  semblé  reprendre;  mais  l'in- 
suffisance des  capitaux  mis  à  sa  disposition  paralysait  tous  les  ef- 
forts et  laissait  toute  facilité  d'exploitation  aux  préteurs  sur  gage; 
en  l'an  viii  cependant  les  engagsmens  dépassent  220,000  articles. 
Le  Buî^eau  des  améliorations  adresse  le  8  thermidor  de  la  même 
année  au  conseil- général  du  département  un  rapport  sur  la  néces- 

(1)  Voyez  A.  Blaize,  Des  Monts-de-Piété  et  des  Banques  de  prêts,  t.  I",  p.  186  et 
]i>assim. 


LE   MONT-DE- PIÉTÉ   DE    PARTS.  311 

site  de  fermer  les  maisons  de  prêts,  que  l'on  soupçonne  véhémen- 
tement le  ministre  Pitt  de  favoriser,  afin  «  d'obtenir  de  la  misère  ce 
qu'il  n'a  pu  obtenir  de  la  famine  et  des  armées  de  la  coalition.  » 
Cette  sornette  est  imprimée  et  signée  Debrmve,  homme  de  loi.  Peut- 
être  celui-ci  était- il  un  sage  qui  n'employait  ce  misérable  subterfuge 
que  pour  arriver  aux  fins  morales  qu'il  poursuivait.  On  proposa  de 
reconstituer  le  mont-de-piété  sous  forme  de  tontine;  mais  le  projet 
échoua,  et  il  falhit  attendre  l'empire  pour  entrer  enfin  dans  une 
voie  sérieuse  et  pratique.  Le  26  pluviôse  an  xii,  le  premier  consul 
promulgua  une  loi  votée  le  IG  du  même  mois  sur  le  rapport  de  Pie- 
gnaud  (de  Saint-Jean-d'Angely),  par  laquelle  toutes  les  maisons  de 
prêts  sur  gage  devaient  être  fermées;  la  loi  atteignait  le  prêteur  et 
l'emprunteur,  car,  si  elle  frappait  l'un  d'une  amende  importante, 
elle  confisquait  les  objets  déposés  en  nantissement.  Le  24  messidor 
de  la  même  année,  Bonaparte,  devenu  Napoléon,  règle  par  un  décret 
impérial  la  constitution  du  mont-de-piété.  Il  ne  le  détache  pas  du 
bureau  des  hospices,  et  celui-ci  est  tenu  de  fournir  le  capital  in- 
dispensable aux  opérations  de  l'établissement,  qui  doit  être  u  régi 
à  l'avenir  au  profit  des  pauvres.  »  —  On  réédifiait  l'institution  telle 
qu'elle  avait  été  fondée  par  les  lettres  patentes  de  1777. 

Le  décret  parle  des  succursales  à  organiser;  un  nouvel  acte  sou- 
verain daté  du  8  thermidor  an  xiii  revient  sur  cette  question  si 
importante  pour  le  public,  et  dit  :  «  Les  succursales  seront  des 
bureaux  et  magasins  particuliers  situas  hors  de  Penceinte  de  l'éta- 
blissement central  dont  ils  dépendront  et  distribués  sur  les  divers 
points  de  Paris  où  ils  seront  jugés  nécessaires.  »  Cela  est  péremp- 
toire.;  le  24  du  même  mois,  le  conseil  d'administration  du  mont-de- 
piété  délibère,  a  Le  nombre  des  succursales  à  établir  sera  dès  à 
présent  porté  au  maximum  (six);  il  est  provisoirement  sursis  de  pro- 
céder à  la  clôture  des  bureaux  de  commission,  et  ils  continueront 
leurs  opérations  jusqu'à  l'époque  de  la  mise  en  activité  des  succur- 
sales. ))  Ceci  se  passait  en  1804;  aujourd'hui  le  mont-de-piété  n'a 
que  deux  succursales,  et  il  existe  encore  quatorze  bureaux  de  com- 
missionnaires. La  faute  en  est-elle  au  mont-de-piété?  Non  pas;  il 
ne  possède  absolument  rien,  par  conséquent  il  est  soumis  au  bon 
plaisir  des  administrations  supérieures  dont  il  dépend,  et  il  est  con- 
traint de  vivre  dans  les  conditions  absolument  contradictoires  qu'on 
lui  a  créées.  L'empire  passa,  la  restauration  vint  ensuite,  puis  la 
royauté  de  juillet;  rien  d'essentiel  ne  fut  modifié  dans  Porganisa- 
tion  du  mont-de-piété,  seulement  une  ordonnance  royale  du 
12  janvier  1831  soumet  ses  actes  financiers  au  contrôle  de  la  cour 
des  comptes.  Sous  la  seconde  république,  une  loi  des  3  mars, 
12  avril  et  24  juin  1851  reproduit  les  dispositions  des  lettres  de 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Louis  XVI  et  des  décrets  de  Napoléon,  et  au  titre  P'"  apporte  des 
améliorations  constitutives  qui  sont  annulées  par  le  titre  II,  en  ce 
qui  touche  le  mont-de-piété  de  Paris. 

Là  pourrait  s'arrêter  l'hisioire  de  ce  grand  établissement  d'utilité 
générale,  s'il  n'avait  reçu  le  contre-coup  des  événemens  dont  nous 
avons  été  assaillis,  et  s'il  n'avait  été  sur  le  point  de  périr  de  mort 
violente  pendant  la  commune.  Au  moment  où  la  marche  des  ar- 
mées allemandes  sur  Paris  ne  put  faire  doute  pour  personne,  le 
mont-de-piété,  qui  est  responsable  des  nantissemens  qu'il  accepte, 
et  dont  l'ordre,  la  probité,  la  vieille  réputation,  offrent  au  public 
d'indiscutables  garanties,  se  vit  assiégé  par  une  foule  de  gens  qui, 
sans  être  pauvres  ni  nécessiteux,  voulaient  mettre  leurs  bijoux,  leur 
argenterie,  leurs  objets  précieux  à  l'abri  moyennant  un  droit  de 
garde  de  9  1/2  pour  100  sur  la  valeur  prêtée.  C'était  bien  raisonné; 
aussi  les  magasins  furent  encombrés  au-delà  de  toute  mesure,  et 
les  employés  eurent  un  surcroît  de  travail  auquel  ils  ne  purent  suf- 
fire qu'à  force  d'activité  et  de  dévoûment.  Ces  apports  excessifs 
cessèrent  au  moment  où  l'investissement  fut  complet,  et  le  mont- 
de-piété  rentra  dans  son  calme  habituel;  mais  seul,  sans  grand  ar- 
gent dans  sa  caisse,  ayant  à  pourvoir  à  des  besoins  que  la  guerre, 
le  chômage,  les  maladies,  le  froid,  la  misère  générale  et  la  faim 
rendaient  de  plus  en  plus  impérieux,  il  se  trouvait  dans  une  situa- 
tion qui  n'était  pas  exempte  de  trouble.  On  voyait  arriver  l'instant 
où  les  demandes  d'emprunt  dépasseraient  les  ressources  mises  en 
réserve  pour  le  prêt,  ressources  que  la  suspension  forcée  des  ventes 
avait  encore  amoindries.  On  estimait  les  objets  offerts  en  nantisse- 
ment bien  au-dessous  de  l'évaluation  à  laquelle  ceux-ci  avaient 
droit,  afin  de  se  découvrir  le  moins  possible;  mais  c'était  là  un 
moyen  insuffisant  et  peu  en  rapport  avec  les  circonstances.  Ce- 
pendant le  maire  de  Paris  avait  pris,  dès  le  12  septembre,  une 
mesure  radicale.  Suspendant  l'effet  du  décret  du  12  août  1863,  qui 
limite  à  J  0,000  francs  le  maximum  par  engagement  pour  le  bureau 
central,  à  500  francs  pour  les  bureaux  auxiliaires,  il  avait  déclaré 
que  le  mont-de-piété,  tant  que  la  position  anormale  de  la  ville 
n'aurait  pas  pris  fin,  ne  pourrait  consentir  d'avances  dépassant 
50  francs.  Le  public  en  fut  quitte  pour  fractionner  à  l'infini  les  lots 
qu'il  apportait  à  l'engagement,  et  le  mont-de-piété  ne  s'en  trouva 
pas  beaucoup  mieux;  on  en  a  la  preuve  dans  la  diminution  rapide 
de  la  réserve  disponible  déposée  au  trésor.  A  la  fin  de  juillet,  cette 
réserve  s'élevait  au  chiffre  de  7,800,000  fr.;  au  31  décembre  elle 
n'était  plus  que  de  662,120  fr.;  et  au  6  février  1871  elle  ne  repré- 
sente plus  qu'une  somme  misérable  de  62,121  francs  qui,  en  temps 
ordinaire,  suffirait  à  peine  aux  besoins  d'une  seule  journée.  Le  dan- 


LE    MONT-DE-PIÉTÉ   DE    PARIS.  313 

ger  était  imminent,  le  mont-de-piété  allait  être  réduit  peut-être  à 
refuser  tout  engagement;  le  gouvernement  n'hésita  pas  :  il  lui  fit 
remettre  3  millions  pris  sur  les  fonds  des  caisses  d'épargne,  à  titre 
d'avance  pour  six  mois  et  à  5  pour  100  d'intérêt.  C'était  le  salut. 
Du  reste,  pendant  cette  lamentable  période  de  notre  histoire  ur- 
baine, le  mont-de-piété  était  désert;  il  regorgeait  de  gages  emma- 
gasinés, et  le  public  ne  s'y  présentait  plus.  Le  fait  est  constaté 
en  ces  termes  dans  le  Compte  administratif  de  V exercice  de  iSH  : 
«  soit  que  les  classes  nécessiteuses  eussent  épuisé  le  stock  des  nan- 
tissemens  qu'elles  pouvaient  offrir,  soit  qu'elles  fussent  alimentées 
aux  frais  du  trésor  (c'est  là  la  vraie  cause),  les  demandes  d'enga- 
gement se  raréfiaient  de  jour  en  jour.  » 

Aussitôt  que  les  armées  allemandes  eurent  détendu  la  ligne  d'in- 
vestissement et  que  les  communications  eurent  été  rétablies  entre 
la  France  et  la  capitale,  le  mont-de-piété  reprit  cette  activité  de 
bon  aloi  qui  en  a  fait  une  institution  de  crédit  de  premier  ordre. 
Les  opérations  ne  languissaient  guère,  on  retirait  les  objets  pré- 
cieux engagés  au  début  du  siège,  l'argent  aflluait  dans  les  caisses, 
on  allait  pouvoir  payer  les  dettes  et  reconstituer  la  réserve,  lorsque 
le  18  mars  amena  la  retraite  du  gouvernement  et  l'introduction  à 
l'Hôtel  de  "Ville  d'un  gouvernement  d'aventure.  Les  institutions  qui 
par  leur  organisation  même  étaient  contraintes  de  rester  à  Paris 
avaient  alors  tout  à  craindre,  et  le  mont-de-piété  était  du  nombre. 
Dès  le  21  mars,  on  frappa  d'interdiction  la  vente  des  nantisseme.ns 
périmés,  dont  la  reprise  avait  été  annoncée.  Si  la  mesure  était  in- 
signifiante par  elle-même,  elle  prouvait  que  la  commune  pensait 
au  mont- de -piété.  A  cette  époque,  les  magasins  renfermaient 
1,708, 5/i7  articles,  sur  lesquels  on  avait  avancé  une  somme  de 
37,502,723  francs;  mais  nul  n'ignorait  que  le  maximum  du  prêt 
avait  été  abaissé  à  50  francs,  que  par  conséquent  la  valeur  d'appré- 
ciation restait  bien  au-dessous  de  la  valeur  réelle,  qui  s'élevait  sans 
doute  à  bien  près  de  100  millions.  Il  y  avait  là  de  quoi  pousser  à 
une  «  mesure  financière  »  des  hommes  qui,  tout  en  détenant  le 
pouvoir,  étaient  toujours  aux  abois  et  bien  souvent  ne  se  doutaient 
pas  la  veille  comment  ils  feraient  face  aux  difficultés  du  lendemain. 

Ce  qui  sauva  le  mont-de-piété  fut  précisément  l'incohérence  des 
projets  mis  en  avant  pour  le  détruire;  on  paraissait  d'accord  pour 
supprimer  radicalement  ce  que  la  commune  appelait  u  une  officine 
d'usure;  »  mais,  quand  il  s'agissait  de  formuler  les  moyens  prati- 
ques, on  se  disputait  beaucoup,  et  l'on  ne  concluait  à  rien.  Gagne 
du  temps,  c'était  tout  alors;  ceux  qui  ont  vécu  à  Paris  pendant  ces 
deux  sinistres  mois  se  rappellent  avec  quelle  anxiété  on  regardait 
du  côté  de  Versailles  et  avec  quelle  naïveté  on  croyait  toujours  tou- 


314  RE\UE    DES    DEUX   MONDES. 

cher  à  l'heure  de  la  délivrance.  Tout  à  coup  on  put  lire  dans  le 
Journal  officiel  de  la  république  française,  à  la  date  du  i^""  mai 
1871,  un  «  rapport  de  la  commission  du  travail  et  de  l'échange  sur 
la  liquidation  des  monts-de-piété.  »  C'était  le  glas  funèbre  qui  son- 
nait, car  un  décret  conforme  était  annexé  à  l'exposé  des  motifs,  qui 
ne  ménageait  ni  les  seigneurs,  ni  les  rois,  ni  les  prêtres.  Il  fallut 
discuter  alors  avec  ces  hommes  prévenus,  leur  prouver  qu'en  com- 
promettant le  gage  du  pauvre  dans  une  opération  aussi  périlleuse 
qu'une  liquidation  faite  en  des  temps  pareils  ils  allaient  directe- 
ment à  l'inverse  de  leur  but.  Si  l'on  parvint  à  éviter  cette  ruine,  on 
le  doit  peut-être  à  un  pauvre  garçon  maladivement  vaniteux,  qui 
avait  cherché  dans  la  politique  à  outrance  le  moyen  d'utiliser  des 
talens  qu'il  croyait  méconnus.  Celui-là  fut  plus  à  plaindre  peut- 
être  que  coupable;  un  sentiment  de  respect  humain  exagéré  l'em- 
pêcha de  sortir  d'une  voie  où  il  s'était  imprudemment  engagé,  et 
dont  il  n'ignorait  pas  l'issue.  Il  réagit  selon  ses  forces  dans  les  mo- 
mens  de  crise  les  plus  violens,  et  il  sut  mourir  courageusement 
pour  une  cause  qui  n'était  pas  la  sienne,  qu'il  avait  subie  plutôt 
qu'il  ne  l'avait  acceptée,  —  je  parle  de  Vermorel. 

En  attendant  qu'on  pût  procéder  à  cette  liquidation  toujours  me- 
naçante, la  commune,  s'inspirant  de  la  tradition  de  tous  les  gou- 
vernemens  possibles,  décréta  le  dégagement  gratuit  de  tous  les 
articles  sur  lesquels  le  mont-de-piété  n'avait  pas  prêté  plus  de 
20  francs.  Dans  l'origine,  il  avait  même  été  question  de  faire  rendre 
à  leurs  propriétaires  les  objets  déposés  en  nantissement  de  50  francs; 
cette  mesure,  qui  eût  entraîné  des  conséquences  excessives,  fut  re- 
poussée pour  un  motif  baroque.  Un  nommé  Clément  avait  fait  la 
proposition  de  la  manière  suivante  :  «  considérant  qu'il  est  urgent 
de  mettre  à  l'épreuve  la  science  financière  des  membres  de  la  com- 
mune, je  demande  que  le  chiffre  de  20  francs  soit  porté  à  50  francs-  » 
La  forme  donnée  cà  la  motion  ayant  été  jugée  impertinente,  celle-ci 
fut  rejetée.  Le  12  mai,  les  dégagemens  prescrits  commencèrent  :  la 
commune  versait  au  mont-de-piété  un  à-compte  de  15,000  francs 
par  jour;  on  allait  lentement,  si  lentement  qu'on  atteignit  le  jour  de 
la  grande  bataille  sans  avoir  été  liquidé,  sans  s'être  trop  dégarni,  et 
qu'on  en  fut  quitte  pour  une  perte  sèche  de  188,367  francs;  c'était 
s'en  tirer  à  bon  compte. 

Ces  jours  maudits  sont  passés  :  le  mont-de-piété  a  repris  ses  opé- 
rations normales;  on  y  emprunte,  on  y  prête,  on  y  engage,  on  y 
dégage,  on  y  renouvelle,  on  y  vend  tous  les  jours.  Je  voudrais  pou- 
voir dire  que  cette  série  d'opérations  atteint  le  but  cbei'ché  dès  le 
principe,  et  que  l'usure  n'existe  plus  à  Paris.  Je  ne  crois  pas  ce- 
pendant que  le  mont-de-piété  l'ait  tuée,  pas  plus  que  les  jeux  pu- 


LE   MONT-DE-PIÉTÉ   DE    PARIS.  315 

blics,  si  l'on  avait  la  coupable  imprudence  de  les  rétablir,  ne  tue- 
raient les  tripots  clandestins.  L'appât  du  lucre  sera  toujours  un 
attrait  puissant  pour  les  âmes  basses.  Yoici  ce  qu'on  lit  dans  un 
ouvrage  spécial  que  j'ai  de'jà  cité,  et  qui  a  été  écrit  par  un  homme 
que  ses  fonctions  ont  mis  à  môme  de  connaître  à  fond  ce  triste  su- 
jet. «  Malgré  les  dispositions  de  la  loi  du  16  pluviôse  an  xii  et  du 
code  pénal,  le  prêt  clandestin  s'opère  h  Paris  sur  une  vaste  échelle, 
et  ce  serait  une  erreur  de  croire  qu'il  est  pratiqué  seulement  par 
de  misérables  brocanteurs.  De  riches  bijoutiers,  des  négocians  en 
renom,  des  banquiers  millionnaires  ne  dédaignent  pas  d'exploiter 
la  misère  qui  se  cache,  comme  le  faisaient  leurs  pareils  avant  1777. 
Ils  ont  comme  eux  le  privilège  de  l'impunité,  soit  parce  qu'ils  ont 
l'habileté  de  déguiser  sous  forme  de  vente  à  réméré  leurs  honteuses 
spéculations,  soit,  c'est  triste  à  dire,  parce  que  leur  position  même 
semble  les  mettre  à  l'abri  des  poursuites  qui  devraient  les  at- 
teindre. Gomme  directeur  du  mont-de-piété,  nous  avons  reçu  à  ce 
sujet  de  curieuses  révélations;  mais  le  plus  souvent  les  victimes  se 
refusaient  à  ce  qu'une  plainte  fût  portée  en  leur  nom,  retenues 
qu'elles  étaient  par  la  crainte  du  scandale  qui  s'attache  à  ces  sortes 
d'affaires  (1).  » 

L'administration  complète  se  compose  d'un  chef-lieu,  de  deux 
succursales ,  de  vingt-quatre  bureaux  auxiliaires  et  de  quatorze 
commissionnaires.  Nous  visiterons  le  chef -lieu,  qui  centralise  toutes 
les  opérations  importantes  et  dont  les  différens  rouages  sont  inté- 
ressans  à  étudier.  Il  s'ouvre  sur  la  rue  des  Francs-Bourgeois  et  sur 
la  rue  Paradis;  il  est  gardé  par  un  peloton  de  vingt-cinq  munici- 
paux; il  a  un  poste  de  pompiers  et  un  bureau  spécial  de  police  oc- 
cupé par  un  sous-brigadier  du  service  de  sûreté  accoiiq^agné  de 
trois  agens.  Il  a  été  rebâti  en  grande  partie  vers  1805;  l'escalier 
étroit,  la  rampe  alourdie  de  faisceaux  romains,  l'ornementation 
tout  entière,  lui  font  un  acte  de  naissance  irrécusable;  la  façade 
froide  et  triste  est  en  pierres  de  taille,  mais  les  autres  bâiimens,  en 
simple  limousinerie,  sont  peints  de  cet  insupportable  jaune  admi- 
nistratif, qui  prouve  que  le  Fi-ançais  est  le  moins  coloriste  de  tous 
les  peuples. 

II. 

Pour  prêter  de  l'argent,  il  faut  en  avoir;  or  le  mont-de-pié.té 
n'en  a  pas,  doue  il  emprunte.  Toutes  les  prescriptions  qui  ordon- 
naient aux  hospices  de  lui  fournir  un  capital  suffisant  sont  restées 

(I)  A.  Blaize,  Des  Monis-de- Piété,  etc.,  t.  I",  p.  153. 


316  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  l'état  de  lettre  morte.  Il  verse  ponctuellement  tous  ses  bénéfices, 
quels  qu'ils  soient,  à  l'assistance  publique;  en  échange,  celle-ci  ne 
lui  donne  pas  un  centime.  Le  système  d'emprunt  da  mont-de-piété 
est  peu  compliqué;  il  procède  comme  le  trésor  :  il  émet  des  bons, 
véritables  billets  à  ordre  qu'on  peut  endosser,  portant  intérêt  de  la 
somme  reçue.  Ces  bons  sont  à  un  an,  à  six  mois,  à  trois  mois 
même,  et  dans  ce  dernier  cas  attirent  les  fonds  disponibles  du  com- 
merce, fonds  qui  ne  peuvent  jamais  s'immobiliser  longtemps.  L'in- 
térêt normal,  toujours  fixé  par  le  conseil  de  surveillance,  est  en 
moyenne  de  3  1/2;  parfois  il  s'élève  à  5.  Pendant  le  siège,  au  mo- 
ment de  la  grande  pénurie,  on  le  fit  monter  jusqu'à  6.  Ces  titres 
sont  très  connus,  très  appréciés  par  les  petites  bourses,  qui,  bon 
an,  mal  an,  apportent  une  quarantaine  de  millions  à  la  caisse  du 
mont-de-piété.  Celui-ci  ne  garde  que  la  somme  jugée  nécessaire 
aux  besoins  prévus  et  dépose  le  reste  au  trésor,  qui  lui  en  tient 
compte  à  raison  d'un  intérêt  invariable  de  3  pour  iOO.  La  clientèle 
des  prêteurs  est  presque  toujours  îa  même,  et  il  est  rare  que  les 
bons  ne  soient  pas  renouvelés  lorsqu'au  bout  de  l'année  on  vient 
toucher  la  redevance  échue.  Les  porteurs  sont  pour  la  plupart  des 
maraîchers,  des  marchands  à  la  halle,  des  cultivateurs  de  fruits, 
des  loueurs  de  voitures,  gens  économes  et  délians  qui  reclierchent 
d'autant  plus  ces  sortes  de  valeurs  qu'elles  sont  immuables  et  ne 
peuvent  être  atteintes  par  les  fluctuations  des  cours  de  la  Bourse. 
Le  prêt  est  permanent;  il  ne  se  passe  pas  de  jour,  pas  d'heure,  qui 
ne  voient  quelques  personnes  apporter  des  sommes  variant  entre 
500  et  5,000  francs  en  échange  d'un  bulletin  découpé  sur  un  livre 
à  souche.  Cet  argent  ne  reste  pas  stationnaire;  il  est  promptement 
mobilisé,  car,  si  le  mont-de-piété  emprunte  d'une  main,  ce  n'est 
qu'afin  de  pouvoir  prêter  de  l'autre. 

Le  mécanisme  du  prêt  qu'il  consent  est  aussi  simple  que  celui 
de  l'emprunt  qu'il  contracte,  à  cette  différence  près  qu'il  emprunte 
sous  sa  propre  responsabilité,  et  qu'il  ne  prête  que  sur  la  respon- 
sabilité de  commissaires-priseurs  garantis  par  la  caisse  de  leur 
compagnie.  A  cet  efi'et,  quatorze  commissaires-priseurs  sont  atta- 
chés à  radminlstration;  ils  font  la  piisée  des  objets  offerts  en  gage 
et  la  vente  des  nantissemens  périmés.  Ils  opèrent  directement  l'ap- 
préciation au  chef-lieu  et  dans  les  deux  succursales.  Dans  les  bu- 
reaux auxiliaires,  ils  sont  représentés  par  des  employés  qui  leur 
appartiennent;  ils  révisent  les  avances  faites  par  les  commission- 
naires. Leur  intervention  est  rémunérée  par  un  droit  de  prisée  fixe 
de  1/2  pour  100  perçu  sur  les  engagemens  et  même  sur  les  renou- 
veliemens,  par  un  droit  proportionnel  de  3  1/2  pour  100  sur  le  prix 
des  objets  vendus.  Ils  sont  responsables  do  leur  évaluation;  si  l'ar- 


LE    MONT-DE-PIÉTÉ    DE    PARIS.  317 

ticle  vendu  n'atteint  pas  la  valeur  de  la  somme  remise  à  l'emprun- 
teur, ils  doivent  rembourser  la  différence  à  la  caisse  du  mont-de- 
piété. 

Pour  éviter  l'encombrement  et  activer  un  service  dont  les  em- 
ployés sont  parfois  surmenés,  on  a  séparé  les  bureaux  d'engage- 
mens  en  deux  catégories  parfaitement  distinctes,  désignées  sous  le 
nom  de  première  et  de  seconde  division  :  dans  la  preaiière,  on  en- 
gage les  bijoux,  les  objets  précieux  et  de  petit  volume;  dans  la  se- 
conde, on  engage  cette  inconcevable  diversité  d'articles  qu'on  ap- 
pelle génériqueaient  les  paquets.  Au  fond  d'une  cour  qui  n'est  pas 
trop  large  s'ouvre  un  étroit  couloir  aboutissant  à  une  grande  salle 
dallée,  triste,  terne,  d'aspect  passablement  morose  et  désagréable. 
Deux  ou  trois  bancs  de  bois  polis  par  l'usage  sont  placés  près  de 
la  muraille;  une  grande  cage  vitri-e  de  carreaux  blanchis  forme  le 
fond.  Cette  cage  a  un  guichet  disposé  de  telle  sorte  que  l'emprun- 
teur et  les  employés  ne  peuvent  se  voir.  C'est  la  première  divi- 
sion. La  salle  d'attente  contient  deux  ou  trois  personnes  qui  fouil- 
lent dans  leur  poche  pour  en  retirer  le  gage  qu'elles  apportent  : 
ici  la  foule  n'est  jamais  grande;  mais  de  neuf  heures  du  matin  à 
qualre  heures  de  l'après-midi  les  emprunteurs  se  succèden-t  inces- 
samment. Derrière  le  vitrage,  dans  une  chambre  très  claire,  les 
employés  sont  rangés  autour  d'une  table  en  fer  à  cheval.  Le  com- 
missaire-priseur-appréciateur  est  assis  près  de  la  fenêtre;  à  sa  por- 
tée, voici  une  loupe,  une  pierre  de  touche,  un  flacon  d'acide  ni- 
trique, un  gabarit  pour  mesurer  la  dimension  des  diamans;  en  face 
de  lui,  à  côté  d'un  paquet  de  bulletins  formulés  et  numérotés  d'a- 
vance, se  tient  le  commis  aux  écritures,  la  plume  à  la  main.  Deux 
hommes  vêtus  d'une  veste  en  cotonnade  bleue  rayée  de  blanc  sont 
placés  sur  des  tabourets,  près  de  la  table.  Devant  l'un,  des  boîtes 
sont  répandues,  des  bâtons  de  cire  à  cacheter  commune  sont  dis- 
posés, et  un  bec  de  gaz  brùîe  constamment;  devant  l'autre,  il  y  a 
des  écheveaux  de  gros  fil  et  de  fortes  aiguilles;  le  premier  est  le 
garçon  boîtier,  le  second  est  le  garçon  couseur.  Debout,  faisant  la 
navette  entre  le  guichet  et  la  table ,  où  je  vois  une  balance  et  un 
trébachet,  le  garçon  peseur  complète  le  personnel  indispensable  à 
la  régularité  d'un  engagement. 

L'individu  qui  se  présente  au  mont-de-piété  pour  emprunter 
s'appelle  un  public.  Presque  toutes  les  administrations  ont  ainsi  à 
leuF  usage  une  série  de  vocables  avec  lesquels  le  dictionnaire  de 
l'Académie  n'a  rien  de  commun,  et  qui  sont  nés  des  obligations 
mêmes  du  service,  qu'ils  facilitent  singulièrement;  nous  en  verrons 
d'autres  tout  à  l'heure.  Lq public  dépose  sur  une  planchette  le  gage 
que  saisit  le  garçon  peseur;  celui-ci,  lorsque  c'est  un  bijou,  un 


S18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

couvert,  le  jette  dans  la  balance,  et  à  très  haute  voix  énonce  l'objet, 
dit  s'il  est  en  or  ou  en  argent,  combien  il  pèse;  puis  il  le  passe  au 
commissaire-priseur,  qui  l'examine,  l'éprouve  au  touchau,  s'il  a 
des  doutes  sur  la  sincérité  du  métal,  compte  les  diamans,  s'il  y  en 
a,  vérifie  si  le  poinçon  indique  le  premier  ou  le  second  titre,  et 
offre  une  somme  qui,  quatre-vingt-dix  fois  sur  cent,  est  acceptée. 
L'employé  aux  écritures  fait  remettre  au  public,  devenu  engugif^.le, 
une  fiche  reproduisant  les  deux  derniers  chiffres  du  numéro  porté 
au  bulletin  qui  indique  la  date,  la  valeur  de  l'estimation,  celle  da 
prêt,  la  désignation  du  nantissement;  le  commissaire-priseur  y 
ajoute  bon  pour  la  somme  de...  et  signe.  C'est  là  l'état  civil  du 
nantissement;  il  ne  le  quittera  plus.  Ce  bulletin  est  passé  par  une 
bouche  de  boîte  à  lettres  dans  une  chambrette  contiguë ,  où  il  est 
reçu  par  trois  employés  :  l'un  fait  la  reconnaissance  détaillée,  l'autre 
écrit  sur  un  registre  la  désignation  de  l'objet  et  indique  en  regard 
la  somme  prêtée;  le  troisième  enfin,  délégué  de  la  caisse,  écrit  le 
nantissement  et  la  somme,  qu'il  remet  immédiatement  à  l'individu, 
qui  est  dès  lors  un  emprunteur.  Si  la  somme  ne  dépasse  pas  15  fr., 
on  la  livre  sans  formalités;  si  elle  est  supérieure,  on  fait  signer  un 
reçu,  de  plus  on  exige  un  papier  d'identité,  —  carte  d'électeur, 
quittance  de  loyer,  patente,  —  sinon  un  répondant.  Lorsque  ces 
conditions  ne  sont  point  remplies,  le  prêt  est  suspendu,  le  gage  est 
conservé,  et  l'on  ouvre  une  enquête. 

Le  bulletin,  renvoyé  dans  la  salle  d'appr.éciation,  est  remis  avec 
l'objet  qu'il  désigne  au  garçon  boîtier;  celui-ci  place  l'article  dans 
une  boîte  après  avoir  vérifié  s'il  concorde  exactement  à  la  désigna- 
tion. Si  l'article  est  d'une  valeur  au-dessous  de  20  francs,  la  boîte 
est  simplement  fermée  à  l'aide  d'un  fil  noué;  s'il  est  d'un  prix  plus 
élevé,  la  boîte  est  enveloppée  d'une  couverture  de  papier  scellée  à 
cire  ardente  et  timbrée  d'un  cachet  portant  le  numéro  de  la  divi- 
sion et  les  trois  lettres  M.  D.  P.  Le  bulletin  et  la  boîte  sont  poussés 
ensemble  au  garçon  couseur,  qui  coud  l'un  sur  l'autre  aussi  soli- 
dement que  possible,  après  avoir  eu  soin  de  plier  la  fiche  indicative 
de  façon  à  laisser  le  numéro  d'ordre  en  apparence.  Les  boîtes  suc- 
cessivement réunies  sont  enfermées  dans  un  panier  clos  et  portées 
au  magasin,  où  nous  les  retrouverons.  Les  précautions  sont  minu- 
tieuses, ainsi  qu'on  a  pu  le  voir;  elles  exigent  le  concours  de  plu- 
sieurs employés,  qui  se  contrôlent  mutuellement;  mais  on  n'en 
saurait  trop  prendre  pour  éviter  les  erreurs  possibles  dans  la  ma- 
nutention d'une  si  grande  quantité  d'objets.  On  est  parvenu  ainsi  à 
une  sorte  de  précision  mathématique  qui  permet  de  faire  toutes  les 
opérations  avec  une  certitude  presque  absolue. 

11  arrive  parfois,  lorsqu'un  individu  a  besoin  d'une  somme  déter- 


LE   MONT-DE-PIÉTÉ    DE    PARIS.  319 

mmt''e,  qu'il  diminue  celle  qui  lui  est  offerte.  J'ai  vu  le  fait  à  propos 
d'un  bracelet  pour  lequel  on  proposait  1,300  francs  :  la  personne 
qui  l'apportait  n'en  voulut  que  1,200  ;  dans  ce  cas,  sur  le  bulletin, 
sur  la  reconnaissance,  sur  l(;s  registres  on  écrit  le  mot  requis,  à  la 
suite  de  l'énoncé  du  prêt.  Quand  il  n'y  a  plus  de  public,  dans  cet 
intervalle  toujours  très  rapide  pendant  lequel  la  salle  d'attente  est 
libre,  on  appelle  :  les  commissionnaires!  Alors  le  garçon  peseur 
présente  les  articles  engagés  la  veille  dans  les  bureaux  de  commis- 
sion et  qui  dès  le  matin,  avant  neuf  heures,  ont  éûé  déposés  en 
bloc,  contre  récépissé,  au  chef-lieu  du  mont-de-piété.  Tous  les  lots 
sont  examinés  les  uns  après  les  autres  par  le  commissaire-priseur, 
qui  vérifie  l'appréciation  et  la  modifie  péremptoirement.  Le  plus 
souvent  les  deux  évaluations  concordent,  parfois  celle  du  commis- 
saire-priseur est  supérieure,  mais  il  arrive  aussi  qu'elle  est  infé- 
rieure. Dans  ce  cas,  le  commissionnaire,  qui  passe  tons  les  jours  à 
la  caisso  du  mont-de-piété  pour  y  toucher  le  montant  des  prêts  qu'il 
a  faits  directement  la  veille  aux  emprunteurs,  ne  reçoit  que  !a  somme 
édictée  parle  commissaire-priseur,  et  reste  à  découvert  du  surplus, 
lequel  alors  prend  le  nom  d'avance.  A  cela,  il  n'y  a  pas  grand  mal; 
mais  en  admettant  qu'un  commissionnaire  ait  prêté  200  francs,  que 
ceux-ci  aient  été  réduits  à  150  par  l'appréciateur  en  dernier  res- 
sort, cela  fait  une  différence  de  50  francs  qu'il  ne  peut  ressaisir, 
sur  lesquels  il  touchera  6  pour  100  d'intérêt,  et  qui  pour  cette 
somme  le  constituent  prêteur  sur  gage,  ce  qui  est  absolument  irré- 
gulier et  illégal. 

On  procè'îe  à  la  seconde  division  exactement  comme  à  la  pre- 
mière :  au  lieu  d'avoir  à  évaluer  des  bijoux,  on  apprécie  des  étoffes, 
des  châles,  des  livres,  des  instrumens  de  musique,  des  matelas,  des 
cadres  dorés.  Là  le  mouvement  est  plus  actif,  et  l'on  voit  parfois  ap- 
paraître sur  la  table  de  pauvres  nippes  qui  exigent  un  prêt  de  cha- 
rité qu'on  ne  refuse  guère;  le  minimum  est  fixé  à  3  francs,  et, 
pour  les  accorder,  il  faut  savoir  ne  pas  regarder  de  trop  prè>.  Il  est 
un  autre  endroit  dans  l'administration  où  l'on  contracte  aussi  des 
engagemens  :  c'est  le  cabinet  du  directeur,  car  le  mont-de-piété 
est  autorisé  à  faire  des  engagemens  secrets,  afin  de  ménager  cer- 
taines susceptibilités  et  de  respecter  des  pudeurs  trop  promptes  h 
s'effaroucher.  Le  fait  en  lui-même  n'a  rien  de  mystérieux,  et  il  est 
entouré  de  toutes  les  garanties  de  loyauté  que  nous  avons  vu  mettre 
en  œuvre  pour  les  engagemens  ordinaires.  Bien  des  personnes,  igno- 
rant le  fonctionnement  du  mont-de-piété,  ne  sachant  pas  que  la 
discrétion  y  est  considérée  comme  un  devoir  professionnel,  crai- 
gnant, —  on  ne  sait  pourquoi,  —  que  leur  nom  ne  soit  divulgué, 
redoutant  peut-être  surtout  d'avoir  cà  faire  queue  aux  guichets,  s'a- 
dressent directement  au  chef  même  de  l'administration  et  lui  confient 


320  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  nantissement  qu'elles  veulent  engager.  L'article  est  envoyé  à  l'é- 
valuation du  commissaire-priseur,  et  tout  se  passe  comme  d'habi- 
tud3;  seulement  l'argent  est  remis  de  la  main  à  la  main,  et  le  nom 
de  l'emprunteur,  inscrit  sur  un  carnet  spécial,  gardé  sous  clé,  n'est 
jamais  connu  que  du  directeur.  Les  gages  sont  parfois  assez  mé- 
diocres, et  j'ai  vu  apprécier  une  robe  de  soie  «  secrète  »  sur  laquelle 
on  a  prêté  60  francs.  Il  est  difficile  de  dire  à  quelle  catégorie  appar- 
tiennent les  gens  qui  agissent  ainsi,  ou  peut  le  deviner.  Toutefois 
je  puis  affirmer  qu'il  n'existe  pas  une  subdivision  du  monde  parisien 
qui  n'ait  passé  au  mont  de  piété;  cela  n'a  rien  de  surprenant  dans 
une  société  où  l'envie  de  paraître  est  devenue  le  plus  impérieux  de 
tous  les  besoins.  Comme  ce  genre  d'opérations  est  secret,  je  n'ai 
naturellement  pas  pu  m'en  procurer  le  nombre;  mais  on  ne  s'éloi- 
gnera pas  beaucoup  delà  vérité  en  estimant  que,  sur  un  total  moyen 
de  1,200,000  engagemens,  ceux  dont  nous  venons  de  parler  comp- 
tent à  peine  pour  A, 000. 

Le  mont-de-piété  est  responsable  de  tous  les  objets  qu'il  accepte; 
ils  ne  lui  appartiennent  pas,  puisqu'il  doit  les  rendre  en  échange  de 
la  somme  prêtée;  de  plus  ils  sont  pour  lui  le  gage  de  ses  avances. 
On  comprend  dès  lors  qu'il  les  garde  avec  un  soin  particulier  et 
s'efforce  de  les  conserver  intacts,  afin  de  n'en  pas  diminuer  la  va- 
leur. Les  magasins  sont  donc  l'objet  d'une  surveillance  spéciale,  et 
l'entrée  n'en  est  permise  qu'aux  employés  indispensables.  Ils  sont 
disposés  de  manière  à  correspondre  aux  bureaux  d'engagemens,  et, 
comme  ceux-ci,  sont  séparés  en  deux  divisions  distinctes  :  la  pre- 
mière pour  les  bijoux,  la  seconde  pour  les  paquets.  La  première  di- 
vision est  située  au  premier  étage,  où  elle  s'étend  sur  trois  côtés; 
une  grande  salle  précède  les  magasins  proprement  dits.  C'est  là 
qu'on  apporte  les  boîtes  scellées  et  munies  du  bulletin  indicateur, 
qui  est  immédiatement  transcrit  sur  un  registre  dont  la  couverture 
varie  de  couleur  selon  les  années.  En  effet,  pour  simplifier  les  re- 
cherches et  établir  une  sorte  de  classement  préalable  visible  au  pre- 
mier coup  d'œil,  le  mont-de-p;été  a  choisi  quatre  couleurs  qui  se 
succèdent  alternativement  :  le  blanc,  le  rose,  le  jaune  et  le  vert. 
L'année  1871  était  vouée  au  jaune;  les  bulletins,  les  reconnaissances, 
les  registres,  tout,  jusqu'à  la  couverture  du  rendu-compte  adminis- 
tratif, était  jaune. 

Lorsque  l'inscription  de  l'article  engagé  a  été  faite,  celui-ci  est 
pris  par  un  garçon  de  magasin  qui  pénètre  dans  le  capharnaûm  le 
plus  étrange,  le  plus  rempli,  le  plus  méthodiquement  rangé  que  l'on 
puisse  voir.  C'est  une  série  de  ruelles  parallèles  les  unes  aux  autres 
et  séparées  par  des  murailles  qui  sont  des  casiers;  dans  ceux-ci,  les 
objets  sont  disposés  selon  le  numéro  d'ordre  qu'ils  ont  reçu  au  bu- 
reau des  engagemens.  Une  ingénieuse  précaution  évite  encore  toute 


LE   MONT-DE-PIÉTÉ   DE   PARIS.  321 

cause  d'erreur  :  le  bulletin  des  articles  engagés  porte  un  numéro 
pair,  celui  des  articles  renouvelés  porte  un  numéro  impair;  on  coud 
le  second  sur  le  premier  en  ayant  toujours  soin  de  mettre  le  chiffre 
bien  en  évidence.  Les  recherches  sont  donc  d'une  facilité  extrême, 
et  le  nombre  des  objets  adirés  (1)  est  singulièrement  restreint.  11 
n'y  a  pas  que  des  casiers  à  claire-voie  dans  la  première  division; 
il  y  a  aussi  de  fortes  caisses  en  fer,  ne  s' ouvrant  qu'à  deux  clés, 
dont  l'une  est  confiée  au  garde-magasin  et  l'autre  au  contrôleur. 
Ces  armoires  ai  sûreté,  à  l'abri  de  l'effiaction  et  de  l'incendie,  sont 
destinées  à  renfermer  ce  qu'on  nomine  les  quatre  chi/j'res,  c'est-à- 
dire  les  objets  précieux  sur  lesquels  on  a  prêté  1,000  francs  et 
plus;  d'autres  caisses  se  manœuvrant  à  l'aide  d'une  seule  clé  con- 
tiennent les  articles  dont  la  valeur  dépasse  500  francs.  Ces  caisses 
sont  intérieurement  disposées  de  façon  à  offrir  l'image  d'un  énorme 
calendrier;  elles  sont  divisées  en  douze  casiers  correspondant  aux 
douze  mois,  chaque  casier  est  séparé  en  deux  compartimens  repré- 
sentant les  quinzaines,  chaque  compartiment  est  partagé  par  trois 
petits  gradins  dont  chacun  figure  cinq  jours.  Le  point  de  repère 
par  le  numérotage,  par  le  chiffre  pair  ou  impair  est  donc  complété, 
pour  ces  objets-  précieux,  par  l'indication  méthodiquement  appa- 
rente de  la  date.  On  voit  que  toute  précaution  est  prise  et  que  le 
mont-de-piété  est  un  fidèle  gardien  des  nantissemens  qui  lui  sont 
confiés. 

L'aspect  général  est  triste;  deux  ou  trois  garçons  munis  de  lan- 
ternes glissent  silencieusement  le  long  des  casiers,  rangent  les 
gages  apportés,  cherchent  les  gages  réclamés  en  faisant  leur  be- 
sogne avec  la  régularité  automatique  d'une  machine  de  précision. 
On  ne  voit  que  des  boîtes,  des  boîtes,  et  encore  des  boîtes;  ce 
qu'elles  contiennent,  on  le  devine  :  des  bijoux,  des  alliances,  des 
pièces  de  mariage  et  surtout  des  montres,  qui  chaque  jour  arrivent 
au  mont-de-piété  au  nombre  de  1,000  à  1,200,  —  au  iDout  de  l'an- 
née, on  ne  doit  pas  être  loin  des  ZiO  tonnes  dont  parlait  Mercier.  C'est 
aussi  à  la  première  division  qu'on  emmagasine  les  objets  suscep- 
tibles d'être  détériorés  par  des  transports  à  travers  les  escaliers  : 
pendules,  baromètres,  thermomètres,  cadres,  miroirs,  aflreuses 
figurines  qu'on  appelle  des  bronzes  d'art,  garnitures  de  cheminées. 
Il  y  a  de  tout  dans  ce  pandémonium;  si  j'avais  bien  cherché,  j'au- 
rais trouvé  sans  doute  le  menton  d'argent  qu'un  invalide  peu  sou- 

IP'     (1)  Adiré  est  un  vieux  mot  que  la  jurisprudence  a  retenu  avec  le  senfs  d'égaré  ;  il 
était  fort  usité  jadis;  Ronsard  a  dit  : 


I 


Voici  venir  Bellin  qui  seul  avait  erré 

Tout  un  jour,  en  cherchant  son  mouton  adiré. 

TOME  cm.  —  1873.  21 


322  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cieux  de  sa  beauté  plastique  vient  mettre  «  au  clou  »  de  temps  en 

temps. 

Les  magasins  qui  renferment  les  objets  divers  sont  superposés 
dans  trois  étages.  Là  sont  les  paquets,  fort  encombrans  et  exigeant 
un  emplacement  considérable;  on  a  tiré  parti  de  tous  les  recoins, 
on  s'est  adjoint  une  maison  voisine,  on  a  percé  les  gros  murs,  et 
tant  bien  que  mai  on  communique  par  des  escaliers  biscornus.  Gela 
sent  l'eau  de  Javelle,  odeur  gardée  par  le  linge,  qui  entre  pour  deux 
tiers  dans  la  compositioa  de  ces  nantissemens  uniformément  revêtus 
d'une  serviette  ou  d'un  mouchoir,  sorte  de  linceul  dont  ces  épaves 
sont  enveloppées  et  sur  lequel  le  bulletin  est  attaché.  Il  y  a  Là  des 
caisses,  des  malles,  des  tas  de  livres  rassemblés  dans  du  gros  pa- 
pier d'emballnge,  des  parapluies  appendus  aux  murailles,  des  boîtes 
à  violons,  des  étuis  d'où  s'échappe  la  gueule  de  cuivre  d'un  ophi- 
cléide.  Au  dernier  étage,  sous  les  combles,  dans  des  chambres  con- 
struites en  brisis  et  éclairées  par  des  fenêtres  à  tabatière,  voilà  les 
matelas  roulés,  les  lits  de  plume,  les  oreillers  couverts  d'une  forte 
taie  en  gros  coutil  blanc  et  bleu.  Parfois  une  seule  personne  apporte 
d'un  seul  coup  dix,  douze  matelas  et  plus;  c'est  un  maître  de  pen- 
sion qui  n'a  pas  d'élèves,  c'est  un  propriétaire  de  maison  garnie 
qui  n'a  pas  de  locataires.  Les  matelas  ne  sont  pas  très  nombreux 
au  chef-lieu,  en  revanche  il  y  en  a  beaucoup  dans  les  magasins  de 
la  succursale  de  la  rue  Servan,  auprès  de  la  Petite-Roquette;  lors- 
que je  les  ai  visités,  on  en  pouvait  compter  8,8U0. 

Cette  succursale  a  été  bâtie  exprès,  elle  est  donc  appropriée  aux 
services  qu'elle  doit  satisfaire;  les  magasins  sont  d'une  ampleur 
très  bien  calculée,  et  ils  sont  assez  vastes  pour  centraliser  tous  les 
meubles  qu'on  engage  au  mont-de-piété.  D'immenses  salles,  fer  et 
brique,  défiant  le  feu,  semblent  être  le  dépôt  des  ébénistes  du  fau- 
bourg Saint-Antoine  :  meubles  simples  et  sculptés,  armoires  à 
glace,  pianos  de  toute  provenance,  crédences,  commodes  et  buffets, 
vide-poches,  bonhaui's  du  jour,  fauteuils,  lits,  canapés  et  tabourets, 
sont  symétriquement  rangés  les  uns  à  côté  des  autres,  et  craquent 
tout  seuls  de  temps  en  temps  pour  prouver  qu'ils  sont  plus  neufs 
qu'ils  n'en  ont  l'air.  Au  rez-de-chaussée,  de  grands  hangars  ou- 
verts au  niveau  du  sol  avaient  été  réservés  pour  les  voitures;  on  y 
a  bien  vite  renoncé,  l'encombrement  y  devint  immédiatement  ex- 
cessif, au  point  de  neutraliser  le  service.  Là  sont  les  instrumens 
en  métal  que  le  poids  rend  difficiles  à  manier;  j'y  ai  vu  des  bai- 
gnoires, des  alambics,  des  appareils  de  confiserie,  des  chaudières, 
une  masse  de  machines  à  coudre,  et  surtout  une  quantité  extraor- 
dinaire d'étanx.  La  première  impression  produite  par  la  vue  de  ces 
indispensables  instrumens  de  travail  est  fort  pénible  :  on  pense  in- 
volontairement à  l'ouvrier  réduit  par  le  chômage  et  la  misère  à  en- 


LE    MONT-DE-PIÉTÉ    DE    PARIS.  323 

gager  son  gagne-pain;  l'impression  est  erronée.  Un  patron  serrurier 
occupe  chez  lai  sept  ou  huit  ouvriers;  s'il  n'a  pas  d'ouvrage  à  leur 
donner,  il  les  renvoie,  et  dépose  leurs  étaux  au  mont-de-piété  jus- 
qu'à ce  qu'il  ait  remis  son  atelier  sur  le  pied  normal.  Dans  un  coin, 
j'ai  avisé  un  objet  étrange  :  je  me  suis  approché  et  j'ai  reconnu  une 
jambe  en  bronze;  elle  appartient  à  une  statue  qui  n'est  point  encore 
terminée.  Il  existe  des  héros  qui  ont  passé  membre  à  membre  dans 
les  magasins  du  mont-de-piété  avant  d'avoir  été  dressés  sur  un  pié- 
destal au  milieu  d'une  de  nos  places  publiques. 

On  a  fait  un  calcul  moyeu  :  en  temps  ordinaire,  les  objets  restent 
sept  mois  et  demi  dans  les  magasins;  alors  ils  sont  dégagés  et  res- 
titués à  qui  de  droit.  Les  formalités  du  dégagement  sont  aussi  d'une 
simplicité  extrême.  Le  public  se  présente  dans  une  salle  divisée  en 
plusieurs  guichets,  derrière  chacun  desquels  se  tiennent  deux  em- 
ployés. La  reconnaissance  est  reçue  par  un  agent  du  contrôle  qui 
évalue  l'intérêt  par  quinzaines,  sauf  po:ir  le  premier  mois,  qui  est 
toujours  acquis,  à  6  pour  100  par  an;  il  y  ajoute  3  pour  100  de 
droits  de  garde  et  de  manutention,  le  1/2  pour  100  dû  au  commis- 
saire appréciateur  pour  sa  prisée,  il  additionne  ces  différentes  sommes 
avec  celle  qui  a  été  prêtée,  fait  le  total,  et  inscrit  sur  la  reconnais- 
sance un  numéro  d'ordre  qui  équivaut  à  un  acquis;  puis  il  passe  le 
papier  ainsi  chiffré  à  son  vis-à-vis,  qui  est  un  employé  de  la  caisse 
chargé  de  vérifier  le  compte  et  de  toucher  l'argent  du  dégagiste, 
en  échange  duquel  il  remet  à  celui-ci  une  fiche  portant  un  numéro 
rouge  ou  noir,  selon  que  l'objet  réclamé  doit  être  délivré  au  premier 
ou  au  second  étage. Muni  de  ce  petit  bulletin,  qui  maintenant  re- 
présente le  gage  lui-môme,  le  créancier  du  mont-de-piété  monte 
à  ce  qu'on  appelle,  par  un  gros  barbarisme,  la  salle  de  rendition. 
C'est  une  vaste  pièce,  garnie  de  bancs  en  bois,  surveillée  par  un 
garde  municipal  et  fort  peuplée. 

La  reconnaissance  est  envoyée  au  magasin  désigné  par  le  nantis- 
sement lui-même.  L'article  recherché,  trouvé,  est  remis  à  un  con- 
trôleur; celui-ci  s'assure  que  le  bulletin  adhérent  est  conforme, 
comme  numéro  d'ordre  et  comme  désignation,  au  numéro  et  à  la 
désignation  de  la  reconnaissance,  qu'il  paraphe.  Ensuite  la  boîte  est 
enveloppée  dans  la  recoimaissance  et  expédiée  au  garçon  rendeur, 
qui  est  debout  derrière  un  large  guichet  et  devant  une  table  sur  la- 
quelle on  dépose  les  objets,  dans  un  panier  si  ce  sont  des  bijoux, 
en  tas  si  ce  sont  des  paquets.  A  l'appel  successif  des  numéros,  le 
porteur  de  la  fiche  indiquée  s'approche;  devant  lui,  le  garçon  con- 
state que  le  cachet  est  intact,  il  vérifie  la  désignation,  ouvre  la 
boîte,  compte  les  articles,  et,  après  les  avoir  rendus,  prend  un  timbre 
qui  lui  est  spécialement  attribué,  et  en  frappe  ou,  pour  mieux  dire, 
en  signe  la  reconijaissance.  Entre  l'instant  où  le  caissier  a  reçu  l'ar- 


32/i  R£VUE    D£S    DEUX    MONDES. 

gent  et  celui  où  l'objet  est  restitué,  il  s'écoule  environ  trente-cinq 
minutes.  C'est  peu,  et  pourtant  ce  laps  de  temps  suffît  pour  que 
des  articles  dégagés  ne  soient  jamais  réclamés.  Quel  oubli  subit, 
quel  accident  a  frappé  les  dâgagistes?  On  se  perd  en  conjectures,  et 
il  y  a  là  une  sorte  de  mystère  impénétrable;  chaque  année,  une 
dizaine  d'objets  sont  abandonnés  de  la  sorte  et  finissent  par  être 
vendus. 

Le  public  qui  s'ennuie  dans  la  salle  d'attente  n'a  rien  de  bien 
particulier.  Les  femmes  dominent,  car  les  hommes  sont  à  l'atelier; 
on  voit  beaucoup  d'enfans,  quelques  commissionnaires,  des  mar- 
chands aux  allures  ambiguës  qui  ont  acheté  des  reconnaissances  à 
vil  prix,  des  soldats,  et  surtout  des  commères  qui  jacassent  entre 
elles.  L'objet  dégagé  appartient-il  toujours  à  celui  qui  l'a  engagé? 
On  doit  le  croire;  mais  la  reconnaissance  est  un  titre  au  porteur,  il 
suffit  de  la  présenter  et  de  payer  pour  être  mis  en  possession  dî 
l'article  désigné.  Les  personnes  qui  ne  peuvent  retu'er  leur  nantis- 
sement sont  libres  de  le  «  renouveler,  »  au  bout  d'une  année  écou- 
lée, en  versant  les  intérêts  échus  (1).  On  ne  peut  s'imaginer  jusqu'où 
va  chez  certaines  personnes  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  manie  du 
renouvellement,  manie  qui  finit  par  coûter  fort  cher.  Un  parapluie 
a  été  renouvelé  quarante-sept  ans  de  suite;  il  avait  sa  célébrité,  on 
en  parlait  dans  l'administration;  pendu  le  long  d'un  casier,  il  était 
du  haut  en  bas  revêtu  de  bulletins  qui  lui  faisaient  une  carapace 
d'écaillés  en  papier.  Un  membre  du  conseil  de  surveillance  le  vit,  en 
eut  commisération ,  le  dégagea  et  le  renvoya  au  propriétaire  légi- 
time, qui  se  fâcha  tout  rouge,  et  déclara  qu'il  n'entendait  pas  qu'on 
se  permît  de  lui  faire  l'aumône.  Le  25  novembre  dernier,  j'ai  vu 
vendre  un  rideau  de  calicot  blanc  qui  avait  été  engagé  le  5  juin 
1823;  il  avait  payé  d'arrérages  et  de  droits  de  prisée  35  francs 
60  centimes,  sept  fois  sa  valeur,  car  il  fut  adjugé  au  prix  de 
5  ftancs. 

Le  mont- de-piété  doit  réglementairement  garder  les  objets  qui 
ont  été  acceptés  en  nantissement  pendant  treize  mois;  on  va  tou- 
jours au  moins  jusqu'à  quatorze,  et  l'on  accorde  un  sursis  plus  long 
aux  personnes  qui  le  demandent.  C'est  ordinairement  vers  le  quin- 
zième mois  que  les  objets  non  retirés  sont  mis  en  vente  ;  mais  on  a 
toujours  grand  soin  de  prévenir  les  intéressés  par  une  lettre  (non 
affranchie)  qui  reproduit  le  signalement  de  la  reconnaissance,  et 
annonce  que  le  nantissement  va  être  offert  aux  enchères  publiques; 
joa  ajoute  que  dans  le  cas  où  il  y  aurait  boni,  c'est-à-dire  une  plus- 
value  sur  la  somme  totale  due  au  mont-de-piété,  cet  excédant  est 

(1)  Les  matelas,  oreillers,  lits  de  plume,  couvertures  de  laiue  et  en  général  les  ar- 
tides  sujets  à  ditcrioration  ne  peuvent  -être  renouvelés. 


LE    MONT-DE-PIÉTÉ    DE    PARIS.  325 

gardé  pendant  trois  ans  à  la  disposition  de  l'emprunteur,  et  que,  ce 
délai  passé,  il  sera  versé  à  la  caisse  des  hospices.  La  moyenne  des 
articles  vendus  faute  d'avoir  été  dégagés  est  de  5  sur  100  pour  les 
engagemens  ordinaires,  de  1  sur  100  à  peine  pour  les  engagemens 
secrets.  Dans  les  lettres  royales  de  1777,  Louis  XVI  fixait  à  deux 
par  mois  les  ventes  du  mont-de-piété;  aujourd'hui  on  en  fait  trois 
par  jour  :  une  au  chef-lieu,  l'autre  à  la  succursale  de  la  rue  Ser- 
van,  la  troisième  à  la  succursale  de  la  rue  Bonaparte. 

Les  objets  destinés  à  la  vente  sont  enregistrés,  apportés  dans  une 
chambre  contlgiië  à  la  salle  d'enchères  et  vérifiés;  là  encore  on 
s'assure  que  le  nantissement  est  bien  celui  qui  est  désigné  sur  le 
bulletin  originel.  On  a  catégorisé  les  lots  de  façon  que  les  mar- 
chands savL'Ut  toujours  à  quoi  s'en  tenir;  le  lundi,  c'est  le  bric-à- 
brac  et  les  livres;  le  mercredi,  les  étoffes  riches  et  les  châles; 
le  jeudi,  les  diarnans  et  les  bijoux;  les  autres  jours,  on  vend 
les  paquets,  qu'on  met  sur  table  aussi  le  lundi ,  le  mercredi  et 
le  jeudi  quand  les  articles  spéciaux  sont  épuisés,  ce  qui  se  pro- 
duit invariablement.  La  salle  est  une  rotonde  fort  laide,  dont  la 
coupole,  ornée  de  caissons  d'une  insupportable  lourdeur,  laisse 
pendre  une  tige  de  fer  entièrement  tapissée  de  toiles  d'araignées  et 
terminée  par  six  becs  de  gaz.  Le  commissaire-priseur  et  son  clerc 
sont  assis  au  bureau;  à  côté,  un  contrôleur  de  la  garantie  vérifie  si 
les  matières  d'or  et  d'argent  ne  portent  point  un  contrôle  périmé, 
et  un  employé  de  l'administration  tient  note  des  objets  vendus  et  du 
prix  d'adjudication.  En  face,  une  forte  table  en  fer  à  cheval,  der- 
rière laquelle  le  public  est  assis;  entre  la  table  et  le  bureau,  un  es- 
pace vide  où  deux  ahoyeurs  se  démènent  en  criant  les  lots  et  en  ré- 
pétant les  enchères.  Un  objet  mis  en  vente  peut  être  retiré  par  son 
propriétaire  jusqu'à  la  dernière  seconde,  tant  qu'il  n'a  pas  été  aliéné 
par  le  coup  de  marteau  sacramentel  du  commissaire-priseur.  Ce  fait 
se  produit  tous  les  jours  ;  sur  une  moyenne  de  3()0  articles  vendus 
quotidiennement,  0  ou  7  sont  sauvés  in  arliculo  mortis. 

Le  public  est  toujours  le  même,  mais  il  est  composé  de  différentes 
couches  qui  se  succèdent  selon  le  genre  d'objets  qu'on  apporte  sur 
la  table;  cependant  le  mercredi  on  voit  là  des  dames  à  chapeaux  et 
à  panaches,  revendeuses  à  la  toilette  qui  excellent  à  apprécier  les 
dentelles,  les  châles  de  cachemire  et  bien  autres  choses  encore,  et 
le  jeudi,  vers  une  heure,  —  l'heure  des  diamans,  —  il  y  a  là  des 
hommes  dont  le  type  sémitique  annonce  qu'ils  ne  sont  point  de 
notre  race;  ceux-là  savent  à  première  vue  évaluer  un  brillant  à  un 
centième  de  carat  près.  J'ai  assisté  à  ces  ventes  :  elles  sont  ronde- 
ment menées;  les  enchères  y  sont  très  soutenues,  et  l'homme  mal 
avisé  qui  viendrait  là  pour  faire  une  bonne  affaire  en  serait  pour  ses 
frais,  car  tous  ces  marchands  s'entendent,  —  c'est  la  bande  noire, 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dit-on,  —  et  ne  laissent  acheter  par  personne,  quittes  à  partager  le 
préjudice  entre  eux.  Un  lundi  matin  vers  dix  heures,  on  met  en 
vente  des  casseroles,  des  poêlons,  des  chenets;  celui  qui  «donne»  à 
ce  moment-là,  qui  est  maître  du  marché,  c'est  VAuvcrpùi,  c'est-à- 
dire  l'Auvergnat,  étameur  et  chaudronnier.  Le  cuivre  est  épuisé,  on 
apporte  un  lot  de  livres,  le  CoiUançais  passe  au  premier  rang,  car 
il  a  quelque  part  dans  un  passage,  sur  les  quais,  dans  le  quartier 
des  écoles,  un  étalage  pour  les  bouquins.  Les  livres  ne  durent  pas 
longtemps,  on  jette  quelques  paquets;  des  femmes  de  marchands 
d'habits  s'avancent  alors,  et  de  leurs  gros  doigts  bouffis,  chargés  de 
bagues  prétentieuses,  manient  les  draps,  les  défroques  de  toute  es- 
pèce, les  nippes  de  toute  sorte  avec  une  dextérité  sans  pareille.  S'il 
se  trouve  quelque  instrument  de  musique,  la  grande  plaisanterie 
consiste  à  l'essayer,  et  si  l'on  peut  tirer  un  couac  d'une  clarinette, 
tout  le  monde  éclate  de  rire.  Le  tour  des  matelas  arrive,  on  les  dé- 
coud, on  tâte,  on  flaire  la  laine.  11  y  a  un  mot  que  j'hésiue  à  dire, 
mais  il  fait  image,  et  mérite,  malgré  sa  brutalité,  de  n'être  point 
passé  sous  silence;  dans  le  langage  de  ce  monde-là,  vendre  des 
matelas  se  dit  balancer  la  punaise. 

Les  diamans,  les  montres,  l'argenterie,  le  plaqué,  atteignent  de 
hauts  prix;  d'autres  objets  sont  absolument  dédaignas;  j'ai  vu 
vendre  des  planches  de  musique  gravées,  à  peine  pour  la  valeur 
de  l'étain.  Les  vêtemens,  qui  sont  très  nombreux,  n'ont  point  du 
tout  l'aspect  misérable  auquel  on  pourrait  s'attendre  ;  ils  gardent 
au  contraire  quelques  restes  d'élégance  et  de  finesse,  comme  s'ils 
avaient  été  engagés  par  un  étudiant,  par  une  fille  en  quête  d'argent 
pour  aller  au  bal.  En  somme,  la  diversité  extraordinaire  des  articles 
qui  passent  sous  les  yeux  donne  bien  plutôt  l'idée  d'une  gêne  mo- 
mentanée que  celle  d'une  vraie  misère;  je  crois  que  l'on  commet 
une  grosse  erreur  en  assimilant  le  mont-de-piété  aux  institutions 
de  bienfaisance;  toutes  les  ventes  auxquelles  j'ai  assisté  m'ont  laissé 
la  même  impression. 

Les  commissaires-priseurs,  sous  leur  responsabilité,  accordent 
un  certain  crédit  à  leur  clientèle;  ils  reçoivent  un  à-compte  qui  ne 
peut  jamais  être  inférieur  à  5  francs,  et  mettent  alors  le  marchand 
en  ((  débet,  »  c'est-à-dire  qu'ils  gardent  en  nantissement  cle  la 
somme  impayée  l'objet  vendu,  jusqu'à  ce  que  le  bordereau  soit 
complètement  acquitté.  Ce  sont  là  des  conventions  particulières 
dont  l'administration  ne  s'occupe  même  pas.  Beaucoup  de  bonis  ne 
sont  jamais  réclamés  et  tombent  momentanément  dans  la  caisse  du 
mont-de-piété  pour  passer  ensuite  dans  celle  de  l'assistance  publi- 
que. En  1869,  on  a  vendu  162,25/i  objets,  et  l'on  a  payé  91,^26  bo- 
nis, c'est-à-dire  une  moyenne  de  56  pour  100. 

Telles  sont  les  opérations  du  mont-de-piété;  elles  sont,  comme 


LE   MONT-DE-PIÉTÉ   DE    PARIS.  327 

on  a  pu  le  reconnaître,  fort  habilement  combinées  pour  donner  à 
la  fols  salisfaction  au  public  et  à  l'administration;  elles  exigent  une 
surveillance  de  toutes  les  minutes  et  une  ponctualité  exemplaire. 
Il  faut  se  mettre  en  garde  contre  les  réclamations  d'emprunteurs 
peu  scrupuleux;  aussi  a-t-on  soin  d'indiquer  toutes  les  avaries  dont 
sont  atteints  les  nantissemens  offerts,  et  parfois  cependant  l'on  se 
trouve  fort  embarrassé  lorsqu'un  employé  novice  ou  ahuri  a  mal 
libellé  une  reconnaissance,  comme  celle-ci,  que  j'ai  vue  et  qui  por- 
tait pour  désignation  :  une  camisolle  de  cuivre.  Les  comptes  des 
années  1870  et  1871  ne  donneraient  qu'une  idée  imparfaite  du 
mouvement  du  mont-de-piété;  les  événemens  y  avaient  apporté  un 
trouble  profond.  La  dernière  année  normale  est  1869;  elle  n'accuse 
pas  une  activité  exceptionnelle,  néanmoins  les  chilfres  sont  impor- 
tans,  ils  démontrent  la  puissance  de  cet  organe  de  crédit,  ils  prouvent 
à  quel  nombre  considérable  de  personnes  il  rend  service  :  le  total 
des  engagi^mens  a  été  de  1,772,596,  représentant  une  somme  de 
3^,^53,860  francs;  on  a  rçnouvelé  334,360  nantissemens  équiva- 
lant à  un  prêt  de  lZi,/i69,687  fr.;  1,572,087  dégagemens  ont  fait 
sortir  des  objets  sur  lesquels  on  avait  avancé  32,595,087  fr.;  enfin 
162,25Zi  articles  vendus  ont  produit  2,576,806  fr.,  sur  lesquels 
689,568  francs,  figurant  91,426  bonis,  ont  été  restitués  aux  ayant- 
droit.  Il  est  superflu  d'insister;  à  la  seule  inspection  de  pareils 
chiffres,  on  comprendra  que  le  mont-de-piété  est  au  premier  chef 
un  établissement  d'utilité  publique. 

III. 

On  s'imagine  généralement  que  le  mont-de-piété  fait  des  opéra- 
tions d'autant  plus  fréquentes  et  des  affaires  d'autant  plus  fruc- 
tueuses que  le  mouvement  commercial  est  arrêté  par  une  crise, 
que  les  ouvriers  sont  en  chômage,  que  la  politique  neutralise  les 
efforts  de  l'industrie.  Rien  n'est  plus  faux;  c'est  exactement  le  con- 
traire qui  se  produit.  Le  mont-de-piété  suit  fidèlement  toutes  les 
oscillations  de  la  prospérité  publique,  il  dort  et  s'éveille  en  même 
temps  qu'elle;  aussi  bien  que  la  cote  de  la  Bourse,  le  tableau  jour- 
nalier des  engagemens  et  des  dégagemens  est  un  infaillible  ther- 
momètre. Gela  s'explique  par  ce  fait  assez  peu  connu,  que  le  mont- 
de-piété  est  le  banquier  de  tout  le  petit  commerce  et  notamment  de 
la  petite  fabrication  de" Paris;  c'est  de  là,  et  non  d'ailleurs,  que  lui 
vient  sa  clientèle  la  plus  sûre,  la  plus  nombreuse  et  je  dirai  la  plus 
reconnaissante,  car  sans  lui  toute  cette  portion  extrêmement  in- 
téressante de  notre  population  serait  dévorée  vivante  par  la  race 
des  argentiers  interlopes,  des  usuriers  déguisés,  des  escompteurs 
à  taux  impudens,  qui  exigeraient  des  intérêts  bien  autrement  éle- 


328  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

v6s  que  les  9  1/2  pour  100,  déjà  excessifs,  qu'on  offte  au  nantis- 
sement. On  le  voit  bien  aux  deux  grandes  échéances  de  l'année 
commerciale,  qui  Pont  janvier  et  juillet  :  le  compte  de  ces  deux  mois- 
là  est  toujours  plus  chargé  que  celui  des  autres.  Une  autre  cause 
détermine  aussi  pendant  le  mois  de  décembre  une  activité  extraor- 
dinaire dans  les  bureaux  du  mont-de-piété,  c'est  l'autorisation  don- 
née à  un  grand  nombre  de  fabricans  de  s'établir  sur  les  boulevards 
pendant  la  période  des  étrennes.  Dès  la  fin  de  novembre,  les  em- 
prunteurs affluent,  ils  apportent  tout  objet  représentant  une  valeur 
quelconque  et  qui  n'est  pas  pour  eux  de  nécessité  rigoureuse;  avec 
l'argent  qu'ils  en  retirent,  ils  achètent  les  matières  premières,  con- 
fectionnent ces  mille  articles  connus  sous  le  nom  générique  de  bim- 
belots,  et  les  débitent  avec  avantage  dans  les  baraques  qu'ils  sont 
autorisés  à  occuper  sur  la  voie  publique.  Aussitôt  que  la  vente  est 
terminée,  dans  la  première  quinzaine  de  janvier,  les  dégagemens 
sont  opérés  avec  une  régularité  remarquable. 

Les  fabricans  en  chambre,  les  modestes  boutiquiers,  les  patrons 
qui  n'occupent  que  deux  ou  trois  ouvriers,  courent  au  mont-de- 
piété  lorsqu'arrive  l'échéance  d'un  billet  à  ordre  souscrit  par  eux, 
lorsqu'il  faut  renouveler  la  patente,  lorsque  l'époque  du  terme  ap- 
proche, enfin  lorsqu'ils  ont  intérêt  à  faire  des  achats  au  comptant. 
Qu'engagent-ils?  Leur  montre,  leurs  couverts,  leurs  médiocres  bi- 
joux? Rarement.  Ils  engagent  plus  volontiers  le  produit  de  lenr  tra- 
vail, et  c'est  là  ce  qui  explique  la  quantité  relativement  considérable 
de  marchandises  neuves,  —  un  sixième  environ,  —  que  renferment 
les  magasins  du  mont-de-piété.  Plusieurs  d'entre  eux  engagent  des 
objets  qui  leur  ont  été  remis  par  un  client,  afin  de  pouvoir  achever 
un  travail  commandé  par  un  autre.  Je  prendrai  un  exemple.  Une 
couturière  reçoit  un  coupon  d'étoffe  pour  faire  une  robe;  elle  est 
sur  le  point  de  terminer  un  autre  costume  dont  elle  doit  fournir  la 
garniture,  elle  n'a  pas  d'argent;  elle  engage  le  coupon  intact  au 
mont-de-piété.  Avec  le  prêt,  elle  achète  les  boutons,  les  franges,  qui 
lui  manquent,  elle  livre  le  costume  et  touche  le  prix,  qui  lui  sert 
immédiatement  à  dégager  l'étoffe  qu'on  lui  a  confiée.  — Et  si  on  ne 
la  paie  pas?  —  Elle  en  est  quitte  pour  déposer  sa  montre  jusqu'au 
moment  où  sa  facture  lui  sera  soldée.  Des  faits  analogues  se  produi- 
sent constamment,  ne  nuisent  à  qui  que  ce  soit,  sont  avantageux 
pour  le  mont-de-piété  et  permettent  à  des  personnes  momentané- 
ment gênées  de  continuer  à  vivre  de  leur  travail.  Cette  mission  très 
importante  du  mont-de-piété,  il  ne  l'a  pas  cherchée;  la  force  même 
des  choses  la  b.'i  a  imposée;  c'est  tout  le  petit  commerce  qui  vient 
naturellement  vers  lui,  attiré  par  la  confiance  qu'il  inspire,  par  la 
rectitude  absolue  de  ses  opérations  et  surtout  par  les  avantages 
qu'il  offre  aux  emprunteurs  de  cette  catégorie,  qui  sans  lui  paie- 


LE   MONT-DE-PIÉTÉ    DE    PARIS.  329 

raient  plus  de  hO  pour  100  les  avances  dont  ils  peuvent  avoir  be- 
soin. Cette  clientèle  est  tellement  nombreuse  qu'elle  suffirait  pour 
alimenter  le  mont-de-piété,  de  même  que  le  mont-de-piété  suffit 
à  ses  nécessités  de  prodixûon.  Aussi,  lorsque  les  affaires  s'arrê- 
tent, le  mont-de-piété  est  immédiatement  paralysé,  et  n'est  plus 
qu'un  garde-magasin. 

Une  autre  partie  de  sa  clientèle  ordinaire,  —  bien  moins  impor- 
tante,— est  formée  de  ce  que  j'appellerai  les  gens  de  plaisir,  femmes 
galantes,  joueurs,  étudians,  ouvriers  débauchés  qui  vont  chez  ma 
tante,  c'est  là  le  mot  familier,  afin  d'avoir  de  l'argent  qui  permette 
aux  uns  d'aller  au  théâtre,  aux  autres  de  ressaisir  les  cartes  et  la 
veine,  aux  troisièmes  d'ajourner  l'heure  des  examens,  aux  derniers 
enfin  de  prolonger  le  «  lundi  »  pendant  toute  la  semaine.  Les  dé- 
gagemens  de  ces  emprunteurs  se  font  très  irrégulièrement  pour  les 
filles  et  les  joueurs,  qui  attendent  toujours  la  bonne  aubaine;  pour 
les  étudians,  c'est  au  retour  des  vacances;  pour  les  ouvriers,  c'est 
le  dimanche  matin  qui  suit  le  samedi  de  quinzaine  où  l'atelier  a 
reçu  sa  paie.  En  général,  des  engagemens  assez  importans  sont 
opérés  par  les  joueurs,  qui,  pour  faire  face  à  ce  qu'on  nomme  une 
((  dette  d'honneur,  »  ne  se  font  pas  faute  de  mettre  la  main  sur  les 
diamnns  de  leur  femme  ou  d'une  de  leurs  relations.  Parfois  ces  sortes 
d'affaires  vont  plus  loin  qu'on  n'imagine  et  menacent  d'avoir  un  dé- 
noûment  désagréable.  Un  homme  du  monde,  un  étranger  perd  une 
somme  considérable  au  jeu;  il  n'a  pas  d'argent,  il  prend  les  dia- 
inans  de  sa  sœur,  qui  y  consent,  et  les  engage  au  mont-de-piété.  11  ac- 
quitte sa  dette,  veut  prendre  sa  revanche,  perd  encore,  et,  ne  sachant 
plus  de  quel  bois  faire  flèche,  vend  la  reconnaissance  à  un  courtier 
de  bas  étage,  qui  opère  le  dégagement  sans  tarder  et  se  défait  im- 
médiatement des  parures  au  profit  d"un  jeune  homme  qui  va  se  ma- 
rier. Le  mont-de-piété  est  désintéressé  dans  la  question,  ses  opé- 
rations ont  été  d'une  régularité  irréprochable;  mais  la  sœur  réclame 
ses  diamans,  mais  le  joueur,  qui  a  fait  une  martingale  heureuse, 
veut  les  racheter,  et  on  ne  sait  où  ils  sont.  A  grand'peine  on  les  re- 
trouve chez  un  joaillier  célèbre,  qui  avait  brisé  les  montures  pour 
les  disposer  au  goût  du  dernier  acheteur.  Heureusement  cet  ache- 
teur et  le  joueur  étaient  gens  de  même  monde  et  se  connaissaient 
fort  bien;  l'affaire  s'est  arrangée  à  l'amiable  entre  eux,  sans  cela  la 
justice  aurait  pu  y  regarder  de  près  et  demander  à  l'un  des  inté- 
ressés en  vertu  de  quel  droit  il  avait  vendu  la  reconnaissance  d'un 
nantissement  qui  ne  lui  appartenait  pas. 

L'indigence  vient  bien  peu  au  mont-de-piété;  je  l'y  ai  attentive- 
ment cherchée,  et  je  ne  crois  pas  l'avoir  aperçue.  Un  fait  le  prou- 
vera et  renversera  sans  doute  bien  des  idées  acceptées  a  priori, 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  discussion  ni  critique.  Le  peuple  anglais,  ému  des  souffrances 
dont  Paris  avait  été  accablé  pendant  la  période  d'investissement  et 
animé  d'un  esprit  de  charité  dont  nous  ne  saurions  être  trop  re- 
connaissans,  nous  envoya  des  secours  abondans  aussitôt  que  le 
blocus  fut  entr'ouvert;  on  expédia  entre  autres  une  somme  de 
20,000  francs  qui  devait  être  spécialement  employée  à  délivrer  les 
instrumens  de  travail  que  les  ouvriers  avaient  néces=airement  été 
contraints  d'engager  pendant  ces  longs  jours  de  misère.  Le  manda- 
taire des  commissions  anglaises  s'excusait  de  la  modicité  de  la 
somme,  et  redoutait  qu'elle  ne  fût  presque  ridiculement  insuffi- 
sante. L'appel  du  mont-de-piété  à  ses  cllens  fut  aussi  large  et 
aussi  retentissant  que  possible;  à  cette  époque,  les  magasins  con- 
tenaient 1,708,5A7  articles  représentant  un  prêt  de  37,502,723  fr.; 
en  présence  d'un  pareil  total,  qu'était-ce  donc  que  20,000  francs? 
C'était  beaucoup  plus  qu'il  ne  fallait,  car  on  n'eut  à  rendre  que 
2,383  outils,  dont  le  dégagement  coûta  13,570  francs;  6,Zi30  francs 
n'ont  pas  trouvé  d'emploi.  Si  la  misère  réelle  avait  eu  ses  gages  au 
mont-de-piété,  elle  y  eût  couru;  on  peut  affirmer  qu'elle  n'y  va 
qu'accidentellement. 

Cette  vérité  apparaît  d'une  façon  saisissante  lorsqu'il  y  a  ù.i  ces 
dégagemens  gratuits  officiels  qui  sont  un  don  de  joyeux  avènement 
ou  une  mesure  inspirée  par  des  circonstances  politiques  particu- 
lières. La  première  fois  que  j'en  trouve  trace  dans  l'histoire,  c'est 
à  la  date  du  9  octobre  1789,  date  déplaisante  :  elle  prouve  en  effet 
que  la  crainte  plus  que  tout  autre  sentiment  avait  dicté  cet  acte  de 
générosité  qui,  pour  être  sincère,  succédait  trop  rapidement  à  ces 
néfastes  journées  du  k  et  du  5  octobre,  depuis  lesquelles  la  France  ne 
sait  plus  à  quel  principe  se  rattacher,  car  on  y  viola  du  même  coup 
le  droit  monarchique  et  la  souveraineté  populaire.  La  convention 
fait  comme  Louis  XVI,  et  tous  les  gouvernemens  qui  ont  succédé 
ont  suivi  l'exemple  donné.  Au  mois  d'octobre  1870,  le  gouverne- 
ment de  la  défense  nationale  n'y  manqua  pas,  et  nous  avons  vu  que 
la  commune  l'imita.  Or  le  dégagement  gratuit  est  généralement  li- 
mité aux  prêts  qui  ne  dépassent  pas  10  ou  20  francs,  et  voilà  ce  qui 
se  passe  invariablement  :  on  dégage  à  une  porte,  et  on  réengage 
à  l'autre.  En  admettant  que  4,000  nantissemens  puissent  être  ren- 
dus le  matin,  avant  la  fin  de  la  journée  le  mont-de-piété  en  a  cer- 
tainement repris  plus  de  la  moitié.  Cela  prouve,  dira-t-on,  que  ces 
gens-là  ont  avant  tout  besoin  d'argent;  mais  cela  prouve  aussi  que 
dans  les  cabarets  les  pièces  de  5  francs  sont  une  monnaie  qui  a  plus 
facilement  cours  que  les  matelas  et  les  vieux  paletots.  L'alcoolisme, 
qui  peuple  nos  asiles  d'aliénés,  entre  pour  une  proportion  très  ap- 
préciable dans  le  mouvement  du  mont-de-piété.  Si  aux  jours  de  dé- 


LE    MONT-DE-PIÉTÉ    DE    PARIS.  331 

gagemens  gratuits  on  remettait  directement  l'argent  aux  porteurs 
de  reconnaissances,  il  est  fort  probable  que  nul  de  ceux-ci  ne  se 
présenterait  au  mont-de-piété. 

Il  est  un  autre  genre  de  clientèle,  fort  heureusement  minime  et 
tout  spécialement  surveillée,  qui  cherche  à  tirer  du  mont-de-piété 
des  bénéfices  illicites  ou  qui  le  prend  volontiers  pour  une  maison  de 
recel,  et  dont  il  faut  bien  parler  :  ce  sont  certaines  espèces  de  vo- 
leurs. La  justice  et  la  préfecture  de  police  ont  des  rapports  fréquens 
avec  le  mont-de-piété;  quand  un  vol  est  dénoncé,  la  désignation  de 
l'objet  disparu  est  envoyée  à  l'administration,  qui  fait  faire  dans  ses 
magasins,  sur  ses  registres  d'engagemens,  des  recherches  qui  abou- 
tissent quelquefois.  Ceux  qui  s'adressent  au  mont- de-piété  sont  des 
voleurs  naïfs  ou  des  voleurs  spéciaux,  car  la  plupart  des  malfaiteurs 
ont  leurs  receleurs  et  des  brocanteurs  attitrés. 

Les  bureaux  du  mont-de-piété  ont  parfois  aidé  à  découvrir  des  faits 
étranges  dont  les  auteurs  étaient  dans  une  telle  situation  sociale 
qu'il  était  très  difficile  de  les  accuser.  II  y  a  une  quinzaine  d'années 
environ,  avant  le  décret  impérial  qui  limitait  le  maximum  des  prêts 
à  10,000  francs,  une  femme  titrée,  appartenant  par  ses  alliances 
aux  plus  illustres  familles  de  France,  engagea  d'un  seul  coup  des 
parures  neuves  pour  une  somme  qui  dépassait  50,000  francs.  On 
fut  fort  surpris  au  mont-de -piété  de  recevoir  de  la  préfecture  de 
police  une  demande  de  recherches,  et  Ton  ne  comprit  guère  qu'une 
personne  de  si  haute  condition  pût  être  impliquée  dans  une  affaire 
de  vol.  Rien  n'était  plus  vrai  cependant.  Usant  de  son  nom,  qui  de- 
vait inspirer  toute  confiance,  elle  avait  acheté  des  diamans  à  crédit 
et  les  avait  immédiatement  engagés.  Les  joailliers,  fatigués  d'at- 
tendre l'argent  qui  leur  était  dû,  avaient  fini  par  soupçonner  la  vé- 
rité. Ils  prièrent  la  préfecture  de  police  de  faire  une  enquête  qui 
eut  le  succès  que  l'on  voit.  Nul  doute  n'était  possible.  On  ne  peut 
imaginer  la  qualité  des  personnages  qui  intervinrent  dans  cette  affaire 
pour  l'étouffer.  C'était  difficile  :  la  dame  n'avait  plus  l'argent,  qu'elle 
avait  promptement  dépensé,  la  famille  refusait  absolument  de  payer; 
les  joailliers  réclamaient  le  prix  convenu  ou  les  diamans  ;  le  mont- 
de-piété  ne  pouvait  se  dessaisir  du  gage,  qui  représentait  un  prêt 
considérable.  On  était  loin  de  s'entendre,  et  la  justice  allait  peut- 
être  se  mêler  à  ce  débat  trop,  clair,  lorsque  l'affaire  fut  arrêtée 
comme  par  enchantement.  Le  préfet  de  police  avait  parlé  de  cette 
histoire  à  l'empereur,  qui  ordonna  de  prendre  sur  sa  cassette  de 
quoi  dégager  les  parures  et  de  les  rendre  aux  joailliers.  Ce  qu'il  y 
a  de  plus  curieux,  c'est  que  l'empereur,  abusé  par  une  similitude  de 
nom,  crut  sauver  une  femme  dont  le  mari  faisait  à  son  gouverne- 
ment une  vive  opposition. 


332  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

Ces  sortes  d'aventures  ont  parfois  un  dénoûment  plus  tragique, 
quoiqu'il  reste  inconnu.  On  acquit  la  certitude,  il  y  a  quelques  an- 
nées, que  de  fausses  reconnaissances,  portant  tous  les  caractères 
possibles  d'authenticité,  étaient  vendues  à  des  marchands  qui  ve- 
naient inutilement  réclamer  des  gages  dont  on  ne  retrouvait  aucune 
trace.  Une  surveillance  occulte  prouva  que  nul  employé  n'était  cou- 
pable. La  police  se  piqua  au  jeu,  et  finit  par  fixer  son  attention  sur 
un  individu  qui  avait  une  vie  extérieure  honorable,  qui  exerçait  une 
fonction  importante  et  paraissait  à  l'abri  de  tout  soupçon.  On  ac- 
quit la  certitude  que,  soub-  un  prétexte  plausible,  il  avait  ses  grandes 
entrées  dans  plusieurs  bureaux  du  mont-de -piété,  qu'il  était  connu 
sous  deux  noms  oifierens,  et  qu'il  avait  trois  domiciles,  sans  comp- 
ter celui  de  sa  maîtresse.  C'est  là  qu'on  l'arrêta;  conduit  chez  un 
com.missaire  de  pohce,  il  fit  bonne  contenance,  et,  saisissant  à  Tim- 
proviste  un  compas  caché  dans  son  mouchoir,  il  s'en  porta  un  coup 
au  cœur  et  se  tua. 

De  si  graves  affaires  sont  rares,  et  le  mont-de-piété  n'a  guère  à 
se  défendre  que  contre  deux  variétés  de  filous  parfaitement  catégo- 
risés t  les  chineurs  et  les  piqucurs  d'once.  Les  premiers  sont  des 
■industriels  fort  prudens,  difficiles  à  prendre  en  faute,  payant  pa- 
tente et  exerçant  le  plus  ordinairement  le  métier  de  brocanteur  en 
bijoux.  Faire  la  chine  consiste  à  augmenter  frauduleusement  la  va- 
leur apparente  des  olijets.  Le  coup  de  cliinage  le  plus  fréquent  est 
celui-ci  :  on  détache  d'une  chaîne  en  or  véritable,  composée  de 
pièces  mobiles  réunies  les  unes  aux  autres,  le  porte-mousqueton  et 
les  anneaux  sur  lesquels  la  garantie  a  mis  son  poinçon;  puis  ces 
mêmes  objets  sont  adaptés  à  une  chaîne  identique  en  cuivre  for- 
tement doré,  —  ce  qu'on  nomme  le  doublé  d'or.  Une  fois  que  cette 
opération  est  faite,  on  saht  la  chaîne  pour  lui  donner  un  air  vieillot, 
et  on  la  porte  au  bureau  d'engagement.  Le  commissaire-priseur 
vérifie  les  poinçons,  croit  avoir  entre  les  mains  un  bijou  tout  en 
or  de  premier  titre  et  accorde  une  somme  qui  représente  dix  fois 
la  valeur  de  l'objet  frelaté.  Le  chineur  accepte,  s'en  va,  après 
avoir  donné  un  faux  nom,  montré  de  faux  papiers  d'identité,  et 
vend  la  reconnaissance.  Au  jour  de  la  vente,  on  s'aperçoit  quel- 
quefois de  la  fraude,  et  alors  la  caisse  des  commissaires-priseurs 
paie  la  différence.  L'affaire  est  quelquefois  fort  onéreuse;  on  a  gardé 
le  souvenir  d'un  coup  de  cldnage  sur  de  faux  galons  d'or,  qui  coûta 
aux  commissaires-priseurs  plus  de  30,000  francs.  On  falsifie  en- 
core les  bijoux  en  les  fourrant,  c'esî-à-dire  en  coulant  du  plomb 
dans  les  parties  creuses,  afin  de  leur  donner  un  poids  plus  consi- 
dérable; rien  n'arrête  ces  gens-là,  et  ils  ne  sont  point  embarrassés 
pour  se  servir  de  faux  poinçons  et  de  fausses  marques  de  fabrique. 


LE    MONT-DE-PIÉTÉ    DE    PARIS.  333 

L'un  d'eux  est  une  sorte  d'homme  de  gf^nie  en  son  genre,  la  Sûreté 
le  connaît  bi''n  et  l'appelle  le  roi  des  ehùieurs-  jamais  on  n'a  pu  le 
saisir  sur  le  fait.  Il  lui  est  administrativement  interdit  d'engager,  il 
ne  s'en  soucie  guère;  il  a  fait  prendre  patente  à  quatre  de  ses  aco- 
lytes, et  il  ehiiie])ai'  procuration. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  cette  fraude  s'arrête  aux  objets  précieux; 
on  eliùie  tout,  —  les  matelas  en  les  composant  d'un  cadre  de  laine 
rempli  de  varech,  —  le  calicot  en  le  revêtant  d'un  enduit  et  en  le 
calendrant  par  certains  procédés  qui  lui  donnent  l'apparence  de  la 
plus  belle  toile  anglaise,  —  les  pendules  en  n'y  mettant  pas  de 
mouvement.  On  n'en  finirait  pas,  si  on  voulait  énumérer  tous  les 
articles  qu'on  parvient  à  altérer.  Les  chineurs  cherchent  à  voler  le 
mont-de-piété;  les  piqneiirs  d'once  en  font  leur  maison  de  recel,  à 
la  grande  colère  des  négocians,  que  ce  genre  de  méfaits  atteint  d'une 
façon  toute  spéciale.  Dans  l'origine,  le  piquage  d'once  étàil  un  terme 
d'argot  qu'on  employait  pour  désigner  le  vol  que  le  tisseur  en  chambre 
commettait  sur  les  fils,  laines  ou  soies  qui  lui  étaient  confiés;  il  en 
gardait  une  partie  pour  lui,  et  cependant  il  rendait  poids  pour 
poids,  car  il  avait  mis  le  tissu  à  la  cave  pour  le  charger  d'humidité, 
ou  l'avait  frotté  d'un  apprêt  qui  l'alourdissait.  Aujourd'hui  on  ap- 
pelle ainsi  tout  abus  de  confiance  fait  par  un  ouvrier,  par  un  em- 
ployé, par  un  garçon  de  magasin  au  préjudice  de  son  patron.  Les 
ouvriers  bijoutiers  qui  retiennent  des  parcelles  d'or,  les  commis 
en  nouveautés  qui  coupent  à  leur  profit  quelques  mètres  d'étoffe 
sur  une  pièce,  sont  des  piqueurs  d'once.  La  plupart  ont  des  rece- 
leurs, mais  d'autres  vont  tout  simplement  au  mont-de-piété.  Les 
négocians  se  plaignent  avec  amertume,  sans  trop  de  raison  il  me 
semble,  car  c'est  à  eux  qu'il  appartient  de  surveiller  leurs  em- 
ployés; ils  ont  été  jusqu'à  demander  qu'on  interdit  au  mont-de- 
piété  de  prêter  sur  marchandises  neuves,  ce  qui  est  excessif  en 
théorie,  et  ce  qui  en  pratique  ruinerait  presque  d'emblée  les  pe- 
tits marchands  et  les  petits  fabricans  dont  j'ai  parlé  plus  haut.  J'a- 
jouterai que  plusieurs  piqueurs  d'once  ont  été  surpris  en  flagrant 
délit,  grâce  aux  indications  fournies  par  le  mont-de-piété  lai- 
même. 

On  vend,  il  est  vrai,  au  mont-de-piété  une  quantité  appréciable 
de  coupons  de  robe  de  13  à  15  mètres;  on  se  tromperait  si  l'on  en 
faisait  remonter  l'origine  aux  fraudeurs.  La  vérité  est  bien  plus 
simple.  Beaucoup  de  personnes,  voulant  faire  un  cadeau  à  une 
femme  et  n'osant  lui  offrir  de  l'argent,  lui  donnent  l'étoffe  d'une 
robe.  La  femme  préfère  l'argent,  elle  engage  le  coupon,  le  laisse 
vendre  et  vient  retirer  le  boni.  Ce  fait  est  tellement  fréquent  que 
l'on  pourrait  presque  dire  qu'il  est  général.  L'engagement  des  mar- 


334  REVUE    DES    DEUX    MONDES- 

chandises  neuves  est  regrettable  lorsqu'il  est  opéré  en  masses  im- 
portantes par  un  négociant  qui  cherche  à  ressaisir  le  crédit  qui  lui 
échappe,  qui  est  sur  le  point  de  faire  faillite,  et  qui  met  au  mont- 
de-piété  ce  qui  légalement  forme  le  gage  de  ses  créanciers.  Com- 
ment éviter  un  pareil  abus  sans  en  créer  un  bien  autrement  grave, 
puisqu'il  atteindrait  immédiatement  la  majeure  partie,  sinon  la  to- 
talité, du  petit  commerce  parisien?  Le  négociant  aux  abois  qui  veut 
tromper  ses  créanciers  les  trompera  toujours  ;  le  nantissement  dé- 
posé au  mont-de-piété  est  diminué,  il  est  vrai,  de  la  valeur  du 
prêt,  mais  la  valeur  totale  n'est  pas  détruite,  et  il  est  facile  de 
mettre  opposition  sur  les  gages  ou  sur  les  bonis  de  vente,  qui  re- 
présentent toujours  à  peu  près  moitié  du  prix  normal  des  marchan- 
dises. C'est  donc  là  encore  une  sorte  de  garantie  pour  les  créan- 
ciers, qui  sans  cela  seraient  fort  exposés  à  ne  trouver  que  des  rayons 
vides,  car  tout  ce  que  ceux-ci  contenaient  aurait  été  vendu  à  vil 
prix  à  des  industriels  de  bas  étage. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  le  mont-de-piété  s'endort,  et  qu'il  se 
contente  d'exciper  de  sa  bonne  foi;  il  déploie  au  contraire  vis-à-vis 
des  chineurs,  des  piqueurs  d'once,  des  emprunteurs  douteux  de 
toute  espèce,  une  activité  très  énergique.  Si  la  Banque  de  France  a 
un  bureau  spécialement  chargé  de  reconnaître  la  valeur  morale  des 
signataires  des  billets  envoyés  à  l'escompte,  le  mont-de-piété  n'a 
pas  négligé  de  se  renseigner  sur  ses  cliens  suspects  ;  lorsqu'il  s'en 
méfie,  il  leur  interdit  l'engagement  en  vertu  d'un  arrêté  péremptoire 
de  la  direction.  Comment  il  arrive  à  n'être  que  rarement  trompé,  à 
découvrir,  au  milieu  des  masses  d'objets  qui  l'encombrent,  celui  qui 
paraît  avoir  été  volé,  pourquoi  il  fait  surveiller  telle  personne  plutôt 
que  telle  autre,  et  comment  il  peut  parfois  avant  toute  réclamation 
donner  des  avis  qui  mettent  sur  la  piste  d'une  escroquerie,  d'un 
crime  même,  —  témoin  tous  les  bandits  qui  ont  pillé  chez  M.  De- 
guerry  et  qui  n'ont  été  soupçonnés,  arrêtés,  convaincus,  condam- 
nés, que  grâce  à  sa  sagacité,  —  comment,  en  se  protégeant  lui- 
même,  il  fait  acte  de  protection  pour  la  société  tout  entière,  c'est 
ce  que  je  ne  me  sens  pas  le  droit  de  raconter,  car  il  ne  faut  pas 
dire  au  renard  où  l'on  place  le  piège  qui  l'attend.  Ce  que  je  puis 
affirmer  sans  péril,  c'est  que  j'ai  vu  fonctionner  ce  service  aussi 
simple  qu'ingénieux,  qu'il  produit  d'excellens  résu'tats,  et  qu'on 
ne  saurait  trop  le  développer.  Il  a  cela  de  remarquable  que,  tout 
en  regardant  de  fort  près  les  emprunteurs  véreux,  il  ne  s'occupe 
jamais  des  emprunteurs  honnêtes,  auxquels  le  mont-de-piété  assure 
par  son  organisation  même  toutes  les  conditions  imaginables  de 
discrétion  et  de  sécurité. 

Si  l'on  arrivait  à  débarrasser  le  mciit-de-piété  des  chineurs,  des 


LE    MONT-DE-PIÉTÉ    DE   PARIS.  335 

piqiieurs  d'once,  de  tous  les  médiocres  fripons  qui  le  harcèlent,  lui 
donnercVit-on  l'ampleur  et  la  liberté  d'action  dont  il  a  besoin  pour 
remplir  le  but  d'utilité  générale  qui  est  sa  véritable  raison  d'être? 
Non;  ces  industriels  retors  ne  sont  pas  un  danger,  ils  sont  à  peine  un 
ennui.  Souvent  on  remarque  dans  sa  marche  une  certaine  oscillation, 
on  en  cherche  la  cause,  et  l'on  ne  s'aperçoit  pas  que  le  mont-de- 
piété  n'a  aucune  base,  qu'il  ne  s'appartient  pas,  et  qu'avant  tout  il 
faut  le  rendre  à  lui-même.  Une  seule  chose  est  à  considérer,  l'in- 
térêt du  public;  toute  autre  préoccupation  doit  disparaître  devant 
celle-là.  Or,  pour  bien  se  rendre  compte  de  la  situation  respective 
de  l'emprunteur  et  du  prêteur,  il  faut  voir  combien  le  public  paie 
l'argent  qu'on  lui  avance  :  au  mont-de-piété,  9  pour  100,  —  au 
commissaire-priseur  1/2  pour  100,  droit  fixe  de  prisée;  —  si  l'objet 
est  vendu,  3  1/2  pour  100  de  droit  d'adjudication,  ce  qui  fait  en  tout 
13  pour  100;  si  l'objet  est  dégagé,  il  n'a  soldé  que  9  1/2;  s'il  est  en- 
gagé ou  dégagé  par  commissionnaire,  il  coûte  11  1/2.  On  paie  donc 
au  minimum  9  1/2,  au  maximum  15  pour  100;  c'est  exorbitant.  Le 
mont-de-piété  peut-il  du  moiiis  capitaliser  ses  bénéfices,  s'en  faire 
un  fonds  de  roulement  qui  lui  permette  de  ne  pas  emprunter  et  de 
diminuer  l'intérêt  du  prêt  qu'il  a  consenti?  Nullement.  Il  faut  pré- 
ciser, ne  serait-ce  que  pour  prouver  que  parfois  nous  excellons  dans 
l'absurde. 

Le  mont-de-piété  emprunte  pour  prêter  au  public ,  mais  il  ne 
peut  prêter  que  d'après  l'évaluation  des  commissaires-priseurs,  sur 
lesquels  il  n'exerce  aucune  action;  tous  les  bénéfices  que  lui  rap- 
portent ses  différentes  opérations  appartiennent  de  droit  à  l'assis- 
tance publique,  qui  ne  peut  lui  donner  ni  un  ordre,  ni  une  instruc- 
tion, ni  môme  un  conseil.  Comme  dans  le  principe  on  avait  rattaché 
le  mont-de-piété  au  système  de  l'hôpital-général,  auquel  a  succédé 
le  bureau  des  hospices,  qui  est  aujourd'hui  l'assistance  publique, 
on  veut  absolument  voir  dans  cette  administration  un  caractère  de 
bienfaisance  qu'elle  n'a  pas.  De  plus,  elle  doit  livrer  ses  revenus 
aux  hospices,  mais  cela  en  vertu  du  décret  constitutif  de  l'an  xii, 
qui  disait  que  ceux-ci  fourniraient  le  capital.  Dans  ce  cas,  il  était 
juste  qu'ils  en  touchassent  la  rente;  or  on  sait  ce  qui  s'est  passé  : 
les  hospices  n'ont  jamais  avancé  une  somme  quelconque  au  mont- 
de-piété.  Néanmoins  l'habitude  subsiste,  et  celui-ci  achète  fort  cher 
un  argent  qui  ne  lui  coûterait  rien,  s'il  avait  gardé  ce  qu'il  a  gagné, 
argent  qu'il  est  obligé  de  faire  payer  bien  plus  cher  encore  au  pu- 
blic. Veut-on  savoir  la  somme  que  le  mont-de-piété  a  versée  aux 
hospices  depuis  180t5?  —  22,731,872  francs  8i5  centimes.  Il  avait 
là  de  quoi  se  constituer  un  capital  roulant  qui  l'affranchissait  pour 
toujours  des  emprunts  qu'il  sera  forcé  de  cont:acLer,  tant  que  sa 
situation  n'aura  pas  été  modifiée. 


336  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pour  que  le  mont-de-piété  soit  réellement  l'institution  qu'il  doit 
être,  pour  qu'il  puisse  décharger  le  public  des  droits  dont  celui-ci 
est  accablé,  il  faut  qu'on  le  débarrasse  de  l'ingérence  des  hospices, 
de  l'intervention  des  commissionnaires  et  de  celle  des  commissaires- 
priseurs.  Il  ne  dépend  que  de  lui  de  se  délivrer  des  commission- 
naires, ce  qui  produirait  immédiatement  une  économie  de  3  pour 
100  dont  l'emprunteur  bénéficierait.  Ou  peut  facilement  obtenir  ce 
résultat  en  poursuivant  l'œuvre  intelligente  entreprise  par  M.  Le- 
dieu,  ancien  directeur  du  mont-de-piété.  Avec  une  grande  fermeté 
et  une  prudence  remarquable,  comprenant  qu'il  importait  avant  tout 
de  dégrever  les  charges  qui  pèsent  sur  le  nantissement,  M.  Ledieu 
combattit  les  commissionnaires  pied  à  pied,  sans  se  décourager, 
sans  se  laisser  émouvoir  par  des  plaintes  qui  avaient  leur  raison 
d'être,  sans  céder  aux  influences  souvent  considérables  que  l'on 
mit  en  avant.  Partout  où  il  put,  il  les  remplaça  par  des  bureaux 
auxiliaires,  annexes  directes  du  mont-de-piété,  et  qui  font  le  prêt 
aux  mêmes  conditions  que  lui.  De  1857  à  1868,  il  est  parvenu  non 
sans  peine  à  créer  vingt-deux  bureaux  auxiliaires,  et  en  1862  il 
obtint  la  construction  de  la  grande  succursale  de  la  rue  Servan.  Il 
est  intéressant  de  constater  en  quelle  proportion  le  public  a  pro- 
fité de  ce  nouvel  état  de  choses  :  en  1856,  le  total  des  engage- 
mens  est  de  l,303,8/i5  articles,  le  prêt  est  de  23,869,/i88  fr.,  sur 
lesquels  les  commissionnaires  engagent  l,015,/i3'2  objets,  aux- 
quels on  avance  17,212,280  francs;  les  droits  de  commission  s'élè- 
vent à  /i72,603  francs.  —  En  1869,  ces  mêmes  droits  s'abaissent  à 
263,135  francs;  1,672,595  articles  sont  engagés,  dont  387,0/|8 
par  les  commissionnaires  qui,  sur  3Zi,/i53,860  francs  représentant 
la' somme  générale  du  prêt,  n'entrent  que  dans  la  proportion  de 
9,717,722  francs.  L'écart  entre  les  dioits  de  1856  et  ceux  de  1869 
constitue  un  bénéfice  net  de  272,605  francs,  resté  dans  la  poche  du 
public.  —  Aujourd'hui  il  n'existe  plus  que  quatorze  bureaux  de 
commissionnaires;  il  est  urgent  de  les  remplacer  promptement  par 
des  bureaux  auxiliaires,  et  c'est  à  quoi  l'administration  du  mont- 
de-piété  doit  songer. 

Si  par  le  seul  fait  de  son  action  le  mont-de-piété  peut  faire  dis- 
paraître ces  intermédiaires  onéreux,  il  n'en  est  pas  de  même  en  ce 
qui  concerne  les  commissaires-priseurs;  à  l'égard  de  ceux-ci,  la  loi 
du  27  ventôse  an  ix  est  formelle.  —  «  Article  4".  A  compter  du 
1*'  floréal  prochain,  les  prisées  des  meubles  et  ventes  publiques  aux 
enchères  d'effets  mobiliers  qui  auront  lieu  à  Paris  seront  faites  ex- 
clusivement par  des  commissaires-priseurs  vendeurs  de  meubles. 
—  Article  2.  Il  est  défendu  à  tous  particuliers,  à  tous  autres  offi- 
ciers publics  de  s'immiscer  dans  lesdites  opérations  qui  se  feront  à 
Paris.  »  Le  texte  est  fort  clair,  et  ne  peut  donner  lieu  h  aucune  con- 


LE   MONT-DE-PIÉTÉ   DE    PARIS.  337 

troverse.  Le  mont -de-piété  est  donc  forcé  de  faire  faire  la  prisée 
et  les  ventes  par  les  commissaires,  d'où  il  résulte  une  surcharge  de 
h  pour  100,  qui  dans  un  espace  de  vingt  ans,  de  1850  à  1869,  a 
coûté  au  public  /i,880,3i3  francs  (1).  Que  la  loi  ait  agi  avec  sa- 
gesse en  créant  des  agens  privilégiés  responsables  qui  impriment 
aux  ventes  d'objets  mobiliers  une  authenticité  parfaite,  ceci  n'est 
pas  discutable;  mais  le  mont-de-piété,  placé  directement  sous  la 
surveillance  de  l'état,  soumettant  les  actes  de  sa  gestion  au  con- 
trôle de  la  cour  des  comptes,  ayant  été  institué  pour  prêter  sur 
nantissement  au  taux  le  plus  bas  possible,  offrant  des  garanties 
aussi  sérieuses  que  n'importe  quel  établissement  de  crédit,  doit 
échapper  à  cette  nécessité  qui  grève  l'intérêt  des  emprunteurs 
sans  aucun  profit  pour  eux.  Il  faut  que  le  mont-de-piété  soit  re- 
connu apte  à  opérer  lui-même  la  prisée  et  la  vente;  il  le  fera  à 
ses  risques  et  périls,  par  ses  propres  employés,  qui  sont  passés 
maîtres  en  l'art  de  l'appréciation.  Ce  sera  pour  lui  un  surcroît  de 
travail  et  de  responsabilité;  mais  il  en  retirera  un  bénéfice  moral 
qui  a  bien  son  importance,  s'il  aide  au  soulagement  de  la  partie 
nécessiteuse  de  la  population  de  Paris. 

On  ferait  bien  aussi  de  rapporter  le  décret  impérial  du  12  août 
1863;  il  n'a  aucune  raison  d'être,  car  on  n'en  respecte  que  la  lettre, 
et  l'on  sait  en  fausser  resprii;.  Le  chef-lieu  et  les  succursales  ne 
peuvent  faire  aucun  prêt  dépassant  10,000  francs;  les  bureaux  auxi- 
liaires sont  limités  à  un  maximum  de  500.  11  est  facile  de  deviner 
ce  qui  se  passe.  On  apporte  un  lot  de  diamans  qui  vaut  50,000  fr.; 
on  le  divise  en  cinq  nantissemens  distincts,  qui  sont  engagés  suc- 
cessivement, séance  tenante,  au  même  guichet.  Puisqu'il  est  aisé 
d'éluder  les  prescriptions  de  la  loi,  puisque  chacun  y  prête  la  main, 
puisque  le  commissaire-priseur,  l'emprunteur,  le  mont-de-piété, 
sont  d'accord  pour  tourner  la  difficulté,  que  le  seul  résultat  du  dé- 
cret est  de  faire  libeller  un  plus  grand  nombre  de  paperasses,  pour- 
quoi ne  pas  revenir  tout  simplement  aux  usages  qui  ne  détermi- 
naient aucune  réserve  au  prêt  consenti? 

Lorsque  l'on  discuta  la  loi  de  1851,  l'intention  évidente  des  lé- 
gislateurs était  d'affranchir  le  mont-de-piété  et  de  lui  donner  une 
existence  indépendante;  cela  ressort  de  l'article  5.  —  «Les  monts- 
de-piété  conserveront  en  tout  ou  partie,  et  dans  les  limites  déter- 
minées par  le  décret  d'institution,  leurs  excédans  de  recette  pour 
formel'  ou  accroître  leur  dotation.  Lorsque  la  dotation  suffira  tant  à 
couvrir  les  frais  généraux  qu'à  abaisser  l'intérêt  au  taux  légal  de 

(1)  La  somme  intégrale  est  de  5,539,581  fr.;  mais  il  convient  d'ea  déduire  653,268  fr. 
versés  par  les  commissaircs-priseurs  pour  erreur  d'évaluation. 

TOME  cm.  —  1873.  22 


338  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

5  pour  100,  les  excédans  de  recettes  seront  attribués  aux  hospices 
ou  autres  établissemens  de  bienfaisance.  »  —  C'était  parler  d'or  et 
dénouer  d'une  façon  aussi  libérale  qu'intelligente  une  situation 
réellement  fausse  et  pénible;  mais,  par  une  contradiction  qu'il  est 
bien  difficile  de  s'expliquer,  l'article  9  détruit  radicalement  l'ar- 
ticle 5.  —  «  Les  dispositions  du  titre  1"  seront  immédiatement  ap- 
plicables à  ceux  des  monts-de-piété  existans  qui  ont  été  fondés 
comme  établissemens  distincts  de  tous  les  autres.  »  —  Or  le  mont- 
de-piété  de  Paris  n'est  point  «  distinct  »  des  hospices,  auxquels  il 
appartient  :  il  recommença  donc  à  être  le  gagne -petit  de  l'assis- 
tance publique. 

Cette  question  reviendra  prochainement  devant  l'assemblée  na- 
tionale, qui  le  31  mai  1872  a  été  saisie  d'un  nouveau  projet  de  loi 
destinée  à  remplacer  les  prescriptions  illusoires  de  1851.  Il  faudra 
se  garder  alors  de  retomber  dans  la  même  faute,  n'avoir  exclu- 
sivement en  vue  que  l'intérêt  de  l'emprunteur,  et,  tout  en  mainte- 
nant le  mont-de-piété  sous  la  direction  hiérarchique  de  la  préfec- 
ture de  la  Seine  et  du  ministère  de  l'intérieur,  l'affranchir  une 
fois  pour  toutes  et  de  la  suzeraineté  des  hospices,  qui  Tempêchent 
de  capitaliser  son  épargne,  et  de  l'obligation  d'avoir  recours  aux 
commissaires-priseurs,  dont  l'inutile  intervention  augmente  le  taux 
d'un  intérêt  déjà  fort  lourd.  Moralement,  il  est  au  moins  étrange 
que  les  nécessiteux  fournissent  aux  besoins  des  indigens;  matériel- 
lement on  doit  rechercher  tous  les  moyens  pratiques  de  dégrever  le 
prêt.  Si  le  mont-de-piété  de  Paris  voyait  tomber  ainsi  les  entraves 
qui  le  paralysent  trop  souvent,  il  pourrait  alors  bâtir  les  quatre 
succursales  qui  lui  manquent  pour  obéir  aux  injonctions  du  décret 
constitutif  de  l'an  xii,  remplacer  les  commissionnaires  par  des  bu- 
reaux administratifs,  et,  supprimant  les  droits  de  manutention  et 
de  garde  qui  exhaussent  l'intérêt  exigé  jusqu'au  taux  usuraire  de 
9  pour  100,  ne  plus  offrir  cette  anomalie  au  moins  singulière  d'un 
établissement  public  toujours  en  contradiction  flagrante  avec  la 
loi(l). 

Maxime  Du  Camp. 

(1)  Loi  du  3  septembre  1807  :   «  Article  l'''.  L'intérêt  conventionnel  ne  pourra  ' 
excéder  en  matière  civile  5  pour  100,  ni  en  matière  commerciale  6  pour  100,  le  tout 
sans  retenue.  —  Art.  2.  L'intérêt  légal  sera,  en  matière  civile,  de  5  pour  100,  et  en 
matière  de  commerce  de  C  pour  100,  sans  retenue.  » 


LES 


SUSSIONS  EXTERIEURES 

DE    LA    MARINE 


III. 

LA  STATION  DU   LEVANT. 


IL 

LES  TROUBLES  DE  SMYRNE.   —  LE   PACHA  DE  CÉSARÉE. 
L'AMIRAL  HALGAN  (1). 


I. 

Il  était  dans  la  destinée  de  l'empire  ottoman  d'être  toujours  sur- 
pris par  les  insurrections.  La  doctrine  du  fatalisme  exclut  nécessai- 
rement l'idée  d'une  police  vigilante,  et  les  Turcs  sont  tout  à  la  fois 
une  race  violente  et  une  race  paresseuse.  Le  secret  des  Grecs  avait 
été  bien  gardé.  Quelques  soulèvemens  partiels  indiquèrent  l'ap- 
proche de  la  crise  dès  la  fin  du  mois  de  mars  1821;  le  2  avril,  le 
soulèvement  était  général.  Les  propriétaires  timariotes  (2)  sévirent 
subitement  attaqués  et  attaqués  sur  tous  les  points  à  la  fois;  ils  furent 
frappés  sans  merci,  dépouillés  sans  remords.  En  moins  d'un  mois, 
une  population  de  20,000  âmes,  dispersée  dans  les  campagnes  de 
la  Grèce,  avait  disparu.  L'extermination,  assure-t-on,  fut  prémédi- 
tée; elle  entrait  dans  les  plans  et  dans  les  calculs  de  l'bétairie. 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  décembre  1872. 

(2)  Soldat  turc  auquel  le  sultan  a  fait  une  concess  ion  de  terres  qui  entraîne  cer- 
taines charges  militaires. 


40  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Hommes,  femmes,  enfans,  l'éruption  du  volcan  n'avait  rien  épar- 
gné. Trois  mille  fermes  au  moins  étaient  réduites  en  cendres,  des 
villages  naguère  florissans  n'offraient  plus  que  des  monceaux  de 
ruines,  et  sur  ces  débris  les  klephtes  agenouillés  unissaient  leurs 
voix  à  celle  des  popes  pour  célébrer  un  si  rapide  et  si  complet 
triomphe.  Quelques  familles  turques  avaient  échappé  par  la  fuite 
au  massacre;  elles  trouvèrent  un  refuge  à  Tripolitza  et  dans  les 
forteresses  du  littoral.  Encore  incapables  d'affronter  leurs  ennemis 
en  plaine,  les  Grecs  se  bornèrent  à  cerner  ceux  qu'ils  n'avaient  pas 
i'éussi  à  surprendre.  Ils  se  rassemblèrent  sur  les  hauteurs  et  atten- 
dirent patiemment  que  la  faim  leur  livrât  de  nouvelles  victimes. 
Dans  cet  âge  de  barbarie  que  les  poètes  seuls  ont  le  droit  de  re- 
gretter, les  vêpres  grecques  ont  un  précédent,  les  vêpres  sici- 
liennes; mais  à  l'époque  historique  où  nous  sommes  arrivés  on  ne 
trouvera  que  les  noirs  de  Saint-Domingue  et  les  musulmans  du 
Bengale  qui  aient  poursuivi  la  domination  étrangère  avec  cette  fu- 
reur implacable. 

En  tout  pays,  de  semblables  excès  eussent  amené  de  sanglantes 
représailles;  en  Turquie,  ils  devaient  nécessairement  raviver  la  fé- 
rocité d'un  peuple  qui  s'est  toujours  montré  impitoyable,  parce 
que  ses  croyances,  non  moins  que  son  tempérament,  le  rendent  in- 
sensible au  spectacle  des  souffrances  humaines.  Les  cruautés  juri- 
diques ordonnées  par  le  sultan  Mahmoud,  les  désordres  que  son 
gouvernement  toléra,  lui  ont  valu,  de  la  part  des  Grecs,  le  sur- 
nom de  boucher.  On  a  cru  qu'il  avait  le  goût  du  sang,  et  qu'il 
devait  savourer  avec  un  secret  plaisir  les  vengeances  dont  il  don- 
nait l'affreux  spectacle  à  ses  sujets.  Frère  et  cousin  de  souverains 
étranglés,  Mahmoud  n'avait  que  le  sentiment  de  sa  conservation; 
il  n'obéissait  qu'à  l'instinct  de  son  impuissance.  L'autorité  des 
princes  ottomans  n'a  jamais  été  aussi  absolue  que  les  formes  asia- 
tiques dont  elle  s'enveloppait  pouvaient  le  faire  croire.  Ce  despote, 
que  la  diplomatie  ne  voyait  qu'environné  de  pompe  et  de  terreur, 
sur  les  droits  duquel  l'Europe  se  faisait  de  si  singulières  illusions, 
n'était  en  réalité  que  l'instrument  aveugle,  l'esclave  docile  et  trem- 
blant des  passions  de  son  peuple.  Ses  décisions  les  plus  solennelles 
devaient  être  soumises  à  la  sanction  du  mufti.  Elles  seraient  res- 
tées sans  vertu,  si  un  fctva  ne  les  eût  déclarées  conformes  aux 
prescriptions  du  Coran.  La  même  corporation  avait  concentré  dans 
ses  mains  les  fonctions  du  prêtre  et  celles  du  magistrat.  Exagérant 
le  rôle  de  nos  anciens  parlemens,  elle  pesait  à  la  fois  sur  la  poli- 
tique extérieure  et  sur  l'administration  intérieure  de  l'état.  Yis-à- 
vis  des  fantaisies  impérieuses  du  souverain,  son  chef,  le  grand 
mufti  ou  cheik-ul- islam,  aurait  eu  plus  qu'un  droit  d'enregistre- 
ment, il  aurait  exercé  un  droit  de  contrôle.  Les  premiers  massacres 


LA  STATION  BU  LEVANT.  341 

dont  on  eut  connaissance  à  Constantinople  furent  ceux  de  lassi  et 
de  Galatz,  accomplis  en  Moldavie  le  5  mars  1821.  Le  peuple  à  l'in- 
stant s'émut;  le  divan  s'assembla,  et  on  commença  d'agiter  au  sein 
du  conseil  l'éternel  projet  d'exterminer  toute  la  population  grecque. 
Le  mufti  consulta  le  livre  sacré.  «  11  ne  vous  est  point  permis, 
dit-il,  de  verser  le  sang  de  l'innocent  et  de  confondre  sa  cause  avec 
celle  du  coupable.  »  Le  divan  s'inclina,  mais  le  clergé  et  la  ville 
murmurèrent.  L'irritation  croissant  avec  les  nouvelles  désastreuses 
qui  arrivaient  chaque  jour  des  provinces,  la  sentence  du  cheik- 
ul-islam  fut  respectée;  le  cheik-ul-islara  lui-même  fut  déposé  et 
banni.  Quelques  jours  après,  les  persécutions  commencèrent. 

Le  16  avril,  le  drogman  de  la  Porte,  Mourousi,  fut  exécuté  dans 
son  costume  officiel.  Plusieurs  Grecs  de  distinction  eurent  le  même 
sort.  Le  22  avril,  le  patriarche  Gregorios  fut  conduit  au  supplice.  A 
minuit,  le  prélat,  entouré  de  son  clergé,  célébrait  dans  la  cathédrale 
le  service  du  dimanche  de  Pâques;  au  point  du  jour,  il  était  pendu 
à  la  porte  de  sa  demeure.  Le  corps  du  patriarche  resta  ainsi  exposé 
pendant  trois  fois  vingt-quatre  heures;  les  Turcs  le  livrèrent  ensuite 
aux  Juifs,  qui  le  traînèrent  ignominieusement  dans  les  rues  et  l'al- 
lèrent  jeter,  comme  un  animal  immonde,  à  la  mer.  Frappés  de  ter- 
reur, les  Grecs  ne  bougèrent  pas.  Le  soir  même  de  l'exécution,  le 
grand-vizir  parcourut  les  rues  du  Phanar,  accompagné  d'un  simple 
tchaous. 

Ce  ne  fut  pas  une  révolution  grecque,  ce  fut  une  émeute  turque 
qui,  sous  l'impression  causée  par  ce  meurtre,  faillit  éclater  à  Con- 
stantinople. On  ne  satisfait  pas  avec  quelques  gouttes  de  sang  la 
passion  populaire,  on  l'excite.  Tremblant  pour  sa  propre  vie,  le  sul- 
tan dut  céder  aux  exigences  d'un  clergé  et  d'une  soldatesque  fana- 
tiques. Il  leur  abandonna  les  quartiers  de  la  capitale  et  les  villages 
qu'habitaient  les  chrétiens.  Pendant  trois  semaines,  des  bandes  de 
la  plus  basse  populace,  guidées  par  les  janissaires  et  par  les  agens 
de  l'uléma,  parcoururent  la  ville  et  les  environs  du  Bosphore,  pil- 
lant et  égorgeant  les  raïas.  A  Andrinople,  à  Salonique,  à  Ces,  à 
Rhodes,  en  Crète,  à  Chypre,  partout  où  il  y  avait  des  Grecs,  on  eut 
à  signaler  de  semblables  violences  ;  à  Smyrne,  l'existence  des  Euro- 
péens eux-mêmes  fut  en  péril.  Le  sultan  s'était  cru  obligé  d'appeler, 
dans  cette  crise  suprême,  tous  les  Osmanlis  à  la  défense  de  k  foi.  11 
avait,  par  une  proclamation  que  lui  reprocha  très  vivement  et  très 
justement  la  diplomatie,  convié  les  disciples  de  l'islam  à  se  réunir, 
à  s'armer,  à  vivre  désormais  sous  la  tente,  comme  l'avaient  fait  au- 
trefois leurs  ancêtres.  Dans  toute  l'Asie-Mineure,  des  bandes  à  demi 
sauvages  répondirent  à  cet  appeK  Les  milices  de  l'Anatolie  vinrent 
camper  aux  portes  de  Smyrne.  C'était  un  contingent  tout  trouvé 
pour  l'expédition  que  l'on  préparait  dans  ce  port  contre  les  rebelles 


342 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


du  Péloponèse;  3,000  hommes  furent  immédiatement  embarqués 
sur  des  bâtimens  de  commerce ,  dont  on  confia  l'escorte  à  un  brick 
algérien.  Des  corsaires  grecs  furent  malheureusement  signalés  à 
l'entrée  du  golfe.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  que  les  troupes 
qui  allaient  fah'e  voiles  demandassent  à  être  remises  à  terre.  Leurs 
chefs  eurent  la  faiblesse  de  les  laisser  débarquer,  et  ces  soldats 
étrangers  furent  bientôt  les  maîtres  dans  la  ville.  C'en  était  fait  de 
la  communauté  grecque,  peut-être  même  de  la  colonie  franque, 
s'il  n'y  eût  eu  à  Smyrne  un  consul  de  France  énergique  et  une  sta- 
tion française.  Celte  station,  placée  sous  les  ordres  du  capitaine  de 
frégate  Lenormant  de  Kergrist,  était  peu  considérable;  elle  ne  se 
composait  que  de  deux  bâtimens,  la  corvette  VEcho  et  la  gabare  la 
Lionne.  Le  dévoûment  du  consul- général  de  France,  M.  David,  et 
la  vigoureuse  attitude  des  officiers  dont  il  invoqua  le  concours  sup- 
pléèrent à  l'insuffisance  de  nos  forces.  «  Le  capitaine  de  Kergrist, 
écrivait  quelques  mois  plus  tard  le  contre-amiral  Halgan,  a  sauvé 
par  sa  fermeté  une  population  tout  entière.  »  —  «  Le  sang-froicl,  le 
caractère  plein  de  dignité  et  de  grandeur  déployés  par  M.  le  con- 
sul-général de  France,  écrivait  de  son  côté  le  capitaine  de  Kergrist, 
m'ont  pénétré  d'admiration.  » 

Le  15  avril,  un  courrier  arriva  de  Constantinople.  Les  bruits  les 
plus  alartnans  circulèrent  aussitôt.  Les  Grecs  crurent  que  les  auto- 
rités ottomanes  avaient  reçu  contre  eux  un  firman  foudroyant. 
Quelques  coups  de  fusil  tirés  par  des  galîondjis  leur  parurent  le 
signal  du  massacre;  ils  se  précipitèrent  en  foule  vers  le  bord  de  la 
mer.  De  leur  côté,  les  Turcs,  à  la  vue  de  ce  tumulte,  s'imaginèrent 
que  les  Grecs  venaient  de  se  révolter;  ils  coururent  aux  armes. 
Pendant  ce  temps,  les  femmes  et  les  enfans,  s'écbappant  des  mai- 
sons turques  aussi  bien  que  des  maisons  grecques,  fuyaient  de 
toutes  parts,  affolés,  éperdus.  La  terreur  générale  s'étendit  jus- 
qu'aux Francs;  les  uns  s'enfermaient  dans  leurs  magasins  voûtés, 
les  autres  allaient  demander  asile  à  quelque  navire  européen.  Bien- 
tôt heureusement,  les  Francs  et  les  Turcs  revinrent  de  leur  pa- 
nique; quant  aux  Grecs,  ils  continuèrent  à  s'embarquer  et  à  fuir. 
Ceux  qui  ne  purent  trouver  place  sur  les  bâtimens  étrangers,  ou 
qui  ne  réussirent  pas  à  gagner  le  large  sur  quelque  bateau  du  pays, 
demeurèrent  entassés  avec  leurs  familles  dans  les  embarcations 
mêmes  qui  les  avaient  transportés  en  rade.  Fort  émues  de  cette  si- 
tuation, les  autorités  de  Smyrne  s'assemblèrent  et  tinrent  un  grand 
divan.  Les  consuls  furent  invités  à  y  assister.  Le  mollah  prit  le 
premier  la  parole.  «  Le  refuge,  dit-il,  que  les  raïas  trouvent  sur  les 
bâtimens  des  Francs  les  encourage  à  déserter  leurs  maisons  et  à 
s'abandonner  à  de  vaines  frayeurs.  Ces  embarquemens  continuels 
font  murmurer  le  peuple.  Je  demande  formellement  qu'on  oblige 


LA    STATION   DU   LEVANT.  343 

les  raïas  à  débarquer  des  navires  européens.  »  Le  moiisselim,  l'ayan- 
bachi,  le  serdar  des  janissaires,  appuyèrent  avec  énergie  cette 
demande.  Le  consul- général  de  France  se  chargea  d'y  répondre. 
M.  David  avait  longtemps  résidé  en  Bosnie;  il  connaissait  à  fond  le 
caractère  des  Tares,  et  parlait  avec  facilité  leur  langue.  Son  expé- 
rience, son  ascendant  personnel,  son  courage  et  plus  encore  le  rôle 
qu'une  tradition  presque  indélébile  continuait  de  nous  attribuer  dans 
le  Levant,  devaient  faire  de  cet  agent  français,  tant  que  durèrent 
les  troubles,  l'inspirateur  des  démarches  communes,  le  conseil  et 
l'appui  de  tous  les  Européens,  le  chef  incontesté  du  corps  consu- 
laire. M.  David  promit  de  renvoyer  les  raïas  à  terre,  mais  il  ne  s'en- 
gagea pas  à  leur  fermer  l'entrée  des  consulats.  Les  représentans 
des  puissances  résidant  à  Constantinople  avaient  pris  vis-à-vis  de 
la  Porte  l'engagement  de  ne  favoriser  sous  aucun  prétexte  l'émi- 
gration des  sujets  du  sultan;  ils  n'avaient  pas  aliéné  le  droit  le  plus 
précieux,  le  plus  sacré  aux  yeux  du  musulman,  celui  d'accorder 
rhospitahtô  au  malheur. 

Les  Grecs  débarquèrent  dans  la  soirée  même;  mais  ce  fut  pour 
inonder  les  magasins  des  Francs,  les  cours  des  deux  églises,  le 
vaste  enclos  du  consulat  de  France,  l'enceinte  du  consulat  d'An- 
gleterre. Aucun  d'eux  ne  se  serait  aventuré  à  rentrer  dans  sa  de- 
meure. Les  troupes  débarquées,  les  janissaires,  les  bouchers  can- 
diotes, de  toutes  les  corporations  turques  la  plus  féroce  et  la  plus 
redoutée,  les  soldats  et  les  vagabonds,  formant  un  horrible  pêle- 
mêle,  avaient  envahi,  la  menace  et  l'injure  à  la  bouche,  le  quartier 
grec  et  le  quartier  franc.  Six  Ragusais  péchaient  non  loin  du  quai; 
ils  furent  saisis  et  amenés  au  mousselim.  Trois  furent  tués  sous  ses 
yeux,  en  dépit  de  ses  cris,  sans  égard  pour  ses  protestations;  trois 
autres,  couverts  de  blessures,  furent  sauvés  parla  garde  et  conduits 
en  prison.  Le  consul  d'Autriche,  vieillard  octogénaire,  s'était  em- 
pressé de  les  aller  réclamer.  «  Si  j'essayais  de  vous  livrer  ces  mal- 
heureux, lui  répondit  le  mousselim,  je  ne  ferais  que  les  jeter  en  pâ- 
ture au  peuple.  Laissez-les  où  ils  sont.  Croyez-moi,  c'est  encore  le 
plus  sûr  moyen  de  sauver  leur  vie.  »  Pendant  plusieurs  jours,  les 
assassinats  ne  cessèrent  pas  dans  Smyrne.  Le  fanatisme  musulman 
ne  s'arrêtait  pas  à  choisir  ses  victimes  :  tout  infidèle  rencontré  dans 
les  rues,  qu'il  fût  Franc  ou  raïa,  était  égorgé;  les  négocians  les 
plus  respectables  se  virent  menacés  de  mort  jusque  dans  leurs  mai- 
sons ;  la  consternation  était  à  son  comble.  Le  commandant  en  chef 
des  troupes  asiatiques,  Hassan,  pacha  de  Césarée,  fit  annoncer  le 
15  mai  aux  autorités  locales  qu'il  allait  enfin  quitter  son  camp  et 
venir  étabhr  sa  résidence  dans  la  ville.  Cette  nouvelle  remplit  de 
joie  le  mousselim.  Les  consuls  le  pressaient  tous  les  jours  de  prendre 
des  mesures  sévères  pour  rétablir  l'ordre.  «  11  ne  faut  pas  trop  ti- 


344  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rer  la  corde,  répondait  ce  fonctionnaire  prudent;  si  on  ne  la  ména- 
geait pas,  la  corde  pourrait  rompre.  Puisque  les  Grecs  ne  font  au- 
cun quartier  aux  Turcs,  pourquoi  nous  mettrions-nous  en  peine  de 
défendre  ici  les  Grecs?  »  —  Il  lui  suffit  d'apprendre  que  la  respon- 
sabilité allait  passer  à  une  autorité  supérieure  pour  donner  accès 
dans  son  âme  à  de  moins  rigoureux  sentimens.  «  Que  le  pacha,  dit- 
il  au  consul  de  France,  fasse  seulement  retirer  ses  troupes;  je  me 
charge  d'avoir  raison  des  turbulens  du  pays.  »  Vaine  bravade,  qui 
témoignait  du  moins  d'un  remords  secret  et  de  la  satisfaction  qu'eût 
éprouvée  ce  malheureux  Turc  à  pouvoir  triompher  de  sa  propre 
faiblesse  ! 

II. 

C'était  un  très  grand  personnage  que  le  pacha  Hassan,  un  pacha 
à  trois  queues,  un  vizir,  investi,  comme  tous  les  fonctionnaires  de 
ce  rang,  du  droit  de  vie  et  de  mort.  Les  consuls  lui  envoyèrent  une 
députation.  Hassan  se  montra  fort  étonné  de  ce  qui  se  passait  à 
Smyrne.  —  Il  allait  y  mettre  bon  ordre,  et  dès  ce  moment  il  se  por- 
tait garant  de  la  sûreté  des  Européens.  —  «  Puisse  cet  homme  de 
bien,  se  disaient  entre  eux  les  consuls,  demeurer  parmi  nous  jus- 
qu'à la  fm  de  la  rébellion!  Il  ne  faut  pas  moins  qu'une  autorité 
comme  la  sienne  pour  contenir  une  grande  population  dont  une 
moitié  veut  égorger  l'autre.  »  Pendant  une  audience  assez  longue, 
l'affabilité  du  pacha  ne  se  démentit  pas  un  instant.  Les  consuls  se 
confondaient  en  remercîmens.  —  «  C'est  Dieu  qui  vous  a  envoyé  ici 
tout  exprès,  au  moment  du  plus  grand  danger.  Vous  avez  été  le 
sauveur  de  Smyrne.  —  Je  ne  suis  que  le  moindre  des  esclaves  du 
sultan,  repartit  modestement  le  vizir,  un  simple  passager  traver- 
sant cette  ville;  mais  il  est  dans  l'essence  des  pouvoirs  qu'a  daigné 
me  confier  sa  hautesse  de  mettre  un  terme  aux  troubles  partout  où 
s'exercent  mes  prérogatives.  Si  je  m'apercevais  qu'on  voulût  élu- 
der mes  ordres,  je  ceindrais  mon  sabre  et  j'irais  les  faire  exécuter 
moi-même.  D'un  côté,  j'offrirais  mes  bonnes  grâces;  de  l'autre,... 
la  mort.  »  — Des  remercîmens  eussent  été  insuffisans  pour  recon- 
naître dignement  d'aussi  bonnes  paroles.  Le  lendemain,  suivant  la 
coutume  orientale,  le  pacha  recevait  le  présent  des  consuls.  Il  y  en 
avait  un  de  moindre  valeur  pour  le  kiaya-bey  et  quelques  coupons 
d'étoffe  pour  les  principaux  officiers. 

Le  pacha  parut  très  sensible  à  cette  attention.  On  ne  tarda  pas 
cependant  à  recevoir  certaines  informations  qui  s'accordaient  assez 
mal  avec  ses  promesses.  Les  imans  etles-derviches  visitaient  toutes 
les  nuits  les  corps- de- garde  et  les  caravansérails.  Ils  y  prêchaient 
la  destruction  de  tous  les  infidèles  «  sans  distinction.  »  Il  fallait,  di- 


LA    STATION    DU    LEVANT.  3/i[5 

saient-ils,  «  offrir  ce  sacrifice  à  Dieu  dès  les  premiers  jours  du  ra- 
mazan.  »  Pour  la  première  fois  aux  menaces  de  meurtre,  les  Turcs 
joignaient  des  menaces  d'incendie.  L'incendie  est  un  mal  endé- 
mique dans  les  pays  ottomans.  Les  familles  européennes  deman- 
dèrent à  grands  cris  à  s'embarquer.  M.  David  prévint  le  pacha  de 
Gésarée  qu'il  allait  faire  approcher  du  rivage  les  bâtimens  du  roi. 
«  Je  connais  les  désordres  dont  vous  vous  plaignez,  répondit  tran- 
quillement le  vizir;  j'en  ai  puni  les  auteurs  par  les  marques  de  mon 
indignation.  Allez,  leur  ai-je  dit,  vous  n'êtes  pas  de  vrais  janis- 
saires !  Je  ne  reconnais  pour  tels  que  ceux  qui  respectent  les  ordres 
du  sultan  et  l'autorité  de  ses  vizirs.  Je  les  ai  ainsi  congédiés,  et  déjà 
ils  me  font  demander  leur  pardon.  Les  désordres  n'iront  pas  plus 
loin.  L'édifice  était  ébranlé,  mais  j'en  ai  sondé  les  fondemens.  Soyez 
tranquille,  la  maison  ne  s'écroulera  pas.  » 

Dans  les  premiers  jours  du  mois  de  juin,  tout  avait  en  effet  repris 
l'aspect  de  la  tranquillité;  mais  personne  ne  se  fiait  à  ce  calme  ap- 
parent. On  savait  trop  bien  à  Smyrne  que  «  le  peuple  turc  est  un 
peuple  silencieux  et  dissimulé,  qui  prépare  de  loin  ses  projets  et 
qui  y  persévère.  »  Le  départ  d'un  bâtiment  grec  naviguant  sous 
pavillon  russe  servit  de  prétexte  aux  perturbateurs,  et  vint  tout  re- 
mettre en  question. 

Un  château-fort  dont  le  mur  extérieur  a  le  pied  dans  la  mer  com- 
mande l'étroite  entrée  du  golfe  de  Smyrne.  La  garnison  de  ce  châ- 
teau s'était  mutinée.  Le  pacha  envoya  le  commandant  de  sa  cavale- 
rie, le  delhi-bachi,  pour  la  faire  rentrer  dans  le  devoir.  Elle  déclara 
qu'elle  ne  se  soumettrait  pas,  et  qu'elle  entendait  ne  s'en  remettre 
qu'à  elle-même  du  soin  d'empêcher  les  chrétiens  d'envoyer  des 
vivres,  des  munitions  et  des  renforts  aux  rebelles.  Elle  le  dit,  et  elle 
tint  parole.  Quand  le  navire  russe  voulut  sortir  du  golfe,  le  canon 
du  château  le  contraignit  de  retourner  en  rade.  Le  bruit  se  répandit 
sur-le-champ  dans  Smyrne  que  sans  cet  acte  de  vigueur  150  raïas, 
embarqués  sur  le  bâtiment  suspect,  auraient  été  se  joindre  aux 
insurgés  de  la  Morée.  En  moins  d'une  heure  tous  les  janissaires 
furent  sur  pied.  Ils  accusaient  le  mollah  (le  grand-juge),  le  naïb 
(son  lieutenant),  le  bach-ayan  (le  maire),  le  grand-douanier  lui- 
même,  de  s'être  laissé  corrompre  et  d'avoir  favorisé  le  départ  des 
giaours.  Peu  satisfaite  des  explications  qui  lui  furent  données,  le 
16  juin  la  soldatesque  mit  le  mollah  en  pièces.  Elle  immola  du 
même  coup  le  naïb  et  le  bach-ayan;  quant  au  chef  de  la  douane, 
parvint  à  s'échapper. 

Ces  meurtres  eurent  leur  effet  ordinaire;  loin  d'assouvir  la  rage 
des  émeutiers,  ils  la  portèrent  à  son  comble.  Ivres  de  sang,  ces  fu- 
rieux se  présentèrent  devant  le  consulat  de  France.  Près  de  deux 
mille  individus  s'y  étaient  réfugiés.  Le  kavas  du  consulat  osa  s'op- 


3/i6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

poser  seul  aux  efforts  de  cette  troupe  qui  voulait  pénétrer  dans 
l'enceinte  consulaire.  Il  se  plaça  résolument  sur  le  seuil  de  la  porte. 
De  l'intéiieur,  on  cherchait  à  fermer  les  deux  battans  derrière  lui; 
les  assaillans  repoussaient  ces  battans  avec  le  canon  de  leurs  fu- 
sils. Sur  ces  entrefaites  apparut  le  consul;  averti  par  le  bruit,  il 
s'était  empressé  de  revêtir  son  uniforme.  Quand  il  se  présenta  de- 
vant cette  multitude  effrénée,  on  l'accueillit  par  une  décharge  de 
mousqueterie.  Tirée  en  l'air,  à  la  turque,  cette  décharge  ne  blessa 
heureusement  personne.  Pendant  ce  temps,  le  pavillon  du  consulat 
avait  été  amené  à  mi-m.ât  en  signe  de  détresse.  Les  bâiimens  du  roi 
envoyèrent  immédiatement  à  terre  leurs  chaloupes  armées.  Ce  se- 
cours, la  ferme  contenance  du  consul,  son  langage  conciliant,  le  café 
qu'il  fit  apporter,  calmèrent  à  demi  les  janissaires.  Ils  consentirent  à 
laisser  embarquer  les  femmes,  les  enfans,  les  vieillards  et  les  prê- 
tres. Pendant  quatre  heures,  secondé  par  son  drogman,  M.  Pierre 
Maracini,  par  son  secrétaire,  M.  Sommaripa,  le  consul  de  France  pré- 
sida en  personne  à  l'embarquement.  On  vit  alors,  —  tant  le  cœur  de 
l'homme  est  étrange,  —  des  Turcs  soutenir  d'un  bras  ensanglanté 
les  femmes  toutes  tremblantes  dont  ils  venaient  peut-être  d'égor- 
ger les  maris,  on  les  vit  aider  ces  malheureuses  à  porter  leurs  pa- 
quets, et  quand  les  embarcations  s'éloignaient  près  de  couler  bas 
sous  leur  charge,  c'étaient  encore  eux  qui  prenaient  les  eiifans 
restés  sur  le  rivage  pour  les  remettre  aux  bras  tendus  des  mères. 
On  craignait  beaucoup  que  les  Turcs  ne  se  portassent  pendant  la 
nuit  à  quelque  violence;  mais  la  nuit  fut  remplie  par  les  repas  et 
par  les  prières  du  ramazan.  En  général,  les  Turcs  ne  font  leurs  ex- 
péditions que  de  jour.  «  La  nuit  est  encore  sacrée  aujourd'hui  en 
Asie,  comme  elle  l'était  du  temps  d'Homère.  » 

Que  faisait  pendant  ce  temps  le  pacha  de  Gésarée,  ce  pacha  qui 
avait  si  bien  sondé  les  fondemens  de  l'édifice?  «  Renfermé  dans  sa 
maison,  nous  dit  le  rapport  officiel  de  M.  David,  il  n'osait  pas 
même  la  parcourir.  »  Le  mousselim  s'était  caché.  Le  serdar  seul  se 
montrait  encore,  mais  on  lui  avait  mis  deux  fois  le  pistolet  sur  la 
poitrine.  Toutes  les  autorités  étaient  muettes  ou  n'existaient  plus. 
Le  18  juin,  les  consuls  étrangers  s'embarquèrent  avec  leurs  familles 
et  leurs  nationaux.  Les  bâtimens  de  guerre  anglais  et  français  qui 
se  trouvaient  en  ce  moment  sur  rade,  YEcho  et  la  Lionne,  com- 
mandés par  le  capitaine  de  frégate  de  Kergrist  et  le  lieutenant  de 
vaisseau  Robert,  la  Mcdina,  sous  les  ordres  du  capitaine  Hawkins, 
de  la  marine  britannique,  vinrent  s'embosser  le  long  des  quais  de 
la  ville  franque.  Cette  fuite  de  tous  les  Européens,  la  clôture  des 
consulats,  le  rapprochement  des  corvettes,  le  sentiment  de  frayeur 
qu'inspira  aux  femmes  turques  la  vue  des  deux  bâtimens  français, 
qui  à  l'entrée  de  la  nuit  illuminèrent  leurs  sabords,  tout  cet  appa- 


LA.   STATION   DU    LEVANT.  3Û7 

reil  «  d(^plorable  et  terrible  »  fit  reculer  les  malveillans.  Les  soldats 
se  bornèrent  à  piller  quelques  maisons  grecques  et  à  égorger  les 
malheureux  que  la  fatalité  plaça  sur  leur  passage. 

Les  janissaires  avaient  remplacé  le  mollah ,  le  naïb  et  le  bach- 
ayan  ;  ils  avaient  également  choisi  de  nouveaux  chefs  pour  leurs 
régimens.  Le  serdar,  seule  autorité  qu'ils  n'eussent  pas  renversée, 
se  mit  en  relations  avec  les  consuls;  il  s'engageait  à  rétablir  l'ordre, 
si  l'on  consentait  cà  laisser  visiter  par  les  nouveaux  chefs  des  janis- 
saires le  bâtiment  dont  le  départ  avait  occasionné  tout  ce  tumulte. 
Le  consul  de  Russie,  M.  Destunis,  céda  aux  instances  de  ses  collè- 
gues. Les  Turcs  firent  eux-mêmes  l'appel  des  passagers  sur  la  pré- 
sentation des  passeports.  Ils  crurent  reconnaître  pour  raïas  une 
ceniaine  d'hommes  et  une  cinquantaine  de  femmes  et  d'enfans; 
mais  le  consul  de  sa  majesté  britannique,  M.  Werry,  parvint  à  les 
convaincre  que  «  tous  ces  gens-là,  provenant  des  sept  îles,  ainsi 
que  le  constatait  leur  passeport,  ne  pouvaient  être  considérés 
comme  sujets  du  sultan,  puisqu'ils  appartenaient  au  roi  d'Angle- 
terre. »  Cette  explication  trouva  grâce  devant  la  soldatesque,  flattée 
dans  son  orgueil  par  la  condescendance  qu'on  lui  avait  montrée. 
Les  janissaires  déclarèrent  que  désormais  la  tranquillité  ne  serait 
plus  troublée;  ils  demandaient  en  retour  que  le  consul  de  France 
donnât  l'exemple  de  la  confiance  et  fit  descendre  à  terre  sa  famille 
et  ses  nationaux.  M.  David  ne  mit  qu'une  condition  à  son  consente- 
ment :  il  exigea  que  les  engagemens  pris  fussent  ratifiés  en  présence 
de  tous  les  consuls  réunis  et  sous  la  garantie  de  toutes  les  autorités 
assemblées.  Le  soir  même,  le  serdar,  le  mousselim  et  quelques 
autres  personnages  de  marque  étaient  cqnvoqués  chez  le  pacha.  Le 
corps  consulaire  fut  introduit.  «  Que  voulez-vous?  »  demanda  Hassan 
d'un  ton  sec. 

Le  consul  de  France  prit  la  parole.  «  On  a  manqué  trois  fois 
aux  promesses  qu'on  nous  avait  faites,  dit-il.  Nous  ne  venons  pas, 
comme  des  enfans  crédules,  réclamer  la  répétition  de  ces  vains  en- 
gagemens. 11  nous  faut  des  garanties  plus  sérieuses.  Nous  désirons 
que  les  nouveaux  odgiaklis  prêtent  entre  les  mains  du  représentant 
de  leur  souverain  le  serment  de  maintenir  l'ordre  public  et  de  pu- 
nir quiconque  essaierait  de  le  troubler. 

—  Vous  avez  entendu,  dit  alors  le  pacha,  s'adressant  aux  chefs 
silencieusement  rangés  en  face  de  lui.  Les  odgiaklis  avaient  retiré 
leurs  promesses,  parce  qu'on  leur  avait  donné  des  sujets  de  plainte 
qui  aujourd'hui  n'existent  plus.  Promettons-nous  aux  consuls  de 
maintenir  la  tranquillité  dans  Smyrne? 

—  Oui,  seigneur,  répondirent  à  la  fois  tous  les  janissaires  en 
portant  la  main  à  leur  front. 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Promettons- nous  de  punir  quiconque  se  livrerait  à  des  vio- 
lences illégales? 

—  Oui,  seigneur. 

—  Promettons-nous  de  maintenir  parmi  les  janissaires  la  disci- 
pline et  l'honneur  militaire? 

—  Oui,  seigneur. 

—  Promettons-nous  de  faire  respecter  les  Francs,  sujets  des  rois 
amis  de  notre  magnifique  sultan? 

—  Oui,  seigneur. 

—  De  protéger  les  raïas  tant  que  la  Porte  n'aura  pas  ordonné 
leur  châtiment  ? 

—  Oui,  seigneur. 

—  En  échange  des  promesses  qui  viennent  d'être  faites,  ajouta 
le  pacha,  nous  demandons  à  notre  tour  aux  consuls  de  renvoyer 
dans  leurs  habitations  les  raïas  qui  se  sont  réfugiés  dans  les  mai- 
sons des  Francs. 

—  Nous  y  consentons,  répondit  le  consul  de  France,  après  avoir 
pris  l'avis  de  ses  collègues;  mais,  pour  que  ces  familles  tremblantes 
regagnent  leur  domicile  avec  quelque  confiance,  il  est  nécessaire 
qu'une  proclamation  les  rassure. 

—  Des  proclamations!  répliqua  vivement  le  pacha.  Les  raïas  y 
croyaient  autrefois  !  Aujourd'hui  ils  n'écoutent  plus  le  crieur  public. 
J'ai  chargé  leur  archevêque  et  leurs  primats  de  les  engager  à  ren- 
trer dans  leurs  demeures.  Ces  exhortations  auront  plus  d'effet  que 
toutes  mes  paroles.  » 

Ainsi  finit  cette  cérémonie  des  promesses.  En  d'autres  temps, 
l'engagement  eût  été  tenu  pour  sacré  ;  mais  les  sermens  des  Turcs 
n'avaient  plus  de  valeur.  Triste  effet  et  symptôme  infaillible  de  leur 
décadence  morale  1 

La  garnison  du  château  ne  s'était  pas  seulement  arrogé  le  droit 
de  ne  laisser  sortir  aucun  bâtiment  sans  l'avoir  préalablement  sou- 
mis à  la  visite,  elle  retenait  en  dehors  de  la  passe  les  navires  de 
guerre  qui  se  présentaient  pour  entrer  en  rade.  On  s'était  résigné 
à  Subir  cette  exigence,  tenant  avant  tout  à  ne  fournir  aucun  pré- 
texte au  désordre;  mais  le  consul  de  France  et  le  consul  d'Angle- 
terre s'en  plaignaient  avec  amertume.  «  Prenez  garde,  disaient-ils 
au  pacha.  Un  pareil  acte  est  regardé  par  toutes  les  nations  comme 
un  commencement  d'hostilités.  Que  dira  le  grand-seigneur  quand 
il  saura  que  vous  l'avez  mis  dans  une  fausse  position  vis-à-yis  de 
deux  grandes  puissances?  Il  ne  pourra  s'en  prendre  qu'à  vous  du 
refroidissement  de  leur  amitié.  —  Mes  amis,  répondait  Hassan,  je 
vais  vous  parler  à  cœur  ouvert.  Je  sens  très  bien  la  vérité  de  ce 
que  vous  me  dites;  mais  je  ne  suis  plus  ici  le  maître.  Si  j'admets 


LA    STATION   DU   LEVANT.  349 

un  seul  bâtiment  de  plus,  je  suis  à.  l'instant  immolé.  De  misérables 
Juifs  ont  mis  dans  l'esprit  de  la  populace  des  soupçons  extravagans. 
Il  n'est  pas  en  mon  pouvoir  d'éclairer  ce  peuple  abusé;  le  tenter 
seulement  serait  m'exposer  à  toutes  ses  fureurs.  » 

Le  8  juillet,  le  consul  de  France  s'était  de  nouveau  rendu  chez 
le  pacha.  Les  gabares  la  Nantaise,  la  Lamproie,  la  Chevrette  et  la 
Truite,  la  flûte  le  Golo,  la  goélette  Y  Estafette,  la  corvette  de  charge 
la  Bonite,  la  frégate  la  Jeanne  d'Arc,  commandée  par  M.  le  vicomte 
de  La  Mellerie,  s'étaient  vu  successivement  refuser  l'entrée  de  la 
rade.  M.  David  insistait  pour  qu'on  levât  enfin  cette  interdic- 
tion. «  Que  voulez-vous?  lui  disait  avec  une  apparente  bonhomie 
l'artificieux  pacha  de  Césarée,  on  se  souvient  encore  à  Smyrne  de 
l'expédition  d'Egypte.  »  L'ambassade  de  France  à  Constantinople 
avait  été  avertie  de  ces  difficultés.  M.  le  vicomte  de  Viella,  qui 
remplissait  les  fonctions  de  chargé  d'affaires  depuis  le  départ  de 
M.  le  marquis  de  Rivière,  rappelé  en  France  au  mois  d'octobre 
1820,  s'était  mis  immédiatement  en  campagne.  Un  firman  de  la 
Porte  avait  prescrit  au  pacha  «  de  veiller  soigneusement  à  la  sûreté 
des  Francs.  »  L'ambassadeur  d'Angleterre  obtenait  pour  le  môme 
objet  une  lettre  du  grand-mufti.  Le  pacha  restait  sourd  à  toutes 
ces  démarches.  Pour  lui,  il  n'y  avait  qu'un  moyen  de  protéger  les 
Francs  :  c'était  de  contenter  les  Turcs.  Voulait- on  voir  se  renouveler 
les  scènes  déplorables  qui  avaient  jeté  le  trouble  et  le  deuil  dans 
Smyrne,  on  n'avait  qu'à  donner  l'ordre  aux  navires  français  de 
forcer  l'entrée  de  la  rade. 

Pendant  que  le  consul  et  le  pacha  discutaient  ainsi  avec  véhé- 
mence, deux  lettres  arrivèrent  au  palais,  venant  toutes  deux  du 
château  de  mer.  L'une,  confiée  à  un  reis  algérien,  avait  été  écrite 
par  le  disdar  (commandant  du  château)  et  était  adressée  au  pacha; 
l'autre  avait  été  apportée  au  consul  par  un  officier  de  la  Jeanne 
d'Arc.  Les  deux  messagers  furent  introduits  en  même  temps  et 
s'expliquèrent  avec  une  égale  chaleur.  L'affaire  qui  les  amenait  à 
Smyrne  était  des  plus  graves.  Jamais  il  ne  s'en  présenta  où  les 
droits  imprescriptibles  de  l'humanité  eussent  plus  de  peine  à  se 
mettre  d'accord  avec  les  exigences  du  droit  des  gens.  Voici  en 
quelques  mots  de  quel  incident  il  s'agissait.  Un  bâtiment  sarde, 
commandé  par  un  capitaine  esclavon,  le  capitaine  Zibilich,  avait 
été  mouiller  à  l'embouchure  de  l'Hermus.  Là,  pendant  plusieurs 
jours,  il  avait  embarqué  à  son  bord  des  raïas  fugitifs.  C'était  une 
spéculation  interdite  sous  les  peines  les  plus  sévères  à  tous  les  na- 
vires de  commerce.  Aux  termes  de  la  convention  diplomatique  con- 
clue à  Constantinople,  le  bâtiment  qui  s'y  livrait  ne  s'exposait  à  rien 
moins  qu'à  être  séquestré.  Découvert  à  son  mouillage  suspect  par 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  goélette  algérienne,  le  capitaine  sarcle  n'évita  la  capture  qu'en 
allant  se  réfugier  sous  le  canon  des  bâtimens  français.  Étions-nous 
fondés  à  lui  maintenir  notre  protection?  Le  débat  fut  vif,  mais  en 
présence  d'un  texte  trop  formel  il  fallut  bien  céder.  Les  Turcs  fu- 
rent autorisés  à  exercer  leur  droit  de  séquestre.  «  Ils  célébrèrent 
cette  prise  comme  un  éclatant  triomphe,  et  il  fut  tiré,  à  l'entrée  du 
brick  sarde  dans  la  rade,  plus  de  coups  de  canon  qu'on  n'en  eût  tiré 
en  France  ou  en  Angleterre  pour  la  capture  de  toute  une  escadre.  » 
Le  pacha  promettait  la  plus  grande  indulgence.  «  Il  avait,  disait-il, 
quatre  firmans  successifs  qui  prononçaient  la  peine  de  mort  contre 
tout  raïa  arrêté  dans  sa  fuite.  Par  égard  pour  la  protection  de  la 
France,  dont  ces  criminels  avaient  joui  un  instant,  il  leur  laisserait 
la  vie  ;  il  leur  épargnerait  même  les  rigueurs  de  la  prison,  et  se 
contenterait  de  les  distribuer  dans  des  maisons  turques.  » 

Ces  paroles  étaient-elles  sincères?  On  avait  tout  sujet  de  le 
croire  après  les  ordres  venus  de  Gonstantinople.  Le  mufti  n'avait 
pas  seulement  recommandé  au  pacha  d'assurer  par  tous  les  moyens 
possibles  la  tranquillité  des  Francs  :  il  l'avait  engagé  aussi  à  user 
de  son  influence  en  faveur  de  ces  pauvres  raïas  «  qui  vivaient  de 
leur  travail  et  de  leur  industrie.  »  Il  semblait  donc  que  des  disposi- 
tions plus  clémentes  fussent  à  la  veille  de  prévaloir  dans  les  conseils 
de  la  Porte;  mais  ce  n'était  pas  le  sultan  ou  ses  conseillers  qu'il  eût 
fallu  convaincre,  c'eût  été  ce  peuple  fanatique  que  de  nouveaux 
malheurs  et  de  nouvelles  humiliations  venaient  à  chaque  instant 
aigrir.  Le  26  juillet,  le  courrier  de  Gonstantinople  arriva  de  grand 
matin;  il  apportait  à  Sniyrne  l'annonce  du  départ  du  ministre  russe, 
le  baron  Strogonof.  La  guerre  avec  la  Russie  semblait  imminente; 
il  avait  fallu  renforcer  les  garnisons  des  forteresses  du  Danube,  me- 
nacées par  des  concentrations  de  troupes  en  Bessarabie.  Le  pacha 
d'Acre  était  en  rébellion;  les  Druses  avaient  pris  les  armes,  les  cités 
saintes  de  La  Mecque  et  de  Médine  étaient  de  nouveau  inquiétées 
par  les  Wahabites;  le  sultan  avait  dû  déclarer  la  guerre  au  shah  de 
Perse,  qui  ne  cessait  de  faire  des  incursions  dans  les  provinces  orien- 
tales de  l'empire.  C'en  était  trop  pour  la  populace  de  Smyrne.  Elle 
s'ameute  et  se  porte  en  foule  vers  les  abords  du  palais.  Un  sultan  en 
pareille  occurrence  eût  jeté  par-dessus  les  murs  du  sérail  la  tête  de 
son  vizir.  Le  pacha  n'hésita  pas  un  seul  instant  à  sauver  sa  vie  en 
prenant  celle  des  infidèles.  Le  peuple  et  ses  propres  soldats,  depuis 
quelque  temps,  l'accusaient  de  tiédeur;  il  voulut  donner  un  san- 
glant démenti  à  ce  bruit  fâcheux.  Le  capitaine  Zibilich  était  retenu 
en  prison  avec  tous  les  hommes  de  son  équipage.  Le  pacha  les  en 
fait  sortir;  on  garrotte  ces  malheureux,  on  les  livre  au  bourreau, 
et  sur  le  marché  public  on  leur  coupe  la  tête.  Deux  matelots  es- 


LA.   STATION   DU   LEVANT.  S 51 

saient  de  s'échapper,  ils  sont  massacrés  par  la  populace.  Hassan- 
Pacha  avait  promis  de  traiter  les  marins  sardes  comme  ses  hôtes. 
((Son  hospitalité,  écrivait  M.  David  transporté  d'indignation,  presque 
fou  de  douleur,  a  été  l'hospitalité  de  Polyphème.  »  Les  Grecs  dont  la 
tentative  d'évasion  avait  été  la  cause  première  de  ce  drame  sinistre 
ne  pouvaient,  quand  les  Européens  étaient  ainsi  frappés,  espérer 
de  la  pitié  des  Turcs  un  sort  moins  rigoureux.  Le  pacha  les  fit 
égorger  dans  les  journées  du  27  et  du  28  juillet.  Ces  infortunés 
reçurent  du  moins  la  sépulture;  les  Européens  avaient  eu  l'horrible 
distinction  d'être  livrés  aux  Juifs  et  jetés  comme  des  chiens  dans 
les  flots. 

Cette  dernière  infamie  fut  la  goutte  d'eau  qui  fit  déborder  le  vase. 
A  dater  de  ce  jour,  les  agens  européens  comprirent  qu'il  n'y  avait 
plus,  avec  des  autorités  aussi  faibles  que  perfides,  de  ménagemens 
diplomatiques  à  garder.  L'appareil  de  la  force  pouvait  seul  conte- 
nir les  passions  de  la  foule,  intimider  le  mauvais  vouloir  des  vizirs, 
rendre  la  sécurité  et  la  paix  à  une  ville  où  depuis  trois  mois  régnait 
la  terreur.  Le  28  juillet  à  midi,  la  frégate  la  Guerrière,  portant  le 
pavillon  du  conire-amiral  Halgan,  venait  jeter  l'ancre  devant  les 
quais  de  Smyrne.  Les  gens  du  château  avaient  voulu  l'arrêter  par 
des  démonstrations  hostiles;  ((  l'amiral  leur  montra  le  pavillon  du 
roi,  leur  cr'ia.  France!  et  passa  outre.  »  Le  2  août,  sept  bâtimens 
français  étaient  réunis  sur  rade.  Quels  que  fussent  désormais  les 
embarras  de  l'empire  du  sultan,  les  succès  des  troupes  grecques  en 
Morée,  les  triomphes  obtenus  par  les  flottes  hydriotes  ou  par  les 
brûlots  d'Ipsara ,  les  Francs  de  Smyrne  pouvaient  dormir  tran- 
quilles; ils  n'auraient  plus  à  payer  de  leur  sang  les  échecs  infligés 
aux  armes  ottomanes. 

m. 

Les  troubles  de  Smyrne  étaient  un  symptôme  dont  un  observa- 
teur intelligent  ne  pouvait  manquer  de  tenir  compte.  Les  Turcs 
avaient  été  surpris  par  les  insurgés;  mais  il  eût  été  puéril  de  s'ima- 
giner qu'ils  allaient  souscrire  à  l'indépendance  de  la  Grèce  avant 
d'avoir  mis  toutes  leurs  ressources  en  œuvre  et  d'avoir  tenté  les 
plus  grands  efforts  pour  triompher  de  la  rébellion.  Le  reptile  en- 
gourdi qu'on  approche  d'un  foyer  ardent  ne  tarde  pas  à  recouvrer 
ses  forces  et  à  dérouler  ses  anneaux.  L'indignation  avait  rendu  aux 
Turcs  toute  l'âpreté  native  des  premiers  Osmanlis  ;  c'était  donc 
une  lutte  à  outrance  qui  allait  s'engager  entre  la  Turquie  et  la 
Grèce. 

Exaltés  par  leurs  premiers  succès,  aspirant  de  tous  leurs  pou- 
mons le  giand  air  de  la  liberté,  les  insurgés  du  Magne  et  du  Pélo- 


352  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ponèse  avaient  fait  annoncer  aux  puissances  chrétiennes ,  par  l'or- 
gane de  leur  chef,  le  bey  Petro  Mavro-Michali,  que,  dût  le  secours 
de  l'Europe  leur  faire  faute,  dût  la  fortune  inconstante  les  trahir, 
((  ils  ne  retourneraient  jamais  sous  le  joug  du  sultan.  »  Ce  serment 
a  été  tenu,  mais  on  sait  à  quel  prix  !  L'histoire  n'a  pas  d'exemple 
d'aussi  durs  sacrifices,  d'épreuves  aussi  cruelles,  d'une  persévé- 
rance aussi  longue.  Ce  qui  a  valu  aux  Grecs  l'intérêt  de  tous  les 
nobles  cœurs,  la  sympathie  de  toute  âme  généreuse,  ce  n'est  pas 
seulement  la  justice  de  leur  cause,  c'est  la  ténacité  qu'ils  ont  mise 
à  la  soutenir.  Pour  combattre  et  pour  se  détruire,  les  hommes ,  au 
temps  où  nous  vivons,  ont  besoin  de  deux  choses  :  d'une  organisa- 
tion qui  leur  permette  de  combiner  leurs  efforts,  et  de  capitaux  qui 
leur  fournissent  les  moyens  de  les  prolonger.  Si  l'argent  a  été  ap- 
pelé le  nerf  de  la  guerre,  c'est  bien  moins  parce  qu'il  faut  de  l'ar- 
gent pour  se  procurer  des  armes  que  parce  que  sans  argent  on  ne 
saurait  retenir  longtemps  rassemblées  sous  les  drapeaux  ces  masses 
humaines  enlevées  à  l'atelier  ou  à  la  charrue,  qui  ne  tirent  plus  du 
sol ,  mais  attendent  d'une  administration  prévoyante  leur  subsis- 
tance. Tout  l'enthousiasme  du  monde  ne  saurait  suppléer  le  pain 
quotidien.  C'est  là  un  point  qu'il  importe  de  ne  pas  perdre  de  vue, 
si  l'on  ne  veut  juger  trop  sévèrement  les  défaillances  apparentes 
des  insurgés,  la  dispersion  subite  de  leurs  armées  et  de  leurs 
flottes,  leurs  alternatives  de  succès  et  de  revers.  L'organisation  de 
la  Turquie  était  arriérée;  son  système  financier  était  détestable; 
la  Grèce,  elle,  n'avait  ni  organisation  ni  finances. 

Si  rapide  qu'eût  été  le  déclin  de  l'empire,  les  forces  que  le  sultan 
pouvait  rassembler  contre  l'insurrection  ne  laissaient  pas  d'être 
encore  excessivement  redoutables  pour  une  population  sans  crédit, 
sans  réserve  métallique,  n'ayant  d'autre  lien  que  sa  religion  et  sa 
langue,  dispersée  sur  deux  continens  et  dans  deux  archipels,  dés- 
habituée enfin  par  un  long  esclavage  du  métier  des  armes.  La  Tur- 
quie barbare  de  1821  n'avait  pas  les  ressources  et  les  moyens  d'ac- 
tion de  la  Turquie  à  demi  civilisée  de  185/i  ;  elle  en  avait  d'autres, 
dont  il  faut  cependant  tenir  compte,  et  qu'un  exposé  très  sommaire 
fera  suffisamment  apprécier. 

La  perception  des  impôts,  —  il  semble  presque  inutile  de  le  rap- 
peler, tant  la  chose  est  connue  et  presque  proverbiale,  —  donnait 
lieu  en  Turquie  à  une  foule  d'abus.  Jamais  les  agens  du  fisc  ne  trou- 
vèrent plus  nombreuses  et  plus  faciles  occasions  de  fraudes;  mais 
l'abus  financier  le  plus  grave  était  celui  dont  le  gouvernement  lui- 
même  n'hésitait  pas  à  se  rendre  coupable.  Chaque  fois  que  quelque 
nécessité  politique  le  prenait  à  l'improviste,  le  grand -seigneur, 
pour  sortir  d'embarras,  employait  un  de  ces  expédiens  honteux 
familiers  aux  souverains  d'autrefois,  mais  qu'aurait  répudiés  au 


LA    STATION    DU    LEVANT.  OOO 

xix^  siècle  la  conscience  des  princes  les  moins  scrupuleux  :  il  alté- 
rait le  titre  de  ses  monnaies.  C'est  ainsi  que  dès  1804  il  avait  fait 
descendre  le  change  de  la  piastre  turque  de  5  francs  à  2  fr.  50. 
Nous  avons  vu  en  18Z|0  cette  monnaie  d'argent  tomber  au  taux 
du  réal  espagnol,  25  centimes;  —  en  1821  le  commerce  extérieur 
ne  l'acceptait  déjà  que  pour  la  valeur  intrinsèque  d'un  alliage  où 
le  cuivre  tendait  à  figurer  presque  seul.  Diminués  par  l'incurie, 
détournés  par  l'infidélité,  compromis  par  des  mesures  déloyales, 
les  revenus  du  trésor  public,  au  début  des  hostilités,  ne  dépas- 
saient probablement  pas  le  chiffre  de  100  millions  de  francs,  et 
encore,  sur  ces  100  millions,  près  de  50  provenaient-ils  du  karatch, 
impôt  de  capitation  que  supportaient  seuls  les  chrétiens.  Les  finances 
de  l'empire,  par  bonheur,  ne  dépendaient  pas  uniquement  du  tré- 
sor public.  Il  existait  sous  les  voûtes  du  sérail  une  réserve  précieuse, 
fruit  d'une  longue  épargne,  mystérieux  amas  de  richesses  qu'ali- 
mentaient des  recettes  distinctes,  et  que  chaque  sultan  mettait  son 
orgueil  à  grossir.  Cette  réserve  se  nommait  le  trésoi^  privé.  On  n'y 
puisait  que  dans  les  circonstances  d'une  gravité  tout  exception- 
nelle; l'insurrection  grecque  constituait  un  de  ces  cas  extrêmes  où 
les  portes  du  dernier  caveau  ne  pouvaient  hésiter  à  s'ouvrir.  Le 
sultan  était  d'ailleurs  fondé  à  compter  sur  les  emprunts  qu'il  ferait 
aux  biens  des  mosquées,  sur  les  offrandes  volontaires,  sur  la  vente 
des  emplois,  sur  les  produits  des  amendes  et  des  confiscations,  sur 
toutes  les  ressources  en  un  mot  qu'il  eût  mises  à  contribution  pour 
soutenir  une  guerre  étrangère,  qu'il  pouvait  à  plus  forte  raison 
évoquer  quand  il  avait  à  étouffer  une  révolte  servile  et  un  soulève- 
ment religieux. 

L'argent  ne  manquerait  donc  pas  au  sultan  Mahmoud;  aurait-il 
assez  de  soldats  pour  garder  la  ligne  du  Danube,  pour  contraindre 
la  Perse  à  la  paix,  pour  achever  la  défaite  d'Ali,  pour  faire  face  à  la 
sédition  en  Épire,  en  Morée,  dans  la  Grèce  continentale,  dans  les 
îles,  en  Thessalie  et  en  Macédoine?  ComWen  d'hommes,  s'il  faisait 
appel  au  ban  et  à  l'arrière-ban  de  l'empire,  pourrait-il  réunir  sous 
les  drapeaux?  iNi  en  177 h,  ni  en  1790,  la  Porte  n'avait  pu  réussir 
à  mettre  plus  de  100,000  hommes  en  campagne.  Les  relevés  offi- 
ciels présentaient,  il  est  vrai,  un  état  militaire  évalué  à  180,000  ca- 
valiers, 15,000  canonniers  et  220,000  fantassins;  mais  il  y  a  tou- 
jours de  grands  mécomptes  à  craindre  lorsqu'on  en  est  réduit  à 
faire  marcher  ses  réserves.  Ces  mécomptes,  il  n'est  pas  de  puis- 
sance au  monde  qui  ne  les  ait  éprouvés;  en  Turquie,  ils  s'expliquent 
sans  peine  par  les  énormes  distances  que  les  troupes  convoquées 
ont  à  parcourir.  11  n'avait  jamais  fallu  moins  de  sept  ou  huit  mois 
pour  rassembler  une  armée  ottomane.  Si  cette  armée  se  trouvait  à 

TOME  cm.  —  1873.  23 


354  HEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  frontière  vers  la  fin  du  mois  d'août,  s'il  lui  restait  deux  ou  trois 
mois  pour  combattre,  le  sultan  pouvait  être  satisfait  du  zèle  déployé 
par  ses  timariotes  et  se  dire  que  les  circonstances  l'avaient  bien 
servi. 

L'organisation  militaire  de  la  Turquie  n'en  resta  pas  moins  jus- 
qu'à la  fin  du  xviii^  siècle  un  objet  d'admiration  pour  tout  ce  qui 
s'occupait  de  guerre  en  Europe.  Cent  ans  plus  tard,  l'impression 
était  différente.  Ces  cent  années,  les  Turcs  les  avaient  employées 
comme  Épiménide,  ils  s'étaient  endormis,  et  qui  n'avance  pas  au- 
jourd'hui rétrograde.  Les  soldats  de  l'archiduc  Charles,  aux  prises 
avec  les  soldats  de  Moreau  dans  la  Forêt-Noire,  ne  nous  rappellent 
guère  les  cuirassiers  de  Pappenheim  chargeant  à  Lutzen  les  gen- 
darmes de  Gustave-Adolphe.  Il  semble  au  contraire  que  ce  soit  de 
l'armée  campée  en  1821  sous  les  murs  de  Janina  qu'il  s'agisse, 
quand  on  nous  parle  en  1637  «  de  ces  gens  de  cheval,  les  spahis, 
qui  portent  la  lance,  la  masse  d'armes  et  le  cimeterre,  »  ou  de 
«  ces  troupes  combattant  à  pied,  armées  de  mousquets  et  d'arque- 
buses incrustées  de  nacre,  »  qui  se  bornent  à  tirer  «  le  coup  du 
logis,  »  et  immédiatement  après  «  mettent  le  sabre  à  la  main.  » 
Cette  organisation,  fort  insuffisante  pour  se  mesurer  avec  des  troupes 
russes  ou  avec  des  troupes  allemandes,  était  cependant,  il  faut  bien 
le  reconnaître,  mieux  appropriée  à  une  guerre  dans  laquelle  on  ne 
devait  rencontrer  que  des  bergers,  des  klephtes  ou  des  armatoles. 

La  discipline  avait  faibli  sans  doute  en  Turquie.  La  discipline  ne 
se  soutient  dans  les  armées  que  par  l'habitude  de  la  victoire.  Ce- 
pendant si  les  grands-vizirs  de  1668  et  de  1715  avaient  été  soudain 
rappelés  à  la  vie,  ils  auraient  encore  reconnu  leurs  troupes.  Le  sol- 
dat turc  était  toujours  sobre,  ne  mangeant  que  du  biscuit  et  des 
oignons,  ne  buvant  que  de  l'eau.  Les  janissaires,  au  nombre  de 
110,000  environ,  n'auraient  peut-être  plus  escaladé  avec  la  même 
audace  les  murs  de  l'Acro-Corinthe;  mais  les  Albanais,  les  Bos- 
niaques, les  Croates,  étaient  toujours  les  vaillans  soldats  qu'on 
avait  vus,  au  xvii®  siècle,  inspirant  l'admiration  «  aux  vieux  gen- 
darmes wallons  habitués  depuis  trente  ans  aux  guerres  de  Hon- 
grie et  des  Pays-Bas.  »  Les  chevaux  se  contentaient  de  l'herbe 
qu'ils  trouvaient  à  paître  et  d'un  peu  d'orge  qu'on  leur  donnait  de 
deux  jours  l'un.  Les  bagages  n'avaient  pas  cessé  d'encombrer  les 
routes  et  de  ralentir  les  mouvemens  de  l'armée.  On  comptait  en- 
core en  1821,  comme  en  1637,  un  cheval  de  bât  pour  10  hommes, 
un  chameau  pour  20,  destiné  à  porter  les  tentes.  Les  chrétiens 
étonnés  avaient  vu  jadis  en  Hongrie,  en  Pologne  et  jusque  sous  les 
Hiurs  de  Vienne,  des  camps  de  soixante  mille  tentes,  des  camps  sem- 
blables à  des  villes,  avec  leurs  rues  tracées  au  cordeau;  ils  auraient 


LA  STATION   DU    LEVANT.  355 

pu  en  voir  sur  les  rives  du  Sperchius  ou  sur  les  bords  du  Danube 
de  moins  considérables  sans  doute,  mais  de  non  moins  bien  ordoa- 
nés.  De  tout  temps  les  rigueurs  du  bivouac  ont  été  insupportables 
à  l'armée  turque,  et  c'est  presque  toujours  dans  ses  camps  que  les 
généraux  européens  ont  dû  l'aller  attaquer. 

Si  l'organisation  des  armées  avait  peu  changé  en  Turquie,  les 
lois  de  la  guerre  y  étaient  également  restées  empreintes  des  féroces 
habitudes  d'un  autre  âge.  Les  prisonniers  recueillis  sur  le  champ 
de  bataille  étaient  mis  à  mort.  Dans  les  villes,  les  habitans  paisi- 
bles, les  femmes  et  les  enfans,  étaient  épargnés.  On  se  contentait 
de  les  vendre  sur  la  place  publique.  Chaque  tête  coupée  se  paya,it 
5  sequins,  et  c'était  encore  la  coutume  après  une  mêlée,  quand  le 
grand- vizir  retournait  à  sa  tente,  de  ranger  sur  son  passage  les 
têtes  que  le  sabre  ottoman  avait  abattues. 

J'ai  déjà  indiqué  au  début  de  ce  travail  l'immense  intérêt  qu'il  y 
avait  pour  les  Turcs  à  conserver  leurs  communications  maritimes. 
La  vaste  étendue  de  l'empire,  le  manque  de  routes,  l'impos-sibilité 
de  tirer  aucun  approvisionnement  de  pays  ravagés ,  l'importance 
des  places  fortes  échelonnées  sur  le  littoral,  places  qu'il  fallait 
promptement  ravitailler  et  secourir,  sous  peine  de  les  voir  bientôt 
tomber  au  pouvoir  de  l'ennemi,  tout  contribuait  à  démontrer  l'ur- 
gence d'équiper  et  de  tenir  en  mer  une  flotte  supérieure  à  celle  des 
insurgés. 

La  Porte  possédait  des  chantiers  de  construction  à  Métélin,  à 
Boudroun,  à  Sinope,  à  Constantinople.  Les  vaisseaux  du  sultan  se 
bâtissaient  généralement  à  peu  de  frais,  car  les  chantiers  étaient 
voisins  des  lieux  qui  produisent  les  meilleures  essences  et  les  bois 
de  mâture  venaient  en  grands  radeaux  des  bords  de  la  Mer-Noire. 
Un  vaisseau  construit  à  Sinope  ne  coûtait  pas,  déduction  faite  des 
canons  et  du  gréement,  plus  de  225,000  fr.  L'artillerie  se  composait 
de  canons  de  bronze,  métal  que  les  mines  de  l'Asie  fournissaient  à 
peu  de  frais  au  grand-seigneur.  Dans  la  guerre  de  1770,  la  Porte 
avait  mis  en  mer  là  vaisseaux  et  plusieurs  frégates.  Cette  escadre 
fut  complètement  détruite  par  les  Russes.  Un  si  grand  désastre 
n'empêcha  pas  les  Turcs  vingt  ans  plus  tard  de  rester  les  maîtres 
de  la  Mer-iNoire  et  de  bloquer  avec  18  vaisseaux  de  ligne  l'entrée 
du  Dnieper. 

En  1821,  le  matériel  de  la  flotte  ottomane  se  composait  aie 
17  vaisseaux  réunis  à  Constantinople,  —  à  trols-ponts  et  13  vais- 
seaux de  7h,  —  7  frégates,  5  corvettes  et  quelques  bricks. 

La  difficulté  était  de  trouver  des  équipages.  Les  Turcs  ne  sont 
pas  un  peuple  marin.  Tout  ce  qui  exige  de  l'agilité  ou  de  la  vigi- 
lance, de  l'activité  de  corps  ou  de  l'activité  d'esprit,  répugne  à 
leurs  allures  lentes,  à  leur  indifférence  naturelle  ©u  systématique. 


356  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Quand  les  Turcs  montaient  les  vaisseaux  du  sultan,  c'était  pour  y 
combattre.  Il  n'eût  certes  pas  été  sans  danger  de  vouloir,  comme 
au  temps  de  Tourville  et  du  chevalier  Paul,  «  les  forcer  l'épée  à  la 
main  »  sur  les  ponts  qu'ils  auraient  entrepris  de  défendre.  Les  Turcs 
avaient  conservé  l'habitude  des  Combats  à  l'arme  blanche,  et  dans 
une  lutte  corps  à  corps  ils  auraient  retrouvé  tous  leurs  avantages; 
mais  ce  qui  ne  fût  jamais  entré  dans  l'esprit  d'un  capitan-pacha, 
c'eût  été  la  pensée  d'envoyer  les  plus  hardis  de  ses  Osmanlis  sur 
les  Vergues.  Les  musulmans  à  bord  de  la  flotte  ottomane  pointaient 
et  manœuvraient  les  canons,  aidaient  à  lever  les  ancres,  mettaient 
même  au  besoin,  comme  le  font  encore  chez  nous  les  soldats  passa- 
gers, la  main  à  la  besogne  lorsqu'il  ne  fallait  que  tirer  d'en  bas  sur 
les  cordes.  Aucun  d'eux  ne  s'aventurait  dans  l'espace  pour  aller, 
suspendu  entre  le  ciel  et  l'eau,  a  piller  en  marin  la  toile  avec  les 
ongles,  prendre  le  bas  ris  aux  huniers,  déferler  ou  serrer  les 
voiles.  »  Ce  travail  périlleux  était  exclusivement  l'affaire  des  raïas, 
des  esclaves  ou  des  mercenaires  chrétiens. 

Depuis  l'époque  où  se  livrait  la  bataille  de  Lépante,  les  Grecs 
n'avaient  pas  cessé  d'être  l'âme  de  tout  vaisseau  turc.  On  avait  vu 
dans  cette  célèbre  journée  plus  de  25,000  Grecs  embarqués  sur  la 
flotte  ottomane;  5,000  seulement  servaient  sur  la  flotte  vénitienne. 
Les  beys  de  Rhodes,  de  Milo  et  Santorin,  de  Ghio,  de  Chypre,  de 
Morée,  de  Lépante,  de  Sainte-Maure,  de  Négrepont,  de  Métélin, 
d'Andros  et  Syra,  de  Naxos  et  Paros,  de  Lemnos,  devaient  fournir 
alors  un  nombre  de  galères  proportionné  à  leurs  revenus.  Rhodes  ' 
en  fournissait  II,  Ghio  6,  Ghypre  7,  la  Morée  3,  Naxos,  Andros,  Mé- 
télio,  Samos,  une  seulement;  les  îles  de  Miconi  et  de  Serpho  réu- 
nissaient leurs  conlingens  pour  armer  une  galère  à  elles  deux.  Sans 
les  marins  grecs,  il  n'y  aurait  jamais  eu  de  flotte  ottomane.  On  peut 
ainsi  juger  du  désarroi  que  la  défection  de  ces  auxiliaires  allait  je- 
ter dans  la  marine,  tout  à  co-up  désarmée,  du  grand-seigneur.  Si 
l'on  en  excepte  les  jours  désastreux  où  la  flotte  française  perdit  à  la 
■Jois  ses  officiers  par  l'émigration  et  par  l'échafaud,  ses  canonniers 
par  leur  envoi  aux  armées,  il  n'y  avait  jamais  eu  de  désorganisation 
navale  plus  complète,  il  ne  restait  aux  Turcs  que  des  combattans. 
11  leur  fallait  demander  des  matelots  aux  caïques  du  Bosphore, 
remplacer  les  Grecs  par  des  Génois,  des  Maltais  et  des  Esclavons. 
Heureusement  pour  la  Porto,  le  cri  d'alarme  qu'elle  venait  de 
pousser  avait  retenti  au  loin.  Les  régences  de  la  côte  d'Afrique  et 
le  pacha  d'Egypte  se  préparaient  à  venir  à  son  aide.  De  toutes  les 
marines  barbaresques,  la  marine  algérienne  était  celle  dont  le  re- 
nom fût  le  mieux  établi.  Les  Algéi'iens  étaient  à  leur  façon  des  che- 
valiers de  Malte.  Ils  aimaient  b.  faire  pour  l'honneur  de  l'islam  ce 
que  leurs  vœux  obligeaient,  il  n'y  a  pas  un  siècle,  les  chevaliers  à 


LA    STATION    DU   LEVANT.  357 

continuer,  en  dépit  de  la  paix  la  plus  profonde,  pour  la  gloire  du 
Christ.  Bien  dignes  d'être  traités  par  toutes  les  nations  civilisées  en 
pirates,  ces  incorrigibles  corsaires,  — je  veux  parler  des  Algériens, 

—  n'avaient  pas  tout  à  fait  perdu  la  tradition  des  Barberousse.  Il 
leur  en  était  resté  un  courage  indompté.  Opiniâtres  et  farouches, 
montrant  dans  les  luttes  les  plus  inégales  la  ténacité  du  chat  sau- 
vage, il  fallait  les  broyer  pour  les  faire  céder.  On  se  rappelle  en- 
core dans  la  marine  française  ce  misérable  brick  qui  le  11  juillet 
1799  refusa  obstinément  de  se  laisser  visiter  par  la  flotte  de  l'ami- 
ral Bruix.  Bravant  le  feu  de  plusieurs  de  nos  bâtimens,  canonnant 
avec  insolence  tous  les  vaisseaux  devant  lesquels  il  passait,  l'impu- 
dent corsaire  ne  baissa  pas  d'un  pouce  le  pavillon  du  dey.  Plus 
digne  d'admiration  en  somme  que  de  colère,  il  finit  par  être  rasé 
de  tous  ses  mâts  par  le  vaisseau  le  Fougueux,  qui  ne  trouva  pas 
d'autre  moyen  de  l'arrêter. 

Le  port  d'Alexandrie  était  le  rendez-vous  assigné  aux  escadrilles 
d'Alger,  de  Tunis  et  de  Tripoli.  Avant  de  se  joindre  à  la  flotte  otto- 
mane, ces  contingens  devaient  se  rallier  à  l'escadre  égyptienne.  La 
conduite  de  Méhémet-Ali  était  faite  pour  justifier  une  semblable 
confiance.  Jamais  le  pacha  d'Egypte  n'avait  montré  de  dispositions 
moins  équivoques.  «  On  lui  a  persuadé,  écrivait  l'amiral  Halgan, 
que  toutes  les  puissances  européennes  sont  d'accord  pour  détruire 
et  se  partager  l'empire  ottoman.  Il  pense  que  l'Angleterre  se  réserve 
l'Egypte,  et  disait,  il  y  a  peu  de  jours,  au  vicomte  de  La  Mellerie  : 

—  J'ai  gagné  mon  royaume  par  le  sabre,  c'est  par  le  sabre  qu'il 
faudra  me  l'enlever.  »  L'aspect  de  la  frégate  la.  Jeanne  d'Air,  armée 
de  56  canons  ou  caronades  de  24,  presque  aussi  forte  qu'un  vaisseau 
rasé,  avait  donné  au  pacha  uns  très  haute  idée  de  l'habileté  de  nos 
ingénieurs.  Il  songeait  dès  lors  à  faire  construire  deux  frégates 
semblables  à  Marseille.  Quant  à  des  matelots,  ce  n'était  pas  seule- 
ment à  bord  des  djermes  du  Nil  qu'il  les  voulait  recruter.  L'empe- 
reur Napoléon  avait  pris  des  paysans  français  pour  les  incorporer 
dans  ses  équipages  de  haut-bord;  le  pacha  d'Egypte  armerait  ses 
vaisseaux  avec  des  fellahs. 

Argent,  flotte,  armée,  alliances  séculaires,  la  Turquie  avait  tout; 
la  Grèce  n'avait  que  son  désespoir.  Le  salut  lui  vint  de  l'impossibi- 
lité où  on  l'avait  mise  d'espérer.  Sanglante,  mutilée,  râlant  sous  le 
pied  de  ses  anciens  maîtres,  on  ne  la  vit  jamais  souscrire  à  sa  défaite, 
parce  que  les  conséquences  de  la  soumission  lui  apparaissaient  plus 
effrayantes  encore  que  l'anéantissement.  Si  les  Turcs  eussent  été  des 
ennemis  ordinaires,  la  constance  des  Grecs  aurait  pu  faiblir.  La 
cruauté  froide  du  vainqueur  sut  toujours  a  propos  retremper  leur 
courage  et  raviver  les  sympathies  qu'ils  avaient  failli  perdre.  L'in- 
dépendance de  la  Grèco  devait  être  marquée  depuis  longtemps  dans 


3^8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  desseins  du  ciel,  car  ceux  qui  avaient  le  plus  d'intérêt  à  l'empê- 
eker  en  ont  été  les  premiers  complices.  A  peine  de  retour  dans  le 
Levant,  où  son  arrivée  coïncidait  avec  celle  d'un  nouvel  ambas- 
sadeur, M.  Fay  marquis  de  Latour-Maubourg,  le  contre- amiral 
Halgan  prévit  avec  une  rare  sagacité  le  dénoûment  inévitable  de 
l'insurrection .  «  La  Grèce  européenne,  écrivait-il  le  30  septembre 
1821,  ne  peut  plus  rentrer  dans  sa  condition  première.  Toute  pa- 
cification, tout  arrangement  tenté  sur  une  pareille  base  n'aboutirait 
à  aucun  résultat  durable.  Vainement  la  Porte  prodiguerait-elle  ses 
boyourdis  de  clémence  :  sa  parole  engagée  à  l'Europe  chrétienne 
pourrait  être  sincère;  elle  n'aurait  pas  le  pouvoir  de  tenir  ses  pro- 
messes. Le  fanatisme,  la  soif  du  sang  et  du  pillage,  l'ennui  du  re- 
pos, le  cri  d'effroi  du  prince,  ont  soulevé  le  tiers  de  l'Asie.  Les  mu- 
sulmans ont  pris  les  armes;  avant  qu'ils  les  quittent,  la  population 
grecque,  si  elle  doit  être  ramenée  à  l'obéissance,  aura  disparu. 
Quelle  garantie  lui  pourrait  fournir  un  gouvernement  qui  n'existe 
pas,  — à  moins  qu'on  ne  veuille  donner  le  nom  de  gouvernement  à 
la  volonté  arbitraire  du  moindre  aga,  ou  pour  mieux  dire,  dans  le 
temps  actuel,  à  celle  de  tout  individu  coiffé  d'un  turban?  Il  n'y  a 
plus  pour  les  Grecs,  après  l'aurore  de  civilisation  qu'ils  ont  entre- 
vue, que  le  néant  ou  la  liberté.  » 

Tels  sont  les  témoignages  qui  inspirait  aux  hommes  les  plus  sages, 
1«€  plus  modérés,  les  plus  véridiques,  l'émotion  du  moment.  Nous 
connaissons  maintenant  quels  adversaires  les  Grecs  allaient  avoir  à 
combattre.  Nous  n'en  suivrons  qu'avec  plus  d'intérêt  leurs  efforts; 
mais  avant  d'aborder  le  récit  de  ces  événemens,  j'emprunterai  une 
dtrnière  citation  à  la  correspondance  de  l' officier-général  qui  fut, 
dans  le  Levant,  le  digne  précurseur  de  l'amiral  de  Rigny.  «  Je  suis 
loin,  écrivait  l'amiral  Halgan,  de  m'abandonner  au  prestige  de  ce 
qui  n'est  plus.  Je  juge  les  Grecs  sans  passion.  Je  vois  l'excès  de  dé- 
gradation morale  dans  lequel  ils  sont  tombés.  Je  sais  que  la  folle 
arrogance  du  barbare  remplacera  immédiatement  et  peut-être  dès 
les  premières  relations  avec  l'Europe  la  bassesse  de  l'esclave.  Je  ne 
âoute  pas  que  la  force  ne  soit  ici  longtemps  la  seule  sauvegarde  de 
la  justice;  mais,  de  quelque  importance  que  soient  ces  considéra- 
tions, peuvent-elles  empêcher  la  marche  et  les  effets  irrésistibles 
du  temps?  11  faudra  tôt  ou  tard  affranchir  la  Grèce.  C'est  à  l'Eu- 
rope de  s'arranger  en  conséquence.  »  Conseil  excellent!  conseil  à 
la  fois  humain  et  sensé,  dont  on  appréciera  encore  mieux  le  mérite 
et  la  prévoyance  quand  on  aura  vu  par  quelles  phases  a  passé,  de 
1821  à  1828,  la  politique  des  puissances  chrétiennes. 

E.  JuRiEN  DE  La  Gravière. 


LE  BRÉSIL 


ET 


LES   RÉPUBLIQUES   DE    LA  PLATA 


DEPUIS  LA  GUERRE  DU  PARAGUAY 


h 

C'est  une  tradition  pour  la  France,  heureuse  ou  malheureuse,  de 
trouver  au  Brésil  et  dans  les  républiques  de  la  Plata  une  réelle 
sympathie.  Pendant  la  guerre  contre  l'Allemagne,  de  nombreuses 
sociétés  de  secours,  s'étant  spontanément  établies  à  Rio,  aidèrent 
la  colonie  française  du  Brésil,  qui  compte  environ  30,000  âmes, 
à  recueillir  des  souscriptions  au  profit  de  nos  blessés.  Les  deux 
chambres  brésiliennes  votèrent  une  motion  pour  saluer  la  victoire 
de  l'armée  de  l'ordre  contre  la  commune  de  Paris,  comme  «  un 
triomphe  du  christianisme  et  de  la  civilisation,  »  et  peu  de  temps 
après  l'empereur  dom  Pedro  vint  séjourner  dans  notre  capitale. 
Montevideo  s'associa  profondément  à  la  douleur  d'un  peuple  ami; 
Buenos-Ayres,  où  la  colonie  française  est  si  respectable,  si  labo- 
rieuse, si  riche  en  grandes  fortunes  acquises  par  un  honorable  tra- 
vail ,  montra  un  chagrin  véritable  en  apprenant  la  triste  issue  du 
long  siège  de  Paris.  La  bourse  se  ferma,  les  transactions  commer- 
ciales furent  suspendues,  les  journaux  parurent  encadrés  de  noir. 
Enfin  dans  les  états  de  la  Plata,  comme  au  Brésil,  on  applaudit 
sincèrement  à  l'œuvre  de  réorganisation  et  de  réparation  dont  l'as- 
semblée nationale  et  le  gouvernement  français  poursuivent  par  de 
nobles  efforts  le  prompt  accomplissement.  11  est  juste  de  remarquer 


360  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

que  de  son  côté  la  France  a  toujours  prêté  une  attention  bienveil- 
lante aux  épreuves  et  aux  progrès  de  ces  lointains  pays,  qui  sont 
avec  elle  en  échange  constant  d'idées  et  de  relations  d'affaires;  elle 
n'a  jamais  perdu  de  vue  les  événemens  qui  s'accomplissaient  dans 
ces  contrées  si  intéressantes  à  tant  d'égards. 

Il  y  a  trois  ans  que  se  terminait  la  guerre  soutenue  contre  le  Pa- 
raguay par  l'alliance  du  Brésil,  de  la  confédération  argentine  et  de 
l'Uruguay  ou  république  orientale.  Au  commencement  de  l'année 
1870,  la  joie  causée  aux  vainqueurs  par  la  cessation  d'une  lutte 
aussi  longue  que  sanglante  ne  laissait  pas  que  d'être  mêlée  de  tris- 
tesse. Dans  la  nuit  du  31  décembre  au  1"  janvier,  toute  la  ville 
de  Buenos-Ayres  était  sur  pied  ;  on  y  attendait  les  bataillons  de  la 
garde  nationale  venant  du  Paraguay.  Betardé  par  le  mauvais  temps 
qui  sévissait  sur  la  Plata,  le  contingent  argentin  n'arriva  qu'à  mi- 
nuit. Près  de  2,000  hommes,  qui  n'avaient  pas  mangé  depuis  la 
veille,  défilèrent  en  trois  heures;  la  plupart  étaient  des  prisonniers 
paraguayens.  On  ne  saurait  imaginer  l'état  de  misère  et  de  fatigue 
de  ces  malheureux  ;  ils  traînaient  à  leur  suite  600  ou  800  femmes 
et  enfans  qui  avaient  quitté  le  Paraguay  pour  n'y  pas  mourir  d'ina- 
nition. Trois  jours  auparavant,  le  contingent  oriental  était  rentré  à 
Montevideo,  sous  une  pluie  de  fleurs  et  de  couronnes;  mais  on 
comptait  les  triomphateurs  :  partis  au  nombre  de  Zi,000,  ils  étaient 
au  plus  une  centaine.  Deux  mois  après,  le  président  de  la  répu- 
blique du  Paraguay,  Lopez,  cerné  dans  le  défilé  d'Agindaban  par 
le  général  Gamara  et  300  Brésiliens,  refusait  de  se  rendre  et  se 
tuait.  Il  n'avait  pourtant  droit  ni  aux  palmes  du  martyr,  ni  à  la 
glorification  du  héros.  On  ne  devait  point  oublier  qu'il  avait  été  l'a- 
gresseur, que  cette  guerre  néfaste  avait  été  entreprise  par  ambition 
personnelle,  et  que  bien  des  cruautés  avaient  été  commises  par  celui 
qui  s'intitulait  le  Suprême,  el  Supremo.  Cet  homme,  qui  avait  rêvé 
de  profiter  des  divisions  intestines  des  états  de  la  Plata  et  de  leur 
jalousie  à  l'égard  du  Brésil  pour  assurer  l'hégémonie  du  Paraguay, 
n'aboutissait  après  cinq  ans  d'efforts  acharnés  qu'à  la  plus  lamen- 
table catastrophe.  Partout  où  pénétraient  les  troupes  alliées,  elles 
ne  rencontraient  sur  leur  route  que  des  populations  exténuées , 
tristes  débris  d'un  peuple  ne  pouvant  plus  vivre  que  de  la  commi- 
sération de  ses  vainqueurs.  Ce  pays,  qui  avec  1,200,000  habi- 
tans  avait  lutté  contre  trois  états  dont  la  population  réunie  s'élève 
à  environ  12  millions  d'âmes,  n'était  plus  qu'un  fantôme.  On  avait 
été  obligé  de  vendre  jusqu'aux  vases  sacrés.  Tout  en  blâmant  la 
conduite  de  Lopez,  on  ne  pouvait  se  défendre  d'un  sentiment  de 
compassion  pour  ce  pauvre  petit  peuple  que  distinguent  sa  pa- 
tience, son  courage,  son  esprit  de  discipline,  sa  foi  religieuse,  et 


LE    BRÉSIL    DEPUIS    LA    GUERRE.  361 

qui,  façonné  à  l'obéissance  par  un  terrible  joug,  avait  reculé  les 
bornes  de  l'abnégation  et  de  la  souffrance. 

Le  comte  d'Eu,  marié  à  la  princesse  impériale  du  Brésil,  avait 
mené  énergiquement  la  fin  de  la  guerre.  Son  retour  à  Rio,  le  29  avril, 
fut  un  triomphe.  Cependant  la  victoire  coûtait  cher.  Lorsque,  cinq 
années  auparavant,  les  alliés  rêvaient  une  simple  promenade  mili- 
taire, ils  ne  se  doutaient  guère  qu'ils  allaient  faire  disparaître  toute 
une  génération,  qu'ils  épuiseraient  presque  tout  le  trésor  de  quatre 
états.  Un  pays  tout  entier  ravagé,  dépeuplé,  pour  ne  pas  dire  anéanti, 
^60,000  hommes  engloutis  dans  la  lutte,  1,800  millions  payés  en 
or  par  le  Brésil,  tel  était,  disait-on,  le  bilan  de  cette  guerre,  si 
lourde  pour  les  vaincus,  si  lourde  aussi  pour  les  vainqueurs.  Quels 
en  seraient  les  résultats?  C'est  ce  qu'on  se  demandait  avec  anxiété 
à  Rio-Janeiro,  comme  à  Montevideo  et  à  Buenos-Ayres.  Le  Brésil, 
qui  avait  supporté  presque  toutes  les  charges  de  la  guerre,  enten- 
dait recueillir  le  fruit  de  ses  gigantesques  efforts.  De  leur  côté, 
la  république  argentine  et  la  république  de  l'Uruguay  ne  contem- 
plaient pas  sans  une  certaine  inquiétude  la  force  de  leur  puissant 
voisin,  et,  comme  il  arrive  très  souvent  au  sein  des  coalitions 
triomphantes,  les  jalousies  se  glissaient  au  milieu  des  vainqueurs. 
Les  alarmistes  avaient  peur  que  le  Brésil  ne  devînt  le  maître 
absolu  du  cours  des  fleuves,  et,  frappés  par  le  triste  spectacle 
qu'offrait  le  peuple  vaincu.  Argentins  et  Orientaux  mettaient  simul- 
tanément une  sourdine  à  leurs  hymnes  de  triomphe. 

Sur  ces  entrefaites,  les  Brésiliens  prenaient  au  Paraguay  une 
très  forte  position.  Disposant  de  tout  le  numéraire  de  cette  répu-> 
blique,  et  conservant  dans  les  eaux  du  Paraguay  supérieur  plu- 
sieurs cuirassés,  ainsi  que  quelques  bâtimens  de  petite  dimension, 
ils  accumulaient  de  nombreux  approvisionnemens  à  Corumba  et  à 
Cuyaba,  occupaient  l'Assomption,  et  se  fortifiaient  à  Humaïta,  qui 
est  la  clé  du  pays.  Un  gouvernement  provisoire  y  avait  été  installé; 
puis  on  dotait  le  pays  d'une  constitution  dans  le  genre  de  celle  des 
États-Unis,  avec  un  président  de  la  république,  un  vice-président, 
une  chambre  haute,  une  chambre  basse.  Le  Paraguay  passait  ainsi 
sans  transition  du  système  le  plus  absolu  au  régime,  tout  nouveau 
pour  lui,  des  institutions  parlementaires.  Le  gouvernement  argen- 
tin ne  paraissait  point  avoir  montré  un  grand  empressement  pour 
la  constitution  d'un  gouvernement  national  à  l'Assomption,  et  il 
aurait  désiré  que  le  Paraguay  fût  administré  par  une  délégation 
des  alliés.  Les  négociations  entre  Rio  et  Buenos-Ayres  traînaient  en 
longueur.  La  ville  de  l'Assomption  avait  été  occupée  au  commen- 
cement de  l'année  1869,  et  ce  n'est  que  le  20  juin  1870  que  les 
préliminaires  de  paix  étaient  arrêtés. 


362  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

L'alliance  d'un  empire  et  de  deux  états  républicains,  si  souvent 
opposés  les  uns  aux  autres,  avait  été  une  combinaison  très  difficile 
à  réaliser.  L'on  ne  devait  donc  pas  s'étonner  outre  mesure  des  diffi- 
cultés qui  s'élevaient  entre  les  vainqueurs.  La  confédération  argen- 
tine avait  peut-être  compté,  pour  établir  son  influence  au  Paraguay, 
sur  des  similitudes  de  situation  ;  mais  il  arrive  quelquefois  que  ce 
sont  précisément  ces  rapports  qui  divisent,  parce  qu'ils  engagent  le 
plus  faible,  s'il  attache  du  prix  à  son  autonomie,  à  se  tenir  en  mé- 
fiance. C'est  le  fait  qui  se  produisit  au  Paraguay  après  la  guerre. 
Quant  au  Brésil,  il  revenait,  par  la  force  des  choses,  à  sa  politique 
traditionnelle,  qui  est  de  considérer  le  Paraguay  comme  une  barrière 
naturelle  entre  l'empire  et  la  confédération  argentine.  Il  fit  donc 
tous  ses  efforts  pour  établir  à  l'Assomption  un  gouvernement  formé 
d'élémens  nationaux,  et  le  président  Rivarola,  sorti  de  l'élection  fa- 
vorisée par  le  gouvernement  brésilien,  s'appuyait  sur  le  cabinet  de 
Rio.  Toutefois  les  négociations  pour  la  paix  définitive  n'avançaient 
pas.  Le  plénipotentiaire  argentin,  M.  Quintana,  quittait  l'Assomp- 
tion, et  la  crise  s'était  compliquée  d'un  nouvel  incident.  Dès  qu'il 
avait  vu  le  Paraguay  échapper  à  son  influence,  le  gouvernement 
argentin  avait  fait  valoir  les  droits  qu'il  revendiquait  sur  le  Ghaco, 
vaste  territoire  qui  est  un  désert  rattaché  à  la  république  para- 
guayenne, et  qui  est  situé  à  l'ouest  du  Rio-Paraguay,  près  de  la 
Bolivie.  Les  troupes  argentines  occupèrent  Villa-Occidental,  chef- 
lieu  de  ce  territoire,  au  mois  de  novembre  1869.  Enfin  un  décret 
du  président  Sarmiento  érigea  purement  et  simplement  le  Ghaco 
en  territoire  argentin.  Au  fond,  les  troupes  de  la  confédération 
n'occupaient  que  Villa -Occidental,  bourg  situé  au  sud,  le  reste 
n'étant  qu'un  vaste  désert  pour  ainsi  dire  inexploré.  Le  cabinet  de 
Rio  ne  s'inquiétait  pas  moins  de  cette  résolution.  Il  trouvait  que, 
si  la  république  de  la  Plata  dominait  définitivement  cette  solitude, 
elle  pourrait  fermer  tout  débouché  aux  provinces  de  l'intérieur  du 
Brésil  en  devenant  maîtresse  du  cours  du  Rio-Parana. 

Les  choses  en  étaient  là,  quand  à  Buenos-Ayres  se  répandit  tout 
à  coup  une  rumeur  qui  produisit  une  vive  émotion  dans  les  sphères 
politiques.  Le  Brésil,  sans  consulter  et  sans  prévenir  ses  alliés,  ve- 
nait, de  traiter  séparément  avec  le  Paraguay.  Le  négociateur  bré- 
silien à  l'Assomption,  le  baron  de  Gotegipe,  avait  signé  trois  traités 
avec  le  gouvernement  paraguayen,  un  traité  de  paix,  un  traité  de 
limites  et  un  traité  d'extradition.  Le  traité  de  paix  contient  les  clauses 
suivantes.  11  met  à  la  charge  du  Paraguay  les  frais  de  guerre,  somme 
énorme  que  le  cabinet  de  Rio  n'a  certes  pas  l'intention  de  réclamer 
en  entier;  à  Rio  en  effet,  on  évalue  généralement  à  1  milliard 
500  millions  les  dépenses  occasionnées  au  gouvernement  brésilien 


LE  BRÉSIL  DEPUIS  LA  GUERRE.  363 

par  la  guerre,  et  il  est  hors  de  doute  que  le  Paraguay  est  dan  s 
l'impossibilité  absolue  de  payer  une  telle  somme.  Le  gouvernement 
impérial  garantit  pour  cinq  ans  l'indépendance  et  l'intégrité  de  la 
république  paraguayenne,  qu'il  se  réserve  le  droit  d'occuper  pour 
un  temps  encore  indéterminé.  D'autre  part,  le  gouvernement  pa- 
raguayen s'engage  à  ne  faire  aucune  guerre  sans  avoir  employé 
auparavant  les  bons  offices  d'une  nation  amie.  C'est  là  l'applica- 
tion de  ce  principe  d'arbitrage  que  le  traité  de  Paris  de  1856  avait 
affirmé,  et  dont  malheureusement  les  puissances  de  l'Europe  ont 
fait  si  peu  d'usage.  11  y  a  dans  le  traité  de  l'Assomption  une  autre 
réminiscence  du  congrès  de  Paris,  c'est  la  reconnaissance  des  prin- 
cipes consacrés  dans  la  célèbre  déclaration  du  16  avril  1856  au 
sujet  du  droit  maritime.  Enfm,  ce  qui  est  plus  important  encore, 
ce  traité  de  paix  établit  des  règles  pour  la  liberté  de  navigation  de 
l'Uruguay,  du  Paraguay  et  du  Parana.  —  Le  traité  de  limites  résout 
dans  l'intérêt  du  Brésil  une  question  depuis  longtemps  contestée. 
La  nouvelle  frontière  forme,  comme  l'ancie'Une,  une  diagonale  qui 
relie  les  deux  grands  cours  d'eau,  seulement  elle  part  du  22^  degré 
et  aboutit  au  2Z^^  C'est  une  zone  de  50  à  60  lieues  qui  se  trouve 
détachée  de  la  partie  septentrionale  du  territoire  paraguayen.  Le 
Paraguay  perd  ainsi  A, 000  lieues  carrées  environ.  Quant  au  traité 
d'extradition,  il  stipule  la  remise  des  déserteurs  contrairement  à  la 
règle  ordinaire,  mais  sous  cette  réserve,  que  la  peine  de  mort  ne 
pourra  pas  leur  être  appliquée. 

Les  trois  traités  avaient  été  signés  à  l'Assomption  en  janvier  1872. 
Au  même  moment,  les  Brésiliens  occupaient  l'île  de  Gerrito,  qui 
ferme  le  Rio-Paraguay  à  son  embouchure,  et  qui  ferme  également 
le  chemin  de  la  Bolivie,  aussi  bien  que  .celui  des  provinces  septen- 
trionales de  la  confédération  argentine.  Dès  que  les  traités  furent 
connus,  les  journaux  de  Buenos-Ayres  en  parlèrent  avec  indignation, 
et  la  polémique  devint  très  vive  entre  la  presse  de  la  confédération 
et  la  presse  du  Brésil.  Cependant  la  princesse  impériale  régente  ra- 
tifiait les  traités  le  26  mars,  en  dépit  de  la  protestation  du  gouver- 
nement argentin.  Le  15  février,  M.  Carlos  Tejedor,  ministre  des 
affaires  étrangères  de  la  confédération,  avait  adressé  à  M.  Correia, 
ministre  des  affaires  étrangères  du  Brésil,  une  note  où  il  se  plaignait 
très  vivement  de  traités  dans  lesquels  il  voyait  une  sorte  d'absorp- 
tion du  Paraguay  par  le  gouvernement  impérial.  C'était,  suivant 
M.  Carlos  Tejedor,  une  alliance  du  vaincu  avec  l'un  des  vainqueurs 
contre  les  alliés  de  la  veille,  ou  un  protectorat  du  Brésil  en  faveur 
de  la  république  paraguayenne.  Les  états  républicains  du  nord  et 
du  sud  de  l'Amérique,  ajoutait  le  ministre  argentin,  admettraient 
peut-être  le  protectorat  d'une  autre  république,  ils  comprendraient 


364  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

même  la  garantie  commune  de  l'empire  et  de  ses  alliés;  ils  ne  com- 
prendront jamais  la  garantie  séparée  et  l'occupation  militaire,  car  en 
pareil  cas  le  protectorat  serait  une  espèce  d'annexion.  Une  nouvelle 
note,  portant  la  date  du  27  avril,  était  plus  vive  encore.  «  Le  traité 
séparé,  disait-elle,  est  une  infraction  au  traité  d'alliance,  l'occupa- 
tion du  Paraguay  par  les  Brésiliens  est  la  violation  des  protocoles 
de  Buenos-Ayres,  et  de  plus  une  cause  permanente  de  mauvais 
vouloir  qui,  un  jour  ou  l'autre,  produira  la  guerre...  On  a  droit  de 
s'étonner  de  la  compassion  du  gouvernement  impérial  pour  le  Pa- 
raguay après  sa  persistance  à  refuser  notre  proposilioa  de  renoncer 
à  toute  réclamation  contre  le  Paraguay  pour  indemnité  de  guerre.  *» 
Il  était  à  craindre  que  la  polémique  n'envenimât  la  question. 
Déjà  des  bruits  de  guerre  circulaient  et  jetaient  l'alarme  dans  tout 
le  bassin  de  la  Plata.  On  ne  parlait  de  rien  moins  à  Buenos-Ayres 
que  de  lever  en  un  mois  20,000  hommes,  en  trois  mois  /iO,000; 
mais  où  trouver  des  officiers,  des  armes,  des  bâtimens  de  guerre? 
Au  Brésil,  les  arméniens  s'opéraient  sur  une  assez  grande  échelle. 
De  part  et  d'autre,  ce  mouvement  belliqueux  était  factice.  La  con- 
science publique,  le  bon  sens,  l'intérêt  des  peuples,  réclamaient 
énergiquement  la  paix.  A  peine  remis  des  grandes  secousses  d'une 
guerre  récente  et  de  ruineuses  victoires,  le  Brésil  et  les  états  de  la 
Plata  ont  besoin  de  calme  et  de  repos  ;  il  faut  féliciter  hautement  le 
Brésil  et  la  confédération  argentine  d'avoir  compris  cette  vérité. 
L'émotion  produite  par  les  échanges  de  notes  des  deux  ministres 
s'est  subitement  apaisée  devant  de  sages  réflexions.  On  a  cherché 
des  deux  côtés  à  ôter  au  débat  tout  caractère  irritant,  et  l'on  y  est 
parvenu.  La  confédération  argentine  a  envoyé  en  mission  spéciale 
à  Rio  un  personnage  sympathique  à  la  cour  du  Brésil,  M.  le  géné- 
ral Mitre,  ancien  président  de  la  république  de  la  Plata  et  ancien 
généralissime  des  armées  alliées  contre  Lopez.  Ce  choix  intelligent 
était  déjà  un  symptôme  de  conciliation.  Arrivé  à  Rio  le  6  juillet 
1872,  le  général  Mitre  a  reçu  l'accueil  le  plus  courtois,  et  la  si- 
tuation s'est  immédiatementaméliorée.  Un  nouvel  échange  de  notes 
a  effacé  la  trace  des  dernières  discussions.  On  s'en  remet  à  la  bonne 
volonté  et  à  la  prudence  des  plénipotentiaires  pour  régler  à  l'a- 
miable les  questions  qui  se  rattachent  aux  obligations  et  aux  droits 
du  traité  d'alliance  du  l^'"  mai  1865.  Les  deux  gouvernemens  con- 
sidèrent donc  comme  dissipé  le  malentendu  qui  aurait  pu  faire 
douter  du  maintien  de  leurs  bonnes  relations.  La  dignité  est  sau- 
vegardée de  part  et  d'autre,  et  tous  les  amis  du  Brésil  et  des  ré- 
publiques de  la  Plata  doivent  se  féliciter  d'un  apaisement  qui  sert 
la  cause  de  la  civilisation  américaine.  Il  suffit  d'ailleurs  de  jeter  u» 
rapide  coup  d'œil  sur  la  situation  générale  de  ces  intéressans  pays, 


1 


LE    BRESIL    DEPUIS    LA    GUERRE.  365 

depuis  les  trois  années  qui  viennent  de  s'écouler,  pour  acquérir  la 
conviction  que  la  paix  extérieure  et  intérieure  est  pour  eux  le  pre- 
mier de  tous  les  biens. 


II. 

Le  Brésil  a  célébré,  le  7  septembre  1872,  le  cinquantième  anni- 
versaire de  son  indépendance.  La  dynastie,  tige  de  l'antique  maison 
de  Bragance,  a  jeté  dans  le  sol  brésilien  des  racines  profondes.  La 
constitution,  fondée  sur  la  souveraineté  et  la  représentation  natio- 
nale, fonctionne  d'une  manière  régulière;  les  chambres  discutent 
librement;  les  partis,  qui  d'ailleurs  sont  fidèles  aux  institutions  et 
à  la  dynastie,  s'agitent  avec  animation,  avec  acharnement  parfois, 
mais  sans  jamais  sortir  des  bornes  de  la  légalité.  Cette  stabilité 
politique  est  la  principale  cause  des  progrès  du  Brésil.  Cet  immense 
pays,  qui  représente  à  lui  seul  plus  des  deux  cinquièmes  du  conti- 
nent de  l'Amérique  du  Sud,  renferme  des  richesses  naturelles  dont 
l'exploitation  est  à  peine  commencée.  Plongeant  dans  les  profon- 
deurs du  continent  et  adossé  par  sa  frontière  occidentale  à  tous  les 
anciens  états  espagnols,  il  les  divise  en  quelque  sorte,  et  n'a  point, 
quant  à  lui,  son  territoire  coupé  ou  morcelé.  Avec  sa  fixité  de  di- 
rection, le  Brésil  a  pu  souvent  faire  prévaloir  ses  vues  sur  celles  des 
gouvernemens  éphémères  qui  se  succédaient  dans  les  pays  voisins, 
mais  il  serait  dangereux  pour  lui  d'abuser  de  cette  supériorité,  et 
le  cabinet  de  Rio  comprend  très  bien  que  c'est  en  s' attachant  aux 
œuvres  de  la  paix  qu'il  dissipera  les  inquiétudes,  qu'il  empêchera 
les  jalousies,  et  qu'il  poursuivra,  dans  des  conditions  à  la  fois  calmes 
et  honorables,  sa  carrière  civilisatrice. 

Pendant  dix  mois,  l'empereur,  qui  s'était  rendu  en  Europe,  est 
resté  absent  de  son  empire,  et,  chose  qui  prouve  la  solidité  des  in- 
stitutions brésiliennes,  le  calme  n'a  pas  été  un  instant  troublé.  Une 
grave  question,  une  question  vitale  qui  intéresse  plus  qu'aucune 
autre  l'avenir  du  Brésil,  a  même  été  réglée  pendant  cette  période, 
et  le  souverain,  à  son  retour  dans  sa  capitale  le  30  mars  dernier, 
y  a  trouvé  en  vigueur  la  nouvelle  loi  sur  l'extinction  graduelle  de 
l'esclavage.  11  arrive  souvent  qu'après  de  violentes  secousses,  après 
de  grands  fléaux,  les  peuples  voient  se  réaliser  des  réformes  qui  sont 
pour  ainsi  dire  la  compensation  de  leurs  épreuves.  L'égalité  devant 
la  loi  a  consolé  la  France  des  catastrophes  de  la  révolution,  comme 
la  liberté  religieuse  avait  été  pour  l'Allemagne  la  suite  de  la  guerre 
de  trente  ans.  L'esclavage  a  disparu  aux  Etats-Unis  après  la  guerre 
de  sécession,  et  voici  qu'au  Brésil,  la  guerre  du  Paraguay  une  fois 
finie,  cette  institution  sacrilège  est  atteinte  par  des  mesures  qui 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seront  le  signal  d'une  complète  suppression.  Le  12  septembre  1869, 
le  comte  d'Eu,  terminant  la  campagne  contre  Lopez,  signalait,  dans 
une  lettre  adressée  au  gouvernement  provisoire  établi  à  l'Assomp- 
tion, le  triste  sort  des  esclaves  paraguayens.  Le  gouvernement  du 
Paraguay  répondit  à  cette  lettre  le  2  octobre  suivant  par  un  dé-- 
cret  qui  prononçait  l'abolition  immédiate  de  l'esclavage  sur  tout  le 
territoire  de  la  république.  Le  Brésil  lui-même  ne  deva.t  point 
tarder  à  s'engager  dans  la  voie  qu'il  avait  indiquée  ainsi  au  Para- 
guay. Depuis  une  vingtaine  d'années,  l'émancipatioti  était  réclamée 
par  le  parti  libéral,  qui  en  avait  fait  sb.  plate- foi^me.  Le  parti  con- 
servateur au  pouvoir  n'hésita  plus  devant  une  réforme  qui  était 
décidément  le  vœu  de  l'opinion  publique,  et  dont  l'empereur  dési- 
rait ardemment  la  réalisation. 

Au  point  de  vue  de  l'exécution  matérielle  de  la  réforme,  les 
difficultés  n'étaient  plus  les  mêmes  en  1871  que  quelques  années 
auparavant.  En  1852,  le  nombre  des  esclaves  s'élevait  à  environ 
3  millions  contre  une  population  libre  de  4  ou  5  millions  au  plus, 
et  peut-être  alors  eût -il  été  dangereux  de  risquer  un  soulève- 
ment servile.  En  1871 ,  la  population  esclave  n'allait  pas  à  plus 
de  1,500,000  âmes,  et  la  population  libre  était  évaluée  à  8  ou 
10  millions.  Cependant  il  ne  s'agissait  pas  d'une  abolition  immé- 
diate, comme  celle  qui  eut  lieu  en  Angleterre,  en  France,  aux 
États-Unis;  on  ne  songeait  encore  qu'à  un  adoucissement  graduel, 
car  il  fallait  ménager  les  droits  de  la  propriété  et  les  intérêts  de 
l'agriculture,  qui  est  la  première  richesse  du  pays.  Au  mois  de 
mai  1871,  le  ministre  de  l'agriculture  présentait  à  la  chambre  un 
projet  de  loi  qui  contenait  un  ensemble  de  dispositions  pour  arri- 
ver à  l'extinction  graduelle  de  l'esclavage  (1).  Liberté  du  ventre  avec 
indemnité  aux  maîtres  pour  les  soins  donnés  aux  enfans  jusqu'à 
l'âge  de  huit  ans,  —  création  d'un  fonds  d'émancipation  qui  chaque 
année  libérera  un  certain  nombre  d'esclaves,  —  droit  pour  l'esclave 
de  se  créer  un  pécule  en  travaillant  aux  heures  qu'il  ne  doit  pas  à 
son  maître,  et  de  se  servir  de  ce  pécule  pour  payer  sa  liberté,  — 
tels  étaient  les  points  essentiels  du  projet. 

L'esprit  de  routine  ne  manquait  pas  de  soulever  des  objections. 
«  Yous  perdez  le  pays,  disaient  les  hommes  arriérés.  Le  nègre,  qui 
est  élevé  dans  une  ignorance  bestiale,  ne  consentira  jamais  à  tra- 
vailler. Voyant  leur  enfant  libre,  le  père  et  la  mère  esclaves  senti- 
ront beaucoup  plus  fortement  l'injustice  de  leur  situation.  Dans  un 
pays  de  l'étendue  du  Brésil,  sans  voies  de  communication,  couvert 
de  forêts,  montagneux,  dont  les  arbres  portent  des  fruits  sauvages 

(l)  Voyez  la  Revue  du  !«>■  décembre  1871. 


r 


LE   BRÉSIL   DEPUIS    LA    GUERRE.  367 

suffisans  pour  la  nourriture  des  noirs,  si  une  insurrection  vient  à 
éclater,  il  sera  impossible  d'en  venir  à  bout.  La  colonisation  est 
difficile,  sinon  impossible.  Que  les  nègres  refusent  de  travailler,  l'a- 
griculture sera  frappée  à  mort.  »  Les  vaines  alarmes  furent  impuis- 
santes, les  doléances  des  planteurs  et  les  déclamations  des  clubs  es- 
clavagistes ne  trouvèrent  pas  d'écho.  A  la  chambre,  les  adversaires 
de  la  réforme,  tout  en  la  combattant  et  en  trouvant  insuffisantes 
les  indemnités  pour  les  maîtres,  n'osèrent  point  affirmer  hautement 
que  l'institution  de  l'esclavage  devait  être  maintenue.  La  lutte  s'en- 
gageait non  plus  sur  le  principe,  mais  sur  les  moyens  à  employer 
pour  amener  l'abolition  sans  nuire  au  pays.  Le  28  août  1871,  la  loi 
était  adoptée  par  la  chambre  des  députés  à  la  majorité  de  61  voix 
contre  25.  Votée  au  sénat  le  27  septembre  par  33  voix  contre  4, 
elle  était  promulguée  le  lendemain  par  la  princesse  impériale  ré- 
gente. 

Un  mouvement  sympathique  à  la  nouvelle  loi  se  produisit  in- 
stantanément dans  l'empire.  Les  assemblées  provinciales  adressè- 
rent au  gouvernement  de  chaleureuses  félicitations,  et  les  Bré- 
siliens, loin  de  s'attrister  des  pertes  matérielles  que  l'extinction 
graduelle  de  l'esclavage  pouvait  leur  faire  subir,  se  réjouirent  hau- 
tement de  la  victoire  remportée  par  la  cause  du  christianisme  et 
de  la  civilisation.  Des  manumissions  nombreuses  eurent  lieu  sur-le- 
champ.  Le  jour  même  où  la  loi  était  promulguée,  l'ordre  des  béné- 
dictins, qui  possédait  1,500  esclaves,  les  mit  tous  en  liberté,  et  les 
affranchis  continuèrent  volontairement  leurs  travaux  ordinaires  sur 
les  domaines  appartenant  à  la  congrégation.  Les  carmes  suivirent 
l'exemple  des  bénédictins.  On  pense  que  l'émancipation,  une  fois 
commencée,  accélérera  promptement  sa  marche,  de  telle  sorte  que, 
les  esclaves  perdant  rapidement  leur  valeur  pécuniaire,  les  pro- 
priétaires accepteront  avec  reconnaissance  des  indemnités  même  peu 
considérables  de  l'état.  Peut-être  même  la  loi  de  1871  n'est-elle 
qu'un  simple  acheminement  vers  des  mesures  plus  radicales.  Au 
sénat,  le  parti  libéral  déclara,  en  la  votant,  qu'il  ne  l'acceptait  qu'à 
cette  condition,  et  qu'il  présenterait  dans  quelques  mois  de  nou- 
velles propositions  pour  arriver  à  une  émancipation  immédiate. 

Ce  n'est  pas  tout  d'abolir  l'esclavage,  il  est  encore  nécessaire 
d'organiser  le  travail  libre.  Moraliser  les  affranchis,  leur  inculquer 
les  sentimens  de  rehgion,  de  famille,  de  propriété,  fortifier  l'élé- 
ment agricole  au  moyen  de  la  colonisation,  introduire  les  machines 
rui  facilitent  l'agriculture,  favoriser  l'importation  et  l'exportation 
par  l'établissement  de  voies  ferrées,  telle  est  la  tâche  qu'il  s'agit 
d'accomplir.  Déjà  les  chemins  de  fer,  ces  auxiliaires  si  utiles  des 
civilisations  naissantes,  occupent  beaucoup  le  gouvernement  et  l'ini- 
tiative privée.  Trois  nouvelles  lignes  ont  été  récemment  concé- 


368  REVUE    DES    DEDX  MONDES. 

dées  :  une  entre  la  station  de  Ghiada,  sur  le  chemin  de  fer  de  dom 
Pedro  11  et  Saint-Jean  Népomucène,  —  une  autre  entre  Parahyba 
de  Norte  et  Alagoa-la-Grande,  —  et  une  troisième,  de  Gontila  à  Mi- 
randa,  qui  doit  unir  la  province  de  Matto- Grosso  et  celle  de  Para  à 
la  mer.  On  étudie  les  plans  relatifs  à  une  ligne  de  voies  ferrées  qui 
uniraient  le  chemin  de  dom  Pedro  il,  par  lequel  est  desservie  la 
province  de  Rio- Janeiro,  au  fleuve  Tocantin,  dont  l'embouchure  est 
voisine  de  celle  de  l'Amazone.  L'une  de  ces  voies  ferrées  suivrait  le 
cours  du  Paraopeba  et  du  S'an- Francisco  jusqu'à  la  chute  du  Pira- 
pera,  au-delà  de  laquelle  ce  grand  fleuve  devient  navigable;  l'autre 
joindrait  le  San -Francisco  au  Tocantin,  et  l'on  aurait  ainsi  établi 
une  communication  rapide  entre  la  capitale  et  l'extrême  nord  du 
Brésil.  Enfui  les  administrations  provinciales  travaillent  également 
à  créer  des  chemins  de  fer  locaux.  Ge  sont  là  d'utiles  entreprises 
qu'on  ne  saurait  trop  encourager. 

La  question  de  la  colonisation  ne  préoccupe  pas  moins  les  esprits. 
On  se  demande  pourquoi  le  Brésil ,  avec  ses  immenses  territoires, 
ses  zones  si  variées,  son  sol  si  riche,  n'attirerait  pas  des  émigrans 
européens  qui  formeraient  une  population  de  paysans  et  de  travail- 
leurs. Le  gouvernement,  au  lieu  de  faire  venir  comme  autrefois  des 
colons  à  ses  frais,  se  décharge  maintenant  de  ce  soin  sur  des  com- 
pagnies qui  sont  seules  responsables  vis-à-vis  des  émigrans;  il  s'est 
décidé  en  outre  à  vendre  des  terres  à  un  prix  très  modique.  Ges 
terres  doivent  être  situées  à  2  lieues  au  plus  d'un  chemin  de  fer  ou 
d'une  rivière  navigable,  et  il  est  accordé  à  chaque  émigrant  un 
secours  fixe  et  définitif,  après  l'épuisement  duquel  il  n'a  plus  à 
compter  que  sur  lui-même. 

Ges  problèmes  d'économie  politique  s'imposent  aux  méditations 
de  dom  Pedro,  qui,  par  son  caractère,  par  ses  antécédens,  par  l'ex- 
périence que  lui  ont  donnée  ses  voyages,  est  en  mesure  de  prendre 
l'initiative  des  réformes.  G'est  lui  qui,  depuis  plus  de  vingt  ans,  a 
donné  le  signal  de  presque  tous  les  progrès  accomplis  dans  son 
empire.  L'agression  de  Lopez  l'a  entraîné  dans  une  guerre  qu'il  ne 
désirait  pas,  et  qui  a  été  pour  le  Brésil,  comme  pour  les  autres  bel- 
ligérans,  la  source  de  sacrifices  dont  nul  n'aurait  osé  prévoir  soit 
l'étendue,  soit  la  durée.  Aujourd'hui  les  choses  rentrent  dans  leur 
cours  normal,  et  dom  Pedro  reprend  le  caractère  que  les  circon- 
stances lui  avaient  enlevé  pendant  cinq  ans,  celui  de  souverain  pa- 
cifique. 

lïl. 

Si  le  Brésil  lui-même  doit  désirer  la  paix,  les  républiques  de  la 
Plata  en  ont  peut-être  plus  besoin  encore.  Le  Paraguay,  eût-il  des 


LE   BRÉSIL   DEPUIS  LA   GUERRE.  369 

velléités  belliqueuses,  sera  de  longtemps  dans  l'impossibilité  ab- 
solue de  faire  la  guerre.  L'histoire  offre  peu  d'exemples  d'un  épui- 
sement, d'un  écrasement  aussi  complet  que  celui  de  ce  malheureux 
pays.  La  misère  est  telle  à  l'Assomption  que  les  enfans,  exténués 
par  la  faim,  ramassent  derrière  les  voitures  de  subsistance  des 
Brésiliens  les  grains  de  maïs  qui  en  tombent.  Le  désordre  financier 
et  administratif  dépasse  ce  qu'on  pourrait  supposer.  Il  y  a  des  per- 
sonnes qui  prétendent  que  la  population  paraguayenne  serait  des- 
cendue à  250,000  âmes,  et  que  les  habitans  du  sexe  masculin  n'en- 
treraient dans  ce  dernier  chiffre  que  pour  50,000  individus,  dont  la 
moitié  serait  composée  d'enfans  au-dessous  de  quatorze  ans.  La 
ville  de  l'Assomption  compte  environ  12,000  âmes,  auxquelles  il 
faut  ajouter  300  soldats  paraguayens,  250  argentins  et  2,500  Bré- 
siliens. L'armée  paraguayenne  ne  se  compose  que  de  500  à  600  sol- 
dats, dont  beaucoup  n'ont  pas  plus  de  15  à  16  ans.  Le  pays  est  un 
immense  désert. 

A  l'heure  qu'il  est,  le  Brésil  domine  le  territoire  paraguayen.  II 
a  dans  l'île  de  Cerrito  une  garnison  nombreuse,  avec  1  cuirassé, 
h  monitors,  1  aviso,  1  canonnière  au  mouillage.  Un  camp  brésilien 
de  2,000  hommes  occupe  cette  fameuse  position  d'Humaïta,  qu'une 
simple  chaîne  et  une  estacade  défendirent  pendant  deux  ans  contre 
les  flottes  des  alliés.  Six  bâtimens  de  guerre  et  douze  transports 
brésiliens  sont  dans  la  rade  de  l'Assomption.  Un  matériel  considé- 
rable est  concentré  à  Corumba  sur  le  Paraguay,  dans  la  province 
de  Matto-Grosso.  Malgré  ses  désastres,  la  république  paraguayenne 
n'est  pas  exempte  d'agitations  intérieures.  Le  président  Rivarola, 
après  avoir  pris  des  mesures  illégales,  a  déposé  ses  pouvoirs,  et  a 
quitté  l'Assomption  vers  la  fin  de  1871.  Le  12  décembre  de  la 
même  année,  la  nouvelle  chambre  l'a  déclaré  déchu  et  a  confié  le 
pouvoir  exécutif  à  M.  Salvador  Joveilanos,  nommé  pour  trois  an- 
nées vice-président  de  la  république.  La  sécurité  des  personnes  et 
des  propriétés  a  été  souvent  compromise,  et  la  situation  du  pays 
n'est  pas  sans  offrir  certaines  ressemblances  avec  celle  de  San- 
Francisco  lors  de  sa  fondation ,  moins  l'influence  organisatrice  du 
génie  américain.  Plusieurs  étrangers  ont  été  les  victimes  de  meurtres 
odieux,  et  le  chargé  d'affaires  de  France  à  Buenos-Ayres,  M.  le 
comte  Am-ilot  de  Chaillou,  qui  est  également  accrédité  à  l'Assomp- 
tion, a  fait  récemment  un  voyage  spécial  dans  cette  ville  pour  y 
réclamer  la  poursuite  et  le  châtiment  des  coupables. 

Ces  crimes  isolés  seront  punis  comme  ils  doivent  l'être;  mais  il 
ne  serait  pas  juste  de  les  imputer  à  la  nation  paraguayenne,  plus 
digne  de  pitié  que  de  colère.  Le  sort  de  ces  malheureux  descendans 
des  Guaranis  inspire  les  plus  tristes  réflexions.  Reprocher  aux  Pa- 

TOME  cm.  —  1873,  24 


370  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

raguayens  les  excès  de  la  triple  dictature  dont  ils  ont  été  depuis  le 
commencement  du  siècle  les  innocentes  victimes  serait  une  chose 
inique.  Le  peuple,  fanatisé  par  l'oppression,  a  été  le  martyr  de 
l'obéissance,  de  la  discipline,  du  dévoûment.  Il  ne  s'est  arrêté  dans 
la  lutte  que  brisé,  anéanti  parla  fatigue  et  la  douleur.  Ses  vain- 
queurs ne  lui  refuseront  pas  leur  pitié.  Puisse  une  politique  inspirée 
par  l'humanité,  par  le  christianisme,  sauver  d'une  ruine  complète 
cette  race  indienne  persécutée  depuis  des  siècles,  et  qui  a  droit  à 
la  compassion ,  parce  qu'elle  a  beaucoup  souffert  !  Espérons,  pour 
l'honneur  de  la  civilisation  moderne,  que  toute  une  race  ne  sera 
pas  condamnée  à  périr,  et  qu'après  de  si  cruelles  épreuves  le  Para- 
guay verra  luire  des  jours  moins  sinistres.  Ce  serait  pour  les  vain- 
queurs de  Lopez  un  titre  de  gloire  que  d'apparaître  en  libérateurs 
et  en  amis  du  pays  vaincu,  que  d'apporter  au  Paraguay  la  paix  fé- 
conde, la  paix  durable  qui  seule  peut  le  faire  sortir  de  l'abîme  où 
les  horreurs  de  la  guerre  l'ont  précipité. 

Spécialement  occupée  depuis  quelques  années  des  questions  qui 
se  rattachent  aux  progrès  de  l'économie  politique,  la  confédération 
argentine  doit  aussi  désirer  la  paix.  Le  président  de  la  république, 
M.  Sarmienlo,  esprit  libéral  et  réformateur,  voudrait  voir  fleurir 
sur  les  bords  de  la  Plata  une  prospérité  analogue  à  celle  de  New-York 
et  des  autres  grandes  villes  de  l'Union  américaine.  Activer  la  coloni- 
sation, multiplier  les  grands  travaux  d'utilité  publique,  faire  en- 
vahir la  zone  pastorale  par  la  zone  agricole,  préserver  le  pays  des 
invasions  indiennes,  réconcilier  les  races  diverses  par  l'industrie  et 
le  commerce,  procéder  à  un  échange  incessant  d'idées  et  de  trans- 
actions avec  l'Europe,  telle  est  la  politique  adoptée  par  M.  Sar- 
miento.  Divers  obstacles  en  entravèrent  momentanément  l'applica- 
tion. Au  mois  de  mars  1871,  la  fièvre  jaune  fit  de  tels  ravages 
que  80,000  personnes  durent  quitter  Buenos-Ayres.  La  bourse,  la 
banque,  les  théâtres,  se  fermèrent  (1),  et  le  fléau  prit  des  propor- 
tions terribles.  Cependant  l'épidémie  disparut  au  bout  de  trois  mois, 
et  le  pays  retrouva  promptement  son  activité  habituelle.  Il  avait  eu 
également  à  lutter  contre  un  autre  mal;  nous  voulons  parler  de  l'in- 
surrection de  l'Entre-Rios.  Le  11  avril  1870,  le  célèbre  général  Ur- 
quiza,  le  vainqueur  de  Rosas,  qui  jouissait  dans  l'Entre-Rios  d'une 
position  princière  et  toute  personnelle,  solidement  appuyée  sur  d'an- 
ciens triomphes  militaires  et  sur  d'immenses  possessions  territoriales, 

(1)  Le  chargé  d'afTaires  de  France  et  sa  femme,  la  comtesse  Amclot  de  Chaillou,  ont 
témoigné  dans  cotte  circonstance  le  plus  courageux  dévoûment.  Plusieurs  jeunes 
orphelines  sont  mortes  dans  la  chambre  même  de  M'"'  Amelot,  qui  les  avait  recueil- 
lies, n  faut  citer  aussi  avec  éloge  la  conduite  de  l'attaché,  M.  Martin  du  Nord,  et 
des  deux  médecins  de  la  légation,  les  docteurs  Quinche  et  Dubreuil. 


LE  BRÉSIL   DEPUIS   LA   GUERRE.  371 

avait  été  assassiné  clans  les  conditions  les  plus  tragiques,  au  milieu 
même  de  sa  famille.  Ses  filles,  saisissant  des  revolvers,  avaient  fait 
le  coup  de  feu  pour  le  défendre,  et  il  était  tombé  sous  le  poignard 
de  ses  hôtes,  de  ses  obligés,  de  ses  flatteurs.  Au  même  instant,  à  la 
même  heure,  le  général  Lopez  Jordan  se  proclamait,  de  sa  propre 
autorité,  gouverneur  de  l'Entre -Rios,  et  il  soutenait  par  les  armes 
cett^  injustifiable  prétention.  11  pensait  sans  doute  soulever  contre  le 
parti  unitaire,  actuellement  au  pouvoir  dans  la  confédération  ar- 
gentine, l'ancien  parti  fédéraliste,  qui  a  si  longtemps  lutté  contre 
Buenos-Ayres,  et  qui,  après  la  chute  de  Rosas,  avait  scindé  en 
deux  portions  la  république  pendant  plusieurs  années  consécutives; 
mais  ce  calcul  a  été  déjoué,  et  le  gouvernement  régulier  est  venu  à 
bout  de  la  rébellion.  Quant  aux  difficultés  diplomatiques  avec  le 
Brésil,  elles  n'ont  pas  été  assez  graves  pour  paralyser  les  progrès 
du  peuple  argentin  et  le  développement  de  la  prospérité  publique. 
Les  villes  de  l'intérieur  n'ont  pas  de  bonnes  routes,  et,  malgré 
quelques  vigoureux  efforts,  ne  semblent  pas  près  d'en  avoir  de  si  tôt. 
La  longueur  des  distances, -l'absence  presque  absolue  de  matériaux 
ont  empêché  jusqu'ici  la  création  de  chaussées  empierrées;  en  re- 
vanche, peu  de  pays  offrent  des  conditions  plus  favorables  à  l'éta- 
blissement économique  de  voies  ferrées.  Le  rail  Barlovv  dispense  de 
l'emploi  de  traverses  en  bois,  et  la  nature  argileuse  du  sol  rend, 
les  travaux  particulièrement  ^faciles.  Aussi  l'élan  pour  prolonger 
les  lignes  existantes  et  pour  en  créer  de  nouvelles  est-il  tout  à  fait 
remarquable.  Ainsi  que  le  déclara  M.  Sarmieiito  dans  son  mcs5age 
du  mois  de  juillet  1871,  il  y  avait  à  cette  date  dans  la  confédéra- 
tion argentine  531  milles  de  voies  ferrées  en  exploitation,  l\2l  en 
construction,  1,954  à  l'étude.  Un  an  auparavant,  l'importante  ligne 
de  Rosario  à  Cordova  avait  été  inaugurée.  Rosario  est  l'entrepôt 
obligé  de  tout  l'intérieur  du  pays.  Son  port  sur  le  Parana  permet 
aux  bateaux  du  plus  fort  tonnage  de  débarquer  à  quai.  Le  trafic  de 
la  Bolivie  et  des  provinces  de  la  confédération  doit  forcément  s'o- 
pérer par  la  nouvelle  ligne,  que  le  gouvernement  voudrait  pro- 
longer jusqu'aux  frontières  de  la  république,  jusqu'au  Chili.  Celte 
voie  ferrée,  qui  traverserait  des  territoires  aujourd'hui  occupés  par 
les  Indiens,  deviendrait  une  jonction  entre  les  côtes  méridionales 
du  Pacifique  et  l'Atlantique.  Les  régions  immenses  où  passerait  le 
rail  ne  manqueraient  pas  d'être  vite  peuplées.  Les  chemins  de  fer 
ont  à  cet  égard  réalisé  des  prodiges,  fait  éclore  des  villes,  déve- 
loppé sur  tout  leur  trajet  l'agriculture  avec  une  rapidité  merveil- 
leuse. La  télégraphie  électrique  a  fait  aussi  de  notables  progrès. 
En  juillet  1871,  on  comptait  déjà  dans  la  confédération  argentine 
1,228  milles  de  fils  télégraphiques.  Le  25  juillet  dernier,  on  inau- 
gurait la  ligne  télégraphique  qui  relie  les  deux  Océans.  Joignant  les 


372  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

côtes  du  sud  de  l'Atlantique  au  Pacifique,  cette  ligne  franchit  les 
Cordillères,  et  traverse  dans  toute  sa  largeur  le  continent  de  l'Amé- 
rique méridionale  depuis  Buenos-Ayres  jusqu'à  Valparaiso.  Du  ca- 
binet du  président  Sarmiento,  l'on  a  causé  par  le  télégraphe  avec 
■Valparaiso  et  Santiago  du  Chili  en  présence  du  corps  diplomatique 
et  des  notabilités  argentines. 

L'exposition  de  Cordova,  qui  eut  lieu  en  octobre  1871,  permit 
d'apprécier  l'ensemble  des  richesses  nationales.  Un  palais  en  bois, 
situé  au  milieu  d'un  parc  à  la  française,  sur  les  dernières  sinuosi- 
tés des  Cordillères,  une  charpente  légère  et  hardie,  soutenue  par 
cinquante-six  colonnes  indiquant  les  différentes  sections  et  cou- 
vrant une  superficie  de  3,029  mètres,  les  produits  les  plus  variés, 
tissus  précieux  de  Guanacos  et  de  Tucuman,  dentelles  de  Cordova 
et  de  San-Luis,  cuirs  de  toutes  les  espèces,  tapis  de  Catamarca, 
minerais  de  cuivre,  d'or,  de  plomb  argentifère,  armes  primitives 
en  pierre  et  en  silex,  arcs  et  flèches  en  os  de  poisson  des  Indiens, 
instrumens  de  pêche  des  Guaranis,  armes  des  conquérans  espagnols, 
tel  était  le  spectacle  qu'offrait  cette  exposition,  où  le  passé  figurait 
à  côté  du  présent,  et  qui  était  comme  l'histoire  des  progrès  de  la 
civilisation  de  l'Amérique  méridionale. 

Une  chose  plus  remarquable  encore  dans  la  confédération  argen- 
tine, c'est  le  développement  de  l'instruction  publique.  La  propor- 
tion des  enfans  qui  suivent  les  cours  de  l'école  primaire  est  de  1  sur 
19  habitans.  Dans  un  budget  de  1/i  millions  1/2  de  piastres  fortes, 
le  gouvernement  en  a  fait  figurer  près  de  500,000  pour  l'instruc- 
tion. Des  enfans  viennent  à  cheval  à  l'école  de  plusieurs  lieues  de 
distance,  laissent  leur  monture  dans  le  champ  voisin,  et  la  repren- 
nent le  soir  pour  rentrer  au  logis.  Le  président  Sarmiento  a  dit  en 
ouvrant  l'exposition  de  Cordova  :  «  Lorsque  j'entends,  —  et  il  y  a 
quarante  ans  que  je  ne  cesse  de  l'entendre,  —  le  cri  sinistre  de 
mort  aux  sauvages  unitaires,  ou  le  galop  des  chevaux  sur  la  pampa, 
ou  les  lamentations  des  gens  ruinés  et  des  victimes,  il  me  semble 
qu'un  cri  plus  noble,  plus  juste,  résonne  à  mon  oreille:  donnez- 
nous  de  l'éducation,  et  nous  ne  serons  plus  le  fléau  de  la  civilisa- 
tion; donnez-nous  un  foyer  domestique,  et  nous  n'irons  plus  errer 
sur  la  pampa  inculte;  donnez-nous  une  industrie,  et  vous  nous  ver- 
rez à  côté  de  vous  créant  la  richesse,  au  lieu  de  la  détruire.  »  Ce 
discours  est  tout  un  programme;  il  faut  le  réaliser.  H  s'agit,  comme 
l'a  dit  encore  M.  Sarmiento,  «  de  convertir  en  richesses  les  dons 
naturels  du  sol,  de  mettre  à  profit  ces  forces  mortes  qui  dorment 
jusqu'à  ce  que  la  voix  de  l'industrie  leur  dise  comme  à  Lazare  : 
Levez-vous.  »  La  confédération  argentine,  dont  le  recensement  de 
1870  fixe  la  population  à  près  de  1,900,000  âmes,  qui,  compre- 
nant une  superficie  égale  à  environ  quatre  fols  celle  de  la  France, 


LE  BRÉSIL  DEPUIS  LA  GUERRE.  373 

peut  fournir,  depuis  les  frontières  de  la  Patagonie  jusqu'à  celles  du 
Brésil,  et  des  bords  de  la  mer  au  sommet  des  Andes,  les  produits 
des  zones  tropicales  aussi  bien  que  ceux  des  régions  les  plus  tempé- 
rées, la  confédération  argentine,  qui  a  pour  véhicules  des  échanges 
entre  ses  quatorze  provinces  et  les  états  voisins  les  grands  cours 
d'eau  aboutissant  au  Rio  de  la  Plata,  est  destinée  à  un  brillant  ave- 
nir; mais  pour  cela  il  est  indispensable  de  renoncer  aux  erreurs  du 
passé,  aux  vieilles  querelles  entre  fédéralistes  et  unitaires,  aux  ja- 
lousies entre  Buenos-Ayres  et  Montevideo,  ces  deux  villes  situées 
presque  en  face  l'une  de  l'autre,  dans  des  conditions  également 
heureuses  pour  prospérer  sans  se  nuire,  sans  chercher  à  s'absorber 
mutuellement.  I!  faut  éviter  soit  avec  le  Brésil,  soit  avec  les  répu- 
bliques voisines,  les  discussions  stériles  ou  irritantes. 

La  fin  de  la  guerre  du  Paraguay  n'a  pas  mis  un  terme  aux  agi- 
tations et  aux  épreuves  de  la  république  orientale.  Ce  pays,  où  il 
y  aurait  place  pour  plusieurs  millions  d'habitans,  ne  contient  pas 
cent  cinquante  mille  âmes,  et  cependant  il  y  a  peu  de  populations 
aussi  vives,  aussi  intelligentes  que  celle  de  cette  république,  et 
son  commerce  devrait  prendre  des  proportions  colossales.  Toute- 
fois les  contrées  les  plus  favorisées  par  la  nature  sont  souvent  les 
plus  maltraitées  par  les  hommies.  Occupée  par  les  troupes  brési- 
liennes de  1816  à  1821,  objet  des  revendications  de  la  république 
argentine,  — qui  réclamait  Montevideo  comme  ayant  jadis  appartenu 
à  l'ancienne  vice-royauté  espagnole  de  Buenos-Ayres,  —  déchirée 
par  les  troubles  intérieurs,  menacée  par  les  compétitions  du  dehors, 
condamnée  à  une  lutte  sans  merci  contre  l'allié  du  dictateur  argentin 
Rosas,  le  général  Oribe,  qui  de  18Ù2  à  1852  tint  la  ville  de  Mon- 
tevideo assiégée,  livrée  depuis  cette  époque  aux  querelles  opiniâ- 
tres et  souvent  sanglantes  de  deux  factions  rivales,  les  blancos  et 
les  colorados,  devenue  en  1864,  par  l'accord  du  général  Florès 
avec  le  Brésil,  la  cause  première  de  la  guerre  du  Paraguay,  rejetée 
de  nouveau,  depuis  la  fin  de  cette  guerre,  dans  les  divisions  inté- 
rieures et  dans  les  luttes  armées  des  partis,  la  république  orientale 
a  été  depuis  le  commencement  du  siècle  le  théâtre  d'agitations  et 
de  révolutions  qui  ne  peuvent  être  comparées  qu'à  celles  des  répu- 
bliques de  l'Italie  du  moyen  âge. 

La  guerre  contre  Lopez  était  à  peine  finie  que  les  blancos  et  les 
colorados  de  l'Uruguay  recommençaient  leurs  interminables  que- 
relles. Les  deux  factions,  qui,  comme  les  anciens  clans  de  l'Ecosse, 
se  font  la  guerre  plus  par  habitude  que  par  conviction,  repre- 
naient en  1870  leurs  luttes  à  main  armée.  Deux  chefs  blancos, 
Aparicia  et  Médina,  levaient  l'étendard  de  la  révolte  contre  le  pré- 
sident de  la  république  orientale,  le  général  Battle.  Montevideo 
était  en  état  de  siège  à  la  fin  d'août  ;  on  y  suspendait  la  liberté  de 


37A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  presse.  En  1871,  les  corps  insurgés  arrivaient  jusqu'à  cinq  ou 
six  lieues  de  la  capitale  ;  la  guerre  civile  rendait  les  élections  im- 
possibles. Les  forces  des  blancs  et  des  rouges  parcouraient  alter- 
nativement le  territoire  en  tout  sens,  ravageant  les  campagnes, 
arrêtant  les  laboureurs,  frappant  les  villages  de  contributions, 
ruinant  les  estancias ,  paralysant  le  commerce  et  anéantissant 
l'agriculture,  seule  richesse  du  pays.  La  crainte  d'une  intervention 
du  cabinet  de  Rio  ou  du  cabinet  de  Buenos-Ayres,  une  crise  finan- 
cière d'une  extrême  gravité,  de  sérieuses  difficultés  diplomatiques 
avec  les  représentans  de  l'Italie,  du  Brésil  et  de  l'Angleterre,  par 
suite  de  réclamations  non  réglées,  telles  étaient  les  complications 
de  toute  nature  avec  lesquelles  l'Uruguay  se  trouvait  aux  prises, 
quand  au  mois  de  mars  dernier  le  général  Battle,  dont  les  pouvoirs 
étaient  expirés,  descendait  du  fauteuil  présidentiel.  Les  élections 
n'ayant  pu  se  faire  à  cause  de  la  guerre  civile,  c'est  le  président 
du  sénat,  M.  Thomas  Gomensoro,  qui  prit  en  main  provisoirement 
le  pouvoir  exécutif;  animé  de  dispositions  loyales  et  conciliantes, 
il  songea  tout  d'abord  à  pacifier  le  pays.  Un  armistice  eut  lieu  entre 
le  gouvernement  et  les  blancos,  sous  la  médiation  du  ministre  des 
affaires  étrangères  de  la  confédération  argentine,  et  le  traité  de  pa- 
cification fut  signé  le  6  avril  dernier.  Les  officiers  qui  avaient  servi 
dans  les  rangs  des  troupes  insurgées  conservaient  leurs  grades,  et  il 
était  stipulé  que,  sur  les  treize  préfectures,  quatre  auraient  pour 
titulaires  des  blancos.  Le  pays  applaudissait  avec  enthousiasme  à 
la  fin  d'une  guerre  civile  sans  motif  et  sans  but. 

Il  ne  faut  pas  croire  pourtant  que  les  blancs  et  les  rouges  aient 
terminé  leurs  discussions.  Ils  combattent  encore,  non  plus  par  les 
armes,  mais  par  les  clubs,  par  les  journaux,  et  les  fusionistes,  qui 
voudraient  faire  disparaître  les  traces  de  ces  vieilles  querelles,  ren- 
contrent les  plus  grands  obstacles.  Ne  serait-il  pas  cependant  dési- 
rable qu'il  n'y  eût  plus  dans  l'Uruguay  ni  blancos  ni  colorados, 
qu'il  n'y  eût  que  des  citoyens  d'une  même  patrie?  L'apaisement 
des  esprits  est  d'autant  plus  urgent  que  la  situation  financière 
exige  de  prompts  remèdes.  La  liberté  des  banques  n'a  pas  profilé 
au  pays,  et  si  le  gouvernement  oriental,  au  lieu  d'autoriser  des 
particuliers  ou  des  compagnies  à  émettre  des  billets,  eût  réservé  ce 
droit  à  une  banque  nationale,  il  aurait  peut-être  trouvé  dans  une 
pareille  institution  des  ressources  précieuses,  ainsi  que  cela  se  pra- 
tique à  Buenos-Ayres.  Désireux  d'améliorer  la  situation  économi- 
que, qui  est  grave,  le  gouvernement  a  beaucoup  réduit  le  budget 
des  dépenses,  et  les  forces  militaires  de  l'état  consistent  aujour- 
d'hui en  quatre  bataillons  d'infanterie  et  un  régiment  d'artillerie. 
Aux  termes  de  la  constitution,  les  chambres,  qui  se  réunissent  le 
15  février  prochain,  nommeront  le  président  de  la  république,  et 


LE  BRÉSIL  DEPUIS  LA  GUERRE.  375 

l'on  espère  que  le  1"  mars  le  pays,  moralement  et  matériellement 
pacifié,  sera  enfin  rentré  dans  des  conditions  normales  et  dans  une 
période  d'organisation  stable. 

IV. 

Il  y  a  désormais,  on  peut  le  dire,  un  équilibre  de  l'Amérique  mé- 
ridionale. Dans  cet  équilibre,  le  Brésil,  qui  par  ses  institutions  est 
le  pays  le  moins  livré  aux  agitations  et  aux  cataclysmes  politiques, 
tient  une  place  très  considérable,  que  nul  ne  pourrait  lui  contester. 
L'existence  de  cette  grande  monarchie  libérale  et  constitutionnelle 
doit  être  pour  les  états  voisins  une  garantie  et  nullement  une  me- 
nace. La  difi"érence  entre  la  forme  des  gouvernemens  n'est  point 
un  obstacle  à  l'accord.  Le  Brésil  ne  songe  pas  plus  à  imposer  la 
forme  monarchique  aux  républiques  dont  il  est  entouré  que  ces  ré- 
publiques ne  songent  à  faire  prévaloir  la  forme  républicaine  sur  une 
terre  monarchique  par  tradition  et  par  essence.  Qu'importe  d'ail- 
leurs cette  différence  entre  les  noms,  si  dans  le  fond  des  choses  il 
existe  de  i:éelles  analogies,  si  les  institutions  sont  de  part  et  d'autre 
libérales,  parlementaires,  modernes?  N'a-t-on  pas  vu  parfois  des 
républiques  moins  républicaines  que  certaines  monarchies?  Le  Pa- 
raguay, sous  la  dictature  de  Francia  et  des  deux  Lopez,  s'appelait 
république,  mais  y  eut-il  jamais  roi  ou  empereur  aussi  absolu  que 
le  chef  de  cette  contrée?  Qu'importe  que  le  Brésil  soit  un  empire,  s'il 
jouit  de  la  liberté  au  dedans  et  s'il  respecte  au  dehors  les  droits  de 
ses  voisins?  11  faut  conseiller  au  Brésil  une  politique  de  modération 
et  de  cahne  dans  la  force,  à  la  confédération  argentine  et  à  l'Uruguay 
une  attitude  prudente,  correcte,  amicale,  qui  permette  une  entente 
durable  avec  le  cabinet  de  Rio.  Si  le  gouvernement  brésilien,  dans 
ses  rapports  avec  l'ensemble  des  républiques  de  l'Amérique  méridio- 
nale, est  intéressé  à  se  montrer  éloigné  de  toute  tentative  d'hégé- 
monie ou  de  suprématie  abusive,  s'il  doit  éviter  d'intervenir  dans 
les  querelles  intérieures  de  pays  qui  restent  les  arbitres  de  leurs 
propres  destinées,  —  de  leur  côté,  ces  pays  ont  tout  intérêt  à  s'abs- 
tenir d'impuissantes  bravades,  de  récriminations  passionnées.  Avec 
un  peu  de  bon  vouloir  et  de  sagesse  de  part  et  d'autre,  les  malen- 
tendus se  dissiperont,  et  la  discorde  ne  se  glissera  pas  dans  les 
rangs  des  vainqueurs  de  Lopez,  Ils  ne  doivent  oublier  ni  la  solida- 
rité qui  s'était  établie  entre  eux  malgré  d'anciens  dissentimens,  ni 
les  efforts  et  les  sacrifices  qu'ils  firent  en  commun  pour  mener  à 
bonne  fin  l'une  des  guerres  les  plus  opiniâtres  dont  l'histoire  garde 
le  souvenir. 

Aujourd'hui,  nous  le  répétons,  le  point  important,  essentiel,  pour 


376  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  Brésil  comme  pour  les  états  de  la  Plata,  c'est  le  maintien  de  la 
paix,  —  de  la  paix,  qui  peut  seule  fermer  les  blessures  d'une  lutte 
longue  et  sanglante,  ranimer  l'essor  de  l'agriculture,  du  commerce, 
de  l'industrie,  peupler  les  solitudes,  dessécher  les  marais,  creuser 
les  canaux,  exploiter  les  mines,  créer  les  routes  et  les  chemins  de 
fer,  utiliser  les  admirables  ressources  de  contrées  où  la  nature  est 
plus  grandiose  que  sur  aucun  autre  point  du  globe.  Des  querelles 
diplo:natiques,  des  luttes  intestines,  des  scènes  sanglantes  de  guerre 
civile,  des  rivalités  d'états  à  états,  des  progrès  précaires,  toujours 
à  la  merci  de  nouvelles  commotions,  telle  a  été  trop  longtemps 
l'histoire  de  ces  jeunes  républiques,  où  pourtant  la  vitalité  se  fait  si 
bien  sentir  qu'il  suffit  de  quelques  mois  de  paix  pour  relever  la 
confiance  et  imprimer  un  essor  surprenant  à  la  prospérité  maté- 
rielle et  au  développement  des  intérêts.  Ces  divisions  de  partis,  de 
villes,  de  systèmes  opposés,  se  disputant  une  prépondérance  éphé- 
mère, ces  guerres  civiles  passées  à  l'état  endémique,  ces  duels  in- 
terminables entre  fédéralistes  et  unitaires  dans  la  confédération  ar- 
gentine, entre  blancos  et  colorados  dans  la  république  de  l'Uruguay, 
ce  perpétuel  imbroglio  d'affaires  mêlées  les  unes  aux  autres  par  la 
connexité  des  questions  et  par  la  contiguïté  des  territoires,  tout  cala 
n'a  que  trop  duré  dans  le  bassin  de  la  Plata,  L'heure  approche- 
t-elle  où  l'on  verra  enfin  succéder  à  l'agitation  le  calme,  aux  coups 
d'état  la  légalité,  à  la  politique  factice  et  stérile  la  politique  réelle, 
la  politique  féconde,  celle  qui  a  pour  but  de  favoriser  les  deux 
principes  qui  font  la  force  des  sociétés  modernes  :  le  travail  et  la 
liberté? 

La  liberté  !  c'est  elle  aussi  qui  doit  mettre  fin  à  ces  contestations 
ardentes,  à  ces  luttes  d'ambitions  ayant  pour  objectif  le  cours  de  la 
Plata  et  de  ses  principaux  afïluens,  la  Parana,  le  Paraguay,  l'Uru- 
guay. Ces  magnifiques  cours  d'eau,  qui  devraient  être  les  auxiliaires 
les  plus  puissans  de  la  civilisation,  n'ont  été  que  trop  longtemps 
des  prétextes  de  guerres  et  de  discordes.  Il  faut  les  voir  redevenir 
ce  que  la  nature  les  a  faits,  des  traits  d'union  entre  les  peuples,  des 
promoteurs  de  prospérité  morale  et  matérielle.  Cet  immense  bassin 
fluvial,  dont  le  Rio  de  la  Plata  est  en  quelque  sorte  le  couronnement, 
et  où  dégorgent  sans  cesse,  sur  un  parcours  de  plus  de  500  lieues, 
d'innombrables  cours  d'eau,  affluens  secondaires  ou  rivières  égales  à 
des  fleuves,  ne  semble-t-il  pas  appeler  les  laboureurs  et  les  colons? 
L'av.mir  de  l'Amérique  méridionale  n'est-il  pas  dans  la  liberté  de 
ces  deux  fleuves  gigantesques,  qui  pénètrent  les  profondeurs  de 
son  continent,  l'Amazone  et  le  Rio  de  la  Plata?  Sur  les  bords  au- 
jourd'hui déserts  de  ces  deux  grandes  voies  de  navigation,  ne  verra- 
t-on  pas  bientôt  les  populations  se  grouper,  les  villes  se  construire, 


LE   BRÉSIL    DEPUIS   LA   GUERRE.  377 

le  commerce  et  l'industrie  répandre  leurs  bienfaits?  La  liberté  des 
fleuves,  c'est  l'esprit  de  solidarité  substitué  aux  tendances  exclu- 
sives, l'activité  à  l'inertie,  la  civilisation  à  l'ignorance,  le  progrès  k 
la  barbarie.  Les  gouvernemens  européens,  dans  leurs  rapports 
avec  les  divers  états  de  l'Amérique  du  Sud,  avaient  bien  souvent 
invoqué  les  principes  libéraux  de  l'acte  final  des  traités  de  Vienne 
sur  la  liberté  des  fleuves.  Longtemps  on  opposa  une  fin  de  non-re- 
cevoir  à  cette  demande  si  légitime,  si  conforme  aux  intérêts  mêmes 
dô  ceux  à  qui  elle  était  adressée  ;  mais  la  vérité  finit  par  prévaloir 
sur  l'erreur,  et  le  progrès  sur  la  routine.  Les  puissances  ont  obtenu 
dans  la  Plata,  par  les  traités  de  1853,  une  reconnaissance  solen- 
nelle du  principe  de  la  liberté  des  fleuves,  et  voici  que  le  Brésil, 
par  son  dernier  traité  avec  le  Paraguay,  proclame  la  libre  naviga- 
tion des  grands  cours  d'eau  dont  ce  pays  est  entouré.  Il  reste  encore 
bien  des  réformes  à  réaliser  pour  que  tous  les  bienfaits  de  cette 
déclaration  puissent  être  recueillis  par  les  riverains  et  les  étran- 
gers; mais  le  temps  n'est  pas  éloigné  où  la  pratique  s'accordera 
pleinement  avec  la  théorie. 

En  résumé,  si  l'on  jette  en  ce  moment  un  coup  d'œil  général  sur 
l'ensemble  des  états  de  l'Amérique  du  Sud,  on  constate  une  amélio- 
ration sensible  par  rapport  aux  dernières  années.  Le  Pérou,  sorti 
d'une  crise  tragique,  mais  éphémère,  se  fortifie  sous  une  adminis- 
tration libérale.  Les  trois  autres  états  du  Pacifique,  — la  Bolivie,  le 
Chili,  l'Equateur,  —  ont  terminé,  comme  le  Pérou  lui-même,  leurs 
querelles  avec  l'Espagne,  et  le  bruit  des  armes  a  cessé.  Le  diflé- 
rend  qui  s'était  élevé,  il  y  a  quelques  semaines,  entre  le  cabinet  de 
Santiago  et  le  gouvernement  bolivien  a  été  réglé  à  l'amiable.  Au 
même  moment  s'aplanissaient,  grâce  à  la  mission  du  général  Mitre 
à  Rio,  les  contestations  graves  survenues,  depuis  la  fin  de  la  guerre 
contre  Lopez,  entre  le  Brésil  et  la  confédération  argentine.  Dans  ce 
dernier  pays,  les  fédéralistes  ne  luttent  plus  à  main  armée  contre 
les  unitaires,  et,  dans  la  république  orientale,  la  guerre  civile  est 
également  finie.  Puisse  cet  apaisement  continuer,  de  l'Atlantique 
au  Pacifique  et  de  la  mer  des  Antilles  au  détroit  de  Magellan!  Dans 
ces  parages,  la  paix  est  le  synonyme  de  la  civilisation,  et  l'Amé- 
rique méridionale  tout  entière  y  trouvera  la  meilleure  garantie  de 
son  avenir,  la  sauvegarde  la  plus  efficace  de  ses  progrès  et  de  sa 
prospérité. 


L'IMPOT  PROGRESSIF 


ET 


L'IMPOT  PROPORTIONNEL 


LES    TAXES    INDIRECTES. 


Il  n'y  a  pas  de  question  plus  délicate  que  celle  de  l'impôt.  Savoir 
ce  qu'on  doit  légitimement  à  l'état  pour  les  services  qu'on  en 
reçoit,  sous  quelle  ferme  il  convient  mieux  de  s'acquitter  pour 
éprouver  le  moins  de  gêne  et  ménager  le  plus  la  richesse  publique, 
tel  est  le  problème.  On  le  discute  depuis  longtemps,  et  dans^aucun 
pays  on  n'est  encore  parvenu  à  le  résoudre  d'une  façon  qui  satis- 
fasse tous  les  esprits.  Ce  qui  le  prouve,  ce  sont  les  remaniemens  de 
taxes  qui  ont  lieu  constamment  et  à  peu  près  partout.  Ces  rema- 
niemens tiennent  sans  doute  à  ce  que,  les  besoins  des  états  venant 
à  s'accroître,  il  faut  y  pourvoir  par  de  nouveaux  impôts;  ils  tien- 
nent aussi  à  ce  que,  les  sources  de  la  richesse  variant  sans  cesse, 
les  unes  se  développant  plus  que  les  autres  et  de  nouvelles  surgis- 
sant, il  convient  d'équilibrer  le  fardeau  en  raison  des  forces  qui 
doivent  le  supporter.  Tout  cela  est  vrai.  Cependant,  si  l'impôt  est 
si  souvent  mis  en  discussion,  c'est  encore  parce  que  les  idées  ne 
sont  pas  parfaitement  nettes  à  cet  égard.  On  n'est  pas  d'accord  sur 
les  points  essentiels,  ni  sur  le  choix  à  faire  entre  les  taxes  directes 
et  les  taxes  indirectes,  ni  sur  les  revenus  ou  les  choses  qu'il  faut 
frapper  de  préférence,  ni  enfin  sur  la  grosse  question  de  l'impôt 
proportionnel  ou  de  l'impôt  progressif. 


LES    TAXES    INDIRECTES.  379 

Ce  qui  a  contribué  surtout  à  obscurcir  la  matière,  c'est  que  l'im- 
pôt a  toujours  été  lié  à  la  politique,  et  a  subi  des  interprétations 
diverses  suivant  les  régimes  qui  ont  prévalu.  Autrefois,  avant  la 
révolution  de  89,  lorsqu'il  y  avait  des  classes  privilégiées,  un  des 
privilèges  de  ces  classes  était  de  ne  pas  payer  les  contributions 
comme  tout  le  monde,  et  alors  on  voyait  les  gens  les  plus  riches 
échapper  à  des  taxes  dont  tout  le  poids  retombait  sur  ceux  qui 
étaient  le  moins  en  état  de  le  supporter.  Ces  abus  étaient  crians; 
ils  ont  été  abolis  en  89,  et  on  a  proclamé  très  haut  le  dogme  de 
l'égalité  devant  la  loi  et  en  particulier  devant  l'impôt;  mais  voici 
maintenant  que  par  un  autre  abus  l'arc,  trop  tendu  autrefois  dans 
un  sens,  se  retend  de  nouveau  à  l'excès  dans  le  sens  opposé.  Beau- 
coup de  gens  croient  que  les  classes  ouvrières  ne  sont  pas  suffi- 
samment ménagées  par  le  fisc,  qu'elles  ont  droit  à  des  immunités 
particulières  parce  que  l'impôt  doit  être  prélevé  sur  le  superflu  et 
non  sur  le  nécessaire.  Cet!e  théorie  gagne  chaque  jour  du  terrain, 
et  bientôt,  si  on  n'y  prend  grade,  le  principe  de  l'égalité  inscrit  dans 
la  loi  ne  sera  plus  qu'un  leurre. 

I. 

On  peut  demander  d'abord  à  ceux  qui  professent  cette  opinion 
quelle  idée  ils  se  font  de  l'état,  et  comment  ils  envisagent  les  ser- 
vices qu'il  est  appelé  à  rendre.  Nous  sommes  réunis  en  société  pour 
obtenir  la  première  chose  dont  nous  ayons  besoin,  la  sécurité,  pour 
développer  librement,  grâce  à  elle,  les  facultés  dont  nous  sommes 
pourvus,  et  en  tirer  tout  le  profit  possible.  Cet  avantage  existe  pour 
tout  le  monde,  pour  le  pauvre  comme  pour  le  riche,  il  n'est  personne 
qui  puisse  s'en  passer,  et  on  pourrait  même  dire  que  le  pauvre  en 
a  encore  plus  besoin  que  le  riche,  parce  qu'il  est  moins  en  me- 
sure de  se  protéger  par  lui-même;  mais  l'être  collectif  qu'on  ap- 
pelle état  ne  peut  pas  assurer  cette  protection  pour  rien.  Il  lui  faut 
des  agens,  une  organisation  quelconque,  ce  qu'on  appelle  un  gou- 
vernement, et  c'est  pour  subvenir  aux  frais  qu'entraîne  cette  orga- 
nisation qu'on  lui  paie  des  impôts;  ils  sont  le  prix  d'un  service. 
A  quel  titre  donc  y  aurait-il  dans  la  société  des  individus  qui  se- 
raient dispensés  d'y  prendre  part?  Si  je  vais  chez  un  marchand 
chercher  un  mètre  d'étoffe,  il  ne  me  le  donnera  pas  pour  rie 
sous  prétexte  que  cela  me  gênerait  fort  de  le  payer;  il  me  le  ven- 
dra comme  à  tout  le  monde  au  prix  de  revient,  augmenté  du  béné- 
fice qu'il  doit  faire.  Pourquoi  en  serait-il  autrement  pour  l'état? 
Celui-ci,  considéré  au  point  de  vue  économique,  est  aussi  un  mar- 
chand qui  vend  des  services,  il  doit  les  vendre  au  meilleur  marché 


380  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

possible  et  sans  bénéfice  aucun;  c'est  la  seule  différence  qui  existe 
sous  ce  rapport  entre  lui  et  le  marchand  ordinaire,  et  c'est  pour 
arriver  à  ce  meilleur  marché  que  dans  les  pays  libres  on  a  établi 
des  contrôles  politiques  et  financiers.  Une  fois  le  prix  fixé,  il  doit 
être  acquitté  par  tous  de  la  même  manière  et  en  raison  des  avan- 
tages dont  on  jouit;  il  n'y  a  pas  plus  de  motifs  pour  recevoir  gratis 
les  services  de  l'état  que  pour  se  faire  nourrir  et  habiller  pour  rien. 
Cette  immunité  a  même  quelque  chose  de  blessant  pour  ceux  en  fa- 
veur desquels  on  l'invoque,  elle  rappelle  trop  le  panem  et  circences 
de  la  décadence  romaine.  Dans  une  démocratie  bien  ordonnée  et  où 
chacun  a  le  sentiment  de  sa  dignité,  tout  le  monde,  excepté  l'indi- 
gent, doit  payer  l'impôt.  De  quel  droit  en  effet  viendrait-on  con- 
trôler les  finances  de  l'état,  si  on  ne  subit  aucune  charge? 

Cette  exemption  absolue  des  taxes  en  faveur  des  classes  ouvrière? 
n'est  pas  encore,  il  est  vrai,  admise  généralement.  On  y  met  des 
tempéramens  ;  on  voudrait  d'abord  que  les  riches  payassent  un  peu 
plus  que  leur  part  proportionnelle.  C'est  en  ces  termes  qu'Adam 
Smith,  un  des  maîtres  de  la  science  économique,  a  posé  la  ques- 
tion. Depuis  on  est  allé  beaucoup  plus  loin  :  J.-C.  Say,  par  exemple 
n'a  pas  craint  de  dire  que  l'impôt  progressif  était  le  seul  équitable; 
mais  dans  les  termes  mêmes  d'Adam  Smith  Viin  peu  plus  n'est  pas 
sans  grand  danger,  —  il  reste  très  vague,  qui  le  déterminera?  et 
d'après  quelle  considération?  S'appuiera-t-on  sur  la  possibilité  qu'on 
a  de  payer  les  taxes  plus  ou  moins  aisément?  Il  n'y  a  point  de  rai- 
son alors  pour  qu'on  ne  demande  pas  90,000  francs  d'impôt  à  la 
personne  qui  aura  100,000  livres  de  rente,  en  exigeant  seulement 
100  francs  de  celle  qui  n'en  aura  que  1,000.  La  première  sera  en- 
core plus  riche  après  avoir  payé  les  90,000  francs  que  la  seconde 
après  avoir  donné  100  francs.  Est-ce  là  une  règle,  est-ce  une  base 
que  l'on  puisse  adopter  pour  l'établissement  des  taxes?  Cet  un  peu 
plus  est  la  porte  ouverte  à  toutes  les  exactions,  à  tous  les  arbi- 
traires; il  varie  avec  les  circonstances  selon  les  formes  de  gouverne- 
ment, et  il  n'y  a  pas  de  moyen  plus  efficace  de  détruire  la  propriété 
et  d'établir  le  nivellement  absolu,  c'est-à-dire  la  misère  générale. 
Du  reste,  c'est  une  des  formules  du  socialisme,  la  plus  dangereuse 
peut-être,  parce  que  sous  le  couvert  d'une  fausse  philanthropie  et 
à  l'aide  d'argumens  fallacieux  elle  peut  s'introduire  tout  doucement 
dans  nos  lois,  sauf  à  faire  plus  tard  des  progrès  considérables.  Quand 
M.  Louis  Blanc  au  Luxembourg  en  18A8,  dans  ses  fameuses  confé- 
rences socialistes,  déclarait  que  le  salaire  devait  être  en  rapport  non 
pas  avec  le  travail,  mais  avec  les  besoins,  et  que  c'étaient  ceux-ci 
qui  devaient  être  la  base  du  principe  de  l'égalité  pour  la  rétribution 
de  la  main-d'œuvre,  il  ne  proclamait  pas  autre  chose  que  ce  que 


LES    TAXES    INDIRECTES.  381 

veulent  les  défenseurs  de  l'impôt  progressif;  c'est  sur  l'apprécia- 
tion des  besoins  aussi  que  repose  leur  théorie. 

Il  en  est  de  cet  impôt  comme  de  toutes  les  idées  décevantes; 
lorsquelles  sont  présentées  par  des  écrivains  habiles  et  avec  des 
couleurs  séduisantes,  elles  ne  laissent  pas  que  de  faire  impression 
sur  certains  esprits.  Un  des  plaidoyers  les  plus  chauds  en  faveur 
de  cette  thèse  a  été  soutenu  par  un  jeune  économiste  d'un  grand 
talent,  que  la  mort  a  enlevé  prématurément  à  la  science  écono- 
mique, et  qu'une  plus  longue  expérience  de  la  vie  eût  sans  doute 
ramené  à  d'autres  idées.  Nous  voulons  parler  de  M.  Alcide  Fouley- 
raud.  Dans  un  commentaire  sur  Ricardo,  il  a  défendu  ainsi  l'impôt 
progressif  :  «  Il  en  est  de  la  répartition  des  charges  publiques , 
dit-il,  comme  des  taxes  que  les  directeurs  de  concert  prélèvent  sur 
la  curiosité  et  le  dilettantisme.  Le  même  spectacle  est  ouvert  à 
tous;  le  même  lustre  verse  sur  la  scène  ses  gerbes  de  lumière;  les 
mêmes  vers,  les  mêmes  harmonies  font  courir  sur  tous  les  fronts 
le  souffle  divin  du  génie;  les  mômes  décors,  les  mêmes  pirouettes, 
suivies  des  mêmes  coups  de  poignard,  s'adressent  à  tous  les  spec- 
tateurs ,  et  cependant,  lisez  le  tarif,  que  de  nuances  de  prix  cor- 
respondant à  combien  de  places  différentes!  Les  charges  qui  pè- 
sent sur  chacun  sont  mathématiquement  proportionnées  à  la  dose 
d'aisance,  de  commodité  dont  il  jouit,  et  si  nous  avions  à  pro- 
poser aux  législateurs  un  modèle  pour  la  péréquation  de  l'impôt, 
nous  n'en  voudrions  pas  d'autre  que  cette  échelle  si  habilement 
graduée  par  les  impresarii.  La  civilisation  n'est-elle  pas  en  effet 
une  fête  immense  et  perpétuelle  que  le  genre  humain  se  donne  à 
lui-même,  et  ceux-là  qui  assistent  à  cette  fête  du  haut  de  leurs  am- 
phithéâtres somptueusement  décorés  n'en  doivent-ils  pas  défrayer 
les  dépenses  plus  largement  que  la  foule  qui  gronde  dans  l'arène 
poudreuse  du  parterre,  ou  qui  s'agite,  comme  l'Irlandais  de  nos 
jours  et  l'ilote  de  l'antiquité,  sans  même  entrevoir  les  splendeurs 
de  ce  jubilé?  » 

Si  on  va  au  fond  des  choses,  on  trouve  que  ce  raisonnement  porte 
à  faux.  «  C'est  le  même  spectacle,  dites-vous,  qui  est  ouvert  à  tous, 
et  cependant  que  de  nuances  de  prix  correspondant  à  combien  de 
places  différentes!  »  Que  faut-il  en  conclure?  Que  chacun  doit  payer 
en  raison  de  la  commodité  dont  il  jouit?  Cela  existe  déjà  avec  l'im- 
pôt proportionnel;  —  plus  on  est  riche  et  plus  on  paie;  mais  si 
vous  prétendez  que,  comme  le  directeur  de  spectacle,  qui  est  le 
maître  de  sa  salle,  qui  la  dispose  comme  il  l'entend  et  fait  payer 
les  places  le  prix  qui  lui  convient,  l'état  est  également  le  maître 
de  tous  les  avantages  dont  nous  jouissons  dans  la  société,  et  qu'il 
est  libre  aussi  d'en  fixer  le  prix,  alors  la  comparaison  n'a  plus 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  base.  Ce  n'est  pas  l'état  apparemment  qui  a  bâti  la  maison 
que  j'habite,  qui  a  confectionné  les  habits  que  je  porte,  en  un 
mot  qui  fait  que  j'assiste  plus  ou  moins  commodément  à  cette  fête 
de  la  civilisation.  Toutes  ces  choses  m'appartiennent;  elles  sont 
le  fruit  de  mon  travail,  —  et  ce  que  l'état  me  procure,  c'est  d'en 
jouir  tranquil!ement,  tandis  que,  dans  l'hypothèse  du  directeur  de 
spectacle,  non-seulement  celui-ci  m'assure  la  jouissance  paisible 
de  la  loge  ou  de  la  stalle  que  j'occupe,  mais  cette  loge  et  cette 
stalle  sont  sa  propriété,  et  il  m'en  fait  payer  la  location.  A  moins 
de  continuer  la  tradition  de  Louis  XIV  et  de  dire  que  l'état  est 
tout,  et  qu'il  n'y  a  plus  de  propriété  individuelle  en  dehors  de  lui, 
on  ne  peut  pas  exiger  pour  un  droit  de  surveillance  et  de  police 
ce  qu'on  est  autorisé  à  demander  lorsqu'on  abandonne  à  un  autre 
la  jouissance  de  sa  propre  chose.  Il  n'y  a  d'exact  dans  la  compa- 
raison que  le  rapprochement  que  l'on  fait  entre  le  spectacle  lui- 
même  et  la  fête  de  la  civilisation;  mais,  de  même  que  V imprésario 
n'admet  personne  à  jouir  gratis  de  ce  spectacle,  l'état  ne  doit  pas 
faire  non  plus  qu'il  y  ait  des  gens  assistant  pour  rien  à  cette  fête 
qui  est  le  produit  des  efforts  de  tous. 

Oii  invoque  les  idées  de  philanthropie  et  de  solidarité  sociale. 
Si  on  veut  dire  que,  lorsque  chacun  de  nous  a  payé  sa  part  propor- 
tionnelle des  taxes,  il  doit  encore,  suivant  la  fortune  qu'il  possède, 
participer  à  toutes  les  œuvres  de  bienfaisance ,  de  charité ,  qui 
résultent  de  cette  solidarité,  c'est  à  merveille;  mais  il  s'agit  là 
d'une  obligation  morale  qui  a  sa  sanction  dans  la  conscience  et  n'a 
rien  à  démêler  avec  l'impôt,  qui  est  la  rémunération  d'un  service. 
C'est  pour  avoir  méconnu  ce  principe  qu'on  s'est  tant  égaré  et 
qu'on  en  est  encore  à  discuter  ce  qui  devrait  être  considéré  comme 
un  axiome  fondamental,  à  savoir  que  l'impôt  doit  être  proportion- 
nel, rigoureusement  proportionnel.  —  Vous  ajoutez  que,  si  on  at- 
teint «  le  fonds  indispensable ,  celui  qui  sert  à  la  satisfaction  de 
nos  premiers  besoins,  on  commet  un  crime  pareil  à  celui  qu'on 
commettrait  en  diminuant  la  somme  d'air  qu'il  faut  aux  poumons, 
la  somme  de  liberté  qu'il  faut  h  la  conscience.  »  C'est  abuser  de  la 
métaphore;  l'air  que  nous  respirons  fait  partie  des  richesses  natu- 
relles que  l'on  acquiert  en  naissant,  elles  ne  doivent  rien  à  Tétat.  Il 
en  est  de  même  de  la  liberté  de  conscience,  c'est  le  fonds  inalié- 
nable de  la  nature  humaine,  qui  ne  dépend  pas  de  l'organisation 
sociale.  On  peut  penser  ce  que  l'on  veut  sans  que  le  gouvernement 
ait  rien  à  y  voir;  mais  il  en  est  autrement  des  choses  matérielles, 
même  les  plus  indispensables;  on  ne  les  possède  que  sous  la  pro- 
tection de  l'état,  par  conséquent  on  lui  doit  un  tribut  pour  cela. 
L'état  est  même  dans  une  situation  plus  délicate  que  le  marchand 


LES   TAXES    INDIRECTES.  383 

auquel  nous  le  comparions  tout  à  l'heure.  Celui-ci  peut,  s'il  le  veut, 
donner  sa  marchandise  à  meilleur  marché  à  celui  qui  est  moins 
riche,  sauf  à  en  élever  le  prix  pour  celui  qui  sera  dans  une  meilleure 
situation;  il  fera  une  détestable  opération,  mais  enfin  il  n'en  doit 
compte  qu'à  lui-même,  il  est  toujours  libre  de  se  ruiner.  L'état,  lui, 
administre  la  fortune  publique,  et  il  doit  en  être  fort  économe.  Dans 
toute  société  bien  organisée,  il  y  a  un  fonds  commun  destiné  aux 
actes  de  bienfaisance.  Dans  les  limites  de  ce  fonds,  le  gouvernement 
peut  secourir  ceux  qui  en  ont  besoin  et  les  dégrever  de  certaines 
taxes  qui  seraient  trop  onéreuses  pour  eux,  mais  c'est  à  titre  pure- 
ment gracieux,  et  il  ne  doit  pas  aller  au-delà,  sous  peine  de  faire 
du  socialisme  et  de  s'ériger  en  providence  chargée  de  répartir  la 
fortune  publique.  Il  faut  donc  déclarer  hautement  que  chacun  doit 
la  taxe  proportionnellement  à  ce  qu'il  possède,  autrement  dit,  à  ce 
qui  le  fait  vivre,  peu  importe  la  nature  de  cet  avoir,  qu'il  soit  en 
salaire,  en  traitement,  ou  en  revenu  d'une  terre  ou  d'un  capital. 
L'état  protège  tout,  il  doit  avoir  sa  part  de  tout. 

La  proportionnalité  est  non-seulement  juste,  mais,  si  on  se  pla- 
çait exactement  au  point  de  vue  économique,  on  la  trouverait  exces- 
sive. En  effet,  supposez  deux  individus  dont  l'un  a  1,000  livres  de 
rente  et  l'autre  100,000;  il  est  bien  évident  que  l'état  ne  dépense  pas 
cent  fois  plus  en  frais  de  justice,  de  police  et  d'administration  pour 
protéger  le  second  que  pour  garantir  le  premier,  et  cependant  il 
fait  payer  au  second  cent  fois  plus  d'impôts.  Le  marchand  auquel 
j'achète  1,000  mètres  d'étoffe  me  les  vendra  moins  cher  que  si  je 
ne  lui  en  achète  qu'un.  Le  chemin  de  fer  me  les  transportera  éga- 
lement meilleur  marché  en  me  faisant  bénéficier  de  ce  qu'on  appelle 
le  tarif  différentiel,  qui  diminue  selon  la  distance  à  parcourir  et  la 
quantité  à  transporter.  C'est  la  loi  du  commerce,  et  personne  ne 
peut  s'en  plaindre  parce  qu'elle  repose  sur  la  force  des  choses. 
Les  frais  généiaux  n'augmentent  pas  en  proportion  de  l'importance 
des  opérations,  et,  si  on  faisait  payer  dans  cette  proportion,  on 
commettrait  une  injustice;  tout  le  monde  en  souffrirait,  cela  n'a 
pas  besoin  d'être  démontré.  Que  l'état  ne  se  conduise  pas  d'après 
cette  loi  rigoureuse  et  qu'il  ne  crée  pas  une  échelle  d'impôts  dé- 
croissante en  raison  de  l'étendue  de  ses  services,  on  le  conçoit; 
mais  qu'on  n'aille  pas  au  moins  lui  demander  d'en  étabhr  une 
progressive,  ce  serait  le  renversement  de  toutes  les  lois.  On  ferait 
croire  que  la  société  n'est  qu'une  association  de  charité  et  qu'elle 
n'a  rien  à  démêler  avec  la  justice  et  l'économie  politique. 


384  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


II. 


«  Le  prélèvement  de  la  société,  dit  encore  le  jeune  économiste 
dont  nous  combattons  les  idées,  commence  là  où  la  consommation 
des  individus  franchit  les  lignes  sévères  du  besoin  pour  entrer  dans 
le  domaine  infini  et  varié  des  choses  d'ngrément  et  de  luxe.  »  Mais 
où  finiront  ces  lignes  sévères  du  besoin?  On  ne  s'est  jamais  bien  en- 
tendu à  cet  égard  ;  pour  les  uns,  une  chose  est  une  consommation 
de  luxe  qui  est  de  première  nécessité  pour  les  autres.  Adam  Smith 
déclare  que  de  son  temps  l'usage  des  souliers  n'était  pas  de  pre- 
mière nécessité  en  France,  que  beaucoup  d'hommes  et  de  femmes 
paraissaient  pieds  nus  sans  s'avilir.  Il  n'en  serait  plus  de  même  au- 
jourd'hui. Pour  lui  aussi,  la  bière  et  l'aie  étaient  des  denrées  de 
luxe,  a  fortiori  le  thé,  le  café,  le  sucre,  que  beaucoup  de  personnes 
considèrent  maintenant  comme  étant  de  première  nécessité.  Par 
conséquent  les  lignes  sévères  du  besoin  varient  selon  les  temps, 
selon  les  individus  et  selon  le  degré  de  civilisation.  On  ne  peut  pas 
les  déterminer  d'une  façon  assez  précise  pour  en  faire  la  base  d'un 
système  d'impôts  indépendamment  d'autres  considérations  qui  ten- 
draient encore  à  les  faire  rejeter. 

Pour  en  revenir  à  notre  comparaison,  le  chemin  de  fer  ne  trans- 
porte pas  pour  rien  les  choses  de  première  nécessité,  et  le  mar- 
chand ne  les  vend  pas  sans  bénéfice.  Pourquoi  l'état  les  affranchi- 
rait-il de  toute  taxe,  s'il  juge  qu'il  a  besoin  d'impôts  de  consom- 
mation ?  En  ne  prenant  en  considération  que  l'intérêt  des  gens  peu 
aisés,  il  serait  plus  important  pour  eux  d'obtenir  gratis  les  services 
du  chemin  de  fer  ou  ceux  du  négociant  que  l'abandon  par  l'état 
de  quelques  centimes  d'impôt  qui  figurent  à  peine  dans  le  prix  des 
denrées,  tandis  que  les  frais  de  transport  et  le  bénéfice  du  mar- 
chand y  entrent  pour  beaucoup,  et  cependant  personne  n'oserait 
demander  ces  services  gratis.  On  comprend  parfaitemement  que 
c'est  impossible;  mais,  dira-t-on,  le  fisc  n'impose  pas  toutes  choses. 
Pourquoi  choisit-il  de  préférence  celles  qui  sont  à  l'usage  des  classes 
pauvres?  Pourquoi  ne  frappe- t-il  pas  de  préférence  les  objets  de 
luxe?  Il  trouverait  les  mêmes  ressources  sans  imposer  les  mêmes 
sacrifices.  Nous  arrivons  ici  sur  un  autre  terrain,  qui  est  celui  de 
l'économie  politique  pure.  Il  nous  faut  démontrer  qu'en  frappant  de 
préférence  les  objets  de  première  nécessité  l'état  agit  sagement  et 
comme  il  doit  le  faire  pour  la  prospérité  publique. 

Tout  le  monde  est  d'accord  que,  si  l'on  veut  avoir  des  impôts 
très  productifs  et  en  même  temps  très  modérés,  il  faut  leur  donner 
une  large  base.  S'ils  sont  modérés,  ils  ne  troublent  pas  l'équilibre 


LES  TAXES    INDIRECTES.  385 

entre  la  consommation  et  la  production,  le  travail  continue  et  avec 
lui  le  progrès  de  la  richesse  publique.  Il  n'y  a  que  les  impôts  sur 
les  objets  de  première  nécessité  qui  présentent  cet  avantage,  car 
personne  n'y  écliappe.  Au  contraire,  si  on  atteint  les  objets  de  luxe, 
l'impôt  ne  s'applique  plus  à  tout  le  monde,  il  faut  le  porter  à  un 
chiffre  assez  élevé  pour  lui  faire  rendre  des  sommes  qui  en  vaillent 
la  peine,  il  est  très  onéreux,  et,  comme  il  pèse  après  tout  sur  des 
choses  dont  on  peut  se  passt;r,  la  consommation  s'arrête,  l'impôt  ne 
donne  pas  ce  qu'on  avait  espéré,  et  le  travail  dimiaue. 

On  a  bientôt  fait  de  dire  qu'on  doit  exempter  les  choses  de  pre- 
mière nécessité  et  imposer  les  consommations  de  luxe;  il  faut  sa- 
voir encore  à  quels  résultats  on  arrive  avec  cette  substitution. 
Supposez  pour  un  moment  qu'on  supprime  les  318  millions  que 
d'après  le  budget  de  1872  doivent  rapporter  les  boissons,  les  38  mil- 
lions du  sel,  les  170  millions  du  sucre,  car  le  sucre  devient  de  plus 
en  plus  une  denrée  de  première  nécessité,  et  qu'on  reporte  le  pro- 
duit de  toutes  ces  taxes,  soit  526  millions,  sur  les  consommations 
de  luxe,  sur  le  thé,  le  café,  les  chevaux,  les  voitures,  les  habiile- 
mens  et  tentures  de  soie,  les  domestiques  en  livrées,  etc.,  sur  toutes 
les  choses  par  lesquelles  se  manifeste  la  richesse,  croit-on  que  l'on 
pourrait  trouver  là  une  compensation?  Pour  être  convaincu  du  con- 
traire, il  faut  savoir  que  l'impôt  sur  les  voitures,  tel  qu'il  existe 
aujourd'hui,  et  il  est  assez  lourd  pour  ceux  qui  ont  à  le  payer,  est 
porté  au  budget  de  1873  pour  6  millions.  Les  taxes  des  billards  et 
des  cercles  réunies  ne  fourniront  pas  2  millions.  Les  pianos,  si  on 
les  avait  imposés,  comme  on  l'a  voulu,  n'auraient  pas  donné  plus  de 
A  millions.  C'est  donc  une  grande  illusion  de  croire  qu'on  peut  se 
procurer  des  revenus  importans  sans  imposer  les  choses  de  première 
nécessité.  11  n'y  a  que  là  qu'on  peut  les  trouver.  Un  centime  par 
jour  payé  au  fisc  par  36  millions  d'habitans,  ou  3  francs  65  cent. 
par  an,  donne  130  millions  de  francs.  Pour  obtenir  la  même  somme 
de  100,000  individus  sur  une  consommation  de  luxe,  il  faudrait  de- 
mander à  chacun  1,300  francs,  et  si  l'on  voulait  avoir  les  526  mil- 
lions destinés  à  remplacer  les  taxes  sur  les  boissons,  le  sel  et  le  sucre, 
le  supplément  à  payer  par  personne  serait  de  5,260  francs.  Il  suffît 
de  poser  ces  chiffres  pour  montrer  à  quelles  conséquences  on  abouti- 
rait. Dernièrement  en  France  on  avait  eu  l'idée  d'organiser  une  sous- 
cription pour  la  libération  du  territoire  :  les  riches  étaient  disposés 
à  y  concourir  très  largement;  mais,  comme  on  supposait  à  tort  ou  à 
raison  que  les  masses  n'y  prendraient  pas  part,  on  a  dû  y  renoncer, 
—  on  aurait  imposé  des  sacrifices  considérables  à  quelques  per- 
sonnes sans  arriver  à  des  résultats  sérieux.  Pour  qu'une  adminis- 
tration fiscale  soit  bien  organisée,  il  faut  qu'elle  ait  ses  racines  jus- 
tome  cm.  —  1873.  25 


386  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'au  fond  même  de  la  société.  C'est  là  qu'elle  puise  ses  forces  ; 
autrement  elle  établira  des  impôts  dont  la  quotité  sera  excessive,  et 
qui  ne  produiront  rien. 

Les  impôts,  dira-t-on,  qui  frappent  les  objets  de  première  né- 
cessité ne  sont  pas  proportionnels.  —  Avant  de  répondre  à  cette, 
objection,  voyons  d'abord  ce  que  devient  la  proportionnalité  avec 
les  taxes  directes.  L'impôt  foncier  a  été  établi  en  1789  sur  les  pro- 
duits de  la  terre,  d'après  les  anciennes  évaluations.  Ces  produits  ont 
beaucoup  changé  depuis.  Un  travail  préparé  par  l'administration 
des  contributions  indirectes  en  vertu  de  la  loi  de  1850  montre  que 
le  principal  de  l'impôt  était  en  moyenne  de  6,05  de  revenu,  variant 
entre  les  deux  extrêmes  de  9,07  et  de  3,7/i  pour  100,  Zi8  départe- 
mens  se  trouvant  au-dessous  de  la  moyenne  et  37  au-dessus  :  c'est 
donc  une  très  grande  inégalité;  elle  ne  fait  que  s'accroître  de  jour 
en  jour.  Il  en  est  de  même  de  l'impôt  mobilier,  il  doit  atteindre  la 
richesse  mobilière.  Or  qu'y  a-t-il  de  plus  trompeur  que  l'élément 
qui  lui  sert  de  base  et  qui  est  la  valeur  locative?  Il  est  rarement 
en  rapport  avec  la  fortune.  Tel  individu,  par  suite  de  sa  position 
sociale,  de  sa  profession,  occupera  une  maison,  un  appartement 
beaucoup  plus  cher  que  ne  le  comportent  ses  moyens;  tel  autre  sera 
obligé  de  se  loger  plus  grandement  à  cause  de  l'étendue  de  sa  fa- 
mille, c'est-à-dire  par  suite  des  charges  qui  viendront  à  peser  sur 
lui;  tel  autre  enfin  par  économie  ou  pour  toute  autre  considération 
se  réduira  dans  son  logement,  bien  qu'étant  trèiâ  riche,  et  il  ne 
paiera  pas  la  taxe  mobilière  en  raison  de  sa  fortune,  sans  compter 
que  cette  taxe  frappe  les  revenus  fonciers  aussi  bien  que  les  autres, 
ce  qui  fait  double  emploi.  L'impôt  des  patentes  est  encore  plus 
inégal  ;  on  a  pris  pour  base  la  nature  de  l'industrie,  la  population 
du  lieu  où  on  l'exerce  et  l'importance  du  loyer  d^habitation.  On  ne 
pouvait  peut-être  pas  faire  mieux,  et  cependant  quelle  inégalité! 
Dans  la  même  industrie,  les  bénéfices  varient  selon  les  individus; 
l'un  paiera  1,000  francs  de  patente  avec  100,000  francs  de  profit, 
et  l'autre,  pour  acquitter  la  même  taxe,  sera  obligé  de  la  prendre 
sur  son  capital,  s'il  est  au-dessous  de  ses  affaires.  Cet  impôt  des 
patentes  donne  lieu  aux  plus  vives  réclamations,  et  on  ne  voit  pas 
le  moyen  d'y  faire  droit  et  de  rétablir  l'égalité.  Enfin  la  dernière 
taxe  directe,  celle  des  portes  et  fenêtres,  n'échappe  pas  non 
plus  aux  mêmes  reproches.  Elle  frappe  les  ouvertures  des  maisons 
d'une  façon  plus  ou  moins  forte  selon  la  population  des  communes, 
l'espèce  et  la  situation  des  ouvertures;  mais  dans  le  même  lieu  la 
valeur  des  maisons  change  d'un  quartier  à  l'autre.  On  n'en  tient  pas 
compte,  excepté  dans  quelques  grands  centres,  où  l'on  a  cru  devoir 
ajouter  un  droit  proportionnel  au  tarif  principal.  Partout  ailleurs  il 


LES    TAXES   INDIRECTES.  387 

n'y  a  pas  de  distinction  entre  les  jours  qui  éclairent  un  château  et 
ceux  qui  font  pénétrer  la  lumière  dans  une  modeste  habitation.  A 
Paris  même,  avec  cette  addition  du  droit  proportionnel,  on  est  très 
loin  d'avoir  atteint  l'idéal;  beaucoup  de  maisons  restent  plus  impo- 
sées que  d'autres  par  rapport  à  leur  valeur.  Par  conséquent,  si  on 
s'en  était  tenu  aux  seuls  impôts  directs  que  nous  venons  d'indiquer, 
—  et  on  leur  en  substituerait  difficilement  d'autres  qui  n'auraient 
pas  le  même  inconvénient,  —  on  serait  resté  fort  loin  de  la  propor- 
tionnalité. 

Serait -on  plus  heureux  avec  la  taxe  unique  portant  sur  le  re- 
venu ou  sur  le  capital,  comme  le  désireraient  quelques  personnes? 
Si  on  pouvait  avoir  le  tableau  exact  de  la  fortune  de  chacun,  le  re- 
venu annuel,  rien  ne  serait  plus  simple  en  effet  que  d'établir  la 
proportionnalité,  on  n'aurait  qu'à  diviser  le  revenu  brut  de  la 
France  par  la  somme  dont  l'état  a  besoin  tous  les  ans,  et  le  chiffre 
qu'on  obtiendrait  serait  la  part  proportionnelle  de  chacun.  Si  l'état 
par  exemple  avait  besoin  de  2  milliards  et  que  le  revenu  brut  fût 
de  16  milliards,  chacun  aurait  à  payer  un  huitième  de  ses  res- 
sources annuelles,  et  le  problème  serait  résolu.  Malheureusement 
dans  la  pratique  les  choses  ne  se  présentent  pas  aussi  simplement. 
On  n'a  pas  ce  tableau,  et  on  ne  peut  pas  l'avoir;  il  n'y  a  pas  de 
moyens  d'investigation,  quelque  minutieux  et  quelque  rigoureux 
qu'ils  soient,  qui  puissent  le  fournir,  et,  y  en  eût-il,  il  faudrait 
bien  se  garder  d'y  recourir,  car  ils  exciteraient  un  grand  méconten- 
tement. On  ne  pourrait  établir  la  taxe  unique  qu'avec  la  déclaration, 
et  alors,  comme  le  contribuable  se  trouverait  en  face  d'un  impôt 
très  lourd,  qui  lui  prendrait  le  huitième  de  son  revenu,  il  cherche- 
rait nécessairement  à  le  frauder,  ce  qui  amènerait  une  grande  iné- 
galité dans  la  taxe  entre  les  gens  de  bonne  foi  et  ceux  qui  ne  le 
seraient  pas,  sans  compter  que  le  fisc  perdrait  une  grande  partie 
de  ses  revenus. 

Une  autre  considération  encore  pour  laquelle  il  ne  faudrait  pas 
adopter  la  taxe  unique,  c'est  qu'elle  découragerait  l'épargne  et  ar- 
rêterait la  production.  Si  vous  me  demandez  tout  à  coup  sous  une 
seule  forme  et  par  un  bulletin  de  contribution  directe  le  septième 
ou  le  huitième  de  mon  revenu,  la  demande  peut  me  paraître  ex- 
cessive, et,  si  j'ai  un  moyen  d'y  échapper,  je  l'emploierai;  ce  moyen 
est  tout  simple  :  avec  la  facilité  des  communications  et  des  rapports 
de  toute  nature  qui  existent  aujourd'hui,  j'irai  porter  mon  industrie 
et  mon  capital  ailleurs,  dans  un  pays  qui  sera  moins  imposé,  ou  qui 
le  sera  tout  autrement.  Vous  avez  beau  dire  qu'on  ne  paiera  pas 
plus  sous  un3  seule  forme  que  sous  plusieurs,  qu'on  paiera  même 
moins  avec  l'économie  de  quelques  frais  de  perception.  C'est  pos- 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sible;  mais  l'effet  moral  sera  très  différent  et  il  a  une  grande  im- 
portance :  pour  en  juger,  il  suffit  de  voir  ce  qui  se  passe  au  lende- 
main d'une  révolution,  ou  lorsque  l'horizon  politique  se  charge  un 
peu  trop.  On  a  les  mêmes  instrumens  de  production  que  la  veille, 
le  même  capital,  les  mêmes  usines,  la  même  habileté  de  main- 
d'œuvre,  et  cependant  on  produit  beaucoup  moins.  Pourquoi?  Parce 
qu'il  s'est  introduit  tout  à  coup  dans  la  vie  industrielle  et  commer- 
ciale un  élément  qui  a  tout  modifié,  c'est  la  défiance.  On  ne  voit 
plus  aussi  clair  dans  l'avenir,  on  n'est  plus  aussi  sûr  qu'on  pourra 
jouir  tranquillement  des  fruits  de  son  travail,  et  alors  tout  s'ar- 
rête. Un  effet  semblable  peut  se  produire  à  l'occasion  d'un  impôt 
qui  paraîtrait  excessif. 

Le  gouvernement,  par  suite  de  nos  désastres,  a  dû  augmenter 
les  taxes  de  plus  de  600  millions;  il  a  fait  peser  cette  augmenta- 
tion en  grande  partie  sur  les  revenus  indirects.  La  répartition  n'en 
a  pas  toujours  été  très  heureuse,  et  on  éprouvera  des  mécomptes. 
Cependant  ces  taxes  se  paient  encore  après  tout  assez  facilement,  le 
pays  déploie  la  même  activité  dans  ses  affaires,  sinon  une  activité 
plus  grande  pour  réparer  les  brèches  faites  à  sa  fortune.  Qui  ose- 
rait soutenir  qu'il  n'en  serait  pas  autrement,  si  on  avait  demandé 
non  pas  les  2  milliards  et  plus  du  budget  tout  entier,  mais  seu- 
lement les  600  millions  d'augmentation  à  un  impôt  unique  sur  le 
revenu  qui  aurait  pu  être  de  12  à  15  pour  100?  Évidemment  on 
n'aurait  pas  conservé  la  même  activité  industrielle,  beaucoup  de 
capitaux  et  beaucoup  d'individus  auraient  émigré. 

IIL 

On  a  dit  que  les  gouvernemens  avaient  multiplié  les  taxes  pour 
mieux  les  dissimuler  et  les  augmenter  plus  aisément.  C'est  pos- 
sible. Cela  prouve  qu'ils  ont  réussi  à  les  faire  moins  sentir.  Or  les 
faire  moins  sentir,  c'est  ménager  les  forces  productrices  du  pays. 
Du  reste  cette  division  des  taxes  a  été  établie  partout  dans  les  états 
les  plus  libres,  comme  dans  ceux  qui  le  sont  le  moins,  et  partout 
elle  a  donné  d'excellens  résultats.  On  les  a  multipliées  encore,  et  on 
a  adopté  surtout  celles  de  consommation  parce  que  c'était  le  seul 
moyen  de  se  rapprocher  autant  que  possible  de  la  proportionnalité; 
mais  c'est  ici  que  revient  l'objection  de  tout  à  l'heure.  Si  l'impôt, 
dit-on,  frappe  des  objets  de  première  nécessité,  tels  que  le  sel,  les 
boissons,  le  bois  de  chauffage,  la  consommation  qu'on  fait  de  ces 
objets  n'est  pas  du  tout  proportionnelle  à  la  fortune.  Parce  qu'on  a 
100,000  livres  de  rente,  on  ne  consommera  pas  cent  fois  plus  de 
sel  et  de  vin  que  celui  qui  n'a  que  1,000  francs  pour  vivre.  Il  y  a 


LES   TAXES    INDIRECTES.  3S9 

une  quantité  plus  ou  moins  forte  de  ces  choses  qui  est  nécessaire 
à  tout  le  monde,  et  il  arrive,  comme  pour  le  sel  par  exemple, 
que  celui  qui  est  le  moins  riche  en  consomme  le  plus,  parce  qu'il 
n'a  rien  à  lui  substituer,  et  que,  sa  nourriture  étant  de  qualité  in- 
férieure, il  a  besoin  de  la  relever  par  ce  stimulant.  Ce  qui  a  fait  dire 
à  quelques  économistes  que  les  impôts  sur  les  objets  de  première 
nécessité  étaient  des  imjjôts progressifs  à  rebours,  qu'ils  frappaient 
d'autant  plus  qu'on  était  moins  riche.  Si  cela  était  vrai,  on  serait 
dans  un  grand  embarras  et  dans  un  cercle  vicieux,  car  d'une  part 
ce  sont  les  impôts  les  plus  productifs,  il  est  difficile  de  s'en  passer, 
et  d'autre  part  on  ne  devrait  pas  les  établir,  attendu  qu'ils  viole- 
raient la  première  loi  en  fait  de  taxes,  qui  est  la  proportionnalité. 

Heureusement  qu'il  n'en  est  pas  ainsi.  L'homme  qui  travaille,  — 
on  ne  peut  parler  que  de  celui-là,  car  la  personne  oisive  est  une  ex- 
ception et  en  dehors  des  lois  économiques,  —  celui  donc  qui  vit  d'un 
salaire,  d'un  traitement  ou  d'un  profit  industriel  ne  supporte  pas  ex- 
clusivement l'impôt  sur  les  denrées  qu'il  consomme,  qu'elles  soient 
ou  non  de  première  nécessité.  Pourquoi  le  supporterait-il?  Est-ce 
qu'il  prend  à  sa  charge  exclusive  le  renchérissement  qui  pour  d'au- 
tres raisons  plus  sensibles  vient  à  se  produire?  Est-ce  que  sa  situation 
est  restée  la  même  après  l'augmentation  qui  a  eu  lieu  sur  le  prix  de  la 
viande,  des  légumes,  et  avec  l'élévation  des  loyers  dans  les  grandes 
villes?  Sans  doute  il  y  a  une  époque  de  transition  pendant  laquelle 
il  éprouvera  quelques  embarras,  surtout  si  l'élévation  des  prix  se  ma- 
nifeste très  rapidement.  Les  salaires,  les  traitemens,  les  profits,  ne 
se  mettront  pas  immédiatement  au  niveau;  mais  l'équilibre  ne  peut 
pas  tarder  à  se  rétablir,  il  est  dans  la  force  des  choses,  autrement 
il  n'y  aurait  pas  d'harmonie  dans  les  lois  économiques.  Le  salaire, 
pour  parler  de  ce  qui  est  le  plus  intéressant,  est  porté  à  un  certain 
taux  en  vertu  de  la  loi  générale  de  l'offre  et  de  la  demande,  du 
rapport  qui  existe  entre  le  nombre  des  travailleurs  et  le  besoin  que 
l'on  a  du  travail  ;  mais  ce  rapport  lui-même  est  subordonné  à  de 
certaines  règles  :  il  faut  que  chacun  vive  de  son  travail,  et  en  vive 
dans  des  conditions  qui  représentent  l'état  de  la  civilisation  et  de  la 
richesse  du  pays  que  l'on  habite.  Dans  une  société  qui  est  en  pro- 
grès, le  renchérissement  de  certaines  denrées,  et  surtout  des  den- 
rées alimentaires,  a  lieu  parce  que  la  richesse  s'accroît  et  que 
chacun  consomme  plus,  et,  comme  il  faut  produire  davantage  pour 
satisfaire  à  des  besoins  plus  nombreux,  il  en  résulte  naturellement 
que  le  travail  est  plus  recherché  et  partant  plus  rétribué.  Les  sa- 
laires augmentent  ainsi  que  les  profits,  ainsi  que  le  revenu  de  la 
terre  et  du  capital.  Du  bas  de  l'échelle  sociale  au  sommet,  tout  le 
monde  gagne  plus;  telle  est  la  loi  économique.  Qu'avons-nous  vu 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  vingt  ans,  depuis  qu'il  s'est  produit  un  renchérissement  gé- 
néral pour  tout  ce  qui  sert  à  la  vie?  A  part  le  rentier,  qui,  je  le  ré- 
pète, est  dans  une  situation  exceptionnelle,  —  encore  ne  s'agit-il 
que  de  celui  qui  a  des  rentes  fixes  et  invariables,  car  les  autres  sont 
associés  au  progrès  de  la  richesse,  — y  a-t-il  quelqu'un  qui  soit  dans 
une  situation  pire  qu'avant  ce  renchérissement?  Les  salaires,  les 
profits,  n'ont-ils  pas  augmenté  dans  une  proportion  au  moins  aussi 
grande?  Si  on  voulait  faire  une  enquête  spéciale  en  ce  qui  concerne 
la  main-d'œuvre  notamment,  on  trouverait  que  partout  en  France 
elle  s'est  élevée  encore  plus  que  le  prix  des  choses. 

Il  y  a  dans  les  ouvrages  de  Bastiat  un  chapitre  intitulé  Ce  qu'on 
voit  et  ce  qu'on  ne  voit  pas;  on  peut  en  faire  l'application  à  la  ma- 
tière de  l'impôt.  Ce  qu'on  voit,  ce  sont  ceux  qui  paient  d'abord  les 
taxes;  ce  qu'on  ne  voit  pas,  ce  sont  ceux  sur  lesquels  elles  retom- 
bent en  définitive.  De  quelque  façon  que  vous  vous  y  preniez,  a  dit 
justement  M.  Thiers  dans  son  livre  de  la  Propriété,  l'impôt  por- 
tera toujours  sur  la  consommation,  et  comme  la  consommation  se 
fait  avec  le  produit  brut  de  la  société,  c'est  ce  revenu  qui  en  fin  de 
compte  supportera  les  taxes  proportionnellement  à  son  importance. 
Il  ne  peut  pas  en  être  autrement;  arrive  maintenant  une  nouvelle  ob- 
jection :  on  demande  quelle  sera  la  situation  de  celui  qui  ne  dépense 
pas  tout  son  revenu,  qui  en  économise  une  partie?  Celui-là,  dit-on, 
ne  paiera  pas  l'impôt  en  raison  de  sa  fortune.  S'il  économise  en  effet 
pour  thésauriser  ou  pour  jeter  à  la  mer  le  surplus  de  ses  besoins, 
il  échappera  nécessairement  à  l'impôt  pour  la  partie  de  son  revenu 
dont  il  fera  un  tel  usage  ;  mais  il  se  privera  lui-même  en  privant  la 
société.  Si  au  contraire  il  économise  pour  tirer  parti  de  ses  épar- 
gnes, soit  en  les  employant  directement,  soit  en  les  plaçant,  alors 
il  n'y  échappera  pas.  Il  le  paiera  par  ses  propres  consommations, 
ou  par  celles  que  fera  la  personne  à  laquelle  il  aura  prêté  son  ar- 
gent. Celle-là  lui  donnera  un  intérêt  moindre  que  si  les  denrées 
étaient  affranchies  de  tout  droit.  Par  conséquent  l'impôt  est  tou- 
jours supporté  par  le  revenu,  toujours  égal  et  toujours  proportion- 
nel. Et  s'il  n'y  avait  que  ce  côté  du  débat  à  examiner,  bien  que  ce 
soit  le  plus  discuté  et  celui  à  propos  duquel  on  fasse  le  plus  de 
bruit,  il  n'aurait  pourtant  pas  grande  importance.  Ce  qui  domine, 
c'est  le  point  de  vue  économique,  c'est  la  question  de  savoir  quel 
est,  dans  l'intérêt  général,  le  moins  fâcheux  ou  de  l'impôt  qui 
porte  sur  les  objets  de  grande  consommation,  ou  de  celui  qui  frappe 
les  choses  de  luxe.  Yoilà  celui  des  boissons  par  exemple  qui  est 
porté  pour  318  millions  au  budget  de  1872  en  grevant  le  htre  de 
vin  en  moyenne  de  5  à  6  centimes;  il  ne  peut  pas  avoir  d'effet  bien 
nuisible.  Pour  trouver  la  même  somme,  non  pas  dans  une  seule 


LES    TAXES   INDIRECTES.  391 

consommation  de  luxe,  ce  qui  serait  impossible,  mais  dans  plu- 
sieurs, il  faudrait  certainement  doubler  le  prix  des  choses  atteintes; 
or  peut-on  supposer  que,  si  l'on  devait  payer  le  café  à  francs  la 
livre  au  lieu  de  2,  le  sucre  2  francs  au  lieu  de  1,  des  étoffes  de 
soie  20  francs  au  lieu  de  10,  il  n'y  aurait  rien  de  changé  dans 
les  conditions  économiques,  et  que  la  consommation  resterait  la 
même?  Évidemment  non,  le  trouble  apporté  dans  les  relations 
commerciales  serait  considérable,  et  les  salaires  seraient  les  pre- 
miers à  en  souffrir.  Cet  impôt  des  boissons,  qui  compte  aujour- 
d'hui pour  318  millions,  donnait  101  millions  enl8Zi7,  250  millions 
en  1869  avant  les  dernières  aggravations;  il  a  produit  davantage 
par  le  seul  fait  du  développement  des  consommations.  L'impôt  du 
sel,  lorsqu'il  existait  dans  sa  plénitude  avec  les  3  décimes  par  kilo- 
gramme avant  1848,  gagnait  de  3  à  /i  millions  par  an;  il  n'a  pas 
gagné  davantage  depuis  qu'il  a  été  réduit  à  1  décime.  Il  n'y  a  pas 
d'argument  meilleur  pour  montrer  que  cette  réduction  a  été  inop- 
portune, sans  intérêt  sérieux,  et  qu'elle  a  fait  perdre  chaque  année 
au  trésor  gratuitement  une  somme  considérable  qu'on  serait  fort 
heureux  de  retrouver  aujourd'hui. 

Enfin  on  se  plaint  beaucoup  des  taxes  d'octroi,  particulièrement 
à  Paris  et  dans  les  grands  centres  de  population.  On  prétend  qu'elles 
nuisent  à  la  consommation;  or  voici  les  faits,  nous  les  emprun- 
tons à  un  travail  de  statistique  dressé  avec  soin  par  un  homme 
très  compétent,  M.  Clément  Jiiglar,  et  sur  les  publications  de 
la  ville  de  Paris.  La  viande  de  boucherie  est  frappée  à  l'octroi  de 
la  capitale  d'un  droit  de  10  centimes  par  kilogramme.  On  l'avait 
aboli  un  moment  en  18li8;  on  a  dû  le  rétablir,  parce  que  la  sup- 
pression n'avait  profité  à  personne,  excepté  aux  bouchers,  qui  ven- 
daient la  viande  toujours  au  même  prix.  Le  vin  paie  également  à 
l'octroi  20  francs  par  hectolitre  ;  ce  sont  des  denrées  de  première 
nécessité  l'une  et  l'autre.  Eh  bien!  de  1840  à  1867,  l'augmentation 
par  tête  de  la  consommation  de  la  viande  a  été  de  17  kilogrammes, 
et  celle  du  vin  de  100  litres.  On  a  pu  faire  les  mêmes  remarques 
pour  Bordeaux  et  pour  Lyon,  tandis  que,  suivant  M.  Juglar,  les 
consommations  de  luxe,  qui  sont  généralement  affranchies  de  l'oc- 
troi, ont  augmenté  dans  la  même  période  d'une  façon  insignifiante. 

Sans  doute  il  vaudrait  mieux  que  la  ville  de  Paris  pût  se  passer  de 
ses  taxes  sur  la  viande  et  sur  le  vin;  la  consommation  s'accroîtrait 
encore  davantage.  Il  faut  pourtant  reconnaître  que,  telles  qu'elles 
sont,  elles  n'ont  pas  arrêté  le  progrès,  elles  sont  entrées  dans  le 
prix  des  choses  et  ont  seulement  rendu  la  vie  un  peu  plus  chère; 
mais  on  a  eu  des  compensations,  la  ville  a  été  mieux  entretenue, 
plus  élégante,  les  étrangers  y  sont  venus  en  plus  grand  nombre,  il 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  est  résulté  plus  de  travaux,  et  on  a  retrouvé  bien  vite  en  aug- 
mentations de  salaire  et  de  profit  au-delà  de  ce  qu'on  avait  payé  à 
l'octroi.  M.  Gladstone,  ayant  à  s'expliquer  sur  l'effet  produit  par 
l'abolition  des  corn-laws,  et  constatant  que  la  vie  en  somme  était 
peut-être  aussi  chère  que  par  le  passé,  déclarait  que  le  principal 
avantage  de  la  mesure  avait  été  d'augmenter  les  échanges  avec  le 
dehors.  «  Je  n'hésite  pas  à  dire,  ajoutait-il,  que  c'est  une  erreur  de 
supposer  que  le  meilleur  moyen  d'être  utile  aux  classes  ouvrières 
soit  d'agir  sur  les  matières  qu'elles  consomment;  si  vous  voulez  leur 
faire  plus  de  bien,  il  faut  leur  donner  plus  de  travail.  »  Tout  est  là 
en  effet  pour  les  classes  ouvrières.  Préoccupez-vous  de  tout  ce  qui 
peut  augmenter  la  production ,  et  la  question  de  l'impôt  devient 
accessoire. 

Nous  voudrions  répondre  encore  à  d'autres  objections  qui  ont  été 
faites  contre  les  taxes  indirectes  et  qui  ont  une  certaine  importance; 
on  dit  qu'elles  sont  un  obstacle  à  la  liberté  du  commerce,  qu'elles 
créent  des  monopoles  et  produisent  un  renchérissement  supérieur 
à  la  somme  qu'elles  rapportent.  Cette  thèse  a  été  surtout  soutenue 
avec  beaucoup  de  talent,  dans  un  travail  récent  intitulé  Financial 
reformsj  par  un  économiste  anglais  distingué,  M.  Cliffe  Leslie.  Que 
ces  taxes  soient  un  obstacle  à  la  liberté  absolue  du  commerce,  en 
ce  sens  que  certaines  marchandises  ne  peuvent  pas  se  mouvoir  sans 
passer  sous  les  yeux  du  fisc,  c'est  incontestable.  S'il  s'agit  d'une 
denrée  produite  à  l'intérieur  et  soumise  à  un  droit,  il  faudra  la 
déclarer  au  percepteur  avant  de  la  livrer  à  la  consommation.  C'est 
une  gêne.  Si  elle  arrive  du  dehors,  elle  devra  subir  la  visite  de  la 
douane  avec  une  perte  de  temps  plus  ou  moins  considérable;  mais 
quelle  est  dans  la  société  la  liberté  qui  soit  absolue  et  qui  n'é- 
prouve pas  de  restriction?  Il  n'y  en  a  aucune.  Du  moment  que  nous 
nous  réunissons  pour  nous  procurer  les  avantages  qui  résultent  de 
l'association,  il  y  a  des  règlemens  auxquels  nous  sommes  tenus 
d'obéir;  ces  règlemens  sont  des  entraves  à  la  liberté  absolue.  Si 
on  veut  vendre  certaines  denrées  alimentaires  sur  un  marché  et 
même  en  magasin,  on  est  soumis  à  des  inspections  de  police  dans 
l'intérêt  de  la  salubrité  publique.  La  liberté  de  commerce  ne  va 
pas  jusqu'à  me  permettre  de  vendre  des  viandes  avariées  ou  du 
poisson  gâté;  il  est  défendu  également  de  faire  travailler  des  en- 
fans  au-dessous  d'un  certain  âge  et  au-delà  d'un  certain  temps; 
on  ne  pourrait  pas  non  plus  exercer  certaines  professions  sans  être 
muni  d'un  diplôme,  etc.;  ce  sont  autant  d'obstacles  à  la  liberté  in- 
dustrielle et  commerciale.  Qui  peut  s'en  plaindre?  Ces  entraves 
sont  établies  au  nom  d'un  intérêt  supérieur  qui  est  le  salut  de  la 
société.  Il  en  est  de  même  des  lois  fiscales.  Le  gouvernement  a  besoin 


LES   TAXES    INDIRECTES.  393 

d'argent  pour  accomplir  sa  mission  ;  on  a  jugé  qu'un  des  moyens 
les  plus  efficaces  de  lui  en  procurer  était  d'établir  des  droits  sur 
certaines  marchandises  produites  à  l'intérieur  ou  venant  du  de- 
hors, ces  marchandises  ne  pourront  donc  circuler  qu'après  avoir 
acquitté  ces  droits.  Pourquoi  n'accepterait-on  pas  cette  restriction 
comme  les  autres,  surtout  si  dans  la  pratique  elle  est  aussi  légère 
que  possible? 

On  se  récrie  contre  la  perte  de  temps  qui  résulte  de  la  visite  de 
la  douane  :  il  y  en  a  une  incontestablement,  mais  on  en  exagère 
beaucoup  l'importance.  Supposons  qu'il  faille  un  jour  pour  visiter 
une  cargaison  de  marchandises  arrivant  par  mer  des  pays  les  plus 
lointains.  Cette  cargaison  a  peut-être  mis  30  jours  à  venir;  c'est 
donc  un  délai  total  de  31  jours  avant  qu'elle  soit  entre  les  mains  du 
destinataire.  Est-ce  là  un  retard  qui  puisse  causer  un  préjudice  réel? 
Où  trouverait-on  ce  préjudice?  dans  le  capital  engagé  un  jour.de  plus 
dans  la  même  opération  commerciale  ou  dans  le  magasin  qui  devra 
être  un  peu  plus  grand  pour  contenir  un  approvisionnement  sup- 
plémentaire de  vingt-quatre  heures?  Ce  sont  des  fractions  inflnité- 
simales  qui  ne  peuvent  pas  modifier  le  prix  des  choses,  et  dans  tous 
les  cas  ne  sont  rien  à  côté  des  autres  aléas  auxquels  on  est  exposé 
dans  le  commerce.  Si  la  marchandise  arrive  par  le  chemin  de  fer  à 
une  frontière  de  terre,  la  visite  prendra  tout  au  plus  une  heure 
ou  deux.  On  ne  peut  voir  là  des  obstacles  sérieux  à  la  liberté  de 
commerce.  Tout  est  dans  le  droit  lui-même;  s'il  est  modéré,  bien 
établi,  s'il  ne  peut  pas  donner  lieu  à  l'arbitraire,  on  le  percevra 
très  aisément,  et  les  transactions  commerciales  n'en  souffriront  pas. 
D'ailleurs  tout  s'améliore  et  se  perfectionne;  on  a  déjà  beaucoup  di- 
minué le  temps  qu'on  mettait  autrefois  à  faire  les  visites  de  douanes. 
On  le  diminuera  encore,  et  il  finira  par  se  perdre  dans  le  délai  qui 
est  nécessaire  pour  le  déchargement  des  marchandises  qu'on  ne 
supprimera  jamais.  De  même  pour  les  vexa,tions,  les  tracasseries 
qui  accompagnent  cette  visite;  elles  n'existent  plus  guère,  car  déjà 
on  s'en  rapporte  autant  que  possible  aux  déclarations  pour  la  per- 
ception des  droits,  et  le  contrôle  devient  l'exception. 

L'honorable  écrivain  anglais,  pour  trouver  un  préjudice  dans  le 
fait  seul  de  cette  inspection  à  laquelle  sont  soumises  certaines 
marchandises,  indépendamment  des  taxes  qu'elles  ont  à  payer, 
établit  qu'en  Angleterre  il  y  a  des  ports  déterminés  pour  rece- 
voir telle  ou  telle  denrée  sujette  aux  droits.  Le  vin,  le  tabac,  le 
thé,  n'entrent  pas  partout;  59  ports  sont  ouverts  aux  vins,  sur 
lesquels  31  seulement  peuvent  évaluer  l'impôt  à  recevoir.  Le  ta- 
bac ne  pénètre  que  par  35  poits.  Cette  limitation  a  pour  but  de 
rendre  la  surveillance  plus  facile  et  la  perception  du  droit  moins 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coûteuse.  M.  Cliffe  Leslie  en  conclut  que,  si  elle  n'existait  pas, 
le  vin,  le  tabac,  le  thé,  pourraient  coûter  moins  cher  en  Angleterre; 
c'est  une  grande  erreur.  Plus  une  marchandise  arrive  en  quantité 
sur  un  même  point  et  moins  elle  est  chère.  Gela  est  tout  naturel. 
Elle  vient  d'abord  par  chargemens  complets,  les  frais  de  transport 
sont  moindres  que  si  elle  n'occupait  qu'une  partie  d'un  navire  ou 
d'un  wagon  de  chemin  de  fer;  elle  paie  aussi  moins  proportionnel- 
lement pour  les  frais  de  commission  et  d'assurance.  Enfin  le  négo- 
ciant qui  est  chargé  de  la  vendre,  opérant  sur  de  grandes  masses, 
se  contente  d'un  bénéfice  moindre  que  si  son  commerce  est  plus 
restreint.  Pendant  longtemps,  Liverpool  a  été  l'endroit  où  nos  fila- 
teurs,  ceux  même  de  l'Alsace,  allaient  chercher  le  coton  dont  ils 
avaient  besoin ,  bien  que  Le  Havre  eût  pu  le  leur  fournir;  mais 
avant  la  liberté  commerciale  Le  Havre  était  peu  approvisionné  en  cette 
denrée,  on  l'y  payait  plus  cher  qu'ailleurs,  et  nos  fabricans  avaient 
encore  intérêt  à  la  faire  venir  d'Angleterre  en  acquittant  les  frais 
d'assurance  et  de  transport.  Par  conséquent  on  se  trompe  singuliè- 
rement en  croyant  que,  si  le  vin  entrait  librement  chez  nos  voisins 
par  tous  les  ports,  il  se  vendrait  moins  cher.  L'hypothèse  n'est  pas 
même  admissible,  car  n'y  aurait-il  aucune  restriction  légale,  la 
marchandise  viendrait  encore  tout  naturellement  dans  les  lieux  où 
elle  trouverait  les  plus  grands  débouchés,  et  ce  sont  ceux  qu'a  dû 
choisir  la  douane  pour  sa  vérification.  H  en  est  de  môme,  et  pour 
des  raisons  semblables,  de  la  faculté  d'entrepôt  qui  est  accordée  à 
certains  ports  et  refusée  à  d'autres.  Si  elle  existait  partout  et  que 
l'on  en  usât,  les  droits  seraient  infiniment  plus  élevés  qu'ils  ne  le 
sont  aujourd'hui;  la  marchandise  étant  grevée  de  plus  de  frais  gé- 
néraux, la  liberté  n'offrirait  aucun  avantage. 

On  reprend  l'argument  sous  une  autre  forme  :  les  impôts  indirects, 
dit-on,  tendent  à  constituer  des  monopoles.  Gomme  on  a  de  grosses 
sommes  à  payer  au  fisc  avant  toute  livraison  de  marchandise,  il  n'y 
a  que  les  grands  établissemens  qui  soient  en  état  de  faire  ces 
avances  ;  le  petit  commerce  ne  le  peut  pas,  et  par  cela  même  il  se 
trouve  éliminé  de  la  concurrence.  Get  argument  n'est  pas  plus 
fondé  que  les  autres.  Ce  n'est  pas  le  paiement  des  droits  à  la 
douane  ou  ailleurs  qui  élimine  le  petit  commerce,  c'est  la  force 
des  choses.  La  tendance  aujourd'hui  est  au  bon  marché.  Il  faut 
produire  à  bas  prix  et  vendre  de  même,  afin  d'augmenter  le  nombre 
des  consommateurs.  Pour  cela,  il  n'y  a  qu'un  moyen,  c'est  d'é- 
tendre ses  opérations  pour  diminuer  ses  frais  généraux,  c'est  de 
les  renouveler  très  souvent  en  se  contentant  d'un  bénéfice  moindre 
sur  chacune.  Aussi  voit-on  se  créer  partout  des  magasins  considé- 
rables qui  vendent  toute  espèce  de  choses.  Gette  tendance  est  en- 


LES   TAXES    INDIRECTES.  395 

core  favorisée  par  les  voies  de  communication  rapides,  par  les 
transports  plus  économiques.  Le  marchand  peut  s'approvisionner 
directement  en  fabrique,  et  le  consommateur  acheter  où  il  veut.  En 
résulte- t-il  que  ces  grands  établissemens  soient  à  l'état  de  mono- 
pole, et  que  sur  les  ruines  du  petit  commerce  ils  puissent  rançon- 
ner le  public  à  leur  gré?  Pas  le  moins  du  monde  :  personne  au- 
jourd'hui n'a  les  forces  nécessaires  pour  créer  des  monopoles.  Le 
gouvernement  seul  le  peut,  étant  armé  par  la  loi.  Si  un  individu 
n'est  pas  assez  riche  pour  organiser  à  lui  seul  une  grande  maison 
de  commerce,  il  s'associe  avec  d'autres  et  en  trouve  bien  vite  les 
moyens,  l'opération  se  fera  même  par  actions,  et  on  verra  de  très 
petits  particuliers  avoir  un  intérêt  dans  un  grand  établissement  in- 
dustriel. Par  conséquent  le  monopole  ne  peut  pas  exister,  et  c'est  là 
le  triomphe  de  la  démocratie;  en  même  temps  qu'elle  a  supprimé 
les  anciens  privilèges  de  naissance,  elle  a  mis  obstacle  à  ce  qu'il 
s'en  reconstituât  de  nouveaux  par  le  fait  de  la  richesse.  Elle  a  entre 
les  mains  le  levier  le  plus  puissant  pour  les  empêcher,  celui  de  l'as- 
sociation. On  peut  à  certains  points  de  vue  gémir  sur  la  disparition 
de  la  petite  industrie,  et  regretter  l'organisation  de  ces  immenses 
fabriques  ou  de  ces  grands  caravansérails  où  l'homme  n'est  plus 
qu'un  commis,  sans  presque  d'initiative;  mais  les  choses  sont  ainsi, 
et  on  supprimerait  demain  les  impôts  indirects  que  le  petit  com- 
merce n'aurait  pas  pour  cela  de  meilleures  destinées. 

Reste  l'argument  que  les  impôts  produisent  un  renchérissement 
supérieur  à  la  somme  qu'ils  rapportent.  On  suppose  que,  si  une 
marchandise  est  frappée  de  100  millions  d'impôts  par  exemple,  les 
fabricans  ou  négocians  qui  auront  avancé  cette  somme  voudront 
non-seulement  la  faire  entrer  dans  leur  prix  de  vente,  ce  qui  est  na- 
turel, mais  prélever  encore  un  certain  bénéfice  sur  leur  avance;  ils 
ajouteront  donc  ce  bénéfice  au  prix  de  la  marchandise,  et  celle-ci 
se  trouvera  renchérie  dans  son  ensemble  des  100  millions  de  l'im- 
pôt, peut-être  môme  de  110,  si  le  bénéfice  est  de  10  pour  100. 
Nous  ne  contestons  pas  la  valeur  de  l'argument.  Il  est  sûr  que  tous 
les  capitaux  employés  dans  une  industrie  doivent  rapporter  un  inté- 
rêt, et  que  les  100  millions  de  l'impôt  ne  peuvent  pas  être  avancés 
gratuitement  par  les  fabricans  ou  négocians;  mais  dans  la  pra- 
tique on  ne  s'en  apercevra  guère,  c'est  à  peine  si  le  bénéfice  sup- 
plémentaire du  marchand  exercera  une  influence  quelconque  sur  le 
prix  des  choses;  d'ailleurs  on  ne  l'éviterait  pas  par  un  autre  moyen. 
Admettons  pour  un  moment  que  l'impôt  indirect  soit  remplacé  par 
une  taxe  sur  le  revenu,  frappant  les  profits  du  commerce  comme 
les  autres,  bien  entendu;  si  les  commerçans  paient  100  millions 
sous  cette  forme  au  lieu  de  les  payer  par  la  taxe  indirecte,  croit-on 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ils  ne  leur  faudra  pas  également  100  millions  de  plus  pour  leur 
commerce  et  qu'ils  ne  chercheront  pas  aussi  à  retirer  un  intérêt  de 
l'avance  de  cette  somme?  Evidemment  le  résultat  sera  le  même,  et 
un  renchérissement  semblable  aura  lieu  dans  les  deux  cas.  Il  faut 
toujours  en  revenir  à  la  question  de  savoir  sous  quelle  forme  l'im- 
pôt sera  le  moins  senti  et  partant  le  moins  préjudiciable  à  la  ri- 
chesse publique. 

M.  le  président  de  la  république,  dans  un  discours  resté  célèbre 
comme  tous  ceux  qu'il  prononce,  a  dit  au  mois  de  juin  1872  qu'en 
fait  d'impôts  le  cachet  de  la  civilisation  était  l'accroissement  rela- 
tif des  taxes  de  consommation,  et  il  a  comparé  sous  ce  rapport 
l'Angleterre  à  la  Turquie.  Dans  le  premier  de  ces  pays,  le  progrès 
de  la  richesse  est  tel  qu'en  prenant  une  très  légère  part  des  fruits 
qu'il  donne  chaque  année  l'état  peut  obtenir  des  sommes  consi- 
dérables sans  apporter  le  moindre  trouble  dans  les  relations  com- 
merciales, —  tandis  que  dans  le  second,  pour  avoir  de  l'argent  et 
en  petite  quantité,  le  gouvernement  s'attaque  aux  sources  mêmes 
de  la  richesse,  le  prélève  non -seulement  sur  le  revenu,  mais  sur 
le  capital,  ce  qui  diminue  les  forces  productrices  du  pays  et  le  con- 
damne à  une  infériorité  constante.  Une  grande  nation  dont  on  in- 
voque souvent  l'exemple  à  notre  époque,  celle  des  États-Unis  d'A- 
mérique, ne  s'y  est  pas  trompée;  lorsqu'elle  a  eu  besoin  de  sommes 
importantes  pendant  la  guerre  de  sécession,  elle  les  a  demandées 
pour  la  plus  grosse  part  aux  taxes  indirectes;  elle  a  tout  imposé, 
les  articles  de  première  nécessité  comme  les  autres,  et  elle  est  ar- 
rivée ainsi  à  équilibrer  son  budget  et  à  réaliser  chaque  année  des 
excédans  considérables,  qu'elle  applique  à  réduire  sa  dette.  Depuis, 
il  est  vrai,  lorsqu'elle  n'a  plus  élé  en  face  des  mêmes  besoins,  elle 
a  beaucoup  diminué  ses  taxes  indirectes,  mais  elles  n'en  restent 
pas  moins  encore  la  principale  source  de  son  revenu.  Il  en  est  de 
même  dans  les  états  européens.  Partout  où  il  y  a  de  bonnes  finances 
et  des  budgets  en  équilibre,  ce  n'est  qu'avec  le  concours  des  con- 
tributions indirectes. 

Maintenant  s'ensuit- il  qu'on  peut  impunément  taxer  tous  les  pro- 
duits et  dans  la  mesure  des  ressources  qui  sont  nécessaires?  Non 
assurément;  seulement  la  limite  est  non  pas  dans  la  justice  et  l'éga- 
lité, qui  sont  hors  de  cause  par  le  fait  de  la  répercussion,  mais  dans 
la  prudence  économique;  il  faut  s'attacher  à  ne  pas  décourager  la 
consommation  et  à  ne  point  exciter  la  fraude.  En  France  dernière- 
ment, lorsqu'on  a  eu  à  remanier  les  taxes,  au  lieu  d'agir  sur  l'en- 
semble des  contributions  et  de  les  élever  toutes  dans  une  certaine 
mesure,  ce  qui  aurait  donné  une  très  large  base  à  l'élévation  et 
aurait  permis  de  la  rendre  très  modérée,  on  en  a  choisi  quelques- 


LES  TAXES   INDIRECTES.  397 

unes,  on  leur  a  fait  subir  une  augmentation  d'autant  plus  forte 
qu'elles  étaient  seules  atteintes.  C'est  ainsi  qu'on  a  élevé  la  taxe 
des  lettres  d'un  cinquième  pour  toute  la  France,  de  20  à  25  cen- 
times, d'un  tiers  pour  Paris,  de  10  à  15  centimes,  —  que  celle  du 
sucre  a  été  portée  de  30  fr.,  où  elle  était  il  y  a  quelques  années, 
à  57  fr.,  —  que  les  droits  sur  le  café,  le  cacao,  le  thé,  ont  été 
plus  que  doublés,  les  permis  de  chasse  établis  à  hO  francs  au 
lieu  de  25  (1),  et  que  les  alcools  ont  dû  payer  150  fr.  l'hectolitre 
au  lieu  de  75 ,  —  et  on  ne  demandait  rien  de  plus  au  sel,  ni  à 
la  propriété  foncière,  et  on  ménageait  d'autres  taxes  qui  auraient 
pu  être  élevées  davantage.  Qu'est-il  arrivé,  ou  plutôt  qu'y  a-t-il 
à  craindre?  car  l'expérience  de  1872,  avec  les  diminutions  qui 
ont  déjà  été  constatées,  peut  ne  pas  passer  encore  pour  concluante; 
il  est  à  craindre  que  les  impôts  ne  rendent  pas  ce  qu'on  espère,  que 
la  consommation  s'arrête,  ou  bien  qu'il  y  ait  une  fraude  considé- 
rable. 

IV. 

Lorsque  les  Anglais  ont  commencé  leur  réforme  commerciale  et 
financière  en  1846,  ils  ont  eu  recours  à  un  expédient  qui  leur  a 
parfaitement  réussi,  ils  ont  adopté  \ income-tax ,  c'est-à-dire  un 
impôt  sur  le  revenu;  cet  impôt,  dont  le  chiffre  a  varié  suivant  les 
besoins,  a  donné  depuis  150  jusqu'à  350  millions  par  an.  Grâce  à 
ce  moyen,  la  réforme  s'est  accomplie  tranquillement,  le  budget  a 
toujours  été  en  équilibre,  et  nos  voisins  ont  eu  même  des  excédans 
de  recettes,  qu'ils  ont  pu  consacrer  à  de  nouvelles  réductions  de 
taxes.  Nous  aurions  du  nous  inspirer  de  cet  exemple,  et,  sans  de- 
mander à  l'impôt  du  revenu  les  000  ou  700  millions  dont  nous 
avions  besoin,  nous  aurions  pu  nous  en  servir  tout  au  moins  pour 
atténuer  les  surcharges  à  mettre  sur  les  impôts  indirects.  Nous  sa- 
vons tout  ce  qu'on  a  dit  contre  l'introduction  de  cette  taxe  en  France. 
On  l'a  représentée  comme  difficile  à  établir  à  cause  de  la  fraude  qui 
en  résulterait,  et  commie  un  acheminement  vers  l'impôt  progressif. 
Ces  objections  né  sont  pas  concluantes.  Il  ne  faut  pas  oublier  qu'elle 
existe  dans  beaucoup  de  pays,  en  Europe  et  en  Amérique,  et  que 
partout  elle  est  d'une  application  assez  facile.  Pourquoi  en  serait- il 
autrement  chez  nous?  Est-ce  que  notre  nation  est  moins  loyale  qu'une 
autre,  plus  disposée  à  tromper  le  fisc?  C'est  le  contraire  qui  est 
vrai.  On  n'a  qu'à  voir  ce  qui  se  passe  au  lendemain  des  révolutions, 
lorsqu'il  n'y  a  pour  ainsi  dire  plus  de  gouvernement  pour  se  faire 

(I)  Oa  vient  de  les  remettre  à  25  francs. 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

obéir;  les  impôts  rentrent  malgré  tout,  les  engagemens  commer- 
ciaux sont  aussi  bien  tenus  que  par  le  passé.  On  calomnie  notre 
pays  quand  on  dit  que  l'impôt  sur  le  revenu  serait  particulièrement 
impraticable  en  France  à  cause  de  la  fraude.  On  se  récrie  beaucoup 
contre  la  déclaration  qui  doit  lui  servir  de  base,  comme  si  c'était 
quelque  chose  d'insolite  dans  la  façon  de  recueillir  nos  taxes.  Déjà 
un  certain  nombre  de  ces  taxes,  et  des  plus  productives,  sont  per- 
çues au  moyen  de  déclarations;  ainsi  les  droits  de  mutation,  ceux  de 
douane,  l'impôt  sur  les  boissons,  les  sucres.  La  fraude  existe  peut- 
être,  mais  elle  est  en  somme  assez  légère,  et  le  fisc  préfère  la  subir 
plutôt  que  de  chercher  à  la  réprimer  par  des  mesures  vexatoires. 
D'ailleurs  le  sentiment  de  la  moralité  et  de  la  justice  pénètre  de 
plus  en  plus  au  sein  des  contribuables.  On  comprend  que  tromper 
le  fisc,  c'est  dérober  le  bien  d'autrui,  et  que  la  dette  vis-à-vis  du 
trésor  est  aussi  sacrée  qu'une  autre.  En  Angleterre,  Vîncome-tax, 
après  avoir  donné  lieu  à  bien  des  fraudes  qui  ont  été  signalées,  se 
perçoit  maintenant  assez  exactement  sous  le  seul  contrôle  de  la  no- 
toriété publique  et  sans  vexations  aucunes. 

Ce  serait,  dit-on,  un  acheminement  à  la  taxe  progressive.  Dans 
un  pays  de  démocratie  comme  le  nôtre,  cet  argument  touche  beau- 
coup. On  voit  tout  de  suite  le  suffrage  universel  qui,  pour  dé- 
charger les  masses  de  leur  part  dans  l'impôt,  s'appliquerait  à  en 
rejeter  le  poids  sur  les  riches,  qui  seront  toujours  eu  petit  nombre. 
Ce  danger  existe,  il  est  vrai;  mais  il  est  indépendant  de  l'établis- 
sement de  la  taxe  sur  le  revenu.  «  Le  jour  où  le  pouvoir,  a  dit  très 
judicieusement  M.  Casimir  Perier,  serait  entre  les  mains  de  gens 
capables  de  soumettre  le  pays  à  l'impôt  progressif,  ils  n'auraient 
pas  besoin  de  précédens.  «  Ils  l'introduiraient  d'un  trait  de  plume 
au  moyen  du  rôle  des  contributions  directes  ou  par  d'autres  pro- 
cédés sommaires,  qu'ils  ne  craindraient  pas  de  rendre  plus  ou  moins 
vexatoires.  Cette  objection  est  donc  une  fin  de  non-recevoir  qui  n'a 
pas  de  valeur.  Il  faut  examiner  l'impôt  en  lui-même,  et  l'établir, 
s'il  est  bon;  on  sera  toujours  à  temps  de  se  défendre  contre  l'abus 
qu'on  pourrait  en  faire.  L'impôt  sur  le  revenu  est  bon,  s'il  est  mo- 
déré, et  s'il  a  une  assiette  très  large.  Dans  ce  cas,  il  agit  comme  les 
autres,  il  entre  dans  le  prix  des  choses  et  est  payé  par  tout  le 
monde,  car  c'est  une  erreur  de  croire  qii'on  échappe  aux  impôts 
dont  on  n'est  pas  frappé  directement,  de  supposer  par  exemple  que 
les  taxes  directes  sont  subies  par  ceux-là  seuls  qui  les  acquittent, 
et  que  les  ouvriers  notamment  en  sont  exempts.  Si  cela  était, 
l'équilibre  social  reposerait  sur  une  base  très  fragile  et  serait  exposé 
à  de  bien  grands  périls.  Le  nombre  de  ceux  qui  paient  les  taxes 
directes  est  bien  restreint  comparé  à  ceux  qui  ne  les  paient  pas,  et 


LES   TAXES    INDIRECTES.  399 

comme  ceux-ci  sont  les  plus  nombreux,  qu'ils  ont,  je  le  répète,  le 
droit  de  suffrage,  ils  tendraient  à  rejeter  le  fardeau  sur  les  autres, 
qui  pourrait  les  en  empêcher?  Ils  en  seront  empêchés,  s'ils  com- 
prennent que  l'impôt  sur  le  revenu  les  atteindrait  également.  Voici 
ce  que  dit  à  ce  sujet  un  homme  fort  compétent,  M.  David  A.  Wells, 
chargé  de  la  révision  des  taxes  dans  l'état  de  New-York.  «  Dans  la 
ville  de  New -York,  sur  1  million  d'habitans  environ,  l\  pour  100 
tout  au  plus  paient  les  taxes  directes.  Or,  si  la  théorie  de  la  réper- 
cussion n'était  pas  exacte,  ceux  qui  ne  les  paient  pas  n'auraient 
aucun  intérêt  à  une  administration  honnête  et  économique  de  la 
cité,  ni  à  la  réduction  des  impôts.  Au  contraire  ils  auraient  profit 
à  ce  que  ces  impôts  frappant  les  autres  fussent  excessifs,  à  ce  qu'on 
dépensât  le  plus  d'argent  possible,  dùt-il  être  mal  employé,  pour 
leur  donner  du  pain  et  des  occupations.  La  taxe  avec  la  théorie  de 
la  non -répercussion  devient  le  champ  de  bataille  des  diverses  classes 
de  la  société.  Celui  qui  possède  la  propriété  réelle  voudra  qu'on  im- 
pose la  propriété  personnelle  et  réciproquement,  et  ceux  qui  ne  pos- 
sèdent ni  l'une  ni  l'autre  demanderont  qu'on  les  impose  toutes  les 
deux.  La  doctrine  du  philosophe  Hobbes,  que  la  guerre  est  l'état 
naturel  de  l'humanité,  se  trouve  vérifiée  par  l'impôt.  Le  brigand  de 
la  Grèce  devient  un  répartiteur  équitable,  et  tout  le  système  se  ré- 
duit à  une  question  d'exercice  de  pouvoir  absolu.  » 

Dans  beaucoup  d'états  en  Amérique,  en  même  temps  qu'on  im- 
posait les  objets  de  consommation,  on  établissait  aussi  une  taxe  sur 
le  capital  réel  ou  personnel,  c'est-à-dire  sur  la  propriété  immobi- 
lière et  mobilière.  Cette  taxe  a  été  quelquefois  de  li  pour  100.  C'é- 
tait excessif  et  presque  égal  au  revenu  que  donnerait  le  capital  chez 
nous;  mais,  comme  il  y  a  dans  ce  pays  une  grande  marge  pour  le 
développement  de  la  richesse,  le  revenu  s'est  élevé  en  proportion  à 
10  et  12  pour  100,  et  ce  sont  toujours  les  consommations  qui  ont  payé 
l'impôt.  Il  en  serait  autrement  en  France  et  en  Europe.  Une  taxe 
aussi  lourde  aurait  pour  résultat  d'éloigner  le  capital  et  d'anéantir 
le  revenu.  C'est  comme  l'eau  qu'on  prendrait  cà  la  source  d'un  fleuve 
au  lieu  d'aller  la  chercher  à  l'embouchure;  avec  une  faible  quantité, 
on  risquerait  de  tarir  la  source,  tandis  que,  si  on  attend  que  le  fleuve 
ait  grandi  et  se  soit  grossi  de  tous  ses  alTluens,  on  peut  en  prendre 
beaucoup  sans  produire  d'effet  bien  sensible.  Toute  la  théorie  des 
impôts  directs  est  dans  cette  comparaison.  Il  faut  les  ménager  avec 
soin,  car  on  les  prélève  aux  sources  mêmes  de  la  production. 

En  proposant  l'impôt  sur  le  revenu  comme  supplément  aux  taxes 
actuelles  et  pour  empêcher  celles-ci  d'arriver  *à  un  taux  excessif  où 
elles  ne  produisent  plus  et  encouragent  la  fraude,  nous  le  voudrions 
très  modéré,  et  pour  cela  il  n'y  a  qu'un  moyen,  c'est  de  l'étendre  le 


llQO  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

plus  possible.  En  Angleterre,  en  Prusse,  aux  Etats-Unis,  on  en  a 
fait  une  sorte  de  taxe  somptuaire  en  portant  la  limite  de  l'exemp- 
tion jusqu'à  100  livres  sterling  ou  2,500  francs  en  Angleterre,  à 
3,700  francs  en  Prusse,  à  1,000  dollars  ou  5,000  francs  aux  États- 
Unis.  La  moindre  de  ces  limites  serait  trop  élevée  pour  notre  pays, 
où  les  fortunes  sont  très  divrsées.  Si  on  exemptait  les  revenus  au- 
dessous  de  2,500  francs,  les  7/8''"  de  la  fortune  publique  échappe- 
raient à  l'impôt,  et  au-dessous  de  j  ,200  francs  les  3//i  encore  ne 
paieraient  rien.  Il  faut  donc  en  France  abaisser  beaucoup  la  limite; 
on  pourrait  la  faire  descendre  comme  en  Italie  jusqu'à  250  francs. 
Cela  serait  d'abord  plus  conforme  au  principe  que  chacun  doit  l'im- 
pôt en  proportion  de  ses  moyens,  et  ensuite  on  obtiendrait  plus 
aisément  des  sommes  assez  importantes.  Pour  trouver  en  France  la 
taxe  de  150  millions  sur  le  revenu  en  plaçant  la  limite  d'exemp- 
tion à  2,500  francs,  il  faudrait  demander  peut-être  jusqu'à  10  et 
12  pour  100  aux  revenus  supérieurs  à  ce  chiffre,  et  Zi  ou  5  pour  100 
au  moins  si  la  limite  était  à  1,200  francs,  tandis  que  si  on  l'abaisse 
à  250  francs,  c'est-à-dire  à  un  chiffre  au-dessous  duquel  la  cote 
devient  trop  insignifiante  pour  être  étabhe,  2  pour  100  suffiraient 
largement  pour  procurer  les  150  millions.  Avec  un  taux  de  2  pour 
100,  on  évite  beaucoup  des  inconvéniens  qu'on  reproche  à  l'impôt 
du  revenu.  Les  déclarations  seront  plus  sincères,  et  le  montant  de 
la  taxe  entrera  facilement  dans  le  mouvement  des  transactions. 

Mais  au  lieu  d'adopter  purement  et  simplement  cette  taxe,  qui 
eût  été  très  modérée  à  cause  de  sa  généralisation,  et  qui  aurait 
produit  beaucoup,  on  a  préféré  faire  des  distinctions,  imposer  cer- 
tains revenus  plutôt  que  d'autres.  Il  en  est  résulté  qu'on  est  entré 
en  plein  arbitraire  et  qu'on  a  dû  imposer  d'autant  plus  les  revenus 
qu'on  choisissait.  La  nouvelle  taxe  sur  les  valeurs  mobilières,  jointe 
à  celles  qui  existaient  déjà  pour  l'abonnement  au  timbre  et  à  la 
transmission,  élève  les  droits  qu'ont  à  supporter  ces  valeurs  à  plus 
de  6  pour  100,  c'est-à-dire  qu'une  obligation  de  15  francs  de  re- 
venu n'en  rapporte  plus  que  14,  et  cependant  le  produit  de  cet 
impôt  si  lourd,  et  qui  a  déjà  des  effets  fâcheux,  car  il  nuit  à  la  for- 
mation d'entreprises  nouvelles,  n'est  pas  évalué  au-delà  de  30  mil- 
lions. On  peut  ajouter  encore  qu'il  donne  lieu  dans  l'application  à 
des  choses  excessives.  Voilà  une  entreprise  par  actions  qui  a  deux 
sortes  de  profit  :  le  premier,  qu'elle  retire  directement  de  ses  affaires 
et  qui  est  imposé  à  raison  de  3  pour  100,  indépendamment  des  autres 
droits  afférens  aux  actions,  —  le  second,  qui  lui  vient  de  son  fonds 
de  réserve  ou  de  son  capital  social,  placé  en  actions  ou  obligations 
d'une  entreprise  différente.  Paiera-t-elle  l'impôt  sur  cette  seconde 
source  de  profits?  C'est,  dit-on,  la  prétention  du  fisc.  Alors  elle  le 


LES    TAXES    INDIRECTES.  AOl 

paiera  deux  fois  pour  la  même  chose,  d'abord  en  touchant  le  re- 
venu de  ses  actions  ou  obligations,  qui  se  trouvera  diminué  pour 
elle  comme  pour  tout  le  monde  de  la  part  de  l'impôt,  ensuite  en  fai- 
sant entrer  ce  revenu  dans  ses  profits,  qui  seront  également  frap- 
pés de  3  pour  100,  et  si  l'on  voulait  suivre  la  filière  des  ricochets 
auxquels  cet  impôt  peut  donner  lieu  dans  les  portefeuilles  des  di- 
verses entreprises,  on  trouverait  que  certaines  valeurs  mobilières 
seront  peut-être  taxées  à  raison  de  9  à  10  pour  100  au  lieu  de  3, 
ce  qui  est  évidemment  excessif.  On  pourrait  faire  des  observations 
analogues  contre  l'impôt  sur  les  créances  hypothécaires  (1),  contre 
la  surtaxe  ajoutée  à  la  contribution  des  patentes,  qui  est  maintenue, 
et  en  présenter  de  plus  graves  encore  contre  les  droits  sur  les  ma- 
tières premières.  Ce  sont  des  impôts  mal  étudiés  et  qui  ne  soutien- 
nent pas  un  examen  sérieux;  ils  sont  arbitraires,  injustes,  et  ont  en 
outre  le  grand  inconvénient  de  produire  très  peu.  On  a  pris  la  ques- , 
tion  par  le  petit  côté;  il  fallait  la  prendre  par  le  grand  et  établir  une 
taxe  générale  sur  le  revenu;  de  cette  façon,  on  aurait  eu  un  budget 
réellement  en  équilibre ,  et  on  aurait  ménagé  davantage  les  forces 
productives  du  pays. 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  encore  pour  relever  les  erreurs  qui 
circulent  sur  la  question  des  contributions,  mais  nous  nous  arrêtons. 
Nous  avons  voulu  seulement  pour  aujourd'hui  montrer  que,  l'impôt 
étant  la  rémunération  d'un  service  rendu  par  l'état  et  dont  tout  le 
monde  profite,  tout  le  monde  également  doit  le  payer,  qu'il  faut  le 
rendre  proportionnel  et  non  progressif,  car  la  progression  est  injuste 
et  arbitraire,  et  a  pour  conséquence  de  décourager  l'épargne  et  de 
ruiner  la  richesse  publique,  tandis  que  la  proportionnalité  est  fon- 
dée sur  la  justice  et  sur  toutes  les  lois  de  l'économie  politique.  Et 
on  n'arrive  bien  à  la  proportionnalité  qu'avec  des  impôts  indirects  et 
surtout  avec  ceux  de  consommation,  parce  qu'ils  suivent  la  fortune 
dans  ses  manifestations  diverses.  Si  ces  vérités  étaient  admises  et 
devaient  servir  de  règle  désormais  pour  l'établissement  des  taxes, 
notre  but  serait  atteint  et  nous  aurions  peut-être  fait  quelque  chose 
d'utile  pour  la  science  économique. 

Victor  Bonnet. 

(1)  On  vient  enfin  de  l'abolir. 


1873.  ,  26 


L'ASPERGILLUM  LYDIANUM 


RECIT    DE    LA    VIE    MEXICAINE. 


I. 


L'Italien  Blanchi,  plus  connu  sous  le  nom  de  Janus  Plancus,  exa- 
minant au  microscope  le  sable  de  la  mer  Adriatique ,  trouva  que 
trente  grammes  de  ce  sable  contiennent  six  mille  coquilles  de  fo- 
raminifères.  Alcide  d'Orbigny,  grand  historiographe  des  proto- 
zoaires, que  Lamarck  a  rangés  à  tort  au  nombre  des  mollusques, 
compta  quatre  cent  quarante  mille  individus  dans  trois  grammes 
du  sable  de  la  mer  des  Antilles.  Moins  riche  sous  ce  rapport,  le 
sable  du  golfe  du  Mexique  ne  renferme  que  mille  coquilles  par 
gramme  de  matière,  ainsi  que  je  l'ai  établi  dans  mon  vingt-cin- 
quième mémoire  à  l'Institut  des  sciences  naturelles  de  Boston,  por- 
tant pour  titre  :  De  zoophytis  deque  molliiscis  in  mari  mexicano 
viventibus  dissertatio.  Inclyto  civitatis  Bostonianœ  imtituto  dedicat 
jEmiliiis  Bernaïus,  scientiarum  naturalium  professer  in  Academia 
Pueblœ  de  Angelis,  —  Boston,  Harper,  via  capitolina.  mdcccliv. 

Les  foraminifères  sont  une  des  conquêtes  scientifiques  du  mi- 
croscope; les  anciens  ne  connaissaient  pas  ce  monde  des  infiniment 
petits,  dont  l'amas  forme  les  bancs  qui  gênent  si  fort  les  naviga- 
teurs dans  toutes  les  mers.  C'est  dans  l'étude  des  sables  chargés  des 
débris  de  ces  animalcules,  et  qui  menacent  de  fermer  un  jour  la 
baie  d'Alvarado,  que  j'ai  puisé  les  élémens  de  mon  vingt-cinquième 
mémoire.  Cette  dissertation,  lue  le  jour  de  la  grande  séance  an- 
nuelle de  l'Institut  de  Boston,  enthousiasma  si  bien  les  savans  dont 
je  devais  devenir  le  collègue  qu'une  médaille  d'or  me  fut  décernée. 
Trois  hourras,  —  les  journaux  de  l'époque  mentionnent  le  fait,  — 
retentirent  en  mon  honneur. 


l'aspergillum  lydianum.  403 

Un  certain  docteur  Neidman,  Prussien  d'origine,  demanda  la  pa- 
role. Dans  mon  mémoire,  je  décrivais  un  curieux  mollusque  du 
genre  aspergillum,  que  le  hasard  m'avait  fait  rencontrer.  Logé 
dans  un  tube  calcaire,  ce  fragile  acéphale  s'était  accidentellement 
brisé.  Par  bonheur,  je  l'avais  étudié  avec  assez  de  soin  pour  ne 
pas  craindre  d'affirmer  qu'il  appartenait  à  une  espèce  nouvelle.  Le 
docteur  Neidman,  avec  une  hardiesse  sans  pareille,  osa  nier  l'exis- 
tence du  genre  aspergillum  dans  le  golfe  du  Mexique.  Selon  lui, 
ces  mollusques  habitaient  exclusivement  la  Mer-Rouge,  la  Nouvelle- 
Hollande,  Java;  il  affirmait  donc  que  l'individu  que  je  décrivais 
devait  être  un  teredo  et  non  un  aspergillum.  Les  membres  de  l'In- 
stitut bostonien,  légèrement  ébranlés,  ne  revinrent  pas  sur  leur 
vote,  mais  l'envoi  de  la  médaille  dont  on  voulait  récompenser  mon 
travail  fut  ajourné. 

Je  n'appris  ces  incidens  que  trois  mois  plus  tard,  alors  que  j'é- 
tais absorbé  par  mes  études  sur  le  cri  des  caïmans.  Un  tremblement 
nerveux  s'empara  de  mon  corps  à  la  lecture  du  procès- verbal ,  que 
l'on  avait  eu  soin  de  m'expédier  en  double,  et  l'indignation  me  suf- 
foqua. Moi,  accusé  d'avoir  commis  une  erreur  dont  un  apprenti  na- 
turaliste serait  à  peine  capable  !  C'en  était  trop,  et  ce  coup  me  fit 
maudire  une  fois  de  plus  ces  orgueilleux  Prussiens,  dont  i'oracle, 
le  fameux  Humboldt,  a  écrit  tant  de  faussetés  sur  les  Amériques. 

Durant  trois  jours,  fiévreux,  courbatu,  je  dus  garder  la  chambre. 
Mon  logis  fut  alors  assailli  de  visiteurs  compatissans  auxquels  je 
racontais  la  perfide  accusation  dont  j'étais  victime.  Les  femmes, 
âmes  généreuses ,  s'intéressaient  surtout  à  mon  chagrin.  Je  n'ose- 
rais affirmer  qu'elles  comprissent  toutes  la  petitesse  des  doutes  éle- 
vés sur  ma  véracité,  ni  qu'aucune  d'elles  fût  capable  de  bien  saisir 
les  caractères  qui  séparent  un  teredo  ou  taret  d'un  aspergillum 
ou  arrosoir;  mais  j'avais  recours  aux  comparaisons.  Que  penseriez- 
vous,  leur  disais-je,  de  celui  qui  vous  accuserait  de  ne  pas  savoir 
distinguer  une  valencienne  d'un  point  d'Alençon?  Elles  souriaient 
avec  dédain  ;  j'étais  compris. 

Je  ne  pouvais  rester  sous  le  poids  d'un  tel  coup;  il  me  fallait 
écraser  mon  adversaire  par  une  démonstration  sans  réphque.  Je 
réglai  mes  affaires,  je  renonçai  momentanément  à  mes  études  sur 
le  cri  des  caïmans;  puis,  sans  prévenir  personne,  je  partis  pour  Al- 
varado.  C'était  à  Alvarado  que  j'avais  découvert  le  mollusque  au- 
quel j'espérais  voir  porter  mon  nom  :  il  était  rare,  puisque  je  n'avais 
pu  en  découvrir  qu'un  seul  exemplaire.  Peu  importait,  dussé-je 
trier  grain  à  grain  les  montagnes  de  sable  qui  bordent  le  golfe  du 
Mexique,  je  voulais  un  aspergillum  pour  confondre  le  docteur 
Neidman. 


hOh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quinze  jours  plus  tard,  je  pénétrais  dans  Alvarado.  Je  me  logeai 
d'abord  chez  un  pêcheur;  mais  mon  ami  don  Salustio  Mendez,  qui 
passait  deux  mois  de  l'année  à  surveiller  la  pêche  des  crevettes, 
dont  sa  maison  de  Vera-Gruz  faisait  un  important  commerce,  exi- 
gea que  je  devinsse  son  hôte.  Sa  jeune  femme,  dona  Esteva,  m'ac- 
cueillit avec  cette  aménité  qui  rend  sa  beauté  si  touchante.  Deux 
jolis  enfans,  l'un  âgé  de  sept  ans  et  l'autre  de  cinq,  devinrent  bien- 
tôt mes  amis.  L'aîné,  Juan,  possédait  de  véritables  dispositions  pour 
l'histoire  naturelle.  Ce  petit  bonhomme  renonçait  à  ses  jeux  pour 
m'aider  à  trier  le  sable  que  je  rapportais  de  mes  excursions.  Sa 
sœur,  Lola,  s'amusait  beaucoup  de  mes  lunettes;  c'étaient  deux 
bons  et  aimables  enfans. 

Pendant  plus  d'un  mois,  ije  vécus  presque  exclusivement  sur  la 
plage,  bravant  le  soleil,  les  orages,  la  soif  et  la  faim.  En'  vain  mon 
hôtesse  essayait  de  me  retenir,  je  m'échappais  pour  gravir  les  col- 
lines, sonder  les  anses,  épier  les  flots;  j'allai  jusque  sous  l'eau  cher- 
cher de  nouveaux  échantillons  de  sable.  Sans  cesse  déçu,  je  ren- 
trais épuisé.  J'étais  consolé  par  dona  Esteva,  dont  l'âme  valait 
encore  plus  que  le  visage,  et  réconforté  par  don  Salustio,  homme 
aussi  énergique  qu'intelligent,  bien  que  dans  la  nature  il  ne  vît  que 
quatre  choses  dignes  d'attention,  —  sa  femme,  ses  deux  enfans,  et 
les  crevettes  qui  l'enrichissaient. 

Un  soir,  je  revins  couvert  de  boue.  J'avais  traversé  la  baie  pour 
gagner  la  rive  boisée  qui  borne  la  colline  sablonneuse  dite  du 
grand  Simon.  Là,  entre  des  racines  de  palétuviers,  j'avais  décou- 
vert des  huîtres,  des  spondyles,  des  anodontes,  et  je  rapportais  ma 
charge  de  sable.  Tandis  que  je  changeais  d'habit,  le  petit  Juan, 
toujours  prêt  à  se  servir  de  ma  loupe,  examinait  le  sable  brillant 
que  je  venais  d'étendre,  afin  de  le  sécher,  sur  une  fine  étamine  de 
laine. 

—  Voilà  une  bête  qui  est  toute  drôle,  s'écria  soudain  l'enfant; 
dis  donc,  Bernagius,  tu  me  la  donneras,  si  elle  ne  te  sert  pas? 

—  Certes;  mais  ne  te  salis  pas  les  mains,  tu  sais  que  l'on  nous 
attend  pour  dîner. 

—  Bon  !  reprit  Juan,  encore  une  bête  pareille  à  la  première  !  Cette 
fois,  j'en  veux  une. 

En  ce  moment,  dona  Esteva  apparut  à  la  porte  de  ma  chambre 
appuyée  sur  le  bras  de  son  mari.  Elle  avait  vingt-trois  ans,  son  mari 
trente,  ils  formaient  le  plus  gracieux  couple  que  l'on  puisse  rêver. 

—  Vite,  docteur!  dit  la  jeune  femme,  nous  avons  de  ces  gâ- 
teaux de  maïs  que  vous  aimez  tant;  ne  les  laissez  pas  refroidir. 

—  Je  suis  à  vos  ordres,  répondis-je  en  offrant  le  bras  à  mon  hô- 
tesse. 


l'aspergillum  lydianum.  ^05 

—  Est-ce  que  tu  vas  aller  manger  sans  regarder  mes  bêtes?  de- 
manda Juan.  Elles  sont  gentilles  avec  leur  tuyau  jaune,  et  je  veux 
savoir  tout  de  suite  si  elles  sont  pour  moi. 

Je  m'approchai  de  la  table,  je  pris  la  loupe,  puis,  soulevant  le 
petit  garçon,  je  le  pressai  contre  ma  poitrine. 

—  Elles  porteront  ton  nom,  m'écriai-je. 

—  Qui?  tes  bêtes? 

—  Embrassez-le,  senora,  continuai-je  en  m'adressant  à  l'heu- 
reuse mère;  grâce  à  lui,  je  puis  mourir;  Vaspergillum  mexicanum 
est  retrouvé,  et  c'est  par  la  main  d'un  enfant  que  sera  abaissé  l'or- 
gueil du  docteur  Neidman! 

La  jeune  femme  regarda  d'un  air  triomphant  son  mari,  qui  sou- 
riait; puis  ses  beaux  yeux  noirs  devinrent  humides. 

—  Tu  ne  veux  jamais  me  croire,  dit-elle,  lorsque  je  te  parle  de 
Juan  :  tu  as  entendu  le  docteur;  est-il  aveugle,  lui? 

Dieu,  le  bon  dîner!  jamais  les  gâteaux  de  maïs,  vulgairement 
nommés  tamales,  ne  me  parurent  si  savoureux.  Je  prédis  à  dona 
Esteva  que  son  fils  marquerait  un  jour  dans  la  science,  et  qu'avant 
six  mois  les  journaux  répéteraient  son  nom ,  car  la  façon  dont  je 
venais  de  retrouver  V aspergillum  serait  fidèlement  relatée  dans  le 
nouveau  mémoire  que  je  comptais  rédiger.  Durant  le  dessert,  je  me 
levai  deux  ou  trois  fois  pour  rassasier  ma  vue  du  disque  convexe, 
percé  de  trous,  qui  a  valu  son  nom  à  \ aspergillum;  je  croyais  rêver 
et  craignais  de  voir  mes  deux  charmans  mollusques  disparaître. 

J'employai  une  partie  de  la  nuit  à  trier  le  sable  que  j'avais  rap- 
porté; mes  deux  spécimens  étaient  uniques.  Le  lendemain,  je  les 
déposai,  dûment  enveloppés  de  coton,  dans  des  tubes  de  verre  que 
je  plaçai  à  leur  tour  dans  des  tubes  de  fer-blanc.  Avant  de  faire  sou- 
der ces  derniers,  je  glissai  dans  chacun  d'eux  une  notice  succincte 
de  nature  à  éclairer  les  savans,  dans  le  cas  où  un  accident  m'empê- 
cherait de  terminer  mon  mémoire. 

Je  passai  encore  plusieurs  jours  à  explorer  l'huîtrière;  ce  fut  en 
vain.  Néanmoins  je  ne  perdis  pas  complètement  ma  peine,  car, 
l'esprit  libre  de  soucis,  je  fis  de  bonnes  trouvailles,  entre  autres 
celle  d'une  méduse  que  Blainville  croyait  particulière  à  l'Océan  in- 
dien. Au  fond,  je  n'avais  plus  qu'un  désir,  regagner  Orizava,  écrire 
mon  mémoire  et  l'envoyer  à  T  Institut  de  Boston  avec  preuves  à 
l'appui. 

Je  songeais  à  remonter  le  Rio-Blanco  jusqu'au  pied  de  la  Cordil- 
lère, pour  me  rendre  de  là  dans  la  vallée  d'Orizava.  Doîîa  Esteva, 
désolée  de  me  voir  partir,  combattit  mon  projet.  La  petite  Lola  était 
souffrante,  et  sa  mère  redoutait  pour  elle  la  fièvre  du  climat.  D'ail- 
leurs, avant  dix  jours,  toute  la  famille  devait  s'embarquer  sur  une 


AOÔ  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

goélette  chargée  de  coton  que  l'on  attendait  de  Tlacotalpam.  En 
prenant  cette  voie,  je  pouvais  gagner  Yera-Gruz  en  moins  de  qua- 
rante-huit heures,  arriver  à  temps  pour  expédier  mes  précieux 
mollusques  par  le  paquebot  mensuel.  N'était-ce  pas  exposer  de 
gaîté  de  cœur  ce  trésor  à  de  réels  dangers  que  de  le  promener  à 
travers  les  plaines?  La  jeune  femme  me  priait;  je  me  laissai  con- 
vaincre pour  ne  pas  l'affliger,  ni  paraître  ingrat. 

J'allais  oublier  de  noter  que  ce  fut  le  21  novembre  1855,  à  six 
heures  quarante-deux  minutes  du  soir,  que  le  petit  Juan  découvrit 
Vaspergillum  johanneum. 


II. 


Le  3  décembre  au  matin  apparut  V Hirondelle ,  jolie  goélette 
effilée,  aux  mâts  penchés  en  arrière,  et  commandée  par  le  capitaine 
Sébastian.  Sébastian,  homme  de  couleur,  n'était  ni  un  loup  de 
mer,  ni  un  savant  :  il  se  vantait  même  volontiers  de  n'avoir  jamais 
fréquenté  l'école;  mais  il  connaissait  jusqu'au  moindre  repli  de  la 
côte  qui  s'étend  d'Alvarado  à  Vera-Cruz,  et  l'on  s'embarquait  de 
préférence  avec  lui.  Le  A,  vers  midi,  don  Salustio,  sa  femme  et  ses 
enfans  s'établirent  sur  la  dunette  du  petit  bâtiment.  Vers  deux 
heures,  une  jeune  femme  accosta  la  goélette.  Doua  Esteva,  avec  la- 
quelle je  causais  en  ce  moment,  regardait  avec  persistance  la  nou- 
velle venue,  qui,  au  lieu  de  s'avancer  pour  saluer  sa  compagne  de 
voyage,  —  il  n'y  a  qu'une  classe  à  bord  des  navires  mexicains,  — 
alla  s'asseoir  près  du  grand  mât.  Les  deux  enfans  s'étant  approchés 
de  l'étrangère,  qui  prit  Lola  sur  ses  genoux,  dona  Esteva  les  appela 
impérieusement,  et  leur  défendit  avec  sévérité  de  s'éloigner;  elle 
les  emmena  même  dans  la  cabine  que  don  Salustio  aménageait  pour 
la  nuit. 

Les  voiles  tombèrent,  une  brise  favorable  les  gonfla,  et  le  léger 
navire  vogua  vers  la  passe,  que  les  foraminifères  rendent  chaque 
jour  plus  étroite,  et  qu'ils  finiront  par  combler.  Je  me  tins  sur  la 
dunette,  embrassant  d'un  dernier  regard  le  panorama  que  j'avais 
admiré  autrefois,  que  je  ne  reverrais  peut-être  jamais.  Le  Papaloa- 
pam  et  le  Rio-Blanco,  confondant  leurs  eaux,  formaient  une  vaste 
baie  bordée  d'une  épaisse  verdure.  A  gauche,  rendues  bleuâtres 
par  l'éloignement,  les  montagnes  de  la  sierra  de  San-Andrès;  à 
droite,  d'énormes  collines  de  sable,  au-dessus  desquelles  tourbil- 
lonnaient des  vautours  en  quête  d'une  proie.  Au  milieu  de  l'im- 
mense bassin,  une  bande  de  marsouins  prenaient  leurs  ébats,  et 
semblaient  divertir  par  leurs  bonds  une  douzaine  de  pélicans  dont 


l'aspergillum  lydianum.  407 

la  poche  gonflée  trahissait  l'abondante  pêche.  Le  capitaine  Sébas- 
tian criait,  chacun  des  sept  hommes  composant  son  équipage  lui 
répondait  sur  le  même  ton  ;  je  connaissais  de  vieille  date  cet  amu- 
sant vacarme.  La  barre  franchie,  un  calme  relatif  s'établit  à  bord, 
et  Alvarado  disparut. 

Je  me  dirigeai  vers  l'arrière;  la  passagère  assise  au  pied  du  mât 
se  leva  brusquement,  m'entoura  le  cou  de  ses  bras,  et  me  tint  long- 
temps pressé,  m'embrassant  avec  eiïusion.  Dans  cette  agression 
inattendue,  mes  lunettes  avaient  dévié,  et  je  ne  savais  ni  à  qui  j'a- 
vais affaire,  ni  dans  quelle  mesure  je  devais  rendre  les  caresses  qui 
m'étaient  prodiguées. 

—  Docteur,  mon  cher  docteur,  répétait  une  voix  émue,  que  je 
suis  contente  de  vous  revoir! 

Je  me  dégageai  enfin.  —  Lydia!  —  m'écriai-je.  Et  j'embrassai 
cordialement  à  mon  tour  la  charmante  métisse  que  j'avais  perdue 
de  vue  depuis  deux  ans. 

—  Comment,  docteur,  vous  ne  m'aviez  pas  reconnue? 

—  Non  certes;  il  me  faut  voir  de  près,  vous  le  savez,  et  votre 
rapide  mouvement  avait  dérangé  l'équilibre  de  mes  lunettes.  Lais- 
sez-moi vous  regarder  à  présent.  Toujours  belle!  mais  voilà  des 
conjonctives  un  peu  pâles,  bien  que  l'œil  soit  brillant.  Et  la  bles- 
sure ? 

—  Plus  rien,  docteur;  voyez.  —  Et  la  jeune  femme  écarta  sa 
chemise  brodée,  découvrit  son  épaule  gauche,  où  une  cicatrice  des- 
sinait une  ligne  blanche  sur  sa  peau  luisante  et  dorée.  —  Venez 
vous  asseoir  près  de  moi,  docteur,  reprit-elle,  et  racontez-moi  pour- 
quoi vous  êtes  ici. 

—  Mais  vous-même,  ma  chère  Lydia,  d'où  venez-vous  et  où 
allez-vous?  —  lui  demandai-je  après  lui  avoir  donné  quelques  ren- 
seignemens  sur  l'Institut  de  Boston,  le  docteur  Neidman  et  l'asper- 
gillum. 

—  Moi,  docteur?  je  suis  la  plus  malheureuse  des  femmes,  répon- 
dit-elle en  me  prenant  les  mains,  tandis  que  ses  yeux  se  remplis- 
saient de  larmes.  Vous  connaissez  Valério  Gastano,  le  majordome  de 
l'hacienda  de  San-Nicolas? 

—  Je  l'ai  vu  autrefois. 

—  Il  est  beau,  n'est-ce  pas? 

—  Voilà  un  point  dont  je  ne  me  suis  jamais  occupé,  ma  chère 
Lydia. 

—  Il  est  beau  et  brave,  docteur;  toutes  les  femmes  l'aiment. 

—  Y  compris  vous,  sans  doute? 

—  Oui ,  pour  ma  damnation,  car  il  me  méprise,  et  je  voudrais 
mourir. 


â08  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

La  jeune  femme  m'enveloppa  de  nouveau  de  ses  bras,  cacha  sa 
tête  sur  ma  poitrine,  et  se  mit  à  sangloter  si  fort  qu'elle  m'atten- 
drit. Je  la  ramenai  près  du  mât,  lui  parlant  avec  sévérité  pour  faire 
diversion  à  sa  douleur. 

—  Je  l'aime,  et  il  ne  m'aime  pas,  reprit-elle  avec  une  énergie 
sauvage;  il  va  se  marier.  Je  fuis  Tlacotalpam,  je  me  défie  de  moi; 
j'ai  peur  que  la  jalousie  ne  me  fasse  commettre  un  crime.  Je  ne  suis 
pas  Poblanaise  pour  rien,  docteur;  je  sais  manier  un  couteau,  et 
vingt  fois  la  tentation  m'est  venue  de  balafrer  le  visage  de  celle  qui 
va  porter  son  nom.  11  ne  me  le  pardonnerait  pas,  c'est  ce  qui  la 
protège.  0  docteur,  comme  mon  passé  me  pèse! 

—  Eh  bien  !  il  faut  suivre  les  conseils  que  je  vous  ai  donnés  le 
lendemain  de  cette  blessure  qui  a  failli  vous  coûter  la  vie. 

—  N'évoquez  pas  ce  souvenir,  docteur;  je  vous  en  veux  de  ne 
m' avoir  pas  laissée  mourir.  Reprendre  le  droit  chemin,  cela  serait 
possible,  si  tout  le  monde  vous  ressemblait;  mais  on  ne  remonte  pas 
du  gouffre  où  je  suis  tombée.  L'homme  qui  m'a  trompée  autrefois 
répondra  de  mes  fautes  devant  Dieu;  je  n'aurais  jamais  été  qu'à  lui, 
s'il  ne  m'avait  abandonnée.  Quand  Bartoloméo  m'a  donné  ce  coup 
de  dague  dont  je  serais  morte  sans  vous,  il  avait  raison;  il  m'aimait, 
et  je  le  trompais.  —  La  jeune  femme  se  couvrit  le  visage  de  ses 
mains.  —  Comme  je  souffre,  reprit-elle  au  bout  d'un  instant,  et 
comme  le  souvenir  de  ce  Valério  m'obsède  !  Il  m'a  dédaignée,  et  je 
lui  offrais  d'être  à  lui,  rien  qu'à  lui.  Est-ce  que  les  hommes  souf- 
frent autant  de  nos  dédains  que  nous  souffrons  des  leurs?  mais  oui, 
puisque  Bartoloméo  a  voulu  me  tuer  ! 

Elle  se  leva,  fit  quelques  pas,  s'appuya  sur  le  bord  du  navire,  et 
regarda  deux  mouettes  qui  tournoyaient  au-dessus  de  la  pointe  des 
vagues  et  semblaient  jouer  avec  l'écume.  —  J'ai  du  feu  là,  dit-elle 
en  saisissant  ma  main,  qu'elle  posa  sur  sa  poitrine;  m'a-t-on  fait 
boire  un  philtre?  Je  le  croirais.  Vous  qui  êtes  médecin,  vous  devez 
savoir  comment  on  s'arrache  du  front,  du  cœur,  de  l'esprit,  une 
pensée  importune.  Il  faut  me  soigner,  je  suis  malade.  On  dit  que 
vous  n'avez  jamais  aimé;  comment  donc  avez-vous  fait? 

—  J'ai  aimé  et  j'ai  souffert  comme  tous  les  êtres  animés,  ma  chère 
Lydia. 

—  Mais  vous  êtes  guéri,  vous  n'aimez  plus.  Moi,  je  l'aimerai 
toujours;  c'est  fini,  je  le  sens.  Je  hais  maintenant  ceux  qui  me  trou- 
vent belle;  je  voudrais  mourir. 

La  patience  avec  laquelle  je  l'écoutai  calma  peu  à  peu  Lydia,  elle 
cessa  de  pleurer.  L'ardente  créature  prétendait  aimer  pour  la  pre- 
mière fois,  et  peut-être  avait-elle  raison.  Agée  de  vingt-deux  ans, 
elle  était  dans  toute  la  plénitude  de  sa  beauté,  et  parmi  les  mé- 


l'aspergillum  lydianum.  A09 

tisses  de  Puebla,  si  renommées  pour  leur  grâce,  la  perfection  de 
leurs  formes,  la  petitesse  de  leurs  pieds  et  de  leurs  mains,  Lydia 
était  une  merveille. 

Durant  cette  conversation ,  Juan  vint  près  de  moi  ;  sa  mère  le 
rappela  aussitôt.  Don  Salustio  fit  négligemment  le  tour  du  navire; 
son  regard  examinait  avec  curiosité  la  belle  métisse.  Étendue  sur 
un  fauteuil  à  bascule,  celle-ci  pressait  ma  main,  que  de  temps  à 
autre  elle  appuyait  sur  son  front,  et  que  j'eus  quelque  peine  à  dé- 
gager. 

Je  retournai  près  de  doua  Esteva,  qui  ne  leva  même  pas  les  yeux 
à  mon  approche.  —  En  vérité,  docteur,  me  dit-elle  d'un  ton  bref 
qui  ne  lui  était  pas  habituel,  vous  avez  de  singulières  connais- 
sances. 

—  Ma  profession,  senora,  ne  m'oblige-t-elle  pas,  comme  celle 
du  prêtre,  à  gravir  ou  à  descendre  tous  les  degrés  de  l'échelle  so- 
ciale ?  En  outre  cette  jeune  femme,  que  j'ai  autrefois  sauvée  de  la 
mort,  est  un  des  plus  beaux  cas  de  perforation  du  poumon  suivie  de 
guérison  que  puisse  citer  la  science.  Figurez-vous  que  la  plèvre,... 
mais  je  veux  vous  en  faire  juge. 

—  Arrêtez,  docteur,  s'écria  dona  Esteva,  voyant  que  j'allais  ap- 
peler Lydia;  si  ce  n'est  par  égard  pour  moi,  songez  du  moins  à  ces 
en  fan  s. 

Une  rougeur  charmante  animait  le  visage  de  la  jeune  femme;  je 
me  mordis  la  lèvre  inférieure,  et  m'excusai  de  mon  mieux.  Tout 
entier  à  la  science,  j'avais  oublié  l'abîme  qui  existait  entre  les  deux 
passagères  de  Y  Hirondelle, 

—  J'attends  de  votre  courtoisie,  docteur,  reprit  dona  Esteva,  que 
vous  n'adresserez  plus  la  parole  à  cette...  femme,  tant  que  je  serai 
à  bord. 

—  L'indulgence  sied  à  la  vertu,  répondis-je  ;  Lydia  est  malheu- 
reuse, et  cette  preuve  de  mépris  lui  causerait  un  chagrin  dont  vous 
ne  voudriez  pas  accepter  la  responsabilité. 

—  A  votre  aise,  docteur;  mais,  si  vous  le  voulez  bien,  nous  ne  re- 
prendrons notre  conversation  qu'à  Vera-Cruz. 

Dona  Esteva  se  leva,  prit  Lola  par  la  main,  et  passa  sur  l'autre 
bord  du  navire.  En  ce  moment,  Lydia  s'avançait  de  ce  côté.  Pres- 
sant sa  fille  contre  elle,  baissant  les  yeux,  ramenant  sa  robe  avec 
un  geste  de  sensitive,  la  jeune  mère  s'effaça  pour  laisser  le  passage 
libre,  h'aspergillum,  dans  sa  petitesse,  lorsqu'il  veut  éviter  un  con- 
tact déplaisant,  a  de  ces  contractions  nerveuses  qui  le  font  rentrer 
dans  le  tube  calcaire  qu'il  habite.  Lydia  s'était  arrêtée;  ses  grands 
yeux  pleins  de  flammes  enveloppèrent  dona  Esteva;  puis,  baissant 


lliO  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  tête,  elle  rebroussa  chemin.  Dona  Esteva,  revenant  alors  en  ar- 
rière, disparut  dans  la  chambre  formée  par  la  dunette,  et  je  restai 
un  peu  embarrassé. 

—  Cette  femme  est  bien  la  fameuse  Lydia  Garbajal,  docteur?  me 
demanda  don  Salustio,  qui  venait  de  s'approcher,  et  dont  le  regard 
suivait  la  marche  de  la  séduisante  métisse. 

—  Oui;  votre  femme  a  donc  entendu  parler  d'elle? 

—  Qui  donc,  dans  la  province  de  Yera-Gruz,  ignore  le  nom  et 
les  folies  de  cette  fantasque  créature,  qui,  bravant  les  devoirs  de 
son  sexe,  affiche  l'indépendance  du  nôtre  ?  Je  ne  l'avais  jamais  vue 
d'aussi  près;  savez-vous,  docteur,  qu'elle  mérite  sa  réputation  de 
beauté  ? 

—  Elle  n'est  pas  mal;  mais  je  voudrais  qu'elle  fût  à  cinq  cents 
lieues  d'ici;  votre  femme  vient  de  me  quereller  à  cause  d'elle. 

—  Hum,  docteur,  cette  belle  fille  vous  embrassait  de  façon  à  vous 
faire  plus  d'un  jaloux. 

—  Je  lui  ai  sauvé  la  vie.  C'est  un  magnifique  cas  dont  je  me  vante 
quelquefois,  et  dont  je  vous  ferais  juge,  si  doua  Esteva... 

Mon  compagnon  s'éloigna;  sa  femme  l'appelait. 

Je  me  promenai  de  long  en  large,  tenté  de  me  rapprocher  de  Ly- 
dia, et  n'osant  braver  mon  ancienne  hôtesse,  pour  laquelle  mon 
respect  était  sans  limite,  lorsque  je  fus  accosté  par  le  capitaine  de 
la  goélette. 

—  Que  je  vous  serre  la  main,  docteur,  me  dit  le  brave  marin, 
c'est  à  peine  si  j'ai  pu  vous  saluer  dans  la  confusion  du  départ. 

—  Nous  voilà  en  route  avec  bonne  brise,  capitaine. 

—  Trop  bonne,  sur  mon  salut.  Tel  que  vous  me  voyez,  je  me  de- 
mande si  je  ne  vais  pas  tout  à  l'heure  virer  de  bord  et  reprendre  le 
chemin  d'Alvarado. 

Je  regardai  mon  interlocuteur;  il  parlait  sérieusement. 

—  Voyez  le  soleil,  continua- t-il  en  me  montrant  l'astre  à  demi 
noyé  dans  un  brouillard  rouge;  ne  vous  semble-t-il  pas  couronné 
d'une  auréole? 

—  Oui,  c'est  un  phénomène  que  les  physiciens  nomment... 

—  Laissons  les  physiciens  et  tous  les  musiciens  du  monde  en 
paix,  docteur,  et  dites-moi  ce  que  vous  voyez  du  côté  du  levant. 

—  La  terre. 

—  Je  n'ai  jamais  étudié,  répondit  Sébastian;  je  ne  le  dis  pas  pour 
me  vanter,  je  suis  catholique  de  vieille  roche,  et  l'orgueil  n'est  pas 
mon  fort.  Ce  que  vous  prenez  pour  la  terre  est  un  nuage,  une  tem- 
pête, derrière  laquelle  viendra  le  vent  du  nord;  vous  me  direz  de- 
main, docteur,  si  je  me  suis  trompé.  Ajoutez  à  cela,  poursuivit-il 


l'aspergillum  lydianum.  Ail 

en  baissant  la  voix,  que  nous  avons  à  bord  une  de  ces  Mar gantas 
dont  l'influence  suffît  à  disjoindre  les  planches  du  navire  le  mieux 
calfaté.  Voyons,  que  feriez-vous  à  ma  place? 

—  Je  continuerais  tranquillement  ma  route,  répondis-je.  Si  bonne 
voilière  que  soit  Y  Hirondelle,  elle  ne  saurait  atteindre  Alvarado 
avant  dix  heures  du  soir,  et,  en  dépit  de  votre  connaissance  du  Ut- 
toral  et  de  la  barre,  je  doute  que  vous  puissiez  franchir  cette  der- 
nière au  milieu  de  la  nuit.  Ea  face  de  la  pleine  mer,  qu'avons-nous 
à  craindre? 

—  Tout  !  répondit  Sébastian ,  qui  frotta  énergiquement  de  ses 
deux  mains  son  épaisse  chevelure. 

J'examinai  de  nouveau  l'horizon  sans  rien  découvrir  qui  fût  de 
nature  à  m'inquiéter.  La  cloche  annonça  l'heure  du  dîner.  Je  me 
dirigeai  donc  vers  la  cabine,  et  je  passai  près  de  deux  matelots  qui, 
appuyés  sur  le  bastingage,  regardaient  le  soleil  disparaître. 

—  Du  vent  pour  sûr,  dit  l'un  d'eux;  cette  Margarita  nous  por- 
tera malheur. 

—  Laisse  faire,  répondit  l'autre;  si  les  choses  se  gâtent,  il  y  a 
place  dans  la  mer  pour  elle. 

Les  deux  matelots  se  turent.  Connaissant  les  superstitions  de  ces 
grands  enfans,  je  me  promis  de  veiller  sur  Lydia.  Au  moment  de 
descendre  dans  la  cabine,  je  rencontrai  de  nouveau  Sébastian. 

—  Pas  un  mot  de  vos  craintes  devant  dona  Esteva,  lui  dis-je. 

—  Soyez  tranquille,  docteur,  me  répondit  le  marin;  je  connais 
mon  devoir.  Si  j'ai  bavardé  avec  vous,  c'est  que  vous  êtes  homme 
de  bon  conseil.  D'ailleurs  l'orage  peut  éclater  en  avant  comme  en 
arrière  de  nous.  A  minuit,  nous  saurons  à  quoi  nous  en  tenir. 


III. 


Un  repas  de  bord  mexicain  est  trop  frugal  pour  durer  longtemps. 
En  dépit  de  la  bouteille  de  xérès  que  le  capitaine  nous  offrit,  nous 
le  suivîmes  bientôt  sur  le  pont.  Le  soleil  avait  disparu,  la  nuit  ve- 
nait rapide.  La  brise,  douce  et  tiède,  soulevait  les  vagues,  les  al- 
longeait, les  roulait  avec  mollesse,  puis,  les  repliant  sur  elles- 
mêmes  par  un  brusque  temps  d'arrêt,  les  couronnait  d'une  aigrette 
d'écume  constellée  d'étincelles.  Ce  phénomène,  dû  à  la  présence  de 
myriades  de  noctiluques,  perles  lumineuses  et  vivantes,  émerveil- 
lait les  enfans,  qui  battaient  des  mains  chaque  fois  qu'il  se  produi- 
sait. Je  ne  manquai  pas  d'expliquer  au  petit  Juan  que  nous  voguions 
sur  la  grande  chaudière  où,  selon  la  remarque  des  navigateurs  es- 
pagnols et  du  grand  Franklin,  remarque  confirmée  par  les  études 


412  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Bâche,  les  eaux  de  l'Océan-Atlantique  s'échauffent  pour  aller, 
grâce  au  gulf-slream,  porter  leur  bienfaisante  température  jusque 
sur  les  côtes  septentrionales  de  l'Europe.  Combien  d'aspergillum 
doivent  avoir  été  entraînés  vers  l'ancien  monde  par  le  prodigieux 
courant  !  Nul  doute  que  le  docteur  Neidman,  s'il  eût  consciencieuse- 
ment étudié  le  sable  des  côtes  de  sa  patrie,  n'eût  trouvé  là  maints 
débris  fossiles  des  intéressans  mollusques  dont  il  avait  si  effronté- 
ment nié  l'existence. 

Le  nuage  signalé  par  le  capitaine  grandissait;  mais  rien  d'in- 
quiétant ne  se  manifestait  à  l'horizon.  Vers  huit  heures,  dofia  Es- 
teva  rappela  ses  deux  enfans,  les  fit  agenouiller  sur  le  pont  du 
navire,  et,  les  yeux  tournés  vers  les  belles  constellations  du  Toucan^ 
du  Phénix  et  du  Paon,  les  deux  gracieux  petits  êtres  adressèrent  à 
Dieu  leur  prière  du  soir.  Les  matelots  se  découvrirent  et  s'age- 
nouillèrent instinctivement;  Lydia,  enveloppée  de  son  écharpe, 
s'était  rapprochée.  Dofia  Esteva  l'aperçut,  se  leva,  et,  suivie  de  son 
mari,  rentra  dans  la  cabine. 

—  Yoilà  une  seîïora  qui  me  méprise,  docteur,  me  dit  la  métisse, 
dont  l'émotion  était  visible. 

—  Elle  vous  plaint  peut-être  plus  encore,  ma  chère  Lydia. 

—  Me  plaindre  !  non,  ma  vie  est  une  énigme  pour  une  femme 
comme  elle,  une  énigme  qui  doit  la  troubler.  Tantôt,  c'est  avec  une 
précipitation  inquiète  qu'elle  a  rappelé  ses  enfans,  qui  causaient 
avec  moi;  me  croit-elle  capable  de  leur  nuire?  Ils  sont  beaux,  ces 
petits;  connaissez-vous,  docteur,  rien  de  comparable  aux  enfans? 
Ils  ont  le  ciel  sur  le  front  et  dans  les  yeux,  et  je  comprends  Dieu 
qui  choisit  toujours  les  plus  charmans  pour  en  faire  des  anges. 

La  jeune  femme  avait  pris  mon  bras  pour  résister  aux  secousses 
traîtresses  du  roulis;  elle  me  ramena  près  du  mât,  au  pied  duquel 
elle  s'était  établie  dès  le  matin,  et  m'entretint  de  Valérie.  Je  me 
gardai  de  l'interrompre;  parler  de  sa  peine  la  soulageait.  J'ap- 
prouvai sa  résolution  de  se  rendre  à  Mexico,  de  renoncer  à  sa  vie 
accidentée. 

—  Le  couvent  me  fait  peur  à  cause  de  la  réclusion,  me  disait- 
elle,  sans  cela  je  ne  chercherais  pas  d'autre  asile. 

Je  lui  conseillai  le  travail. 

—  Il  le  faut,  répondit-elle;  pour  rien  au  monde,  je  ne  recommen- 
cerais ma  vie  extravagante.  Il  n'y  a  que  lui  à  qui,  s'il  le  voulait,  je 
m'abandonnerais  sans  réserve.  Gela  me  déchire  le  cœur  de  penser 
qu'il  ne  saura  jamais  que  je  souffre  à  cause  de  lui,  et  pourtant  cette 
douleur  a  je  ne  sais  quel  charme.  Il  y  a  des  momens  où  je  me  sens 
capable  d'héroïsme,  où  je  voudrais  me  dévouer  pour  quelqu'un. 
Ceux  que  mes  caprices  et  mes  infidélités  ont  autrefois  désespérés 


l'aspergillum  lydianum.  413 

sont  bien  vengés  aujourd'hui,  docteur,  et  cependant  j'ai  une  ex- 
cuse; j'ignorais  qu'aimer  sans  espoir  est  un  affreux  supplice. 

—  Bah  !  cette  idée  vous  passera,  dis-je  en  souriant;  dans  six  mois, 
vous  aurez  oublié  Yalério. 

—  Ne  me  dites  pas  cela,  s'écria  la  jeune  femme  en  se  redressant, 
le  regard  animé,  ou  je  croirai  que  vous  êtes  comme  les  autres,  et 
je  vous  haïrai.  Demain  soir,  reprit-elle  avec  lenteur,  nous  serons  à 
Vera-Cruz,  et  après-demain  à  Orizava.  Vous  me  permettrez  de  voya- 
ger avec  vous,  n'est-ce  pas?  je  vous  en  prie.  Cela  ne  peut  vous  com- 
promettre, vous  qui  n'avez  ni  femme  ni  enfans.  Je  suis  une  malade, 
une  véritable  malade,  docteur;  en  ce  moment,  j'ai  besoin  qu'on  me 
plaigne,  j'ai  besoin  d'être  consolée.  Vous  me  traitiez  comme  une 
enfant  lorsque  je  reçus  cette  blessure.  Vous  me  faisiez  mal  quand 
vous  me  pansiez,  et  je  résistais;  vous  me  grondiez  alors  doucement. 
Grondez-moi  encore,  mon  ami,  mais  laissez-moi  vous  dire  que  je 
l'aime,  et  surtout  laissez-moi  pleurer! 

Le  caractère  de  Lydia,  plein  de  délicatesse,  de  tendresse,  m'avait 
toujours  paru  en  désaccord  avec  l'existence  qu'elle  menait.  Je  ne 
pouvais  me  défendre  de  l'aimer,  tout  en  déplorant  ses  erreurs.  Je 
lui  promis  de  ne  pas  l'abandonner,  et  je  l'obligeai  à  descendre  dans 
l'entre-pont,  où  elle  s'établit  sur  un  hamac.  Je  remontai  sur  la  du- 
nette, et  je  m'aperçus  que  la  brise  fraîchissait.  Sébastian,  qui  se 
tenait  près  du  gouvernail,  vint  au-devant  de  moi. 

—  La  nuit  sera  meilleure  que  je  n'osais  l'espérer,  me  dit-il,  le 
vent  souffle  du  large.  Cependant  il  faut  attendre  minuit.  Mes  mate- 
lots sont  inquiets;  voyez-les  penchés  à  l'avant.  Si  les  drôles  ne 
flairaient  quelque  chose  dans  l'air,  ils  seraient  à  jouer  en  dépit  de 
mon  autorité. 

—  Ils  croient  à  l'influence  maligne  de  l'une  de  vos  passagères, 
je  les  ai  entendus... 

—  Pourquoi  parlez-vous  de  cette  femme,  docteur?  dit  avec  viva- 
cité Sébastian,  qui  se  signa;  c'est  un  manque  de  prudence  que 
de  livrer  son  nom  au  vent.  J'ai  chez  moi  six  belles  onces  d'or  que 
je  donnerais  volontiers  pour  qu'elle  n'eût  jamais  mis  le  pied  à  bord 
de  Y  Hirondelle.  Du  reste,  j'ai  fait  vœu  tout  à  l'heure  d'en  déposer 
trois  sur  l'autel  de  la  Vierge,  si  nous  arrivons  sans  accident. 

—  Vous  avez  cent  fois  traversé  le  golfe,  dIs-je  à  Sébastian,  dont 
j'essayai  de  combattre  la  superstition,  n'avez-vous  jamais  embarqué 
que  des  vertus  de  premier  choix? 

—  Je  n'en  sais  rien;  ce  que  je  puis  afîirmer...  Tenez,  ne  parlons 
plus  de  cela,  docteur. 

—  Nous  boirons  demain  une  orchata  à  la  glace  devant  le 
môle  de  Vera-Cruz,  repris-je  en  posant  la  main  sur  l'épaule  du 


41/l  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

brave  capitaine;  je  vous  invite,  et  vous  reconnaîtrez  votre  erreur. 

—  Que  Dieu  vous  entende,  et  surtout  qu'il  vous  exauce  !  Je  de- 
vrais veiller,  mais  je  suis  épuisé  de  fatigue,  car  je  n'ai  pas  dormi 
durant  la  descente  du  fleuve.  Je  vais  me  reposer  un  instant  pour 
être  debout  lors  du  quart  de  minuit. 

—  Vous  plaît-il  que  je  veille  à  votre  place? 

—  Hum  !  il  y  va  de  votre  peau  comme  de  la  mienne.  Votre  pré- 
sence tiendra  mes  gens  sur  le  qui- vive;  j'accepte  votre  offre.  Bon- 
soir, docteur!  Réveillez-moi  un  peu  avant  minuit.  —  Et,  s'étendant 
sur  une  balle  de  coton,  Sébastian  ne  tarda  guère  à  ronfler. 

J'allai  faire  un  tour  dans  ma  cabine,  afin  de  m'assurer  que  les 
tubes  renfermant  les  aspergillum  étaient  bien  à  leur  place.  Dona 
Esteva,  son  mari  et  leurs  enfans  occupaient  la  petite  chambre  que 
le  capitaine  leur  avait  abandonnée.  Je  ne  partageais  nullement  les 
craintes  superstitieuses  des  marins  ;  néanmoins  je  crus  prudent  de 
ne  point  me  séparer  des  tubes  qui  contenaient  mes  précieux  mol- 
lusques :  aussi  les  plaçai-je  dans  la  poche  de  mon  habit,  que  je 
boutonnai  soigneusement.  Tranquillisé  par  cette  précaution,  je  re- 
vins m'asseoir  sur  la  dunette,  songeant  à  la  stupéfaction  du  docteur 
Neidman  et  aux  applaudissemens  qui  avant  trois  mois  salueraient 
la  lecture  de  mon  vingt-sixième  mémoire.  Non-seulement  j'allais 
prouver  que  je  ne  m'étais  pas  trompé,  que  Y  aspergillum  existait 
dans  les  eaux  du  Mexique;  mais,  juste  motif  d'orgueil,  j'allais  en- 
richir l'ordre  des  mollusques  acéphales  d'un  individu  qui,  selon  ma 
promesse,  porterait  le  nom  du  petit  Juan. 

Les  matelots  s'étendirent  un  à  un  sur  le  pont.  Le  ciel  était  cou- 
vert. Le  navire,  dans  sa  marche  rapide,  traçait  sur  les  flots  noirs 
un  sillage  phosphorescent  dont  l'intensité  me  surprenait.  De  temps 
à  autre,  une  méduse  aux  couleurs  vives  s'épanouissait  au  milieu  de 
l'écume  lumineuse,  et  je  regrettais  que  mes  petits  compagnons  ne 
pussent  jouir  de  ce  curieux  spectacle.  Je  me  rapprochai  du  grand 
mât,  pensant  à  la  pauvre  Lydia,  qui,  je  l'espérais,  ne  se  doutait 
guère  des  alarmes  causées  par  sa  présence.  L'histoire  de  son  passé 
m'était  connue;  orpheline  de  bonne  heure,  sa  vie  de  désordre  de- 
vait plutôt  être  attribuée  à  une  cruelle  déception  qu'à  de  mauvais 
instincts.  Cependant  dona  Esteva,  si  bonne,  si  indulgente,  se  mon- 
trait inflexible  pour  la  métisse.  L'inquiétude  jalouse  avec  laquelle 
elle  surveillait  son  mari  et  ses  enfans,  comme  si  la  seule  présence 
de  Lydia  eût  été  une  souillure  pour  ceux  qu'elle  aimait,  n'échap- 
pait même  pas  aux  matelots.  Quant  à  moi,  je  n'éprouvais  d'autre 
sentiment  qu'une  vive  pitié  pour  la  pauvre  fille  si  follement  éprise 
du  majordome  Valério,  lequel,  d'après  ce  qu'elle  me  raconta,  avait 
chevaleresquement  pris  sa  défense  un  jour  qu'on  l'insultait. 


l'aspergillum  lydianum.  415 

—  Marche  au  nord  et  suis  le  vent  !  disait  parfois  le  matelot  de 
quart  à  celui  de  ses  compagnons  qui  tenait  le  gouvernail. 

La  roue  tournait  avec  bruit,  les  voiles  se  gonflaient,  et,  comme 
un  cheval  qui  sent  l'éperon,  le  petit  navire  s'élançait  en  avant  avec 
une  rapidité  qui  justifiait  son  nom. 

Un  peu  avant  minuit,  Sébastian  se  réveilla.  Il  courut  à  la  proue, 
regarda  longtemps  l'horizon,  et  revint  en  secouant  la  tête. — Monte 
jusqu'à  la  grande  vergue,  dit-il  à  un  matelot,  et  préviens-moi,  si 
tu  vois  un  feu.  —  Puis  il  demanda  cet  objet  de  luxe  qui,  à  bord  des 
bâtimens  côtiers  mexicains,  n'apparaît  que  dans  les  circonstances 
exceptionnelles,  la  boussole.  On  ouvrit  la  boîte.  —  Vera-Gruz  est 
là,  dit  don  Sébastian  en  étendant  le  bras,  lorsque  l'aiguille  se  fut 
fixée. 

—  Feu  à  bâbord,  cria  le  matelot  envoyé  en  vigie. 

—  Le  reconnais-tu? 

—  11  paraît  et  disparaît;  c'est  celui  d'Uloa. 

—  Bien,  garçon;  tu  peux  descendre.  Vous  n'avez  pas  changé  la 
route,  vous  autres? 

—  Non,  capitaine. 

—  Allez  vous  reposer,  docteur,  me  dit  Sébastian  en  se  frottant 
les  mains;  si  vous  le  perm.ettez,  c'est  un  verre  de  cognac  que  je 
boirai  demain  à  votre  santé .,  cette  liqueur  de  votre  pays  me  rafraî- 
chit mieux  que  Yorchala. 

Je  me  promenai  un  momenl  sur  le  pont,  me  demandant  de  quelle 
façon  je  m'accommoderais  pour  la  nuit.  Si  le  ciel  eût  été  étoile,  je 
me  serais  simplement  étendu  sur  une  balle  de  coton;  mais  la  brise 
était  fraîche,  et  je  descendis  dans  la  cabine.  Là,  enveloppé  de  la 
couverture  nationale  mexicaine  nommée  sai'ajjé,  je  m'allongeai  sur 
un  fauteuil  à  bascule ,  que  je  plaçai  dans  le  sens  du  roulis.  Bercé 
par  le  mouvement,  l'esprit  alourdi  par  la  tiède  atmosphère  qui 
règne  toujours  dans  l'intérieur  d'un  navire,  je  fermai  les  yeux.  A 
demi  assoupi,  j'écoutais  les  voix  désespérées  du  vent  siffler  autour 
des  cordages,  les  vagues  bouillonnantes  heurter  la  proue  de  la  goé- 
lette. Elle  semblait  alors  s'arrêter,  un  silence  solennel  s'établissait; 
mais  bientôt  V Hirondelle  reprenait  son  vol,  et  je  la  sentais  glisser 
sur  ces  flots,  dont  les  profondeurs  devaient  cacher  tant  de  zoo- 
phytes,  de  mollusques  et  même  'tant  d'aspergillum  inédits. 

Une  formidable  secousse  me  réveilla;  moi  et  mon  fauteuil,  nous 
étions  renversés.  Un  second  choc  m'expliqua  mon  accident,  le  na- 
vire talonnait  sur  des  récifs.  Au-dessus  de  moi,  des  clameurs,  des 
pas  précipités. 

—  Debout,  debout!  criai-je  en  m'élançant  vers  la  cabine  de  dona 
Esteva. 


416  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

La  jeune  femme  apparut  chargée  de  la  petite  Lola,  dont  je  m'em- 
parai. Don  Salustio  se  montra  à  son  tour;  il  portait  le  petit  Juan. 
Les  chers  enfans,  réveillés  à  l'improviste,  pleuraient.  J'atteignis  la 
dunette;  là,  je  déposai  mon  fardeau  pour  courir  au-devant  de  dona 
Esteva.  Le  jour  parut.  En  moins  de  cinq  minutes,  nous  étions  éta- 
blis près  de  la  roue  du  gouvernail,  ignorant  encore  quels  dangers 
nous  avions  à  redouter. 

Inclinée  sur  le  flanc,  X Hirondelle  ne  bougeait  plus.  La  mer, 
sans  être  grosse,  roulait  de  longues  vagues  dont  le  vent  nous  fouet- 
tait l'écume  au  visage.  Sébastian,  la  tête  nue,  d'une  voix  forte  et 
brève,  encourageait  ses  hommes,  qui,  perchés  dans  les  agrès, 
amenaient  les  voiles  flottantes.  Une  fausse  route ,  un  courant  nous 
avait  entraînés  sur  les  récifs  de  madrépores  qui  bordent  au  loin 
nie-Yerte. 

Dona  Esteva,  agenouillée,  ses  enfans  pressés  contre  elle,  regar- 
dait la  mer  avec  effroi.  Un  bruit  sourd  résonnait.  Un  coup  d'oeil 
rapide  de  don  Salustio  m'apprit  qu'il  avait  aussi  deviné  la  cause 
du  bruit  sinistre  que  nous  entendions  :  la  coque  de  Y  Hiron- 
delle s'était  ouverte,  et  l'eau  mugissante  envahissait  le  petit 
navire. 

Je  vois  encore  le  malheureux  père  debout,  les  narines  dilatées, 
les  bras  étendus  au-dessus  de  sa  femme  et  de  ses  enfans  pour  les 
protéger.  Lorsqu'une  vague  s'avançait  écumante,  don  Salustio,  les 
poings  fermés,  retenant  son  haleine,  se  baissait  comme  un  chasseur 
à  l'affût,  prêt  à  lutter  contre  le  terrible  élément  qui  venait  menacer 
les  êtres  sans  lesquels  il  ne  comprenait  plus  la  vie. 

Des  vociférations,  des  cris  de  mort  retentirent  soudain  à  l'extré- 
mité du  navire;  j'y  courus.  Deux  robustes  matelots,  leurs  couteaux 
à  la  main,  entraînaient  Lydia.  Pâle,  l'œil  fixe,  les  vêtemens  en  lam- 
beaux, les  cheveux  épars,  le  sein  nu,  la  jeune  femme  ne  se  débattait 
pas,  ne  poussait  pas  un  cri.  Sébastian,  furieux,  frappait  ses  gens 
pour  les  forcer  à  lâcher  prise;  il  partageait  les  préjugés  de  ses  ma- 
telots, mais  il  ne  voulait  pas  laisser  ensanglanter  son  bord. 

Je  me  jetai  au-devant  de  Lydia,  parlant  aux  forcenés  qui  la  me- 
naçaient. Fous  de  terreur,  les  malheureux  me  repoussèrent  avec 
violence.  Une  secousse,  suivie  d'un  lugubre  craquement,  ébranla 
le  navire,  et  la  perspective  de  la  mort  rendit  les  matelots  impla- 
cables. Sébastian  et  moi  perdions  du  terrain  lorsque  la  voix  de  don 
Salustio  résonna.  Il  appartenait  à  une  caste  que  les  Indiens  sont 
habitués  à  respecter;  il  y  eut  un  moment  d'hésitation.  Lydia,  res- 
tée libre,  courut  se  réfugier  près  du  mât,  qu'elle  semblait  avoir 
choisi  pour  abri.  Quel  réveil  et  quelle  scène  ! 

L'eau  baignait  nos  pieds;  mais  le  navire  n'enfonçait  plus.  Rêve- 


|r 


l'aspergillum  lydianum.  Iii7 

nus  de  leur  surprise,  les  Indiens  s'élancèrent  de  nouveau  contre 
nous. 

-  Laisse-nous  sauver  notre  vie  et  la  tienne,  me  dit  l'un  d'eux; 
la  mer  veut  une  proie. 

Sébastian  fut  renversé;  deux  matelots  me  saisirent  à  mon  tour, 
c'en  était  fait  de  Lydia.  Je  me  débattais,  croyant  à  chaque  instant 
entendre  le  cri  d'agonie  de  l'infortunée,  lorsque  je  vis  les  Indiens 
reculer.  Je  me  retournai  :  doua  Esteva,  droite,  imposante,  avait 
placé  sa  fille  entre  les  bras  de  la  jeune  femme,  et  couvrait  à  demi 
de  son  corps  celle  qu'elle  voulait  protéger.  Don  Salustio  parla  de 
nouveau,  je  vins  à  son  aide,  Sébastian,  le  front  ensanglanté,  nous 
seconda;  mais  l'action  si  noble,  si  simple,  si  héroïque,  de  doha  Es- 
teva rendait  nos  paroles  inutiles  :  l'ennemi  était  vaincu. 

Je  saisis  la  main  de  la  jeune  mère,  j'y  collai  mes  lèvres  avec  ad- 
miration. Oubliant  le  désordre  de  ses  vêtemens,  Lydia,  de  ses 
grands  yeux  humides,  regardait  celle  qui  venait  de  la  sauver,  et 
pressait  doucement  la  petite  Lola  sur  sa  poitrine  nue.  J'entraînai 
les  deux  femmes  vers  la  dunette,  véritable  lieu  d'asile.  Lydia,  s'a- 
genouillant  alors  aux  pieds  de  dona  Esteva,  tendit  vers  elle  ses 
deux  mains  jointes,  voulut  parler,  et  ne  put  que  sangloter.  Les 
deux  enfans,  surpris  de  cette  scène,  nous  regardaient  à  tour  de 
rôle  d'un  air  interrogateur.  Croyant  sans  doute  qu'elle  avait  offensé 
leur  mère,  ils  se  suspendirent  au  cou  de  Lydia,  pleurant  avec  elle 
et  implorant  son  pardon. 

—  Relevez-vous,  —  dit  enfin  avec  douceur  dona  Esteva,  qui  sai- 
sit les  deux  mains  tendues  vers  elle;  puis,  pour  échapper  à  la  muette 
admiration  de  Lydia,  qui  ne  cessait  de  la  contempler,  elle  rattacha 
les  cheveux  épars  de  la  jeune  femme  et  rajusta  ses  vêtemens. 

Je  m'éloignai.  En  passant  devant  la  cabine,  que  l'eau  remplis- 
sait, je  frémis  en  songeant  que,  sans  l'inspiration  qui  m'avait  porté 
à  m'en  charger,  Vaspergilhmi  johanneum  retournait  au  fond  des 
mers,  d'où  ne  l'eût  certes  pas  tiré  le  docteur  Neidman. 


IV. 


Peu  à  peu,  le  sentiment  instinctif  de  la  conservation  ramena 
l'ordre  à  bord,  et  les  Indiens,  qui  dans  un  médecin  voient  toujours 
un  demi-sorcier,  se  groupèrent  autour  de  moi.  Sébastian,  parlant 
avec  douceur  et  fermeté,  reconquit  en  partie  son  autorité.  Hardi 
plongeur,  comprenant  qu'il  devait  payer  de  sa  personne,  le  capi- 
taine voulut  aller  lui-même  reconnaître  sur  quelles  assises  reposait 
son  navire,  afin  de  savoir  s'il  fallait  procéder  cà  la  hâte  à  notre  sau- 

TOME  cm.  —  1873.  27 


418  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vetage  ou  si  nous  avions  le  temps  d'agir  avec  le  sang-froid  qui  peut 
seul  aider  à  se  tirer  des  grands  périls.  Après  avoir  passé  sous  ses 
bras  une  corde  tenue  par  deux  vigoureux  matelots,  Sébastian  se 
laissa  glisser  le  long  du  bord  et  disparut.  Durant  près  de  trois  mi- 
nutes, penchés  au-dessus  de  la  mer,  nous  attendions,  osant  à  peine 
respirer.  Don  Salustio  se  dépouillait  de  ses  vêtemens  pour  secourir 
l'explorateur  lorsque  Sébastian  revint  sur  l'eau,  reprit  longuement 
haleine,  puis  s'enfonça  de  nouveau. 

—  Dieu  nous  protège  visiblement!  nous  cria-t-il,  tandis  qu'on 
le  hissait  à  bord  après  sa  seconde  exploration.  V Hirondelle  est 
posée  comme  avec  la  main  sur  un  lit  de  corail  blanc  [madrepora 
virgineà)  d'où  le  vent  du  nord  seul  pourrait  l'arracher.  Du  cou- 
rage, garçons!  Remercions  d'abord  la  Yierge;  avec  son  appui,  nous 
sortirons  de  ce  mauvais  pas. 

En  même  temps  l'équipage  tombe  à  genoux,  et  don  Salustio  va 
rassurer  les  femmes  en  leur  annonçant  que  nous  ne  risquons  pas 
de  sombrer. 

Pendant  que  Sébastian  se  séchait,  je  recueillis  quelques  plaques 
de  sable  attachées  à  ses  jambes,  avec  l'intention  d'étudeir  plus 
tard  à  la  loupe  cette  récolte  inattendue.  En  me  voyant  envelopper 
avec  soin  mon  échantillon  dans  une  feuille  de  mon  carnet,  les  ma- 
telots m'entourèrent  avec  une  curiosité  mêlée  de  crainte.  Afin  d'é- 
viter toute  mauvaise  interprétation,  je  déclarai  accomplir  un  vœu 
fait  à  mon  patron,  et  mon  action  rentra  dans  le  domaine  des  choses 
naturelles. 

Il  fallait  s'occuper  de  la  chaloupe,  ensevelie  sous  une  partie  de 
la  cargaison.  Jamais,  dans  la  courte  traversée  que  V Hirondelle  ac- 
complissait chaque  mois,  on  n'avait  eu  besoin  de  la  légère  embar- 
cation, qui  se  trouvait  fort  endommagée.  Exposée  depuis  trois  ans 
aux  rayons  du  soleil,  elle  faisait  eau  de  toutes  parts  et  avait  besoin 
d'être  calfatée.  A  défaut  d'étoupes,  nous  possédions  du  coton  en 
abondance;  mais,  avant  de  se  mettre  à  l'œuvre,  on  dut  songer  aux 
vivres.  Un  sac  plein  de  riz,  resté  sur  le  pont  et  trempé  d'eau  de 
mer,  mit  l'équipage  en  belle  humeur.  L'eau  douce  manquait;  en 
guise  de  boisson,  nous  ne  possédions  que  des  pastèques  qu'un  ma- 
telot transportait  à  Vera-Gruz,  et  que  don  Salustio  paya  comptant. 

A  l'heure  où  le  soleil  se  coucha,  la  chaloupe  était  à  flot.  Sébas- 
tian, toujours  vigilant,  examina  longtemps  l'horizon.  Le  vent  avait 
cessé  de  souffler,  la  mer  redevenait  calme,  on  convint  d'attendre 
qu'elle  tombât  tout  à  fait  pour  partir.  Le  départ  resta  fixé  au  len- 
demain, décision  à  laquelle  les  matelots  applaudirent.  Les  côtes 
sablonneuses  et  désertes  d'Alvarado  se  dressaient  devant  nous;  mal- 
^  heureusement  nous  étions  sur  une  partie  du  littoral  dont  les  pê- 


l'aspergillum  LYDIANUM.  Zll9 

cheurs  ne  s'approchent  jamais,  et  nous  ne  pouvions  espérer  aucun 
secours.  D'après  les  calculs  du  capitaine,  dix  heures  nous  étaient 
nécessaires  pour  atteindre  le  rivage  bordé  de  brisans  que  l'on  n'a- 
percevait pas  de  la  distance  où  nous  en  étions. 

Durant  cette  journée,  qui  s'écoula  rapide,  j'aidai  un  peu  tout  le 
monde,  depuis  le  cuisinier  jusqu'aux  calfats  improvisés.  Ayant 
découvert  une  sonde  enduite  de  suif,  je  profitai  de  cette  trouvaille 
pour  me  procurer  un  peu  du  sable  qui  tapissait  le  bas-fond  sur  le- 
quel nous  étions  échoués.  Je  fus  assez  heureux  pour  m'emparer  de 
trois  porpites  azurées  appartenant  à  l'espèce  signalée  par  le  savant 
Lesson  sur  les  côtes  du  Pérou,  et  que  le  hasard  des  courans  avait 
sans  doute  amenées  dans  ces  parages. 

En  introduisant  entre  les  planches  de  la  barque  le  coton  qui  de- 
vait empêcher  l'eau  de  mer  de  la  remplir,  un  des  Indiens  s'écrasa 
le  doigt  d'un  coup  de  maillet.  — 11  crie  comme  un  caïman,  —  me  dit 
celui  de  ses  camarades  qui  vint  me  prévenir  sur  la  dunette  au  mo- 
ment où  je  lançais  ma  sonde,  qu'un  requin  faisait  mine  de  vouloir 
avaler.  Je  courus  vers  le  blessé;  l'accident  était  sans  gravité.  On 
ne  l'a  pas  oublié  :  c'est  justement  à  l'heure  où  je  rédigeais  mon 
mémoire  sur  le  cri  des  caïmans  que  les  allégations  du  docteur 
Neidman  m'étaient  parvenues.  Je  pris  le  matelot  à  part.  —  Le  caï- 
man, oui  ou  non,  a-t-il  une  voix?  —  J'allais  peut-être  obtenir  un 
renseignement  précieux,  définitif.  On  affirme  généralement  que, 
blessé,  le  reptile  pousse  un  mugissement  assez  semblable  à  celui  du 
taureau.  Je  dois  avouer  que,  dans  l'intérêt  de  la  science,  j'ai  mar- 
tyrisé plusieurs  de  ces  inoffensifs  reptiles  (ils  n'attaquent  jamais) 
dans  l'espoir  de  leur  arracher  un  cri,  un  grognement  qui,  si  faible 
qu'il  eût  été,  m'aurait  permis  d'éclairer  un  point  obscur  des  con- 
naissances humaines.  Mes  expériences  ne  m'ont  jamais  confirmé 
que  le  mutisme  absolu  des  monstrueux  amphibies,  que  j'ai  le  re- 
gret d'avoir  inutilement  torturés. 

Ce  n'est  point  chose  facile  que  de  tirer  la  vérité  d'un  Indien,  non 
qu'il  cherche  précisément  à  la  déguiser,  mais  son  imagination  dé- 
nature facilement  les  faits,  et  tout  interrogatoire  l'inquiète. 

—  Tu  as  donc  vu  des  caïmans  blessés?  demandai-je  négligem- 
ment à  mon  homme. 

—  Certes,  senor;  j'en  ai  même  tué  un  assez  grand  nombre,  et, 
mon  patron  aidant,  j'espère  qu'il  m'en  sera  tenu  compte  dans  le  ciel. 

—  Je  n'en  doute  pas,  répondis-je;  mais  où  les  frappais- tu? 

—  Dans  la  gueule,  souvent  sous  l'aisselle,  lorsqu'ils  voulaient 
se  laisser  faire. 

—  Avaient-ils  réellement  la  voix  aussi  forte  que  celui  de  tes  ca- 
marades que  je  viens  de  panser? 


420  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Hum  !  il  y  a  du  pour  et  du  contre;  mais  la  vérité,  senor,  c'est 
que  je  n'en  sais  rien. 

—  Alors  ils  avaient  la  voix  moins  forte  ? 

—  Comment  voulez-vous  qu'un  Indien  sache  cela  ? 

—  Ne  m'as-tu  pas  dit  que  ton  camarade,  sous  l'empire  de  la 
douleur,  criait  comme  un  caïman? 

—  Le  ciel  m'est  témoin,  senor,  que  je  ne  l'ai  pas  dit  pour  vous 
offenser. 

—  Voyons,  oui  ou  non,  le  caïman  crie-t-il? 

—  Demandez-le  à  Dieu,  senor;  lui  seul  connaît  tous  les  secrets. 
Je  laissai  mon  interlocuteur  retourner  à  son  travail  ;  il  s'éloigna 

en  me  regardant  avec  méfiance,  convaincu  que  j'avais  voulu  lui 
tendre  un  piège,  et  j'allai  reprendre  ma  sonde.  Crier  comme  un 
caïman,  je  l'appris  plus  tard,  est  une  locution  populaire  sur  les 
côtes  du  golfe  du  Mexique,  sœur  de  celle  qui  en  France  fait  crier  les 
anguilles  de  Melun. 

L'équipage  paraissait  complètement  soumis  :  les  matelots  affec- 
taient même  de  ne  pas  s'approcher  de  la  dunette.  Je  n'adressais 
guère  la  parole  qu'aux  enfans,  que  l'immersion  du  navire  amusait 
beaucoup.  Les  requins  se  montraient  en  nombre;  je  fis  l'historique 
de  ces  monstres  à  mes  petits  élèves,  qui  appelaient  sans  cesse  Lydia 
pour  qu'elle  vînt  m'écouter.  De  temps  à  autre,  mon  regard  se  croi- 
sait avec  celui  de  la  jeune  femme,  je  la  saluais  d'un  signe  de  tête 
amical,  puis  je  reprenais  ma  démonstration. 

Quand  la  chaloupe  se  balança  sur  la  mer,  chacun  était  épuisé  de 
fatigue.  Les  deux  extrémités  du  navire  étant  à  sec,  les  matelots  s'é- 
tablirent sur  leur  domaine,  et  nous  restâmes  en  possession  de  la 
dunette.  Le  coucher  du  soleil  fut  magnifique,  nous  l'admirions 
d'autant  plus  volontiers  qu'il  dessinait  avec  netteté,  en  les  rap- 
prochant, les  côtes  que  nous  espérions  aborder  le  lendemain.  Nous 
avions  couvert  le  pont  d'une  voile;  don  Salustio  s'était  assis,  et  sa 
femme,  étendue  près  de  lui ,  appuyait  la  tête  sur  sa  poitrine,  tandis 
que  les  enfans  jouaient  à  leurs  pieds. 

On  devait  s'embarquer  au  point  du  jour  :  la  mer  s'apaisait  de  plus 
en  plus;  notre  traversée  allait  devenir  une  simple  promenade,  c'é- 
tait du  moins  mon  avis.  J'essayai  de  convaincre  mes  compagnons, 
mornes,  abattus,  inquiets,  et  surtout  de  les  égayer. 

—  Arrêtez,  docteur,  me  dit  tout  à  coup  doha  Esteva  en  souriant 
avec  mélancolie;  un  mot  de  plus,  et  vous  allez  nous  persuader  qu'il 
faut  nous  réjouir  de  notre  accident. 

Assise  près  de  moi  à  la  mode  indienne,  c'est-à-dire  sur  les  ta- 
lons, Lydia,  peu  à  peu,  s'appuya  légèrement  à  son  tour  sur  mon 
épaule,  cédant  à  cet  instinct  qui  porte  les  femmes  à  rechercher  une 


l'aspergillum  lydianum.  421 

protection.  Insensiblement  la  métisse  laissa  glisser  sa  jolie  tête 
jusque  sur  ma  poitrine.  Sans  en  avoir  conscience,  elle  copiait  en 
quelque  sorte  la  pose  et  l'abandon  de  dona  Esteva,  et,  pensive 
comme  elle,  regardait  les  enfans  se  rouler  joyeux  dans  les  plis  de 
la  voile. 

—  Dis  donc,  Lydia,  Bernagius  est  donc  ton  mari?  s'écria  soudain 
le  petit  Juan. 

—  C'est  ma  fille,  répondis-je  en  posant  la  main  sur  le  front  de  la 
métisse. 

Lydia  se  leva  brusquement,  s'enveloppa  la  tête  de  son  écharpe 
et  s'éloigna. 

A  neuf  heures,  tout  le  monde,  excepté  Lydia  et  moi,  dormait  à 
bord  de  V Hirondelle.  Je  me  rapprochai  alors  de  la  pauvre  fille, 
qui  regardait  vaguement  la  mer.  Elle  me  prit  entre  ses  bras,  me 
serra  de  toutes  ses  forces,  appuya  contre  le  mien  son  visage  à  demi 
caché  par  sa  noire  chevelure,  et  pleura.  Je  la  fis  asseoir.  Elle 
me  raconta  l'impression  terrible  que  lui  avait  causée  la  scène  du 
matin;  elle  parlait  maintenant  d'entrer  au  couvent.  La  noble  et  cou- 
rageuse action  de  dona  Esteva  l'avait  frappée  d'admiration. 

—  Je  voudrais  que  cette  femme  me  prît  à  son  service,  docteur; 
je  serais  pour  elle  une  esclave.  Lorsqu'elle  s'est  avancée  vers  moi, 
lorsqu'elle  m'a  tendu  la  main  et  confié  sa  fille,  j'ai  cru  voir  la  Yierge 
elle-même. 

—  Et  Valério?  lui  dis-je  en  souriant. 

—  Je  l'aime,  me  répondit-elle  après  un  instant  de  silence,  et  je 
ne  chasserai  pas  cet  amour  de  mon  cœur,  il  me  rapprend  à  rougir. 

A  minuit,  fatigué  de  me  promener  sur  l'étroite  plate-forme,  je 
m'établis  près  de  Lydia,  qui  avait  fini  par  s'endormir.  La  nuit  était 
noire,  l'air  immobile,  et  les  ondes  silencieuses,  bien  qu'en  mouve- 
ment, s'élevaient  et  s'abaissaient  comme  pour  marquer  la  respira- 
tion de  l'océan.  De  temps  à  autre,  je  voyais  un  matelot  se  relever, 
examiner  la  mer,  regarder  de  notre  côté,  puis  disparaître.  Je  voulais 
veiller,  redoutant  quelque  surprise,  quelque  tentative  contre  la  vie 
de  Lydia;  la  conduite  du  docteur  Neidman  m'avait  appris  ce  que  l'on 
peut  attendre  de  certains  hommes.  Tout  b.  coup  je  me  souvins  que 
Vaspergillum  vaginiferum,  étudié  par  Blainville,  possède  au-dessus 
de  son  disque  deux  valves  à  peine  visibles.  Vaspergillum  johan- 
neimi  possédait-il  ces  deux  valves?  Je  tournai  et  retournai  les  tubes 
qui  renfermaient  mes  exemplaires,  me  reprochant  de  n'avoir  pas 
vérifié  ce  point  capital,  et  ce  fut  en  proie  à  d'amers  regrets  que  le 
sommeil  me  surprit. 

Je  me  sentis  soudain  saisir  par  le  bras;  je  me  débattis,  croyant 
rêver,  mais,  ouvrant  les  yeux,  je  vis  que  le  jour  naissait.  Je  me 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouvai  en  face  de  Sébastian,  dont  les  traits  décomposés  achevèrent 
de  me  réveiller.  Sans  me  dire  un  mot,  il  m'entraîna  vers  le  bord  et 
me  montra  du  doigt  l'horizon.  Un  point  noir,  suivant  l'ondulation 
des  vagues,  montait  et  descendait  entre  la  terre  et  nous.  Je  ne 
voyais  là  rien  d'alarmant,  lorsque,  jetant  un  regard  vers  la  proue 
du  navire,  je  compris  le  muet  désespoir  du  capitaine;  nos  Indiens 
fuyaient,  abandonnant  à  la  merci  de  la  mer  les  défenseurs  de  la 
pauvre  Lydia. 

V. 

Sébastian,  atterré,  continuait  à  garder  le  silence;  le  malheureux 
avait  une  femme,  des  enfans,  et  il  songeait  à  eux.  Redoutant  l'in- 
fluence que  leur  superstition  attribuait  à  la  métisse,  les  matelots, 
dès  la  veille,  avaient  comploté  la  fugue  dont  aucun  de  nous  ne  s'é- 
tait méfié. 

—  Ils  seront  à  terre  ce  soir,  dis-je  à  Sébastian,  et  nous  enverront 
du  secours. 

—  A  moins  d'un  miracle,  répliqua-t-il  en  secouant  la  tête,  aucun 
d'eux  n'atteindra  le  rivage;  ils  voguent  droit  sur  les  brisans  et  ne 
sauront  pas  s'en  garer.  Si  par  hasard  un  d'eux  aborde,  docteur,  il 
lui  faudra  plus  d'un  jour  pour  gagner  Alvarado,  et  où  trouvera-t-il 
une  barque,  à  supposer  qu'il  ait  le  courage  de  revenir  nous  cher- 
cher? D'ailleurs,  si  nous  avions  un  ami  parmi  ces  malheureux,  il  ne 
serait  pas  parti,  ou  nous  eût  avertis.  La  soif  et  la  faim  vont  avoir 
raison  de  nous,  si  ce  n'est  la  mer;  notre  seule  ressource  est  désor- 
mais la  miséricorde  de  Dieu. 

Sébastian  avait  raison;  néanmoins  il  fallait  agir.  Je  me  mis  en 
quête  d'une  bouteille  avec  l'intention  d'y  renfermer  les  tubes  con- 
tenant Yaspergillum,  précaution  à  laquelle  je  songeais  bien  tard. 
En  vérité,  on  eût  dit  qu'un  mauvais  sort  nous  poursuivait,  et  je 
trouvais  que  la  mort,  si  elle  devait  nous  prendre,  y  mettait  bien  des 
façons.  J'étais  dans  l'eau  jusqu'à  mi-jambe  lorsqu'un  cri  me  rap- 
pela vers  la  dunette.  Dona  Esteva,  très  pâle,  pleurait  silencieuse 
en  regardant  Lydia,  qui,  agenouillée  à  ses  pieds,  sanglotait.  — 
C'est  moi,  c'est  à  cause  de  moi!  répétait  la  malheureuse  fille. 

Don  Salustio,  anéanti,  tenait  ses  enfans  par  la  main. 

Cette  vue  me  rendit  mon  sang-froid.  —  Dieu  n'abandonne  que 
ceux  qui  s'abandonnent  eux-mêmes,  m'écriai-je;  la  soif,  la  faim  et 
les  élémens  sont  de  vieux  ennemis  de  l'homme,  et  ils  n'ont  pas 
toujours  raison  de  lui.  Tenons  conseil,  s'il  vous  plaît.  Votre  rési- 
gnation toute  mahométane  peut  être  très  méritoire;  mais,  pour  ma 
part,  je  ne  veux  pas  mourir. 


l'aspergillum  lydianum.  A23 

—  Ni  moi  non  plus,  dit  le  brave  petit  Juan  en  venant  se  ranger 
à  mon  côté. 

—  Debout  !  continuai-je  en  m' adressant  à  Sébastian;  nous  avons 
encore  des  planches  sous  les  pieds,  que  diable!  Debout!  dis-je  à 
Lydia,  que  je  relevai;  sur  mon  âme,  et  aussi  vrai  que  le  docteur 
Neidman  m'a  calomnié,  ma  pauvre  enfant,  quelle  qu'ait  été  votre 
vie,  vous  êtes  une  créature  de  Dieu  au  même  titre  que  nous,  et 
c'est  l'outrager  que  de  croire  qu'il  va  nous  noyer  pour  vos  pecca- 
dilles. Encore  une  fois,  Sébastian,  mon  vieil  ami,  donnez -nous 
l'exemple.  N'avons-nous  pas  une  pirogue? 

Le  capitaine  se  redressa. 

—  Sur  mon  salut  éternel,  docteur,  s'écria-t-il  en  me  saisissant 
la  main,  vous  êtes  un  homme  !  Vidons  la  pirogue,  et  vous  verrez  si 
je  connais  la  côte. 

De  même  que  la  chaloupe,  la  frêle  embarcation  indienne  que 
j'avais  remarquée  gisait  enfouie  sous  des  balles  de  coton;  nous  nous 
mîmes  à  l'œuvre  pour  la  dégager.  Doua  Esteva  et  Lydia  voulurent 
nous  aider;  je  leur  confiai  du  bois  et  le  sac  de  riz  que  par  bonheur 
les  fugitifs  avaient  négligé  d'emporter.  Ce  ne  fut  que  vers  trois 
heures  de  l'après-midi  que  notre  légère  embarcation  flotta  le  long 
du  bord.  Une  rame  manquait;  il  fallut  y  suppléer  à  l'aide  d'un  pa- 
lan qui  servait  à  hisser  l'ancre.  Grâce  à  l'incurie  mexicaine,  nous 
ne  possédions  ni  hache  ni  scie;  un  seul  de  ces  instrumens,  en  nous 
permettant  de  tailler  dans  le  navire  de  quoi  faire  un  radeau,  eût 
assuré  notre  sauvetage.  Il  fallut  enfin  nous  reposer  et  manger. 
Nous  avions  travaillé  les  uns  pour  les  autres,  et  je  fis  remarquer 
que,  de  même  que  le  grand  empereur  Titus,  nous  pouvions  affirmer 
n'avoir  pas  perdu  notre  journée. 

—  Je  l'ai  connu,  ce  Titus,  me  dit  Sébastian;  mais  personne  ne  lui 
donnait  le  surnom  d'empereur.  On  l'appelait  ordinairement  le 
Borgne;  il  avait  perdu  l'œil  droit  dans  une  dispute  avec  un  mule- 
tier; il  était  même  un  peu  mon  cousin. 

La  méprise  de  Sébastian  me  fit  d'abord  sourire;  puis  je  m'aper- 
çus que  j'étais  le  seul  hôte  de  V Hirondelle  qui  sût  le  nom  du  fils 
de  Vespasien,  du  vainqueur  de  Jérusalem,  des  Délices  du  genre 
humain,  et  j'eus  un  mouvement  de  dédain  pour  la  gloire. 

Le  temps  était  radieux,  le  ciel,  noyé  dans  une  lumière  d'or,  nous 
éblouissait;  la  mer,  languissante,  se  soulevait  avec  la  nonchalance 
et  la  grâce  d'une  créole. 

—  Demain,  aux  premiers  feux  du  jour,  dis-je  à  doua  Esteva, 
qui  m'offrait  une  part  de  riz,  nous  voguerons  vers  la  terre. 

—  Demain,  aux  premiers  feux  du  jour,  il  faut  que  nous  ayons 
abordé  la  côte,  répliqua  Sébastian. 


Zl2Ù  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

11  venait  d'examiner  l'horizon  et  paraissait  soucieux. 

—  Embarquons-nous  sans  retard,  dit-il;  le  calme  que  vous  ad- 
mirez, docteur,  ne  durera  pas  plus  qu'un  caprice  de  femme. 

J'allais  répliquer. 

—  Le  vent  du  sud  ridera  ce  soir  la  mer,  continua  le  capitaine  ; 
demain,  le  vent  du  nord  aura  la  parole ,  et  V Hirondelle  elle-même, 
si  la  pauvre  petite  voguait  encore,  serait  obligée  de  replier  ses 
ailes. 

Chacun  son  métier,  et  si  contre  l'opinion  du  docteur  Neidman 
je  me  crois  incapable  de  confondre  un  aspergilhim  avec  un  teredo, 
je  n'ai  jamais  eu  la  prétention  de  connaître  mieux  la  mer  qu'un  ma- 
rin. Aussi,  pour  toute  réponse,  je  me  contentai  de  jeter  à  la  hâte 
quelques  cordages  dans  la  pirogue. 

—  Nous  sommes  un  de  trop,  dit  brutalement  le  capitaine  en  con- 
sidérant le  frêle  esquif  et  en  nous  comptant  du  regard. 

Doîia  Esteva  et  don  Salustio,  prêts  à  s'embarquer,  reculèrent  à  la 
fois. 

—  Partez,  docteur,  me  dit  ce  dernier  en  poussant  vers  moi  sa 
femme  et  ses  enfans;  je  vous  les  confie. 

—  Je  ne  te  quitte  pas,  s'écria  la  jeune  femme,  dont  les  petites 
mains  s'accrochèrent  au  bras  de  son  mari. 

Lydia  devint  très  pâle,  un  silence  solennel  s'établit;  nous  n'o- 
sions plus  ni  nous  regarder,  ni  parler.  Je  tirai  de  ma  poche  les 
tubes  contenant  Yaspergilliim;  ils  étaient  admirablement  soudés. 

—  Il  y  va  de  la  gloire  de  votre  fils  et  de  mon  honneur,  senora, 
dis-je  à  dona  Esteva,  ne  l'oubliez  pas,  je  vous  en  prie.  Aussitôt  ar- 
rivée à  Yera-Gruz,  expédiez  ces  tubes  à  l'Institut  de  Boston,  ou  plu- 
tôt remettez-les  au  consul  américain  en  l'instruisant  de  ce  qu'ils 
renferment;  il  comprendra.  Nous  nous  reverrons;  ma  précaution  n'a 
d'autre  but  que  d'éviter  une  perte  de  temps.  Cependant,  si  par  ha- 
sard je  ne  revenais  pas,  —  l'homme  sage  doit  tout  prévoir,  a  dit 
Salomon,  —  ma  vieille  servante  sait  où  est  mon  testament;  j'ex- 
plique là  ce  qu'on  doit  faire  de  mes  collections.  Lorsque  vous  serez 
dans  la  pirogue,  Sébastian,  vous  me  passerez  un  peu  de  riz,  il  me 
sera  peut-être  plus  utile  qu'à  vous. 

—  Quelle  est  donc  votre  intention?  me  demanda  le  capitaine. 

—  De  rester  tranquillement  ici,  mon  vieil  ami,  en  attendant  que 
vous  reveniez  me  chercher.  Je  suis  garçon,  moi ,  la  solitude  de  l'o- 
céan n'a  rien  de  plus  effrayant  que  celle  des  forêts  au  fond  des- 
quelles j'ai  si  longtemps  vécu,  et  elle  ne  m'épouvante  pas.  Durant 
votre  absence,  je  vais  sonder  la  mer  autour  de  votre  navire,  et  qui 
sait  quelles  découvertes  va  me  procurer  le  hasard?  Les  heures  sont 
précieuses,  partez  ! 


l'aspergillum  lydianum.  A25 

Lydia,  qui  s'était  avancée,  tendit  vers  moi  ses  mains;  je  crus 
qu'elle  me  disait  adieu. 

—  Je  reste  avec  vous,  me  dit-elle  simplement  ;  là  où  vous  êtes, 
je  suis  bien. 

Je  voulais  repousser  la  jeune  femme,  et  contrairement  à  mon 
intention  je  l'attirai  pour  la  presser  contre  mon  cœur  et  l'embras- 
ser. Une  émotion,  une  faiblesse  dont  je  n'étais  pas  maître  me  cou- 
pait la  voix,  je  ne  pouvais  plus  parler.  Don  Salustio,  doua  Esteva, 
Sébastian,  se  précipitèrent  vers  nous.  Les  deux  enfans  se  mirent  à 
pleurer,  personne  ne  voulait  plus  partir. 

—  Sur  ma  foi  de  chrétien,  docteur,  dit  le  capitaine,  dont  la  rnain 
gauche  saisit  la  mienne,  tandis  que  de  la  droite,  à  l'aide  de  son 
pouce  et  de  son  index,  il  dessinait  une  croix,  j'ai  parlé  trop  vite  et 
trop  haut.  Si  la  mer  reste  calme,  la  pirogue  nous  portera  tous.  Ne 
perdons  pas  de  temps,  s'il  vous  plaît;  mais  c'est  égal,  ils  ne  men- 
tent pas,  ceux  qui  disent  que  vous  êtes  un  original. 

Dona  Esteva  descendit,  puis  don  Salustio,  auquel  je  passai  les 
enfans.  Lydia,  inquiète,  ne  voulait  pas  me  précéder. 

—  Je  vous  laisserais  en  arrière  sans  remords,  docteur,  reprit  Sé- 
bastian, ou  plutôt  j'y  resterais  moi-même,  si  je  n'étais  convaincu  que 
demain  soir  \ Hirondelle  n'existera  plus.  Ne  me  croyez  pas  un  mau- 
vais marin  parce  que  mon  navire  s'est  échoué;  celui  qu'un  cheval 
n'a  jamais  renversé  se  dit  à  tort  cavalier.  Le  vent  du  nord  soufflera 
dans  quelques  heures,  et  les  murailles  du  fort  de  Saint-Jean  d'Uloa 
auront  peine  à  protéger  les  bâtimens  qui  seront  venus  lui  demander 
abri.  Partons  tous,  ou  restons  tous. 

Je  cédai  ;  don  Salustio,  sa  femme  et  ses  enfans  s'établirent  à  l'a- 
vant de  la  pirogue,  longue  de  trois  mètres  environ;  Lydia,  Sébas- 
tian et  moi  prîmes  place  à  l'arrière.  L'embarcation,  taillée  dans  un 
tronc  d'arbre,  surnageait  à  peine  de  quelques  doigts  au-dessus  du 
grand  abîme,  et,  vacillante,  nous  condamnait  à  l'immobilité  la  plus 
absolue.  Au  fond,  Sébastian  avait  raison,  nous  étions  un  de  trop. 
Nous  jetâmes  un  dernier  regard  sur  Y  Hirondelle,  dona  Esteva  ré- 
cita une  prière  à  voix  haute,  et  bientôt  le  frêle  esquif,  destiné  à  na- 
viguer sur  le  paisible  courant  des  fleuves,  se  dirigea  vers  la  terre, 
qui  se  montrait  bleuâtre  à  l'horizon. 

Je  confiai  l'un  des  tubes  contenant  V aspergillum  à  dona  Esteva, 
et  l'autre  à  Lydia.  Quoi  qu'il  nous  arrivât,  je  savais  que  Sébastian 
et  don  Salustio  donneraient  leur  vie  pour  sauver  les  deux  femmes. 
J'avais  d'abord  songé  aux  enfans,  qu'une  étoile  particulière  semble 
protéger  contre  le  danger;  mais  en  jouant  ils  eussent  pu  laisser 
choir  les  tubes  dans  la  mer,  et  il  s'agissait  de  ne  pas  donner  raison 
au  docteur  Neidman. 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Lorsque  le  soleil  se  coucha,  nous  étions  encore  assez  rapprochés 
de  V Hirondelle,  et  cependant,  en  dépit  des  fatigues  du  jour,  nous 
avions  ramé  avec  vigueur.  J'avais  eu  soin  d'embarquer  le  riz  cuit 
et  les  bananes  :  ce  fut  notre  souper.  Les  enfans  ne  comprenaient  pas 
qu'on  leur  refusât  à  boire  alors  que  tant  d'eau  nous  entourait  :  on 
les  laissa  goûter  l'eau  de  la  mer;  l'expérience  faite,  ils  n'en  rede- 
mandèrent plus. 

La  nuit  vint,  nuit  sans  lune.  Par  bonheur,  les  étoiles  répandaient 
leur  clarté  sur  les  flots  assoupis.  Le  bruit  de  nos  rames,  au  choc 
inégal,  troublait  seul  le  majestueux  silence  de  la  mer  au  repos. 
L'air  était  doux.  Parfois,  à  cinq  ou  six  pieds  de  la  pirogue,  surgis- 
sait un  dos  énorme,  celui  d'un  marsouin  ou  d'un  requin.  Les  noc- 
tiluques  ne  manquaient  pas  alors  d'allumer  leur  flambeau;  mais 
l'eau,  soudainement  agitée,  ondulait  le  long  du  canot,  et  je  songeais 
aux  terribles  paroles  de  Sébastian. 

Vers  trois  heures  du  matin,  nous  voguions  dans  une  complète 
obscurité.  Le  ciel  s'était  couvert,  et  il  fallait  toute  la  finesse  de  sens 
d'un  Indien  pour  ne  pas  hésiter  sur  la  direction  à  suivre. 

—  Je  sens  la  terre,  me  disait  de  temps  à  autre  Sébastian,  qui 
semblait  en  outre  voir  à  travers  les  ténèbres. 

Tout  à  coup  il  cessa  de  ramer;  je  me  levai  pour  prendre  sa  place. 

—  Ne  bougez  pas,  me  dit-il  à  voix  basse;  nous  sommes  emportés 
par  un  courant;  écoutons. 

Don  Salustio,  sa  femme  et  les  enfans  dormaient.  Lydia,  étendue 
dans  la  pirogue,  la  tête  sur  mes  genoux,  avait  également  cédé  à  la 
fatigue.  Un  des  bras  de  la  jeune  femme  m'enlaçait,  et  je  sentais  sa 
respiration  un  peu  haletante  agiter  son  corps. 

Une  brise  légère  effleura  soudain  la  mer,  et  nous  caressa  le  vi- 
sage. 

—  Nous  sommes  perdus,  me  dit  Sébastian,  dont  la  main  s'appuya 
lourdement  sur  mon  épaule;  voilà  le  vent. 

Je  ne  pus  répondre;  je  regardai  dona  Esteva  endormie,  souhaitant 
qu'elle  ne  se  réveillât  plus. 

—  Ramons!  dis-je  enfin. 

—  Nous  avançons  vers  la  terre;  un  tourbillon  nous  y  porte.  Tout 
à  l'heure,  nous  franchirons  la  ligne  des  brisans,  et  la  pirogue  s'em- 
plira d'eau. 

—  Que  faire?  demandai -je,  plus  ému  que  je  ne  le  laissai  pa- 
raître. 

—  Notre  acte  de  contrition,  docteur,  et  nous  confesser  mutuelle- 
ment. Je  l'avais  bien  dit,  nous  sommes  un  de  trop. 

Sébastian  ne  ramait  plus.  J'aurais  voulu  me  lever,  marcher;  l'in- 
terdiction de  tout  mouvement  ajoutait  à  mon  angoisse. 


l'aspergillum  lydianum.  hll 

—  Ami,  dis-je  à  voix  basse  à  mon  compagnon,  je  sais  nager. 
Lorsque  l'heure  sera  venue,  vous  m'attacherez  autour  de  la  taille 
une  de  ces  cordes  que  nous  avons  eu  le  bon  esprit  d'emporter,  et 
je  vous  suivrai  à  la  nage. 

—  Vous  serez  entraîné  et  noyé,  docteur. 

Lydia  fit  un  mouvement;  je  sentis  celui  de  ses  bras  qui  m'entou- 
rait se  contracter.  Je  fis  signe  à  Sébastian  de  se  taire;  il  rama  dou- 
cement. Au  bout  d'un  instant,  Lydia  ayant  repris  son  immobilité, 
je  me  penchai  de  nouveau  vers  mon  compagnon;  j'avais  eu  le  temps 
de  réfléchir. 

—  Le  sacrifice  de  ma  vie  est  fait,  lui  dis-je;  il  serait  par  trop  sot 
de  condamner  tant  de  jeunes  êtres  pour  un  être  inutile  de  mon 
espèce.  Ce  n'est  pas  par  égoïsme  que  je  n'ai  ni  femme  ni  enfans  ; 
absorbé  par  mes  recherches,  je  n'ai  ni  pu,  ni  su  trouver...  mais 
laissons  cela.  Nous  tenterons  l'épreuve;  elle  me  coûtera  peut-être 
moins  cher  que  vous  ne  le  supposez.  Lorsque  nous  serons  près  des 
brisans,  j'essayerai  de  nager,  je  m'accrocherai  à  la  première  pointe 
de  rocher  qui  se  rencontrera  sous  mes  doigts,  vous  viendrez  me 
recueillir  lorsque  votre  précieuse  cargaison  sera  en  sûreté.  Ne  me 
répondez  pas,  songez  à  votre  femme,  à  vos  enfans.  Ce  que  je  pro- 
pose est  raisonnable;  ramez. 

Un  nouveau  mouvement  de  Lydia  empêcha  Sébastian  de  répli- 
quer; il  se  contenta  de  prendre  ma  main,  qu'il  serra  de  façon  à  me 
la  briser.  Vers  quatre  heures,  le  vent  souffla  plus  fréquemment.  Don 
Salustio  vint  tout  engourdi  prendre  les  rames;  il  remarqua  que  la 
mer  s'agitait.  Sébastian  s'assit  près  de  moi. 

—  Le  jour  !  vienne  le  jour!  murmurait-il  en  se  tournant  vers  le 
point  où  le  soleil  devait  apparaître.  Ne  ramez  plus!  cria-t-il  sou- 
dain. 

Lydia  se  redressa.  Sébastian,  la  tête  penchée,  écoutait, 

—  Etes-vous  toujours  décidé?  me  dit-il  à  l'oreille. 

Je  répondis  par  un  signe  de  tête.  Il  ramassa  une  corde  et  me  la 
tendit.  Mon  cœur  battait  irrégulièrement;  mais  je  songeais  à  tous 
les  périls  auxquels  j'avais  échappé,  et  je  ne  désespérai  pas  de  me 
tirer  encore  de  celui-là. 

Une  ligne  de  pourpre  raya  la  limite  de  l'horizon,  la  surface  de  la 
mer  se  teignit  de  rouge,  les  récifs,  couverts  d'écume,  se  montrè- 
rent à  quelques  encablures. 

—  Ramez,  ramez!  cria  Sébastian  à  don  Salustio. 

Lydia  se  pencha  vers  moi.  —  Pour  vous  et  pour  eux,  —  dit-elle 
en  désignant  les  enfans;  puis,  prononçant  le  nom  de  Valério  et  se 
renversant  en  arrière,  elle  disparut  sous  les  flots. 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  m'élançai;  je  me  sentis  aveuglé  par  l'eau,  frappé  à  la  tête, 
tandis  qu'un  bras  robuste  me  rejetait  au  fond  du  canot. 

Lydia!  criai-je  aussitôt  que  je  repris  mes  sens. 

Dieu  s'est  contenté  d'une  seule  victime,  répondit  la  voix  grave 

de  Sébastian;  nous  sommes  sauvés. 

Nous  voguions  sur  des  flots  calmes,  dorés  par  le  soleil  levant,  et 
dont  les  molles  ondulations  nous  portaient  vers  le  rivage. 

—  A  genoux  !  m'écriai-je;  n'avez-vous  pas  compris  que  c'est  pour 
nous  sauver  qu'elle  a  donné  sa  vie. 

Je  m'assis  accablé,  tandis  que  Sébastian,  qui  avait  deviné  la  vé- 
rité, racontait  dans  sa  langue  expressive  et  simple  le  dévoûment  de 
la  pauvre  Lydia. 

Ifne  fois  débarqués,  il  ne  nous  restait  plus  qu'à  nous  rapprocher 
d'une  des  fermes  de  l'intérieur;  le  trajet,  bien  que  pénible,  n'offrait 
aucun  danger.  Je  dis  adieu  à  mes  compagnons,  je  ne  voulais  pas 
m' éloigner  du  rivage  avant  que  la  mer  m'eût  rendu  sa  proie.  Je  ne 
pouvais  consentir  à  ce  que  le  corps  de  Lydia  devînt  la  pâture  des 
milliers  de  crabes  qui,  dressant  les  pédoncules  dont  l'extrémité 
supporte  leurs  yeux  mobiles,  semblaient  regarder  vers  la  mer. 

—  Nous  sommes  deux,  docteur,  me  dit  dona  Esteva;  moi  aussi, 
je  veux  attendre. 

Nous  attendîmes  en  vain. 

Je  retrouvai  Vaspergillum  que  j'avais  confié  à  Lydia  au  fond  de 
ma  poche,  où  elle  l'avait  glissé,  tant  la  probité  de  la  jeune  femme 
était  grande.  Les  classificateurs  européens  ne  se  font  souvent  aucun 
scrupule  de  changer  ou  de  modifier  le  nom  des  objets  d'histoire 
naturelle  qui  leur  sont  expédiés  de  l'étranger.  Or,  si  j'ai  raconté 
dans  ses  moindres  détails  la  mort  de  la  pauvre  Lydia,  c'est  afin  de 
prier  mes  savans  confrères  de  respecter  ce  nom  d'Aspergillum  Ly- 
dianum  que,  du  consentement  de  dona  Esteva  Mendez,  j'ai  donné 
au  gracieux  mollusque  découvert  par  son  fils. 

Lucien  Biart, 


LA 


QUESTION  CONSTITUTIONNELLE 


LES    CONDITIONS    D    EXISTENCE    DE   LA   REPUBLIQUE. 


Après  avoir  tour  à  tour  acclamé  et  détesté  la  république,  la  France 
semble  aujourd'hui  disposée  à  contracter  avec  elle  un  mariage  de 
raison.  Elle  l'accepte  comme  un  pis-aller  peut-être,  mais  enfin  elle 
l'accepte.  La  monarchie  constitutionnelle,  qui  avait  possédé  jusqu'à 
ces  derniers  temps  les  préférences  exclusives  des  classes  les  plus 
riches  et  les  plus  influentes,  se  trouve  écartée  ou  ajournée  par  suite 
de  la  division  irrémédiable  des  deux  branches  de  la  maison  de  Bour- 
bon, l'empire  a  été  frappé  de  déchéance  par  un  décret  que  la  nation 
ne  paraît  pas,  quoi  qu'on  en  dise,  disposée  à  invalider.  La  république 
demeure  donc  maîtresse  du  terrain,  mais  saura-t-elle  s'y  main- 
tenir? Saura-t-el!e  profiter  des  circonstances  qui  la  favorisent  pour 
devenir  le  gouvernement  définitif  de  la  France,  ou  ne  sera-t-elle 
encore  une  fois  qu'un  accident  politique?  Ici  le  doute  commence, 
et  des  objections  de  toute  sorte  se  présentent  aux  esprits  les  moins 
prévenus  contre  le  régime  républicain.  La  France  a  un  passé  mo- 
narchique, et  les  deux  expériences  qu'elle  a  faites  de  la  république 
ont-elles  été  bien  propres  à  la  détacher  de  ce  passé?  La  république 
de  1792  n'a  été  qu'une  longue  et  cruelle  convulsion  :  de  la  dicta- 
ture de  la  terreur,  elle  est  descendue  par  une  route  sanglante  dans 
l'anarchie  et  la  corruption  du  directoire,  pour  aboutir  au  18  bru- 
maire. La  république  de  18Zi8,  plus  bénigne  que  son  aînée,  a  eu 
le  malheur  de  déchaîner  le  socialisme,  et  tel  a  été  l'effroi  causé  par 


430  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cette  informe  et  redoutable  apparition  que  la  nation  effarée  s'est 
réfugiée  dans  les  bras  d'un  dictateur  de  rejicontre.  A  qui  la  faute? 
Les  républicains  de  secte,  qui  croient  que  la  république  ne  peut 
faillir  parce  qu'elle  est  la  république,  s'en  prennent  naturellement  à 
ses  ennemis,  et  ils  attribuent  sa  chute  uniquement  à  la  perversité 
des  faiseurs  de  coups  d'état.  — Mais  comment  s'expliquer  que  la 
France  se  soit  rendue  complice  âb  ces  pervers,  qu'elle  ait  accueilli 
le  18  brumaire  avec  un  enthousiasme  voisin  du  délire  et  qu'elle  ait 
couvert  d'un  bill  d'indemnité  l'acte  de  forfaiture  du  2  décembre? 
Cette  complicité  pourrait-elle  trouver  une  explication  raisonnable,  si 
la  république  avait  été,  nous  ne  disons  pas  un  gouvernement  infail- 
lible, mais  simplement  un  gouvernement  supportable? 

Ce  n'est  pas,  quoi  qu'on  en  dise,  en  dehors  des  gouvernemens 
qu'il  faut  chercher  les  causes  de  leur  chute,  c'est  en  eux-mêmes. 
Ils  ne  peuvent  durer  qu'à  la  condition  d'être  appropriés  aux  besoins 
qu'ils  ont  à  satisfaire,  adaptés  aux  services  qu'ils  sont  destinés  à 
rendre,  et  comme  ces  besoins  s'étendent  et  se  modifient  sans  cesse, 
comme  ces  services  se  multiphent  et  se  compliquent  tous  les  jours, 
les  gouvernemens  doivent  progresser  d'une  manière  parallèle.  Ceux 
qui  ne  se  transforment  point  font  place  à  d'autres  et  ceux-ci  suc- 
combent à  leur  tour,  s'ils  demeurent  au-dessous  de  leur  tâche,  jus- 
qu'à ce  que  d'essai  en  essai,  de  chute  en  chute,  on  arrive,  en  profi- 
tant des  dures  leçons  de  l'expérience,  à  une  constitution  politique 
qui  convienne  à  la  société  renouvelée. 

I. 

Que  sont  de  nos  jours  les  nations  civilisées?  De  vastes  associi 
tions  politiques  et  économiques,  qui  se  trouvent  parfois  à  l'éta 
d'hostilité  et  toujours  en  concurrence  les  unes  avec  les  autres. 
Quand  l'état  d'hostilité  devient  aigu,  quand"  la  guerre  éclate,  — 
et  elle  n'éclate,  hélas!  que  trop  souvent,  —  la  victoire  se  fixe  pres- 
que toujours  du  côté  de  la  nation  dont  les  forces  et  les  ressources 
de  toute  sorte  ont  été  aménagées  avec  le  plus  de  sagesse  et  déve- 
loppées avec  le  plus  d'intelUgence  et  d'activité  pendant  la  paix.  Or 
il  y  a  deux  conditions  qui  ont  été  de  tout  temps  presque  également 
nécessaires  au  bon  aménagement  des  forces  et  des  ressources  des 
nations,  et  dont  le  caractère  de  nécessité  est  devenu  de  plus  en 
plus  marqué  sous  l'influence  des  changemens  que  le  courant  na- 
turel de  la  civilisation  amène  :  ce  sont  la  sécurité  et  la  liberté.  Le 
besoin  de  sécurité  s'est  étendu  à  la  fois  dans  l'espace  et  dans  le 
temps,  parce  que  les  intérêts  qui  demandent  à  être  protégés  se 
sont  développés  graduellement  sur  une  aire  plus  vaste,  tout  en 


lA    QUESTION   CONSTITUTIONNELLE.  /l31 

croissant  en  durée.  Tandis  que  dans  les  anciennes  sociétés  l'a- 
griculture et  l'industrie  elle-même  n'exigeaient  qu'une  faible  ap- 
plication de  capital,  tandis  qu'une  seule  récolte  suffisait  le  plus 
souvent  à  rembourser  le  laboureur  de  ses  avances,  de  nos  jours, 
grâce  aux  progrès  qui  ont  renouvelé  et  augmenté  successivement 
le  matériel  de  la  production,  le  capital  a  pris  un  rôle  de  plus  en 
plus  considérable  dans  toutes  les  branches  de  l'activité  humaine. 
Le  seul  capital  placé  dans  les  chemins  de  fer  de  la  France  dé- 
passe actuellement  le  chiffre  de  25  milliards,  et,  si  nous  voulions 
évaluer  l'ensemble  des  capitaux  qui  alimentent  la  production  fran- 
çaise, c'est  par  centaines  de  milliards  que  nous  devrions  compter; 
mais  ces  capitaux,  engagés  généralement  pour  un  temps  indéfini, 
ont  besoin  aussi  d'une  sécurité  indéfinie,  et  ce  besoin  s'accroît  en- 
core par  le  fait  qu'ils  sont  fournis  en  grande  partie  par  le  crédit, 
et  qu'ils  se  renouvellent  incessamment  au  moyen  de  l'échange. 
Dans  les  anciennes  sociétés,  chaque  famille,  avec  ses  serviteurs, 
esclaves  ou  serfs,  produisait  à  peu  près  toutes  les  choses  dont 
elle  avait  besoin  sur  ses  propres  terres  et  avec  ses  propres  ca- 
pitaux, en  n'échangeant  que  la  plus  faible  portion  de  ses  produits 
contre  des  articles  provenant  d'autres  sols  et  d'autres  climats;  au- 
jourd'hui on  ne  possède  plus  guère  que  par  exception  la  totalité 
de  ses  moyens  de  production,  et  d'un  autre  côté,  dans  le  plus 
grand  nombre  des  industries,  on  ne  consomme  rien  ou  presque  rien 
de  ce  que  l'on  produit.  Divisée  en  une  multitude  de  branches  qui 
vont  chaque  jour  se  subdivisant  encore,  la  production  exige,  comme 
règle,  le  concours  du  crédit  et  de  l'échange.  Si  dans  l'industrie 
agricole  il  y  a  des  paysans  propriétaires  qui  exploitent  eux-mêmes 
leur  lopin  de  terre  et  qui  consomment  eux-mêmes  aussi  une  par- 
tie des  produits  qu'ils  en  tirent ,  la  plupart  des  grandes  et  des 
moyennes  propriétés  sont  affermées ,  le  capital  d'exploitation  ap- 
partient au  fermier  ou  est  emprunté  par  lui,  le  travail  est  loué, 
et  les  produits  sont  en  presque  totalité  vendus.  Dans  les  entre- 
prises industrielles,  le  capital  fixe  est  réuni  le  plus  souvent  par 
voie  d'association,  soit  qu'il  s'agisse  de  simples  partnerships  ou  de 
vastes  sociétés  anonymes,  le  capital  roulant  est  en  plus  grande 
partie  encore  fourni  par  le  crédit,  et  c'est  par  le  moyen  de  l'échange 
que  toutes  ces  entreprises  réalisent  les  résultats  de  leur  production. 
Le  cultivateur  échange  son  blé,  son  vin  ou  son  bétail,  le  manufac- 
turier ses  fils  ou  ses  tissus  par  l'intermédiaire  du  commerce,  qui  se 
charge  de  mettre  toute  sorte  de  produits  à  la  disposition  du  con- 
sommateur, en  tout  temps,  en  toutes  quantités  et  en  tous  lieux,  soit 
à  l'intérieur  du  pays,  soit  au  dehors  et  jusqu'aux  extrémités  du 
globe. 


â32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  n'avons  pas  à  faire  ressortir  ici  les  avantages  de  cette  or- 
ganisation nouvelle  de  la  production;  on  sait  à  quel  point  elle 
a  contribué  à  multiplier  la  richesse;  mais  cet  organisme  écono- 
mique, si  puissant  et  si  complexe,  est  en  même  temps  d'une  sen- 
sibilité extrême,  comme  toute  machine  perfectionnée.  II  suffît  de  la 
rupture  d'un  rail  pour  faire  dévier  une  locomotive  et  broyer  un 
convoi,  tandis  qu'une  lourde  et  grossière  charrette  peut  cheminer 
sans  encombre  dans  les  ornières  d'une  route  négligée.  Il  suffit  non 
pas  même  d'une  perturbation,  mais  de  la  seule  crainte  d'une  per- 
turbation dans  le  milieu  où  fonctionne  le  mécanisme  délicat  du  cré- 
dit et  des  échanges  pour  frapper  de  paralysie  cet  appareil  vital,  qui 
fournit  à  chacun  ses  moyens  d'existence.  Qu'une  guerre  menace 
ou,  pis  encore,  une  révolution  intérieure,  et  voici  que  les  capitaux 
cessent  à  l'instant  de  se  prêter  ou  ne  se  prêtent  plus  qu'avec  la  sur- 
charge d'une  prime  destinée  à  couvrir  ce  risque  ou  cette  appréhen- 
sion d'un  risque,  voici  que  les  entreprises  existantes,  —  et  elles  se 
comptent  par  centaines  de  mille,  —  sont  obligées  d'arrêter  ou  de 
restreindre  leur  production,  voici  que  les  entreprises  en  projet  ou 
en  voie  de  formation  sont  ajournées  jusqu'après  la  crise.  Il  en  ré- 
sulte que  tous  ceux  qui  contribuent  à  créer,  à  entretenir  et  à 
mettre  en  œuvre  l'immense  et  multiple  appareil  de  la  production 
et  de  l'échange,  propriétaires,  capitalistes,  industriels,  négocians, 
ouvriers,  se  trouvent  atteints  ou  menacés  dans  leurs  moyens  d'exis- 
tence, restreignent  leur  consommation,  et  que  tous  les  débouchés 
se  resserrent,  soit  directement,  soit  par  répercussion,  à  commencer 
par  ceux  des  industries  ou  des  arts  qui  fournissent  les  articles  de 
luxe  ou  de  nécessité  secondaire.  N'a-t-on  pas  constaté  par  exemple 
que  la  révolution  de  février  1848  avait  abaissé  en  une  seule  année 
la  production  de  l'industrie  parisienne  de  1,A63  millions  à  767? 
N'en  faut-il  pas  conclure  que  le  besoin  de  sécurité  s'est  accru,  et 
que  cette  entreprise  supérieure  qui  s'appelle  un  gouvernement,  et 
dont  la  fonction  essentielle  consiste  à  produire  de  la  sécurité,  doit 
développer  et  perfectionner  sa  production  dans  la  mesure  du  dé- 
veloppement et  du  progrès  de  toutes  les  autres  branches  de  l'acti- 
vité humaine? 

Est-ce  tout?  La  sécurité  est-elle  le  seul  bien  nécessaire  qu'une 
nation  attende  de  son  gouvernement,  et  qu'il  ait  l'obligation  de  lui 
procurer?  Non!  il  faut  y  joindre  la  liberté,  et  ici  encore  les  garan- 
ties qui  pouvaient  suffire  dans  les  anciennes  sociétés  sont  devenues 
insuffisantes  pour  les  nôtres.  Dans  le  milieu  social  que  nous  a  fait 
la  civilisation  accumulée  de  tant  de  siècles,  l'individu  s'appartient 
presque  complètement,  il  est  le  maître  de  sa  destinée,  mais  c'est 
à  la  charge  de  se  procurer  lui-même  des  moyens  d'existence  et 


LA   QUESTION    CONSTlTUTIONNELLli:.  433 

d'en  régler  l'emploi.  Et  pour  remplir  cette  obligation,  naturelle- 
ment attachée  au  self-govemment,  il  faut  que  chacun  ait  la  liberté 
entière  de  donner  à  ses  facultés  et  à  ses  biens  l'emploi  le  plus  utile; 
sinon,  il  ne  pourra  s'acquitter  complètement  de  ses  obligations,  et 
sa  condition  deviendra  difficile  et  précaire.  Que  si  on  lui  enlève  une 
portion  de  liberté  pour  l'ajouter  à  celle  d'un  ou  de  plusieurs  indivi- 
dus par  la  création  d'un  monopole  ou  d'un  privilège,  la  condition  du 
bénéficiaire  de  ce  monopole  ou  de  ce  privilège  se  trouvera  du  même 
coup  facilitée  et  assurée.  On  aura  ainsi  créé  une  injustifiable  iné- 
galité et  suscité  entre  les  membres  d'un  même  état  des  germes 
d'antagonisme  qui  grandiront  tôt  ou  tard.  On  aura  de  plus  entravé 
le  développement  général  de  la  société  en  frappant  d'une  paraly- 
sie partielle  les  facultés  productives  du  grand  nombre  sans  aug- 
menter en  compensation  l'activité  des  privilégiés  :  l'expérience 
montre  au  contraire  qu'ils  ralentissent  d'autant  plus  leurs  efforts 
qu'ils  ont  moins  à  redouter  la  concurrence.  11  faut  donc  que  le 
gouvernement  s'applique  à  garantir  à  chacun  le  libre  usage  de  ses 
facultés  et  de  ses  biens,  s'il  veut  faire  régner  dans  la  société  cette 
bonne  entente  qui  ne  peut  se  fonder  que  sur  la  justice,  s'il  veut  en- 
core y  provoquer  le  déploiement  utile  de  toutes  les  forces  physiques 
et  inorales  à  l'aide  desquelles  se  crée  la  richesse  publique  et  se  fonde 
la  puissance  d'un  état. 

Les  libertés  du  travail,  du  commerce,  de  l'enseignement,  des 
cultes,  concourent  par  des  voies  diverses  à  ce  résultat  final.  On 
peut  en  dire  autant  des  libertés  politiques,  qui  permettent  à  tous 
les  membres  de  la  nation  de  participer  à  la  gestion  des  affaires 
publiques  ou  tout  au  moins  de  la  contrôler.  Quand  elles  font  défaut, 
quand  le  gouvernement  est  le  monopole  d'une  classe,  ce  monopole 
excite  la  légitime  jalousie  des  autres,  et  de  plus  il  limite  le  choix 
des  hommes  capables  de  prendre  part  à  la  direction  des  affaires  com- 
munes; quand  à  ce  monopole  se  joignent,  comme  il  arrive  presque 
toujours,  des  restrictions  à  la  liberté  d'examiner  et  de  contrôler  les 
actes  des  gouvernans ,  les  rouages  de  la  machine  gouvernementale 
ne  tardent  guère  à  se  rouiller,  faute  de  surveillance;  elle  se  dé- 
traque, elle  s'effondre,  et  ce  n'est  trop  souvent  qu'après  de  longs 
efforts,  d'immenses  sacrifices  et  de  cruelles  souffrances  que  l'on 
parvient  à  la  reconstituer.  VoiLà  donc  tout  un  faisceau  de  libertés 
dont  les  gouvernés  et  le  gouvernement  lui-même  ne  peuvent  se 
passer  longtemps,  et  qui  ont  été  qualifiées  à  bon  droit  de  «  libertés 
nécessaires.  »  11  convient  d'ajouter  que  ce  caractère  de  nécessité  de- 
vient plus  prononcé  à  mesure  que  la  concurrence  internationale 
oblige  les  peuples  à  déployer  plus  d'activité  pour  se  maintenir  à 
leur  rang.  Une  nation  pouvait  s'endormir  autrefois  dans  les  limites 

TOME  cm.  —  1873.  28 


/(34  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

fermées  de  son  territoire;  elle  ne  le  peut  plus  depuis  que  ses  fron- 
tières sont  devenues  perméables  au  courant  sans  cesse  grossissant 
de  la  civilisation  générale.  Du  moment  par  exemple  où  elle  en- 
tr'ouvre  une  porte  aux  échanges  extérieurs,  elle  subit,  quoi  qu'elle 
fasse  pour  s'y  soustraire  ou  pour  en  amortir  l'effet,  l'action  de  la 
concurrence.  Elle  est  obligée  de  se  tenir  au  niveau  du  progrès 
général  dans  toutes  les  branches  de  sa  production,  sous  peine 
d'être  débordée  par  ses  rivales,  et  de  subir  un  amoindrissement 
absolu  ou  relatif  des  ressources  qui  sont  les  matériaux  de  sa  puis- 
sance. La  concurrence  internationale  suscite,  fomente  le  progrès 
chez  tous  les  peuples  que  l'expansion  irrésistible  de  l'industrie, 
servie  par  des  voies  de  transport  multipliées  et  perfectionnées,  a 
mis  en  communication;  elle  leur  est  un  aiguillon  puissant  et 
inexorable  qui  les  pousse  en  avant,  mais  qui  peut  aussi  infliger 
des  blessures  mortelles  à  ceux  dont  la  liberté  d'action  est  entra- 
vée ou  mutilée. 

Ce  n'est  pas  tout  encore.  Les  gouvernemens  modernes  ont  bien 
d'autres  fonctions  que  celles  qui  consistent  à  garantir  la  sécurité 
intérieure  et  extérieure  de  l'état,  la  propriété  et  la  liberté  des  ci- 
toyens, quoique  celles-ci  soient  de  beaucoup  les  plus  importantes. 
Ils  empiètent  continuellement  sur  le  domaine  de  l'activité  privée, 
et  leurs  attributions  vont  en  s'étendant  à  mesure  que  leur  interven- 
tion semble  devenir  moins  nécessaire.  Us  distribuent  l'instruction  à 
tous  les  degrés,  ils  encouragent  et  subventionnent  les  arts,  ils  créent 
et  ils  exploitent  les  voies  et  lesinstrumens  de  communication;  enfin 
ils  se  croient  obligés  d'exercer  «  une  tutelle  administrative  »  sur  de 
nombreux  intérêts.  Ces  fonctions,  jointes  aux  services  qui  sont  plu- 
tôt de  leur  ressort  naturel,  savoir  la  garantie  de  la  sécurité  et  de  la 
liberté,  exigent  le  concours  d'un  personnel  nombreux,  actif,  instruit 
et  par-dessus  tout  inaccessible  à  la  vénalité  et  à  la  corruption.  Ce 
personnel,  on  ne  l'improvise  pas  plus  que  dans  toute  autre  branche 
de  l'activité  humaine.  Il  ne  peut  se  former  qu'à  la  longue,  par  des 
générations  successives  engagées  dans  les  divers  services  d'un  gou- 
vernement, l'administration,  la  justice,  l'armée,  l'enseignement,  et 
qui  s'en  lèguent  en  la  grossissant  l'expérience  acquise  sous  le  nom 
de  tradition.  Sans  doute  il  n'est  pas  bon  que  ces  services  soient  mo- 
nopolisés au  profit  d'une  caste,  et  le  régime  des  maîtrises  gouver- 
nementales ne  vaut  pas  mieux  que  celui  des  maîtrises  industrielles. 
En  revanche,  on  ne  peut  contester  que  l'hérédité  libre  des  fonctions 
ne  procure  des  avantages  analogues  à  ceux  dont  elle  est  la  source 
dans  les  professions  et  les  industries  privées.  Gouverner  et  admi- 
nistrer un  état  avec  un  personnel  temporaire,  continuellement  re- 
nouvelable au  gré  du  caprice  populaire,  ne  serait  pas  plus  facile 


LA   QUESTION   CONSTlTUTIONiNELLE.  435 

que  de  faire  prospérer  une  industrie  avec  un  personnel  qui  pour- 
rait être  complètement  changé  tous  les  trois  ans  ou  tous  les  quatre 
ans,  de  telle  sorte  que  les  bottiers  fussent  chargés  de  fabriquer 
du  drap  et  les  drapiers  réduits  à  faire  des  bottes.  On  serait  proba- 
blement très  mal  habillé  et  non  moins  mal  chaussé  sous  ce  ré- 
gime; comment  pourrait-on  être  bien  gouverné  et  administré? 

Voilà  donc,  dans  ses  traits  essentiels,  la  tâche  des  gouvernemens 
modernes.  Non-seulement  cette  tâche  est  plus  vaste  que  ne  l'était 
celle  des  gouvernemens  d'autrefois,  mais  encore,  en  dépit  des  pro- 
grès de  la  civilisation  générale,  sans  parler  du  perfectionnement 
des  procédés  et  des  instrumens  matériels  dont  ils  peuvent  disposer, 
elle  présente  un  surcroît  de  difficultés  et  de  périls. 

Examinons  par  exemple  à  ce  point  de  vue  les  rapports  des  états 
entre  eux.  Ne  sont-ils  pas  infiniment  plus  fréquens  et  compliqués 
qu'ils  ne  l'étaient  jadis,  ne  le  deviennent-ils  pas  tous  les  jours  da- 
vantage? Les  progrès  de  l'industrie  et  le  développement  prodigieux 
des  voies  de  communication,  en  mettant  en  relation  tous  les  peuples 
civilisés  ou  à  demi  civilisés  du  globe,  n'ont-ils  point  par  là  même 
multiplié  entre  eux  les  occasions  de  querelles  et  de  conflits?  Ces 
différends,  la  sagesse  commande  aux  états  plus  encore  qu'aux  par- 
ticuliers de  les  éviter;  mais  enfin  cela  n'est  pas  toujours  possible, 
et,  comme  il  n'existe  point  de  tribunaux  d'états  assistés  d'une 
force  publique  internationale  pour  les  résoudre,  ils  ne  peuvent  être 
vidés  le  plus  souvent  que  par  la  force.  C'est  ainsi  que  la  civilisation, 
au  lieu  de  diminuer  les  risques  de  guerre,  comme  il  semblait  per- 
mis de  l'espérer,  a  eu  au  contraire  pour  résultat  de  les  augmenter. 
Elle  n'a  pas  davantage  atténué  les  maux  de  la  guerre.  La  guerre 
est  plus  destructive,  surtout  elle  exerce  une  influence  perturba- 
trice plus  étendue  qu'aux  époques  où  la  richesse  accumulée  était 
moindre  et  où  les  relations  de  peuple  à  peuple  étaient  plus  rares. 
La  paix  elle-même  revient  aujourd'hui  plus  cher.  L'historien 
Gibbon ,  faisant  le  dénombrement  des  forces  qui  suffisaient  sous 
Auguste  pour  protéger  l'empire  romain  contre  les  barbares  et  en 
assurer  la  sécurité  intérieure,  n'arrive  qu'à  un  total  d'environ 
175,000  hommes.  Combien  nous  sommes  loin  aujourd'hui  de  ce 
chiffre  modeste!  Et  pourtant  nous  n'avons  plus  à  redouter  les  in- 
vasions des  barbares,  ce  sont  bien  plutôt  les  barbares  qui  ont 
à  redouter  les  nôtres;  la  civilisation  ne  se  défend  plus,  elle  attaque. 
Malheureusement  les  nations  civilisées  sont  restées  les  unes  à  l'é- 
gard des  autres  à  l'état  de  barbarie,  et  il  faut  bien  qu'elles  aug- 
mentent leurs  défenses  à  mesure  que  s'accroissent  entre  elles  les 
risques  de  guerre.  Il  y  a  un  siècle,  on  se  contentait  d'armées 
relativement  peu  nombreuses,  qui  pouvaient  être  levées  au  moyen 


Û36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  recrutement  à  peu  près  volontaire.  Depuis  la  révolution,  les 
armées  se  recrutent  par  voie  d'impôt,  et  leur  nombre  n'a  plus 
d'autre  limite  que  celle  de  la  récolte  annuelle  des  hommes  mûrs 
pour  le  service  militaire.  La  conscription  elle-même  ne  suffisant 
plus,  on  l'a  remplacée  par  le  service  entièrement  obligatoire.  Ces 
effectifs  de  plus  en  plus  nombreux  que  l'on  enlève  aux  travaux 
productifs,  il  faut  les  entretenir,  au  moins  en  partie,  d'une  ma- 
nière permanente,  il  faut  encore  les  pourvoir  d'un  armement  qui 
devient  chaque  jour  plus  efficace,  et  aussi  plus  dispendieux.  C'est 
ainsi  que  la  paix  subit  un  renchérissement  continu,  ce  qui  n'em- 
pêche pas,  hélas!  les  guerres  de  coûter  infiniment  plus  cher.  C'est 
par  milliards  qu'on  en  calcule  maintenant  les  frais,  et  si  l'on  songe 
que  les  guerres  futures  mettront  aux  prises  tout  ce  que  les  na- 
tions belligérantes  pourront  fournir  d'hommes  valides,  pourvus 
d'un  armement  qu'on  s'ingénie  sans  cesse  à  perfectionner,  si  l'on 
songe  que  la  richesse  accumulée  sous  toutes  les  formes,  exposée 
aux  ravages  des  armées,  va  de  môme  en  s'augmentant,  on  ac- 
querra la  triste  conviction  que  le  prix  de  la  guerre  est  destiné  à 
monter  plus  encore  que  celui  de  la  paix.  La  conclusion  pratique 
qu'il  faut  tirer  et  de  cette  multiplication  des  risques  de  guerre  et 
de  cette  aggravation  des  frais  et  des  dommages  que  la  guerre  oc- 
casionne de  nos  jours,  c'est  que  les  gouvernemens  doivent  se  tenir 
continuellement  en  éveil  pour  éviter  des  conflits  que  tant  de  points 
de  contact  entre  eux  et  entre  leurs  nationaux,  sans  parler  de  leurs 
alliés,  peuvent  inopinément  faire  surgir,  qu'ils  doivent  être  tou- 
jours prêts,  politiquement  et  militairement,  à  faire  face  à  des  agres- 
sions qu'il  est  quelquefois  hors  de  leur  pouvoir  d'éviter,  et  qui 
peuvent  causer  des  pertes  et  des  dommages  hors  de  toute  pro- 
portion avec  ceux  des  anciennes  guerres.  Une  politique  extérieure 
inhabile,  téméraire  ou  imprévoyante,  un  état  militaire  affaibli  par 
la  routine,  n'exposeront-ils  pas  en  effet  aujourd'hui  plus  que  jamais 
une  nation  à  subir  des  revers  mortels  pour  sa  prospérité  et  sa  puis- 
sance? 

La  sécurité  intérieure  est-elle  plus  facile  à  sauvegarder?  Nous  ne 
nous  arrêterons  pas  aux  dangers  que  les  crimes  ou  les  délits  privés 
font  courir  aux  personnes  et  aux  propriétés.  Quoique  l'art  de  la  po- 
lice ait  encore  plus  d'un  progrès  à  faire,  il  suffit  à  sa  tâche  dans  la 
plupart  des  états  civilisés;  mais  il  est  un  autre  péril  plus  étendu  et 
plus  menaçant  pour  la  société  tout  entière,  et  contre  lequel  les 
moyens  de  police  demeurent  impuissans  :  nous  voulons  parler  de 
celui  qui  résulte  de  l'existence  et  de  la  propagande  de  cet  en- 
semble confus  de  doctrines  antisociales  connues  sous  la  déno- 
mination générique  de  socialisme.  A  vrai  dire,  ce  péril  n'est  pas 


LA    QUESTION   CONSTITUTIONNELLE.  /i37 

nouveau.  Les  sociétés  à  esclaves  de  l'antiquité  ont  eu  leurs  guerres 
serviles,  le  moyen  âge  a  eu  ses  jacqueries,  et  la  lutte  que  nous 
avons  vue  renaître  entre  le  capital  et  le  travail  n'est  autre  chose 
qu'un  prolongement  ou  une  reprise  de  ces  luttes  anciennes.  Seule- 
ment des  circonstances  particulières  à  notre  temps,  la  centralisa- 
tion industrielle,  le  développement  extraordinaire  des  moyens  de 
communication  intellectuelle  et  matérielle,  ont  contribué  à  les  gé- 
néraliser. Ni  les  esclaves  ni  les  serfs  ne  savaient  lire,  et  dans  l'état 
d'isolement  où  ils  vivaient  il  leur  était  difficile  de  combiner  leurs 
révoltes  contre  un  ordre  social  dont  ils  étaient  victimes,  mais  qu'il 
eût  été,  au  surplus,  hors  de  leur  pouvoir  de  modifier.  Il  n'en  est 
plus  de  même  aujourd'hui.  La  classe  qui  occupe  les  régions  infé- 
rieures de  la  société  a  cessé  d'être  disséminée  et  assujettie  :  des 
centaines  de  milliers  d'ouvriers  sont  agglomérés  dans  les  grands 
centres  d'industrie;  les  plus  intelligens  ont  reçu  les  premiers  rudi- 
mens  de  l'instruction,  ils  ont  leurs  journaux,  et  h  défaut  de  réunions 
autorisées  n'ont-ils  pas  les  conversations  du  cabaret  et  de  l'atelier? 
11  leur  est  permis  de  s'entendre,  de  se  liguer  pour  soutenir  ou  pour 
augmenter  le  prix  de  leur  travail;  comment  d'ailleurs  le  leur  dé- 
fendre? Ces  circonstances  réunies  ne  favorisent- elles  pas  singuliè- 
rement la  propagande  et  les  tentatives  de  subversion  du  socialisme 
révolutionnaire?  Dira-t-on  que  les  classes  inférieures  n'ont  plus 
contre  la  société  les  griefs  qui  suscitaient  les  révoltes  des  esclaves 
et  des  serfs?  Soit;  mais  elles  en  ont  d'autres,  et,  pourquoi  ne  le  di- 
rions-nous pas?  il  y  en  a  bien  quelques-uns  de  fondés,  car  la  so- 
ciété où  nous  vivons  est  perfectible,  elle  n'est  pas  parfaite.  Nous 
ajouterons  même  que  les  maux  qui  naissent  de  ses  imperfections, 
de  ses  vices,  doivent  être  surtout  ressentis  par  la  classe  la  plus  nom- 
breuse et  la  plus  pauvre.  Comme  dans  les  grandes  compagnies  in- 
dustrielles ou  financières  ce  sont  les  petits  actionnaires  qui  pâtissent 
le  plus  des  fautes  ou  des  abus  de  la  direction,  dans  une  société  la 
mauvaise  gestion  des  affaires  publiques,  les  dépenses  improductives 
ou  nuisibles  auxquelles  se  livre  le  gouvernement,  les  privilèges  qu'il 
accorde,  la  corruption  qu'il  entretient,  retombent  principalement  sur 
le  grand  nombre,  dont  ils  augmentent  les  charges  et  tarissent  les 
ressources. 

Allons  plus  loin,  et  convenons  que  la  liberté  n'a  pas  été  pour  les 
classes  ouvrières  une  source  de  biens  sans  aucun  mélange  de  maux. 
Lorsqu'elles  ont  été  émancipées  de  la  tutelle  de  leurs  maîtres  dé- 
testés, avaient-elles  bien  le  jugement  assez  formé  pour  se  gouverner 
utilement  elles-mêmes?  Déclarées  majeures  et  comme  telles  as- 
treintes à  toutes  les  obligations  que  la  majorité  impose,  possédaient- 
elles  bien  la  capacité  nécessaire  pour  s'en  acquitter?  La  nature  n'é- 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tait-elle  pas  trop  souvent  ici  en  retard  sur  la  loi?  Combien  d'ouvriers 
sont  demeurés  imprévoyans  comme  des  enfans  ou  des  sauvages, 
vivant  au  jour  le  jour,  n'ayant  aucune  idée  de  la  responsabilité! 
Comment  la  liberté  ne  leur  aurait-elle  pas  été  dure?  comment  ne 
l'auraient-iis  pas  maudite,  et  la  société  avec  elle?  Faut-il  donc 
s'étonner  s'ils  ont  prêté  une  oreille  complaisante  à  ceux  qui  leur 
montraient  le  remède  à  leurs  maux  clans  une  révolution  sociale? 
Connaissaient-ils  les  conditions  d'existence  de  la  société?  Dans  leur 
état  d'ignorance  ou  de  demi-instruction ,  pouvaient-ils  se  rendre 
compte  des  impossibilités  économiques  du  collectivisme,  du  mu- 
tuellisme  ou  du  crédit  gratuit?  Quand  on  examine  de  près  la  situa- 
tion matérielle  des  classes  ouvrières,  que  l'on  considèie  surtout 
l'état  de  minorité  naturelle  où  elles  sont  en  grande  partie  demeu- 
rées, on  s'explique  la  faveur  avec  laquelle  elles  ont  accueilli  des 
doctrines  qui  sont  à  la  mesure  de  leur  développement  intellec- 
tuel, et  qui  répondent  à  leurs  dispositions  morales.  On  peut  com- 
battre sans  doute  la  propagande  du  socialisme,  on  peut  encore  l'af- 
faiblir eu  pratiquant  avec  intelligence  et  résolution  une  politique 
réformiste,  mais  cela  ne  peut  se  faire  en  un  jour.  JNi  l'instruction 
sérieuse,  ni  les  réformes  vraiment  efficaces  ne  s'improvisent,  et  en 
attendant  les  doctrines  subversives  font  leur  chemin  dans  les  es- 
prits. Nous  savons  parfaitement  que  ces  doctrines  sont  inapplica- 
bles, et  qu'une  société  collectiviste  ou  communiste  ne  pourrait  pas 
vivre;  mais  on  peut,  en  vue  d'établir  cette  société  chimérique,  bou- 
leverser la  société  existante,  et,  par  ce  que  nous  ont  coûté  de  simples 
révolutions  politiques,  nous  pouvons  conjecturer  ce  que  nous  coûte- 
rait une  révolution  sociale.  Des  années  seraient  nécessaires  pour  re- 
lever les  ruines  qu'elle  aurait  faites  en  quelques  mois  ou  en  quel- 
ques jours.  Les  classes  menacées  par  les  apôtres  de  la  liquidation 
sociale  ont  le  sentiment  très  vif  de  ce  péril,  peut-être  s'en  exagè- 
rent-elles la  proximité;  mais  il  existe,  et  il  faut  s'en  préserver.  Or 
il  ne  suffit  pas  pour  cela  que  le  gouvernement  soit  capable  de  re- 
pousser par  la  force  une  invasion  brutale  du  socialisme  révolution- 
naire, il  faut  encore  qu'il  soit  constitué  de  manière  à  en  empêcher 
l'invasion  légale.  En  d'autres  termes,  il  faut  que  le  gouvernement 
demeure  inaccessible  aux  socialistes,  eussent -ils  de  leur  côté  la 
majorité  numérique,  — sinon  point  de  sécurité  intérieure. 

De  même  que  la  sécurité  intérieure,  la  liberté  est  exposée  à  des 
dangers  particuliers,  moins  apparens  peut-être,  mais  qu'il  n'est 
guère  moins  important  d'écarter,  soit  qu'on  se  place  au  point  de 
vue  des  progrès  nécessaires  des  nations  maintenant  soumises  à  la 
loi  de  la  concurrence,  soit  qu'on  envisage  simplement  l'intérêt  bien 
entendu  des  gouvernemens  eux-mêmes.  Toute  diminution  de  liberté 


LA   QUESTION   CONSTITUTIONNELLE.  h^9 

implique,  comme  nous  l'avons  remarqué  plus  haut,  une  diminution 
d'activité  productive,  s'il  s'agit  des  libertés  économiques,  —  une 
diminution  de  contrôle,  s'il  s'agit  des  libertés  politiques.  Enfin, 
si  l'on  amoindrit  la  liberté  des  uns  pour  agrandir  celle  des  autres 
en  créant  des  monopoles  ou  des  privilèges,  ou,  ce  qui  revient  au 
même,  si  l'on  augmente  les  charges  des  uns  pour  alléger  le  fardeau 
des  autres,  on  suscite  des  inégalités  artificielles  contre  lesquelles 
les  intérêts  lésés  finissent  tôt  ou  tard  par  réagir.  Malheureusement 
la  plupart  des  constitutions  existantes  n'offrent  sur  ces  dilTérens 
points  à  la  liberté  que  des  garanties  insuffisantes  ou  illusoires.  En 
livrant  sans  contre-poids  le  gouvernement  comme  un  monopole  à 
une  aristocratie  ou  à  une  bourgeoisie  censitaire,  elles  ont  rendu  à 
peu  près  inévitable  l'amoindrissement  de  la  liberté  du  grand  nombre 
au  profit  du  petit.  C'est  ainsi  qu'en  Angleterre  l'aristocratie  terri- 
toriale n'avait  pas  manqué  d'abuser  de  son  influence  pour  proté- 
ger les  intérêts  de  la  propriété  foncière  aux  dépens  du  reste  de  la 
nation.  Cet  exemple  n'est  pas  demeuré  isolé,  et  l'on  pourrait  citer 
bien  d'autres  pays  où  le  monopole  politique  n'a  guère  été  plus  res- 
pectueux pour  les  libertés  économiques  et  pour  le  principe  de  la 
répartition  équitable  des  charges  publiques.  Ce  monopole  n'a  pas  été 
plus  favorable  aux  libertés  politiques,  droit  de  réunion  ou  d'associa- 
tion, liberté  de  la  tribune  et  de  la  presse.  Il  les  a  trop  souvent  suppri- 
mées ou  limitées,  et  non  sans  raison  peut-être,  car  elles  menaçaient 
son  existence,  mais  elles  n'en  étaient  pas  moins  nécessaires  au  dé- 
veloppement de  l'activité  nationale,  au  contrôle  et  à  l'amélioration 
des  services  publics. 

N'avons-nous  pas  eu  raison  de  dire  que  les  gouvernemens  mo- 
dernes ont  à  remplir  une  tâche  qui  dépasse  singulièrement  en  éten- 
due et  en  difficulté  celle  de  leurs  devanciers?  Il  y  a  plus.  Cette 
tâche,  compliquée  et  ardue,  ils  sont  obligés  de  la  remplir  dans 
toutes  ses  parties  essentielles,  sous  peine  de  mort.  S'ils  ne  savent 
ni  conserver  la  paix  ni  faire  la  guerre  avec  succès,  ils  courent  le 
risque  d'être  emportés  dans  la  catastrophe  d'une  invasion;  s'ils  ne 
garantissent  point  d'une  manière  assez  complète  et  assez  sûre  la 
sécurité  intérieure  et  les  libertés  nécessaires,  ils  sont  exposés  à  pé- 
rir misérablement  dans  le  guet-apens  d'un  coup  d'état  ou  à  som- 
brer dans  une  révolution.  Tel  a  été  le  sort  commun  des  gouverne- 
mens qui  se  sont  succédé  en  France  depuis  la  chute  de  l'ancien 
régime.  Tous  ont  échoué  dans  l'accomplissement  de  la  tâche  qui 
s'imposait  à  eux,  mais  ces  échecs  successifs  et  les  catastrophes  aux- 
quelles ils  ont  abouti  constituent  une  «  expérience  »  dont  les  fruits 
ne  doivent  pas  être  perdus.  Ce  n'est  qu'en  recherchant  par  où  cha- 
cun de  ces  essais  imparfaits  de  gouvernement  a  péché  qu'on  pourra 


hhO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réussir  à  élever  une  construction  politique  plus  utile  et  plus  ré- 
sistante. 

II. 

Le  problème  politique  qui  s'impose  à  nous  consiste  à  trouver  la 
constitution  la  mieux  appropriée  aux  besoins  de  la  France  moderne, 
et  ce  problème,  on  ne  peut  le  résoudre  que  par  la  méthode  expéri- 
meutale,  la  seule  vraie,  la  seule  efficace  dans  les  sciences  politiques 
aussi  bien  que  dans  les  sciences  naturelles.  11  faut  donc  étudier 
dans  leurs  caractères  essentiels  les  différens  régimes  politiques  sous 
lesquels  la  France  moderne  a  vécu,  monarchie  constitutionnelle, 
empire,  république,  et  reconnaître  à  quels  besoins  ils  suffisaient,  à 
quels  besoins  ils  ne  suffisaient  point.  Gela  fait,  on  aura  quelques 
indications  positives  sur  les  données  du  proi3lème,  on  saura  ce  que 
l'expérience  a  consacré,  ce  qu'elle  a  condamné,  et  on  se  fera  une 
idée  approximative  de  la  constitution  qui  peut  s'adapter  le  mieux  à 
l'état  actuel  de  la  France. 

Commençons  cet  examen  sommaire  par  la  monarchie  constitu- 
tionnelle telle  que  l'avait  établie  la  restauration,  en  la  greffant  sur 
la  vieille  théorie  du  droit  divin.  En  vertu  de  cette  théorie,  le  roi 
légitime  possédait  un  droit  supérieur  et  imprescriptible  au  gouver- 
nement de  la  France,  et,  s'il  arrivait  que  ce  droit  dût  être  limité, 
réglé,  il  lui  appartenait  seul  d'en  définir  les  règles  et  d'en  poser  les 
limites.  De  là  «  l'octroi  »  de  la  charte,  dont  Louis  XVIII  avait  em- 
prunté à  l'Angleterre  les  parties  principales,  sans  rechercher  d'assez 
près  si  une  constitution  peut  être  un  article  d'importation.  La 
chambre  des  pairs,  héréditaire  comme  la  chambre  des  lords,  était 
nommée  par  le  roi,  et  la  chambre  des  députés,  appelée  à  jouer  le 
rôle  de  la  chambre  des  communes,  représentait  un  corps  électoral 
composé  de  propriétaires  âgés  de  trente  ans  accomplis  et  payant  une 
contribution  directe  de  300  francs;  les  députés  n'étaient  éligibles 
qu'à  la  condition  de  payer  1,000  francs  d'impôts  directs  et  d'avoir 
quarante  ans  accomplis.  Sans  renoncer  au  principe  du  droit  divin, 
le  roi  se  résignait  dans  la  pratique  à  gouverner  constitutionnelle- 
ment,  à  l'anglaise,  de  concert  avec  ses  deux  chambres,  par  l'inter- 
médiairre  d'un  ministère  responsable.  Ce  régime  a  eu  des  mérites 
que  tous  les  esprits  impartiaux  se  plaisent  à  reconnaître  :  à  l'exté- 
rieur, il  a  relevé  la  dignité  et  l'influence  de  la  France;  à  l'intérieur, 
il  a  rétabli  le  crédit  public,  cicatrisé  les  plaies  qu'avaient  ouvertes 
vingt-cinq  ans  de  guerre  et  deux  invasions.  L'administration  était 
habile  et  probe,  les  dépenses  étaient  modérées,  la  France  prospé- 
rait; cependant  au  bout  de  quinze  ans  une  révolution  que  beau- 


LA    QUESTION    CONSTITUTrONNELLE.  hhl 

coup  de  gens  avaient  prévue,  mais  que  bien  peu  avaient  voulue, 
emportait  l'établissement  constitutionnel  de  la  restauration.  Que  lui 
avait-il  donc  manqué  pour  durer?  Ce  n'est  pas  à  la  démagogie  et 
au  socialisme  qu'on  peut  imputer  sa  chute  :  la  démagogie  était  en- 
core ensevelie  dans  le  linceul  sanglant  de  la  terreur,  le  socialisme 
commençait  seulement  à  poindre,  et  n'avait  pas  même  un  nom.  Il 
faut  chercher  la  cause  de  cette  chute  soudaine  plus  haut,  dans  le 
pays  légal  constitué  par  la  charte  de  181/i,  où  se  heurtaient  avant 
de  se  mêler  les  élémens  politiques  antérieurs  à  la  révolution  avec 
ceux  qu'elle  avait  fait  surgir.  C'étaient  d'un  côté  une  noblesse  qui 
n'avait  pu  se  résigner  complètement  au  nouvel  état  de  choses  et  un 
clergé  qui  rêvait  le  rétablissement  de  ses  anciens  privilèges  pour 
prix  de  l'alliance  du  trône  et  de  l'autel,  de  l'autre  une  bourgeoisie 
considérable  par  le  nombre,  la  fortune  et  les  lumières,  qui  crai- 
gnait d'être  dépossédée  de  son  pouvoir  politique  fraîchement  acquis 
par  un  retour  oiTensif  de  l'ancien  régime.  Entre  ces  deux  fractions 
du  pays  légal,  la  lutte  était  inévitable.  Peut-être  aurait-elle  fini  par 
un  traité  de  paix,  peut-être  ces  deux  élémens  hostiles,  mais  ayant 
des  intérêts  et  des  dangers  communs,  auraient-ils  fusionné  à  la 
longue,  si  le  roi  n'avait  point  fait  cause  commune  avec  la  minorité 
et  provoqué  la  révolution  par  une  tentative  de  coup  d'état,  en  se 
chargeant  ainsi  de  fournir  un  argument  pratique  à  ceux  qui  pensent 
que  la  royauté  n'est  pas  nécessairement  une  garantie  d'ordre  et  de 
stabilité.  En  dernière  analyse,  le  gouvernement  de  la  restauration 
est  tombé  pour  avoir  menacé  la  sécurité  du  nouvel  état  de  choses 
que  la  révolution  avait  fondé;  toutefois,  en  admettant  qu'il  n'eût 
pas  commis  cette  faute  irrémédiable,  renfermait-il  en  lui-même  les 
élémens  nécessaires  de  durée?  Le  sort  de  la  monarchie  de  juillet 
autorise  au  moins  le  doute  à  cet  égard. 

Sous  le  rapport  du  mécanisme  constitutionnel,  le  gouvernement 
de  1830  ne  différait  point  sensiblement  de  celui  auquel  il  succédait. 
La  royauté  était  conservée  avec  les  mêmes  attributions,  elle  passait 
seulement  de  la  branche  aînée  de  la  maison  de  Bourbon  à  la  branche 
cadette;  la  chambre  des  pairs  continuait  d'être  nommée  par  le  roi, 
avec  cette  modification  en  réalité  assez  peu  importante,  que  l'héré- 
dité était  abolie;  la  chambre  des  députés  demeurait  ce  qu'elle  était 
sous  le  régime  de  la  charte  de  ISl/i,  sauf  que  le  cens  d'éligibilité 
était  réduit  de  moitié,  —  de  1,000  francs  à  500  francs,  —  et  le  cens 
électoral  d'un  tiers,  —  de  300  francs  à  200  francs.  Le  changement 
de  fait  accompli  par  la  révolution  de  1830  n'en  était  pas  moins 
profond,  en  ce  qu'il  assurait  désormais  la  suprématie  politique  de 
la  bourgeoisie  libérale.  Une  partie  de  la  noblesse,  non  la  moins 
considérable  par  la  richesse  et  l'influence,  se  retirait  sous  la  tente 


/Î42  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  laissant  vacantes  par  cette  sorte  de  grève  politique  les  situa- 
tions les  plus  enviées  de  l'état;  une  autre  partie  se  ralliait  au  nou- 
veau régime  comme  un  simple  appoint  et  sans  pouvoir  élever  la 
prétention  d'y  occuper  une  position  séparée  et  dominante.  La  classe 
dirigeante  devenait  ainsi  presque  homogène,  ce  qui  n'était  pas  un 
médiocre  avantage;  en  outre  sa  base,  élargie  par  l'adjonction  des 
censitaires  de  200  francs  à  300  francs,  paraissait  mieux  assise;  enfin 
elle  avait  à  sa  tête  un  roi  animé  de  son  esprit,  et  qui  se  piquait  vo- 
lontiers d'être  le  premier  bourgeois  de  son  royaume.  11  semblait 
donc  bien  cette  fois  qu'on  eût  réussi  à  fonder  un  établissement  po- 
litique définitif  et  à  clore  «  l'ère  des  révolutions.  »  GepencTant  la 
monarchie  de  la  branche  cadette  n'a  duré  que  trois  ans  de  plus  que 
celle  de  la  branche  aînée,  elle  est  tombée  à  l'improviste,  sans  avoir 
provoqué  sa  chute  par  aucune  tentative  inconstitutionnelle,  sim- 
plement pour  avoir  refusé  une  insignifiante  réforme  électorale. 
Comment  s'expliquer  cet  effondrement  inattendu  d'un  régime  qui 
semblait  si  correctement  établi  au  point  de  vue  des  doctrines  con- 
stitutionnelles du  temps  ? 

Cette  explication,  un  seul  mot  suffit  pourtant  à  la  contenir  tout 
entière  :  c'est  le  mot  monopole.  Le  gouvernement  avait  continué 
d'appartenir  d'une  manière  exclusive  sous  la  monarchie  de  juillet  à 
un  «  pays  légal  »  dont  les  frontières  s'étaient  à  la  vérité  un  peu  élar- 
gies, mais  en  dehors  duquel  demeurait  encore  la  majorité  numé- 
rique, et  avec  elle  une  grande  partie  de  l'élite  intellectuelle  de  la  na- 
tion, ce  qu'on  appelait  alors  les  capacités.  La  classe  des  censitaires  à 
200  fr . ,  au  nombre  de  200,000  environ ,  possédai  t  littéralement  comme 
un  monopole  le  gouvernement  de  la  France.  Or  c'est  le  propre  du 
monopole  d'engendrer  des  abus  qui  deviennent  à  la  longue  insup- 
portables tout  en  l'affaiblissant  et  pour  ainsi  dire  en  le  dévorant 
lui-même.  Déjà  sous  la  restauration,  dont  la  monarchie  de  juillet 
avait  recueilli  l'héritage,  la  grande  propriété  foncière  et  la  grande  pro- 
priété industrielle,  prédominantes  dans  le  pays  légal,  avaient  réussi, 
en  se  coalisant  au  sein  des  chambres,  à  confisquer  à  leur  profit  la 
liberté  commerciale,  en  même  temps  que  les  emplois  publics  com- 
mençaient à  être  accordés  bien  moins  au  mérite  qu'aux  influences 
électorales.  A  ses  débuts,  le  gouvernement  de  juillet,  qui  avait  pris 
ses  ministres  dans  la  jeunesse  libérale  de  la  restauration,  voulut 
entrer  dans  la  voie  des  réformes  économiques;  malheureusement  il 
rencontra  dans  la  coalition  des  intérêts  demeurés  prépondérans  une 
barrière  infranchissable.  Non-seulement  il  fut  obligé  de  conserver 
le  régime  prohibitif,  mais  encore  il  fut  contraint  de  l'aggraver  dans 
quelques-unes  de  ses  parties  pour  obéir  aux  influences  qui  s'impo- 
saient à  lui;  à  plus  forte  raison  ne  put-il  songer  à  réformer  la  légis- 


LA    QUESTION   CONSTITUTIONNELLE.  4A3 

lation  industrielle,  qui  favorisait  les  patrons  en  interdisant  toute 
entente  entre  les  ouvriers,  pendant  que  la  législation  commerciale 
les  protégeait  au  détriment  de  la  masse  des  consommateurs.  L'abus 
des  influences  électorales  dans  les  distributions  des  emplois  publics 
continua  de  même  à  s'étendre,  et  comment  en  aurait-il  été  autre- 
ment? Toute  la  puissance  politique  était  concentrée  dans  le  pays 
légal.  La  France  ne  possédait  pas  même,  comme  d'autres  nations 
constitutionnelles  à  suffrage  restreint,  l'Angleterre  et  la  Belgique, 
les  libertés  de  la  presse  et  de  la  tribune,  qui  donnent  k  la  généralité 
des  citoyens  les  moyens  d'influer,  au  moins  d'une  manière  indirecte, 
sur  la  gestion  des  affaires  publiques,  et  qui  fournissent  ainsi  un  con- 
tre-poids au  monopole  politique  des  censitaires.  Ces  libertés,  la  mo- 
narchie de  juillet,  violemment  attaquée  par  les  légitimistes  unis  aux 
républicains,  n'avait  pas  cru  pouvoir  les  supporter.  Ne  devait-il  pas 
arriver  tôt  ou  tard  que  la  masse  exclue  sans  aucune  compensa- 
tion du  pays  légal  essaierait  d'y  entrer,  et  qu'à  défaut  de  la  voie 
trop  rétrécie  de  la  légalité  elle  y  entrerait  par  la  brèche  de  la  ré- 
volution? Combien  en  Angleterre  la  classe  dirigeante  avait  été  plus 
sage  !  Elle  avait  pris  sous  sa  sauvegarde  les  libertés  qui  servaient 
de  contre-poids  nécessaire  à  son  pouvoir;  elle  avait  fait  mieux,  elle 
avait  obéi  aux  raouvemens  de  l'opinion  soulevée  par  ces  puissans 
instrumens  d'agitation.  En  1831,  elle  consentait  à  élargir  sa  base 
par  une  réforme  électorale,  et  de  1822  à  ISkQ  elle  abandonnait 
successivement  toutes  les  lois  qui  protégeaient  ses  intérêts  spéciaux 
contre  ceux  des  masses  dépourvues  de  droits  politiques,  depuis  les 
lois  sur  les  coalitions  jusqu'aux  lois  céréales.  Grâce  à  cette  politique 
généreusement  et  habilement  réformiste,  elle  désarmait  la  révolu- 
tion, que  les  «  conservateurs  -  bornes  »  rendaient  inévitable  en 
France. 

Par  une  réaction  naturelle,  la  révolution  de  février  supprima  et 
la  monarchie  et  le  «  pays  légal  »  qui  lui  servait  d'appui.  Elle  voulut 
établir  le  gouvernement  de  la  nation  par  la  nation  en  lui  donnant 
pour  base  le  suffrage  universel.  En  vertu  de  la  constitution  de 
I8/18,  tous  les  Français,  à  l'exception  des  mineurs  et  des  incapables 
civilement,  furent  appelés  à  élire  d'une  part  les  membres  de  l'as- 
semblée législative,  de  l'autre  le  président  de  la  république,  chef 
du  pouvoir  exécutif.  Quoi  de  plus  simple  et  en  apparence  aussi  quoi 
de  plus  conforme  aux  principes  de  la  démocratie,  mais,  hélas!  quoi 
de  moins  pratique?  Si  cette  simplicité  et  cette  symétrie  des  rouages 
constitutionnels  pouvaient  plaire  aux  esprits  mathématiques,  suffi- 
saient-elles bien  à  résoudre  le  problème  du  gouvernement  dans  un 
état  social  aussi  compliqué  que  le  nôtre?  Le  régime  établi  par  la 
constitution  de  18Zi8  était-il  propre  à  garantir  à  la  France  ces  biens 


llhh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nécessaires  dont  aucune  nation  moderne  ne  peut  se  passer,  la  sé- 
curité, la  liberté  et  la  bonne  gestion  continue  de  la  multitude  crois- 
sante des  services  publics? 

L'expérience  ne  devait  point  tarder  à  prononcer  à  cet  égard  en 
démontrant  une  fois  de  plus  qu'un  gouvernement  ne  peut  s'appuyer 
uniquement  sur  la  souveraineté  du  nombre,  —  que,  s'il  est  équitable 
d'accorder  à  tous  ceux  qui  contribuent  aux  frais  de  la  gestion  des 
affaires  publiques  une  part  d'iniluence  plus  ou  moins  considérable 
sur  cette  gestion,  on  ne  peut  la  laisser  complètement  à  leur  merci. 
Comme  le  soutenaient  les  publicistes  doctrinaires,  dont  le  seul  tort 
était  de  se  montrer  trop  exclusifs  sur  ce  point,  la  capacité  politique 
est  indispensable  au  plein  exercice  des  droits  politiques  au  même 
titre  que  la  capacité  civile  l'est  au  plein  exercice  des  droits  civils. 
Or  qui  pourrait  raisonnablement  prétendre  que  dans  un  pays  tel 
que  la  France,  où  plus  du  tiers  de  la  population  est  absolument 
illettré,  où  un  autre  tiers  ne  possède  qu'une  instruction  des  plus 
incomplètes,  toutes  les  classes  de  la  population  soient,  comme  le 
suppose  la  théorie  du  suffrage  universel,  pourvues  à  un  degré  égal 
de  la  capacité  politique?  Cette  théorie  n'est-elle  pas  visiblement  en 
désaccord  avec  les  faits?  Mais  quoi  ?  si  a  le  nombre,  »  encore  plongé 
dans  l'ignorance  au  point  de  manquer  des  premiers  élémens  de 
l'instruction,  ne  possédait  pas  la  capacité  politique  infuse,  n'était-ce 
pas  commettre  la  plus  périlleuse  et  la  moins  justifiable  des  impru- 
dences que  d'abandonner  à  sa  discrétion,  comme  le  faisaient  les 
constituans  de  18Zi8,  les  relations  extérieures  de  l'état,  la  sécurité 
des  personnes  et  des  propriétés  avec  ces  «  libertés  nécessaires  »  dont 
la  multitude  a  fait  de  tout  temps  si  bon  marché?  Et  à  quel  moment 
s'avisait-on  de  courir  cette  aventure?  Au  moment  même  où  le  so- 
cialisme, escorté  par  la  démagogie,  venait  de  faire  sa  bruyante 
apparition  en  provoquant  pour  son  coup  d'essai  la  sanglante  insur- 
rection de  juin.  A  la  vérité,  cette  première  tentative  de  révolution 
sociale  avait  échoué,  mais  le  suffrage  universel  ne  pouvait-il  pro- 
curer aux  vaincus  une  revanche  éclatante  en  leur  permettant  de 
refaire  «  légalement  »  la  société?  Ne  leur  sufîîsait-il  pas  pour  cela 
de  mettre  de  leur  côté  la  majorité  numérique,  et  dans  l'état  d'igno- 
rance du  peuple  souverain  était-ce  bien  difficile? 

Supposons  par  exemple  que  le  socialisme,  après  avoir  commencé 
par  effrayer  indistinctement  tous  les  propriétaires,  grands  et  petits, 
eût  compris  qu'il  faisait  fausse  route,  et  qu'il  eût  séparé  habile- 
ment la  grande  propriété  de  la  petite,  supposons,  disons-nous, 
qu'il  eût  ressuscité  le  mot  d'ordre  des  partageux  de  93  :  guerre  aux 
châteaux,  paix  aux  chaumières!  n'aurait-il  pas  eu  quelque  chance 
de  séduire  la  multitude  besoigneuse  des  paysans-propriétaires?  Ces 


LA    QUESTION    CONSTITUTIONNELLE.  hkh 

petits  propriétaires,  rongés  par  l'usure,  n'auraient-ils  pas  fini  peut- 
être  par  trouver  quelque  mérite  aux  théories  niveleuses  qui  se  pro- 
posaient d'agrandir  la  propriété  démocratique  aux  dépens  de  la 
propriété  aristocratique  et  bourgeoise?  N'auraient-ils  pas  goûté 
aussi  cette  autre  théorie  ingénieuse  et  philanthropique  qui  pré- 
tendait dégrever  leurs  biens  de  toute  hypothèque  en  vertu  de  la 
gratuité  du  crédit?  Les  ouvriers  de  leur  côté  auraient-ils  résisté 
bien  vivement  à  la  tentation  de  faire  racheter  pour  leur  compte  par 
l'état  les  établissemens  dont  ils  étaient  les  simples  salariés?  Quel 
effroyable  abus  cette  multitude  dépourvue  de  lumières,  mais  non, 
hélas!  dépourvue  d'appétits  et  de  passions,  ne  pouvait-elle  pas 
faire  du  pouvoir  souverain  qu'on  lui  avait  imprudemment  aban- 
donné !  Comment  donc  les  intérêts  que  visait  la  propagande  socia- 
liste, comment  ceux  à  qui  M.  Proudhon  disait  de  sa  grosse  voix  :  — 
Propriétaires,  le  socialisme  a  les  yeux  sur  vous!  —  n'auraient-ils  pas 
été  saisis  d'inquiétude?  Cette  inquiétude  s'était  exagérée  sans  doute 
dans  l'effarement  d'une  situation  si  grave  et  si  nouvelle  :  après  la 
répression  de  l'insurrection  de  juin  et  la  réaction  qui  s'en  était  sui- 
vie, le  danger  n'avait  plus  rien  d'imminent,  mais  il  subsistait,  et  la 
constitution  de  18/i8,  en  partageant  le  pouvoir  entre  une  assemblée 
et  un  président  issus  l'un  et  l'autre  du  suffrage  universel,  ne  four- 
nissait aucun  moyen  de  le  conjurer.  Qu'adviendrait-il  en  effet,  si  le 
«  nombre  souverain,  »  venant  à  être  converti  au  socialisme,  nom- 
mait une  assemblée  et  un  président  socialistes?  C'était  un  risque 
éloigné  peut-être;  était-ce  un  risque  chimérique?  En  vain  la  li- 
berté des  clubs  avait  été  supprimée  et  la  liberté  de  la  presse  étroi- 
tement limitée,  en  vain  des  lois  rigoureuses  prohibaient  toute  at- 
teinte à  la  religion,  à  la  famille,  à  la  propriété;  on  ne  pouvait  se 
faire  aucune  illusion  sur  l'efficacité  de  ces  restrictions  et  de  ces 
défenses;  on  savait  bien  que  les  prohibitions  appellent  la  contre- 
bande, qu'en  un  temps  où  la  centralisation  industrielle  agglomère 
de  plus  en  plus  les  masses  ouvrières,  où  tant  de  progrès  contri- 
buent à  augmenter  la  facilité  des  communications ,  la  propagande 
des  doctrines  antisociales  pouvait  être  tout  au  plus  retardée,  enfin 
que  la  possibilité  qui  était  ouverte  aux  socialistes  d'arriver  au  pou- 
voir par  la  voie  légale  du  suffrage  universel  devait  naturellement 
enflammer  leurs  espérances  et  aiguillonner  leur  zèle.  L'inquiétude 
des  intérêts  pouvait  être  exagérée,  elle  n'était  pas  dénuée  de  fon- 
dement :  la  souveraineté  du  nombre,  principe  unique  de  la  consti- 
tution de  18^8,  ne  couvrait  pas  assez  la  propriété. 

On  s'expli([ue  ainsi  le  bill  d'indemnité  que  les  intérêts  conserva- 
teurs accordèrent  à  l'auteur  du  coup  d'état  du  2  décembre,  et  le 
concours  qu'ils  prêtèrent  à  la  dictature  impériale  malgré  la  ré- 


446  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

pugnance  que  cette  dictature  devait  inspirer  aux  âmes  libérales; 
mais  les  intérêts  passent  avant  les  sentimens,  et  l'empire  pouvait 
leur  donner,  temporairement  du  moins,  une  sécurité  que  le  régime 
établi  par  la  constitution  de  18/i8  était  hors  d'état  de  leur  procurer. 
Ce  n'est  pas  que  l'empire  eût  supprimé  le  suffrage  universel  :  non  ! 
il  l'avait  au  contraire  rétabli;  seulement  il  s'était  réservé  la  faculté 
de  le  diriger.  Grâce  au  système  des  candidatures  officielles,  servi 
par  une  administration  vigoureusement  centralisée  et  passivement 
obéissante,  grâce  encore  au  régime  préventif  appliqué  avec  vigi- 
lance à  la  presse,  aux  associations  et  même  aux  simples  réunions, 
grâce  surtout  à  cette  nouvelle  édition  de  la  loi  des  suspects,  décré- 
tée sous  le  nom  de  loi  de  sûreté  générale,  la  liberté  électorale  de- 
vint une  pure  fiction,  et  le  gouvernement  put  dicter  presque  entiè- 
rement les  choix  du  suffrage  universel.  Il  nommait  lui-même  son 
sénat,  et  il  faisait  nommer  son  corps  législatif.  D'ailleurs,  si  même 
la  direction  du  corps  électoral  était  venue  à  faiblir  entre  ses  mains, 
il  avait,  par  un  surcroît  de  précaution,  diminué  la  liberté  parle- 
mentaire en  dépouillant  le  corps  législatif  de  toute  initiave,  en  ré- 
glementant jusqu'au  vote  des  budgets,  et  finalement  en  se  réser- 
vant le  droit  de  dissolution.  Il  n'avait  donc  rien  à  craindre  de  la 
souveraineté  du  nombre  :  il  avait  muselé  le  monstre,  et  il  le  menait 
à  la  baguette,  tout  en  affectant  pour  lui  les  sentimens  de  la  plus 
respectueuse  considération  et  du  plus  parfait  amour.  Ce  régime 
fonctionna.,  on  le  sait,  pendant  quinze  ans,  avec  toute  l'efficacité 
désirable.  L'empire  ne  fut  autre  chose,  dans  cette  période  princi- 
pale de  son  existence,  qu'une  dictature  politique,  militaire  et  admi- 
nistrative, acceptée  ou  subie  comme  seule  capable  de  préserver  la 
société  d'une  invasion  révolutionnaire  ou  légale  de  la  démagogie  et 
du  socialisme.  Cependant  était-il  dans  la  nature  des  choses  qu'une 
telle  dictature  pût  se  perpétuer?  Deux  dissolvans  agissaient  lente- 
ment, mais  avec  une  irrésistible  puissance  pour  le  ruiner. 

L'un  de  ces  dissolvans  résidait  dans  cette  absence  même  de  liberté 
qui  fait  vivre  les  dictatures  et  qui  les  tue.  Comme  l'avouait  un  jour 
le  dictateur  lui-même,  «  son  gouvernement  manquait  de  contrôle;  » 
cet  aveu  révélait  l'irréparable  faiblesse  de  ce  gouvernement  fort. 
Au  dehors,  la  dictature  impériale  pouvait  gaspiller  le  sang  et  les 
ressources  de  la  France  dans  les  aventures  les  plus  folles  et  les  plus 
dispendieuses  sans  rencontrer  un  frein  dans  l'opinion  publique,  pri- 
vée de  ses  outils  nécessaires,  la  liberté  électorale,  la  liberté  par- 
lementaire, la  liberté  de  la  presse  et  la  liberté  d'association;  au  de- 
dans, ce  même  défaut  de  contrôle,  en  livrant  l'administration  civile 
et  militaire  à  elle-même,  ne  devait-il  pas,  en  dépit  de  toutes  les 
réglementations  et  de  toutes  les  inspections,  laisser  beau  jeu  à  la 


LA   QUESTION   CONSTITUTIONNELLE.  ÛÛ7 

routine  et  à  la  corruption?  Ces  moisissures  administratives,  dont 
l'air  renfermé  des  bureaux  favorise  naturellement  l'éclosion,  ne 
sont-elles  pas  d'autant  plus  dangereuses  qu'elles  sont  moins  visi- 
bles? La  machine  continue  de  fonctionner  avec  toutes  les  belles  ap- 
parences de  l'ordre,  car  chacun  se  croit  intéressé  à  dissimuler  le 
désordre;  mais  c'est  le  dessous  qu'il  faudrait  voir  !  Une  administra- 
tion affranchie  du  contrôle  incessant  de  ceux  qui  la  paient,  le  seul 
contrôle  vraiment  efficace,  ressemble  h  un  navire  dont  la  coque  est 
rongée  par  les  tarets;  il  conserve  jusqu'au  bout  sa  belle  apparence, 
il  continue  à  tenir  la  mer  jusqu'à  ce  que  ses  invisibles  ennemis 
aient  achevé  leur  tâche  :  alors  vienne  une  bourrasque,  les  œuvres 
vives  se  désagrègent  et  s'émiettent,  l'eau  y  pénètre  de  toutes  parts, 
et  le  bureau  Veritas  inscrit  un  sinistre  de  plus. 

Ce  travail  de  désagrégation  lente,  mais  continue  et  irrémédiable, 
aurait  seul  suffi  pour  amener  l'effondrement  de  la  dictature  impé- 
riale. Toutefois  une  autre  cause  de  dissolution,  plus  active  quoi- 
que en  réalité  moins  redoutable,  lui  venait  en  aide  :  nous  voulons 
parler  de  l'opposition  croissante  que  ce  système  de  gouvernement 
devait  soulever  parmi  les  esprits  libéraux.  Au  début,  la  frayeur 
qu'inspirait  le  «  spectre  rouge  »  avait  été  assez  forte  pour  refouler 
toute  opposition;  peu  à  peu,  on  s'était  rassuré,  on  avait  oublié 
le  spectre  rouge,  devenu  invisible,  et  on  avait  repris  goût  à  la 
liberté,  dont  on  apercevait  d'ailleurs  mieux  l'utilité  depuis  qu'on 
était  obligé  de  s'en  passer.  L'opposition  libérale  alla  donc  en  gran- 
dissant, les  libéraux  les  plus  ardens  poussèrent  même  l'oubli  du 
péril  passé  jusqu'à  s'allier  avec  les  révolutionnaires  pour  renverser 
l'empire;  d'autres  essayèrent  au  contraire  de  le  convertir,  et  ils 
purent  croire  un  moment  qu'ils  avaient  réussi.  L'empire  consentit 
à  faire  l'expérience  de  la  liberté;  mais  cette  expérience,  eût-elle 
été  parfaitement  sincère,  pouvait- elle  tourner  à  bien?  Un  gouver- 
nement fondé  exclusivement  sur  la  souveraineté  du  nombre  pou- 
vait-il donner  la  liberté  sans  sacrifier  la  sécurité?  En  accordant  la 
liberté  électorale,  la  liberté  parlementaire,  la  liberté  de  la  presse 
et  des  réunions  publiques,  l'empire  abdiquait  en  faveur  de  cette 
dangereuse  souveraineté,  il  lui  abandonnait  de  nouveau  les  inté- 
rêts conservateurs,  et  il  s'exposait  ainsi  à  être  abandonné  par  eux. 
Avait-il  du  moins  quelque  espoir  de  se  concilier  en  échange  l'op- 
position libérale  et  révolutionnaire?  Non;  celle-ci  était  irréconci- 
liable, elle  le  lui  avait  signifié,  et  le  lui  prouvait  d'ailleurs  chaque 
jour  en  se  servant  de  toutes  les  libertés  qu'il  concédait  pour  le  dé- 
molir. L'empire  se  perdait  donc,  ou,  pour  mieux  dire,  précipitait 
sa  perte,  devenue  inévitable,  en  tentant  une  expérience  incompa- 
tible avec  son  principe.  Il  s'en  aperçut  trop  tard;  il  essaya  alors  du 


hkS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

suprême  dérivatif  de  la  guerre.  Seulement  il  fallait  que  la  guerre 
fût  heureuse,  et  pouvait-elle  l'être,  entreprise  par  un  gouverne- 
ment qui  pendant  près  de  vingt  ans  avait  «  manqué  de  contrôle?  » 
Le  navire  rongé  par  les  tarets,  qui  portait  à  la  dérive  César  et  sa 
fortune,  ne  devait-il  pas  infailliblement  périr  dans  cette  bour- 
rasque? Et  plût  au  ciel  qu'elle  n'eût  englouti  que  César! 


III. 


Résumons  maintenant  les  données  du  problème  politique  auquel 
nous  venons  d'appliquer  la  méthode  expérimentale.  La  première 
question  que  l'on  doive  se  poser  en  suivant  une  telle  méthode  est 
celle-ci  :  à  quels  besoins  des  nations  les  gouvernemens  doivent-ils 
pourvoir?  Ces  besoins  varient  selon  les  époques;  mais  le  premier  a 
été  de  tout  temps  le  besoin  de  sécurité  extérieure,  et  il  ne  semble 
pas  malheureusement  que  les  progrès  de  la  civilisation  aient  rendu 
en  ce  point  la  tâche  des  gouvernemens  plus  facile,  au  contraire! 
Entre  des  nations  de  plus  en  plus  rapprochées  et  dont  les  rapports 
de  toute  sorte  deviennent  chaque  jour  plus  fréquens,  les  occasions 
de  conilits  sont  aussi  plus  nombreuses.  Ces  conflits,  il  faut  savoir 
les  éviter  ou  les  résoudre  à  l'amiable,  et,  si  une  solution  pacifique 
n'est  pas  possible,  il  faut  être  en  mesure  de  les  vider  par  la  force. 
Voilà  ce  que  demande  la  sécurité  extérieure.  Le  besoin  de  sécurité 
intérieure  et  le  besoin  de  liberté  ne  viennent  qu'après;  on  pourrait 
soutenir  même  qu'ils  en  découlent.  Une  nation  au  sein  de  laquelle 
la  propriété  ne  serait  point  sûrement  garantie,  dont  l'activité  ne 
pourrait  prendre  tout  son  essor  faute  de  liberté,  serait-elle  en  état 
de  soutenir  longtemps,  soit  dans  la  paix,  soit  dans  la  guerre,  la 
concurrence  de  ses  rivales  en  possession  plus  complète  de  ces  élé- 
mens  de  prospérité  et  de  puissance?  En  tout  cas,  la  sécurité  inté- 
rieure et  extérieure  avec  la  liberté,  voilà  bien  ce  qu'on  pourrait 
appeler  les  besoins  nationaux  de  première  nécessité. 

A  quelles  conditions  un  gouvernement  peut-il  y  pourvoir  d'une 
manière  suffisante?  Ces  conditions  sont  aussi  de  plusieurs  sortes; 
elles  n'ont  rien  d'arbitraire,  et  elles  veulent  impérieusement  être 
remplies.  La  première  est  la  spécialité  et  la  stabilité  des  fonctions 
gouvernementales.  La  politique,  l'administration,  la  justice  et  la 
guerre  sont  des  arts  qui  exigent  l'application  continue  de  facultés 
d'un  ordre  élevé,  façonnées  par  une  éducation  professionnelle,  ai- 
dées par  la  tradition,  qui  n'est  que  l'expérience  accumulée.  De  là 
la  nécessité  de  la  formation  d'une  classe  adonnée  particulièrement 
aux  affaires  et  aux  fonctions  publiques,  et  jouissant  d'une  sécurité 


LA    QUESTION    CONSTITUTIONNELLE.  àà9 

de  possession  analogue  à  celle  de  la  classe  agricole  ou  industrielle 
par  exemple,  c'est-à-dire  à  l'abri  du  risque  d'être  brusquement 
expulsée  de  ses  positions  par  quelque  nouvelle  couche  sociale,  dont 
la  nation  ait  à  payer  les  frais  d'a[)prentissage.  Dans  ce  cas  seu- 
lement, un  gouvernement  peut  soutenir,  en  ce  qui  le  concerne, 
l'eiïort  de  la  concurrence  internationale,  qui  s'exerce  par  la  poli- 
tique et  la  guerre  aussi  bien  que  par  l'industrie.  De  même  la  sécu- 
rité intérieure  ne  peut  être  préservée  qu'à  une  condition  :  c'est  que 
le  gouvernement  ne  soit  point  exposé,  par  un  vice  organique, 
à  passer  entre  les  mains  d'une  classe  hostile  à  la  propriété.  Enfin 
la  liberté  ne  peut  être  assurée  qu'à  cette  autre  condition,  que  le 
gouvernement  ne  soit  point  le  monopole  exclusif  d'une  classe  quel- 
conque. 

Ces  conditions  nécessaires,  les  gouvernemeus  qui  se  sont  succédé 
en  France  depuis  un  demi-siècle  ne  les  ont  qu'imparfaitement  rem- 
plies, et  ils  ont  péri  pour  y  avoir  manqué.  Toutefois  ils  en  ont  ap- 
proché plus  ou  moins,  et  leur  durée  a  été  d'autant  plus  longue 
qu'ils  en  ont  approché  davantage.  C'est  sans  contredit  la  monar- 
chie constitutionnelle  qui  en  a  été  le  plus  près,  c'est  elle  qui  a  le 
plus  complètement  procuré  à  la  France,  au  prix  des  moindres  sa- 
crifices, les  biens  précieux  qu'une  nation  demande  à  son  gouverne- 
ment; c'est  elle  aussi  qui  a  vécu  le  plus  longtemps  :  elle  n'a  pas 
duré  moins  de  trentre-quatre  ans,  tandis  que  l'empire  n'a  eu  que 
dix-neuf  ans  d'existence,  et  la  république  de  18/i8  moins  de  trois 
ans.  A  quoi  donc  convient-il  d'attribuer  cette  supériorité  incontes- 
table de  la  monarchie  constitutionnelle?  Est-ce,  comme  on  le  croit 
encore  généralement,  à  l'institution  de  la  monarchie  héréditaire? 
S'il  en  était  ainsi,  si  l'hérédité,  maintenue  par  une  exception  uni- 
que pour  la  première  fonction  de  l'état,  avait  la  vertu  d'augmen- 
ter l'aptitude  du  gouvernement  à  remplir  sa  mission,  il  faudrait 
bien  en  passer  par  là  et  accepter  cette  anomalie  nécessaire  :  il  fau- 
drait renoncer  pour  toujours  à  la  république,  et  revenir  d'une  ma- 
nière définitive  à  la  monarchie  constitutionnelle  ;  mais  l'hérédité 
monarchique  a-t-elle  cette  vertu?  Est-ce  bien  grâce  à  elle  que  le 
régime  constitutionnel  a  subsisté  en  France  de  181/i  à  I8Z18?  Sup- 
posons que  Louis  XVIII  eût  octroyé  le  suffrage  universel  avec  la 
liberté  électorale,  ou  que  Louis-Philippe  l'eût  établi,  combien  de 
temps  la  monarchie  constitutionnelle  aurait-elle  duré?  \urait-elle 
pu  vivre  à  moins  de  se  transformer  en  une  dictature  analogue  à  la 
dictature  impériale?  Au  risque  de  sembler  commettre  un  paradoxe, 
ne  peut-on  pas  affirmer,  en  se  fondant  sur  l'expérience,  que  l'héré- 
dité monarchique  n'a  été  qu'une  pièce  secondaire  dans  le  méca- 
nisme constitutionnel?  Ne  pourrait-on  pas  soutenir  même  qu'elle  lui 

TOME  cm.  —  1873.  29 


450  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

a  nui,  et  qu'elle  a  contribué  à  en  abréger  la  durée?  N'est-ce  pas  un 
coup  d'état  tenté  par  le  roi  Charles  X  qui  a  déterminé  la  chute  de 
la  monarchie  de  la  restauration,  et  la  politique  personnelle  du  roi 
Louis-Philippe  dans  l'affaire  des  mariages  espagnols,  par  exemple, 
a-t-elîe  contribué  à  consolider  la  monarchie  de  juillet?  Non;  la 
pièce  principale  de  la  monarchie  constitutionnelle,  celle  qui  a  main- 
tenu son  existence  pendant  trente-quatre  ans,  ce  n'est  pas  la  royauté 
héréditaire,  c'est,  osons  le  dire,  le  «  pays  légal  »  malgré  ce  qu'il 
avait  de  défectueux  et  d'exclusif. 

L'institution  du  pays  légal  assurait  en  effet  la  sécurité  de  posses- 
sion de  la  classe  dirigeante,  tout  en  sauvegardant  la  propriété.  Si 
les  changemens  de  ministère  modifiaient  trop  fréquemment  peut- 
être  la  direction  politique  du  pays,  ces  changemens  ne  compromet- 
taient point  la  situation  de  la  généralité  du  personnel  des  fonctions 
publiques.  La  masse  des  fonctionnaires  n'en  était  pas  atteinte,  ni 
les  administrateurs  ni  les  administrés  n'avaient  à  redouter  ce  rem- 
placement radical  d'un  personnel  par  un  autre  dont  les  États- 
Unis, nous  offjent  le  spectacle,  et  qui  serait  en  France,  sous  le 
régime  du  suffrage  universel,  la  conséquence  inévitable  de  l'avé- 
nement  d'une  nouvelle  couche  sociale.  D'un  autre  côté,  l'institu- 
tion du  pays  légal,  en  concentrant  la  puissance  politique  entre  les 
mains  des  propriétaires,  assurait  entièrement  la  propriété  contre  le 
risque  d'une  «  liquidation  sociale.  »  Malheureusement  elle  ne  ga- 
rantissait pas  au  même  degré  la  liberté,  et  elle  périt,  comme  tout 
monopole,  faute  de  contre-poids.  Par  un  mouvement  naturel  de 
réaction,  la  révolution  de  février  alla  d'un  extrême  à  l'autre  :  la 
monarchie  constitutionnelle  avait  exclu  du  «  pays  légal  »  la  grande 
majorité  de  la  nation,  la  république  l'y  fit  entrer  tout  entière.  Aussi- 
tôt apparut  ce  double  risque  inhérent  à  la  souveraineté  du  nombre  : 
risque  de  dôpossession  pour  le  personnel  dirigeant,  risque  de  con- 
fiscation pour  la  propriété,  engendrant  par  une  autre  réaction  en 
sens  inverse  le  recours  à  la  dictature. 

On  voit  en  définitive  par  l'expérience  de  ces  cinquante  dernières 
années  que  les  garanties  nécessaires  à  la  sécurité  publique  n'ont 
existé  en  France  à  dose  suffisante  que  sous  le  régime  du  «  pays  lé- 
gal »  ou  sous  celui  de  la  dictature.  Entre  ces  deux  régimes,  le  choix 
ne  saurait  évidemment  être  douteux.  Le  problème  à  résoudre  pour 
rendre  la  république  acceptable  et  par  conséquent  viable  consis- 
terait donc  à  y  introduire  l'institution  du  pays  légal  avec  le  contre- 
poids qui  lui  manquait  sous  la  monarchie  constitutionnelle.  Ce  pro- 
blème, dont  on  aperçoit  toute  l'importance,  se  lie  de  la  façon  la 
plus  intime,  il  est  à  peine  besoin  de  le  faire  remarquer,  à  la  question 
des  deux  chambres.  Il  n'a  pas  été  résolu  par  la  constitution  de 


LA   QUESTION    CONSTITUTIONNELLE,  ^51 

18/18,  et  on  peut  aiïinTier  qu'il  est  insoluble  dans  le  système  d'une 
chambre  unique.  Supposons  que  la  constitution  future  concentre,  à 
l'exemple  de  la  constitution  de  I8/18,  le  pouvoir  législatif  dans  une 
seule  assemblée  issue  de  la  souveraineté  du  nombre,  quel  que  soit 
d'ailleurs  le  mode  de  nomination  du  pouvoir  exécutif,  qu'il  soit 
élu  par  les  électeurs  ou  par  l'assemblée,  autrement  dit  qu'il  soit 
le  produit  du  suffrage  universel  direct  ou  à  deux  degrés,  cette  con- 
stitution ne  couvrira  suffisamment  ni  les  intérêts  de  la  classe  diri- 
geante, ni  ceux  de  la  propriété,  et  la  république  de  1871  aboutira 
fatalement  comme  ses  deux  aînées  à  la  dictature. 

Supposons  au  contraire  deux  chambres  ayant  une  origine  et  des 
attributions  différentes, — l'une  issue  du  suffrage  restreint,  investie 
du  droit  de  choisir  le  chef  du  pouvoir  exécutif,  et  ayant  même, 
comme  le  sénat  américain,  une  participation  directe  au  gouverne- 
ment, —  l'autre  issue  du  suffrage  universel  et  investie,  comme  re- 
présentant l'universalité  des  contribuables,  du  droit  de  consentir 
l'impôt,  par  conséquent  aussi  d'examiner  et  de  voter  en  dernier 
ressort  le  budget;  supposons  encore  qu'aucune  disposition  nou- 
velle ne  puisse  être  introduite  dans  la  législation  que  du  consente- 
ment des  trois  pouvoirs,  cette  constitution  ne  renfermera-t-elle  pas 
les  garanties  nécessaires  de  sécurité  et  de  liberté  dont  une  nation 
ne  peut  plus  aujourd'hui  se  passer?  En  admettant  que  la  première 
chambre  soit  élue  par  une  classe  censitaire  représentant,  comme 
celle  de  la  monarchie  de  juillet,  la  grande  et  la  moyenne  propriété 
et  comprenant  la  grande  majorité  des  familles  vouées  à  la  poli- 
tique, à  l'administration,  à  la  magistrature  et  aux  autres  services 
publics,  il  est  bien  clair  qu'une  chambre  issue  de  cette  classe  con- 
servatrice par  excellence  se  garderait  de  confier  à  un  état-major 
démagogique  et  socialiste  le  gouvernement  du  pays.  Elle  serait  la 
forteresse  des  intérêts  conservateurs  ;  cependant,  tout  en  leur  as- 
surant la  sécurité  qui  leur  est  indispensable,  elle  ne  pourrait  leur 
attribuer  le  monopole  illimité  dont  ils  étaient  pourvus  sous  la  mo- 
narchie constitutionnelle.  Le  contre-poids  nécessaire  de  ce  mono- 
pole se  trouverait  dans  la  seconde  chambre,  tenant,  comme  la 
chambre  des  communes  en  Angleterre,  les  cordons  de  la  bourse,  et 
ayant  d'ailleurs  sa  part  dans  le  pouvoir  législatif.  La  sécurité  des  pe- 
tits intérêts  serait  ainsi  garantie  comme  celle  des  grands.  En  outre 
cette  organisation  constitutionnelle  n'assurerait-elle  point,  cette  fois 
d'une  manière  stable  et  régulière,  les  libertés  nécessaires?  Si  le 
gouvernement  était,  par  la  constitution  de  la  première  chambre, 
établi  irrévocablement  dans  cette  région  supérieure  et  moyenne  de 
la  nation  où  se  trouve  concentrée  la  capacité  politique,  où  d'une 
autre  part  on  trouve  aussi  réunies  les  garanties  les  plus  complètes 


JS52  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  la  propriété,  si  l'on  ne  pouvait  plus  craindre  en  conséquence  que 
«  la  souveraineté  du  nombre  »  fît  tomber  quelque  jour  le  gouverne- 
ment entre  les  mains  d'une  classe  politiquement  et  socialement 
dangereuse,  aussitôt  les  libertés  politiques,  la  liberté  électorale,  la 
liberté  parlementaire,  la  liberté  de  la  presse,  des  associations  et 
des  réunions,  perdraient  tout  caractère  de  «  nuisance  »  pour  n'être 
plus  que  d'utiles  instrumens  de  contrôle  et  de  réforme.  Désormais 
à  l'abri  de  leurs  erreurs  et  de  leurs  excès,  les  intérêts  dont  elles 
ont  jusqu'à  présent  menacé  la  sécurité  ne  seraient  plus  dans  la  né- 
cessité de  se  protéger  contre  elles  par  la  dictature  ou  l'état  de 
siège.  Il  resterait  sans  doute  toujours  aux  ennemis  de  l'ordre  social 
la  ressource  de  recourir  aux  moyens  révolutionnaires;  mais  un  gou- 
vernement, solidement  fixé  dans  la  classe  qui  réunit  au  plus  haut 
degré  la  richesse  et  la  capacité  politique,  préservé  d'un  autre  côté 
des  abus  et  de  la  corruption  du  monopole  par  l'intervention  et 
le  contrôle  de  la  masse  de  la  nation  représentée  dans  la  seconde 
chambre  et  pourvue  des  libertés  nécessaires,  ce  gouvernement  à  la 
fois  conservateur  et  libéral  ne  pourrait-il  pas  mieux  qu'une  dicta- 
ture ou  une  monarchie  appuyée  exclusivement  sur  un  pays  légal  de 
censitaires  défier  les  tentatives  révolutionnaires,  surtout  s'il  évitait 
prudemment  de  placer  son  siège  au  foyer  même  des  révolutions  ? 

On  prétend  à  la  vérité  qu'une  chambre  haute,  émanée  du  suiîrage 
restreint,  demeurerait  sans  autorité  en  présence  d'une  seconde 
chambre  nommée  par  le  suffrage  universel,  on  soutient  même 
d'une  manière  générale  que  les  chambres  hautes,  à  l'exception 
de  la  chambre  des  lords  et  du  sénat  américain,  jouent  aujourd'hui 
un  rôle  fort  secondaire,  et  qu'on  pourrait  à  la  rigueur  les  suppri- 
mer comme  des  rouages  inutiles;  mais  est-il  besoin  de  faire  re- 
marquer que  l'autorité  d'une  chambre  dépend  avant  tout  de  l'im- 
portance des  intérêts  qu'elle  représente  et  de  l'étendue  de  ses 
prérogatives,  quels  que  soient  d'ailleurs  son  mode  de  formation  et 
le  rang  qui  lui  est  assigné?  Si,  comme  le  sénat  belge,  elle  représente 
le  même  corps  électoral  que  la  seconde  chambre,  et  si  elle  est  char- 
gée de  la  même  besogne,  pourra-t-elle  être  autre  chose  qu'une 
doublure?  Si  elle  est  nommée  par  un  roi  ou  un  empereur,  comme  la 
chambre  des  pairs  de  la  monarchie  de  juillet  ou  le  sénat  de  l'em- 
pire, et  ne  représente  par  suite  que  l'intérêt  dynastique,  aura- 
t-elle  dans  le  pays  d'autres  racines  que  celles  de  la  dynastie  elle- 
même?  De  plus,  comme  elle  lui  empruntera  toute  sa  force,  elle  ne 
pourra  évidemment  lui  en  prêter  aucune,  elle  sera  une  non-valeur 
politique.  Si  au  contraire,  comme  la  chambre  des  lords,  elle  est  la 
représentation  d'une  classe  puissante  par  la  richesse  et  l'influence 
unies  à  la  capacité  politique,  elle  sera  puissante  et  influente,  quand 


LA   QUESTION   CONSTITUTIONNELLE.  453 

même  elle  ne  proviendrait  point  de  l'élection,  et  se  trouverait  en 
présence  d'une  chambre  élective.  Or  une  première  chambre  qui 
représenterait  en  France  l'ancien  pays  légal  de  la  monarchie  de 
juillet,  et  qui  aurait  de  plus  la  nomination  du  chef  du  gouverne- 
ment au  nombre  de  ses  prérogatives,  ne  jouirait-elle  pas,  à  ce  double 
titre,  d'une  autorité  supérieure  à  celle  de  la  chambre  des  lords? 

Dira-t-on  qu'une  institution  de  ce  genre  est  incompatible  avec 
les  principes  de  la  démocratie  moderne,  et  qu'il  faut  à  la  France  de 
89  non  point  une  république  aristocratique  ou  bourgeoise,  mais  une 
république  démocratique,  quelques-uns  ajouteront  même  sociale? 
Cette  objection  serait  fondée  peut-être,  s'il  s'agissait  de  donner  pour 
base  unique  au  futur  établissement  constitutionnel  un  pays  légal 
composé  de  censitaires;  en  ce  cas,  la  république  aurait  bien  en  effet 
un  caractère  aristocratique  ou  bourgeois,  et  il  y  a  quelque  appa- 
rence aussi  que  la  masse  de  la  nation  exclue  du  pays  légal  ne  tar- 
derait guère  à  se  soulever  de  nouveau  contre  ce  monopole  politique 
reconstitué  sous  une  enseigne  républicaine;  mais  une  république  qui, 
mettant  à  profit  tant  et  de  si  coûteuses  expériences,  s'appliquerait 
à  remettre  le  pouvoir  aux  plus  capables  et  à  préserver  la  propriété 
de  toute  atteinte,  en  accordant  néanmoins  aux  plus  obscurs  citoyens 
leur  part  légitime  d'influence  dans  la  gestion  des  affaires  publiques, 
serait-elle  incompatible  avec  les  principes  de  la  démocratie?  Ne  se- 
rait-elle pas  au  contraire  la  meilleure  sauvegarde  contre  toute  es- 
pèce de  domination  tyrannique,  à  commencer  par  celle  du  nombre, 
la  plus  insupportable,  car  elle  est  la  moins  éclairée?  D'ailleurs  il 
faut  que  les  démocrates  en  prennent  leur  parti  :  la  république  ne 
pourra  s'établir  définitivement  en  France,  elle  ne  défiera  les  com- 
pétitions monarchiques  qu'à  la  condition  de  mieux  garantir  que  la 
monarchie  ne  pourrait  le  faire  la  sécurité  avec  la  liberté.  Voilà  le 
but  que  tous  les  républicains  de  bon  sens  doivent  se  proposer  au- 
jourd'hui, et  ce  but  ne  pourra  être  atteint  que  par  une  «  république 
tempérée.  » 

G.    DE    MOLINARI. 


CHRONIQUE   DE  LA  QUINZAINE 


14  janvier  1873, 

L'année  qui  commence,  qui  compte  quelques  jours  à  peine,  sera-t-elle 
bienfaisante  et  propice?  sera-t-elle  pour  notre  pays  éprouvé  l'année  de 
la  délivrance,  des  réparations  nécessaires,  de  l'activité  patiente,  régu- 
lière et  féconde  dans  la  sécurité  reconquise?  Verra-t-elle  renaître,  au  lieu 
des  contentions  passionnées  et  stériles,  les  émulations  généreuses  de 
toutes  les  bonnes  volontés  animées  avant  tout  du  patriotique  désir  de 
relever  la  puissance  et  l'honneur  de  la  France?  C'est  le  secret  de  l'ave- 
nir de  demain,  de  cet  avenir  qui  devient  à  chaque  instant  le  passé. 

Toujours  est-il  que  cette  année  nouvelle  a  eu  du  moins  la  fortune  de 
faire  son  entrée  dans  le  monde  honnêtement,  modestement,  sans  bruit, 
sans  agitations  et  sans  orages.  On  n'a  pas  célébré  sa  naissance  avec 
pompe  dans  les  régions  officielles  comme  aux  temps  où  les  cortèges  défi- 
laient aux  Tuileries.  Il  n'y  a  pas  eu  même  le  plus  petit  discours  aux 
réceptions  de  Versailles.  Tout  s'est  passé  avec  simplicité,  sans  cérémonie, 
et  en  définitive  rien  n'est  venu  troubler  ces  premiers  jours  d'une  année 
dont  l'histoire  ressemble  jusqu'ici  à  celle  des  peuples  heureux  qui  ont 
la  bonne  chance  de  ne  pas  faire  parler  d'eux.  On  dirait  qu'un  peu  de 
ce  souffle  favorable  qui  est  dans  l'air  et  qui  émousse  les  rigueurs  ordi- 
naires de  la  saison  est  passé  dans  les  esprits.  La  politique  est  comme 
la  température,  elle  s'est  adoucie  tout  à  coup  après  les  violentes  bour- 
rasques de  la  fin  de  l'autre  année.  Lorsque  l'assemblée  se  réunissait  il 
y  a  deux  mois,  on  ne  parlait  que  de  guerre,  de  gouvernement  de  com- 
bat, de  crises  inévitables;  on  semblait  marcher  au  milieu  de  toutes  les 
passions  prêtes  à  prendre  feu.  L'assemblée  vient  de  se  retrouver  de 
nouveau  à  Versailles  après  quelques  jours  de  vacances,  elle  a  repris  son 
œuvre  avec  le  plus  grand  calme  et  de  l'humeur  la  plus  tranquille, 
comme  si  elle  avait  oublié  pour  le  moment  tout  ce  qui  l'a  émue  et 
troublée  il  y  a  quelque  temps. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  A55 

Du  déchaînement  bruyant  des  partis,  de  cette  agitation  plus  apparente 
que  réelle  pour  la  dissolution  immédiate  de  l'assemblée,  de  ces  conflits 
menaçans  entre  les  fractions  conservatrices  de  la  chambre  et  le  gouver- 
nement, que  reste-t-il  aujourd'hui?  Assurément  tout  n'est  pas  fini, 
toutes  les  difficultés  ne  sont  pas  résolues,  tous  les  orages  ne  sont  pas 
dissipés,  ils  renaîtront  peut-être  encore,  d'autres  querelles  qu'on  ne 
prévoit  pas  pourront  s'élever.  En  attendant,  on  est  revenu  au  calme  et 
à  la  trêve  par  une  appréciation  plus  juste  des  choses.  Le  discours  de 
M.  Dufaure,  appuyé  par  une  certaine  vigilance  administrative,  a  jeté  la 
confusion  dans  le  camp  dissolutioniste;  les  divergences  qui  pouvaient 
se  manifester  dans  la  commission  des  trente  et  aboutir  à  des  déchire- 
mens  nouveaux,  ces  divergences  ont  diminué  au  lieu  de  s'accentuer. 
Tout  était  à  la  guerre  il  y  a  six  semaines,  tout  est  maintenant  à  la  con- 
ciliation et  à  la  paix.  On  a  bientôt  compris  qu'on  s'était  laissé  emporter 
un  peu  loin  par  la  passion  de  combat,  que  le  meilleur  moyen  d'inspirer 
de  la  confiance  au  pays  était  de  rester  maître  de  soi-même,  et  le  plus 
clair  résultat  des  dernières  crises  a  été  de  montrer  que  toutes  les  réso- 
lutions extrêmes  ne  conduisaient  qu'à  des  impossibilités,  qu'on  ne  pou- 
vait se  passer  les  uns  des  autres ,  qu'il  y  avait  entre  la  majorité  de 
l'assemblée  et  le  gouvernement  un  lien  indissoluble  formé,  imposé  par 
un  patriotisme  supérieur.  La  réflexion,  la  vue  du  péril,  la  pression  des 
circonstances  et  de  l'opinion  universelle,  ont  ravivé  le  sentiment  des 
transactions  nécessaires,  et  c'est  ainsi  que  l'assemblée,  un  instant  si 
agitée  le  mois  dernier,  a  pu  reprendre  l'autre  jour  ses  travaux  dans  des 
conditions  d'apaisement  qui  sont  la  plus  heureuse  inauguration  d'une 
année  nouvelle. 

Puisque  le  sentiment  de  la  nécessité  supérieure  des  choses  a  vaincu 
l'esprit  de  parti  dans  ces  luttes  passées,  puisque  la  paix  des  pouvoirs 
publics  a  retrouvé  les  garanties  que  lui  avaient  fait  perdre  momentané- 
ment les  susceptibilités,  les  malentendus  et  les  défiances,  l'essentiel 
maintenant  est  de  tirer  quelque  avantage  de  cette  victoire  du  bon  sens, 
d'affermir  autant  que  possible  le  terrain  reconquis  par  une  juste  et  pré- 
voyante modération.  Il  ne  suffit  pas  de  se  reposer  dans  la  satisfaction 
d'avoir  échappé  à  une  crise  qui  pouvait  être  des  plus  péiilleuses,  il  fau- 
drait encore,  si  on  le  pouvait,  se  prémunir  d'avance  contre  les  crises 
qui  pourraient  renaître,  écarter  le  danger  de  conflits  incessans  entre  les 
pouvoirs.  C'est  surtout  aujourd'hui  l'œuvre  de  cette  commission  des 
trente,  qui  au  milieu  des  dernières  agitations  parlementaires  a  été  en 
quelque  sorte  chargée  de  liquider  ces  tristes  querelles  et  de  créer  des 
conditions  nouvelles  en  donnant  une  certaine  cohérence,  une  certaine 
fixité  à  une  situation  qui  sera  tout  ce  qu'on  voudra,  définitive  ou  provi- 
soire, qui  dans  tous  les  cas  doit  être  adaptée  aux  premières  nécessités' 
de  l'existence  nationale.  Où  en  est-elle  de  ses  travaux,  cette  commission 


A56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chargée  d'étudier  un  problème  d'autant  plus  difficile  à  résoudre  qu'on 
se  donne  beaucoup  de  mal  pour  éviter  de  le  regarder  en  face?  Oii  en  sont 
les  sous-commissions  qui  ont  été  nommées  pour  examiner  de  plus  près 
toutes  ces  questions  plus  ou  moins  constitutionnelles,  la  formation  d'une 
seconde  chambre,  les  attributions  des  pouvoirs  publics,  les  rapports  de 
M.  le  président  de  la  république  et  de  l'assemblée,  la  responsabilité  mi- 
nistérielle? Tout  ce  qu'on  peut  dire  pour  le  moment,  c'est  que  ces  sous- 
commissions  n'ont  point  interrompu  leur  travail  même  pendant  les  va- 
cances, c'est  qu'elles  ont  eu  plusieurs  fois  des  conférences,  soit  avec 
M,  le  président  de  la  république,  soit  avec  M.  le  garde  des  sceaux,  et 
qu'en  fin  de  compte  cet  examen  en  commun  semble  avoir  conduit  à  un 
rapprochement  de  vues  et  d'opinions  sur  quelques-uns  des  points  essen- 
tiels. On  était  parti  d'une  divergence  presque  complète,  d'une  sorte 
d'antagonisme  avoué,  constaté  par  le  vote  du  29  novembre;  on  est  ar- 
rivé, à  ce  qu'il  paraît,  à  une  certaine  entente  préparée  et  singulièrement 
facilitée  sans  doute  par  la  discussion  du  1/j  décembre  sur  la  dissolution, 
par  le  discours  de  M.  Dufaure.  Cette  entente  serait  même  assez  mar- 
quée, s'il  est  vrai  que  d'un  côté  on  ne  contesterait  plus  à  M.  Thiers  le 
droit  d'intervenir  dans  les  débats  parlementaires,  et  que  M.  Thiers  à  son 
tour  ne  refuserait  pas  de  laisser  réglementer  ce  droit  d'intervention  par 
la  parole  et  par  l'éloquence.  C'est  là,  on  le  sait,  un  des  points  les  plus 
délicats. 

A  bien  dire,  le  danger,  l'écueil  dans  toutes  les  combinaisons  qui  ont 
été  mises  en  avant,  et  elles  sont  certes  assez  nombreuses,  le  danger  est 
dans  cet  effort  raffiné  et  subtil  auquel  on  semble  se  livrer  pour  éluder 
les  difficultés,  pour  faire  un  peu  de  définitif  sans  sortir  du  provisoire  ou 
pour  couvrir  le  provisoire  d'une  légère  apparence  de  définitif,  pour  trou- 
ver en  un  mot  un  modus  vivendi  qui  ne  décide  rien  et  ne  compromette 
rien.  M.  Thiers  disait  spirituellement  au  début  de  ces  conférences  de  la 
commission  des  trente  qu'on  cherchait  à  Rome  ce  modus  vivendi  sans  le 
trouver,  mais  qu'il  ne  fallait  pas  se  décourager,  qu'on  le  découvrirait 
peut-être  à  Versailles.  Le  meilleur  moyen  de  le  trouver  est  de  ne  pas  trop 
se  perdre  dans  des  raffinemens  de  casuistique  constitutionnelle  ou  dans 
les  subterfuges  de  l'esprit  de  parti,  d'aller  simplement,  résolument,  à 
la  réalité  des  choses.  Quelle  est  aujourd'hui  cette  réalité  des  choses?  On 
le  sait,  on  le  voit  tous  les  jours.  Il  y  a  une  assemblée  qu'on  veut  juste- 
ment maintenir  dans  ses  droits,  dans  sa  prépondérance  de  pouvoir  sou- 
verain ;  il  y  a  un  gouvernement  qui  n'est  au  premier  abord  que  le  man- 
dataire de  l'assemblée,  mais  qui,  lui  aussi,  a  jusqu'à  un  certain  point  sa 
vie  propre  par  son  origine  morale,  par  l'autorité  des  services  qu'il  a 
rendus,  par  l'ascendant  et  la  popularité  de  l'homme  qui  le  personnifie  ; 
il  y  a  enfin  une  république  qu'on  peut  n'accepter  que  par  raison,  si  l'on 
Vâut,  qui  existe  néanmoins,  qu'on  ne  peut  même  pas  remplacer,  qu'on 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  àb7 

ne  peut  pas  refuser  non  plus  de  doter  des  conditions  de  se'curité  sociale 
et  politique  inhérentes  à  un  régime  régulier.  Il  s'agit  de  combiner  ces 
éléinens  divers,  de  faire  marcher  d'intelligence  ces  deux  pouvoirs  que 
la  prudence  la  plus  vulgaire  défend  de  séparer,  et  de  les  concilier  sur 
le  terrain  de  cette  république  dont  M.  Thiers  a  dit  qu'elle  resterait  con- 
servatrice, ou  qu'elle  ne  serait  pas. 

Le  problème  n'est  point  facile  à  résoudre  sans  doute.  Les  complica- 
tions se  multiplient  aussitôt  qu'on  aborde  les  solutions  pratiques,  dès 
qu'on  touche  à  cette  création  d'une  seconde  chambre  en  présence  d'une 
assemblée  souveraine,  dès  qu'on  veut  définir  et  régler  les  attributions, 
les  rapports  des  pouvoirs  qui  existent  aujourd'hui.  Les  antagonismes 
mêmes  qui  se  sont  produits,  les  incidens  qui  se  sont  succédé,  ajoutent 
aux  difficultés;  tout  cela  est  possible,  nous  en  convenons;  Au-dessus  de 
toutes  les  questions  secondaires,  il  y  a  cependant  une  question  supé- 
rieure qu'un  des  membres  les  plus  éclairés  de  l'assemblée,  M.  Henri 
Germain,  précisait  récemment  avec  une  singulière  netteté.  Au-dessus  de 
tous  les  détails  d'exécution,  il  y  a  cette  nécessiié  souveraine,  dominante, 
de  ne  pas  rester  indéfiniment  à  la  merci  des  conflits,  des  chocs  et  des 
aventures,  de  ne  pas  maintenir  une  incohérence  ruineuse  pour  le  pré- 
sent en  vue  d'un  avenir  incertain  et  insaisissable.  De  toute  façon,  puis- 
qu'on a  mis  la  main  à  l'œuvre  aujourd'hui,  on  ne  peut  plus  s'arrêter, 
il  faut  aller  jusqu'au  bout.  Reculer  devant  un  tel  problème  serait  désor- 
mais le  plus  triste  aveu  d'impuissance,  et  le  parti  conservateur  français 
est  le  premier  intéressé  à  préparer,  à  créer  une  organisation  publique 
devenue  nécessaire,  précisément  parce  qu'il  a  la  légitime  ambition  d'of- 
frir plus  que  tout  autre  au  pays  les  garanties  de  sécurité,  de  fixité  dont 
il  a  besoin  maintenant  plus  que  jamais.  M.  Germain  le  dit  avec  bon  sens  : 
«  Serait-il  prudent  que  l'assemblée  se  séparât  sans  avoir  créé  les  or- 
ganes essentiels  d'un  régime  régulier?..  Ne  vaut-il  pas  mieux  que  notre 
régime  politique  ait  été  défini  avant  les  élections  prochaines?  Le  parti 
conservateur  n'a-t-il  pas  le  plus  grand  intérêt  à  trancher  cette  question, 
afin  de  ne  pas  engager  la  lutte  électorale  sur  la  forme  du  gouverne- 
ment?.. »  Qu'arriverait-il,  si  par  une  sorte  d'abandon  sans  prévoyance 
on  se  laissait  aller  au  courant  des  choses  sans  rien  préparer,  sans  rien 
créer,  ou  si  l'on  attendait  le  dernier  moment  pour  faire  une  sorte  de 
constitution  testamentaire?  On  se  présenterait  aux  élections  avec  des 
forces  divisées  et  indécises,  avec  des  résolutions  sans  autorité  sur  l'opi- 
nion, avec  ce  dangereux  relief  d'une  assemblée  qui  aurait  manqué  de 
confiance  et  d'initiative,  qui  aurait  laissé  échapper  l'occasion  la  plus  fa- 
vorable pour  accomplir  un  grand  acte  politique.  Eût-on  été  en  mesure  de 
se  servir  du  [louvoir,  de  changer  quelques  administrateurs,  le  pays  n'ar- 
riverait pas  moins  au  scrutin  plein  de  perplexités,  exposé  à  d'irréparables 
méprises.  On  n'aurait  fait  ni  les  affaires  de  la  France,  ni  les  affaires  du 


hbS  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

parti  conservateur  lui-même,  on  aurait  peut-être  frayé  le  chemin  à  l'a- 
narchie ou  à  la  dictature,  —  à  la  dictature  à  travers  l'anarchie.  Ce  sont 
là  justement  les  considérations  qui  rehaussent  le  rôle  et  les  devoirs  de 
la  commission  des  trente  au  moment  où  elle  va  se  prononcer  sur  les 
questions  aussi  délicates  que  complexes  qu'elle  a  été  chargée  d'étudier 
et  de  résoudre. 

L'erreur  ou  le  malheur  de  certaines  fractions  conservatrices  de  l'as- 
semblée a  été  de  se  méprendre  assez  gravement  sur  notre  situation,  de 
méconnaître  la  seule  politique  possible  aujourd'hui  pour  la  France,  en 
paraissant  engager  une  lutte  de  susceptibilités,  d'arrière-pensées,  ou 
même  de  principes  si  l'on  veut,  contre  le  gouvernement,  lorsqu'il  s'a- 
gissait bien  plutôt  de  s'entendre  avec  lui  pour  trancher  des  questions  de 
l'intérêt  le  plus  immédiat  et  le  plus  pressant.  Que  les  esprits  extrêmes 
de  la  droite  poussent  jusqu'au  bout  cette  guerre  au  nom  de  la  légitimité 
qu'ils  croient  servir,  rien  de  plus  simple  :  ce  sont  les  radicaux  de  la 
royauté;  c'est  l'éternel  penchant  des  radicaux  de  la  droite  ou  de  la 
gauche  de  tout  sacrifier  à  une  idée  fixe,  à  un  intérêt  de  parti.  Les  es- 
prits plus  réfléchis  et  plus  modérés  ont  bientôt  senti  qu'ils  s'engageaient 
dans  une  voie  sans  issue.  Ils  se  trompaient  en  effet,  et,  s'ils  n'ont  pas 
été  suivis  dans  leur  campagne,  c'est  qu'ils  se  laissaient  entraîner  à  une 
politique  qui  ne  répondait  ni  à  l'instinct  du  pays,  ni  aux  nécessités 
publiques,  c'est  qu'on  n'a  pas  voulu  aller,  fût-ce  en  fort  bonne  com- 
pagnie, à  une  périlleuse  aventure.  Ils  s'affaiblissaient  ainsi  eux-mêmes 
aux  yeux  de  la  nation,  ils  compromettaient  leur  autorité  de  politiques 
et  de  sages  le  jour  où  ils  semblaient  cesser  d'être  les  conseillers  sym- 
pathiques, les  appuis  du  gouvernement,  pour  prendre  l'apparence  d'en- 
nemis décidés  à  marcher  sur  lui,  à  le  subjuguer,  à  le  réduire  à  merci 
ou  à  l'abattre,  au  risque  de  donner  le  signal  de  nouvelles  crises,  pour 
lesquelles,  il  faut  l'avouer,  le  public  a  peu  de  goût.  Chose  curieuse 
et  qui  s'est  vue  plus  d'une  fois  depuis  un  an,  on  a  poursuivi,  harcelé 
le  gouvernement  sur  des  points  où  il  avait  raison  de  résister,  dans 
des  occasions  où  en  se  défendant  il  sauvegardait  l'intérêt  du  pays,  les 
dernières  garanties  qui  nous  restent,  et  on  lui  a  cédé  là  où  il  n'avait 
pas  toujours  raison.  Ou  l'a  quelquefois  entouré  de  susceptibilités  et  de 
méfiances  pour  des  choses  presque  puériles  ou  dangereuses,  et  on  l'a 
laissé  libre  lorsqu'on  aurait  pu  lui  rendre  service  à  lui-même  en  s'effor- 
çant  de  l'arrêter  ou  de  le  stimuler  sans  le  blesser.  Là  est  le  faux  cal- 
cul. Les  hommes  éclairés  des  fractions  conservatrices  auraient  pu  et 
pourraient  encore  exercer  bien  plus  utilement  leur  influence,  si,  au  lieu 
d'avoir  toujours  l'air  de  mettre  en  doute  l'existence  du  gouvernement 
et  de  lui  disputer  son  avenir,  ils  mettaient  de  côté  toutes  ces  discus- 
sions vaines  et  irritantes  sur  le  caractère  définitif  ou  provisoire  de  la  ré- 
publique, pour  s'attacher  à  ce  qui  intéresse  le  plus  essentiellement  le 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  A59 

pays.  Qu'on  s'inquiète  un  peu  moins  du  superflu  et  qu'on  s'occupe  de 
ce  qu'il  y  a  de  plus  sérieux,  de  ce  qu'on  peut  appeler  d'abord  les  insti- 
tutions élémentaires  de  tout  régime  régulier,  des  grandes  mesures  réor- 
ganisatrices, des  lois  de  reconstitution  sociale,  de  toutes  ces  questions 
qui  disparaissent  trop  souvent  dans  le  tumulte  des  passions  des  partis 
et  des  conflits  de  pouvoirs  ou  d'influences. 

Ces  questions,  elles  sont  certes  assez  nombreuses,  elles  touchent  à 
notre  état  militaire,  aux  finances,  à  l'instruction  publique.  Tout  cela  se 
presse  sous  nos  yeux.  On  a  fait  l'an  dernier  une  loi  sur  le  recrutement; 
mais  ce  n'est  là  en  quelque  sorte  que  la  base.  Il  reste  à  s'occuper  de  la 
vraie  reconstitution  militaire,  de  la  réorganisation  de  l'armée  active, 
de  l'armée  territoriale.  Où  est  la  loi  qui  doit  donner  satisfaction  à  cet 
intérêt  souverain?  À-t-elle  été  préparée  par  la  commission  parlementaire 
qui  travaille  depuis  plus  d'un  an?  Doit-elle  sortir  des  délibérations  du 
conseil  supérieur  de  la  guerre  qui  se  réunit  sous  la  direction  de  M.  le 
président  de  la  république  lui-même?  Est-on  arrivé  à  un  résultat  après 
des  études  si  mûrement  poursuivies?  Assurément  personne  ne  peut  con- 
tester ce  qui  a  été  fait  depuis  le  fatal  dénoûment  de  la  dernière  guerre 
pour  remettre  sur  pied  notre  puissance  militaire,  pour  relever  notre  ar- 
mée; malheureusement  il  est  bien  clair  qu'il  y  a  encore  beaucoup  à 
faire  pour  rendre  la  sève  de  la  vie,  la  confiance,  l'ordre,  la  discipline, 
à  ce  grand  corps  militaire  qui  se  ressent  des  désastres  d'où  il  est  sorti 
mutilé,  et  la  loi  qui  fixerait  toutes  les  incertitudes,  qui  réglerait  défini- 
tivement l'organisation  nouvelle  en  disant  à  l'armée  ce  qu'elle  doit  être, 
aiderait  sans  nul  doute  à  cette  œuvre  réparatrice.  Et  les  finances  !  On  a 
discuté  le  budget,  nous  en  convenons  ;  on  a  voté  l'an  dernier  toute  sorte 
d'impôts  pour  créer  des  ressources  proportionnées  aux  immenses  chargés 
qui  pèsent  sur  nous;  mais  voilà  justement  la  difficulté.  La  question 
financière  est-elle  résolue  par  le  système  qui  a  été  suivi?  Les  impôts 
ont-ils  produit  ce  qu'on  attendait?  Suffiront-ils  pour  faire  face  à  toutes 
les  nécessités,  pour  maintenir  un  certain  équilibre  aussi  nécessaire  que 
difficile  à  réaliser?  C'est  au  moins  le  sujet  du  doute  le  plus  sérieux;  la 
vérité  est  que  les  impôts  nouveaux  n'ont  pas  produit  ce  qu'on  croyait 
pouvoir  espérer.  Il  y  a  un  ralentissement  sensible  sur  les  douanes,  sur 
les  postes,  sur  les  contributions  indirectes,  et  nous  ne  parlons  pas,  bien 
entendu,  de  l'impôt  sur  les  matières  premières,  qui  pour  l'instant  repré- 
sente bien  moins  une  ressource  réelle  qu'un  chiffre  nominal.  Bref,  tout 
bien  compté,  le  déficit  de  l'année  écoulée  s'élève  à  plus  de  150  mil- 
lions. C'est  déjà  fort  grave,  on  en  conviendra,  pour  la  première  expé- 
rience d'un  système  financier. 

Peut-on  du  moins  avoir  plus  de  confiance  pour  l'avenir  et  se  figurer 
que  les  recettes  publiques  reprendront  leur  élan?  L'année  1873  sera- 
t-elle  plus  heureuse  que  l'année  1872?  Nous  voulons  le  croire,  une  cer- 


hQO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

taine  amélioration  est  possible.  Il  ne  faut  pas  cependant  se  faire  illusion, 
parce  que  le  déficit  tient  à  la  nature  des  choses  bien  plus  qu'à  uae  cir- 
constance accidentelle.  Il  y  a  en  effet  une  limite  d'aggravation  au-delà 
de  laquelle  les  impôts  ne  peuvent  plus  donner  ce  qu'on  leur  demande, 
ils  sont  en  quelque  sorte  au  bout  de  leur  force  de  production.  C'est  ce 
qui  est  arrivé.  On  a  cru  Fan  dernier  que  le  meilleur  moyen,  le  moins 
dur  pour  le  pays,  était  de  procéder  par  des  surtaxes  ajout-ées  aux  im- 
pôts existans  déjà,  par  des  monopoles  comme  celui  des  allumettes,  par 
des  combinaisons  fiscales  formant  une  maille  étroite  et  serrée.  On  n'a 
pas  voulu  admettre  que  ces  moyens,  bons  peut-être  dans  des  circon- 
stances ordinaires  où  ils  auraient  pu  être  employés  avec  mesure,  étaient 
complètement  insuffisans  dans  la  situation  la  plus  extraordinaire  qui  ait 
été  infligée  à  un  peuple,  et  que,  pour  épargner  au  pays  un  sacrifice  con- 
sidérable, mais  temporaire,  on  allait  faire  peser  sur  lui  une  charge  per- 
manente, d'autant  plus  fatigante  qu'elle  se  présente  à  toute  heure  et  sous 
toutes  les  formes.  On  voit  ce  qui  en  résulte.  Le  pays  ne  sent  pas  moins 
le  fardeau  qui  lui  a  été  imposé,  et  les  impôts,  poussés  au  point  où  ils 
n'ont  plus  toute  leur  élasticité  productive,  n'assurent  plus  toutes  les  res- 
sources dont  on  aurait  besoin.  Tous  les  calculs  sont  déjoués,  de  telle 
sorte  qu'on  se  retrouve  en  présence  d'un  problème  qu'on  croyait  avoir 
résolu.  11  faudra  peut-être  revenir  sur  ce  qu'on  a  fait,  recourir  à  des 
moyens  nouveaux.  Tout  dépend  de  ce  qui  va  se  produire  dans  le  mouve- 
ment du  revenu  public  entre  la  discussion  récente  du  budget  de  1873 
et  la  discussion  qui  s'ouvrira  bientôt  sans  doute  sur  le  budget  de  187Zi. 
Ce  sont  là  des  questions  faites  pour  attirer,  pour  intéresser  les  esprits 
prévoyans,  pour  ramener  notre  politique  dans  une  sphère  où  il  n'y  a 
place  que  pour  des  contradictions  sincères,  loyales,  utiles,  fructueuses, 
que  le  gouvernement  lui-même  ne  pourrait  songer  à  décliner,  puisqu'il 
y  trouverait  une  garantie,  une  force  de  plus  dans  l'œuvre  laborieuse 
qu'il  poursuit  avec  l'assemblée. 

Qu'on  remarque  un  instant  le  profit  qu'il  y  a  pour  tout  le  monde  à 
rester,  à  revenir  sur  ce  terrain  des  discussions  sérieuses.  Depuis  quel- 
ques jours,  un  débat  des  plus  intéressans  est  engagé  devant  l'assemblée 
11  y  a  eu,  il  est  vrai,  entre  un  député  de  la  droite  et  M.  Gauibetla  un  de 
ces  conflits  de  paroles  que  le  président  est  obligé  de  dénouer  par  un 
rappel  à  l'ordre,  et  qui  prouvent  qu'il  est  toujours  plus  facile  d'échan- 
ger des  interpellations  violentes  que  de  porter  son  contingent  de  lu- 
mières dans  l'examen  des  affaires  du  pays.  A  part  cette  bourrasque  d'un 
instant,  la  discussion  est  digne  de  la  question  dont  l'assemblée  est  oc- 
cupée. Il  s'agit  de  la  reconstitution  du  conseil  supérieur  de  l'instruction 
publique,  qui  a  disparu  dans  les  dernières  tempêtes.  C'est  une  loi  non- 
seulement  conservatrice,  mais  libérale,  puisqu'elle  a  pour  objet  de  pla- 
cer au  sommet  de  l'enseignement  public  un  pouvoir  de  surveillance  élu, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  llQi 

une  sorte  de  gouvernement  moral  réunissant  toutes  les  forces  vives  du 
pays,  des  représentans  du  clergé,  de  F  Université,  de  la  magistrature, 
de  l'armée,  de  l'industrie.  Le  parti  radical,  selon  son  habitude,  a  dé- 
fendu la  doctrine  de  l'autocratie  de  l'état  sur  l'enseignement.  La  loi 
nouvelle,  extension  de  la  loi  de  1850,  œuvre  de  conciliation  et  de  libé- 
ralisme, a  été  soutenue  par  des  conservateurs  et  des  libéraux  ds  tous 
les  rangs  et  de  toutes  les  nuances,  depuis  M.  Vacherot  jusqu'à  M.  l'é- 
vêque  d'Orléans.  M.  le  duc  de  Broglie,  comme  rapporteur,  a  surtout 
défendu  et  commenté  la  loi  en  discussion  dans  le  langage  le  plus  élevé 
et  le  plus  éloquent  Quant  à  M.  Jules  Simon,  il  est  trop  conciliant  pour 
ne  pas  s'entendre  avec  M.  le  duc  de  Broglie,  avec  M.  l'évêque  d'Orléans, 
comme  au  besoin  avec  quelques  radicaux.  Il  ne  demande  pas  mieux 
que  d'être  d'accord  avec  tout  le  monde,  pourvu  que  tout  le  monde  soit 
d'accord  avec  lui  pour  le  considérer  comme  un  ministre  indispensable, 
et  M.  le  président  de  la  république  ne  peut  certainement  qu'être  touché 
de  cet  attachement  d'un  de  ses  collaborateurs  au  poste  de  douleur  oia 
il  reste  enchaîné.  Au  demeurant,  ces  discussions  sont  rassurantes  et 
utiles.  Elles  sont  bonnes  pour  le  pays  dont  elles  font  les  affaires,  bonnes 
pour  l'assemblée  elle-même,  où  elles  ramènent  cet  esprit  de  concilia- 
tion, ce  sentiment  des  choses  sérieuses  qui  préviennent  ou  atténuent 
les  crises  politiques. 

Au  milieu  de  ces  préoccupations  de  tous  les  jours,  voici  cependant 
un  événement  qui  en  d'autres  temps  aurait  eu  pour  notre  pays  une  im- 
portance décisive.  L'empereur  Napoléon  III  vient  de  mourir  àChislehurst 
des  suites  d'une  opération  tentée  pour  prolonger  ses  jours.  Il  s'est  éteint 
presque  subitement  dans  l'exil  qu'il  s'était  fait,  qui  semblait  presque  le 
dénouaient  naturel  de  cette  existence  aventureuse,  et  ce  qui  n'est  peut- 
être  extraordinaire  qu'en  apparence,  c'est  que  sa  mort  a  produit  plus 
d'effet  au  dehors,  en  Angleterre,  en  Italie,  qu'en  France  même.  C'est 
tout  simple  :  celui  qui  fut  l'empereur  était  pour  les  Anglais  le  négocia- 
teur du  traité  de  commerce,  pour  les  Italiens  le  promoteur  de  la  guerre 
de  1859,  pour  tous  un  personnage  placé  un  instant  au  premier  rang  dans 
les  affaires  du  monde.  Pour  la  France,  il  ne  représentait  plus  que  la  ca- 
tastrophe la  plus  douloureuse  dont  notre  pays  ait  été  la  victime  depuis 
des  siècles.  Ce  n'est  point  sans  doute  le  moment  de  juger  cette  destinée 
étrange,  romanesque  et  fatale.  L'empereur  Napoléon  III  est  à  peine  re- 
froidi dans  son  cercueil,  et  il  a  été  pendant  près  de  vingt  ans  le  souverain 
accepté  de  notre  pays.  Quand  le  jour  de  la  vérité  viendra,  on  s'apercevra 
peut-être  que  ce  personnage  impérial  a  dû  son  élévation  et  sa  fortune  bien 
moins  à  son  habileté  et  à  la  puissance  de  son  esprit  qu'à  son  nom  d'abord, 
puis  aux  événemens  qui  l'ont  porté,  et  qu'il  n'a  pas  su  même  toujours 
maîtriser.  On  l'a  pris  quelquefois  pour  un  calculateur  redoutable,  pour 
un  profond  politique.  Non,  en  vérité,  il  n'était  rien  de  tout  cela,  il  n'avait 


Il62  RLVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ni  des  idées  suivies,  ni  des  vues  politiques  précises,  ni  même  la  force 
de  travail  et  d'application  nécessaire  pour  l'immense  pouvoir  qu'il  s'é- 
tait attribué.  Il  s'engageait  dans  une  affaire  sans  en  prévoir  les  consé- 
quences, et  il  s'arrêtait  par  lassitude  sans  savoir  ce  qui  sortirait  des 
complications  qu'il  avait  créées.  Aussi  la  plupart  da  ses  entreprises  res- 
tent-elles marquées  de  ce  sceau  des  choses  obscurément  conçues  et  tou- 
jours inachevées.  C'était  un  esprit  chimérique,  rêveur,  agité  de  fantai- 
sies conspiratrices  même  sur  le  trône  et  ne  sachant  trop  ce  qu'il  voulait. 
Il  n'a  paru  grand  quelquefois  que  parce  qu'il  était  à  la  tête  de  la  France. 
Les  bonapartistes  assurent  aujourd'hui  que  l'empereur  est  mort,  mais 
que  l'empire  est  vivant.  C'est  au  contraire  l'empire  qui  a  été  frappé  par 
les  derniers  événemens,  car  enfin  il  est  un  souvenir  qui  revient  invinci- 
blement à  l'esprit.  De  tous  les  gouvernemens  qui  se  sont  succédé  de- 
puis quatre-vingts  ans,  et  il  y  en  a  eu  beaucoup,  l'empire  seul  a  eu  le 
cruel  privilège  d'attirer  sur  la  France  trois  invasions.  Au  moins  Napo- 
léon I"  disparaissait-il  en  prodiguant  encore  les  éclairs  de  génie  dans 
une  dernière  lutte.  Napoléon  111  a  disparu  sans  lustre  et  sans  gloire, 
laissant  à  l'armée  les  souvenirs  d'un  malheur  immérité,  à  la  France  la 
cuisante  amertume  d'une  mutilation  nationale,  avec  toutes  les  difficultés 
d'une  situation  à  refaire,  d'une  politique  à  retrouver  dans  des  ruines. 

Ces  difficultés  sont  partout  pour  nous  aujourd'hui;  elles  naissent  en 
grande  partie  de  l'incohérence  de  cette  politique  impériale  qui  n'a  su 
rien  faire,  rien  achever,  et  qui  nous  laisse  l'embarras  de  toutes  les  con- 
tradictions. L'empereur  Napoléon  III  voulait-il  jusqu'au  bout  l'unité  de 
l'Italie?  Voulait-il  maintenir  le  pouvoir  temporel  du  pape?  On  ne  le  sait 
plus  en  vérité.  Toujours  est-il  que  si  cette  politique,  par  la  manière  in- 
consistante et  confuse  dont  elle  a  été  pratiquée ,  n'a  pas  eu  pour  la 
France  les  résultats  heureux  qu'elle  aurait  pu  avoir,  elle  a  eu  au-delà 
des  Alpes  une  conséquence  indestructible,  l'avènement  d'une  nation 
qui  a  su  conquérir  sa  fortune  par  sa  constance,  qui  sait  aujourd'hui 
mériter  de  la  garder  par  son  habile  modération.  Désormais  tout  est  fini, 
l'Italie  existe,  elle  est  à  Rome  comme  à  Venise,  le  pouvoir  temporel  a 
disparu,  et  ce  serait  une  singulière  illusion  de  croire  que  par  de  la  mal- 
veillance, par  de  la  mauvaise  humeur  ou  des  taquineries,  on  peut  chan- 
ger ce  qui  est  accompli. 

Voilà  ce  qui  doit  bien  entrer  dans  l'esprit  de  nos  ambassadeurs  qui 
vont  à  Rome  représenter  la  France  auprès  du  souverain  pontife,  rési- 
dant au  Vatican,  en  même  temps  qu'un  de  nos  ministres  nous  représente 
auprès  du  roi  Victor-Emmanuel,  qui  est  au  Quirinal.  M.  de  Bourgoings'y 
est  trompé,  il  s'est  cru  le  représentant  d'une  autre  politique,  et  il  n'a 
fait  qu'aggraver  son  erreur  par  une  démission  parfaitement  irréfléchie 
qui  pouvait  mettre  le  gouvernement  dans  l'embarras,  soit  vis-à-vis  de 
l'Italie,  soit  vis-à-vis  des  catholiques  de  l'assemblée,  toujours  prêts  à 


REVUE.    CHRONIQUE.  A63 

se  jeter  sur  cette  question  romaine.  Heureusement  cet  incident  est 
terminé.  M.  de  Bourgoing  en  est  pour  la  démission  qu'il  a  bien  fait  de 
donner,  puisque  c'est  ainsi  qu'il  entendait  son  rôle.  Il  est  remplacé 
par  M.  de  Corcelles,  qui  a  paru  hésiter  d'abord,  et  qui  n'a  évidem- 
ment accepté  de  rester  comme  ambassadeur  auprès  du  saint-siége  que 
parce  qu'il  a  cru  pouvoir  concilier  les  égards  dus  au  souverain  spi- 
rituel de  l'église  et  les  nécessités  de  la  politique  française.  Ce  qu'il 
y  aurait  de  mieux  maintenant  serait  de  laisser  retomber  dans  l'oubli 
les  interpellations  qu'on  annonçait.  Ce  serait  certainement  utile  de 
toute  façon,  car  enfin  à  quoi  veut-on  arriver?  Veut-on  simplement 
garantir  la  liberté  du  souverain  pontife?  Cette  liberté,  quoi  qu'on  en 
dise,  est  entière.  La  France  peut  môme  maintenir  dans  les  eaux  ita- 
liennes un  navire  qui  reste  à  la  disposition  du  pape,  lorsque  le  gouver- 
nement italien  pourrait  après  tout  dire  qu'un  navire  dans  ses  eaux 
équivaut  à  un  régiment  sur  son  territoire.  Si  l'Italie  parlait  ainsi,  que 
pourrait-on  répondre?  D'un  autre  côté,  croit-on  qu'il  soit  bien  utile 
de  se  livrer  sans  cesse  à  des  récriminations  blessantes,  de  troubler 
les  rapports  d'amitié,  de  cordialité  qui  doivent  exisler  entre  l'Italie  et  la 
France?  La  meilleure  politique  est  celle  qui  ne  parle  pas  inutilement  et 
qui  sait  garder  ses  amis  naturels  au  lieu  de  s'aliéner  ceux  qui  n'ont 
aucune  raison  d'être  des  ennemis. 

Depuis  que  l'année  est  commencée,  l'Allemagne  en  est  à  se  demander 
par  tout  ce  qu'elle  a  de  journaux,  et  même  par  ses  principaux  orateurs 
parlementaires,  quelle  est  la  vraie  signification  d'une  sorte  de  crise  mi- 
nistérielle qui  s'est  récemment  produite  à  Berlin.  Est-ce  une  crise  mi- 
nistérielle? C'est  là  justement  la  question  sur  laquelle  les  commentaires 
se  succèdent,  que  toutes  les  explications  des  journaux  officiels  ou  semi- 
officiels  n'ont  pas  contribué  à  rendre  plus  simple,  et  que  les  ministres 
eux-mêmes,  interpellés  dans  le  parlement,  n'ont  peut-être  pas  eu  le  don 
d'éclaircir.  Toujours  est-il  que  pour  ces  premières  heures  de  l'année  il  y 
a  eu  en  Prusse  un  changement  assez  sérieux,  quoiqu'il  garde  encore  un 
certain  caractère  énigmatique.  M.  de  Bismarck,  qui  a  passé  ces  derniers 
mois  à  Varzin,  qui.  a  laissé  le  ministre  de  l'intérieur,  le  comte  Eulen- 
bourg,  et  ses  autres  collègues  se  débattre  dans  une  sorte  de  conflit  avec 
la  chambre  des  seigneurs  à  l'occasion  de  la  réforme  de  l'organisation 
provinciale  et  communale,  M.  de  Bismarck  est  rentré  à  Berlin,  et  après 
une  entrevue  qu'il  a  eue  aussitôt  avec  l'empereur  Guillaume,  il  a  donné 
sa  démission  de  président  du  conseil  dans  le  cabinet  prussien;  M.  de 
Bismarck  reste,  il  est  vrai,  ministre  des  affaires  étrangères  de  Prusse, 
et  ne  quitte  pas  bien  entendu  le  poste  supérieur  de  chancelier  de  l'em- 
pire. Le  ministre  de  la  guerre,  le  général  de  Roon,  a  reçu  d'abord  la 
délégation  de  la  présidence  du  conseil  à  titre  provisoire  et  comme  doyen 
d'âge;  mais  bientôt  un  nouveau  rescrit  royal  ou  impérial  a  fait  le  gêné- 


464  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rai  de  Rooii  président  du  conseil  effectif  et  définitif  du  ministère  prus- 
sien. Ainsi  M.  de  Bismarck,  restant  toujours  chancelier  de  l'empire 
d'Allemagne,  se  trouve  n'être  plus  que  simple  ministre  dans  un  cabinet 
dont  il  était,  il  y  a  peu  de  jours  encore,  le  chef  presque  souverain  et 
incontesté.  C'est  là  le  fait  ostensible.  Quel  en  est  le  caractère  politique? 
Cette  évolution  ministérielle  est-elle  ce  qu'on  peut  appeler  un  événe- 
ment? Est-ce  enfin  une  épreuve  inattendue  pour  l'ascendant  de  M.  de 
Bismarck,  qui  se  serait  vu  obligé  de  plier  momentanément  devant  des 
difficultés  extérieures  ou  intérieures  qu'il  ne  voudrait  pas  aborder  de 
front? 

C'est  ici  précisément  que  commence  le  conflit  des  commentaires  et  des 
interprétations.  Non,  disent  les  uns,  la  dernière  crise  de  Berlin  n'a  au- 
cune signification  sérieuse,  encore  moins  est-elle  un  échec  pour  l'in- 
fluence du  chancelier.  M.  de  Bismarck  a  voulu  tout  simplement  alléger 
son  fardeau,  écarter  de  lui  les  détails  fatigans  du  gouvernement.  Au- 
jourd'hui aussi  bien  qu'hier  il  reste  l'arbitre  de  la  situation.  Comuie 
chancelier  de  l'empire,  il  garde  la  direction  de  la  politique  allemande; 
comme  ministre  des  affaires  étrangères,  il  garde  sa  place  dans  le  cabinet 
prussien,  et  là  où  il  est  il  ne  peut  y  avoir  aucune  prépondérance  rivale. 
II  est  l'âme  du  conseil,  l'inspirateur  de  toutes  les  résolutions.  C'était  le 
cabinet  Bismarck,  c'est  encore  le  cabinet  Bismarck.  Il  n'y  a  rien  dé 
changé,  la  direction  reste  invariable;  les  réformes  libérales  entreprises 
ou  encouragées  par  le  chancelier  ne  seront  pas  interrompues;  la  guerre 
engagée  contre  le  cléricalisme,  contre  Rome,  sera  continuée.  Ainsi  par- 
lent les  amis  de  M.  de  Bismarck,  et  ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que 
ceux  qui  désireraient  le  plus  que  la  dernière  crise  eût  toute  l'importance 
d'une  sérieuse  évolution  politique  affectent  la  même  incrédulilé.  Ils  ne 
croient  pas  du  tout  à  une  modification  dans  les  affaires  de  la  Prusse. 
Tout  récemment  un  des  orateurs  les  plus  habiles  de  l'opposition  catho- 
lique dans  la  chambre  de  Berlin,  M.  Windthorst,  rappelait  que  le  chan- 
gement de  ministère  avait  eu  lieu  le  jour  de  la  fête  de  saint  Thomas 
l'incrédule,  et  il  ajoutait  :  «  Moi  aussi,  je  reste  incrédule  quand  on  me 
dit  que  ce  changement  est  le  prélude  d'un  revirement  dans  la  politique 
intérieure.  Je  verrais  avec  joie  le  gouvernement  sortir  de  la  fausse  voie 
oi!i  il  est  entré;  mais  je  ne  puis  pas  l'espérer.  » 

Est-il  bien  vrai  cependant  que  la  dernière  crise  berlinoise  n'ait  eu 
qu'un  caractère  et  des  résultats  absolument  insignifians?  Sans  doute, 
disent  bien  d'autres,  le  prince  de  Bismarck  ne  cesse  pas  d'être  le  per- 
sonnage le  plus  considérable  de  la  Prusse  et  de  l'Allemagne,  dont  il  a 
renouvelé  la  fortune,  et  sa  prééminence  n'est  point  menacée.  Il  n'a 
point  eu  à  subir  un  échec  d'influence,  puisqu'il  n'y  a  point  eu  de  lutte 
ostensible,  puisque  rien  ne  s'est  fait  qu'avec  son  concours,  sur  sa  de- 
mande, selon  le  désir  qu'il  a  exprimé  au  roi.  11  n'est  pas  moins  certain 


REVUE.    CHRONIQUE.  Zi65 

que  le  déplacement  ministériel  qui  vient  de  s'accomplir  a  quelque  im- 
portance dans  la  situation  intérieure  de  la  Prusse.  D'abord  le  nom 
même  du  nouveau  président  du  conseil  a  sa  signification.  Le  général 
de  Roon  n'est  pas  le  premier  venu;  «  il  ne  nous  a  pas  habitués  à  le 
regarder  comme  un  homme  de  paille,  »  disait  récemment  un  député, 
M.  Virchow,  qui  cherchait  le  sens  de  cette  nomination.  Le  général  de 
Roon  en  effet  est  un  des  réorganisateurs  de  l'armée  prussienne;  il  est 
un  de  ceux  qui  ont  contribué  aux  victoires  allemandes.  11  jouit  de  la 
confiance  intime,  de  la  faveur  particulière  du  roi,  qui  voit  en  lui  un  de 
ses  serviteurs  les  plus  habiles  et  les  plus  dévoués,  et  qui  vient  de  cou- 
ronner sa  longue  carrière  militaire  du  titre  de  feld-maréchal.  Par  lui- 
même,  un  tel  homme  n'est  pas  fait  pour  jouer  un  rôle  banal  de  prête- 
nom,  et  la  preuve,  c'est  que,  si  le  premier  jour  il  n'a  été  qu'un  président 
du  conseil  par  le  privilège  de  l'âge,  il  est  devenu  bientôt  un  chef  de 
ministère  réel  et  complet  institué  par  le  souverain.  De  plus  il  est  avéré 
que  depuis  quelque  temps  le  général  de  Roon  se  montrait  assez  opposé 
à  certaines  lois  libérales  soutenues  par  le  gouvernement,  si  bien  qu'il 
avait  cru  devoir  donner  sa  démission  par  raison  de  santé,  et  il  a  re- 
trouvé la  santé,  il  a  retiré  sa  démission  pour  devenir  président  du  con- 
seil. Par  le  fait,  le  général  de  Roon  représente  au  pouvoir  les  répu- 
gnances du  parti  féodal  et  religieux  contre  les  lois  réformatrices,  et  un 
peu  aussi  peut-être  les  susceptibilités  du  parti  militaire  vis-à-vis  de  la 
prépotence  de  M.  de  Bismarck.  En  un  mot,  la  dernière  crise  ministé- 
rielle de  Prusse  est  un  incident  qui  a  déjà  la  signification  la  plus  sé- 
rieuse et  qui  peut  avoir  les  conséquences  les  plus  imprévues. 

Que  faut-il  conclure  de  ces  explications  diverses?  Il  y  a  peut-être  une 
certaine  part  de  vérité  dans  les  unes  et  dans  les  autres.  Il  est  possible 
en  effet  que  le  ministère  prussien  reconstitué  sous  les  auspices  du  géné- 
ral de  Roon  soit  par  la  force  des  choses  comme  un  point  d'arrêt  dans  la 
politique  réformatrice  inaugurée  depuis  quelque  temps  à  Berlin,  dans 
cette  sorte  de  guerre  engagée  centre  les  influences  aristocratiques  et 
cléricales,  et  ce  qui  tendrait  à  le  prouver,  c'est  que  déjà  on  paraît  avoir 
retiré  un  projet  sur  le  mariage  civil.  Il  est  possible  que  l'empereur 
Guillaume,  en  chargeant  M.  de  Roon  de  faire  de  la  temporisation,  de  la 
conciliation  avec  le  parti  féodal  et  religieux,  n'ait  fait  que  revenir  à  de 
vieilles  préférences,  qu'il  ait  cédé  à  un  penchant  secret  que  M.  de  Bis- 
marck lui-môme  aura  voulu  ménager.  De  deux  choses  l'une  :  ou  cette 
polin'que  réussira,  et  M.  de  Bismarck  en  tirera  parti  comme  de  toute 
autre  combinaison,  —  ou  elle  échouera,  et  le  chancelier  restera  plus 
que  jamais  maître  de  la  situation.  De  toute  façon,  comme  ministre  des 
affaires  étrangères  de  Prusse,  comme  chancelier  de  l'empire,  et  plus 
encore  par  l'autorité  de  son  esprit,  de  sa  hardiesse,  de  ses  services,  il 
garde  évidemment  la  haute  direction  de  la  politique  de  l'Allemagne.  A.u 
TOME  cm.  —  1873.  30 


h66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

point  de  vue  de  la  position  personnelle  de  M.  de  Bismarck  dans  le  ca- 
binet prussien,  les  derniers  changemens  peuvent  avoir  quelque  valeur 
au  moins  pour  le  moment;  à  un  point  de  vue  plus  général,  ils  ne 
changent  rien.  Ils  laissent  le  chancelier  avec  le  même  pouvoir,  et  on 
pourrait  l'ajouter,  en  face  des  mêmes  difficultés  inhérentes  à  cette  uni- 
fication allemande  qui  a  été  commencée,  continuée  par  la  guerre,  mais 
que  la  politique  seule  peut  achever.  Ces  difficultés,  qui  sont  de  toute 
nature,  elles  se  reproduiront  plus  d'une  fois,  elles  apparaissaient  hier 
encore  à  l'occasion  de  l'institution  d'une  haute  cour  de  justice  impé- 
riale qu'on  veut  créer  au-dessus  de  toutes  les  juridictions  particulières. 
Le  projet  présenté  au  conseil  fédéral  par  le  ministre  de  la  justice  de 
Prusse,  M.  Leonhardt,  poussait  l'unification  jusqu'à  la  dernière  limite 
et  tendait  évidemment  à  faire  tout  converger  à  Berlin,  qui  serait  devenu 
ainsi  le  centre  judiciaire  de  l'Allemagne.  La  Bavière,  le  Wurtemberg,  la 
Saxe  ont  résisté  et  revendiquent  l'indépendance  souveraine,  l'autonomie 
de  leurs  jurisprudences  diverses  en  tout  ce  qui  ne  contrarie  pas  le  droit 
général  de  l'empire.  Il  a  fallu  ouvrir  des  conférences  nouvelles  entre 
états  fédérés,  faire  la  part  des  susceptibilités  particularistes.  On  en  est 
là,  et  M.  de  Bismarck,  tout  entier  aujourd'hui  à  son  rôle  de  chancelier, 
n'est  pas  au  bout  de  son  œuvre  de  hardi  Prussien  s'efforgant  d'absorber 
l'Allemagne.  cii.  de  mazade. 


LES    THEATRES. 


OPERA.  -  LA   COUPE  DU  ROI  DE   THULÉ. 

Parmi  tant  de  monde  assistant  vendredi  à  la  première  représentation 
du  Roi  de  Thulè,  nombre  de  gens  ont  dû  se  demander  quelle  pouvait 
bien  être  la  moyenne  des  talens  dans  ce  fameux  concours  auquel  l'opi- 
nion prit  sa  part  d'intérêt.  Nous  sommes  de  ceux  qui  se  sont  posé  la 
question,  et  nous  cherchons  encore  quelle  devait  être  la  valeur  des  ou- 
vrages refusés,  alors  que  l'ouvrage  proclamé  le  meilleur  de  tous  par  le 
jury  vaut  lui-même  si  peu  de  chose  et  par  son  poème  et  par  sa  musique. 
Le  poème  surtout  mérite  d'attirer  la  curiosité  :  l'art  en  est  véritablement 
enfantin.  Depuis  Aladtn  et  sa  lampe  merveilleuse,  le  talisman  n'avait 
plus  guère  paru  à  l'Opéra  que  dans  Robert  le  Diable,  et  pour  y  jouer  un 
rôle  épisodique.  L'heure  était  sans  doute  venue  de  réhabiliter  sur  notre 
première  scène  un  vieux  moyen  qui  semblait  désormais  abandonné  aux 
féeries  du  Ghâtelet  et  de  la  Gaîté.  Cette  coupe  de  la  ballade,  si  mélan- 


REVUE.    CHRONIQUE.  A67 

colique  entre  les  mains  du  caduc  monarque  trépassant,  devient  dans 
l'opéra  un  talisman  comme  le  pied  de  mouton  ;  elle  donne  le  pouvoir, 
confère  les  droits  souverains  à  qui  la  possède;  «  par  elle,  tout  est  pos- 
sible. »  Aussi  tout  le  monde  se  la  passe.  Au  moment  d'expirer,  le  roi 
la  confie  à  son  fou  de  cour  en  lui  recommandant  de  ne  la  remettre 
qu'au  plus  digne,  et  voilà  ce  maître  Triboulet  improvisé  du  coup  grand- 
électeur  de  l'empire.  Qui  maintenant  choisira-t-il?  Personne.  Il  toise 
dédaigneusement  cette  tourbe  officielle  qui  se  rue  au-devant  des  camou- 
flets d'un  vil  bouffon,  et  superbe,  ironique,  d'un  geste  écrasant  de  mé- 
pris, il  lance  la  coupe  dans  les  flots.  «  Mon  amour  à  qui  me  la  rappor- 
tera! »  s'écrie  aussitôt  sa  majesté  la  reine.  Tudieu!  belle  dame,  comme 
vous  y  allez!  Le  roi  Richard  à  Bosworth  n'offrait  pour  un  cheval  que 
son  royaume,  et  vous,  vous  mettez  à  l'encan  votre  personne  aaguste  et 
sacrée  pour  un  joyau. 

Elle  vendit  son  amour  de  colombe 
Pour  un  bijou! 

Bien  fol  en  effet  ce  pauvre  pêcheur  de  perles  qui  relève  à  l'instant  le 
défi  et  plonge  au  fond  de  l'océan  pour  rattraper  la  coupe!  Il  se  nomme 
Yorick,  c'est  cet  éternel  ver  de  terre  amoureux  d'une  étoile  qui,  depuis 
Ruy  Bias,  traîne  partout.  Suivons  de  notre  mieux  ses  évolutions  sous- 
marines,  pénétrons  avec  lui  dans  la  grotte  des  sirènes  et  saluons  Cla- 
ribel,  la  déesse  de  céans.  Claribel,  c'est  M"®  Rosine  Block  avec  une  per- 
ruque blonde.  Et  dire  que  devant  cette  éblouissante  océanide  le  pêcheur 
Yorick  reste  froid!  Elle  l'aime  pourtant,  elle,  la  reine  des  Ondines,  et 
quand  il  remonte  vers  la  terre  avec  sa  coupe  reconquise,  lui  promet 
d'accourir  à  son  premier  appel.  Bonne  fille  au  demeurant  que  cette  Cla- 
ribel, et  qui  ne  ressemble  en  rien  aux  créatures  néfastes  et  démo- 
niaques de  la  tradition  légendaire.  Voyez  Goethe,  Uhland,  Justin  Kerner, 
Arnim,  Edouard  Moerike,  tous  les  poètes  qui  ont  vécu  dans  la  familia- 
rité des  esprits  élémentaires,  leurs  nixes  sont  des  êtres  fallacieux,  mau- 
vais, des  types  de  séduction  et  de  perfidie,  de  gracieux  vampires  à  cou- 
ronne de  nénufar.  Écoutez ,  dans  Moerike ,  l'histoire  de  l'enchanteur 
Dracon  et  de  la  belle  Liligî.  «  La  princesse  s'endort,  et  pendant  son 
rêve  il  lui  semble  qu'elle  entend  les  harmonies  des  sphères;  Dracon 
alors  s'empare  du  corps  inanimé  de  la  jeune  fille,  et,  porté  sur  son 
manteau  fantastique,  gagne  l'océan,  y  plonge  avec  sa  proie  et  va  frapper 
à  la  porte  de  corail,  amenant  aux  sept  sœurs  Liligi,  qui  sera  nixe  un 
jour.  »  Les  forces  élémentaires  ne  séjournent  pas  seulement  sous  les 
eaux,  le  naturalisme  du  nord  en  a  peuplé  la  création.  Comme  l'océan  et 
les  fleuves,  la  terre  et  l'air  ont  une  vie  mystérieuse;  mais  ce  que  toutes  ces 
forces  ont  de  commun,  c'est  qu'elles  sont  également  hostiles  à  la  race 


i!|68  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

humaine,  elles  ne  vous  aiment,  ne  vous  recherchent,  que  pour  vous  en- 
gloutir. La  Claribel  de  l'Opéra  possède  au  moins  sur  toutes  les  autres 
nixes  et  sirènes  cet  avantage  d'avoir  un  cœur  sensible  et  romanesque, 
préparé  d'avance  à  tous  les  dévoûmens.  Elle  prend  au  sérieux  son  pê- 
cheur de  corail,  l'aime  d'amour  comme  Julio  aime  Saint-Preux,  et  ce 
croquant  qui  dans  son  palais  d'azur  l'a  dédaignée,  au  lieu  de  le  har- 
celer de  sa  vengeance,  elle  vient,  elle  l'immortelle,  la  déesse,  le  re- 
lancer jusque  parmi  les  vivans,  pour  le  ramener  ensuite  conjugalement 
faire  de  l'égoïsme  à  deux  dans  son  aquarium. 

Dire  que  la  musique  complète  ce  poème  serait  aller  contre  la  vérité, 
car  ce  poème,  qui  ressemble  à  tout,  ne  s'opposait  à  rien.  Insuffisant  en 
soi  et  médiocre,  affectant  dans  son  style  un  certain  romantisme  qui  n'en 
relève  pas  la  platitude,  sa  fable  prêtait  à  l'interprétation  musicale;  We- 
ber,  passant  par  là,  eût  fait  un  Oberon,  L'auteur  du  Uhretto  de  Guillaume 
Tell,  M.  de  Jouy,  s'écriait  en  parlant  de  Rossini  :  «  Je  lui  avais  donné 
deux  nationalités,  l'Allemagne  et  la  Suisse,  et  de  ces  deux  couleurs  le 
mallieureux  n'a  rien  su  faire!  »  Peut-être  y  avait-il  aussi  une  belle  an- 
tithèse à  trouver  dans  le  sujet  du  Roi  de  Thulé?  Avec  les  amours  crimi- 
nelles de  la  reine  Myrrha  et  son  courtisan  Ângus,  qui  rappellent  la 
Gertrude  et  le  Clodius  (T Hamlei,  on  aurait  pu,  en  pleine  fantaisie,  abor- 
der le  drame.  Le  compositeur,  M.  Eugène  Diaz,  a  négligé  toute  couleur, 
il  n'a  fait  ni  rouge  ni  bleu,  il  a  fait  pâle,  —  lui,  le  fils  d'un  si  fier  colo- 
riste! Citons  pourtant  une  délicieuse  barcarolie  au  moment  oii  la  mer 
s'entr'ouvre  au  second  acte  pour  laisser  voir  au  pêcheur  éperdu  de  Ja- 
lousie les  ivresses  amoureuses  de  la  reine  et  de  son  prétendant.  On  dé- 
tacherait de  la  sorte  plusieurs  morceaux  gracieusement  inspirés  :  la  ro- 
mance d'Yorick  au  premier  acte,  et,  tout  de  suite  après  la  sortie  du 
bouffon,  un  petit  chœur  charmant;  mais  ce  ne  serait  toujours  là  que  des 
pages  d'album,  et  franchement  à  l'Opéra  les  albums  sont  trop  peu  de 
chose. 

Ah  !  senz  '  amare 
Andar  sul  mare 
CoU'  spofîo  del  mare, 
Non  pu6  consolare  ! 

Ce  vague  et  douloureux  motif  que  soupirait  dans  sa  gondole  la  jeune 
épouse  de  Marino  Faliero,  je  le  livre  à  la  méditation  de  tous  les  musi- 
ciens qu'un  souffle  dangereux  de  la  fortune  aura  poussés  trop  tôt  vers 
l'Opéra.  S'embarquer  ainsi  sans  précédens,  sans  grande  vocation,  senz 
amare,  sur  cette  immense  et  trompeuse  mer,  vouloir  y  naviguer  dès  le 
début,  quelle  entreprise!  On  ne  sait  pas  tout  ce  que  ces  puissans  moyens 
mis  à  votre  disposition  font  peser  sur  vous  de  responsabilité;  tout  ce 
spectacle  merveilleux,  toutes  ces  voix,  toutes  ces  résonnances,  vous  at- 
tirent; vous  ne  voyez  pas  le  péril ,  vous  ne  voyez  que  le  succès.  On  va 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  469 

au-devant  des  écueils,  des  mirages,  on  engage  sa  jeunesse  et  son  inex- 
périence, on  épouse  le  vieux  doge,  et  c'est  ensuite  à  ne  jamais  s'en  con- 
soler. F.  DE  L. 

ODÉON.  -  LES  ÈRIIVNYES. 

La  tragédie  de  M.  Leconte  de  Lisle  est  une  véritable  gageure  soutenue 
contre  le  modèle  que  le  poète  se  propose  d'imiter  :  on  dirait  qu'il  a 
voulu  trouver  quelque  chose  de  plus  fort  que  la  force  même,  et  que, 
pour  y  parvenir,  il  a  resserré,  condensé,  ce  que  le  théâtre  avait  de 
plus  violent.  La  Clytemnestre  d'Eschyle  s'associe  avec  son  amant  Égisthe 
pour  abattre  son  époux  à  coups  de  hache  :  à  son  tour,  elle  succombe 
sous  le  couteau  de  son  fils  Oreste  après  avoir  vu  poignarder  le  complice 
de  son  forfait.  Ces  deux  crimes,  d'où  l'auteur  grec  avait  tiré  deux  tra- 
gédies, sont  réunis  dans  un  seul  drame  :  la  Clytemnestre  de  l'auteur 
français  égorge  son  Agamemnon  sans  qirÉgysthe  paraisse,  ni  qu'elle  ait 
besoin  soit  d'un  aiguillon  pour  accomplir  son  forfait,  soit  d'un  aide  pour 
venir  à  bout  du  vainqueur  d'Ilion.  Égisthe  ne  se  montre  pas  davantage 
dans  l'expiation  de  cet  assassinat  :  il  ne  vient  ni  insulter  au  souvenir 
du  roi  des  rois,  dont  il  occupe  la  maison  et  le  trône,  ni  enflammer  la 
vengeance  d'Oreste  par  la  vue  de  l'amant  et  du  meurtrier;  Clytemnestre 
suffit  à  toutes  les  entreprises  et  à  toutes  les  horreurs  de  ce  toit  maudit 
des  Atrides. 

On  ne  simplifie  pas  impunément  la  simplicité  même.  En  supprimant 
Égisthe,  l'auteur  a  ôté  de  ce  drame  un  contre-poids  nécessaire  et  ren- 
versé l'équilibre  des  passions  qui  en  forment  le  soutien.  Le  fardeau  des 
crimes  de  cette  reine  devient  trop  pesant  pour  qu'elle  le  supporte.  Ce 
n'est  pas  tout;  en  écartant  l'amant,  il  a  réellement  efl'acé  l'amour  forcené 
qui  fait  sacrifier  l'époux.  Que  reste-t-il?  La  vengeance  d'un  vieux  grief 
maternel,  du  sang  d'iphigénie  offert  aux  dieux,  il  y  a  dix  ans,  pour  obte- 
nir des  vents  favorables.  Qui  peut  croire  à  cet  assassinat  prémédité  du- 
rant tant  d'années  par  une  mère,  quand  il  n'y  a  dans  sa  vie  de  tous  les 
jours  aucun  aliment  pour  entretenir  cette  fureur?  Et  puis  cette  longue 
préparation  du  crime,  cette  embûche  ménagée  dans  l'ombre,  est-elle 
autre  chose  qu'un  attentat,  une  férocité?  Où  est  le  drame,  si  Clytem- 
nestre n'uime  pas  d'un  amour  aveugle  autant  qu'il  est  criminel  l'ennemi 
de  son  époux ,  le  fils  de  Thyeste,  l'homme  qui  voit  déjà  entre  lui  et  le 
fils  d'Atrée  des  injures  sanglantes,  des  haines,  des  parricides  qui  ont 
fait  reculer  le  soleil  d'horreur?  Il  est  vrai  que  le  mot  d'amour  est  quel- 
quefois prononcé  dans  cette  tragédie  : 

J'aime,  je  règne;  et  ma  fille  est  vengée! 

mais  ce  n'est  qu'un  mot,  une  parole  convenue  et  comme  une  concession 
à  l'usage  de  faire  Clytemnestre  amoureuse.  Dans  la  tragédie  d'Eschyle 


470  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

et  dans  les  autres  sans  nombre  où  s'agite  cette  reine  terrible,  la  ven- 
geance d'Ipliigénie  sert  de  prétexte  à  l'assassinat  dont  l'infidélité  conju- 
gale est  la  véritable  cause  :  ici,  c'est  l'amour  qui  est  le  prétexte.  On  di- 
rait que,  pour  en  parler  le  moins  possible,  le  poète  a  eu  le  soin  d'ôter  le 
rôle  qui  en  rappelle  nécessairement  l'idée. 

Il  n'est  pas  inutile  de  rappeler  que  M.  Leconte  de  Lisle  n'a  jamais  mis 
d'amour  dans  ses  vers;  il  nomme  souvent  Éros  le  fils  d'Aphrodite,  il  le 
loue  et  le  célèbre,  mais  de  sang-froid.  Ses  poésies  sont  belles  et  glacées 
comme  des  statues  de  marbre;  la  passion  en  est  sévèrement  bannie 
comme  une  laideur,  comme  un  transport  qui  défigure.  Les  anciens,  sur- 
tout des  siècles  les  plus  purs,  ont  partout  adoré  la  beauté  et  rarement 
touché  à  l'amour  :  disciple  scrupuleux,  il  a  imité,  exagéré  leur  calme 
olympien ,  et  il  laisse  aux  modernes  cette  folie,  à  laquelle  il  ne  croit 
sans  doute  pas.  Cependant,  s'il  était  nécessaire  de  faire  une  exception  à 
la  règle  qu'il  s'est  imposée,  c'était  dans  la  circonstance  présente;  son 
modèle  même  lui  en  faisait  une  loi,  et  l'on  n'accusera  pas  Eschyle  d'être 
tendre  ou  de  donner  dans  la  galanterie.  Le  vieux  poète  grec  attribue 
à  Égisthe  un  pouvoir  illimité  sur  Clytemnestre,  cet  empire  absolu  d'un 
amant,  qui  a  fait  oublier  tous  les  devoirs  de  l'épouse.  Qui  le  sait  mieux 
que  M.  Leconte  de  Lisle,  qui  a  fait  d'Eschyle  une  traduction  exacte  et  ani- 
mée (1)?  Celte  femme  grecque,  à  laquelle  il  est  défendu  même  d'avouer 
publiquement  son  amour  pour  son  mari,  comme  on  le  voit  par  ses  pre- 
mières paroles  à  l'arrivée  d'Agamemnon,  elle  ose  se  dire  aimée  d'É- 
gislhe.  ((  Je  ne  crains  pas  d'entrer  jamais  dans  la  maison  de  la  terreur 
(le  temple  de  la  crainte),  aussi  longtemps  qu'Aigisthos,  qui  m'aime,  al- 
lumera le  feu  de  mon  foyer,  comme  il  l'a  déjà  fait  avant  ce  jour.  En 
effet,  il  est  le  large  bouclier  qui  abrite  mon  audace.  »  Voyez  aussi  comme 
cet  amour  est  assaisonné  de  jalousie,  et  comme  la  passion  jouit  de  sa 
revanche.  «  Le  voilà  gisant,  celui  qui  m'a  outragée,  les  délices  des  Khry- 
séis,  qui  ont  vaincu  devant  llios.  Et  la  voici,  la  captive  (Gassandre),  la 
divinatrice  fatidique,  qui  partageait  son  lit,  venue  avec  lui  sur  les  nefs... 
Elle  gU,  la  bien-aimée  !  et  les  voluptés  de  mon  amour  en  sont  accrues.  » 
A  la  place  de  ces  sentimens  si  vrais,  si  féminins,  que  voyons-nous  dans 
M.  Leconte  de  Lisle?  Le  vers  que  nous  venons  de  citer,  et  les  deux  sui- 
vans  ; 

Maintenant  que  la  foudre  éclate  au  fond  des  cieux! 
Je  l'attends,  tête  haute  et  sans  baisser  les  yeux! 

Nous  ne  lui  demandons  pas,  en  l'imitation  d'un  ancien,  ce  que  les  an- 
ciens s'interdisaient  au  théâtre,  l'expression  détaillée  et  complaisante 
de  l'amour.  La  réalité  était  là  dans  le  personnage  d'Egisthe,  il  suffisait; 

(1)  Eschyle,  traduction  nouvelle  par  M.  Leconte  de  Lisle;  Paris  1872.  Lemerre. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  hli 

mais  M.  Leconte  de  Lisle  veut  être  plus  Grec  et  plus  ancien  qu'Eschyle. 
La  suppression  de  ce  personnage  altère  profondément  celui  de  Clytem- 
nestre;  noa-seulement  elle  se  charge  de  tout  le  crime,  mais  de  toutes 
les  haines  et  de  toutes  les  noirceurs  qui  se  comprenaient  mieux  dans  le 
fils  de  Thyeste.  La  reine  d'Argos  en  son  absence  fait  le  tyran  et  menace 
le  peuple  quand  celui-ci,  représenté  par  le  chœur,  fait  mine  de  se  ré- 
volter contre  les  meurtriers  de  son  roi.  Une  femme  adultère  hait  son 
époux  parce  qu'elle  le  craint;  mais  celle-ci  n'a  d'autre  passion  que  sa 
haine  même,  et  il  faut  reconnaître  qu'elle  l'exprime  en  beaux  vers. 

Je  le  hais. 

Je  hais  tout  ce  qu'aima,  vivant,  ce  roi,  cet  homme. 
Ce  spectre  ;  Hcllas,  Argos,  la  bouche  qui  le  nomme, 
Le  soleil  qui  l'a  vu,  l'air  qu'il  a  respiré. 
Ces  murs,  que  souille  encor  son  cadavre  exécré. 
Ces  dalles,  que  ses  pieds  funestes  ont  touchées. 
Les  armes  des  héros  par  ses  mains  arrachées. 
Et  les  trésors  conquis  dans  les  remparts  fumans, 
Et  ce  que  j'ai  conçu  de  ses  embrassemens! 

Jamais  on  n'a  exprimé  plus  vivement  que  M.  Leconte  de  Lisle  la  haine 
dans  un  cœur  de  femme  :  il  y  manque  seulement  une  cause  pour  en- 
gendrer tant  de  haine.  Heureusement  pour  le  poète  et  pour  l'actrice 
qui  interprète  ce  rôle,  la  flamme  criminelle  de  Clytemnestre  est  dans 
toutes  les  mémoires,  et  ce  que  l'auteur  ne  dit  pas  est  jusqu'à  un  cer- 
tain point  convenu  entre  lui  et  l'auditoire.  Sans  ce  compromis,  je  ne 
sais  ce  qui  adviendrait  des  splendides  hémistiches  du  poète;  devant  un 
auditoire  illettré,  il  serait  impossible  de  jouer  les  Érinnyes.  Applaudis- 
sant ces  vers  à  la  fois  emportés  et  sonores,  entraîné  par  la  fureur  tra- 
gique de  M'"«  Mai  ie  Laurent,  familier  d'ailleurs  avec  le  sujet,  le  public 
ne  songe  pas  à  se  demander  ce  qui  rend  cette  femme  si  audacieuse  et 
si  féroce  qu'elle  défie  les  dieux  sans  nécessité  et  qu'elle  déteste  l'enfant 
qu'elle  a  mis  au  monde.  Lancé  dans  cette  voie,  le  poète  ne  peut  s'arrê- 
ter. Substituée  par  lui  à  É^nsthe,  Clytemnestre  a  des  raffinemens  d'ini- 
mitié que  l'adultère  et  la  jalousie  elle-même  ne  sauraient  avoir  :  elle  ne 
veut  pas  accorder  la  sépulture  à  son  époux,  dans  le  sang  duquel  elle  a 
eu  le  loisir  d'éteindre  sa  furieuse  colère,  à  cette  Gassandre,  qu'elle  a 
aussi  frappée  de  sa  hache,  on  ne  sait  pourquoi,  n'étant  pas  jalouse. 

Point  de  liLations  ni  de  larmes  pieuses! 
Qu'on  jeUe  ces  deux  corps  aux  bétes  furieuses, 
Aux  aigles  qie  l'odeur  conduit  des  monts  lointains. 
Aux  chiens  accoutumés  à  de  moins  vils  festins! 
Oui!  je  le  veux  ainsi  :  que  rien  ne  les  sépare, 
Le  dumptcur  d'ilius  et  la  femme  barbare, 
Elle,  la  pruphétesse,  et  lui,  l'amant  royal, 
Et  que  le  sol  fangeux  soit  leur  lit  nuptial  ! 


A72  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

A  ce  luxe  de  cruauté,  nous  voyons  un  grand  inconvénient  :  il  sera 
difficile  d'admettre  dans  la  seconde  partie  que  le  tombeau  d'Agamemnon, 
comme  le  sujet  l'exige,  soit  dressé  à  la  porte  même  du  palais  des  meur- 
triers, plus  difficile  encore  de  comprendre  qu'une  femme  capable  d'une 
haine  posthume  si  violente  soit  sujette  à  des  terreurs  de  conscience  mal 
assurée,  et  envoie  faire  des  libations  sur  la  cendre  de  sa  victime,  afin  de 
retrouver  le  sommeil  de  ses  nuits. 

Le  personnage  d'Oreste  n'est  guère  moins  altéré  que  celui  de  sa  mère 
par  la  suppression  d'Égisthe.  En  ôtant  l'amant  qui  protège  la  femme 
adultère  et  coupable  d'assassinat,  on  ôte  précisément  ce  qui  la  rend  le 
plus  odieuse.  Cet  homme  est  son  bouclier,  comme  elle  le  dit  dans 
Eschyle;  s'il  est  écarté,  s'il  ne  se  met  pas  entre  elle  et  son  fils,  qui 
pourra  s'expliquer  le  redoublement  de  fureur  qui  précipitera  celui-ci 
contre  sa  mère?  Il  faut  qu'Égisthe  vienne  s'assurer  de  la  mort  préten- 
due d'Oresle,  qu'il  fasse  entrevoir  ses  soupçons,  pour  que  le  fatal 
dénoùment  s'accomplisse  sans  retard;  il  faut  d'ailleurs  qu'il  fasse  de- 
puis longtemps  gémir  sous  le  joug  la  fille  du  roi  des  rois,  afin  qu'elle 
soit  pour  son  frère  une  cause  d'irritation  de  plus.  En  effet,  dans  cette 
seconde  partie,  celle  du  châtiment,  Oreste  est  chargé  par  l'auteur  de 
toute  la  noirceur  du  parricide,  comme  Clytemnestre  l'était  tout  à  l'heure 
de  tout  l'odieux  de  l'assassinat  :  son  Electre  est  réduite  aux  proportions 
d'une  fille  douce  et  timide,  aimant  bien  son  frère,  mais  incapable  de 
vouloir  la  mort  de  sa  mère.  Rien  de  moins  antique,  et  il  en  résulte  un 
Oreste  qui  ne  l'est  pas  davantage  ;  un  parricide  sans  cœur  ni  entrailles, 
qui  n'hésite  pas,  comme  il  arrive  à  celui  d'Eschyle,  au  moins  un  mo- 
ment. Ce  n'était  pas  trop  des  avertissemens  de  Pylade  et  de  la  duret^'' 
d'Electre,  ce  n'était  pas  trop  surtout  de  la  religion  des  oracles  et  de 
l'empire  inéluctable  de  la  fatalité  pour  faire  passer  le  parricide. 

Cet  Eschyle,  que  M.  Leconte  de  Lisle  traduit  si  bien  et  suit,  à  notre 
gré,  peu  fidèlement,  entoure  son  Oreste  de  toute  sorte  de  justifications. 
11  a  pour  l'exciter  le  voile  trempé  de  sang  où  les  meurtriers  d'Agamem; 
non  l'enveloppèrent  pour  le  tuer  plus  sûrement;  il  conçoit  des  remords 
et  semble  crier  grâce  à  Pylade,  il  accuse  Apollon  qui  l'arme  d'un  cou- 
teau contre  sa  mère;  aussitôt  après  avoir  frappé,  il  va  expier  son  crime 
à  Delphes.  Tout  le  pousse  en  avant;  nul  n'a  horreur  de  lui,  si  ce  n'est 
lui-même.  Rie)i  de  semblable  dans  l'Oreste  du  poète  français,  et,  pour 
nous  en  tenir  à  ce  point  seul  de  la  volonté  des  dieux,  il  n'a  qu'un  mot, 
et  qui  n'indique  pas  une  foi  profonde  : 

Un  Dieu  me  fait  signe  d'en  haut, 
Et  mon  père  du  fond  de  l'Hadès  me  regarde 
Fixement,  irrité  que  la  vengeance  tarde. 

Il  n'y  a  que  la  religion  des  morts  dans  les  Érinmjcs.  Oreste  jouit  de  son 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  lil^ 

parricide  au  lieu  d'y  être  poussé;  il  ne  se  venge  pas  moins  lui-même  que 
son  père;  il  discourt  avec  Clylemnestre,  dont  il  prolonge  le  supplice, 
lorsqu'il  ne  fallait  que  de  courtes  répliques  où  se  résument,  comme  dans 
des  sanglots,  la  fureur  insensée  d'un  fils  et  l'agonie  d'une  mère.  Ce  n'est 
pas  elle,  comme  dans  Eschyle,  comme  dans  tous  les  poètes  qui  ont 
touché  à  cette  affreuse  situation,  ce  n'est  pas  elle  qui  dit  :  «  Je  suis  tu 
mère!  »  c'est  lui  qui,  avant  de  frapper,  se  donne  le  sauvage  plaisir  de 
crier  :  «  Je  suis  ton  fils  !  ;> 

Rnconnais  toa  enfant!  C'est  moi.  J'ai  bu  ton  lait, 
J'ai  doi-mi  sur  ton  sein,  et  je  t'ai  dit  :  «  Ma  mère!  .1 
O  souvenirs!  ô  jours  de  ma  joie  éphémère! 
Et  toi,  tu  souriais,  m'appelaat  par  mon  nom. 

11  serait  fâché  d'accomplir  la  volonté  des  oracles  sans  se  montrer  féroce 
tout  à  son  aise.  Un  tel  fils  est  digne  d'une  telle  mère,  et  voilà  comment 
les  vers  de  M.  Leconte  de  Lisle,  taillés  dans  le  marbre,  frappent  l'imagi- 
nation sans  aller  au  cœur. 

Une  remarque  curieuse  à  faire  sur  cette  tragédie,  c'est  que  l'auteu]' 
est  fataliste  dans  toutes  ses  poésies  à  peu  près,  et  que  dans  sa  pièce  il 
supprime  pour  ainsi  dire  la  fatalité.  Autre  chose  est  d'écrire  des  pages 
brillantes  sur  l'implacable  sérénité  de  la  nature,  sur  la  faiblesse  de 
l'homme  et  de  ses  vertus,  sur  le  sourire  inflexible  des  dieux  dans  leur 
olympe  éloigné  de  nous,  —  autre  chose  de  montrer  un  héros  luttant 
avec  les  décrets  divins  qu'il  ne  peut  comprendre,  toujours  abattu, 
jamais  vaincu  cependant,  et  réagissant  par  la  liberté.  La  fatalité  dans 
le  premier  cas  est  celle  d'une  philosophie  panthéiste  dont  les  poètes 
peuvent  tirer  de  beaux  effets;  dans  le  second,  la  fatalité  est  une  foi 
religieuse  que  nous  ne  pouvons  admettre,  mais  que  nous  admirons 
dans  Eschyle,  qui  transfigure  les  forfaits  ordonnés  par  les  dieux,  et  sanc- 
tifie les  expiations  les  plus  terribles,  A  notre  avis,  on  ne  peut  prendre 
d'Eschyle  les  expiations,  les  forfaits,  la  terreur,  et  laisser  absolument  le 
reste.  Si  je  ne  me  trompe,  M.  Leconte  de  Lisle  a  transporté  sur  notre 
scène  les  horreurs  en  ôtant  la  divine  superstition  qui  les  explique  :  lui 
qui  connaît  à  fond  Eschyle,  on  dirait  qu'il  obéit  au  préjugé  vulgaire  qui 
fait  de  ce  poète  le  modèle  du  genre  horrible. 

ÎNous  avons  dû  montrer  combien  le  procédé  suivi  par  lui  est  contraire 
à  l'art  dramatique,  et  comment,  en  voulant  concentrer  le  poète  grec  et 
l'exagérer,  il  cesse  d'être  humain.  Sa  tentative  est  loin  cependant  d'être 
malheureuse;  le  succès  des  Érinnyes  est  assez  marqué  pour  récompenser 
ses  efforts  et  pour  avertir  le  théâtre,  qui  s'abandonne  trop  souvent  aux 
vulgarités.  Le  but  n'est  pas  atteint;  mais  le  poète  s'engage  dans  une 
voie  où  la  critique  ne  peut  le  suivre  qu'avec  intérêt;  que  la  composition 
de  la  tragédie  et  le  dessin  des  caractères  appellent  davantage  son  atîen- 


h7ll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion,  que  sa  confiance  dans  les  détails  du  style  et  dans  l'éclat  de  la  poé- 
sie, sans  être  diminuée,  laisse  la  première  place  à  l'étude  de  l'ensemble. 
Dans  une  œuvre  originale,  qui  ne  sera  ni  soutenue  ni  enchaînée  par  un 
chef-d'œuvre  classique,  l'épreuve  pourra  être  plus  décisive. 

Les  acteurs  ont  eu  leur  part  dans  le  bon  accueil  fait  aux  Érlnnyes. 
Nous  rendions  tout  à  l'heure  justice  au  talent  de  M'"''  Marie  Laurent. 
lime  Regnard  a  tiré  un  fort  bon  parti  de  son  rôle  de  Kasandra,  où  elle 
a  mis  de  la  noblesse  et  de  la  distinction;  le  personnage  un  peu  amolli 
d'Electre  a  trouvé  une  compensation  et  une  sorte  d'excuse  dans  le  gra- 
cieux débit  d'une  actrine  qui  ne  semblait  pas  destinée  à  représenter  la 
terrible  sœur  d'Oreste.  louis  Etienne. 


ESSAIS    ET     NOTICES. 


L'Instruction  du  peuple,  par  M.  Emile  de  Lavelbye  (1). 

Le  livre  de  M.  de  Laveleye  ne  pouvait  venir  à  un  moment  plus  op- 
portun. L'instruction  primaire  est  à  l'ordre  du  jour;  cette  question  pas- 
sionne les  esprits  en  France  et  en  Allemagne,  en  Angleterre  et  en  Russie, 
en  Belgique  et  en  Portugal,  et  même  en  Amérique.  Les  partis  politiques 
aussi  bien  que  les  partis  religieux  s'en  sont  emparés  et  l'ont  inscrite  sur 
leurs  drapeaux.  L'avenir  des  nations,  M.  de  Laveleye  a  eu  raison  de  le 
dire,  dépend  du  degré  d'instruction  qu'elles  atteindront,  et  cette  vérité, 
aujourd'hui  banale,  explique  parfaitement  la  chaleur  mise  partout  dans 
la  discussion  des  matières  d'enseignement,  les  sacrifices  que  divers 
états  se  sont  imposés  et  ceux  qu'on  leur  demande  encore. 

Une  question  aussi  importante  ne  se  pose  pas  sans  soulever  des  pro- 
blèmes nombreux,  dont  l'étude  est  rendue  ditiicile  par  la  résistance  des 
habitudes,  par  l'irritatiou  des  passions,  par  les  appréhensions  des  inté- 
rêts. Ce  sont  ces  problèmes  que  M.  de  Laveleye  se  propose  de  résoudre. 
Sa  méthode  est  simple,  mais  elle  n'en  est  que  plus  efficace  :  il  va  droit 
au  but.  S'agit -il  de  démontrer  que  «  l'instruction  du  peuple  est  la 
question  la  plus  urgente  et  la  plus  importante  de  notre  temps,  »  il 
fait  toucher  du  doigt  cette  vérité  que,  pour  ceux  auxquels  l'instruction 
est  conférée,  c'est  une  parcelle  de  puissance  et  de  lumière  qu'on  leur 
donne,  car  knowledge  is  power;  savoir,  c'est  pouvoir,  u  Indispensable 
pour  accroître  les  richesses ,  l'instruction  ne  l'est  pas  moins  pour  ap- 
prendre à  en  faire  un  bon  usage.  Presque  partout  le  salaire  de  l'ouvrier 
est  insuffisant  pour  satisfaire  ses  besoins  rationnels,  et  pourtant  quelle 

(1)  Paris,  Hachette  et  C'"". 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  hlh 

grande  part  n'en  consacre-t-il  pas  à  des  dépenses  inutiles  ou  même  nui- 
sibles? Incapable  de  prévoir,  l'esprit  borné  au  présent,  il  n'apprécie  pas 
la  puissance  émancipatrice  de  l'épargne.  Avide  d'excitations  violentes  et 
matérielles,  trop  souvent  il  ne  goûte  que  les  plaisirs  des  sens,  et,  s'il  ga- 
gnait plus,  ce  ne  serait  que  pour  dépenser  plus.  Veut-on  qu'une  aug- 
mentation de  salaire  soit  pour  le  travailleur  un  moyen  de  s'affranchir, 
qu'on  lui  donne,  par  l'instruction,  le  goût  des  plaisirs  de  l'esprit  et  de 
la  prévoyance.  »  Et  ce  raisonnement  se  trouve  appuyé  par  des  faits  nom- 
breux et  bien  choisis,  prouvant  jusqu'à  l'évidence  que,  pour  qu'un  peuple 
produise  beaucoup  et  dispose  sagement  de  ses  produits  multipliés,  il 
faut  qu'il  soit  éclairé. 

Les  classes  inférieures  ne  sont  pas  les  seules  qui  profitent  de  l'in- 
struction qu'on  revendique  pour  elles,  c'est  dans  l'intérêt  de  la  société 
tout  entière  et  surtout  des  classes  élevées  qu'on  la  demande.  «  Un  grand 
danger,  dit  M.  de  Laveleye,  peut  menacer  la  civilisation.  Si,  en  môme 
temps  que  le  besoin  de  bien-être  se  généralise  dans  le  peuple,  les  lu- 
mières et  la  moralité  se  répandent  dans  toutes  les  classes  de  façon  à  in- 
spirer aux  uns  la  justice  et  aux  autres  la  patience  qu'exigent  les  réformes 
pacifiques,  le  progrès  régulier  est  assuré;  mais,  si  l'on  maintient  en  haut 
l'instruction,  la  richesse  et  l'égoïsme,  en  bas  l'ignorance,  la  misère  et 
l'envie,  il  faut  s'attendre  encore  à  de  terribles  bouleversemens.  »  Du 
reste,  c'est  une  vérité  généralement  admise  maintenant  que  le  suffrage 
universel  sans  l'instruction  universelle  conduit  à  l'anarchie  et  par  suite 
au  despotisme. 

S'il  en  est  ainsi,  l'intervention  de  l'état  dans  l'enseignement  primaire 
est  indispensable,  et  il  n'était  vraiment  pas  nécessaire  de  le  démontrer. 
C'est  pour  l'état  un  acte  de  légitime  défense.  Toutefois,  si  M.  de  Lave- 
leye consacre  un  chapitre  à  cette  question,  c'est  pour  répondre  non  à 
ceux  qui  prétendent  que  l'initiative  privée  fera  tout,  mais  à  ceux  qui 
offrent  de  se  charger  de  la  lâche  à  leur  profit.  On  comprend  qu'il  s'agit 
du  clergé.  Or  comment  répond  M.  de  Laveleye  à  cette  offre?  En  démon- 
trant, par  l'exemple  de  Naples  et  du  Portugal  d'une  part  et  de  l'Angle- 
terre de  l'autre,  le  fait  suivant  :  tant  que  l'église  a  seule  été  chargée 
de  l'instruction  populaire,  celle-ci  a  été  à  peu  près  nulle,  et  si  elle  ne 
fait  pas  de  progrès  dans  certains  pays  catholiques  depuis  que  l'état  s'en 
occupe,  c'est  surtout  par  suite  de  l'hostilité  du  clergé.  Lorsque  le  clergé 
a  été  le  maître  absolu,  il  n'a  rien  fait,  et  maintenant  qu'il  a  cessé  de 
l'être,  il  empêche  les  autres  de  faire  mieux  que  lui.  D'ailleurs,  dans  les 
deux  pays  les  plus  réfractaires  à  l'intervention  de  l'état,  l'Angleterre  et 
l'Union  américaine,  l'action  de  l'état  se  fait  de  plus  en  plus  sentir,  à  la  sa- 
tisfaction croissante  de  tous  les  partis. 

Passe  encore  pour  l'intervention  de  l'état  quand  il  se  borne  à  subven- 
tionner les  écoles,  à  les  faire  participer  aux  largesses  du  trésor  ;  mais 


A76  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qu'il  n'aille  pas  au-delà.  S'il  veut  inspecter,  on  réclame  la  liberté  reli- 
gieuse ;  s'il  veut  introduire  l'obligation  scolaire,  on  revendique  la  liberté 
du  père  de  famille.  On  a  le  droit  d'être  surpris  que  dans  la  seconde 
moitié  du  xix«  siècle  il  soit  encore  nécessaire  de  défendre  l'instruction 
obligatoire;  c'est  qu'on  prêche  des  gens  qui  ne  veulent  pas  entendre. 
Les  partisans  de  l'obligatioa  ont  beau  répéter  à  satiété  que  le  père 
pourra  envoyer  l'enfant  dans  l'école  de  son  choix,  ou  l'instruire  lui- 
même,  et  qu'on  ne  lui  impose  qu'une  chose,  c'est  de  ne  pas  laisser  l'enfant 
croupir  dans  l'ignorance;  leurs  adversaires  affectent  toujours  de  con- 
fondre l'obligation  de  l'instruction  avec  l'obligation  de  fréquenter  une 
école  déterminée.  M,  de  Laveleye  sait  poursuivre  ses  adversaires  jusque 
dans  leurs  derniers  retranchemens  ;  il  les  y  accable  d'argumens,  mais, 
nous  craignons  bien,  sans  les  faire  capituler.  Il  démontre  successivement 
que  l'obligation  est  juste,  qu'elle  est  utile,  qu'elle  est  applicable.  INous 
craindrions  d'affaiblir  son  argumentation  en  la  résumant,  car  tout  porte, 
tout  contribue  à  donner  de  la  solidité  au  raisonnement.  Aussi  nous  bor- 
nerons-nous à  citer  une  simple  note,  une  impression  de  voyage,  que 
M.  de  Laveleye  nous  communique  pour  ainsi  dire  en  passant. 

Après  avoir  dit  que  la  plupart  des  auteurs  de  traités  de  droit  naturel 
ont  admis  que  les  parens  doivent  non-seulement  nourrir,  mais  encore 
instruire  leurs  enfans,  les  alimens  étant  aussi  indispensables  à  l'esprit 
qu'au  corps,  il  ajoute  ce  qui  suit  :  a  Un  jour  j'entendis  un  mot  qui  fit 
pénétrer  jusqu'au  fond  de  mon  cœur  la  force  de  cet  argument.  En  des- 
cendant dans  l'Engadine  par  le  col  de  Fenela,  je  rencontrai  une  femme 
du  village  de  Sùss,  oii  je  me  rendais,  et  je  cheminai  avec  elle.  Je  lui 
parlai  de  ses  enfans  et  lui  demandai  s'ils  allaient  à  l'école.  —  Mais  ils 
y  sont  tous  obligés,  me  dit-elle.  N'en  est-il  pas  de  même  chez  vous?  — 
Quand  je  lui  répondis  que  non,  son  étonnement  fut  grand.  — Comment 
se  peut-il,  reprit-elle,  qu'il  y  ait  au  monde  des  pays  où  des  parens 
puissent  commettre  impunément  le  crime  de  ne  pas  instruire  leurs  en- 
fans? —  En  parcourant  ensuite  la  haute  vallée  de  l'Inn,  j'admirai  ces 
beaux  villages  si  prospères  dans  une  région  que  la  neige  couvre  pen- 
dant six  mois,  et  dont  le  climat  est  celui  du  Cap-Nord;  mais  je  compre- 
nais comment  tant  de  bien-être  peut  se  rencontrer  sous  un  ciel  si  rude. 
L'instruction  avait  fait  ici  le  miracle  qu'elle  fait  partout.  » 

La  gratuité  de  l'enseignement,  que  l'auteur  examine  dans  le  cha- 
pitre suivant,  ne  porte  pas  avec  elle  une  évidence  aussi,  grande  que 
l'obligation.  On  sait  ce  que  l'on  entend  par  gratuité  de  l'enseignement  : 
c'est  la  suppression  de  la  létribution  scolaire.  L'instituteur  doit  toujours 
être  payé;  mais  au  lieu  de  l'être  à  tant  par  enfant,  il  l'est  à  forfait,  et 
la  dépense  est  imputable  sur  l'ensemble  des  revenus  de  la  caisse  muni- 
cipale. Dans  la  pratique,  le  traitement  de  l'instituteur  est  généralement 
fixe,  et  il  est  payé  par  le  receveur  communal;  seulement  le  receveur 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  kll 

perçoit  la  rétribution  scolaire,  et  la  caisse  communale  se  borne  à  com- 
pléter le  chiffre.  C'est  un  système  mixte.  De  bons  esprits  pensent  qu'il 
est  le  meilleur,  et  M.  de  Laveleye,  si  nous  avons  bien  saisi  le  fond  de 
sa  pensée,  s'en  contenterait  au  besoin;  mais,  comme  le  mieux  est  l'en- 
nemi du  bien,  il  se  prononce  en  faveur  de  la  gratuité  absolue,  c'est- 
à-dire  de  la  répartition  des  frais  scolaires  sur  l'ensemble  des  habitans 
en  proportion  de  leur  fortune,  et  non  sur  les  pères  de  famille  seule- 
ment, 

La  thèse  la  plus  diflicile  que  M,  de  Laveleye  ait  eu  à  soutenir,  c'est 
l'école  laïque.  Les  esprits  religieux  pourront  se  mettre  d'accord  avec  les 
indifférens  et  même  avec  les  athées  sur  la  justice  de  l'obligation  et  sur 
la  nécessité  de  la  gratuité,  mais  ils  auront  de  la  peine  à  bannir  de  l'école 
la  religion.  Ils  veulent  avec  M,  Guizot  que  «  l'atmosphère  de  l'école  soit 
religieuse,  »  et  ils  ne  croient  pas  y  parvenir  sans  l'enseignement  du 
dogme.  M.  de  Laveleye  ne  se  dissimule  pas  la  gravité  de  la  question, 
mais  il  l'aborde  sans  hésiter.  Il  commence  par  reproduire  tous  les  argu- 
mens  qu'on  a  fait  valoir  en  faveur  des  écoles  soumises  à  la  direction  du 
clergé  (catholique  ou  protestant),  puis  il  présente  les  argamens  opposés. 
Ce  n'est  qu'après  avoir  ainsi  mis  le  lecteur  au  courant  de  la  question 
qu'il  pèse  le  pour  et  le  contre  et  formule  ses  conclusions.  «  Du  mo- 
ment, dit-il,  qu'on  admet  que  l'état  repose  sur  la  raison  et  les  églises 
sur  la  révélation  divine,  rien  n'est  plus  facile  ni  plus  essentiel  que  de 
respecter  cette  distinction  dans  l'école;  il  suffit  de  dire  que  l'instituteur 
enseignera  la  morale  et  le  prêtre  le  dogme.  De  cette  façon  nul  empié- 
tement n'est  à  craindre  :  chacun  reste  dans  le  domaine  où  il  est  souve- 
rain. » 

L'enseignement  de  la  morale  se  trouve  ainsi  séparé  de  l'enseigne- 
ment de  la  religion;  mais  n'allez  pas  en  conclure  que  M.  de  Laveleye 
soit  partisan  de  la  morale  indépendante,  de  la  morale  sans  base  reli- 
gieuse. Il  rejette  loin  de  lui  pareille  doctrine;  il  déclare  impossible  de 
parler  de  devoir  sans  parler  en  même  temps  de  Dieu  et  de  l'immortalité 
de  l'âme.  Pour  inculquer  dans  le  cœur  des  enfans  les  notions  du  bien 
et  du  mal,  il  faut  exposer  dans  l'école  les  idées  religieuses  générales 
qui  leur  servent  de  base,  ainsi  que  cela  se  fait  dans  quelques  pays.  Or 
ces  principes  de  morale  et  de  religion  ne  sont  point  le  monopole  du 
clergé,  et  il  appartient  à  l'instituteur  de  les  faire  connaître.  Ceux  qui 
revendiquent  cet  enseignement  exclusivement  pour  le  clergé  tendent, 
sciemment  ou  non,  à  soumettre  le  civil  au  spirituel,  l'état  au  sacerdoce, 
en  un  mot  à  établir  une  théocratie.  «  Si  la  raison  humaine,  dit  M.  de 
Laveleye,  par  ses  propres  forces  et  sans  le  secours  de  la  révélation,  ne 
peut  s'élever  aux  notions  du  bien  et  du  juste,  le  laïque  est  incapable  de 
gouverner  sans  le  secours  de  la  puissance  qui  est  le  dépositaire  de  ces 
vérités,  et  le  pape  est,  comme  il  le  prétend,  le  souverain  maître  des 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peuples  et  des  rois.  L'objet  du  gouvernement,  ajoute-t-il,  est  la  déclara- 
tion du  droit  et  l'organisation  de  la  justice  parmi  les  hommes.  Or  le 
droit  et  la  justice  ne  sont  que  des  applications  de  la  morale.  Le  laïque 
est-il  incompétent  en  fait  de  morale,  il  l'est  nécessairement  aussi  en 
fait  de  droit,  et  il  ne  lui  appartient  pas  de  diriger  la  société,  qui  doit 
marcher  vers  la  réalisation  de  la  justice,  ou  qui  tout  au  moins  doit  la 
faire  respecter.  » 

Ainsi,  ou  il  faut  restaurer  le  système  théocratique  dans  toute  sa  ri- 
gueur et  introniser  la  toute-puissance  ecclésiastique  sur  la  ruine  de  la 
raison  humaine,  ou  bien  il  faut  admettre  que  l'instituteur  laïque  peut 
enseigner  la  morale  sans  se  soumettre  au  contrôle  de  l'église.  Il  semblera 
à  plus  d'un  lecteur  que  M.  de  Laveleye  a  rendu  trop  tranchée  l'opposi- 
tion des  deux  systèmes,  qu'entre  ces  extrêmes  il  y  avait  place  pour  bien 
des  situations  intermédiaires  et  que  la  vérité  était  dans  le  juste  mi- 
lieu. Mais  en  fait  de  doctrines,  les  formules  doivent  être  claires  et 
nettes,  sinon  elles  perdent  toute  signification,  et  surtout  elles  cessent 
d'être  un  appui  solide  dans  la  pratique.  Du  reste,  les  argumens  les  plus 
importans,  les  plus  sérieux,  les  plus  irréfutables  de  M.  de  Laveleye,  ce 
sont  les  faits  qu'il  cite,  et  sous  ce  rapport  il  est  d'une  fécondité  inépui- 
sable. La  Hollande  et  les  États-Unis,  deux  contrées  libres,  religieuses, 
et  où  pourtant  la  loi  interdit  l'enseignement  du  dogme  dans  l'école  pri- 
maire, lui  en  fournissent  d'abondantes  moissons;  il  trouve  des  faits 
jusqu'en  Belgique,  le  pays  par  excellence  de  l'ultramontanisme. 

Telles  sont  les  opinions  de  M.  de  Laveleye  sur  quelques-uns  des  points 
qui  préoccupent  en  ce  moment  les  esprits.  La  seconde  partie  du  livre 
est  consacrée  à  un  exposé  de  la  législation  et  de  la  statistique  de  l'in- 
struction primaire  dans  tous  les  états  de  l'Europe  et  de  l'Amérique,  et 
même  de  l'Asie,  de  l'Afrique  et  de  l'Australie.  Les  renseignemens  puisés 
aux  sources  officielles  sont  accompagnés  de  réflexions  et  au  besoin  d'ex- 
plications. Cette  seconde  partie  sera  fort  appréciée,  même  par  ceux  qui 
ne  partagent  pas  les  opinions  théoriques  de  l'auteur.  Il  est  à  désirer  que 
les  grandes  questions  trouvent  ainsi  des  hommes  d'études  qui  en  pré- 
parent la  discussion  et  mettent  aux  mains  du  public  tous  les  documens 
qui  s'y  rapportent.  m.  b. 


Eludes  siir  l'aménagemeut  des  forêts,  par  M.  Tassy;  Pari». 

On  sait  que  l'aménagement  d'une  foret  consiste  à  en  régler  l'exploi- 
tation de  telle  sorte  qu'elle  fournisse  un  revenu  annuel  aussi  régulier 
et  aussi  avantageux  que  possible.  11  importe  aujourd'hui  plus  que  jamais 
de  ne  rien  oublier  en  vue  d'améliorer  la  situation  et  d'augmenter  le 
rendement  de  ce  genre  de  propriété.  D'abord  il  ne  nous  est  pas  permis 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  Il79 

de  négliger  une  source  quelconque  de  revenus;  ensuite  nous  avons 
perdu,  avec  l'Alsace  et  la  Lorraine,  une  étendue  considérable  de  forêts, 
domaniales,  communales  et  particulières,  ce  qui  a  diminué  d'autant  la 
production  nationale,  déjà  si  insuffisante.  Une  condition  indispensable 
pour  atteindre  ce  but,  c'est  de  distraire  l'administration  des  forêts  du 
ministère  des  finances  et  de  la  transférer  à  celui  de  l'agriculture.  Cette 
modification  a  déjà  été  réclamée  par  un  grand  nombre  de  conseils-géné- 
raux et  par  la  Scciété  des  agriculteurs  de  France. 

Ce  n'est  pas  pour  se  faire  une  source  de  revenus  que  l'état  est  pro- 
priétaire de  forêts,  c'est  pour  fournir  à  la  consommation  des  bois  de 
fortes  dimensions,  que  les  particuliers  sont  impuissans  à  produire,  et 
pour  conserver  à  l'état  boisé  les  massifs  qui  peuvent  exercer  une  cer- 
taine influence  sur  le  régime  des  eaux  ou  sur  la  salubrité  publique.  Sans 
doute  ces  forêts,  soumises  à  des  exploitations  régulières,  produisent  un 
revenu  annuel;  mais  la  mise  en  vente  des  coupes  a  bien  moins  pour  but 
d'alimenter  le  trésor  que  d'encaisser  au  profit  de  tous  un  produit  qui 
n'appartient  pas  plus  à  l'un  qu'à  l'autre,  et  qui  ne  saurait  constituer 
un  profit  commercial. 

Il  ne  faudrait  pas  s'imaginer  que  la  translation  dont  nous  parlons  se- 
rait sans  importance.  Il  s'agit  au  contraire  d'une  réforme  capitale  d'où 
dépend  l'existence  même  des  forêts  de  l'état.  Le  ministre  des  finances 
en  effet,  préoccupé  surtout  de  se  procurer  de  l'argent,  n'hésite  pas,  dans 
les  momens  difficiles,  à  sacrifier  l'avenir  au  présent;  il  anticipe  sur  les 
coupes,  et  même  il  aliène  les  forêts  quand  il  croit  l'opération  favorable 
au  trésor.  Le  ministère  de  l'agriculture  procéderait  suivant  d'autres  prin- 
cipes; il  s'efforcerait  par  des  améliorations  continues  d'assurer  la  conser- 
vation des  forêts  et  d'en  augmenter  la  production;  jamais  l'idée  ne  lui 
viendrait  de  les  vendre.  En  quoi  d'ailleurs  les  questions  relatives  au  re- 
boisement des  montagnes,  au  pâturage,  au  régime  des  eaux,  à  la  fixa- 
tion des  dunes,  à  la  gestion  des  forêts  communales,  intéressent-elles 
le  ministre  des  finances?  Elles  lui  sont  absolument  étrangères,  et  il  n'y 
a  pas  plus  de  raison  de  lui  en  confier  la  solution  que  de  mettre  l'in- 
struction publique  entre  les  mains  du  ministre  de  la  marine.  Elles  tou- 
chent au  contraire  à  la  production  du  sol  et  relèvent  naturellement  du 
ministre  de  l'agriculture. 

Pour  en  revenir  aux  Études  de  M.  Tassy,  nous  dirons  que  c'est  un  livre 
de  principes  plutôt  qu'un  traité  pratique.  L'auteur  ne  se  dissimule  pas 
qu'aux  yeux  de  gens  qui  se  disent  habiles,  et  qui  font  peu  de  cas  des 
théories,  c'est  là  un  grand  défaut;  mais  il  ne  craint  pas  d'arborer  ou- 
vertement son  drapeau.  «  S'il  est  vrai,  dit-il,  que  la  théorie  soit  la  rai- 
son des  choses,  l'explication  des  phénomènes  de  la  nature  et  l'énoncé 
des  règles  à  suivre  pour  faire  servir  ces  phénomènes  à  la  satisfaction 
des  besoins  de  l'humanité,  s'il  est  vrai  au  contraire  que  la  pratique  ne 


480  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

soit,  que  l'application  de  ces  règles,  n'y  a-t-il  pas  entre  la  théorie  et  la 
pratique  une  union  nécessaire  qu'il  serait  aussi  difficile  de  rompre  que 
de  séparer  la  main  qui  agit  de  l'esprit  qui  la  dirige?..  — Abandonner 
la  sylviculture  aux  simples  ressources  de  la  pratique,  c'est  1a  réduire  à 
une  routine  incertaine  et  obscure,  surtout  dans  un  ordre  de  choses  où 
les  faits  mettent  plus  de  temps  à  se  produire  que  l'homme  n'en  met  dans 
l'accomplissement  de  sa  destinée.  On  peut  donc  en  conclure  qu'en  syl- 
viculture, comme  en  toute  autre  matière,  sans  le  secours  de  la  théorie,  le 
niveau  des  connaissances  humaines  ne  pourrait  jamais  s'élever,  puisque 
c'est  à  elle  qu'il  appartient  d'étudier  les  phénomènes,  de  les  grouper, 
et  de  faire  profiter  ainsi  une  génération  de  l'expérience  de  celles  qui 
l'ont  précédée. 

Obéissant  à  ces  principes.  M,  Tassy  passe  en  revue  les  différentes 
circonstances  dans  lesquelles  peut  se  trouver  une  forêt,  et  il  examine 
d'une  part  quel  est,  au  point  de  vue  du  propriétaire,  état,  commune  ou 
particulier,  le  meilleur  système  d'exploitation;  d'autre  part,  quels  sont 
les  moyens  les  plus  pratiques  et  les  plus  rapides  d'atteindre  le  but. 
La  dernière  partie  de  son  ouvrage  est  consacrée  à  la  discussion  des 
mesures  à  prendre  pour  remettre  la  France  dans  un  état  normal,  au 
point  de  vue  des  forêts  et  du  pâturage.  L'auteur  propose  de  classer,  au 
moyen  d'une  statistique  générale,  tout  le  territoire  en  trois  zones,  La 
première  zone,  comprenant  les  terrains  dont  le  boisement  ou  le  gazon- 
nement  sont  reconnus  nécessaires  sous  le  rapport  du  régime  des  eaux, 
de  la  prolection  du  littoral  et  de  la  défense  du  territoire,  serait  régie 
par  l'administration  forestière.  La  seconde  comprendrait  les  bois  doma- 
niaux ou  communaux  non  compris  dans  la  première;  ces  bois  seraient 
également  soumis  au  régime  forestier,  plus  les  bois  particuliers  dont  la 
conservation  présente  non  plus  un  intérêt  général,  mais  un  intérêt  lo- 
cal manifeste,  et  dont  le  défrichement  serait  prohibé;  enfin  la  troisième 
zone  renfermerait  les  portions  du  territoire  affranchies  de  toute  restric- 
tion. Avec  un  champ  d'action  ainsi  déterminé,  l'administration  des  forêts 
serait  en  mesure  de  gérer  les  bois  et  les  pâturages,  dont  la  disparition  est 
aujourd'hui  une  cause  de  ruine  pour  les  pays  montagneux. 


Le  directeur-gérant,  C.  Buloz. 


=0= 


"^r~^ 


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META  HOLDENIS 


TROISIEME    PARTIE    (1). 


VJ. 


Le  lendemain,  il  plut  toute  l'après-midi;  M.  de  Mauserre  et 
M"''  Holdenis  ne  se  promenèrent  point  dans  le  parc.  Je  profilai  d'une 
éclaircie  pour  me  rendre  à  mon  atelier,  où  je  devais  commencer  le 
portrait  de  M'"*  d'Arci.  Elle  m'y  rejoignit  comme  j'achevais  de 
charger  ma  palette.  Son  mari  l'accompagnait,  il  s'écria  en  refer- 
mant la  porte  avec  fracas  :  —  Monsieur  Flamerin,  jurons  de  ne 
pas  sortir  d'ici  avant  d'avoir  avisé  ensemble  au  moyen  de  nous  dé- 
barrasser de  cette  intrigante  ! 

Il  avait  l'accent  si  tragique  que  je  lui  demandai  s'il  se  proposait 
d'employer  le  couteau  ou  le  poison.  —  Pour  expédier  une  souris,  ^^  i   ^  oj»yk, 
me  répondit-il,  je  ne  connais  que  la  mort-aux-rats.  Peut-être  savez-  .^    ^ 

vous  des  moyens  plus  doux,  je  consens  à  les  examiner. 

Il  s'installa  dans  une  fumeuse,  j'avançai  un  fauteuil  à  M'"*  d'Arci, 
je  m'assis  à  ses  pieds  sur  un  tabouret,  et  la  séance  fut  ouverte.  On 
eût  dit  à  notre  gravité  un  conseil  de  guerre  assemblé  pour  délibé- 
rer sur  un  plan  de  campagne. 

—  Gomme  elle  s'est  trahie!  disait  M.  d'Arci. 

—  Il  est  certain,  lui  répondis-je,  qu'elle  a  pâli  et  perdu  conte- 
nance. 

—  Elle  avait  l'air  d'une  âme  en  peine,  ajoutait  M'"^  d'Arci,  et 

(1)  Voyez  la  Revue  du  I"  et  du  15  janvier. 

TOME  cm.  —  l""""  FÉVRIER  1873.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

pendant  toute  la  soirée  elle  n'a  fait  que  changer  de  place  parce 
qu'aucune  ne  lui  était  bonne. 

—  C'est  un  bon  point  à  lui  marquer,  elle  n'est  pas  encore  maî- 
tresse dans  l'art  de  feindre. 

—  Dès  le  premier  jour  que  je  l'ai  vue,  ses  intentions  m'ont  été 
suspectes,  et  son  museau  tudesque  m'a  déplu. 

—  Cela  prouve,  monsieur,  reprenais-je,  que  vous  avez  plus  de 
clairvoyance  ou  plus  de  préventions  que  moi  ;  son  museau  tudes- 
que ne  m'a  jamais  déplu. 

—  Ce  qui  me  confond,  c'est  qu'elle  soit  parvenue  à  ensorceler 
mon  pauvre  père. 

—  Cela  prouve,  madame,  que  vous  ne  comprenez  rien  aux  sen- 
timens  qu'inspire  la  femme  qui  l'a  soigné  à  un  malade  qui  a  le 
cœur  sensible. 

—  Mais  qu'a  donc  pour  elle  cette  aventurière?  C'est  un  lai- 
deron. 

—  Eh  !  monsieur,  vous  savez  que  je  n'en  crois  rien. 

—  Lui  trouvez-vous  l'esprit  si  brillant? 

—  Eh!  madame,  elle  n'a  pas  celui  qui  brille,  elle  a  celui  qui 
sert,  et  peut-être  a-t-elle  choisi  la  bonne  part. 

—  Dites  plutôt  que  tout  son  esprit  consiste  en  patelinage  et  en 
cajoleries. 

—  Ah  !  monsieur,  les  politiques  les  plus  raffinés  réussissent  le 
plus  souvent  par  des  moyens  grossiers,  parce  qu'ils  prennent  les 
hommes  pour  ce  qu'ils  sont,  c'est-à-dire  pour  de  grands  enfans. 

—  Je  crois  vraiment  que  vous  nous  faites  son  éloge! 

—  Ah!  madame,  je  n'aurais  garde,  mais  il  est  d'un  bon  général 
de  ne  pas  mépriser  son  ennemi. 

M.  d'Arci  fit  un  geste  d'impatience,  et  je  crois  qu'il  lâcha  un  ju- 
ron. —  Nous  battons  l'eau  et  perdons  notre  temps,  s'écria-t-il. 
j'accorde  de  grand  cœur  à  M.  Flamerin  que  l'ingénieux  esprit  de 
W^"  Iloldenis  n'est  pas  un  de  ces  arbustes  inutiles  qui  sont  l'or- 
nement des  jardins;  j'y  reconnais,  comme  lui,  un  de  ces  bons  pe- 
tits arbres  fruitiers  qui,  moyennant  quelques  soins,  un  peu  de  pluie 
et  beaucoup  de  soleil,  rapportent  gros  à  leurs  propriétaires.  Dieu 
la  bénisse,  elle  et  ses  espaliers  !  Nous  ne  nous  sommes  pas  réunis 
pour  discuter  ses  mérites  savoureux  ni  ses  grâces  virginales.  Notre 
vœu  commun  est  de  la  renvoyer  le  plus  tôt  possible  à  son  cher  Flo- 
rissant, à  son  huuible  et  vertueux  foyer,  à  son  tendre  père  qui  se 
plaint  qu'en  son  absence  ses  jambons  de  Mayence  ont  perdu  toute 
leur  poésie,  à  ses  charmans  petits  frères  dont  les  sarraus  tombent 
en  loques  depuis  qu'elle  n'est  plus  là  pour  ravauder  leurs  nippes 
sous  le  regard  du  Seigneur.  Sommes-nous  dignes  de  posséder  cette 


META   HOLDENIS.  A83 

colombe  mystirfue?  Et  qu' est-elle  venue  faire  dans  le  pays  des  Phi- 
listins? Je  confesse,  monsieur  Flamerin,  que  vous  êtes  beaucoup 
moins  intéressé  que  nous  dans  la  bonne  œuvre  que  nous  méditons; 
nous  combattons,  nous  autres,  /»ro  aris  et  focisy  mais  vous  portez 
à  M.  de  iMauserre  une  si  fidèle  amitié  qu'elle  doit  vous  tenir  lieu 
d'intérêt.  Sommes-nous  d'accord?..  Bien,  je  continue.  Sans  vouloir 
vous  faire  de  reproches,  mon  cher  monsieur,  vous  m'aviez  affirmé 
sur  l'honneur  que  mon  beau-père ,  qui  a  cinquante-trois  ans  son- 
nés, avait  désormais  jeté  toute  sa  gourme,  et  qu'il  serait  jusqu'à  la 
fm  de  ses  jours  le  plus  raisonnable  des  hommes.  C'est  sur  la  foi  de 
cette  belle  assurance  que  je  me  suis  prêté  à  un  raccommodement 
dont  je  n'ai  eu  d'abord  qu'à  me  féliciter.  J'eus  l'agréable  surprise 
de  découvrir  dans  la  femme  qui  lui  a  fait  faire  jadis  la  plus  impar- 
donnable folie  une  personne  dont  les  sentimens  élevés  et  délicats 
m'ont  inspiré  dès  le  premier  jour  autant  d'estime  que  d'affection.  11 
ne  me  reste  plus  qu'une  chose  à  souhaiter,  c'est  qu'ils  puissent  lé- 
gitimer par  un  mariage  en  forme  une  union  qui  leur  promettait  un 
heureux  avenir  à  tous  les  deux.  Depuis  hier,  tout  obstacle  légal  a 
disparu;  mais  une  lune  rousse  s'est  levée  sur  les  Charmilles,  et  nous 
voilà  menacés  d'une  effroyable  catastrophe.  Ne  haussez  pas  les 
épaules,  le  cas  est  grave  :  nous  sommes  en  danger  de  voir  le  père 
de  ma  femme  se  déshonorer  par  un  lâche  abandon  et  conduire  à 
l'autel  la  gouvernante  de  Lulu,  laquelle  aspire  à  devenir  la  gouver- 
nante des  Charmilles  et  de  tout  ce  qu'il  y  a  dedans. 

—  Merci  de  moi!  interrompis-je ;  c'est  prévoir  les  malheurs  de 
bien  loin. 

—  Faites-moi  la  grâce  de  m'écouter  jusqu'au  bout,  reprit-il.  Je 
suis  un  homme  rassis,  monsieur,  et  je  n'ai  pas  Thabitude  de  m'é- 
mouvoir  pour  des  affaires  de  bibus.  Je  vous  aihrme  que  mon  beau- 
père  est  entièrement  dégrisé  de  ses  ptemières  amours;  que  dis-je? 
si  belle  que  soit  encore  M'""  de  Maus'erre,  elle  a  désormais  pour  lui 
une  figure  déplaisante,  la  figure  d'une  grosse  sottise  qui  l'a  empêché 
de  devenir  ambassa,deur  à  Gonstantinople  ou  à  Londres.  Et  voilà  ce 
que  c'est  que  de  n'avoir  pas  la  sincérité  de  se  dire  :  Tu  l'as  voulu, 
George  Dandin  !  Pour  son  malheur  autant  que  pour  le  nôtre,  le  ciel 
et  M.  Tony  Flamerin  ont  attiré  ici  une  de  ces  cafardes  qui  adres- 
sent des  lorgnades  aux  nuages,  et  d'une  main  se  palpent  le  cœur, 
tandis  que  l'autre  interroge  discrètement  la  poche  du  prochain. 
Sans  parler  de  son  talent  pour  préparer  les  tisanes  et  pour  épous- 
seter  les  placards  d'une  maison,  cette  bonne  pièce  a  réduit  notre 
diplomate  en  retraite  par  ses  attentions,  ses  chatteries,  ses  flagor- 
neries, ses  propos  sucrés,  ses  airs  confits,  les  extases  de  son  admi- 
ration et  ses  yeux  de  carpe  pâmée,  qui  lui  répètent  du  matin  au 


hS!l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

soir,  en  haut  allemand,  qu'il  est  un  grand  homme.  Libre  à  lui  de 
lui  déclarer  sa  flamme,  libre  à  elle  de  se  rendre  à  discrétion,  ce 
sont  leurs  affaires,  je  n'y  trouve  rien  à  redire;  mais  cette  Maintenon 
au  petit  pied  s'est  mis  en  tête  de  se  faire  épouser.  Elle  jouera  le 
dragon  de  vertu,  elle  le  renverra  toujours  affligé,  jamais  désespéré, 
et  vous  verrez  qu'irrité  par  ses  rigueurs,  si  profond  que  soit  le 
fossé,  un  jour  ou  l'autre  il  le  franchira;  un  peu  de  honte  est 
bientôt  bue.  Accepter  cette  drôlesse  pour  belle-mère,  serviteur! 
C'est  trop  me  demander,  et  je  me  propose  d'aller  trouver  tantôt 
M.  de  Mauserre  et  de  m'expliquer  franchement  et  péremptoire- 
ment avec  lui.  De  deux  choses  l'une  :  ou  la  donzelle  quittera  de- 
main les  Charmilles  pour  n'y  plus  revenir,  ou  dès  ce  soir  nous 
aurons  déguerpi,  ma  femme  et  moi.  M.  de  Mauserre  aime  sa  fille; 
je  me  plais  à  croire  que  ma  petite  harangue  lui  fera  quelque  im- 
pression . 

M'"*  d'Arci  avait  écouté  avec  chagrin  ce  discours  un  peu  brutal, 
mais  elle  n'avait  eu  garde  d'en  rien  marquer;  si  elle  aimait  son 
père,  elle  se  fût  plutôt  pendue  que  de  contredire  son  mari.  Elle 
me  remercia  du  regard,  quand  elle  m'entendit  lui  riposter  en  ces 
termes  : 

—  Mon  cher  comte,  vos  prémisses  me  semblent  excessives  et  vos 
conclusions  bien  aventureuses.  M.  de  Mauserre  a  le  tempérament 
mélancolique;  c'est  un  hypocondre  qui  n'a  pas  obtenu  de  la  desti- 
née ce  qu'il  en  espérait,  et  qui  croit  avoir  à  se  plaindre  de  son  in- 
justice. Considérons  aussi  qu'il  est  à  l'âge  où  l'amour  n'est  plus 
guère  pour  la  plupart  des  hommes  que  le  besoin  d'une  société  se- 
lon leur  cœur;  les  femmes  qui  leur  plaisent  sont  celles  qui  les  plai- 
gnent ou  les  admirent,  les  amusent  ou  les  consolent.  Or  il  a  plu  au 
ciel  et  à  un  Américain  qui  s'ennuyait,  car  Tony  Flamerin  s'en  lave 
les  mains,  d'envoyer  ici  une  personne  qui  n'est  ni  une  donzelle  ni 
une  drôlesse;  les  injures  n'ont  jamais  rien  prouvé,  et  M"**  Holdenis 
est  tout  simplement  une  personne  intelligente,  adroite,  insinuante, 
qui  possède  l'art  d'entrer  de  plain-pied  dans  les  sentimens  des  gens, 
dans  leurs  querelles  avec  la  vie,  et  de  les  gratter  où  il  leur  dé- 
mange. Je  ne  nie  pas  que  le  charme  qui  eniraîne  M.  de  Mauserre 
ne  pût  le  mener  très  loin,  s'il  s'y  abandonnait,  —  ni  que  M"*  Hol- 
denis ne  soit  une  ambitieuse  dont  l'imagination  caresse  certains 
rêves  qu'absout  sa  religion.  Disons  tout  :  si  M""'  de  Mauserre 
venait  à  mourir  d'ici  à  demain,  peut-être  auriez -vous  peine  à 
empêcher  votre  beau -père  d'épouser  la  gouvernante  de  sa  fille. 
11  a  l'esprit  trop  libéral  pour  que  les  considérations  de  fortune 
et  de  naissance  puissent  le  détourner  de  suivre  ses  penchans  ;  je 
ne  connais   pas  d'homme  plus  affranchi   de  tout  préjugé.  Heu- 


META    IIOLDENIS.  485 

reusement  M'^**  de  Mauserre  est  vivante,  très  vivante,  et  M.  de  Maii- 
serre  est  un  homme  d'honneur  à  qui  sa  parole  est  sacrée.  Ce  que 
je  crains,  mon  cher  monsieur,  c'est  une  intervention  maladroite, 
qui  l'irriterait  et  gâterait  tout.  Il  est  de  la  race  des  superbes;  s'il  se 
rend  quelquefois  à  ses  propres  réflexions,  il  a  peu  d'égards  pour  les 
réflexions  des  autres,  et  son  orgueil  n'accepte  jamais  de  leçons  de 
personne.  Pour  l'amour  de  Dieu,  renoncez  à  lui  en  faire.  Yos  ex- 
plications trop  sincères  le  pousseraient  à  de  redoutables  emporte- 
mens  de  déraison ,  et  peut-être  accorderait-il  à  sa  colère  ce  qu'il 
refusera  sûrement  à  sa  passion,  puisqu'il  vous  plaît  d'appeler  ainsi 
un  goût  très  vif  pour  une  personne  qui,  par  grâce  d'état,  s'entend 
mieux  que  nous  à  lui  tenir  compagnie. 

—  Je  crois  que  M.  Flamerin  a  raison,  s'empressa  de  dire 
jyjme  (j'Arci  en  regardant  son  mari  du  coin  de  l'œil  pour  savoir  ce 
qu'elle  pouvait  hasarder.  Il  est  possible  que  nous  voyions  les  choses 
trop  en  noir,  mon  cher  Albert,  et  que  le  péril  ne  soit  pas  aussi  im- 
minent que  nous  le  pensions.  Cependant  n'y  a-t-il  donc  rien  à  faire, 
monsieur  Flamerin?  Laisserons-nous  la  maladie  suivre  son  cours 
sans  essayer  d'aucun  remède?  Il  nous  en  coûte  de  sentir  l'ennemi 
installé  dans  la  place,  et  il  nous  tarde  de  débarrasser  mon  pauvre 
père  de  sa  demoiselle  de  compagnie,  qui  n'est  pas  une  demoiselle 
d'honneur.  Si  l'intervention  de  M.  d'Arci  vous  paraît  dangereuse, 
adressons-nous  à  M'"^  de  Mauserre.  J'ai  la  certitude  que  ses  repré- 
sentations seront  écoutées;  on  ne  s'est  pas  aimé  pendant  six  ans 
sans  qu'il  reste  un  peu  de  feu  sous  la  cendre.  Allons  la  trouver, 
ôtons-lui  son  bandeau,  guérissons-la  de  son  aveugle  confiance,  qui 
est  le  vrai  danger,  et  recherchons  avec  elle  le  moyen  d'éconduire 
sans  bruit  de  funestes  yeux  bleus  qui  nous  présagent  des  tem- 
pêtes. 

—  Ah  !  madame,  vous  me  faites  frémir,  m'écriai-je.  Ne  voyez- 
vous  pas  que  cette  confiance  que  vous  traitez  d'aveugle  et  que  je 
trouve  adorable  sera  notre  salut?  C'est  par  là  que  M'""  de  Mauserre 
tient  en  échec,  sans  s'en  douter,  les  secrets  manèges  de  M"*  Hol- 
denis,  et  met  M.  de  Mauserre  hors  d'état  de  rien  vouloir,  de  rien 
espérer  et  même  de  rien  désirer.  Un  homme  de  cœur  trahira-t-il 
une  femme  qui  croit  en  lui  comme  au  Père  éternel?  La  désabuser, 
c'est  vouloir  tout  perdre.  Au  premier  mot  que  vous  lui  direz,  elle 
n'aura  plus  sa  tête,  elle  sera  comme  affolée  d'inquiétude  et  de  cha- 
grin. N'attendez  d'elle  ni  prudence,  ni  mesure,  ni  habileté;  elle 
éclatera  et  fera  le  jeu  de  l'ennemi.  Singulier  moyen  de  sauver  une 
place  assiégée  que  d'y  pratiquer  soi-même  la  brèche! 

—  Vous  repoussez  tout  ce  qu'on  vous  propose,  me  répliqua 
M.  d'Arci  d'un  ton  bourru.  Tâchez  du  moins  de  trouver  quelque 


hSQ  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

expédient;  sinon,  j'en  reviens  à  mon  grand  remède,  c'est-à-dire  à 
la  mort-aux-rats. 

—  Je  vous  supplie  de  me  donner  carte  blanche,  lui  répondis-je. 

—  Et  que  ferez-vous? 

—  Je  prétends  obtenir  de  l'assiégeant  qu'il  lève  le  siège. 

—  En  faisant  appel  à  son  exquise  sensibilité  et  à  la  délicatesse 
de  sa  belle  âme? 

—  Non,  par  d'autres  moyens.  Ne  me  demandez  pas  lesquels;  c'est 
mon  secret. 

—  Et  vous  vous  engagez  à  réussir? 

—  Je  m'y  appliquerai;  promettez-moi  de  votre  côté  de  ne  parler 
de  rien  à  M™®  de  Mauserre,  et  même  de  faire  bon  visage  à  M"*  Hol- 
denis. 

Il  me  répondit  que  c'était  exiger  beaucoup  de  lui,  que  cependant 
il  consentait  à  se  prêter  à  mon  essai,  après  quoi  il  reprendrait  sa 
liberté  et  procéderait  à  sa  façon.  Il  sortit  en  retroussant  sa  mous- 
tache et  chantonnant  le  refrain  favori  du  grand  Frédéric  : 

Je  la  traiterai,  biribi, 
A  la  façon  de  barbari, 
Mon  ami. 

Yers  le  soir,  la  pluie  cessa,  le  temps  s'éclaircit.  Le  lendemain,  à 
notre  réveil,  il  n'y  avait  plus  un  nuage  au  ciel.  Six  heures  n'avaient 
pas  sonné  que  deux  voitures,  attelées  l'une  et  l'autre  de  trois  vi- 
goureux percherons,  nous  attendaient  devant  la  grille  de  la  ter- 
rasse. Tout  le  monde  fut  exact  au  rendez -vous,  sans  excepter 
M'"^  de  Mauserre,  à  qui  le  bonheur  faisait  faire  des  prouesses. 
Quand  elle  nous  rejoignit,  les  yeux  gros  de  sommeil,  emmitouflée 
de  fourrures  comme  au  fort  de  l'hiver,  M.  de  Mauserre  engagea 
cette  belle  frileuse  à  monter  dans  la  calèche,  dont  la  capote  rele- 
vée la  protégerait  contre  la  fraîcheur  du  matin.  Il  monta  lui-même 
dans  le  break,  qu'il  se  proposait  de  conduire,  et  appela  auprès  de 
lui  Lulu  et  sa  gouvernante.  Il  avait  compté  sans  son  gendre,  qui 
se  fit  un  malin  plaisir  de  s'adjoindre  à  eux,  sous  prétexte  qu'il 
entendait  profiter  de  l'instructive  conversation  de  M""  Iloldenis.  Il 
fut  sourd  à  toutes  les  objections,  et  afiecta  de  ne  point  apercevoir 
les  froncemens  de  sourcils  de  son  beau-père,  qui  dut  s'accommo- 
der de  sa  gênante  société.  Je  pris  place  dans  la  calèche  avec  M""^  de 
Mauserre  et  M'"**  d'Arci,  et  nous  voilà  en  route. 

Si  vous  désirez  connaître  le  Bugey,  madame,  et  que  vous  n'ayez 
pas  le  temps  d'y  aller,  étudiez  l'excellent  guide  de  Joanne;  mais 
il  me  serait  impossible  de  vous  décrire  exactement  le  pays  qu'on 
traverse  pour  se  rendre  de  Crémieu  au  lac  Paladru.  Quoique  ama- 


META   IIOLDEWIS.  AS7 

teur  de  beaux  paysages  et  par  goût  et  par  profession,  j'avais  laissé 
aux  Charmilles  mes  yeux  de  peintre;  je  n'étais  plus  que  Tony  Fla- 
raerin,  lequel  avait  martel  en  tête.  Dans  l'inquiétude  et  je  dirai 
presque  relTroi  que  me  causaient  les  plans  de  campagne  de 
M.  d'Arci,  j'avais  payé  d'audace,  et,  prenant  tout  sur  moi,  j'avais 
obtenu  un  vote  de  confiance.  Qu'allais-je  faire?  Les  moyens  secrets 
que  je  m'étais  vanté  de  posséder  me  paraissaient  à  l'examen  d'un 
effet  douteux,  je  n'étais  pas  bien  décidé  à  m'en  servir.  Pour  voir 
clair  dans  ma  conduite,  il  aurait  fallu  que  je  visse  clair  dans  mes 
sentimens.  Je  croyais  par  intervalles  haïr  comme  la  peste  l'ennemi 
que  je  m'étais  chargé  de  combattre,  et  je  me  promettais  de  le  trai- 
ter sans  miséricorde;  l'instant  d'après,  je  me  surprenais  à  douter  de 
ma  haine,  où  il  entrait  peut-être  plus  de  ressentiment,  plus  de  ja- 
lousie que  d'aversion.  Vous  avez  lu  le  Tasse  et  l'épisode  de  la  fo- 
rêt ensorcelée,  que  Tancrède  s'était  fait  fort  de  désenchanter;  il 
aurait  dû  commencer  par  désenchanter  son  cœur,  car  vous  savez 
ce  qu'il  advint  de  lui  et  de  son  épée  quand  l'arbre  qu'il  se  dispo- 
sait à  pourfendre  lui  montra  le  visage  de  cette  Clorinde  qu'il  se 
flattait  sottement  de  ne  plus  aimer.  Je  me  demandais  si  j'étais  tout 
à  fait  dépris  de  Clorinde,  si  au  moment  décisif  je  ne  sentirais  pas 
trembler  dans  ma  main  le  glaive  de  l'inexorable  justice.  Ma  seule 
ressource  était  de  compter  sur  l'imprévu,  sur  quelque  incident  qui 
m'inspirerait  une  résolution  ;  mais  qu'est-ce  qu'une  habileté  qui 
s'en  remet  aux  incidens?  M.  d'Arci  se  fut  bien  moqué  de  moi,  s'il 
avait  lu  dans  mes  pensées. 

Ainsi  travaillait  mon  esprit,  et  vous  me  pardonnerez  d'avoir  vi- 
sité sans  le  voir  un  des  plus  beaux  pays  du  monde.  Je  me  souviens 
cependant  de  longues  suites  de  collines  ombragées  de  chênes,  qui 
servaient  de  cadre  à  des  plaines  fertiles,  couvertes  de  riches  cul- 
tures. Nous  cheminâmes  durant  des  heures  sur  un  plateau  mame- 
lonné; en  atteignant  la  crête  de  l'un  de  ces  mamelons,  nous  en 
apercevions  d'autres  qui  se  déroulaient  en  amphithéâtre  autour  de 
nous,  couronnés  de  beaux  villages,  de  clochers  pointus  et  de  châ- 
teaux massifs.  Je  me  souviens  également  que  nous  traversâmes  de 
jolis  hameaux  dont  les  maisons,  blanchies  à  la  chaux,  nous  regar- 
daient passer;  je  me  rappelle  que  sous  l'auvent  de  chacune  de  ces 
maisons  pendait  une  claie  à  sécher  les  fromages,  et  qu'il  sortait  de 
chacune  de  leurs  fenêtres  un  vague  bruissement  de  rouets  et  de 
métiers  à  tisser.  11  me  semble  qu'au  sortir  de  ces  hameaux  il  y 
avait  de  grands  noyers  dont  l'ombre  allongée  dormait  paisible- 
ment dans  la  poussière  du  chemin,  à  droite  et  à  gauche  des  meules 
de  paille,  puis  à  perte  de  vue  des  champs  de  trèfle,  de  maïs,  de 
sarrasin  fleuri,  au  milieu  desquels  couraient  des  treilles  écheve- 


A88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lées  dont  les  pampres  se  tachetaient  de  rouge  et  qui  toutes  se  te- 
naient par  la  main  pour  danser  comme  des  folles.  Qu'elles  eussent 
un  air  de  fête  et  de  joie,  je  vous  en  donnerais  ma  parole  d'honneur; 
mais  de  vous  dire  précisément  ce  qui  les  mettait  en  gaîté,  je  ne  le 
saurais. 

Nos  percherons  s'étant  mis  au  pas  pour  gravir  une  côte,  mes 
idées  s'éclaircirent  et  je  considérai  longtemps  un  frais  vallon  qui 
ressemblait  à  ces  tableaux  du  Poussin  où  il  s'est  complu  à  réunir 
toutes  les  scènes  diverses  de  la  vie  des  champs.  Dans  le  fond,  une 
tourbière  où  deux  hommes  ouvraient  une  tranchée,  tandis  qu'un 
troisième  assemblait  les  mottes  en  tas;  à  quelques  pas  plus  loin,  un 
plantage  et  des  femmes  occupées  à  la  cueillette  des  pois,  d'autres 
qui  lavaient  du  linge  dans  un  ruisseau,  des  enfans  qui  taillaient  des 
osiers,  une  prairie  où  pâturaient  des  vaches  et  un  cheval  blanc;  sur 
le  revers  du  vallon,  un  champ  labouré,  bien  gras,  bien  luisant,  dans 
lequel  se  promenait  une  herse  attelée  de  quatre  bœufs.  Hommes, 
femmes,  enfans,  tout  ce  monde  causait  et  riait;  la  tourbière  inter- 
pellait les  pois,  la  herse  apostrophait  les  lavandières;  tout  en  pais- 
sant, les  vaches  disaient  leur  mot,  et  la  gravité  de  l'animal  portait 
un  jugement  sur  les  gaîtés  de  l'homme.  Répandez  sur  cette  scène 
une  vapeur  transparente  et  la  douceur  d'un  soleil  d'automne  buvant 
goutte  à  goutte  les  sueurs  de  la  terre;  non.  Poussin  n'eût  pas 
mieux  fait. 

Je  sais  quelque  chose  de  plus  intéressant  que  les  plus  beaux 
paysages  du  Bugey;  c'est  le  spectacle  d'une  âme  heureuse,  quand 
cette  âme,  bien  entendu,  n'est  ni  celle  d'un  méchant,  ni  celle  d'un 
sot.  M'"^  de  Mauserre  me  donnait  ce  spectacle.  Elle  était  le  bonheur 
en  personne;  il  brillait  dans  ses  yeux,  dans  son  sourire;  elle  en 
était  enveloppée  comme  d'un  fluide.  On  aurait  pu  croire  qu'elle  ne 
vivait  que  depuis  deux  jours;  le  monde  lui  était  une  nouveauté 
charmante,  les  objets  les  plus  insignifians  lui  causaient  des  étonne- 
mens,  des  ravissemens.  En  vérité,  n'est-ce  pas  ce  jour-là  qu'elle 
découvrit  le  soleil  ?  Son  regard  lui  disait  :  —  A  propos,  tu  sais  qu'a- 
vant dix  mois  je  serai  sa  femme!  —  Cette  âme  tendre  aurait  voulu 
répandre  sa  joie  autour  d'elle,  dépenser  son  ivresse  en  aumônes 
tout  le  long  du  chemin.  Elle  avisa  une  dindonnière  assez  dépenail- 
lée qui  paissait  son  troupeau  dans  un  pré.  Elle  fit  arrêter  la  voiture 
et  courut  embrasser  l'enfant,  avec  qui  elle  s'entretint,  assise  sur 
une  pierre;  les  dindons  en  émoi  gloussaient  à  l'entour  et  faisaient 
la  roue.  En  la  quittant,  elle  lui  glissa  dans  la  main  deux  pièces  d'or. 
Un  peu  plus  loin,  elle  vida  le  reste  de  sa  bourse  dans  le  chapeau 
d'un  vieil  aveugle.  Nous  nous  regardions  du  coin  de  l'œil,  M'"^  d'Arci 
€t  moi;  ce  regard  disait  beaucoup  de  choses. 


META    IIOLDENIS.  l\S9 

Depuis  le  vallon  qui  m'avait  fait  penser  au  Poussin  jusqu'au  vil- 
lage des  Abrets,  où  nous  devions  faire  halte  pour  déjeuner,  j'eus 
moins  de  distractions,  et  je  puis  vous  certifier  que  la  route  que 
nous  suivions  n'a  peut-être  pas  son  égale.  Elle  court  au  travers  des 
vergers  les  plus  rians,  les  plus  frais,  tapissés  d'une  herbe  si  velou- 
tée qu'il  me  prenait  envie  d'être  mouton  pour  en  manger;  les  deux 
rangées  d'arbres  entre  lesquelles  nous  passions  entre-croisaient  leurs 
branches,  qui  se  recourbaient  en  berceaux  au-dessus  de  nos  têtes. 
Nous  ne  rattrapâmes  le  break  qu'aux  AbretS;  il  avait  cheminé  comme 
le  vent,  sans  s'arrêter  à  causer  avec  les  dindonnières,  étant  conduit 
par  un  homme  de  mauvaise  humeur  qui  était  bien  aise  d'avoir 
trois  percherons  à  fouetter  à  tour  de  bras.  Vous  ne  sauriez  croire  à 
quel  point,  selon  les  circonstances,  M.  de  Mauserre  se  ressemblait 
peu  à  lui-même.  11  y  avait  en  lui  deux  hommes,  dont  l'un  était  aussi 
attentif  à  se  commander  que  l'autre  l'était  peu.  Pendant  mon  séjour 
à  Dresde,  il  avait  eu  à  traiter  une  affaire  épineuse,  et  je  l'avais  vu 
opposer  à  toutes  les  contrariétés  une  figure  impassible  et  unie;  — 
hors  des  affaires  et  dès  qu'il  ne  s'agissait  que  de  lui,  incapable  de 
dissimuler,  ses  dépits  paraissaient  naïvement  sur  son  visage,  où  on 
les  lisait  à  livre  ouvert. 

Il  fut  sombre  pendant  tout  le  déjeuner  comme  une  porte  de  pri- 
son. M.  d'Arci  jouait  la  candeur  et  l'exaspérait  par  ses  empresse- 
mens.  En  sortant  de  table,  il  prit  sa  revanche.  11  y  avait  dans  le 
jardin  de  l'auberge  un  tir  au  pistolet;  M.  de  Mauserre,  qui  était  de 
première  force,  mit  son  gendre  au  défi  et  fit  mouche  trois  fois  de 
suite.  La  galerie  battit  des  mains,  et  la  perle  des  gouvernantes 
s'écria  :  —  Dites-nous  donc,  monsieur,  une  fois  pour  toutes,  quel 
talent  vous  n'avez  pas!  —  M.  d'Arci  envoya  sa  première  balle  dans 
l'un  des  montans  de  la  cible;  il  s'en  prit  au  pistolet,  qu'il  déclara 
détestable.  Son  second  coup  ne  fut  guère  plus  heureux;  il  s'obstina 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  mis  dans  le  blanc,  si  bien  qu'en  quittant  le  jar- 
din il  eut  le  déplaisir  de  s'apercevoir  que  le  break  avait  gagné  les 
devans  sans  l'attendre.  Force  lui  fut  de  monter  dans  la  calèche  avec 
nous.  —  Vous  voilà  bien  attrapé,  lui  dit  en  riant  M'"*  de  Mauserre; 
— puis  d'un  ton  plus  sérieux  :  —  M.  de  Mauserre  se  plaint  que  vous 
avez  la  mauvaise  habitude  de  taquiner  M"^  Holdenis;  à  la  longue, 
vos  Miaisanteries  pourraient  lui  faire  tort  dans  l'esprit  de  son  élève... 
Nous  sommes  si  heureux  de  l'empire  absolu  qu'elle  a  su  prendre 
sur  notre  indocile  cabri  !  —  Il  se  mit  à  ricaner,  je  lui  pinçai  le  bras, 
et  il  ravala  sa  réplique. 

Au  sortir  des  Abrets,  on  gravit  pendant  plus  d'une  heure  une 
côte  assez  rapide;  après  en  avoir  atteint  le  sommet,  on  quitte  la 
grande  route  pour  s'engager  dans  un  chemin  vicinal  qui  conduit  en 


i90  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

vingt-cinq  minutes  au  village  de  Paladru,  assis  à  quelques  pas  du 
lac,  au  pied  d'une  église  perchée  sur  un  tertre.  Je  puis,  madame, 
vous  parler  en  expert  du  lac  Paladru;  je  l'ai  vu  de  très  près,  j'ai  fait 
avec  lui  une  connaissance  plus  intime  que  je  ne  l'aurais  désiré.  Si 
vous  aimiez  la  statistique,  je  vous  apprendrais  qu'il  est  situé  à 
quinze  cents  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  qu'il  a  près  de 
deux  lieues  de  long  sur  une  demi-lieue  de  large,  qu'il  est  très  pro- 
fond, que  ses  eaux  sont  minérales  et  fort  actives  contre  plusieurs 
maladies,  et  qu'elles  ont' un  léger  goût  savonneux,  ce  qui  ne  les  em- 
pêche pas  d'être  poissonneuses.  J'aime  mieux  vous  dire  qu'il  n'est 
pas  permis  d'aller  dans  le  Bugey  sans  rendre  visite  à  ce  joli  lac, 
que  les  environs  en  sont  délicieux  et  qu'on  y  trouve  de  superbes 
frênes,  que  les  monts  qui  encadrent  ses  deux  rives  sont  les  uns 
plus  cultivés,  les  autres  plus  boisés  et  plus  sauvages,  que  selon 
l'heure  du  jour  et  le  caprice  du  vent  il  passe  de  la  couleur  de  la 
nacre  à  un  bleu  d'azur  et  au  gris  du  plomb,  qu'enhn  la  nature  s'est 
plu  à  rassembler  sur  ses  bords  les  accidens  les  plus  divers,  des 
criques,  des  anses,  des  promontoires,  ici  des  bouquets  d'arbres  qui 
se  penchent  sur  l'eau  et  y  trempent  leur  chevelure,  là  une  grève 
courte  que  lave  le  flot,  plus  loin  de  petites  falaises  que  fouette  la 
vague.  Si  jamais  vous  y  allez,  arrêtez-vous  sur  une  de  ces  falaises, 
à  quelques  pas  du  village,  et  regardez  à  votre  gauche.  Au-delà  du  lac 
et  de  SCS  joncs,  vous  verrez  au  premier  plan  un  rideau  de  saules  aux 
feuillages  argentés,  —  au-delà  des  saules,  une  hauteur  ombragée 
de  beaux  noyers  au  travers  desquels  pointent  un  clocher  et  les  tou- 
relles d'un  château,  et,  si  le  temps  est  clair,  à  la  faveur  de  l'échan- 
crure  que  laissent  entre  elles  les  collines,  le  Mont-Blanc  vous  ap- 
paraîtra dans  toute  la  gloire  de  ses  neiges  éclatantes,  découvrant  à 
la  fois  ses  deux  versans,  l'un  qui  s'abaisse  par  étages  du  côté  de  la 
France,  l'autre,  pareil  à  une  gigantesque  muraille,  où  il  semble  que 
les  aigles  eux-mêmes  doivent  gagner  le  vertige. 

Le  guide  du  voyageur  vous  donnera,  madame,  un  aperçu  des 
beautés  du  lac  Paladru;  mais  il  ne  vous  dira  pas  que  c'est  un  en- 
droit où  l'on  fait  des  expériences  désagréables.  Celle  que  j'y  fis  m'a 
démontré  clairement  que  le  métier  de  prédicateur  a  ses  dangers, 
et  que  les  Allemandes  ont  parfois  de  bien  étranges  lubies. 

YIÏ. 

Deux  heures  après  notre  arrivée,  M'"''  de  Mauserre,  fatiguée  de 
la  route,  rassasiée  du  lac  et  du  Mont-Blanc,  s'était  assoupie  sur  un 
des  canapés  de  l'hôtel  des  Bains,  et  Lulu,  couchée  sur  un  coussin, 
dormait  à  ses  pieds.  En  attendant  l'heure  du  dîner,  M.  de  Mau- 


META   HOLDENIS.  491 

serre,  qui  était  aussi  fort  aux  échecs  qu'au  pistolet,  et  qui  cherchait 
une  nouvelle  occasion  d'humilier  son  gendre,  lui  proposa  une 
partie ,  et  celui-ci  l'accepta  dans  l'espoir  d'une  chimérique  re- 
vanche. 

Meta  ne  tarda  pas  à  sortir  ;  elle  alla  promener  ses  pensées  sur  la 
grève  où  avait  abordé  un  bateau  tout  fraîchement  arrivé  de  l'autre 
bout  du  lac.  Les  bateliers  qui  le  montaient  venaient  de  l'amarrer  à 
un  pieu,  après  en  avoir  roulé  la  voile  autour  du  mât.  Elle  eut  la 
fantaisie  d'y  entrer;  je  la  vis  s'asseoir  près  de  la  proue  et  y  de- 
meurer immobile,  penchée  sur  l'eau,  qui  lui  servait  peut-être  de 
miroir.  L'occasion  me  semblant  propice,  quelques  secondes  après  je 
l'avais  rejointe,  je  détachais  sournoisement  l'amarre,  et,  prenant 
les  rames  en  main,  je  gagnais  le  large  avec  elle. 

D'abord  elle  parut  effrayée  de  se  trouver  seule  avec  moi  sur  cette 
coque  vacillante;  elle  me  supplia  de  la  ramener  à  terre.  Je  n'eus 
pas  l'air  de  l'entendre,  je  continuai  de  ramer.  Peu  à  peu  elle  se 
rassura  ou  se  résigna.  Elle  s'assit  à  l'arrière  près  du  gouvernail. 
Quand  nous  eûmes  dépassé  le  milieu  du  lac,  je  lâchai  les  avirons  et 
laissai  le  bateau  voguer  à  la  dérive.  Elle  me  regardait  avec  atten- 
tion, interrogeant  mon  visage  et  mon  silence. 

Ayant  trouvé  la  veille  sur  un  des  rayons  de  la  bibliothèque  du 
château  une  vieille  édition  des  Provinciales^  j'avais  eu  la  curio- 
sité d'y  mettre  le  nez.  Un  passage  m'avait  singulièrement  frappé 
et  s'était  incrusté  dans  ma  mémoire.  M'adossant  contre  le  mât,  et 
les  bras  croisés  :  «  En  vérité,  mon  père,  m'écriai-je,  il  vaudrait  au- 
tant avoir  affaire  à  des  gens  qui  n'ont  point  de  religion  qu'à  ceux 
qui  en  sont  instruits  jusqu'à  la  direction  d'intention,  car  enfin  l'in- 
tention de  celui  qui  blesse  ne  soulage  point  celui  qui  est  blessé.  Il 
ne  s'aperçoit  point  de  cette  direction  secrète,  il  ne  sent  que  celle 
du  coup  qu'on  lui  porte.  Et  je  ne  sais  même  si  on  n'aurait  pas 
moins  de  dépit  de  se  voir  tuer  brutalement  par  des  gens  emportés 
que  de  se  sentir  poignarder  consciencieusement  par  des  gens  dé- 
vots. » 

J'ajoutai  :  —  Ah  !  que  Pascal  était  un  grand  homme,  et  que  la 
casuistique  est  une  science  dangereuse! 

—  A  qui  parlez-vous?  me  demanda- t-elle  en  souriant.  Au  ciel, 
aux  poissons  ou  à  moi  ? 

—  A  quelqu'un,  repris-je,  qui  m'a  reproché  plus  d'une  fois  d'être 
un  homme  léger,  et  je  lui  réponds  :  Grâce  soit  faite  aux  esprits 
légers,  ils  déferont  demain  le  mal  qu'ils  ont  fait  hier.  Je^; redoute 
davantage  ceux  qui  le  font  par  conviction  !  C'est  d'eux  que  Pascal 
a  dit  qu'on  n'est  jamais  coquin  si  pleinement  et  si  gaîment  que 
quand  on  l'est  par  conscience. 


/i92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Elle  regarda  autour  d'elle  :  —  Je  ne  vois  pas  ce  jésuite  à  qui 
s'adresse  votre  discours,  repartit-elle  doucement.  Yous  devriez  sa- 
voir que  j'ai  été  élevée  à  ne  pas  aimer  ces  bons  pères  plus  que  vous 
ne  les  aimez  vous-même. 

Je  repris  les  rames;  j'eus  bientôt  doublé  un  petit  cap,  dont  les 
ombrages  nous  cachèrent  le  village  et  l'hôtel.  Meta  n'avait  plus 
peur;  elle  me  dit  d'un  ton  paisible  :  —  Que  répondra-t-on  à  Lulu 
si,  à  son  réveil,  elle  demande  sa  gouvernante?  Est-ce  un  enlève- 
ment? dit-elle  encore.  Ah  !  j'oubliais  que  nous  sommes  au  1"  sep- 
tembre, et  qu'aujourd'hui  nous  devions  avoir  une  explication;  mais 
un  lac  n'est  pas  un  cimetière. 

Puis  elle  détourna  la  tête  et  contempla  le  Mont-Blanc,  qui  se 
montrait  vaguement  derrière  un  massif  de  noyers. 

J'abandonnai  de  nouveau  les  rames,  et,  m'adossant  une  seconde 
fois  au  mât,  je  fis  une  cigarette  que  j'allumai.  —  Les  jésuites  ont 
bon  dos,  repris-je.  Il  est  possible  qu'ils  aient  inventé  le  bel  art  de 
prévariquer  en  sûreté  de  conscience;  je  me  suis  laissé  dire  pourtant 
que  la  casuistique  est  cultivée  dans  plus  d'un  pays  où  ils  ne  sont 
pas  en  faveur.  On  y  voit  des  esprits  qui  emploient  leur  subtilité  à 
trouver  de  bonnes  raisons  pour  justifier  les  cas  les  plus  injustifia- 
bles. On  en  voit  d'autres  qui  méprisent  la  grosse  morale  terre 
à  terre  des  honnêtes  gens  selon  le  monde  ;  ils  la  mettent  à  l'alam- 
bic, et  leurs  maximes  quintessenciées  les  autorisent  à  s'accorder  de 
petites  licences  que  le  commun  des  martyrs  se  refuserait.  D'autres 
encore  se  servent  de  leur  religion,  qui  est  sincère,  pour  sanctifier 
leurs  convoitises.  Leurs  actions  les  plus  intéressées  sont  œuvres 
pies.  Ces  enfans  de  Dieu  regardent  toute  la  terre  comme  leur  hé- 
ritage, et,  convaincus  que  le  ciel  leur  a  commis  le  soin  d'obliger  les 
méchans  à  restitution,  ils  font  main  basse,  la  larme  à  l'œil,  sur  leurs 
biens  qu'ils  s  appliquent. 

Je  lançai  ma  cigarette  dans  le  lac.  —  On  m'a  parlé  d'une  pé- 
cheresse, poursuivis-je,  qui,  à  vrai  dire,  n'avait  péché  qu'une  fois; 
la  vie  avait  été  si  indulgente  pour  elle  qu'elle  avait  trouvé  le  bon- 
heur dans  sa  faute.  Une  sainte  vint  à  passer,  et,  voyant  cette  heu- 
reuse coupable,  elle  s'écria  :  —  Quel  fâcheux  exemple!  La  loi  di- 
vine de  ce  monde  est  l'ordre,  que  cette  femme  a  transgressé.  Il  y 
va  de  l'intérêt  du  ciel  et  des  bonnes  mœurs  que  je  lui  prenne  son 
bonheur  si  mal  acquis;  je  lui  prendrai  sa  maison,  je  lui  prendrai 
son  mari,  je  lui  prendrai  son  enfant,  je  lui  prendrai  son  passé  et 
son  avenir,  ses  souvenirs  et  ses  espérances,  je  lui  prendrai  tout,  et 
Dieu  me  dira  :  Bien  travaillé,  ange  de  lumière!  il  y  a  un  désordre 
de  moins  dans  le  monde. 

Une  flamme  lui  monta  aux  joues;  elle  me  cria  :  —  Depuis  quel- 


META    IlULDtNlS.  h9Z 

ques  jours  vous  parlez  par  énigmes;  dites-moi  une  fois  pour  toutes 
ce  que  vous  avez  dans  l'esprit  et  de  quelle  infamie  vous  me  soup- 
çonnez. 

—  11  y  a  là-bas,  lui  répliquai-je,  dans  une  auberge  de  village, 
une  femme  qui  dort  paisiblement.  Puisse-t-elle  ne  se  point  réveil- 
ler! car  un  jour  elle  sera  folle  de  désespoir  en  découvrant  que 
M"^"  Meta  Holdenis  a  conçu  l'honorable  et  hardi  projet  d'épouser 
M.  de  Mauserre. 

Son  visage  prit  une  expression  colère  et  sèche  que  je  ne  lui  avais 
jamais  vue.  Ce  ne  fut  qu'un  coup  de  théâtre,  la  scène  changea  bien 
vite.  Le  regard  presque  féroce  que  ses  yeux  dardaient  sur  moi, 
comme  l'aiguillon  d'une  abeille,  s'adoucit  par  degrés;  ses  lèvres 
serrées  se  détendirent,  son  front  crispé  redevint  uni  comme  une 
glace,  elle  baissa  la  tête,  et  il  me  sembla  que  des  larmes  roulaient 
sous  sa  paupière.  J'attendis  un  moment  qu'elle  me  parlât;  mais 
j'attendis  en  vain. 

Les  lacs  de  montagnes  sont  capricieux  et  fantasques.  Quand  nous 
nous  étions  embarqués,  il  n'y  avait  pas  un  souffle  dans  l'air  ni  une 
ride  à  la  surface  de  l'onde,  qui  était  d'un  bleu  argenté.  Bientôt 
l'ombre  portée  de  la  côte  avait  pris  une  couleur  d'émeraude;  le 
vert,  gagnant  peu  à  peu  sur  l'azur,  avait  envahi  tout  le  lac,  qui  fut 
saisi  d'un  frisson  et  commença  de  clapoter.  Le  bateau  avait  dérivé 
au  large.  De  plus  en  plus  embarrassé  du  silence  prolongé  de  Meta 
et  du  mien,  je  me  décidai  au  retour.  Je  mis  cap  sur  le  village  de 
Paladru,  où  la  brise  nous  poussait  en  droiture,  et  je  dépliai  la  voile 
en  demandant  à  Meta  si  elle  se  chargeait  du  gouvernail,  qu'il  ne 
s'agissait  que  de  maintenir  droit.  Elle  me  répondit  par  un  signe  des 
yeux,  et  saisit  la  barre  d'une  main  déterminée.  La  voile  s'enfla,  le 
bateau  prit  sa  course  comme  un  cheval  qui  aurait  senti  l'éperon; 
déjcà  les  roseaux  et  les  galets  de  la  rive  devenaient  plus  distincts. 

Meta  avait  redressé  la  tète;  sa  bouche  entr'ouverte  buvait  le 
vent,  et  sa  poitrine  se  gonflait.  —  Je  veux  vous  dire  une  fois  en- 
core le  Roi  de  T/mlé,  murmura-t-elle;  écoutez  bien.  —  Et  de  la 
même  voix  que  jadis  elle  me  récita  les  vers  que  grâce  à  elle  je 
savais  par  cœur  : 

Es  war  ein  Konig  in  Tlmlc 
Gar  treu  bis  an  das  Grab, 
Dem  sterbend  seine  Buhle 
Linen  goldnen  Bêcher  gab. 

Le  vent  fraîchissait  de  seconde  en  seconde  ;  soudain  une  rafale 
secoua  rudement  la  voile,  qui  tour  à  tour  battit  le  mât  et  se  tendit 
jusqu'à  le  faire  craquer.  Le  lac  avait  passé  du  vert  au  gris,  il  se 
tachetait  d'écume  et  se  hérissait  d'un  air  de  méchante  humeur. 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  un  mouvement  maladroit  que  fit  Meta,  le  bateau,  s'étant  incliné 
brusquement,  embarqua  un  paquet  d'eau.  —  Prenez  garde,  lui 
dis-je;  il  suffirait  d'une  distraction  pour  nous  faire  chavirer. 
Elle  était  arrivée  au  dernier  couplet  : 

Er  sah  ilm  stûrzen,  trinken, 
Und  sinkcn  tief  ins  Meer. 
Die  Augen  thaten  ihm  sinken; 
Trank  uie  einen  Tropfen  mehr. 

Elle  répéta  deux  fois  ces  quatre  vers;  puis  elle  me  regarda,  et  sa 
figure  me  parut  singulière.  Elle  ôta  sa  toque;  l'air  jouait  avec  ses 
cheveux,  qLii  voltigeaient  sur  son  front;  elle  avait  les  joues  ar- 
dentes, et  au  fond  de  ses  yeux  braqués  sur  moi  une  mystérieuse 
folie  agitait  ses  grelots. 

—  Votre  bohémienne,  s'écria-t-elle,  était  une  menteuse;  ne  m'a- 
t-elle  pas  prédit  que  je  vivrais  cent  ans?  —  Et,  baissant  la  voix,  elle 
ajouta  :  —  Nous  devions  décider  aujourd'hui  si  nous  passerions  notre 
vie  ensemble;  puisque  vous  n'y  pensez  plus,  je  veux  mourir  avec 
vous. 

A  ces  mots,  elle  imprima  au  gouvernail  une  si  violente  secousse 
que  la  seconde  d'après  notre  bateau  avait  sa  coque  en  l'air  et  votre 
serviteur  six  pieds  d'eau  au-dessus  de  la  tête. 

Madame,  on  ne  sait  dans  ce  monde  ce  qui  sert  et  ce  qui  nuit.  Je 
n'aurais  jamais  imaginé  que  le  commerce  de  mon  ami  Ilarris  pût 
avoir  pour  moi  la  moindre  utilité.  Cependant,  lorsque  je  revins  de 
mon  étourdissement  et  du  fond  de  l'eau  à  la  surface,  ma  première 
pensée  fut  de  me  féliciter  d'avoir  passé  avec  lui  trois  mois  à  Genève, 
parce  que,  nous  baignant  tous  les  jours  dans  le  lac,  il  avait  fait  de 
moi  un  habile  nageur;  —  soyez  sûre  que  dans  ce  moment  tous  mes 
tableaux  passés  et  futurs  me  semblaient  bien  peu  de  chose  au  prix 
de  la  faculté  que  je  possédais  de  me  tenir  sur  l'eau.  Mes  idées  se 
débrouillant,  ma  seconde  pensée  fut  qu'il  y  avait  près  de  moi  une 
femme  qui  se  noyait,  et  que  j'étais  résolu  à  la  sauver  ou  à  périr 
avec  elle.  Vous  croirez  ce  qui  vous  plaira,  madame;  mais  ce  n'était 
pas  un  mouvement  d'humanité  ni  de  compassion  qui  me  poussait  : 
je  ressentais  pour  la  première  fois  une  sorte  de  fureur  amoureuse. 
J'avais  tout  pardonné  à  Meta  en  faveur  de  la  charmante  et  louable 
intention  qu'elle  avait  eue  de  noyer  Tony  Flamerin;  il  me  semblait 
que  la  vie  n'était  pas  possible  sans  elle.  Ce  sentiment  vous  paraîtra 
extravagant,  et  vous  allez  croire  que  l'eau  du  lac  Paladru,  dont 
j'avais  avalé  un  grand  coup,  joint  à  ses  autres  vertus  celle  d'être 
plus  capiteuse  que  le  vin  du  Rhin.  Madame,  il  n'est  pas  besoin  de 
boire  pour  extravaguer;  il  y  a  un  peu  de  déraison  dans  toutes  les 
passions  humaines.  C'est  le  cœur  de  l'homme  qui  est  capiteux. 


META    HOLDENIS.  A95 

Je  plongeai,  et  je  n'aperçus  pas  Meta.  L'épouvante  me  gagnait 
quand  je  m'avisai  que,  sa  robe  s'étant  accrochée  à  la  barre  du  gou- 
vernail, elle  se  trouvait  prise  sous  le  bateau.  Je  l'eus  bientôt  dé- 
gagée. Elle  avait  entièrement  perdu  connaissance;  mais  je  ne  pou- 
vais avoir  de  sérieuses  alarmes,  elle  n'avait  pas  demeuré  plus  d'une 
minute  sous  l'eau.  Lii  léger  mouvement  qu'elle  fit  avec  les  doigts 
me  rassura  tout  à  fait.  Lui  soutenant  la  tête  de  ma  main  gauche, 
je  m'escrimai  si  vigoureusement  du  bras  droit  et  des  deux  jambes 
que  le  grand  Harris  lui-même  eût  été  content  de  moi.  A.u  bout  de 
quelques  instans  que  je  trouvai  longs,  j'eus  l'infini  bonheur  de 
prendre  terre. 

Mon  premier  soin  fut  de  coucher  Meta  sur  le  côté;  el'e  rouvrit 
les  yeux,  les  referma  aussitôt.  Je  l'enlevai  dans  mes  bras  et  me  mis 
à  courir  vers  l'auberge,  qui  n'était  pas  loin.  Je  fus  accosté  à  mi- 
chemiu  par  deux  bateliers  furieux,  qui,  m'accablaut  d'injures,  me 
redemandaient  leur  bateau.  Je  le  leur  montrai  du  doigt,  les  assu- 
rant qu'il  se  portait  bien,  quoiqu'il  n'y  parût  pas.  Dans  le  fond,  ils 
étaient  débonnaires,  et  ma  bourse,  que  jeleur  donnai,  était  si  bien 
garnie,  qu'ils  changèrent  de  ton  et  voulurent  m' aider  à  porter  ma 
précieuse  charge;  mais  je  n'entendais  pas  que  personne  m'en  soula- 
geât. M'"'  de  Mauserre,  qui  s'était  réveillée,  s' étonnant  de  ne  pas  nous 
voir,  venait  de  sortir  de  l'hôtel  avec  Lulu  pour  nous  chercher.  Elles 
nous  aperçurent,  et,  croyant  à  un  irréparable  malheur,  elles  pous- 
sèrent l'une  et  l'autre  des  cris  perçans.  J'avais  eu  facilement  raison 
des  bateliers  qui  me  réclamaient  leur  bateau;  j'eus  plus  de  peine  à 
calmer  Lulu,  qui  me  demandait  compte  de  sa  gouvernante.  Le  pis 
est  que  ses  hurlemens  furent  entendus  de  M.  de  Mauserre.  11  aban- 
donna sa  partie  d'échecs,  se  précipita  dans  la  cour,  et  je  crus  que 
j'aurais  une  aflaire  sérieuse  avec  lui.  Il  me  regardait  d'un  air  me- 
naçant et  furibond.  Je  me  hâtai  de  dissiper  son  inquiétude  en  lui 
affirmant  que  Meta  était  vivante;  mais  l'inquiétude  le  tourmentait 
moins  que  l'âpre  chagrin  de  la  voir  étendue  dans  mes  bras,  qui  la 
serraient  étroitement,  sa  joue  pressée  contre  la  mienne,  ses  che- 
veux collés  à  mes  tempes. 

Il  s'élança  sur  moi,  les  poings  levés,  et  s'écria  :  —  Vous  êtes  un 
misérable  fou  1 

Ce  cri  me  fit  mesurer  la  profondeur  de  sa  blessure.  —  Vous  vous 
oubliez,  monsieur,  lui  répondis-je  froidement.  — Et,  le  repoussant 
de  l'épaule,  j'entrai  dans  l'auberge,  où  je  déposai  mon  fardeau.  Il 
n'y  a  pas  d'enthousiasme  qui  tienne,  j'étais  à  bout  de  forcjs. 

M.  d'Arci  ét^fit  accouru;  il  haussa  les  épaules  en  lorgnant  Bleta, 
qui  était  pâlj  comme  la  mort,  et  il  me  dit  :  —  Quelle  comédienne! 
—  Puis  il  grommela  entre  ses  dents  :  —  L'idée  était  ingénieuse; 
mais  le  cœi.r  vous  a  manqué. 


liQQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

VIII. 

Les  soins  empressés  de  M'"^  de  Mauserre,  assistée  de  sa  belle-fille 
et  de  l'hôtelière,  eurent  bientôt  ressuscité  la  perle  des  gouvernantes. 
On  la  déshabilla,  on  la  mit  dans  un  lit  bassiné,  où  elle  ne  tarda  pas 
à  reprendre  tous  ses  esprits.  Son  premier  mot  fut  pour  appeler 
Lulu,  qui  se  jeta  sur  elle  avec  des  transports  de  joie. 

Pendant  ce  temps,  j'avais  échangé  mes  habits  mouillés  contre 
des  vêtemens  de  paysan,  et  je  descendis  me  chauffer  à  la  cuisine. 
J'y  trouvai  M.  de  Mauserre  debout  devant  la  cheminée.  —  Vous 
avez  des  explications  à  me  donner,  me  cria-t-il. 

—  Permettez,  repartis-je  d'un  ton  vif,  il  me  semble  que  c'est  à 
moi  d'en  réclamer. 

Notre  vieille  amitié  triompha  de  sa  jalousie  et  de  son  orgueil,  et 
il  reprit  de  l'air  le  plus  affectueux  :  —  Vous  avez  raison;  les  cpis  de 
Lulu  m'avaient  tioublé  l'esprit.  Excusez-moi,  je  vous  en  prie,  et 
embrassons-nous. 

Je  lui  touchai  dans  la  main  sans  lui  donner  au  sujet  de  mon  nau- 
frage Its  éclaircisscmens  détaillés  qu'il  désirait.  Tout  ce  qu'il  put 
tirer  de  moi  fut  que  M"''  Holdeuis  avait  choisi  le  moment  où  le  vent 
soufflait  dans  toute  sa  force  pour  lâcher  imprudemment  le  gouver- 
nail. —  Gela  prouve  une  fois  de  plus,  ajoutai-je,  que  les  femmes 
sont  de  mauvais  pilotes;  ne  nous  laissons  gouverner  par  elles  ni  sur 
eau  ni  sur  terre. 

Impatienté  de  ma  réserve,  il  m'entraîna  dans  l'embrasure  d'une 
fenêtre,  et,  m'ayant  regardé  dans  le  blanc  des  yeux,  il  me  dit  à 
brûle-pourpoint  :  — Avez-vous  des  vues  sérieuses  sur  M""  Holdenis? 

—  Que  vous  importe?  lui  répondis-je. 

—  Je  m'intéresse  à  elle  et  à  vous,  et  je  ne  crois  pas  que  vous 
soyez  faits  l'un  pour  l'autre. 

—  Pour  qui  donc  est-elle  faite?  lui  demandai-je  en  le  regardant 
fixement  à  mon  tour. 

—  Pour  ma  fille,  à  qui  elle  est  bien  nécessaire.  Soyez  de  bonne 
foi.  Votre  cœur  est-il  pris  tout  de  bon? 

—  Peut-être,  lui  dis-je;  mais  je  ne  dois  compte  de  mes  senti- 
mens  qu'à  elle  seule. 

Sur  ces  entrefaites,  on  nous  annonça  que  le  dîner  était  servi.  Je 
me  sentais  un  appétit  bourguignon;  je  l'avais  bien  gagné.  Je  fis 
honneur  au  repas  et  surtout  à  un  hombre-chevalier  qui  avait  été 
péché  le  matin  près  de  l'endroit  où  nous  avions  chaviré;  ce  produit 
du  lac  Paladru  me  parut  délicieux,  tant  j'ai  l'âme  peu  rancunière. 
M.  de  Mauserre  mangeait  du  bout  des  dents  et  ne  prononça  pas 
trois  paroles.  M'"«  de  Mauserre  ne  se  lassait  pas  de  me  questionner 


META    HOLDENIS.  497 

sur  mon  aventure  nautique  et  de  me  remercier  d'avoir  sauvé  la 
vie  à  une  personne  qui  lai  était  chère.  M.  d'Arci  avalait  morceau  sur 
morceau  pour  se  mettre  dans  l'impossibilité  de  parler.  M'"*  d'Arci 
me  regardait  avec  son  sourire  tranquille,  me  disant  tout  bas  :  — 
Ccau  chevalier,  il  y  a  quelque  chose  là-dessous. 

Entre  la  poire  et  le  fromage.  M'"''  de  Mauserre  nous  quitta  pour 
aller  prendre  des  nouvelles  de  Meta.  Elle  revint  nous  dire  que  l'hé- 
roïne du  jour  se  portait  à  merveille,  qu'après  avoir  bu  un  bouillon 
elle  voulait  à  toute  force  se  lever,  et  que,  ses  vêtemens  n'étant  pas 
encore  secs,  on  s'occupait  de  lui  en  chercher  d'autres.  Lulu,  qui  ne 
pouvait  se  passer  de  sa  gouvernante,  demandait  à  se  rendre  au- 
près d'elle.  On  lui  en  refusa  la  permission;  elle  se  mit  à  pleurer  et 
à  trépigner  conime  dans  son  beau  temps.  Pour  la  calmer,  M.  d'Arci 
lui  fit  des  cocottes  en  papier;  tout  le  monde  s'en  mêla,  la  table  en 
fut  bientôt  couverte.  Après  avoir  fourni  mon  contingent,  je  m'é- 
chappai pour  aller  fumer  un  cigare  dans  le  jardin. 

La  lune  à  son  second  quartier  argentait  la  moitié  du  lac;  l'autre 
était  dans  une  ombre  noire.  Il  n'était  plus  fâché,  mais  il  lui  restait 
comme  une  sourde  émotion;  par  intervalles,  ses  vagues  balbutiaient 
des  mots  entrecoupés  :  on  eiît  dit  un  enfant  que  le  sommeil  a  sur- 
pris dans  sa  colère  et  qui  gronde  tout  bas  en  rêvant.  La  pensée  me 
vint  d'aller  trouver  Meta;  il  me  semblait  qu'après  ce  qui  s'était 
passé  nous  avions  à  causer  ensemble. 

Je  rentrai  dans  l'auberge  par  la  porte  de  derrière.  Je  montai  à 
pas  de  loup  l'escalier,  je  me  glissai  le  long  du  corridor,  et  j'allais 
frapper  quand  je  m'avisai  que  Meta  n'était  pas  seule.  Elle  disait  à 
quelqu'un  :  —  Donnez-moi  des  nouvelles  de  mon  sauveur. 

—  11  est  d'une  humeur  charmante,  répondit  une  voix  sombre  que 
je  reconnus  pour  celle  de  M.  de  Mauserre. 

Mon  premier  mouvement  fut  de  pousser  brusquement  la  porte, 
le  second  de  retenir  mon  souffle  et  de  prêter  l'oreille;  mais  les 
bonnes  consciences  produisent  des  scrupules  comme  les  bonnes 
terres  portent  de  bon  froment.  Pour  me  dérober  à  la  tentation,  je 
rebroussai  chemin,  je  gagnai  en  tapinois  la  chambre  où  j'étais  en- 
tré pour  me  changer;  mes  habits  y  séchaient  auprès  d'un  grand 
feu.  J'étais  occupé  à  les  retourner  quand  je  m'aperçus  qu'après  une 
pause  les  deux  voix  avaient  repris  leur  entretien.  Rappelez- vous, 
madame,  lorsque  vous  visiterez  le  lac  Paladru,  qu'à  l'hôtel  des 
Bains  les  lits  sont  tendres,  les  repas  copieux  et  bien  servis,  les 
bombres-chevaliers  délicieux,  mais  que  les  plafonds  et  les  parois 
y  sont  minces  comme  une  feuille  de  carton,  que  d'une  pièce  à 
l'autre  on  entend  tout,  et  qu'il  y  faut  murmurer  ses  secrets  dans 
la  langue  des  fourmis.  Non  bis  in  idem,  disent  les  juristes,  ce  qui 

TOME  ciii.  —  1873.  32 


hô8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

signifie  qu'on  n'est  pas  tenu  d'avoir  de  la  conscience  deux  fois  de 
suite  dans  la  même  affaire.  Cette  fois  j'écoutai,  et  j'entendis. 

—  Ne  puis-je  donc  savoir  qui  de  vous  deux  a  eu  la  première  idée 
de  cette  promenade  sur  l'eau  ?  disait  M.  de  Mauserre  d'un  ton  sec, 
presque  impérieux. 

—  Je  ne  le  sais  pas  moi-même,  monsieur  ;  il  me  semble  que 
l'amarre  s'est  détachée  toute  seule. 

—  Et  vous  avez  trouvé  fort  naturel  cet  aventureux  tête-à-tête 
avec  un  jeune  homme  que  j'aime,  que  j'estime,  mais  qui  est  mau- 
vais juge  peut-être  dans  les  questions  de  convenance? 

—  J'ai  eu  tort,  dit-elle  humblement.  J'ai  oublié  ma  situation, 
et  la  gouvernante  de  votre  fille  vous  en  fait,  monsieur,  toutes  ses 
excuses. 

—  Je  ne  suis  pas  en  ce  moment  le  père  de  ma  fille,  je  suis  un 
homme  qui  pensait  avoir  le  droit...  —  11  n'acheva  pas  sa  phrase; 
il  préféra  en  commencer  une  autre.  —  Ne  sommes-nous  pas  le 
1"  septembre?  C'est  aujourd'hui  que  Tony  devait  vous  demander 
votre  main.  Que  lui  avez-vous  répondu? 

—  Je  n'ai  pas  eu  de  réponse  à  lui  faire,  monsieur,  parce  qu'il  ne 
m'a  rien  demandé. 

—  C'est  pourtant  un  endroit  bien  choisi  qu'un  bateau  pour  y 
faire  une  déclaration;  on  ne  risque  pas  d'y  être  dérangé.  La  sienne 
a-t-elle  été  brûlante?  A-t-il  su  profiter  de  la  circonstance  en  habile 
homme  ?  a-t-il  été  entreprenant  ? 

—  Songez-vous  bien,  monsieur,  à  qui  vous  parlez? 

—  Je  Sftiis  tenté  de  croire,  poursuivit-il,  que  votre  naufrage  n'a 
point  été  un  accident.  M,  Flamerin  a  voulu  se  procurer  le  plaisir 
de  vous  sauver,  le  plaisir  plus  doux  encore  de  vous  porter  pendant 
dix  minutes  dans  ses  bras.  Comme  il  vous  tenait  étroitement  serrée 
contre  son  cœur!  Est-il  certain  que  vous  fussiez  tout  à  fait  éva- 
nouie ? 

Elle  enfla  sa  voix,  et  ce  fut  à  son  tour  d'avoir  le  verbe  haut  :  — 
Eh  bien!  oui,  s'écria-t-elle,  M.  Flamerin  a  pris  aujourd'hui  avec 
moi  de  grandes  libertés.  Ce  qui  me  console,  c'est  qu'un  jour  peut- 
être  je  serai  sa  femme. 

—  Cela  ne  sera  pas. 

—  S'il  le  veut,  qui  pourrait  l'en  empêcher?..  Vous  oubliez  qu'il 
est  libre,  lui  ! 

Ce  mot  l'accabla,  et  je  crus  l'entendre  pousser  un  profond  sou- 
pir. Il  se  pourrait  aussi  que  ce  fut  une  illusion;  dans  certaines  cir- 
constances, les  oreilles  me  tintent. 

—  Si  vous  méprisez  mes  conseils,  reprit -il  d'un  ton  plus  doux, 
j'aime  à  croire  que  vous  attachez  quelque  prix  au  consentement  de 


META   UOLDENIS.  Û99 

votre  famille.  Je  peux  vous  assurer  que  votre  père  n'autorisera  ja- 
mais ce  mariage. 

—  Yous  lui  avez  donc  écrit  ?  Comme  vous  abusez  de  mes  confi- 
dences ! 

—  Il  m'a  répondu  courrier  par  courrier  que  M.  Flamerin  était 
sans  doute  un  bon  parti,  mais  qu'il  n'agréerait  pour  son  gendre 
qu'un  homme  d'un  esprit  sérieux  et  de  principes  sévères,  et  que 
les  hommes  à  principes  ne  se  rencontrent  guère  parmi  les  artistes. 
Une  telle  délicatesse  lui  fait  d'autant  plus  d'honneur  qu'il  se  trouve, 
paraît-il,  dans  une  situation  embarrassée. 

—  Il  vous  a  parlé  de  ses  affaires?  lui  demanda-t-elle  avec  émo- 
tion. 

—  Je  lui  sais  gré  de  sa  confiance.  Quelqu'un  lui  propose  de  le 
prendre  pour  associé  dans  une  entreprise  qui  lui  permettrait  de  re- 
lever en  peu  de  temps  sa  fortune;  mais  on  exige  de  lui  un  aj^port  de 
capital  qu'il  ne  possède  pas. 

—  Et  qu'il  vous  prie  de  lui  avancer? 

—  Je  serai  heureux  de  pouvoir  faire  quelque  chose  pour  le  père 
de  Meta  Holdenis. 

—  Ah  !  monsieur,  pourquoi  obhgez-vous  une  fille  à  plaider  pour 
vous  contre  son  père,  et  à  vous  avertir  que,  si  honnête,  si  loyal 
qu'il  soit,  il  est  homme  à  projets  et  à  chimères,  qu'il  a  la  main  mal- 
heureuse dans  tout  ce  qu'il  entreprend ,  que  vous  lui  rendriez 
un  service  fatal  en  encourageant  ses  illusions,  que  vous  ne  rever- 
riez jamais  votre  argent,  et  que  ma  fierté  ne  s'en  consolerait  pas?.. 
J'exige,  monsieur,  que  vous  ayez  le  courage  de  le  refuser.  Je  suis 
prête,  s'il  le  faut,  à  vous  demander  cette  grâce  à  genoux. 

—  Calmez-vous.  Je  refuserai,  puisque  vous  m'en  priez.  Laissez- 
moi  vous  dire  que  vous  avez  le  cœur  le  plus  noble  et  le  plus  délicat 
que  je  connaisse. 

—  Et  vous,  monsieur,  vous  êtes  la  bonté  même...  Pourtant  vous 
m'avez  fait  tout  à  l'heure  la  plus  injuste  querelle. 

Il  me  parut  qu'il  changeait  de  place  pour  se  rapprocher  d'elle. 
—  Pour  la  dernière  fois,  l'airaez-vous  ou  ne  l'aimez-vous  pas?  lui 
dit-il. 

—  Quittons  ce  sujet,  monsieur,  il  m'en  coûte' trop  de  me  disputer 
avec  vous. 

—  Yous  refusez  donc  de  rassurer  mon  inquiétude?  reprit-il  d'un 
ton  presque  suppliant. 

—  J'ai  peine  à  croire  à  votre  inquiétude;  je  croirais  plutôt  à  votre 
despotisme,  si  vous  n'étiez  pas  si  bon. 

—  Et  ma  tyrannie  vous  paraît  insupportable? 

—  Je  suis  très  disposée,  monsieur,  à  me  laisser  gouverner  par 
vous;  mais  nous  vivons,  ajouta-t-elle  avec  gaîté,  dans;  un  temps,  où 


500  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  peuples  les  plus  soumis  demandent  à  leur  gouvernement  de 
s'expliquer. 

—  Vous  voulez  que  je  m'explique?  Vous  voulez  me  contraindre  à 
vous  dire  ce  que  je  m'étais  promis  de  vous  taire  à  jamais?..  Oui,  je 
suis  un  despote,  et  mon  secret...  Ah!  ne  me  forcez  pas  à  parler, 
vous  m'avez  deviné! 

Il  y  eut  un  long  silence,  du  moins  il  me  parut  très  long.  M.  de 
Mauserre  le  rompit  enfin  en  disant  :  —  Je  ne  sais  ce  que  vous  pen- 
serez de  moi;  mon  aveu  vous  semble-t-il  odieux  ou  ridicule? 

—  Je  ne  vous  juge  pas,  monsieur,  répondit-elle,  je  crois  rêver. 
Vous  vous  trompez,  vous  vous  faites  illusion.  Qui  suis-je,  pauvre 
fille  sans  esprit  et  sans  figure,  pour  m'étre  fait  aimer  d'un  homme 
tel  que  vous?  Ce  sera  l'éternelle  gloire  de  ma  vie;  mais  à  cet  honneur 
dangereux  je  préfère  la  paix  que  j'ai  perdue.  J'étais  si  heureuse 
auprès  de  vous!..  Hélas!  me  voilà  condamnée  à  quitter  dès  de- 
main les  Charmilles.  Monsieur,  qu'avez-vous  fait?  Que  vous  êtes 
cruel  ! 

—  Vous  me  quitteriez?  s'écria-t-il  avec  véhémence;  je  ne  le 
souffrirai  point. 

—  Quand  j'aurais  la  faiblesse  de  rester,  quelle  vie  mènerais-je 
dans  une  maison  où  j'aimais  à  vous  chercher,  et  où  désormais  la 
prudence,  le  devoir,  tout  me  commandera  devons  fuir?  Adieu  cette 
douce  liberté  qui  avait  tant  dd  charmes  pour  moi  comme  pour  vous! 

—  Vous  resterez,  vous  dis-je,  et  vous  n'aurez  pas  besoin  de  me 
fuir.  Je  vous  promets  que  vous  n'entendrez  plus  de  moi  un  seul  mot 
qui  puisse  vous  blesser  ou  vous  effrayer.  Ce  jour  est  un  jour  né- 
faste, effaçons-le  de  notre  mémoire.  Que  demain  soit  comme  hier, 
oublions  l'un  et  l'autre  que  nous  sommes  venus  ensemble  dans  un 
lieu  maudit  où  la  jalousie  m'a  fait  divaguer... 

—  Qu'exigez-vous  de  moi,  monsieur?  L'oubli  vous  sera  facile, 
mais  je  me  défie  de  mes  souvenirs. 

—  Je  vous  en  supplie,  reprit-il,  traitez-moi  comme  un  malade 
dont  0:1  ménage  la  déraison,  à  qui  l'on  passe,  crainte  de  pis,  ses 
plus  absurdes  caprices.  Soyez  sûre  que  je  condamne  ma  folie,  mais 
elle  me  fait  peur,  et,  si  vous  me  refusiez,  je  ne  réponds  de  rien,  je 
serais  capable  de  quelque  éclat  qui  ferait  notre  malheur  à  tous. 
Jurez-moi  que  vous  ne  disposerez  pas  de  votre  main  avant  de  m'a- 
voir  consulté,  et  que  vous  ne  quitterez  pas  les  Charmilles  sans  mon 
consentement. 

—  Vous  m'épouvantez!  dit-elle  d'une  voix  éperdue. 

—  Je  ne  sortirai  pas  d'ici  que  vous  ne  m'ayez  donné  votre  pa- 
role. 

—  Vous  l'avez,  monsieur,  je  vous  la  donne  dans  l'espérance  que 
vous  me  la  rendrez. 


META   HOLDENIS.  501 

Cette  conversation,  madame,  m'agaçait  horriblement,  elle  m'é- 
tait insupportable,  et  j'avisais  au  moyen  d'y  mettre  fin  quand  j'en- 
tendis une  porte  s'ouvrir.  L'instant  d'après,  je  reconnus  la  voix  de 
M"*  de  Mauserre  qui  disait  :  —  Je  vois  avec  plaisir,  ma  chère,  que 
vous  êtes  en  bonne  compagnie.  La  voilà  hors  d'affaire,  n'est-ce  pas, 
Alphonse? 

—  Grâce  à  vos  bons  soins,  madame,  dont  je  vous  serai  éternelle- 
ment reconnaissante,  lui  répondit  Meta.  Je  me  félicite  d'avoir  vu  la 
mort  de  si  près,  puisque  j'ai  eu  l'occasion  de  me  convaincre  que 
vous  voulez  bien  m'aimer  un  peu. 

—  En  doutiez-vous  ?  La  belle  peur  que  vous  m'avez  faite  !  —  Et 
M'""  de  Mauserre  partit  de  là  pour  revenir  sur  le  détail  de  ses  émo- 
tions; elle  aimait  à  redire  les  choses. 

Je  m'esquivai  discrètement.  Je  retournai  dans  le  jardin,  où  je  mé- 
ditai longtemps  sur  ce  que  j'avais  entendu.  Je  ne  savais  trop  quel 
jugement  en  porter.  11  y  avait  en  moi  un  procureur-général  qui  re- 
quérait et  un  avocat  très  retors  qui  trouvait  réponse  à  tout.  Le 
tribunal  flottait  dans  le  doute  et  réclamait  un  supplément  d'en- 
quête. Tout  en  consultant  avec  moi-même,  je  contemplais  les  étoiles, 
je  n'en  sus  tirer  aucun  éclaircissement. 

Des  sons  de  piano  m'arrachèrent  à  mes  réflexions.  Meta,  enve- 
loppée dans  la  pelisse  de  M'"**  de  Mauserre,  était  descendue  dans  la 
salle  commune,  et  jouait  un  nocturne  de  Chopin,  qui  assurément 
avait  pensé  à  moi  en  le  composant.  Sa  musique  peignait  les  senti- 
mens  d'un  homme  qui  est  en  train  de  se  noyer  avec  la  femme  qu'il 
aime  ;  elle  disait  aussi  :  Puisque  vous  refusez  de  vivre  avec  moi,  je 
veux  mourir  avec  vous!  Le  piano  était  une  méchante  épinette  de 
village  que  Meta  réussissait  à  faire  parler;  le  proverbe  a  raison  :  Il 
n'est  point  de  mauvais  outil  pour  un  ouvrier  qui  a  le  diable  au 
corps.  Il  me  parut  qu'elle  avait  aussi  le  diable  dans  les  yeux.  J'é- 
tais allé  m' accouder  sur  le  rebord  de  la  fenêtre,  et  je  l'observai 
longtemps  sans  qu'elle  pût  m'apercevoir.  La  douceur  habituelle  de 
son  regard  avait  fait  place  à  une  vivacité  meurtrière;  mais  il  y  a  de 
bons  diables,  et,  la  musique  aidant,  je  cherchais  à  me  persuader 
que  celui  qui  logeait  dans  ces  prunelles  bleues  me  promettait  le 
bonheur.  Par  intervalles,  cela  me  semblait  évident;  quand  Meta 
eut  ferme  le  piano,  je  ne  regardai  plus  la  chose  comme  aussi 
sûre. 

Je  dormis  très  mal  cette  nuit,  d'abord  parce  que  j'agitais  dans 
mon  esprit  un  problème  de  mathématiques  transcendantes,  ensuite 
parce  que  mon  voisin  de  droite,  M.  de  Mauserre,  fut  sur  pied  jus- 
qu'au petit  jour,  allant  et  venant  comme  un  ours  en  cage.  Son  in- 
somnie consolait  la  mienne. 

A  la  demande  de  Lulu,  il  fut  décidé  que  nous  déjeunerions  à  Pa- 


502  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ladru  et  ne  partirions  pour  les  Charmilles  qu'après  midi.  Vers  onze 
heures,  je  descendis  dans  la  salle  à  manger.  M™*  d'Arci  était  assise 
près  d'une  fenêtre  et  regardait  M™°  de  Mauserre,  qui  arpentait  le 
jardin  avec  Meta.  Elle  me  les  montra  du  doigt  l'une  après  l'autre 
en  me  disant  :  —  Gomment  est-il  possible  de  désirer  ceci,  quand 
on  a  le  bonheur  de  posséder  cela? 

—  Il  faut  tout  comprendre,  lui  répondis-je.  La  femme  que  voici 
n'a  tout  son  prix  que  dans  le  monde,  dans  une  fête,  dans  un  bal; 
mais  on  ne  donne  pas  de  bals  aux  Charmilles,  et  il  faut  convenir 
qu'à  la  campagne,  un  jour  de  pluie,  la  femme  que  voilà  offre  beau- 
coup de  ressources. 

—  Ajoutez,  reprit-elle,  que  l'une  est  aussi  sincère,  aussi  vraie 
et  aussi  sure  que  l'autre  est  secrète,  tortueuse  et  sournoise,  et  il 
passe  pour  constant  que  les  hommes  n'ont  jamais  adoré  que  les 
femmes  dangereuses. 

—  Beaucoup  de  gens,  lui  répliquai-je,  n'aiment  à  voyager  que 
dans  les  pays  où  il  y  a  des  précipices. 

En  ce  moment,  M""®  de  Mauserre  nous  aperçut  et  nous  cria  :  — 
Vous  avez  l'air  de  conspirateurs.  Peut-on  savoir  ce  que  vous  com- 
plotez ? 

—  Nous  complotons ,  lui  dis-je ,  de  vous  ramener  ici  dans  dix 
mois  et  de  vous  donner  sur  le  lac  Paladru  une  fête  vénitienne  dont 
je  me  charge  de  rédiger  le  programme. 

Elle  me  remercia  d'un  mouvement  de  tête,  et  continua  sa  pro- 
menade. 

Après  avoir  pris  la  précaution  de  refermer  les  fenêtres.  M""*  d'Arci 
me  fit  subir  un  interrogatoire  sans  recevoir  de  moi  que  des  ré- 
ponses évasives.  Je  lui  rappelai  que  j'avais  obtenu  d'elle  et  de 
M.  d'Arci  un  vote  de  confiance  et  un  crédit  de  temps. 

—  Vous  finirez  bien  par  nous  rendre  vos  comptes,  me  dit 
M.  d'Arci,  qui  nous  rejoignit  sur  ces  entrefaites.  Vos  intentions  sont 
bonnes;  je  vous  reproche  seulement  de  manquer  d'esprit  de  suite 
et  d'être  un  trop  bon  nageur. 

—  Je  ne  veux  pas  la  mort  du  coupable  ;  je  travaille  à  sa  con- 
version. 

—  C'est  bien  à  vous,  reprit-il,  de  prêcher  les  gens;  ce  serait 
mieux  encore  de  ne  pas  les  repêcher. 

—  Laissez-moi  faire  à  ma  guise,  j'ai  mon  idée,  et  souvenez- vous 
de  votre  promesse. 

—  Je  ne  dirai  rien  qui  puisse  irriter  mon  beau-père ,  je  ne  ferai 
rien  qui  puisse  inquiéter  M'"^  de  Mauserre.  Êtes -vous  content? 

—  Je  le  serai  tout  à  fait  si  nous  réussissons  à  éviter  une  crise  qui 
tournerait  sû"ement  au  profit  de  l'ennemi. 

—  Soyez  tranquille,  me  dit  M'"*  d'Arci.  Nous  avons  réfléchi  à  vos 


META   HOLDENIS.  503 

recommanclations,  et  vous  nous  avez  convaincus  que,  tant  que 
M'"*"  de  Mauserre  ne  se  cloutera  de  rien,  elle  sera  invulnérable;  sa 
confiance  fait  sa  sûreté. 

Je  lui  fis  sigiTe  de  se  taire;  je  venais  d'entendre  à  l'instant  dans 
la  pièce  voisine,  dont  la  porte  était  entr'ouverte,  un  léger  piétine- 
ment de  souris.  Je  m'assurai  qu'en  effet  Meta  n'était  plus  au 
jardin. 

—  Dieu  veuille  qu'elle  ne  nous  ait  pas  entendus!  dis -je  à 
jime  d'Arci.  Croyez-en  mon  expérience,  les  murs  de  cette  auberge 
sont  perfides. 

Deux  heures  plus  tard,  nous  étions  en  route.  Je  ne  sais  si  ce  fut 
par  précaution  contre  son  gendre  ou  contre  lui-même  que  M.  de 
Mauserre  pria  sa  femme  de  monter  dans  le  break.  Je  pris  place 
dans  la  calèche  avec  mes  deux  alliés.  En  allant  à  Paladru,  j'avais 
été  pensif;  au  retour,  je  fus  rêveur.  Quelques  efforts  que  je  fisse 
pour  m'occuper  du  paysage,  je  revoyais  toujours  un  lac  qui  mou- 
tonnait, un  bateau  ballotté  et  deux  grands  yeux  un  peu  fous  qui 
me  regardaient  fixement  et  semblaient  me  crier  :  l'amour  ou  la  vie! 
Voilà,  madame,  comment  il  se  fait  que  j'ai  parcouru  deux  fois  le 
Bugey  sans  le  voir. 

IX. 

Je  fus  quelques  jours  sans  revoir  Meta.  Elle  ne  se  ressentait  point 
de  son  bain;  mais  Lulu  s'était  refroidie  à  notre  retour,  et  sa  gou- 
vernante l'avait  condamnée  à  garder  la  chambre,  où  elle  lui  tenait 
fidèle  compagnie  du  matin  au  soir.  J'attendais  impatiemment  qu'elle 
sortît  de  sa  prison  volontaire,  quand  éclata  la  crise  que  j'appréhen- 
dais. Je  dois  rendre  à  M.  d'Arci  la  justice  qu'il  n'y  fut  pour  rien; 
cette  crise  funeste  qui  selon  ma  prédiction  devait  favoriser  les  en- 
treprises de  l'ennemi,  ce  fut  l'ennemi  qui  la  provoqua.  Décidément 
on  ne  saurait  trop  se  défier  des  murailles  de  l'hôtel  des  Bains. 

Un  soir,  peu  avant  le  dîner,  comme  M'""  de  Mauserre,  qui  ne 
pensait  à  rien  moins,  était  seule  dans  son  petit  salon,  elle  vit  en- 
trer M"""  Holdenis  pâle,  le  visage  défait,  laquelle  vint  se  jeter  à  ses 
pieds  en  pleurant.  Elle  se  figura  d'abord  que  Lulu  était  morte  ou 
mourante;  Meta  retrouva  sa  voix  pour  la  rassurer. 

—  Mais  qu'est-ce  donc,  ma  chère?  Vous  m'épouvantez.  Avez- 
vous  reçu  quelque  triste  nouvelle  ? 

Meta  secoua  la  tête. 

—  Vous  a-t-on  fait  quelque  chagrin?  M.  d'Arci  se  serait-il  per- 
mis... Contez-moi  tout  de  suite  vos  peines.  Je  serai  bien  malheu- 
reuse si  je  ne  réussis  pas  à  vous  consoler. 

—  Vos  bontés  m'accablent,  répondit  Meta,  qui  ne  cessait  de 


504  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pleurer.  Traitez-moi  en  ennemie,  chassez-moi  de  cette  maison;  il 
est  bon  pour  vous  et'pour  moi  que  je  n'y  reste  pas  un  jour  de  plus. 
Elle  ne  put  en  dire  davantage,  ses  larmes  lui  coupèrent  la  voix. 
M'"''  de  Mauserre  la  pressa  de  questions,  ses  réponses  étaient  brèves, 
entortillées  et  obscures;  mais,  quand  on  est  demeuré  quelque  temps 
dans  les  ténèbres,  on  finit  par  y  voir  clair,  et  M'"«  de  Mauserre  en- 
trevit tout  d'un  coup  la  cruelle  vérité. 

—  Ah!  grand  Dieu,  s'écria-t-elle,  M.  de  Mauserre...  Il  vous 
aime,  et  il  a  osé  vous  le  dire.  Où?  quand?  comment?  que  s'est-il 
passé  ?  Je  veux  tout  savoir. 

—  Je  n'en  ai  déjà  que  trop  dit,  repartit  Meta, 

En  ce  moment,  elle  laissait  reposer  sa  tête  sur  les  genoux  de 
jjme  (jg  Mauserre,  qui  la  repoussa  de  ses  deux  bras  avec  violence; 
mais  elle  se  repentit  aussitôt  de  son  emportement. 

—  Que  je  suis  injuste!  lui  dit-elle.  Je  m'en  prends  à  l'amie  cou- 
rageuse qui  est  venue  se  confesser  à  moi  et  m'avertir. 

—  Ah  !  madame,  repartit  Meta,  ne  vantez  pas  mon  courage;  ayez 
plutôt  pitié  de  nia  faiblesse.  M.  de  Mauserre  m'a  surpris  la  pro- 
messe de  ne  pas  quitter  les  Charmilles  sans  son  consentement.  Il 
m'a  parlé  en  maître,  j'ai  craint  de  lui  déplaire,  et  j'ai  juré.  Dites- 
lui,  je  vous  prie,  que  je  suis  venue  le  dénoncer  à  vous-même;  dans 
sa  colère,  il  me  rendra  ma  parole. 

—  Non  certes,  lui  répondit  M"'*'  de  Mauserre,  je  n'abuserai  pas 
de  votre  noble  confiance.  Je  ne  parlerai  qu'en  mon  nom,  et  je  le 
supplierai... 

—  Ne  le  suppliez  pas,  interrompit- elle.  Ordonnez,  exigez.  Soyez 
sûre  que  je  n'ai  pu  lui  inspirer  un  sentiment  sérieux,  et  qu'il  n'a 
pour  moi  qu'une  fantaisie  d'un  jour,  dont  vos  reproches  le  feront 
rougir,  et  qu'il  s'empressera  de  vous  sacrifier.  Qui  suis-je  pour  vous 
disputer  son  cœur,  à  vous  qui  êtes  aussi  belle  que  vous  êtes  bonne  ! 
Yous  avez  gardé  tout  votre  empire  sur  lui,  le  premier  mot  que  vous 
lui  direz  le  fera  rentrer  en  lui-même.  Déclarez-lui  qu'il  vous  est 
venu  des  soupçons,  que  ma  présence  ici  trouble  votre  repos,  que, 
s'il  ne  s'en  charge,  vous  êtes  résolue  à  me  signifier  mon  congé.  Ou 
bien,  si  ces  explications  vous  effraient,  trouvez  quelque  prétexte, 
accusez-moi  de  négliger  mes  devoirs,  de  me  relâcher  dans  les  soins 
que  je  dois  à  votre  chère  enfant.  Quoi  que  vous  puissiez  dire,  je  ne 
vous  démentirai  en  rien,  et  je  partirai  d'ici  le  cœur  navré,  mais 
pleine  de  gratitude  pour  la  main  qui  m'aura  chassée. 

jj.tie  (Je  Mauserre  demeura  quelques  instans  interdite,  éperdue; 
elle  rêvait  comme  on  rêve  au  bord  d'un  précipice. 

—  Non,  répondit-elle  enfin,  je  ne  me  mettrai  pas  en  peine  de 
rien  inventer;  il  m'en  coûterait  trop  de  calomnier  une  personne  qui 
ne  m'a  fait  du  mal  que  malgré  elle.  Ne  me  demandez  pas  de  men 


META   IIOLDENIS.  505 

tir;  je  n'ai  pas  ce  talent.  Si  je  parle,  je  dirai  la  vérité,  et  je  vous  la 
dis  en  ce  moment  en  vous  confessant  que  tout  à  la  fois  je  vous  ad- 
mire, je  vous  aime  et  je  vous  hais. 

A  son  tour,  elle  fondit  en  larmes;  comme  Meta  s'ingéniait  à  la 
consoler,  elle  lui  imposa  silence,  et,  l'ayant  embrassée  avec  eflbrt, 
elle  la  renvoya. 

D'ordinaire  nous  étions  sept  à  table;  ce  jour-là,  nous  ne  fûmes 
que  deux.  M.  et  M'"''  d'Arci  avaient  accepté  une  invitation  chez  des 
voisins;  M'"*  de  Mauserre  allégua  une  violente  migraine  qui  l'obli- 
geait à  garder  la  chambre.  Meta  l'engagement  sacré  qu'elle  avait 
pris  de  dîner  avec  sa  jeune  malade  dans  la  nursery.  M.  de  Mau- 
serre se  résigna  courtoisement  à  son  tête-à-tête  avec  moi,  et  fit  bon 
visage  à  mauvais  jeu.  Malgré  notre  bonne  volonté,  la  conversation 
était  embarrassée,  languissante;  nous  avions  tant  de  choses  à  ne 
pas  nous  dire  !  Après  le  café,  il  me  quitta  pour  faire  une  prome- 
nade à  cheval;  c'était  son  habitude  quand  il  avait  du  souci. 

Je  venais  de  rentrer  chez  moi  quand  M"-®  de  Mauserre  me  fit  ap- 
peler. Je  me  rendis  sur-le-champ  auprès  d'elle,  et  je  n'eus  besoin 
que  de  la  regarder  pour  m'assurer  qu'elle  souffrait  d'autre  chose 
que  d'une  migraine.  Elle  avait  les  traits  bouleversés,  les  lèvres 
tremblantes,  les  yeux  morts.  Elle  me  tendit  la  main  en  essayant  de 
sourire;  ce  demi -sourire,  que  je  n'oublierai  jamais,  me  parut 
l'image  du  bonheur  foudroyé. 

—  Le  châtiment  que  je  redoutais  est  enfin  venu,  me  éria-t-elle; 
mais  il  est  plus  terrible  que  tout  ce  que  j'aurais  pu  rêver. 

Et  après  m'avoir  fait  promettre  le  secret,  elle  me  raconta  son 
entretien  avec  Meta.  Je  lui  dis  tout  ce  que  je  pus  imaginer  pour  la 
calmer  et  lui  rendre  cœur;  j'y  perdis  mes  peines.  Je  l'avais  bien 
jugée  :  cette  âme  abandonnée  à  toutes  ses  impressions,  extrême 
dans  ses  chagrins  comme  dans  ses  joies,  était  incapable  de  faire 
bonne  figure  dans  le  malheur;  du  premier  coup  il  l'avait  mise  à 
terre,  elle  ne  pouvait  plus  se  relever. 

—  Faut-il  que  je  vous  confesse  où  j'en  suis?  me  dit-elle  en  m'in- 
terrompant.  Tantôt,  quand  j'ai  vu  paraître  ici  M""  Iloldenis,  l'ex- 
pression de  son  regard  était  si  funeste  que  j'ai  senti  tout  de  suite 
qu'un  grand  deuil  venait  d'entrer  dans  cette  maison;  ma  première 
pensée  a  été  que  ma  fille  était  morte.  Que  Dieu  me  le  pardonne,  si 
ma  fille  était  morte,  je  souffrirais  moins;  mon  amour  m'était  plus 
cher  que  mon  enfant. 

Je  pris  le  parti  de  la  laisser  parler;  la  douleur  se  fatigue  en  ba- 
vardant, et  cette  fatigue  la  soulage. 

—  Non,  je  ne  rêve  pas,  Tony,  me  disait-elle;  je  n'avais  plus  que 
dix  mois  à  attendre  pour  être  sa  femme.  Dieu  me  condamne  à  faire 
naufrage  en  vue  du  port.  Ah  !  si  vous  saviez  ce  qu'il  était  pour  moi  î 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

J'en  étais  venue  à  l'aimer  mille  fois  plus  que  le  jour  où  il  m'a  en- 
levée, —  car  enfin,  Tony,  c'est  bien  lui  qui  m'a  enlevée,  n'est-ce 
pas?  Apparemment  il  savait  ce  qu'il  faisait.  Je  lui  ai  longtemps  ré- 
sisté; mais  il  m'a  tant  tourmentée  que  j'ai  fini  par  céder,  plus  par 
faiblesse  ou  par  pitié,  vous  le  dirai-je  ?  que  par  amour.  Vous  étiez 
là,  vous  devez  tout  savoir.  Oui,  dans  ce  temps  j'étais  aimée  de  lui 
bien  plus  que  je  ne  l'aimais.  Que  les  rôles  ont  changé  !  Il  est  de- 
venu mon  idole,  et  c'est  pour  cela  que  Dieu  m'a  châtiée;  il  déteste 
toutes  les  idolâtries. 

Quelques  instans  après,  elle  reprochait  à  ce  Dieu  jaloux  son  in- 
justice, sa  cruauté.  Ne  pouvait-il  trouver  dans  le  monde  une  femme 
plus  coupable  qu'elle  à  frapper?  Ne  devait-il  pas  réserver  ses  grands 
châtimens,  ses  grands  coups,  pour  les  fautes  orgueilleuses  et  inso- 
lentes? Sa  gloire  était-elle  intéressée  à  foudroyer  un  roseau? 

Puis  elle  s'écriait  tout  à  coup  que  Meta  s'était  abusée,  qu'il  y 
avait  trop  d'invraisemblance  dans  son  histoire.  —  Gomment  au- 
rait-elle pu  lui  plaire,  Tony?  Oseriez- vous  me  soutenir  qu'elle  est 
plus  belle  que  moi?  Ne  vous  souvient-il  pas  que,  le  jour  même  où 
elle  est  arrivée  aux  Charmilles,  M.  de  Mauserre  l'a  trouvée  laide? 
Nous  nous  sommes  disputés  à  ce  sujet;  sa  figure  ne  me  déplaisait 
pas.  Elle  est  agréable,  parce  qu'elle  a  l'air  intelligent  et  bon;  mais 
c'est  tout.  Franchement,  Tony,  vous  parait-elle  si  extraordinaire? 
Y  a-t-il  en  elle  quelque  chose  qui  m'échappe?  Ah!  vous  autres 
hommes,  vous  avez  des  yeux  bien  étranges,  vous  leur  faites  voir  ce 
que  vous  voulez;  ce  sont  de  faux  témoins  qui  mentent  impudem- 
ment pour  justifier  vos  infidélités. 

Et  bientôt,  changeant  de  langage  :  —  Hélas!  reprenait-elle,  tout 
cela  ne  s'explique  que  trop;  j'aurais  dû  prévoir  que  cette  Meta  lui 
ferait  faire  des  comparaisons  et  des  réflexions  bien  dangereuses 
pour  moi.  Elle  a  tous  les  talens  qui  me  manquent.  Elle  est  active, 
sans  cesse  occupée,  et  je  ne  puis  me  tenir  dix  minutes  sur  mes 
pieds  sans  tomber  de  fatigue.  Elle  s'entend  à  élever  un  enfant,  à 
gouverner  une  maison;  je  n'ai  jamais  su  gouverner  que  mon  éven- 
tail, quand  ce  n'est  pas  lui  qui  me  gouverne.  M.  de  Mauserre 
peut  causer  avec  elle  de  tout  ce  qui  l'intéresse  ;  elle  est  si  intelli- 
gente! et  je  ne  suis  qu'un  oison  bridé.  Elle  le  comprend,  elle  le 
désennuie,  elle  le  conseille.  Oui,  c'était  bien  la  femme  sérieuse  qui 
convenait  à  un  homme  sérieux.  Elle  a  les  vertus  d'une  fourmi,  et 
je  suis  la  cigale.  Que  dis-je?  les  cigales  chantent,  je  ne  chante  pas; 
il  se  trouve  que  c'est  là  fourmi  qui  est  musicienne,  et  vous  savez 
qu'il  raffole  de  musique...  Et  puis,  il  faut  tout  dire,  elle  le  flatte; 
convenez,  Tony,  qu'elle  le  flatte.  Moi,  je  l'adore,  mais  je  ne  l'ai 
jamais  flatté,  et,  bien  qu'il  soit  un  dieu  pour  moi,  je  ne  lui  répète 
pas  à  tout  bout  de  champ  qu'il  est  un  grand  homme.  Il  m'a  tou- 


META   HOLDENIS.  507 

jours  paru  qu'il  y  avait  dans  la  flatterie  comme  un  mépris  secret 
pour  ce  qu'on  aime.  Je  l'aime,  c'est  ma  seule  science,  et  voilà  ce 
qui  m'a  perdue.  Les  hommes  ne  se  lassent  pas  d'être  admirés,  ca- 
ressés, adulés;  mais  un  amour  trop  constant  les  ennuie.  Je  suis 
sûre  que  depuis  longtemps  il  était  excédé  de  moi;  il  se  disait  :  c'est 
toujours  la  même  chose,  et,  s'étonnant  de  m'avoir  tant  aimée,  il  me 
cachait  par  pitié  le  mortel  écœurement  que  lui  causait  son  bon- 
heur. Je  n'ai  rien  su  voir;  si  l'on  ne  m'eût  désabusée,  je  n'aurais 
jamais  rien  deviné.  Tony,  l'amour  est  imbécile;  mais  pourquoi 
m'ôter  mon  illusion  ?  et  à  quoi  bon  m'ouvrir  les  yeux  ?  nous  voilà 
tous  bien  avancés!  Quand  on  a  vu  la  vérité  face  à  face,  on  n'a  plus 
qu'une  idée,  celle  de  se  sauver  dans  une  île  déserte  ou  dans  l'autre 
monde. 

Ainsi  parlait-elle  sans  s'arrêter,  mêlant  tous  les  tons,  se  contre- 
disant, mais  revenant  toujours  à  cette  invariable  conclusion  :  —  ah  ! 
Tony,  que  je  suis  malheureuse!  —  après  quoi  elle  recommençait  à 
pleurer. 

Comme  elle  refusait  obstinément  d'écouter  mes  consolations,  je 
me  fâchai,  je  la  traitai  de  folle,  de  mauvaise  tête;  je  lui  dis  un  peu 
rudement  que  les  choses  n'en  étaient  pas  où  elle  croyait,  que  le 
seul  danger  qui  me  parût  sérieux  était  l'exagération  et  l'extrava- 
gance de  son  chagrin. 

—  C'est  C3  que  nous  saurons  bientôt,  me  répliqua-t-elle  en  fron- 
çant le  sourcil. 

—  Comment?  que  prétendez-vous  faire? 

—  M'expliquer  dès  ce  soir  avec  M.  de  Mauserre. 

Je  fus  sur  le  point  d'éclater  et  de  lui  dire  des  sottises;  elle  pre- 
nait à  tâche  de  réaliser  mes  plus  sinistres  prévisions.  —  Mais,  mal- 
heureuse, m'écriai-je,  vous  voulez  donc  jouer  à  tout  perdre? 

—  Je  suis  résolue,  me  répondit-elle,  à  voir  clair  dans  ma  situa- 
tion, à  savoir  exactement  où  j'en  suis.  —  Et  avec  une  apparence  de 
logique,  elle  ajouta  :  —  Ou  bien,  comme  vous  le  dites,  il  ne  s'agit 
que  d'un  caprice  sans  conséquence,  et  M.  de  Mauserre  n'hésitera 
pas  à  me  le  sacrifier,  ou,  comme  je  le  crains,  l'affaire  est  plus 
grave,  et  dans  ce  cas  pourquoi  attendre?  Qu'y  gagnerais-je?  Je  dé- 
sire connaître  mon  sort  le  plus  tôt  possible. 

—  Eh!  ne  savez-vous  pas,  répliquai-je,  qu'il  suffit  d'une  opposi- 
tion intempestive  pour  affermir  un  homme  dans  un  caprice  et  le 
pousser  à  des  extrémités  dont  il  n'aurait  pas  abordé  la  pensée  sans 
frémir?  On  s'aigrit  dans  la  discussion,  on  s'entête,  l'orgueil  se  met 
de  la  partie,  et  on  finit  par  vouloir  ce  qu'on  n'osait  pas  même  dé- 
sirer. Passe  encore,  madame,  si  vous  aviez  un  peu  de  manège,  un 
peu  de  diplomatie;  mais  vous  êtes  la  femme  la  plus  maladroite  que 
je  connaisse. 


508  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

Elle  me  répondit  que  je  la  jugeais  bien,  qu'aussi  ne  se  piquait- 
elle  point  d'adresse,  qu'elle  était  à  la  fois  trop  gauche  et  trop  fière 
pour  se  servir  des  petits  moyens,  qu'elle  entendait  perdre  son  pro- 
cès ou  le  gagner  de  franc  jeu.  —  D'ailleurs,  poursuivit-elle,  vous 
voyez  bien  que  M"''  Holdenis,  qui  s'est  conduite  en  fille  honnête  et 
en  véritable  amie,  m'a  engagée  à  m'expHquer  au  plus  tôt  avec 
M.  de  Mauserre. 

—  Je  ne  doute  pas,  lui  dis-je,  que  M"*  Holdenis  ne  soit  animée 
'des  meilleures  intentions;  mais  je  doute  fort  qu'elle  vous  aime  au- 
tant que  moi.  Daignez  m'en  croire,  suivez  mes  conseils  plutôt  que 
les  siens. 

—  Et  que  me  conseillez-vous? 

—  De  prendre  patience,  de  temporiser,  de  dissimuler  et  de  lais- 
ser agir  vos  amis. 

—  Ah!  Tony,  repartit-elle  avec  un  sourire  triste,  vous  me  de- 
mandez l'impossible.  Un  bon  médecin  consulte  le  tempérament  de 
son  malade  et  ne  lui  ordonne  que  des  remèdes  qu'il  puisse  sup- 
porter. Je  n'ai  jamais  su  me  contraindre  ni  rien  dissimuler;  je  suis 
ainsi  faite,  prenez-moi  comme  je  suis.  Quand  je  renoncerais  à  m'ex- 
pliqaer  avec  M.  de  Mauserre,  mes  yeux  ne  parleraient  que  trop  et 
lui  diraient  mes  inquiétudes,  ma  jalousie...  Abandonnez-moi  à  ma 
misérable  destinée,  et  laissez  la  pierre  rouler  au  fond  de  l'abîme  où 
son  poids  l'entiaîne;  si  vous  la  reteniez  aujourd'hui,  avant  deux 
jours  elle  vous  échapperait  de  la  main. 

Je  ne  me  tins  pas  pour  battu,  je  lui  adressai  les  plus  vives,  les 
plus  éloquentes  représentations;  je  la  suppliai,  je  la  rabrouai,  je 
l'injuriai  presque,  et  je  m'échauffais  dans  mon  harnais  quand  sou- 
dain la  porte  s'ouvrit,  et  M.  de  Mauserre  parut.  J'aurais  vu  appa- 
raître le  diable  en  personne  que  mon  émotion  n'eût  pas  été  plus 
désagréable. 

Il  eut  l'air  surpris  de  trouver  sa  femme  tête  à  tête  avec  moi,  plus 
surpris  encore  de  notre  agitation  et  de  notre  trouble,  que  nous  ne 
réussîmes  point  à  lui  cacher. 

—  Je  suis  bien  aise,  ma  chère,  dit-il  en  posant  son  chapeau  sur 
la  table,  de  voir  que  votre  migraine  ne  vous  condamne  pas  à  la  soli- 
tude. 

Je  ne  sais  ce  qu'elle  se  disposait  à  lui  répondre,  je  l'arrêtai  par 
un  geste,  et  j'eus  tort  :  M.  de  Mauserre  venait  de  s'approcher  de  la 
cheminée,  au-dessus  de  laquelle  il  y  avait  une  glace.  Cependant  il 
ne  fit  pas  semblant  d'avoir  rien  aperçu  dans  cette  glace  ;  il  avança 
un  fauteuil,  s'y  assit,  et  dit  du  ton  le  plus  tranquille  :  —  Vous  avez 
mauvais  visage,  Lucie;  Tony  a  pris  ses  degrés  en  médecine;  il  m'a 
guéri  jadis  d'une  douleur  de  rhumatisme,  où  son  savant  diagnostic 
avait  cru  reconnaître  une  attaque  de  goutte.  Ses  remèdes  sont,  pa_ 


1 


META    IIOLDENIS.  509 

raît-il,  des  selles  à  tous  chevaux,  car  il  est  positif  qu'il  m'a  guéri. 
Yous  a-t-il  tâté  le  pouls? 

—  M'"*  de  Mauserre  a  un  peu  de  fièvre ,  repartis-je,  et  je  crois 
qu'elle  a  surtout  besoin  de  repos;  une  bonne  nuit  la  remeUra  sur 
pied.  — Et,  me  ievant,  je  le  regardai  d'un  air  qui  signifiait  :  je  m'en 
vais,  mon  cher  monsieur,  vous  devriez  bien  en  faire  autant. 

—  Je  n'ai  pas  sommeil,  je  ne  me  coucherai  pas  de  si  tôt,  s'écria 
M'"^  de  Mauserre.  —  A  son  tour,  elle  m'adressa  un  geste  suppliant 
qui  voulait  dire  :  pour  l'amour  de  Dieu  !  ne  vous  en  allez  pas. 

—  Notre  promenade  à  Paladru  nous  a  mal  réussi,  reprit  M.  de 
Mauserre.  Lulu  y  a  gagné  un  rhume.  Votre  migraine  vous  a-t-elle 
permis  de  lui  faire  ce  soir  une  visite  ? 

Elle  eut  un  frémissement  dans  tout  le  corps.  —  Je  n'y  aurais  pas 
manqué,  répondit-elle,  si  Lulu  avait  été  seule;  mais  Lulu  n'est  pas 
seule,  et  la  personne  qui  la  soigne... 

Je  me  hâtai  de  lui  couper  le  chemin  :  —  En  effet,  dis-je  ^\m  ton 
enjoué,  M"^  Holdenis  n'a  pas  seulement  de  l'amitié  pour  ses  ma- 
lades, elle  en  est  jalouse  et  ne  permet  pas  qu'on  les  approche. 

Le  silence  régna  pendant  deux  minutes;  il  n'était  interrompu  que 
par  le  tic-tac  de  la  pendule,  qui  me  paraissait  avoir  la  fièvre,  elle 
aussi  :  son  pouls  était  capricant,  elle  battait  tour  à  tour  un  ou  deux 
coups  à  la  seconde.  —  La  nuit  est  superbe,  reprit  M.  de  Mauserre. 
La  lune  sera  pleine  demain,  ce  soir  déjà  elle-était  ronde  comme 
un  fromage. 

—  J'ai  remarqué  une  chose,  lui  dit  M'"^  de  Mauserre.  Vous  sortez 
à  cheval  toutes  les  fois  que  vous  êtes  préoccupé  ou  que  vous  tenez 
conseil  avec  vous-même.  Auriez-vous  ce  soir  quelque  souci? 

—  Eh!  ma  chère,  quel  souci  voulez -vous  que  j'aie? 

—  A  quoi  pensiez-vous  tout  à  l'heure,  chemin  faisant? 

—  A  votre  migraine,  qui  a  condamné  Tony  à  dîner  seul  avec 
moi;  le  reste  du  temps,  je  n'ai  pensé  à  rien. 

—  Alphonse,  un  homme  de  votre  caractère  pense  toujours  à 
quelque  chose  ou  à  quelqu'un. 

Il  la  regarda  d'un  air  étonné.  — Ah!  chère  madame,  m'écriai-je, 
les  hommes  d'esprit  sont  plus  bêtes  que  vous  ne  croyez,  et  je  les 
tiens  parfaitement  capables  de  bayer  une  heure  durant  à  la  lune 
sans  penser  à  rien.  —  Puis,  allant  à  la  fenêtre  :  —  Il  est  certain  que 
la  nuit  est  fort  belle.  Étes-vous  d'humeur,  monsieur,  à  venir  fumer 
un  cigare  avec  moi  sur  la  terrasse? 

Ma  proposition  lui  agréa,  et  il  s'approchait  de  M'''*  de  Mauserre 
pour  lui  souhaiter  une  bonne  nuit,  quand  elle  lui  dit  :  —  Un  in- 
stant, Alphonse;  j'ai  à  vous  parler. 

Malgré  la  peine  que  j'y  avais  prise,  je  n'étais  point  parvenu  à 


510  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

empêcher  le  j^érilleux  abordage  dont  je  redoutais  l'issue;  le  moyen 
de  lutter  contre  une  obstination  de  femme  !  Je  gagnai  lestement  la 
porte,  et  j'avais  déjà  la  main  sur  le  loquet;  M'"«  de  Mauserre  me 
cria  :  —  Restez  aussi,  Tony,  je  vous  en  prie;  depuis  que  nous  vous 
connaissons,  M.  de  Mauserre  et  moi,  nous  n'avons  jamais  eu  de 
secrets  pour  vous. 

—  Restez,  mon  cher,  me  dit-il  d'un  ton  sardonique,  et  ne  pre- 
nez pas  cet  air  déconfit,  ou  je  me  figurerai  que  vous  savez  déjà  de 
quoi  M'"''  de  Mauserre  veut  me  parler. 

Je  pris  le  parti  de  me  rasseoir  sur  ma  chaise,  où  je  demeurai  les 
bras  ballans,  les  yeux  cloués  au  plafond,  adressant  à  la  corniche  une 
oraison  mentale  et  l'adjurant  de  se  laisser  choir  sur  notre  tète. 

—  Eh  bien!  Lucie,  qu'avez-vous  donc  à  me  dire?  demanda 
M.  de  Mauserre,  qui  était  plus  inquiet  sans  doute  qu'il  ne  voulait  le 
paraître.  Quel  est  le  sujet  de  cet  entretien  que  vous  introduisez  si 
solennellement?  Rédigerons-nous  un  procès -verbal?  Dresserons- 
nous  un  protocole?  Faut-il  que  Tony  prenne  la  plume? 

—  J'ai  une  supplique  à  vous  présenter,  murmura-t-elle. 

—  Une  supplique?  quel  singulier  mot!  Depuis  six  ans  que  j'ai  le 
bonheur  de  vivre  avec  vous,  vous  ne  m'avez  jamais  présenté  de 
supplique. 

—  C'est  ce  qui  m'encourage,  vous  ne  repousserez  pas  la  seule 
prière  que  je  vous  ai^e  jamais  adressée.  Je  vous  conjure  de  me  faire 
un  sacrifice,  qui  peut-être  vous  coûtera. 

Cette  ingénieuse  façon  de  prendre  le  taureau  par  les  cornes  me 
causa  un  mouvement  de  rage,  et  je  donnai  intérieurement  toutes  les 
femmes  au  diable;  je  ne  pensais  pas  à  vous  dans  ce  moment,  ma- 
dame. —  Qu'avez-vous  donc,  Tony?  me  dit  M.  de  Mauserre;  puis  il 
regarda  devant  lui  et  attendit. 

Après  un  instant  d'hésitation  :  —  Me  ferez-vous  la  faveur,  re- 
prit-elle, d'éloigner  de  cette  maison  M"^  Holdenis? 

11  tressaillit  dans  son  fauteuil.  —  Ai-je  bien  entendu?  s'écria-t-il. 
Quoi  !  cette  personne  que  vous  admiriez,  que  vous  prôniez,  que  vous 
portiez  aux  nues,  que  vous  appeliez  la  perle  des  gouvernantes!  voilà 
une  saute  de  vent  des  plus  inattendues.  Qu'a  fait,  je  vous  prie, 
M""  Holdenis  pour  s'aliéner  si  subitement  vos  bonnes  grâces,  et  que 
lui  reprochez-vous? 

—  Rien  dont  elle  soit  responsable.  Vous  m'obligeriez  beaucoup 
en  me  dispensant  de  vous  dire  mes  motifs.  Ne  les  devinez-vous 
pas? 

—  Voyons  un  peu,  on  trouve  en  cherchant.  Lui  en  voulez-vous 
de  s'être  rendue  trop  utile  et  trop  nécessaire  ici  ?  Vous  plaignez- 
vous  qu'à  force  de  bon  sens  et  de  patiente  fermeté  elle  ait  mis  à  la 


META   HOLDENIS.  511 

raison  une  enfant  que  ni  vous  ni  moi  ne  savions  élever,  et  qui, 
"abandonnée  à  nos  soins,  serait  devenue  insupportable?  Lui  faites- 
vous  un  crime  d'avoir  l'esprit  d'ordre  et  de  gouvernement,  d'avoir 
pris  de  l'autorité  sur  vos  domestiques?  Ou  bien  lui  savez-vous 
mauvais  gré  des  soins  attentifs  et  dévoués  qu'elle  m'a  donnés  dans 
ma  maladie,  ou  du  plaisir  que  je  trouve  quelquefois  à  causer  avec 
elle?  Parlez,  expliquez-moi  vos  griefs. 

—  Je  l'accuse  d'avoir  su  malgré  elle  se  faire  aimer  de  vous,  ré- 
pondit-elle d'une  voix  frémissante. 

Il  ne  laissa  pas  de  se  troubler  un  peu,  et  afin  de  cacher  sa  rou- 
geur il  recula  vivement  son  siège  et  se  mit  dans  l'ombre  du  capu- 
chon de  la  lampe.  —  Que  signifie  cette  incartade?  s'écria- t-il.  Et 
quel  est  l'excellent  ami  qui  vous  a  rendu  le  bon  service...  le  con- 
naissez-vous, Tony  ? 

—  Non,  lui  répliquai-je  sèchement.  J'estime  comme  vous  qu'il 
est  des  cas  où  le  premier  devoir  de  l'amitié  est  de  se  taire,  et  le  si- 
lence m'a  été  d'autant  plus  facile  que  je  n'avais  rien  remarqué  qui 
valût  la  peine  d'être  dit. 

—  Tony  a  combattu  mes  soupçons,  reprit-elle;  mais  il  n'a  pas 
réussi  à  me  tranquilliser.  Eh!  bon  Dieu,  je  ne  vous  reproche  pas  un 
crime,  Alphonse;  convenez  que  M"*  Holdenis  vous  a  inspiré  un  goût, 
un  attachement  que  j'ai  le  droit  de  trouver  excessif.  Elle  m'a  fait 
connaître  ce  vilain  mal  qu'on  appelle  la  jalousie  ;  oui,  pour  la  pre- 
mière fois  de  ma  vie  je  me  sens  jalouse,  et  vous  m'aimez  trop, 
n'est-ce  pas?  pour  souffrir  que  je  le  sois  longtemps. 

—  Dites  plutôt  que  j'estime  trop  votre  bon  sens,  votre  jugement, 
pour  vous  supposer  capable  de  souffrir  longtemps  d'un  mal  imagi- 
naire et  de  vous  obstiner  dans  une  fantaisie  qu'il  m'est  impossible 
de  prendre  au  sérieux, 

- —  Alphonse,  dit-elle  en  élevant  la  voix,  vous  me  promettez  que 
M"'  Holdenis  partira? 

—  Oui,  aussitôt  que  vous  aurez  découvert  quelque  part  une  in- 
stitutrice qui  la  vaille,  qui  ait  son  cœur  et  son  esprit,  qui  soit  apte 
comme  elle  à  façonner,  à  instruire  votre  fille,  à  lui  apprendre  beau- 
coup de  choses  que  je  n'ai  pas  le  temps  et  que  vous  n'avez  ni  le 
loisir  ni  le  goût  de  lui  enseigner. 

A  ces  derniers  mots,  elle  éclata  :  —  Fort  bien,  s'écria-t-elle. 
M"*  Holdenis  quittera  les  Charmilles,  ou  j'en  sortirai  moi-même. 

—  Pour  le  coup,  en  voilà  trop ,  dit-il  en  frappant  du  pied.  Si  je 
vous  écoutais  davantage,  je  craindrais  de  me  fâcher,  et  je  me  défie 
de  mes  emportemens.  J'en  appelle  de  vos  déraisons  d'aujourd'hui 
à  la  raison  que  vous  aviez  hier  et  que  sûrement  vous  aurez  demain. 
Bonsoir,  ma  chère;  je  vous  laisse  avec  votre  confident.  Puisse-t-il 


512  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

VOUS  donner  des  conseils  sages  et  surtout  désintéressés  !  —  ajouta- 
t-il  en  me  lançant  un  coup  d'œil  qui  n'était  pas  tendre.  Et  il  sor- 
tit à  grands  pas  du  salon,  dont  il  referma  la  porte  assez  bruyam- 
ment. 

M™^  de  Mauserre  se  leva  aussitôt  après ,  et  arpenta  la  chambre 
d'un  pas  sec  et  fébrile;  le  parquet  résonnait  sous  sa  colère.  En  pas- 
sant devant  la  cheminée,  elle  y  jeta  sou  éventail.  Je  ne  l'avais  ja- 
mais vue  ainsi.  Sa  fierté  blessée  lui  enflammait  les  joues;  elle  avait 
je  ne  sais  quoi  de  hérissé,  comme  une  aigle  dont  on  inquiète  le  nid; 
je  croyais  entendre  le  sourd  grondement  de  son  cœur.  Elle  s'avança 
vers  une  porte-fenêtre  qui  s'ouvrait  sur  un  balcon  ;  au  pied  de  ce 
balcon,  il  y  avait  un  boulingrin  décoré  d'une  statue  de  Flore  et 
entouré  d'une  grille  curieusement  ouvragée,  qui  représentait  des 
ronces  et  des  cactus ,  véritable  broussaille  en  fer.  Elle  contempla 
quelques  instans  la  statue  et  la  grille.  J'eus  peur,  et  je  la  suivis; 
mais  elle  rentra  bientôt  dans  son  naturel,  sa  folie  l'épouvanta,  elle 
recula  jusqu'au  milieu  du  salon,  où  elle  pleura  à  fendre  l'âme.  — 
Tony,  s'écriait-elle,  vous  l'avez  vu,  vous  l'avez  entendu;  direz-vous 
encore  que  je  me  crée  des  fantômes,  et  qu'il  ne  m'a  pas  condamnée 
dans  son  cœur? 

—  J'ai  vu,  j'ai  entendu,  lui  répondis-je,  et  je  vous  déclare  que 
vous  êtes  votre  plus  mortelle  ennemie;  une  rivale  qui  aurait  juré 
votre  perte  ne  vous  ferait  pas  plus  de  mal  que  vous  ne  vous  en 
faites  vous-même.  Vive  Dieu!  vous  mériteriez  qu'on  vous  abandon- 
nât à  votre  triste  sort;  mais  je  veux  vous  sauver  malgré  vous,  et  je 
vous  sauverai. 

Elle  posa  ses  deux  mains  sur  mes  épaules  et  me  regarda  quel- 
ques instans  dans  les  yeux  ;  elle  semblait  y  chercher  son  avenir. 

—  Je  ne  vous  demande  que  trois  jours,  poursuivis-je  en  me  dé- 
gageant. Vous  allez  me  promettre  que  durant  ces  trois  jours  vous 
ne  ferez  pas  un  geste,  vous  ne  direz  pas  un  mot,  car  tout  ce  que 
vous  pourriez  dire  ou  faire  tournerait  contre  vous. 

—  Trois  jours  !  En  faut-il  davantage  au  chagrin  pour  dévorer 
une  femme  de  ma  sorte?  —  Puis,  du  ton  d'un  enfant  grondé  qui 
implore  son  pardon  :  — Je  vous  promets,  me  dit-elle,  d'être  sage, 
très  sage.  —  Et  afin  de  me  donner  sans  délai  un  échantillon  de  sa 
sagesse,  elle  s'écria  : 

—  Si  vous  échouez,  Tony,  eh  bien  !  je  m'en  irai;  mais,  je  vous  en 
avertis,  je  ne  sortirai  pas  par  l'escalier. 

Victor  Cherbuliez. 

{La  quatrième  partie  au  prochain  n°.) 


LE 


SYSTÈME   PÉNITENTIAIRE 

EN  ANGLETERRE 


I.  Repo)t  of  Royal  Coimnission  on  pénal  servitude  and  Iranspor talion,  1863,  2  toI.  — 
II.  Report  of  Lords'  Committee  on  the  slale  of  discipline  in  gaols  and  houses  of  correction, 
1863.  —  III.  An  account  of  Ihe  manner  in  whick  sentences  of  pénal  servitude  are  carried 
ont,  by  major  Du  Cane,  1872.  — IV.  lleports  of  the  Directors  of  convie^ prisons,  1851-1872, 
22  vol.  —  V.  The  Crofton  prison  System,  by  Mary  Carpenter,  1872.  —  VI.  Annual  Reports 
»f  the  Discharged  prisoners'  aid  Society,  1858-1872. 


I 


La  réforme  des  prisons,  après  avoir  été  l'objet  des  plus  vives  dis- 
cussions, était  tombée  en  France  dans  une  sorte  d'oubli.  Il  eût  fallu 
remonter  à  plus  de  vingt  ans  en  arrière  pour  retrouver  les  grands 
débats  auxquels  cette  réforme  a  donné  lieu  dans  les  assemblées 
politiques.  Cependant  en  1869  le  gouvernement  avait  compris  la 
nécessité  d'apporter  à  l'état  de  nos  prisons  quelques  changemens; 
une  enquête  fut  commencée,  mais  ne  put  être  achevée  avant  les 
tristes  événemens  de  1870.  L'assemblée  nationale  vient  de  charger 
une  commission  de  reprendre  et  compléter  le  travail  interrompu. 
Depuis  plusieurs  mois,  cette  commission  s'est  réunie  toutes  les  se- 
maines et  a  entendu  de  nombreu.x  témoins;  elle  a  confié  à  quelques- 
uns  de  ses  membres  le  soin  de  visiter  les  prisons  du  département  de 
la  Seine  et  la  plupart  de  nos  maisons  centrales;  enfin  elle  a  demandé 
aux  conseils-généraux,  aux  présidons  des  cours  et  des  tribunaux  de 
lui  envoyer,  sous  forme  de  réponses  à  un  long  questionnaire,  une 
série  de  mémoires  développés.  On  peut  donc  espérer  qu'un  projet 

TOME  cm.  —  ISTS.  33 


514  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  loi  sera  bientôt  soumis  à  l'assemblée;  en  tout  cas,  les  docu- 
mens  recueillis  ne  tarderont  pas  à  être  publiés. 

En  attendant,  notre  attention  se  tourne  naturellement  vers  les 
pays  étrangers.  Tandis  que  la  France  semblait  renoncer  aux  expé- 
riences, on  s'est  appliqué  presque  partout  à  poursuivre  l'essai  des 
systèmes  les  plus  opposés.  La  Belgique,  touchée  des  avantages  de 
l'isolement  continu  des  prisonniers,  a  décidé  d'en  faire  la  base  de 
tout  son  régime  pénitentiaire;  depuis  quelques  années,  la  Hollande 
paraît  s'être  engagée  dans  une  voie  analogue.  D'autre  part  l'An- 
gleterre, après  avoir  été  forcée  d'abolir  la  transportation  des  crimi- 
nels, a  combiné  un  système  mixte  et  graduel  où  l'isolement  des 
prisonniers  n'a  d'autre  objet  que  de  les  préparer  à  des  épreuves 
successives,  se  terminant  d'ordinaire  par  une  libération  condition- 
nelle. Ce  système,  qui  a  conquis  aux  États-Unis  et  en  Europe  de 
nombreux  admirateurs,  a  excité  d'assez  vives  discussions  au  sein 
du  congrès  international  pénitentiaire  réuni  à  Londres  au  mois  de 
juillet  1872.  Il  nous  a  paru  intéressant  de  rappeler  ici  les  expé- 
riences auxquelles  l'Angleterre  s'est  livrée  depuis  un  demi-siècle 
sur  le  traitement  à  infliger  aux  malfaiteurs,  et  de  décrire  rapide- 
ment l'état  actuel  des  prisons  anglaises.  Cette  étude,  faite  en  de- 
hors de  tout  parti-pris,  d'après  ks  documens  publiés  par  le  gouver- 
nement anglais,  sur  les  notes  que  nous  avons  recueillies  en  assistant 
aux  séances  du  congrès  et  en  visitant  les  divers  établissemens  pé- 
nitentiaires de  l'Angleterre,  ne  sera  peut-être  pas  inutile  au  moment 
où  l'assemblée  nationale  est  appelée  à  résoudre  tant  de  questions 
délicates  se  rattachant  à  la  punition  et  à  l'amélioration  morale  des 
condamnés. 

I. 

L'Angleterre  n'a  que  deux  sortes  de  prisons,  les  unes  qui  appar- 
tiennent aux  comtés  et  aux  bourgs  {coiinty  or  borough  gaols)^  les 
autres  qui  appartiennent  au  gouvernement  et  auxquelles  on  réserve 
le  nom  de  prisons  pour  les  condamnés  {convict  jjrisons).  A  ces  deux 
sortes  de  prisons  répondent  deux  sortes  de  peines  :  l'emprisonne- 
ment, dont  la  durée  ne  peut  excéder  deux  ans,  et  la  servitude  pé- 
nale, dont  la  durée  la  plus  courte  est  de  cinq  ans.  Les  prisons  des 
comtés  et  des  bourgs  sont  placées  sous  la  direction  des  juges  de 
paix.  Réunis  dans  leurs  assises  trimestrielles,  ils  se  font  rendre 
compte  des  détails  de  l'administration,  approuvent  les  dépenses, 
nomment  le  gouverneur  et  les  employés.  Quelques-uns  d'entre 
eux  sont  délégués  pour  visiter  la  prison  au  moins  une  fois  par 
mois  et  y  exercer  leur  autorité,  notamment  en  ce  qui  conserne  les 
punitions  à  infliger  aux  détenus.  Le  gouvernement,  bien  qu'il  con- 


LE    SYSTÈME    PENITENTIAIRE    EN   ANGLETERRE.  515 

tribue  pour  une  somme  assez  considérable  à  l'entretien  des  pri- 
sons des  comtés  et  des  bourgs,  n'intervient  pas  directement  dans 
l'administration  de  ces  prisons,  et  se  borne  à  y  envoyer  des  inspec- 
teurs. Toutefois  les  règleraens,  préparés  par  l'assemblée  des  juges 
de  paix,  et  tous  les  plans  de  constructions  nouvelles  doivent  être 
soumis  à  l'agrément  du  ministre  de  l'intérieur. 

Cette  indépendance  laissée  aux  magistrats  locaux  n'est  pas  sans 
entraîner  de  graves  inconvéniens.  Les  enquêtes  de  1850  et  de  1863 
ont  prouvé  que  rien  ne  ressemblait  moins  aux  prisons  d'un  comté 
que  les  prisons  du  comté  voisin.  Ici  les  prisonniers  étaient  assujet- 
tis au  régime  de  l'isolement  cellulaire,  là  ils  passaient  le  jour  et  la 
nuit  dans  des  ateliers  et  des  dortoirs  communs;  ici,  pour  leur  rendre 
plus  pénible  la  solitude,  on  leur  interdisait  tout  travail;  ailleurs 
on  les  contraignait  à  des  exercices  imaginés  dans  le  seul  dessein 
de  briser  leurs  forces;  à  Cardiff,  les  condamnés  ne  mangeaient 
jamais  de  viande;  à  Goldbath-fields,  ils  recevaient  une  ration  de 
viande  rôtie  tous  les  jours  de  la  semaine.  Une  loi  votée  en  1865  a 
fait  disparaître  les  inégalités  les  plus  choquantes,  mais  il  s'en  faut 
de  beaucoup,  même  aujourd'hui,  que  le  régime  des  diverses  pri- 
sons des  comtés  et  des  bourgs  puisse  être  considéré  comme  uni- 
forme. 

Presque  tous  les  systèmes  ont  été  tour  à  tour  mis  à  l'essai  dans 
ces  prisons.  Vers  1830,  on  s'était  arrêté  à  l'idée  de  séparer  les  dé- 
tenus par  catégories,'  eu  égard  à  leurs  antécédens  et  à  la  nature  des 
délits  qu'ils  avaient  commis.  Plusieurs  prisons  furent  même  con- 
struites en  vue  de  l'application  de  ce  système,  notamment  la  mai- 
son de  correction  de  Westminster  à  Londres.  On  ne  tarda  pas  à  dé- 
couvrir que  la  classification  des  détenus  ne  peut  être  à  elle  seule  la 
base  d'un  régime  pénitentiaire.  Les  condamnations  infligées  aux 
prisonniers  ne  fournissent  pas  une  indication  sûre  de  leur  degré  de 
perversité  ;  la  division  par  catégories  ne  supprime  pas  la  plupart 
des  inconvéniens  de  la  détention  en  commun,  dont  le  plus  grave  esL 
la  contagion  mutuelle.  On  a  donc  à  peu  près  renoncé  en  Angle- 
terre à  voir  dans  la  classification  des  détenus  autre  chose  qu'un 
moyen  d'encourager  et  de  récompenser  la  bonne  conduite  des  con- 
damnés dans  l'intérieur  de  la  prison.  L'auteur  d'une  récente  Etude 
sur  la  question  des  peines  (1)  n'a-t-il  pas  voulu  démontrer  l'inuti- 
lité de  tout  système  de  classification  lorsqu'il  a  proposé  de  charger 
les  prisonniers  eux-mêmes  du  soin  de  se  diviser  en  catégories? 
«  La  prison,  dit-il,  est  une  société  qui  doit  avoir  sa  hiérarchie 
comme  toute  société.  Poiu:  être  bien  faites,  les  classifications  doivent 


(1)  Étude  sur  la  question  des  peines,  par  M.  E.  H,  Michaux,  sous-directeur  des 
colonies,  Paris  1872. 


516  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

procéder  du  choix,  de  la  libre  volonté,  de  l'élection...  Les  groupes 
se  formeront  bientôt  selon  la  similitude  des  goûts,  selon  les  affinités 
de  nature,  selon  l'égalité  morale  soit  en  bien,  soit  en  mal  ;  les  con- 
damnés feront  eux-mêmes  le  tri  et  désigneront  à  l'administration 
ceux  qui  exigent  de  sa  part  un  soin  particulier.  »  On  a  peiae  avoir 
dans  cette  idée  autre  chose  qu'une  raillerie  déguisée  à  l'adresse  des 
partisans  trop  convaincus  des  méthodes  de  classification. 

Après  la  publication  du  livre  de  MM.  de  Tocqueville  et  de  Beau- 
mont  en  1833  et  du  rapport  de  M.  Grawford  en  1836  sur  les  prisons 
américaines,  le  régime  de  l'isolement  cellulaire  excita,  en  Angle- 
terre aussi  bien  qu'en  France,  les  plus  ardentes  discussions  et  fit 
naître  les  plus  vives  espérances.  Tous  les  hommes  compétens  s'ac- 
cordèrent à  reconnaître  que  la  séparation  complète  des  détenus  était 
le  meilleur  des  systèmes,  pourvu  qu'on  ne  l'étendît  pas  à  des  peines 
d'une  trop  longue  durée.  On  résolut  d'en  faire  l'expérience  dans  les 
prisons  des  comtés  et  des  bourgs.  En  1839,  une  loi  autorisa  les  ma- 
gistrats locaux  à  faire  subir  en  cellule  aux  condamnés  tout  ou  partie 
de  leur  peine;  mais,  avant  de  servir  de  demeure  jour  et  nuit  à  un 
prisonnier,  toute  cellule  devait  avoir  été  visitée  par  un  inspecteur, 
en  outre  la  loi  défendait  de  priver  des  visites  du  chapelain  et  du 
maître  d'école  un  condamné  soumis  à  l'isolement  du  travail  pen- 
dant le  jour.  La  prison  cellulaire  de  Pentonville,  bâtie  sur  l'ordre 
du  gouvernement  et  achevée  en  18^2,  a  servi  de  modèle  pour  la 
construction  d'un  certain  nombre  de  prisons  de  comtés  ou  de  bourgs. 
Toutes  les  anciennes  prisons  ont  été,  au  moins  en  partie,  transfor- 
mées sur  le  même  plan;  mais  on  se  tromperait  fort,  si  l'on  croyait 
que  le  système  de  la  séparation  des  détenus  est  aujourd'hui  la  règle 
dans  les  prisons  anglaises.  Le  comité  de  la  chambre  des  lords, 
chargé  en  1863  de  faire  une  enquête  sur  l'état  de  ces  prisons,  n'a- 
vait pas  hésité  à  déclarer  que  le  régime  cellulaire  rigoureusement 
pratiqué  était  le  seul  moyen  efficace  de  réformer  les  individus  con- 
damnés à  des  peines  de  courte  durée.  Le  comité  aurait  voulu  que 
le  gouvernement  imposât  aux  comtés  et  aux  bourgs  l'adoption  com- 
plète de  ce  régime,  et  prît  même  à  sa  charge  une  partie  des  frais  de 
reconstruction  ou  de  transformation  des  vieilles  prisons;  cependant 
la  loi  de  1865  s'est  bornée  à  exiger  que  toute  prison  eût  au  moins  un 
nombre  de  cellules  suffisant  pour  isoler  les  détenus  pendant  la  nuit. 
De  plus  des  quartiers  entièrement  distincts  doivent  être  alTectés 
aux  condamnés  des  deux  sexes,  aux  individus  qui  attendent  leur 
jugement,  aux  débiteurs  insolvables.  Là  même  où  existe  la  sépara- 
tion de  jour  et  de  nuit,  la  loi  ne  veut  pas  qu'elle  soit  absolue;  à.  la 
chapelle,  à  la  promenade  quotidienne,  les  détenus  peuvent  se  voir, 
quoiqu'il  leur  soit  interdit  d'échanger  aucune  parole.  11  nous  semble 
qu'on  prive  ainsi  les  condamnés  d'un  des  principaux  avantages  du 


LE    SYSTÈME    PÉNITENTIAIRE    EN   ANGLETERRE.  517 

régime  cellulaire,  celui  d'empêcher  qu'un  détenu ,  sorti  de  prison 
et  voulant  se  relever  par  le  travail,  ne  soit  reconnu  et  livré  presque 
sans  défense  aux  obsessions  et  aux  menaces  des  anciens  témoins  de 
sa  captivité.  C'est  pour  échapper  à  cette  tyrannie,  dont  ils  sentent 
tous  les  périls,  que  les  condamnés  chez  qui  l'honneur  et  l'espoir 
d'une  régénération  prochaine  ne  sont  pas  éteints  préfèrent,  dans 
nos  prisons  mixtes,  la  solitude  de  la  cellule  à  la  promiscuité  des 
ateliers  communs. 

Que  dirons-nous  de  la  distinction  écrite  dans  la  loi  anglaise,  et 
observée  dans  toutes  les  prisons  des  comtés  et  des  bourgs,  entre  le 
travail  industriel  {indiistrial  labour)  et  le  travail  dur  ou  pénal  [hard 
or  pénal  labour)  ?  Malgré  les  critiques  très  vives  dont  cette  distinc- 
tion a  toujours  été  l'objet,  le  législateur  s'obstine  à  la  trouver  in- 
dispensable. Le  travail  ordinaire,  le  travail  productif,  auquel  même 
en  liberté  la  plupart  des  hommes  sont  condamnés,  n'a  point  paru 
être,  avec  la  simple  privation  de  la  liberté,  une  punition  assez  re- 
doutable pour  la  plupart  des  malfaiteurs.  On  a  donc  imaginé  toute 
sorte  d'instrumens  pour  faire  sentir  aux  prisonniers  la  stérile  et 
monotone  fatigue  d'un  travail  purement  mécanique  et  systémati- 
quement improductif.  Faut-il  décrire  cet  immense  cylindre,  garni 
sur  toute  sa  surface  de  marches  ou  palettes  semblables  à  des  aubes 
de  moulin,  qu'on  appelle  tread  ivhcel  ou  tread  mill?  Dans  la  prison 
d'Holloway,  qui  appartient  à  la  Cité  de  Londres,  et  qui  est  l'une 
des  mieux  tenues  de  toute  l'Angleterre,  nous  avons  vu  vingt-quatre 
condamnés  rangés  debout  sur  les  marches  d'une  de  ces  machines, 
les  deux  mains  appuyées  à  une  traverse  placée  un  peu  au-dessus 
de  leur  tête.  Un  mouvement  de  rotation  dérobe  successivement 
sous  leurs  pieds  toutes  les  marches  du  cylindre;  ils  grimpent  ainsi 
de  marche  en  marche  sans  jamais  changer  de  place.  Le  travail  ac- 
compli par  eux  en  huit  heures  et  un  quart  équivaut  à  une  ascen- 
sion perpendiculaire  de  2  kilomètres  1/2.  Parlerons-nous  du  crank, 
encore  en  usage  dans  beaucoup  de  prisons,  sorte  de  tambour  en 
fer  à  moitié  plein  de  sable,  muni  d'une  manivelle  au  moyen  de 
laquelle  le  prisonnier  fait  mouvoir  à  l'intérieur  une  roue  à  godets? 
Parlerons-nous  enfin  de  la  manœuvre  du  shot  drill,  qui  consiste  à 
transporter  des  boulets  de  droite  à  gauche,  puis  de  gauche  à  droite 
pendant  plusieurs  heures?  Ne  serait-il  pas  temps  de  renoncer  à 
tous  ces  supplices,  qui  n'ont  d'autre  effet  que  d'irriter  le  condamné 
au  lieu  de  le  corriger?  Les  résultats  relevés  par  les  statistiques 
devraient  avertir  les  Anglais  de  l' in  efficacité  d'un  pareil  traite- 
ment pour  empêcher  les  récidives;  en  1870,  les  magistrats  ont  été 
forcés  de  renvoyer  dans  les  prisons  des  comtés  et  des  bourgs  plus 
de  60,000  individus  qui  y  avaient  passé  un  temps  plus  ou  moins 
long.  Aussi  demande-t-on  aux  juges  de  se  montrer  plus  sévères. 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  1864,  la  chambre  des  lords  avait  adopté  une  mesure  radicale  : 
c'était  d'obliger  le  juge,  après  deux  récidives,  à  prononcer  une 
condamnation  à  la  servitude  pénale.  La  chambre  des  communes  a 
pensé  que  ce  serait  faire  une  violence  peut-être  dangereuse  à  la 
conscience  du  magistrat;  mais  on  voit  par  là  combien  le  système 
général  des  prisons  des  comtés  et  des  bourgs  est  encore  défec- 
tueux. 

L'étude  des  prisons  qui  sont  directement  sous  la  main  du  gou- 
vernement offre  plus  d'intérêt.  C'est  là  que  l'Angleterre  tient  au- 
jourd'hui enfermés  tous  les  criminels  qu'elle  condamnait  autrefois 
à  la  transporta tion.  On  sait  que  la  transportation  est  abolie  depuis 
1867;  mais,  loin  de  s'être  formé  tout  d'une  pièce,  le  régime  qui  l'a 
remplacée  s'y  rattache  fortement  par  ses  origines.  Il  importe  de 
rechercher  comment  s'est  opérée  la  transition,  quelles  causes  ont 
amené  l'abandon  du  système  ancien,  quelle  opinion  se  font  aujour- 
d'hui la  plupart  des  Anglais  des  services  qu'il  a  rendus,  s'il  est 
vrai  enfin,  comme  on  l'a  soutenu  en  France  récemment,  que  tôt  ou 
tard  l'Angleterre  sera  forcée  d'y  revenir. 

«  Le  système  de  la  transportation,  écrivait  en  1831  M.  de  Toc- 
queville,  repose  sur  une  idée  vraie,  très  propre  par  sa  simplicité  à 
descendre  jusqu'aux  masses,  qui  n'ont  jamais  le  temps  d'approfon- 
dir. On  ne  sait  que  faire  des  criminels  au  sein  de  la  patrie  ;  on  les 
exporte  sous  un  autre  ciel.  »  C'est  en  effet  à  ce  caractère  de  sim- 
plicité que  la  transportation  a  dû  la  faveur  dont  elle  a  joui  pendant 
si  longtemps  en  Angleterre.  L'histoire  nous  la  montre  pratiquée 
pour  la  première  fois,  en  vertu  d'un  acte  du  parlement,  sous  le 
règne  d'Elisabeth.  On  avait  imaginé  un  procédé  barbare,  mais  qui 
ne  coûtait  rien  au  trésor  public  :  c'était  de  livrer  les  condamnés  à 
des  trafiquans  à  qui  on  permettait  de  les  vendre  pour  la  durée  de 
leur  peine,  dans  les  colonies  de  l'Amérique.  En  attendant  leur  dé- 
part, les  condamnés  étaient  entassés  sur  des  pontons,  prisons  flot- 
tantes où  la  discipline  la  plus  sévère  ne  pouvait  empêcher  tous 
les  désordres,  et  qui  n'ont  été  complètement  supprimées  qu'en 
1858.  Plus  d'une  fois  les  colonies  américaines  firent  entendre  des 
plaintes;  l'Angleterre  ne  voulut  rien  écouter  jusqu'à  ce  qu'enfin 
éclata  la  guerre  de  l'indépendance.  On  songea  dès  lors  à  bâtir  des 
prisons;  mais,  avant  qu'aucun  plan  n'eût  été  arrêté,  15,000  crimi- 
nels, réunis  sur  les  pontons  au  milieu  de  la  Tamise,  jetèrent  l'effroi 
dans  toute  l'Angleterre,  et  en  mai  1787  le  gouvernement  résolut 
d'envoyer  quelques-uns  de  ces  condamnés  à  5,000  lieues  de  Lon- 
dres, sur  les  côtes  encore  presque  inconnues  de  l'Australie,  que 
Cook  venait  d'apercevoir. 

Si  l'on  ne  considère  que  l'admirable  essor  des  colonies  austra- 
liennes, on  comprend  l'enthousiasme  qu'excite  chez  certains  esprits 


LE    SYSTÈME   PENITENTIAIRE    EN   ANGLETERRE.  519 

le  système  de  la  transportation.  A.  quelques  lieues  de  l'endroit  où 
débarquèrent  en  1788  les  premiers  transportés  anglais  s'élève  au- 
jourd'hui Sydney,  capitale  de  la  Nouvelle-Galles  du  sud,  qui  compte 
500,000  habitans.  C'est  là,  dit-on,  un  des  résultats  de  la  politique 
hardie  qui  a  poussé  l'Angleterre  à  jeter  ses  malfaiteurs  au  milieu 
d'un  désert  sans  trop  s'inquiéter  de  ce  qu'ils  pourraient  y  devenir. 
Cependant  en  1831  M.  de  Tocqueville  était  d'avis  que  le  système 
de  la  transportation  était  aussi  mal  approprié  à  la  formation  d'une 
colonie  qu'à  la  répression  des  crimes  de  la  métropole.  A  l'appui  de 
cette  opinion,  il  faisait  un  tableau  des  désordres  et  des  misères  qui 
s'attachent  au  berceau  de  toute  colonie  pénale,  il  montrait  les  ré- 
sistances qui  ne  tardent  pas  à  se  développer  au  sein  de  la  colonie 
contre  le  système  de  la  transportation,  et  les  funestes  divisions  de 
classes,  les  ressentimens  et  les  haines  qui  sont  le  résultat  de  l'ap- 
plication de  ce  système.  Cette  argumentation  a  trouvé  en  Angle- 
terre même  plus  d'un  partisan.  «  Veut-on  se  convaincre  que  les 
colonies  australiennes  se  fussent  aisément  passées  du  secours  de  la 
transportation?  Qu'on  regarde  en  Amérique  la  colonie  du  Canada, 
en  Australie  les  colonies  de  Victoria  et  de  Qaeensland  :  jamais  un 
condamné  n'a  touché  le  sol  de  ces  colonies;  peut -on  dire  que 
leur  développement  ait  été  moins  rapide  et  moins  brillant?  »  Tel 
est  encore  aujourd'hui  le  raisonnement  de  beaucoup  d'Anglais 
éclairés.  C'est  sans  doute  aller  trop  loin;  en  admettant  que  la 
transportation  n'ait  rien  fait  que  n'eût  pu  accomplir  cinquante  ans 
plus  tard  l'émigration  volontaire,  on  ne  saurait  méconnaître  qu'elle 
a  eu  tout  au  moins  le  mérite  de  hâter  l'arrivée  des  véritables  co- 
lons en  leur  montrant  et  en  leur  préparant  le  chemin.  Néanmoins, 
tout  en  lui  rendant  cette  justice,  on  aurait  tort  d'oublier  ce  qu'elle 
a  coûté  à  l'Angleterre  de  sacrifices,  d'inquiétudes  et  de  cruelles  dé- 
ceptions. Pendant  plus  de  vingt  ans,  les  premiers  gouverneurs  de 
la  Nouvelle-Galles  du  sud  se  sont  épuisés  à  empêcher  les  transpor- 
tés de  mourir  de  faim;  ceux-ci,  soit  par  paresse,  soit,  suivant  l'ex- 
pression de  M.  de  Tocqueville,  pour  tromper  les  espérances  de  la 
société  qui  les  avait  frappés,  refusaient  de  travailler  et  de  semer  le 
grain  qui  devait  les  nourrir.  L'histoire  des  débuts  de  la  colonie  ne 
parle  que  de  complots,  de  tentatives  de  révolte,  de  désordres  de 
toute  nature.  Après  vingt  ans  écoulés,  en  1808,  la  Nouvelle-Galles  du 
sud  ne  comptait  que  10,500  habitans;  7,000  n'avaient  point  encore 
achevé  de  subir  leur  peine,  les  autres  étaient  presque  tous  d'anciens 
condamnés;  le  trésor  public  était  obligé  de  pourvoir  à  la  nourriture 
de  ZijOOO  de  ces  condamnés,  incapables  de  se  suffire  à  eux-mêmes. 
Dix  ans  plus  tard,  en  1819,  la  population  ne  se  composait  encore 
que  de  29,000  habitans;  de  1788  à  1819,  le  gouvernement  anglais 
avait  dépensé  dans  la  colonie  5,301,623  livres  sterling  ou  environ 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

133,600,000  francs.  N'y  a-t-il  pas,  dans  le  simple  rapprochement 
de  ces  chiffres,  de  quoi  calm.er  bien  des  impatiences  et  dissiper 
plus  d'une  illusion  sur  ce  qu'on  peut  attendre,  au  bout  de  quelques 
années,  de  la  fondation  d'une  colonie  pénale? 

Que  serait  aujourd'hui  l'Australie,  si  la  découverte  des  immenses 
prairies  qui  s'étendent  au-delà  des  Montagnes-Bleues  n'avait  inspiré 
à  quelques  colons  anglais  la  hardiesse  d'aller  s'établir  au  milieu 
d'une  population  presque  entièrement  formée  d'anciens  malfai- 
teurs? Le  gouvernement  de  la  colonie  eut  la  sagesse  de  leur  concé- 
der de  vastes  étendues  de  terre  et  de  mettre  à  leur  disposition  le 
travail  des  condamnés.  De  grandes  fortunes  se  firent  rapidement 
par  l'élevage  des  troupeaux  de  bœufs  et  de  moutons;  d'anciens  li- 
bérés devinrent  à  leur  tour  propriétaires  ;  la  prospérité  de  la  colo- 
nie ne  cessa  de  grandir,  et  peu  à  peu  le  trésor  anglais  se  trouva, 
déchargé  du  fardeau  énorme  qui  avait  pesé  sur  lui  pendant  les 
premières  années.  Alors  commencèrent  à  s'élever  des  plaintes  et 
des  résistances  contre  le  système  de  transportation.  Après  avoir 
tant  dépensé  d'argent  et  d'efforts  pour  la  création  de  la  nouvelle 
colonie,  l'Angleterre  s'étonna  d'abord  qu'on  lui  demandât  de  re- 
noncer à  y  envoyer  chaque  année  quelques  milliers  de  ses  malfai- 
teurs les  plus  dangereux;  n'était-ce  pas  uniquement  en  vue  de  sa 
s(^curité  que  la  Nouvelle-Galles  du  sud  avait  été  fondée  ?  Pourtant 
on  ng  tarda  pas  à  comprendre,  même  en  Angleterre,  qu'une  colo- 
nie arrivée  au  point  de  se  soutenir  par  ses  propres  forces  et  d'at- 
tirer dans  son  sein  un  large  courant  d'émigration  volontaire  ne 
peut  se  résigner  longtemps  à  être  le  réceptacle  des  vices  de  la  mé- 
tropole. Les  hommes  qui  dans  la  colonie  ont  intérêt  à  se  servir  du 
travail  des  condamnés  sont  naturellement  moins  nombreux  que 
la  masse  des  travailleurs  libres,  artisans  et  ouvriers  de  toute  es- 
pèce; or,  aux  yeux  de  ces  derniers,  l'accroissement  régulier  du 
nombre  des  transportés  ne  peut  être  qu'une  cause  permanente 
d'abaissement  des  salaires;  il  se  forme  donc  peu  à  peu  un  courant 
d'opinions  et  d'intérêts  hostiles  au  maintien  de  la  transportation. 

Tandis  que  la  Nouvelle-Galles  du  sud  faisait  entendre  ses  pre- 
mières réclamations,  on  se  demandait  en  Angleterre  si  la  trans- 
portation avait  eu,  au  point  de  vue  purement  pénal,  les  avantages 
qu'on  en  espérait.  Le  nombre  des  crimes  n'avait  cessé  depuis  le 
commencement  du  siècle  d'augmenter  en  Angleterre;  en  1812,  on 
avait  condamné  à  la  transportation  662  malfaiteurs;  en  1819,  leur 
nombre  s'élevait  à  plus  de  3,000;  en  1829,  il  avait  atteint  /î,500. 
Depuis  que  l'émigration  volontaire  avait  pris  le  chemin  de  l'Aus- 
tralie, et  que,  grâce  à  l'arrivée  des  nouveaux  pionniers,  de  rapides 
fortunes  s'étaient  faites  à  la  Nouvelle-Galles,  les  condamnés  anglais 
s'étaient  habitués  à  ne  plus  considérer  la  transportation  que  comme 


LE    SYSTÈME    PENITENTIAIRE    EN    ANGLETERRE.  521 

un  voyage  d'émigration  entrepris  aux  frais  de  l'état.  Aussi  des 
hommes  éminens,  tels  que  Bentham,  Romilly,  Abercromby,  Wil- 
berforce,  l'archevêque  Whately,  frappés  des  désordres  qu'entraî- 
nait la  transportation  dans  les  colonies  et  de  l'accroissement  des 
crimes  en  Angleterre,  n'hésitèrent  pas  à  demander  l'abolition  du 
régime  tout  entier.  En  1837,  un  comité  de  la  chambre  des  com- 
munes, présidé  par  sir  W.  Molesworth,  et  dont  faisaient  partie 
Robert  Peel  et  lord  J.  Russell,  conclut  à  l'abandon  immédiat  du  sys- 
tème de  la  transportation,  en  déclarant  qu'il  contribuait  à  augmen- 
ter le  nombre  des  crimes,  qu'il  était  plus  dispendieux  qu'aucun 
autre  système,  et  qu'enfin  il  était  une  injustice  à  l'égard  des  colo- 
nies australiennes. 

Il  ne  faut  voir  dans  ces  conclusions  radicales  qu'une  réaction 
trop  brusque  et  en  somme  peu  équitable  contre  la  transportation; 
on  était  trop  disposé  à  rapporter  au  système  tous  les  abus  qu'une 
politique  plus  éclairée  ou  plus  habile  aurait  sans  doute  évités.  En 
tout  cas,  le  gouvernement  anglais  n'était  guère  préparé  à  la  révo- 
lution que  demandait  le  comité  de  la  chambre  des  communes.  On 
renonça  seulement  à  envoyer  des  condamnés  à  la  Nouvelle-Galles 
du  sud,  et  on  résolut  de  répartir  tous  les  transportés  entre  l'île  de 
Yan-Diemen,  au  sud  du  continent  australien,  et  la  petite  île  de  Nor- 
folk. En  outre  on  combina  une  série  d'épreuves  que  les  condam- 
nés devaient  traverser  avant  de  pouvoir  s'engager  au  service  des 
cultivateurs.  Les  malfaiteurs  les  plus  dangereux  seraient  envoyés 
d'abord  à  Norfolk;  en  cas  de  bonne  conduite,  ils  passeraient  en- 
suite dans  l'île  de  Van-Diemen,  où  seraient  conduits  directement 
les  moins  coupables.  Réunis  dans  de  grands  chantiers,  tous  les 
condamnés  non  libérés  seraient  assujettis  à  des  travaux  publics  en 
plein  air.  La  transportation  deviendrait  ainsi,  on  l'espérait  du  moins, 
un  vrai  châtiment. 

Le  gouvernement  ne  sut  pas  prévoir  à  quels  excès  pourrait  se 
porter  une  population  de  plusieurs  milliers  de  malfaiteurs  entassés 
dans  un  petit  espace  sous  la  conduite  de  gardiens  tout  occupés  de 
veiller  à  leur  propre  sécurité  et  bientôt  atteints  eux-mêmes  par  la 
contagion.  Les  prisons  manquaient  pour  recevoir  les  condamnés, 
ce  qui  n'empêcha  pas  l'Angleterre  d'envoyer  à  Van-Diemen,  de 
IS/iO  à  IShb,  17,000  transportés.  Les  scènes  horribles  qui  eurent 
lieu  dans  cette  île  et  dans  celle  de  Norfolk  ne  peuvent  être  décrites. 
«  Je  ne  veux  pas,  disait  en  1847  lord  Grey  devant  la  chambre  des 
lords,  je  ne  veux  pas  soulever  votre  dégoût  en  entrant  dans  des 
détails  monstrueux.  Le  système  a  été  effroyable,  et  c'est  une  honte 
qu'un  tel  système  ait  pu  exister  sous  le  pavillon  anglais.  Il  ne  faut 
pas  oublier  d'ailleurs  que  la  dépense  a  été  très  élevée,  si  élevée 
qu'elle  eût  suffi  pour  assurer  en  Angleterre  même  la  punition  effi- 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cace  du  même  nombre  de  condamnés.  Tandis  que  pour  l'état  la 
charge  a  été  lourde,  pour  la  colonie  de  Van-Diemen  elle  a  été  la 
cause  d'une  ruine  complète;  la  plupart  des  colons  ont  été  forcés 
de  quitter  l'île,  et  ainsi  a  été  porté  à  cette  colonie,  autrefois  très 
florissante,  un  coup  dont  elle  a  peine  à  se  relever.  »  M.  Gladstone, 
qui  était  en  1845  ministre  des  colonies,  se  hâta  de  suspendre  tout 
envoi  de  condamnés  à  Van-Diemen  et  à  Norfolk;  mais  il  resta  de  cet 
échec  que  venait  de  subir  la  transportation  une  impression  profonde 
dans  l'esprit  des  Anglais.  Aussi  lorsqu'il  fut  question  quelques  an- 
nées plus  tard  de  créer  de  nouvelles  colonies  pénitentiaires,  il  n'y 
eut  qu'une  voix  pour  repousser  ce  projet,  tant  on  craignait  de  voir 
se  reproduire  les  désordres  dont  Norfolk  et  Van-Di'^men  avaient  été 
témoins. 

II. 

Le  premier  soin  de  lord  Grey,  qui  remplaça  M.  Gladstone  au 
ministère  des  colonies,  fut  de  préparer  une  réforme  complète  du 
système  pénal.  Tout  condamné  à  la  transportation  devait  être  sou- 
mis d'abord  à  un  emprisonnement  cellulaire  de  courte  durée,  puis 
être  employé  à  des  travaux  publics  en  plein  air;  c'est  seulement 
après  cette  double  épreuve  que  le  condamné  pourrait  obtenir, 
comme  une  sorte  de  faveur,  d'être  envoyé  en  Australie  avant  l'a- 
chèvement de  sa  peine.  A  leur  arrivée  dans  la  colonie,  les  trans- 
portés recevraient  un  certificat  de  libération  provisoire  {ticket  of 
îeave),  et  pourraient  chercher  à  se  placer  chez  les  colons.  En  cas 
de  bonne  conduite,  la  libération  provisoire  ne  tarderait  pas  à  se 
changer,  même  avant  l'expiration  de  la  peine,  en  libération  défini- 
tive. C'est  par  ce  système,  mis  en  vigueur  à  partir  de  1848,  que 
s'est  faite  la  transition  entre  le  régime  ancien  et  le  régime  qui  fonc- 
tionne aujourd'hui;  1848  est  donc  une  date  importante  dans  l'his- 
toire de  la  répression  pénale  en  Angleterre. 

Les  essais  entrepris  depuis  1842  à  Pentonville  avaient  démontré 
la  supériorité  du  système  de  l'isolement  au  double  point  de  vue  de 
la  crainte  qu'il  inspire  aux  malfaiteurs  et  de  l'impression  morale 
qu'il  produit  sur  le  condamné.  Le  travail  solitaire,  interrompu  par 
de  fréquentes  visites  du  directeur,  du  chapelain,  du  maître  d'école, 
étonne  d'abord  le  détenu.  Celui-ci  se  sent  engagé  dans  une  vie 
nouvelle,  la  plus  contraire  qu'on  puisse  imaginer  à  ses  anciennes 
habitudes.  La  surprise  douloureuse,  mais  salutaire,  qu'il  éprouve 
réveille  en  lui  les  germes  d'honnêteté  qu'on  croyait  étouffés,  et  le 
prépare  à  supporter  le  châtiment  qui  lui  a  été  infligé.  Aussi  n'a-t-on 
pas  hésité  en  1847,  en  Angleterre,  à  décider  que  tout  condamné  à 
la  transportation  passerait  d'abord  une  année  dans  une  prison  cel- 


LE    SYSTÈME    PENITENTIAIRE    EN   ANGLETERRE.  523 

lulaire;  cette  période  d'une  année  était  la  plus  longue  qu'on  crût 
à  cette  époque  pouvoir  imposer  aux  condamnés.  On  sait  quelles 
discussions  se  sont  élevées  au  sujet  de  l'inHuence  que  l'isolement 
prolongé  exerce  sur  la  santé  et  l'intelligence  des  détenus.  Sans 
doute  la  diversité  des  méthodes  suivies  pour  l'application  du  régime 
cellulaire  explique  dans  une  certaine  mesure  la  différence  des  ré- 
sultats obtenus.  Aucune  expérience  n'exige  en  effet,  pour  être  dé- 
cisive, plus  de  discernement  et  de  précautions,  tant  de  la  part  des 
directeurs  des  prisons  que  de  celle  des  médecins.  En  outre  chaque 
pays  n'est-il  pas  placé  dans  des  conditions  spéciales?  Sans  parler 
de  la  différence  des  races,  ne  faut-il  pas  tenir  compte  de  la  variété 
parfois  si  grande  qu'on  observe  dans  la  nature  des  crimes,  variété 
qui  se  retrouve  dans  les  antécédens,  les  habitudes  morales,  le  tem- 
pérament physique  des  criminels?  En  Angleterre,  la  durée  de  l'iso- 
lement cellulaire,  fixée  d'abord  à  une  année,  a  été  réduite  en  1853 
à  neuf  mois;  au  contraire  en  Hollande  des  lois  successives  l'ont 
élevée  de  six  mois  à  deux  ans;  dans  l'empire  d'Allemagne,  le  code 
pénal  de  1870  l'a  portée  à  trois  ans,  et  le  législateur  belge  n'a  pas 
craint  en  1870  d'atteindre  l'extrême  limite  de  dix  années  pour  les 
condamnés  aux  peines  perpétuelles.  D'après  les  rapports  officiels 
du  gouvernement  anglais,  l'expérience  aurait  démontré  qu'après 
une  année  d'isolement  l'application  au  travail  était  moindre  chez 
les  condamnés,  et  que  même  leur  santé  était  souvent  atteinte.  Au- 
jourd'hui encore  quelques  médecins  des  prisons  trouvent  excessive 
même  une  durée  de  neuf  mois.  Le  médecin  de  Pentonville,  dans 
son  dernier  rapport,  attribue  l'excellente  santé  dont  les  détenus 
ont  joui  en  1870  à  des  travaux  de  construction,  grâce  auxquels  un 
grand  nombre  d'entre  eux  ont  été  employés  au  grand  air  au  lieu 
d'être  enfermés  tout  le  jour  dans  leurs  cellules. 

En  admettant  d'ailleurs  que  l'isolement  cellulaire  pût  être  pro- 
longé sans  danger  au-delà  d'une  année,  ni  lord  Grey  ni  le  parle- 
ment n'auraient  voulu  soumettre  exclusivement  cà  ce  régime  des 
hommes  destinés  à  être  transportés  en  Australie.  Eût- il  été  sage  en 
effet  de  tenir  ces  hommes  pendant  plusieurs  années  dans  d'étroites 
cellules  au  lieu  de  les  endurcir  aux  rudes  fatigues,  aux  intempéries 
des  saisons,  et  même  an  contact  des  autres  condamnés,  qu'ils  de- 
vaient retrouver  plus  tard  dans  la  colonie?  On  pensa  donc  avec  rai- 
son qu'il  valait  mieux,  après  quelques  mois  d'isolement,  les  em- 
ployer en  commun  à  des  travaux  pul3Îics.  La  presqu'île  de  Portland 
fut  choisie  pour  la  première  application  de  ce  système,  qui  devait 
bientôt  recevoir  une  grande  extension. 

Mais  on  touchait  déjà  aux  derniers  jours  de  la  transportation  ; 
reprise  en  1849  dans  l'île  de  Van-Diemen,  elle  dut  être  encore  aban- 
donnée trois  ans  plus  tard.  Des  ligues  s'étaient  formées  en  Australie 


52â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contre  tout  envoi  de  condamnés.  Le  gouvernement  anglais  ne  put  ré- 
sister aux  j)étitions  presque  menaçantes  des  colons  australiens,  et  en 
1852  fut  donné  l'ordre  de  suspendre  tout  départ  de  condamnés  pour 
l'île  de  Van-Diemen.  La  seule  colonie  qui  restât  ouverte  à  la  transpor- 
tation  était  celle  de  l'Australie  occidentale.  Quoique  fondée  en  1829, 
cette  colonie,  moins  favorisée  que  ses  aînées  par  les  avantages  du 
sol,  ne  comptait  en  1850  que  5,886  habitans.  Ce  fut  sur  la  demande 
des  colons  eux-mêmes  que  le  gouvernement  anglais  commença  vers 
cette  époque  à  y  envoyer  des  condamnés.  L'espoir  des  colons  n'é- 
tait pas  seulement  de  se  procurer  ainsi  à  bon  marché  le  travail  qui 
leur  faisait  défaut,  ils  comptaient  surtout  profiter  des  dépenses  consi- 
dérables que  le  gouvernement  serait  obligé  de  faire  dans  la  colonie 
pour  l'établissement  et  l'entretien  des  condamnés.  Comme  le  remar- 
quait très  justement  dans  son  rapport  de  1860  le  colonel  Hender- 
son,  que  le  gouvernement  avait  chargé  d'installer  les  premiers 
transportés,  ce  qui  manque  à  une  colonie  naissante,  ce  sont  moins 
les  bras  que  le  capital.  Le  gouvernement  anglais  s'empressa  d'ac- 
cepter l'offre  qui  lui  était  adressée;  mais,  pour  éviter  un  nouvel 
échec,  il  résolut  de  ne  négliger  aucune  des  leçons  du  passé.  Si  l'on 
n'envoyait  dans  la  colonie  que  des  condamnés,  il  était  à  craindre 
que,  devenus  trop  nombreux,  ils  ne  se  livrassent  à  des  désordres 
comme  à  Yan-Diemen.  Aussi  s'efforça-t-on  de  maintenir  une  sorte 
d'équilibre  entre  la  population  libre  et  les  condamnés;  chaque 
navire  qui  partait  d'Angleterre  portait  un  nombre  égal  de  trans- 
portés et  d'émigrans  libres,  la  plupart  anciens  soldats  à  qui  le 
gouvernement  donnait  le  moyen  de  s'établir  dans  la  colonie.  En 
ontre,  au  lieu  de  transporter  les  criminels  les  plus  dangereux,  on 
s'attachait  à  choisir  dans  les  prisons  anglaises  ceux  qui  semblaient 
les  plus  résolus  à  travailler  et  à  vivre  honnêtement;  ainsi  la  trans- 
portation  était  devenue  une  récompense.  Ce  nouveau  caractère 
qu'elle  avait  pris  peu  à  peu  ressort  de  tous  les  témoignages  recueil- 
lis dans  l'enquête  de  1863.  On  ne  comprend  guère  chez  nous  le 
système  de  la  déportation  que  comme  un  remède  héroïque  dont  la 
société  se  sert  contre  les  malfaiteurs  qu'elle  désespère  de  ramener 
au  bien.  Le  gouvernement  anglais,  s'il  eût  été  maître  d'obéir  à  ses 
propres  désirs,  n'eût  pas  demandé  mieux  que  de  délivrer  la  métro- 
pole des  criminels  incorrigibles;  mais  la  colonie  de  l'Australie  occi- 
dentale demandait  des  travailleurs  et  non  des  forçats  à  surveiller. 

Un  coup  terrible  fat  bientôt  porté  à  la  colonie  par  la  découverte 
des  mines  d'or  de  Victoria.  Ces  mines  devinrent  le  rendez-vous 
d'un  grand  nombre  de  libérés;  aucune  loi  en  effet  ne  permettait  de 
les  retenir  après  l'achèvement  de  leur  peine.  Tout  en  essayant  de 
se  défendre  par  des  mesures  législatives  contre  l'invasion  dont  elle 
était  menacée,  la  colonie  de  Victoria  adressa  au  parlement  des 


LE    SYSTÈME    PENITENTIAIRE    EN   ANGLETERRE.  525 

plaintes  très  vives  contre  la  transporta tion.  En  1867,  le  gouverne- 
ment se  résignait  à  interrompre  tout  envoi  de  condamnés.  Quoique 
de  1850  à  1867  l'Australie  occidentale  eût  reçu  9,669  criminels  et 
un  nombre  égal  d'émigrans  libres,  dont  le  voyage  et  l'entretien 
avaient  coûté  à  l'Angleterre  plus  de  50  millions  de  francs,  elle  ne 
comptait  encore  en  1870  que  2^,785  habitans. 

Longtemps  avant  que  la  transportation  n'eût  perdu  son  dernier 
refuge,  l'Angleterre  s'était  demandé  s'il  ne  serait  pas  possible  de 
créer  au  nord  de  l'Australie,  dans  le  golfe  de  Carpentaria,  ou  aux 
îles  Falkland,  ou  même  aux  Hébrides,  un  nouvel  établissement  pé- 
nal. Un  comité  de  la  chambre  des  lords  étudia  en  1856  cette  ques- 
tion et  entendit  de  nombreux  témoins;  la  conclusion  qui  sortit  de 
cette  enquête  fut  qu'on  ne  devait  pas  songer  à  recommencer  l'ex- 
périence tentée  en  1787,  et  qu'il  valait  beaucoup  mieux  garder  les 
criminels  en  Angleterre  que  de  les  envoyer  sur  une  terre  déserte 
ou  mal  préparée  à  recevoir  des  colons  libres.  «  L'avantage  de  la 
transportation,  disait  le  comité,  n'est  pas  de  reléguer  dans  un  pays 
lointain  les  condamnés  pour  les  soumettre  à  l'emprisonnement  ou 
à  des  travaux  publics;  des  établissemens  construits  pour  cet  objet 
en  Angleterre  même  auront  toujours  une  supériorité  incontestable 
sur  des  établissemens  coloniaux.  La  transportation  doit  servir  à  pro- 
curer du  travail  au  condamné  libéré  en  l'installant  dans  une  société 
où  le  travail  est  déjà  assez  recherché  pour  qu'il  puisse  aisément  s'y 
placer  et  ensuite  s'y  établir.  Pour  qu'une  colonie  soit  propre  à  re- 
cevoir des  condamnés,  il  faut  donc  qu'il  y  ait  dans  cette  colonie  une 
demande  considérable  de  bras,  soit  pour  des  travaux  publics,  soit 
pour  des  exploitations  privées,  il  faut  qu'il  existe  déjà  ou  qu'il  doive 
se  former  rapidement  un  noyau  de  population  libre  assez  important 
pour  empêcher  une  trop  grande  inégalité  entre  les  deux  sexes  et  entre 
le  nombre  des  condamnés  et  celui  des  hommes  libres.  »  Ces  conclu- 
sions, empreintes  d'une  profonde  sagesse,  étaient  l'œuvre  d'hommes 
en  général  très  favorables  à  la  transportation;  tout  pays  qui  vou- 
dra, par  imitation  de  l'Angleterre,  introduire  à  titre  définitif  la 
transportation  dans  son  système  pénal  fera  bien  de  les  méditer 
pour  s'épargner  à  lui-même  de  cruelles  déceptions.  Suivant  la  ma- 
nière dont  elle  est  pratiquée,  la  transportation  peut  être  le  meilleur 
des  systèmes  pénitentiaires  ou  le  pire  des  expédions;  en  tout  cas, 
l'exemple  de  l'Angleterre  semble  prouver  qu'elle  doit  être  envisa- 
gée surtout  comme  un  ivgime  exceptionnel  et  transitoire. 

Tandis  que  les  anciennes  colonies  pénales  se  fermaient  l'une  après 
l'autre  à  la  transportation  et  qu'on  discutait  en  Angleterre  sur  l'utilité 
d'établir  de  nouvelles  colonies,  plus  de  neuf  mille  condamnés  s'é- 
taient entassés  sur  les  pontons,  attendant  qu'on  décidât  de  leur  sort. 
Il  fallut  en  1853  prendre  un  parti;  on  résolut  de  traiter  tous  ces 


526  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

condamnés  comme  on  avait  fait  jusqu'alors  de  ceux  que  des  infir- 
mités  ou  des  raisons  particulières  empêchaient  d'envoyer  aux  colo- 
nies, c'est-à-dire  de  les  mettre  en  liberté  après  l'expiration  de  la 
moitié  ou  du  tiers  de  leur  peine.  Seulement,  au  lieu  de  leur  ac- 
corder une  libération  définitive,  le  parlement  voulut  qu'on  fît  l'essai 
en  Angleterre  du  système  de  libération  conditionnelle  usité  dans 
les  colonies.  Pour  l'avenir,  il  fut  entendu  qu'on  ne  condamnerait 
plus  à  la  transportation  que  les  criminels  qui  paraîtraient  avoir 
mérité  une  réclusion  d'au  moins  quatorze  années;  les  autres  se- 
raient condamnés  à  une  peine  nouvelle  qu'on  nomma  servitude  pé- 
nale, et  dont  la  durée  devait  être  en  général  plus  courte  que  celle 
des  anciens  transportés.  On  conserva  d'ailleurs  sans  y  toucher  la 
division  de  la  peine  en  deux  périodes,  l'une  d'isolement  cellulaire 
pendant  neuf  mois,  l'autre  de  travail  en  commun  dans  des  ateliers 
publics.  Rien  n'était  changé,  si  ce  n'est  que  la  transportation,  à 
laquelle  aboutissait  autrefois  tout  le  régime,  était  supprimée  désor- 
mais dans  la  plupart  des  cas. 

Le  premier  effet  de  ce  changement  fut  de  causer  une  vive  irrita- 
tion parmi  les  condamnés,  qui  se  voyaient  déçus  dans  leur  espé- 
rance d'être  transportés  en  Australie.  Quant  à  l'opinion  publique, 
elle  s'attaqua  surtout  au  nouveau  mode  de  libération  ;  le  mot  de 
ticket  of  Icave  devint  un  objet  d'effroi  à  ce  point  que  le  gouverne- 
ment fut  obligé  en  1855  de  déclarer  qu'il  n'accorderait  aucune  ré^ 
ductioiî  de  peine  aux  condamnés  à  la  servitude  pénale.  L'année 
suivante,  une  commission  fut  nommée  par  la  chambre  des  com- 
munes pour  étudier  les  résultats  obtenus  depuis  1853.  On  constata 
que  le  nombre  des  crimes  en  général  n'avait  pas  augmenté  ;  mais 
il  fut  impossible  de  savoir  quelle  avait  été,  parmi  les  libérés  provi- 
soires, la  proportion  des  récidives.  Le  gouvernement  anglais  avait 
fait  de  la  loi  de  1853,  qui  lui  prescrivait  de  surveiller  les  libérés, 
une  lettre  morte.  Gomme  le  disait  sir  R.  Mayne,  directeur  de  la 
police  de  Londres,  le  hasard  seul  aidait  à  reconnaître  parmi  les  in- 
dividus condamnés  d'anciens  malfaiteurs  libérés  à  titre  condition- 
nel, car  le  premier  soin  de  tout  libéré  était  de  détruire  son  ticket  of 
leave  pour  éviter  d'être  reconnu. 

Le  principe  même  de  la  libération  conditionnelle  rencontra  au 
sein  du  comité  de  1856  des  adversaires  parmi  lesquels  on  est  sur- 
pris de  trouver  sir  W.  Crofton,  directeur  des  prisons  irlandaises,  un 
des  hommes  qui  ont  le  plus  contribué  dans  la  pratique  à  en  démon- 
trer les  avantages.  A  ses  yeux,  les  difficultés  de  la  surveillance, 
sans  laquelle  la  libération  provisoire  n'est  en  réalité  qu'une  libéra- 
tion pure  et  simple,  étaient  un  obstacle  à  peu  près  insurmontable  ; 
mais  cette  objection  n'arrêta  pas  le  comité  de  1856,  non  plus  que 
celui  qui  fut  chargé  en  1863  d'étudier  de  nouveau  tout  le  système 


LE    SYSTÈME    PENITENTIAIRE    EN   ANGLETERRE.  527 

des  tickets  ofleave.  «  L'expérience,  disait  ce  dernier  comité,  a  mon- 
tré qu'on  ne  peut  forcer  les  condamnés  au  travail  par  la  seule  con- 
trainte; on  ne  fait  ainsi  qu'augmenter  leur  aversion  pour  le  travail 
et  on  achève  de  les  endurcir...  L'espoir  d'une  réduction  de  peine 
est,  pour  les  condamnés,  le  stimulant  le  plus  énergique  de  la 
bonne  conduite  et  de  l'application.  »  Pour  permettre  au  gouverne- 
ment d'étendre  le  principe  de  la  libération  provisoire  aux  condamnés 
à  la  servitude  pénale,  le  parlement  prit  le  parti  en  1857  de  suppri- 
mer toute  diflérence  quant  à  leur  durée  nominale  et  quant  à  leurs 
effets  entre  les  condamnations  à  la  servitude  pénale  et  les  condam- 
nations à  la  transportation.  Ce  dernier  mot  fut  même  rayé  du  vo- 
cabulaire de  la  loi  pénale.  On  introduisit  en  outre  à  titre  d'essai 
entre  les  condamnations  à  l'emprisonnement,  dont  la  durée  la  plus 
longue  était  de  deux  ans,  et  les  condamnations  à  la  servitude  pénale, 
dont  la  durée  la  plus  courte  devait  être,  d'après  les  anciens  règle- 
mens  sur  la  transportation,  de  sept  années  au  moins,  une  peine 
intermédiaire  de  trois  années  de  servitude  légale;  mais  on  vit  bien- 
tôt que  la  libération  provisoire  appliquée  à  des  peines  aussi  courtes 
ne  pouvait  avoir  que  de  mauvais  résultats.  L'augmentation  rapide 
C]ui  se  produisit,  en  1861  et  en  186*2,  dans  le  nombre  des  crimes 
fut  attribuée  en  partie  à  l'abus  des  condamnations  d'une  trop  faible 
durée;  de  2,267  en  1860,  le  nombre  des  condamnations  à  la  servi- 
tude pénale  s'éleva  en  1862  à  3,196  en  Angleterre.  Aussi  le  terme 
de  trois  années  de  servitude  pénale  fut-il  en  1864  remplacé  par  le 
terme  de  cinq  années,  qui  figure  encore  aujourd'hui  dans  l'échelle 
pénale  anglaise,  immédiatement  au-dessus  de  celui  de  deux  années 
d'emprisonnement. 

La  loi  de  1864  fut  préparée  par  un  comité  qui  passa  en  revue 
à  cette  occasion  toutes  les  expériences  faites  depuis  1853,  non- 
seulement  en  Angleterre,  mais  encore  en  Irlande.  Les  succès  obte- 
nus dans,  ce  dernier  pays  par  le  capitaine  Crofton  avaient  vivement 
frappé  l'opinion  publique  et  retenti  au-delà  même  de  l'Angleterre, 
en  Europe  et  aux  États-Unis.  Ces  succès  étaient  dus  en  première 
ligne  aux  rares  qualités  d'intelligence  et  de  caractère  du  nouveau 
directeur,  et  aussi  à  l'influence  de  plusieurs  perfectionnemens  ap- 
portés par  lui  dans  la  pratique  du  système  anglais.  En  185/i,  les 
prisons  irlandaises  étaient  dans  un  état  de  délabrement  affreux;  les 
condamnés  entassés  dans  ces  prisons  trop  étroites,  mal  nourris, 
privés  de  toute  discipline  morale ,  avaient  si  mauvaise  réputation, 
que  le  gouverneur  de  l'Australie  occidentale  refusait  de  les  recevoir. 
Le  premier  soin  du  capitaine  Groi'ton  fut  de  mettre  en  liberté  tous 
les  condamnés  à  la  transportation  qui  avaient  achevé  la  moitié  ou 
le  tiers  de  leur  sentence.  Pour  l'avenir,  la  peine  fut  divisée,  comme 
en  Angleterre,  en  deux  périodes:  l'une  d'emprisonnement  cellu- 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laire  subi  à  Mountjoye,  l'autre  de  travaux  publics  en  commun  à 
Spike-Island.  La  période  d'isolement  ne  durait  en  général  que  huit 
mois;  mais  les  détenus  étaient  soumis  à  un  traitement  plus  rigou- 
reux qu'à  Pentonville.  Ainsi  ils  ne  mangeaient  pas  de  viande  pen- 
dant les  quatre  premiers  mois,  et  étaient  soumis,  dans  leur  cel- 
lule, à  des  travaux  pénibles  et  rebutans. 

Dans  la  seconde  période,  les  condamnés  étaient  divisés  en  classes, 
non  pas  d'après  la  nature  de  leurs  crimes,  mais  d'après  leur  appli- 
cation au  travail  et  leur  conduite  dans  la  prison.  Ils  pouvaient  ob- 
tenir comme  récompense  finale  une  libération  provisoire.  Les  notes 
mensuelles  du  directeur,  du  chapelain,  du  maître  d'école,  avaient 
été  remplacées  par  un  système  de  comptabilité  qui  permettait  aux 
détenus  de  se  rendre  compte  jour  par  jour  de  leurs  progrès  vers  la 
libération,  et  qui  fermait  la  porte  autant  que  possible  à  toute  appré- 
ciation arbitraire;  nous  retrouverons  bientôt  ce  système  dans  les 
prisons  anglaises.  Une  autre  différence  plus  importante  existait 
entre  le  régime  irlandais  et  le  régime  suivi  en  Angleterre  :  en  Ir- 
lande, le  libéré  provisoire  était  soumis  à  une  surveillance  rigou- 
reuse, et  la  loi  qui  ordonnait  de  renvoyer  en  prison  les  libérés  en 
cas  de  mauvaise  conduite  n'était  pas  une  lettre  morte  comme  en 
Angleterre;  mais  le  trait  le  plus  original  du  système  irlandais  avait 
été  la  création  de  prisons  intermédiaires.  Les  condamnés  dont  la 
conduite  avait  été  irréprochable  durant  les  épreuves  de  Mount- 
joye et  de  Spike-Island  étaient  envoyés  soit  à  Lusk,  soit  à  Smith- 
field,  pour  y  passer  les  derniers  mois  qui  les  séparaient  encore  de 
la  libération  provisoire.  Durant  ce  dernier  stage,  ils  jouissaient  des 
avantages  d'une  demi-liberté;  réunis  par  petits  groupes  de  cin- 
quante ou  soixante  au  plus,  ils  ne  portaient  plus  le  costume  de  la 
prison,  et  pouvaient  presque  être  considérés  comme  des  travailleurs 
ordinaires.  Le  but  que  s'était  proposé  sir  W.  Crofton  était  double  : 
d'abord  il  devait  être  plus  facile,  dans  ces  prisons  intermédiaires, 
de  s'occuper  de  chacun  des  condamnés,  d'étudier  leur  caractère, 
d'achever  leur  éducation,  de  gagner  leur  confiance  et  de  les  pré- 
parer à  l'épreuve  décisive  qui  les  attendait  au  sortir  de  la  prison. 
Ce  premier  but  paraît  avoir  été  complètement  atteint  :  tous  ceux 
qui  ont  visité  les  établissemens  de  Lusk  et  de  Smithfield  ont  été 
frappés  de  l'ordre  qui  y  régnait  et  des  bienfaits  qui  résidtaient  pour 
les  condamnés  de  la  substitution  d'une  discipline  en  quelque  sorte 
purement  morale  à  la  contrainte  matérielle.  Hâtons -nous  de  dire 
que  le  capitaine  Crofton  fut  admirablement  servi  par  l'intelligence 
et  le  dévoûment  d'un  simple  maître  d'école,  M.  Organ.  C'est  à  lui 
en  grande  partie  qu'est  dû  le  succès  des  prisons  intermédiaires. 
Dans  des  conférences  qui  avaient  lieu  tous  les  soirs,  M.  Organ  s'at- 
tachait à  donner  aux  condamnés  des  notions  exactes  de  morale, 


LE    SYSTÈME    PENITENTIAIRE    EN   ANGLETERRE.  529 

d'histoire,  de  géographie,  d'économie  politique.  Le  samedi,  les  pri- 
sonniers se  livraient  à  un  examen  mutuel  sur  les  matières  traitées 
dans  les  conférences  de  la  semaine.  «  Il  est  difficile,  écrivait  un  té- 
moin, de  se  faire  une  idée  du  vif  intérêt  et  de  l'animation  de  ces 
débats.  »  Cependant  ce  n'était  là  qu'une  partie  de  la  tâche  de 
M.  Organ  :  il  était  en  même  temps  l'instituteur  et  le  conseil  des 
prisonniers;  il  s'appliquait  à  découvrir  leurs  aptitudes  et  leurs  fai- 
blesses, il  leur  cherchait  du  travail  aux  environs  de  Dublin,  ou  les 
engageait  à  s'expatrier  pour  échapper  aux  souvenirs  de  leur  an- 
cienne vie.  Il  restait  en  correspondance  avec  eux  après  leur  sortie 
de  prison,  leur  faisait  de  fréquentes  visites,  les  surveillait  et  les 
forçait  de  devenir  d'honnêtes  ouvriers  en  les  menaçant,  s'ils  se 
conduisaient  mal,  de  les  signaler  à  la  police. 

En  dehors  des  résultats  que  devait  avoir  sur  les  condamnés  eux- 
mêmes  le  régime  des  prisons  intermédiaires,  sir  W.  Grofton  espérait 
encore  que  le  spectacle  de  ces  condamnés,  travaillant  dans  une 
sorte  de  liberté,  serait  aux  yeux  du  public  la  meilleure  démonstra- 
tion de  l'efficacité  du  système  pénal  tout  entier.  On  devait  avoir 
moins  de  répugnance,  pensait-il,  à  recevoir  après  leur  libération 
des  hommes  qu'on  aurait  vus,  en  quelque  sorte  élevés  à  la  dignité 
de  travailleurs  libres,  mener  une  conduite  exemplaire.  On  est  ici 
forcé  de  se  demander  si,  comme  le  faisait  remarquer  dans  l'en- 
quête de  1863  le  colonel  Jebb,  directeur  des  prisons  anglaises,  il 
n'y  a  pas  un  véritable  danger  à  présenter  au  public  l'exécution  de 
la  peine  sous  sa  forme  la  plus  adoucie,  à  ne  lui  montrer  les  con- 
damnés que  comme  des  travailleurs  ordinaires.  Ne  craint-on  pas  de 
provoquer  des  comparaisons  regrettables?  En  Irlande,  durant  leur 
séjour  aux  prisons  intermédiaires,  les  condamnés  recevaient  par  se- 
maine 2  shilliags  1/2;  c'est  plus  que  ne  peut  économiser  un  ouvrier 
chargé  de  l'entretien  d'une  famille.  Les  prisons  doivent  être  des 
maisons  de  réforme  pour  les  condamnés;  mais  il  ne  faut  pas  détruire 
dans  l'esprit  des  masses  l'idée  que  la  peine  est  encore  moins  desti- 
née cà  relover  des  malfaiteurs  qu'à  empêcher  d'honnêtes  gens  de 
tomber  dans  le  crime.  Ensuite  est-il  vrai  qu'on  arrive  de  la  sorte  à 
détruire  les  répugnances  instinctives  qui  repoussent  le  condamné 
de  la  société?  On  peut  remarquer  d'abord  que  le  court  passage  de  ce 
condamné  dans  une  prison  intermédiaire  est  loin  d'être  une  épreuve 
plus  décisive  que  sa  bonne  conduite  antérieure  dans  les  prisons  or- 
dinaires. Le  criminel  qui  s'est  habitué  dans  les  commencemens  de 
sa  captivité  à  dissimuler  ses  vrais  sentimens  n'a  pas  moins  intérêt, 
lorsque  la  libération  est  déjà  proche,  à  continuer  ce  manège  hypo- 
crite. Celui  qui  n'est  que  faible  peut-il  être  considéré,  au  sortir  de 
la  prison  intermédiaire,  comme  ayant  déjà  triomphé  de  sa  propre 

TOME  cm.  —  1873.  34 


lâO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faiblesse?  Les  tentations  qu'il  a  pu  éprouver  tandis  qu'il  était  encore 
soumis  à  une  tutelle  vigilante  ne  sont  rien  auprès  des  séductions 
qui  l'attendent  en  dehors  de  la  prison.  Que  deviendra- t-il  lorsqu'il 
sera  de  nouveau  aux  prises  avec  toutes  les  difficultés  de  la  vie, 
quand  il  aura  retrouvé  en  même  temps  que  ses  anciens  complices 
toutes  les  excitations  des  grandes  villes?  Quoiqu'on  ait  relâché  pour 
lui  la  discipline  de  la  prison,  on  a  pris  soin  jusqu'au  dernier  mo- 
ment d'écarter  toutes  les  séductions,  tous  les  appels  à  sa  faiblesse. 
Aussi  est-on  convaincu  que,  si  en  Irlande  depuis  quelques  années 
la  crainte,  mêlée  d'aversion,  qu'inspiraient  les  libérés  est  deve- 
nue peu  à  peu  moins  vive,  ce  n'est  pas  tant  aux  prisons  inter- 
médiaires qu'un  tel  résultat  est  dû  qu'à  certaines  causes  générales 
et  surtout  à  l'infatigable  activité  de  M.  Organ.  Veut-on  savoir  ce 
qu'aurait  produit  à  elle  seule  la  vue  des  condamnés  travaillant  en 
liberté  à  Lusk  ou  à  Smithfield?  Qu'on  lise  dans  les  procès-verbaux 
de  la  commission  de  1863  la  déposition  de  M.  Organ  lui-même. 
Après  s'être  dit  qu'il  fallait  trouver  du  travail  pour  tous  les  libérés 
qui  sortiraient  de  ses  mains,  M.  Organ  raconte  qu'il  a  pris  un  plan 
du  comté  de  Dublin  :  il  a  divisé  ce  plan  en  districts;  il  a  marqué 
toutes  les  fermes,  toutes  les  usines  grandes  et  petites,  puis  il  s'est 
mis  en  campagne,  allant  de  ferme  en  ferme,  d'usine  en  usine,  sou- 
vent repoussé,  parfois  mis  à  la  porte.  Lorsque,  après  avoir  fait 
25  lieues  dans  une  journée,  il  avait  trouvé  un  patron  qui  consen- 
tait à  recevoir  un  de  ses  libérés,  il  revenait  content;  «  j'estimais, 
dit-il,  que  ma  journée  n'était  pas  perdue.  »  Pour  vaincre  toutes  les 
résistances,  il  faisait  surtout  valoir  la  garantie  que  trouveraient  les 
patrons  dans  la  surveillance  dont  les  libérés  devaient  rester  l'objet 
jusqu'à  l'expiration  de  leur  peine.  «  Peu  à  peu,  ajoute-t-il,  les  dif- 
ficuliés,  très  grandes  au  début,  sont  devenues  moindres;  mais,  s'il 
fallait  recommencer  auprès  de  nouveaux  patrons,  la  tâche  serait 
presque  aussi  ardue.  »  Cet  aveu  de  M.  Organ  ne  suffit-il  pas  à  nous 
avertir  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  digne  d'être  imité  dans  le  sys- 
tème irlandais,  c'est  moins  encore  le  régime  des  prisons  intermé- 
diaires que  cette  heureuse  alliance  du  patronage  et  de  la  surveillance 
des  libérés  imaginée  par  sir  W.  Crofton  et  pratiquée  avec  tant  de 
succès  par  M.  Organ? 

Il  faut  prendre  garde  d'ailleurs,  lorsqu'on  parle  du  succès  du  sys- 
tème irlandais,  d'oublier  que  l'application  de  ce  système  a  coïn- 
cidé avec  un  ensemble  de  circonstances  très  favorables  à  la  dimi- 
nution des  crimes.  Les  années  1847-1850  avaient  été  des  années 
néfastes  pour  l'Irlande;  la  famine  avait  accru  le  nombre  des  crimes 
dans  une  proportion  elfiayante.  Eu  1847,  il  y  avait  eu  717  condani- 
nations  à  la  transportation  ;  ce  nombre  s'était  élevé  les  années  sui- 


LE   SYSTÈME    PENITENTIAIRE    EN   ANGLETERRE.  531 

vantes  à  2,210  et  à  3,088.  A  partir  de  1850,  on  avait  pu  constater 
dans  les  statistiques  criminelles  une  décroissance  très  rapide.  Ainsi 
en  1851  on  comptait  encore  û,99b  condamnations,  en  1852  seule- 
ment 1,433,  puis  987,  puis  714.  En  faisant  honneur  à  la  réforme 
opérée  par  le  capitaine  Crofton  de  la  diminution  du  nombre  des  con- 
damnations de  1854  à  1860,  on  oublie  que,  même  sans  cette  ré- 
forme, la  progression  décroissante  ne  se  serait  sans  doute  pas  arrêtée 
tout  à  coup.  11  est  donc  très  difficile  de  mesurer  exactement  l'in- 
fluence qu'a  eue  le  nouveau  système  sur  l'abaissement  de  la  crimi- 
nalité. Ne  faut-il  pas  tenir  compte  aussi  de  l'émigration,  qui,  enle- 
vant chaque  année  à  l'Irlande  une  partie  de  sa  population,  a  produit 
une  hausse  des  salaires  et  réagi  par  conséquent  sur  le  nombre  des 
crimes? 

Nous  aurions  en  outre  plus  d'une  remarque  à  faire  sur  les  con- 
clusions qu'on  a  tirées  parfois  trop  légèrement  des  chiffres  des  sta- 
tistiques irlandaises,  soit  contre  le  système  suivi  en  Angleterre,  soit 
contre  les  systèmes  du  continent.  Dans  son  livre  sur  V Amélioration 
de  la  loi  criminelle,  M.  Bonneville  da  Marsangy  répète,  d'après  des 
autorités  anglaises,  que,  «  sur  1,800  condamnés  qui  ont  été  licen- 
ciés, 75  seulement  (4  pour  100)  ont  encouru  une  nouvelle  condam- 
nation. »  —  «  4  pour  100,  s'écrie  M.  de  Marsangy,  n'est-ce  pas  à 
bon  droit  que  de  tels  résultats  ont  été  qualifiés  de  merveilleux?  » 
Ces  chiffres  n'ont,  à  nos  yeux,  qu'une  faible  valeur  :  d'abord  parce 
que  les  statistiques  irlandaises  ne  comprennent,  dans  le  nombre 
des  récidives,  que  celles  qui  se  sont  produites  entre  la  sortie  de 
prison  et  l'expiration  de  la  peine,  c'est-à-dire  dans  un  temps  sou- 
vent très  court  ;  ensuite  parce  qu'elles  ne  tiennent  aucun  compte 
des  condamnations  à  l'emprisonnement  prononcées  contre  les  libé- 
rés, mais  seulement  des  réintégrations  dans  les  prisons  du  gouver- 
nement; enfin  parce  que,  de  faveu  de  sir  W.  Crofton  en  1863,  l'é- 
migration enlève  chaque  année  plus  d'un  cinquième  de  la  masse 
des  libérés. 

Après  ce  rapide  coup  d'œil  jeté  sur  l'histoire  de  la  réforme  des 
prisons  en  Irlande,  il  convient  d'entrer  dans  quelques  détails  sur 
le  régime  qui  prévaut  aujourd'hui  en  Angleterre,  et  qui,  depuis 
1864,  ne  diffère  plus  guère  du  système  irlandais  que  par  l'absence 
des  prisons  dites  intermédiaires. 

III. 

Aussitôt  après  leur  condamnation,  les  prisonniers  anglais  sont 
envoyés  soit  à  la  prison  de  Pentonville,  soit  à  celle  de  Milbank, 
toutes  deux  situées  à  Londres.  La  première  de  ces  prisons,  bâtie 
en  1842  pour  520  condamnés,  a  été  agrandie  en  1865  et  en  1870; 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  possède  aujourd'hui  six  galeries  à  quatre  étages  et  renferme 
1,026  cellules.  Chacune  de  ces  cellules  a  coûté  en  18/i2  une  somme 
de  1,960  francs,  en  1865  seulement  1,770  francs,  et  en  1870  moi- 
tié moins,  c'est-à-dire  885  francs.  On  assure  que  cette  économie 
est  due  à  l'emploi  du  travail  des  condamnés.  Ce  sont  eux  qui  ont 
tout  fait,  cuit  et  posé  les  briques,  extrait  les  pierres,  élevé  les 
charpentes,  fondu  et  forgé  les  pièces  de  fer.  Depuis  quelques  an- 
nées, le  gouvernement  a  construit,  toujours  à  l'aide  du  seul  travail 
des  prisonniers,  1,889  cellules  qui  lui  ont  coûté  2,325,000  francs, 
mais  qui,  exécutées  par  des  entrepreneurs  ordinaires,  auraient,  d'a- 
près les  calculs  du  gouvernement,  entraîné  une  dépense  pour  le 
trésor  de  Zi, 120, 000  francs. 

Pendant  les  neuf  mois  qu'ils  passent  à  Pentonville,  les  condam- 
nés sont  soumis  au  travail  dans  leurs  cellules;  les  uns  font  des  sou- 
liers, d'autres  des  habits,  d'autres,  qui  ne  savent  aucun  métier, 
confectionnent  des  paillassons  de  crin;  c'est  pour  le  compte  de  l'é- 
tat et  non  pour  le  compte  d'un  entrepreneur  que  se  fait  tout  le 
travail.  On  évalue  le  produit  annuel  de  l'industrie  de  chaque  con- 
damné à  environ  ilOO  francs.  La  journée  de  travail  n'est  que  de 
neuf  heures;  les  détenus  se  lèvent  à  six  heures  du  matin  et  se 
couchent  à  neuf  heures  du  soir;  on  leur  accorde  deux  heures  pour 
leur  repas  et  trois  quarts  d'heure  le  soir  dans  leur  cellule  pour  la 
lecture.  Ils  passent  en  outre  une  demi-heure  à  la  chapelle,  et  une 
heure  est  consacrée  à  une  promenade  gymnastique  pendant  la- 
quelle les  prisonniers  se  voient,  mais  ne  peuvent  échanger  aucune 
parole.  Ce  qui  fiappe,  c'est  la  jeunesse  de  la  plupart  de  ces  pri- 
sonniers; sur  597  qui  se  trouvaient  dans  la  prison  le  31  décembre 
1870,  2/il,  soit  àO  pour  100,  avaient  moins  de  vingt-cinq  ans.  On 
s'occupe  d'apprendre  à  lire  et  à  écrire  à  ceux  qui  n'ont  reçu  aucune 
éducation  :  cinq  maîtres  d'école  sont  attachés  à  la  prison.  Pour  sti- 
muler le  zèle  des  prisonniers,  le  règlement  veut  qu'après  un  cer- 
tain temps  ils  ne  puissent  envoyer  aucune  lettre  "à  leur  famille,  si 
elle  n'est  écrite  entièrement  de  leur  main. 

A  leur  sortie  de  Pentonville  ou  de  Milbank,  les  condamnés  qui 
paraissent  en  état  de  supporter  de  rudes  fatigues  en  plein  air  sont 
envoyés  à  Portland,  à  Portsmouth  ou  à  Chatham.  Les  autres,  et  ils 
sont  assez  nombreux  (environ  un  cinquième),  sont  dirigés  vers  les 
prisons  de  Parkhurst,  de  Dartmoor,  de  Woking,  de  Brixton,  où  ils 
sont  employés  à  des  travaux  intérieurs  moins  pénibles.  Dans  son 
rapport  à  l'Académie  des  Sciences  morales  en  1853,  M.  Bérenger  a 
décrit  le  régime  auquel  sont  soumis  les  condamné^  dans  la  pres- 
qu'île de  Portl.ind.  Le  gouvernement  anglais  avait  résolu  en  18/i8 
de  construire  une. digue  gigantesque,  destinée  à  protéger  la  rade 
de  Portland  et  à  faire  un  bassin  pouvant  servir  de  refuge  à  toute  la 


LE    SYSTÈME    PÉNITEJNTIAIRE    EN    ANGLETERRE.  533 

flotte  de  guerre.  Ce  sont  les  condamnés  qui  ont  extrait  des  carrières 
voisines  la  pierre  nécessaire  à  cet  immense  travail.  Après  vingt- 
trois  années  d'efforts  non  interrompus,  la  digue  vient  d'être  ache- 
vée; elle  a  une  longueur  de  2  milles  anglais,  forme  une  double 
muraille  d'une  profondeur  de  50  à  60  pieds  et  enferme  une  étendue 
de  mer  de  21,000  acres.  Encouragé  par  les  succès  obtenus  à  Port- 
land,  le  gouvernement  a  créé  en  1856  de  nouveaux  établissemens 
à  Portsmouth  et  à  Ghatbam.  Nous  n'avons  visité  que  ce  dernier, 
mais  il  doit  être  considéré  comme  un  modèle  :  c'est  en  outre  le 
plus  grand  de  tous,  car  il  peut  contenir  jusqu'à  1,700  condamnés, 
tandis  que  Portiand  n'a  de  place  que  pour  1,600  et  Portsmouth  que 
pour  1,300  prisonniers.  A  Chatham  et  à  Portsmouth,  les  condam- 
nés sont  occupés  à  creuser  des  bassins  où  les  plus  grands  vaisseaux 
cuirassés  trouveront  un  abri  et  pourront  être  mis  en  réparation.  En 
parcourant  les  immenses  chantiers  de  Chatham,  tout  sillonnés  de 
chemins  de  fer,  tout  remplis  de  l'activité  de  1,300  condamnés  tra- 
vaillant par  escouades  de  vingt  ou  trente  sous  la  conduite  d'un 
gardien  et  occupés,  les  uns  à  extraire  la  terre,  d'autres  à  cuire  des 
briques,  d'autres  à  élever  la  maçonnerie,  en  voyant  l'ordre  qui 
règne  dans  tous  ces  ateliers,  on  serait  tenté  d'oublier  que  ce  sont 
des  condamnés  qu'on  a  sous  les  yeux,  si  leur  costume  et  les  fusils 
chargés  des  sentinelles  ne  vous  rappelaient  à  la  réalité.  La  durée 
du  travail  est  en  été  de  dix  heures,  en  hiver  de  sept  heures  et  de- 
mie seulement.  Tous  les  soirs,  le  travail  exécuté  dans  le  jour  est 
mesuré  et  évalué  d'après  un  tarif  arrêté  d'accord  entre  la  direction 
des  prisons  et  l'amirauté  anglaise.  L'expérience  a  démontré  que  les 
prix  adoptés  comme  base  de  ce  règlement  sont  à  peu  près  ceux 
qu'exigerait  un  entrepreneur  ordinaire  de  travaux  publics.  Il  est 
intéressant  de  se  rendre  compte  exactement  de  ce  que  peut  gagner 
en  un  jour  un  condamné.  En  1867,  des  expériences  comparatives 
faites  à  Portsmouth  par  le  capitaine  Hervey  sur  deux  escouades  de 
20  hommes,  l'une  ne  comprenant  que  des  condamnés,  et  l'autre 
que  des  travailleurs  libres,  ont  donné  les  résultats  suivans  :  tandis 
que  les  ouvriers  libres  gagnent  par  jour  une  somme  de  U  francs, 
les  condamnés  n'ont  pu  gagner  dans  le  même  temps  que  2  francs 
50  centimes  environ  ;  mais  il  faut  ajouter  que  les  premiers  étaient 
habitués  depuis  longtemps  à  ce  genre  de  travaux,  et  que  leur  ré- 
gime alimentaire  était  très  supérieur  à  celui  des  condamnés.  Les 
ouvriers  libres  consommaient,  d'après  les  calculs  du  capitaine  Her- 
vey, 10,808  livres  de  nourriture  solide  par  semaine  et  buvaient  de 
la  bière,  tandis  que  les  prisonniers  ne  recevaient  que  6,377  livres 
d'alimens  et  ne  buvaient  que  du  thé  et  une  décoction  de  cacao. 

On  a  calculé  ce  que  représente  le  travail  de  tous  les  condamnés 
dans  les  trois  prisons  de  Portiand,  Portsmouth  et  Chatham  :  en 


534  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1871,  la  valeur  totale  est  estimée  à  lli9,7lib  livres  ou  3,7/13,625  fr. 
Dans  cette  somme  ne  figure  pas  le  produit  du  travail  exécuté  dans 
l'intérieur  des  prisons  pour  l'entretien  des  condamnés.  Le  prix 
moyen  de  la  journée  de  travail  des  prisonniers  varie,  suivant  les 
prisons,  de  1  shilling  1/2  à  2  shillings  1/2.  Il  faut  rapprocher  la 
dépense;  or  les  trois  prisons  coûtent  par  an,  pour  l'entretien,  la 
nourriture,  le  transport  des  condamnés,  une  somme  totale  de 
3,299,650  francs.  Par  conséquent  on  est  arrivé  à  ce  résultat  très 
remarquable  d'avoir  trois  grandes  prisons  qui  coûtent  moins  qu'elles 
ne  rapportent  au  gouvernement.  Le  bénéfice  aurait  été,  d'après  les 
documens  officiels,  en  1871,  de  plus  de  ZiZ(3,000  francs.  Sans  doute 
à  Pentonville,  à  Milbank,  il  en  est  tout  autrement;  néanmoins,  pris 
en  bloc,  le  budget  des  prisons  du  gouvernement  ne  fait  peser  sur 
le  trésor  public  qu'une  charge  annuelle  de  1,800,000  francs  pour 
9,500  condamnés.  La  dépense  brute  par  chaque  personne  est  en 
moyenne  de  785  francs;  déduction  faite  du  produit  du  travail,  elle 
ne  s'élève  qu'à  environ  210  francs. 

L'économie  n'est  pas  le  seul  bénéfice  que  l'état  trouve  dans  ce 
système.  L'Angleterre  eût  peut-être  hésité  à  entreprendre  d'aussi 
grands  travaux,  s'il  eût  fallu  les  achever  entièrement  à  l'aide  de  l'in- 
dustrie privée.  Si  on  regarde  l'intérêt  des  condamnés  eux-mêmes, 
il  nous  semble  que  leur  santé  doit  se  trouver  mieux  de  la  fatigue, 
même  rude,  supportée  en  plein  air  que  du  travail  souvent  malsain 
de  l'atelier  fermé.  Ces  vastes  chantiers  ont  aussi  l'avantage  de  per- 
mettre à  une  foule  de  condamnés  l'apprentissage  rapide  et  facile 
d'un  métier.  Enfin  toutes  les  objections  économiques  fondées  sur  la 
concurrence  que  le  travail  des  prisonniers  crée  aux  travailleurs 
libres  sont  ici  évitées,  puisque  c'est  pour  le  compte  de  l'état  et  non 
d'entrepreneurs  ordinaires  que  sont  employés  les  condamnés. 

Pour  exciter  le  zèle  de  ces  derniers,  on  se  sert  aujourd'hui  en  An- 
gleterre d'un  système  emprunté  aux  prisons  irlandaises.  A  son  en- 
trée dans  la  prison,  chaque  condamné  est  averti  qu'il  peut  obtenir 
par  son  application  au  travail  une  réduction  d'un  quart  dans  la 
durée  de  sa  peine.  C'est  au  travail  seul  que  cette  faveur  est  accor- 
dée. On  avait  aussi  égard  autrefois  à  la  bonne  conduite,  attestée  par 
les  notes  du  directeur  et  du  chapelain  ;  mais  on  a  craint  d'encoura- 
ger des  habitudes  d'hypocrisii  et  de  dissimulation.  La  mauvaise 
conduite  fait  seulement  perdre  le  bénéfice  acquis  par  l'application 
au  travail.  Tous  les  soirs,  les  gardiens  remettent  au  gouverneur  un 
rapport  sur  chacun  des  condamnés  qu'ils  ont  été  chargés  de  sur- 
veiller. Ceux  qui  n'ont  montré  qu'une  application  ordinaire  au 
travail  reçoivent  six  points,  ceux  qui  ont  travaillé  davantage  en 
reçoivent  sept;  le  maximum  est  de  huit  points.  On  a  établi  que 
ceux  qui,  pendant  tout,  leur  séjour  dans  la  prison,  n'auraient  mé- 


LE    SYSTÈME   PENITENTIAIRE   EN   ANGLETERRE.  535 

rite  chaque  jour  en  moyenne  que  six  points,  n'auraient  droit  à 
aucune  réduction  de  peine,  que  ceux  au  contraire  qui  auraient  ob- 
tenu tous  les  jours  le  maximum  auraient  droit  à  une  réduction  d'un 
quart.  Entre  ces  extrêmes,  il  y  a  place  pour  une  série  de  réduc- 
tions proportionnelles.  Dans  co  système,  le  condamné  sait  que 
chacun  des  jours  de  sa  captivité  bien  ou  mal  employé  a  une  in- 
fluence directe  et  précise  sur  sa  propre  destinée.  Un  tableau  placé 
dans  sa  cellule  lui  indique  jour  par  jour  le  total  des  points  qu'il 
possède  à  l'actif  de  son  compte,  lui  permet  de  mesurer  le  chemin 
déjà  parcouru  et  de  préciser  le  moment  de  sa  libération.  Sur 
1,631  condamnés  qui  ont  été  libérés  en  1871,  il  n'y  en  a  eu  que 
128  qui  n'aient  mérité  aucune  réduction  de  peine.  Ce  système  a  le 
grand  avantage  d'éviter  tout  arbitraire,  toute  inégalité,  toute  injus- 
tice. On  comprend  que  les  Anglais,  après  en  avoir  fait  l'expérience, 
le  préfèrent  aux  règlemens  en  vigueur  sur  le  continent,  règlemens 
qui  font  dépendre  la  grâce  du  condamné  des  appréciations  les  plus 
diverses  et  qui  ne  ferment  la  porte  ni  aux  sollicitations,  ni  aux  fa- 
veurs, ni  aux  inégalités.  C'est  d'ailleurs  un  trait  remarquable  du 
régime  anglais  que  tous  les  condamnés  sant  soumis  rigoureusement 
au  même  traitement,  quelles  que  soient  la  nature  de  leur  crime,  leur 
éducation,  leur  situation  antérieure.  Les  classes  établies  entre  les 
prisonniers  ne  sont  que  des  étapes  successives  que  tous  sont  admis 
à  franchir.  Pour  passer  de  la  troisième  classe  à  la  seconde,  puis  à  la 
première,  il  faut  avoir  obtenu  un  certain  nombre  de  points;  au- 
dessus  de  la  première  classe,  il  y  a  en  outre  une  classe  spéciale 
pour  lès  condamnés  dont  la  conduite  a  été  exceptionnelle.  Chaque 
classe  jouit  de  quelques  privilèges ,  ainsi  les  prisonniers  de  la  tro*- 
sième  ne  peuvent  écrire  une  lettre  à  leur  famille  ou  recevoir  une 
visite  que  tous  les  six  mois,  ceux  de  la  seconde  classe  tous  les 
quatre  mois,  et  enfin  ceux  de  la  première  tous  les  trois  mois.  Les 
infractions  à  la  discipline  et  le  refus  de  travail  sont  punis  très  sé- 
vèrement :  le  cachot  obscur,  avec  privation  d'une  partie  de  la  ra- 
tion d'alimens,  est  la  punition  ordinaire;  dans  les  cas  graves,  on  â 
recours  au  fouet.  L'usage  de  ce  dernier  châtiment  soulève  en  An- 
gleterre même  de  vives  protestations  ;  mais  les  directeurs  des  pri- 
sons insistent  pour  qu'il  soit  maintenu  ;  en  1870,  il  a  été  appliqué 
à  117  condamnés. 

Il  reste  à  dire  quelques  mots  du  régime  intérieur  de  la  prison. 
A  Chatham,  les  bâtimens  où  couchent  les  condamnés  sont  à  très 
peu  de  distance  des  chantiers;  l'aspect  de  ces  bâtimens,  construits 
depuis  douze  ans  à  peine,  est  moins  triste  que  celui  de  la  plupart 
de  nos  maisons  centrales.  Chaque  classe  de  prisonniers  occupe  un 
quartier  distinct,  et  chaque  condamné  a  une  cellule  où  il  prend  ses 
repas  et  couche  la  nuit  dans  un  hamac.  Ces  cellules,  séparées  par 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  cloisons  en  fer,  sont  très  petites,  et  la  ventilation  y  est  insuffi- 
sante. Les  prisonniers  se  lèvent  en  été  à  cinq  heures,  en  hiver  à 
cinq  heures  et  demie,  et  se  couchent,  été  et  hiver,  à  huit  heures. 
On  leur  accorde  trois  heures  pour  les  repas,  en  outre  une  heure 
en  été  et  trois  heures  en  hiver  pour  lire  ou  écrire  dans  leur  cellule 
avant  de  se  mettre  au  lit.  Le  dimanche  est  consacré  aux  exercices 
religieux,  qui  durent  trois  heures  et  demie,  et  à  la  promenade  en 
rangs  dans  la  cour  de  la  prison.  On  s'est  vivement  préoccupé  de  la 
nourriture  des  condamnés.  Il  y  a  ici  un  double  écueil  à  éviter  :  trop 
accorder  et  provoquer  ainsi  de  regrettables  comparaisons,  trop  ré- 
duire la  ration  quotidienne  et  compromettre  ainsi  la  santé  des  pri- 
sonniers. A  Chatham  ,  à  Portsmouth  et  à  Portland,  les  condamnés 
reçoivent  tous  les  jours  6i5  grammes  de  pain,  sauf  le  dimanche,  où 
la  ration  est  de  SliO  grammes.  Ils  ont  tous  les  jours  au  déjeuner 
environ  liO  centilitres  de  cacao  avec  addition  de  lait  et  de  mélasse, 
au  souper  55  centilitres  de  gruau  assaisonné  de  gingembre  ou  de 
poivre.  Au  dîner,  on  leur  sert  quatre  fois  par  semaine  ihO  grammes 
de  bœuf  ou  de  mouton  rôti  et  une  livre  de  pommes  de  terre,  deux 
fois  par  semaine  une  soupe  grasse  aux  légumes,  toujours  avec  une 
livre  de  pommes  de  terre,  enfin  le  dimanche,  jour  où  ils  ne  tra- 
vaillent pas,  112  grammes  de  fromage.  A  Pentonville  et  à  Milbank, 
le  régime  est  à  peu  près  le  même,  sauf  que  la  ration  de  viande  n'est 
que  de  110  grammes  et  celle  du  pain  de  560  grammes.  On  n'ose- 
rait penser  qu'il  y  ait  excès  dans  ce  régime  alimentaire  en  voyant 
la  maigreur  de  la  plupart  des  condamnés,  et  surtout  en  lisant  les 
rapports  des  médecins.  Celui  de  Portland  n'hésite  pas  à  dire,  dans 
son  dernier  i  apport,  que  la  ration,  surtout  celle  du  sou%  lui  paraît 
insuffisante  pour  des  hommes  qui  travaillent  en  plein  air  et  rentrent 
épuisés  par  une  journée  d'efforts. 

Après  avoir  suivi  le  condamné  parmi  les  différens  stages  de  sa 
captivité,  nous  n'avons  plus  qu'à  voir  ce  qu'il  devient  au  moment 
décisif  où  la  libération  provisoire  lui  est  accordée  et  où  il  doit  cher- 
cher à  reprendre  sa  place  dans  la  société.  Si  l'on  songe  à  la  destinée 
de  l'homme  qu'attendent  à  la  sortie  de  la  prison  les  séductions  de 
sa  vie  passée,  la  tyrannie  des  anciens  complices,  la  difficulté  de 
trouver  du  travail,  la  misère  et  tout  le  cortège  des  tentations  qu'elle 
mène  avec  elle,  on  se  sent  pris  d'une  profonde  pitié,  et  l'on  s'étonne 
que  la  société  n'ait  pas  songé  depuis  longtemps  à  tendre  une  main 
secourable  à  la  faiblesse  du  prisonnier  libéré.  L'œuvre  accomplie 
en  Irlande  par  sir  W.  Grofton,  ce  système  où  la  surveillance  et  le 
patronage  s'allient  et  se  soutiennent  mutuellement,  'devait  natu- 
rellement attirer  les  regards  de  l'Angleterre.  En  ce  dernier  pays, 
rien  ou  presque  rien  n'avait  été  fait  jusqu'en  1857.  Quelques  so- 
ciétés de  patronage  existaient  dans  les  comtés.  A  Londres  même, 


LE    SYSTÈME    PENITENTIAIRE    EN    ANGLETERRE.  537 

quelques  hommes  animés  du  zèle  de  la  chanté  avaient  réalisé  des 
prodiges  de  dévoûment.  C'est  ainsi  qu'un  simple  particulier  sans 
fortune,  M.  Nash,  avait  eu  l'idée  en  1848  de  louer  une  chambre 
où  il  recevait  deux  ou  trois  libérés  qu'il  instruisait,  et  cherchait 
ensuite  à  placer  chez  des  patrons.  Bientôt  il  parvint  à  louer  deux 
chambres,  puis  une  maison  tout  entière.  Un  comité  patronna  la 
nouvelle  institution  et  lui  donna  les  moyens  de  loger  jusqu'à  cent 
libérés.  Tous  ceux  qui  entraient  étaient  soumis  à  une  épreuve  ri- 
goureuse. Le  règlement  les  condamnait  à  passer  quinze  jours  dans 
la  solitude  et  à  n'avoir  pour  toute  nourriture  que  du  pain  ei  de 
l'eau.  Cependant  on  était  obligé  de  refuser  toutes  les  semaines  jus- 
qu'à soixante  libérés,  et  parmi  ces  derniers  s'est  trouvé  un  individu 
du  nom  de  Lévi  Harwood,  qui,  deux  ans  après  avoir  vu  sa  demande 
rejetée,  fut  condamné  à  mort  pour  crime  de  vol  et  d'incendie.  N'y 
a-t-il  pas  dans  ce  simple  fait  matière  à  de  cruelles  réflexions? 

En  1857  fut  fondée  à  Londres,  sous  le  titre  de  DiscJuirgcd  priso- 
ners  aid  Society,  une  grande  institution  destinée  à  secourir  les  con- 
damnés qui  sortiraient  des  prisons  du  gouvernement.  Celte  société 
a  servi  de  modèle  à  toutes  celles  qui  ont  été  créées  depuis  cette 
époque.  Elle  a,  dans  l'espace  de  quatorze  années,  étendu  son  action 
bienfaisante  sur  7,111  libérés.  Le  mécanisme  est  des  plus  simples  : 
la  société  ne  cherche  pas  à  pénétrer  dans  les  prisons,  elle  ne  prend 
le  condamné  qu'à  sa  libération;  elle  se  charge  de  lui  trouver  du 
travail  et  de  le  surveiller  jusqu'à  l'expiration  de  sa  peine.  Pour 
remplir  cette  double  tâche,  la  société  a  deux  ou  trois  agens  dont 
tout  le  temps  est  employé  en  démarches  ou  en  visites,  et  qui  re- 
çoivent les  instructions  du  secrétaire -généraL  Deux  sources  ali- 
mentent le  budget  de  la  société  :  ce  sont  d'abord  les  souscriptions 
volontaires;  leur  chiffre  ne  dépasse  guère  16,000  fr.  par  an,  et  à 
peine  suiïîsent-elles  à  payer  les  frais  de  loyer  et  d'administration; 
mais  le  gouvernement  charge  la  société  de  distribuer  aux  libérés 
les  sommes  qu'il  accorde  à  ces  derniers  à  titre  de  libéralité  au  mo- 
ment de  leur  sortie  de  prison.  Le  montant  de  ces  gratifications,  cal- 
culé d'après  le  temps  que  les  détenus  ont  passé  dans  chaque  classe 
à  l'intérieur  de  la  prison,  ne  peut  en  général  être  supérieur  à 
75  francs,  et  pour  les  détenus  dont  la  conduite  a  été  exemplaire  à 
150  francs.  Autrefois  la  somme  qu'un  condamné  pouvait  recevoir 
au  moment  de  sa  libération  était,  comme  chez  nous,  beaucoup  plus 
élevée;  mais  on  a  pensé,  en  18G/i,  qu'il  y  avait  une  véritable  injus- 
tice à  permettre  à  des  hommes  condamnés  pour  crimes  d'économi- 
ser pendant  leur  séjour  dans  la  prison  une  somme  égale  ou  supé- 
rieure à  celle  que  peut  amasser  dans  le  même  temps  un  honnête 
ouvrier  chargé  de  famille.  En  droit,  le  gouvernement  n'est  tenu  de 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rien  accorder  aux  libérés;  s'il  consent  à  leur  donner  un  léger  se- 
cours, c'est  uniquement  pour  les  aider  à  reprendre  une  vie  hon- 
nête et  laborieuse.  Dans  aucun  cas,  on  ne  remet  au  condamné,  à  sa 
sortie  de  prison,  la  totalité  de  la  somme  qui  lui  est  réservée;  cette 
somme  doit  lui  être  distribuée  au  fur  et  à  mesure  de  ses  besoins, 
soit  par  la  société  de  patronage,  soit  par  la  police,  si  le  condamné 
ne  préfère  pas  à  la  tutelle  de  la  police  la  tutelle  de  la  société.' 

On  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  simple  et  de  plus  parfait  que 
cette  combinaison,  qui,  sans  mettre  la  société  de  patronage  dans  la 
dépendance  de  l'administration  et  sans  donner  un  caractère  obliga- 
toire à  son  intervention,  lui  assure  cependant  un  budget  considé- 
rable et  des  moyens  d'action  puissans  sur  les  libérés.  Aussi  près  de 
la  moitié  des  condamnés  sollicitent  chaque  année  le  bienfait  da 
patronage.  Lorsque  approche  le  moment  de  la  libération  pour  un 
condamné,  on  l'avertit  dans  la  prison  de  l'existence  de  la  société; 
s'il  demande  à  être  patronné,  le  gouverneur  transmet  à  Londres,  à 
la  société,  son  nom,  une  note  sur  ses  antécédens  et  un  portrait 
photographié  qui  permettra  de  constater  son  identité  lorsqu'il  se 
présentera  devant  le  secrétaire.  A  son  arrivée  à  Londres,  on  l'in- 
terroge sur  ses  projets  d'avenir,  sur  ses  aptitudes;  on  lui  remet 
une  petite  somme  et  on  lui  indique  un  logement  convenable,  puis 
l'agent  de  la  société  s'occupe  de  lui  trouver  du  travail.  Tin  certain 
nombre  de  libérés  sont  placés  à  Londres,  d'autres  dans  les  comtés 
voisins,  d'autres  sont  renvoyés  auprès  de  leurs  familles,  d'autres 
enfin  se  décident  à  émigrer  aux  colonies.  La  statistique  de  l'année 
dernière  nous  apprend  que,  sur  481  libérés  auxquels  la  société 
s'est  intéressée  dans  le  cours  de  l'année,  18A  ont  pu  demeurer  à 
Londres  et  y  travailler,  152  se  sont  rendus  dans  divers  comtés, 
chez  des  patrons  qui  ont  consenti  à  s'en  charger,  32  ont  été  confiés 
à  leurs  familles  et  26  se  sont  embarqués.  Tout  condamné  qui  reste 
à  Londres  y  est  surveillé  par  l'agent  de  la  société;  celui-ci  fait  tous 
les  quinze  jours  un  rapport  sur  la  conduite  de  chacun  des  libérés 
résidant  à  Londres  ou  dans  les  environs.  Les  condamnés  envoyés 
dans  les  comtés  sont  recommandés  à  des  magistrats  ou  à  des  per- 
sonnes charitables.  La  société  entretient  une  correspondance  au 
sujet  de  ceux  qu'elle  ne  peut  surveiller  directement,  car  elle  se 
considère  comme  responsable,  vis-à-vis  du  gouvernement,  de  leur 
conduite  jusqu'à  l'expiration  de  leur  peine.  Dès  qu'un  libéré  se 
conduit  mal  ou  essaie  d'échapper  à  la  surveillance,  il  est  signalé  à 
la  police ,  qui  peut  user  contre  lui  des  pouvoirs  mis  en  ses  mains 
depuis  1864.  L'année  dernière,  /i3  libérés  sur  A81  ont  été  ainsi  re- 
mis à  la  police  ;  en  outre  lu  ont  été  arrêtés  et  condamnés  de  nou- 
veau, et  9  à  la  fin  de  l'année  donnaient  de  vives  inquiétudes.  Tous 
les  rapports  officiels  attestent  que  la  société  à  depuis  sa  fonda- 


LE    SYSTÈME   PENITENTIAIRE    EN   ANGLETERRE.  539 

tion  rendu  d'inappréciables  services;  le  nombre  des  récidives  est 
relativement  beaucoup  moindre  parmi  les  libérés  qui  acceptent  son 
patronage  que  parmi  ceux  qui  aiment  mieux  s'y  soustraire. 

On  voit  combien  il  serait  facile  d'établir  partout  des  sociétés  sur 
le  même  modèle.  En  1862,  le  parlement  a  voté  une  loi  qui  permet 
aux  magistrats  d'accorder  aux  sociétés  de  patronage  instituées  au- 
près des  prisons  des  comtés  et  des  bourgs  une  somme  de  2  livres 
sterling  pour  chacun  des  condamnés  libérés  de  ces  prisons.  Le 
budget  de  toutes  les  sociétés  de  patronage  est  donc  constitué  d'a- 
vance; aussi  se  sont-elles  multipliées.  A  Londres,  depuis  1864, 
existe,  sous  le  nom  de  Metropolitan  discharged  prisoncrs  relief 
Society,  une  association  qui  se  charge  de  secourir  et  de  surveiller 
tous  les  condamnés  sortis  des  prisons  du  comté  de  Middlcsex.  En 
sept  ans,  Zi,112  de  ces  condamnés  ont  joui  du  bénéfice  du  patro- 
nage. Dans  les  comtés,  les  associations  analogues  sont  déjà  nom- 
breuses, et  bientôt  il  n'y  aura  plus  de  prison,  si  petite  qu'elle  soit, 
qui  n'ait  pour  ainsi  dire  à  sa  porte  une  de  ces  sociétés. 

C'est  surtout  pour  les  femmes  que  le  patronage  est  nécessaire; 
aussi  pour  elles  n'attend-il  pas  le  moment  de  la  libération  provi- 
soire. Les  femmes  condamnées  à  la  servitude  pénale,  après  avoir 
passé  à  Milbank  neuf  mois  en  cellule,  sont  envoyées  dans  les  pri- 
sons de  Woking  et  de  Fulham,  où  elles  travaillent  en  commun. 
Gomme  les  hommes,  elles  peuvent  par  leur  application  au  travail 
gagner  une  réduction  de  peine  ;  mais,  au  lieu  d'être  du  quart  seu- 
lement, cette  réduction  peut  aller  jusqu'au  tiers  de  la  durée  totale 
de  la  condamnation.  En  outre  les  condamnées  dont  la  conduite  a 
été  sans  reproche  peuvent  être  transférées,  six  mois  avant  leur 
libération  provisoire,  dans  des  maisons  spéciales  appelées  refuges. 
Il  existe  aujourd'hui  trois  de  ces  maisons  que  l'on  peut  comparer 
aux  prisons  intermédiaires  d'Irlande.  Ce  sont  des  associations  cha- 
ritables qui  dirigent  ces  établissemens  au  moyen  de  subventions 
du  gouvernement.  Les  femmes  qui  y  sont  admises  ne  portent  plus 
le  costume  de  la  prison,  mais  sont  astreintes  à  une  discipline  ri- 
goureuse. Sur  275  condamnées  libérées  en  1871  des  prisons  de 
l'état,  117  ont  pu  obtenir  le  bénéfice  de  passer  dans  l'une  de  ces 
maisons  les  derniers  mois  de  leur  condamnation.  Les  directrices 
s'occupent  de  leur  procurer  un  emploi  honnête,  ainsi  qu'à  leurs 
compagnes  moins  heureuses  qui,  sorties  directement  des  prisons, 
sollicitent  un  patronage  et  un  appui. 

\oilà  ce  que  fait,  depuis  moins  de  quinze  ans,  la  charité  privée, 
aidée  et  soutenue  par  le  gouvernement.  Tout  prisonnier  libéré  qui 
veut  obtenir  du  travail  sait  où  il  peut  porter  sa  demande  et  abriter 
sa  faiblesse.  On  lit  dans  un  des  derniers  rapports  de  l'une  de  ces 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sociétés  de  patronage  qu'il  n'est  pas  arrivé  une  seule  fois  qu'un 
libéré  ait  vainement  frappé  à  leur  porte.  Quant  à  ceux  qui,  au  sor- 
tir de  la  prison,  voudraient,  à  l'ombre  des  grandes  villes,  reprendre 
leurs  anciennes  habitudes  de  paresse  et  ne  chercher  que  dans  le 
crime  leurs  moyens  d'existence,  faut-il  s'étonner  que  la  loi  les 
abandonne  aux  justes  rigueurs  d'une  surveillance  exercée  par  la 
police  sous  le  contrôle  des  magistrats?  Jusqu'en  186/i,  le  gouver- 
nement anglais  avait  éprouvé  une  sorte  de  répugnance  k  user 
contre  les  malfaiteurs  libérés  à  titre  provisoire  des  pouvoirs  que  les 
lois  de  1853  et  de  1857  mettaient  entre  ses  mains.  On  craignait, 
surtout  à  l'époque  où  il  n'existait  pas  de  sociétés  de  patronage,  de 
diminuer  par  une  surveillance,  même  exercée  discrètement,  les 
chances  qu'avaient  les  libérés  de  trouver  du  travail;  mais  l'absten- 
tion du  gouvernement  tenait  encore  à  des  scrupules  très  honorables 
et  fort  en  harmonie  avec  les  idées  que  les  Anglais  se  font  des  droits 
du  pouvoir  exécutif  et  du  respect  dû.  à  la  liberté  individuelle.  Ren- 
voyer un  malfaiteur  en  prison,  sur  un  rapport  de  la  police,  sans 
jugement,  sans  enquête  contradictoire,  avait  paru  une  mesure  trop 
dangereuse  pour  qu'aucun  ministre  voulût  en  charger  sa  responsa- 
bilité. C'est  ce  qu'expliquait  en  1863  devant  le  comité  d'enquête 
M.  Waddington,  sous-secrétaire  d'état  du  ministère  de  l'intérieur. 
«Le  retrait  d'une  licence,  disait-il,  est  une  condamnation  beaucoup 
plus  sévère  que  la  plupart  de  celles  que  prononcent  les  magistrats 
tous  les  jours.  Cependant  la  loi  qui  a  organisé  le  système  des  li- 
cences n'a  rien  ordonné  pour  qu'«,vant  la  révocation  de  ces  licences 
une  enquête  eût  lieu  devant  un  magistrat,  ou  pour  que  le  condamné 
pût  être  au  moins  entendu,  et  c'est,  je  crois,  à  cette  lacune  que  doit 
être  attribué  le  refus  des  divers  ministres  qui  se  sont  succédé 
d'exécuter  la  loi,  sauf  dans  des  cas  tout  à  fait  exceptionnels.  »  Le 
parlement  a  tenu  compte  de  ces  observations:  en  même  temps  qu'il 
inscrivait  dans  la  loi  de  1864  l'obligation  pour  tout  libéré  dont  la 
peine  n'est  pas  encore  expirée  de  se  présenter  tous  les  mois  devant 
le  chef  de  la  police  et  d'indiquer  ses  changemens  de  résidence,  il 
décida  qu'en  cas  d'infraction  le  libéré  serait  conduit  devant  un 
magistrat  et  interrogé  publiquement,  et  qu'ainsi  une  décision  judi- 
ciaire précéderait  toujours  la  révocation  de  la  liberté  provisoire. 

Nous  n'avons  pas  à  rechercher  ici  comment  la  surveillance  a  été 
pratiquée  dans  les  divers  pays  du  continent;  mais  telle  que  nous 
l'avons  vue  organisée  en  Angleterre,  servant  de  complément  et  en 
quelque  sorte  d'auxiliaire  au  patronage,  nous  n'hésitons  pas  à  la 
considérer  comme  utile  et  nécessaire.  C'est  une  arme  délicate  à  ma- 
nier, mais  indispensable  au  sein  d'une  société  où  le  crime  n'a  pas 
encore  cessé  d'être,  pour  beaucoup  de  malfaiteurs,  une  habitude 


LE   SYSTÈME    PENITENTIAIRE    EN   ANGLETERRE.  541 

et  une  profession.  Nous  avons  peine  à  comprendre  et  nous  ne  pou- 
vons aucunement  partager  l'indignation  qu'éprouve  M.  Michaux  à 
la  vue  de  la  loi  anglaise  de  lS6ii.  «  C'en  était  fait,  dit-il,  la  sur- 
veillance avait  franchi  le  détroit.   La  peur  lui  sacrifiait   un  des 
plus  vieux  et  des  plus  respectés  principes  constitutionnels...  Ce 
qu'on  appelle  la  civilisation  fait  volontiers  ce  travail  de  nivellement 
qui  uniformise,   rabote,   use  les  aspérités,  abaisse  les   saillies, 
efface  les  marques  particulières  du  caractère  de  chaque  peuple. 
Par  instinct  de  singe,  l'homme  aime  à  copier.  »  Il  est  permis  aux 
esprits  les  plus  distingués  de  médire  de  la  civilisation  et  de  s'é- 
prendre du  pittoresque  en  matière  de  législation;  mais  l'Angleterre 
n'hésite  pas  à  sacrifier  à  l'intérêt  de  sa  sécurité  l'originalité  de  ses 
vieux  préjug'^s.  En  vertu  d'une  loi  de  1869,  remaniée  en  1871,  la 
surveillance,  limitée  jusqu'alors  aux  libérés  dont  la  peine  n'était 
pas  expirée,  a  été  étendue  aux  individus  condamnés  deux  fois  pour 
crime  que  le  magistrat  croit  nécessaire  de  placer  pendant  sept  ans 
sous  l'œil  vigilant  de  la  police.  Toute  infraction  aux  règlemens  sur 
la  surveillance  est  punie  par  le  magistrat  de  la  révocation  de  la 
liberté  provisoire  ou  d'une  année  d'emprisonnement.  En  outre  tout 
libéré  soumis  à  la  surveillance  peut  être  renvoyé  en  prison,  et  tout 
individu  condamné  deux  fois  pour  crime  et  libéré  depuis  moins  de 
sept  ans  peut  être  condamné  à  un  an  d'emprisonnement,  s'il  est 
prouvé  devant  le  magistrat  qu'il  a  recours  pour  vivre  à  des  moyens 
malhonnêtes,  ou  s'il  est  arrêté  dans  des  circonstances  qui  permet- 
tent de  penser  qu'il  attendait  l'occasion  de  commettre  un  nouveau 
crime.  Nous  ne  contestons  pas  qu'un  pouvoir  redoutable  ait  été 
ainsi  placé  clans  les  mains  des  magistrats;  mais  la  publicité  dont 
l'exercice  de  ce  pouvoir  est  sagement  entouré  suffît  pour  empêcher 
tous  les  abus.  Ceux  qui  ont  assisté  à  quelques  audiences  des  tribu- 
naux de  police  de  Londres,  qui  ont  vu  quelle  patience,  quelle  im- 
partialité, quel  respect  des  droits  de  la  défense  apportent  tous  les 
magistrats  de  ces  tribunaux  dans  l'accomplissement  de  leurs  diffi- 
ciles fonctions,  comprennent  que  le  législateur  n'ait  pas  craint  de 
leur  confier  sur  les  criminels  les  plus  dangereux  une  sorte  de  juri- 
diction discrétionnaire. 

Quel  a  été  l'effet  de  toutes  ces  mesures?  quels  résultats  ont  été 
obtenus  depuis  1864?  Est-il  vrai,  comme  n'hésite  pas  à  le  prédire 
M.  Michaux,  que  la  transportation  un  instant  suspendue  doive  être 
bientôt  reprise,  et  que  l'Angleterre  ne  puisse  s'en  passer?  Yoici  la 
réponse  que  font  à  ces  prévisions  pessimistes  les  statistiques  des 
dernières  années.  En  1869,  le  nombre  des  condamnations  à  la  ser- 
vitude pénale  était  de  2,587;  en  J870,  ce  nombre  est  tombé  à 
2,015,  et  en  1871  à  1,818.  Jamais  on  n'avait  vu  une  diminution  si 


SA'â  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

rapide.  La  même  décroissance  se  remarque  d'ailleurs  dans  le  nombre 
des  condamnations  à  l'emprisonnement.  Aussi  M.  Bruce,  ministre  de 
l'intérieur,  disait-il  le  16  février  1872,  devant  la  chambre  des  com- 
munes, que  a  la  législation  contre  les  criminels  de  profession  avait 
eu  un  effet  décisif  et  presque  inattendu  sur  le  nombre  des  récidives.» 
Et  le  7  juillet,  en  présence  des  membres  du  congrès  pénitentiaire, 
M.  Bruce  portait  sur  les  progrès  accomplis  en  Angleterre  depuis 
quelques  années  un  jugement  non  moins  formel.  «  Je  me  réjouis, 
disait-il,  de  ce  que  la  convocation  de  ce  congrès  ne  répond  à  aucune 
augmentation  en  Angleterre  du  nombre  des  condamnés,  ni  à  aucune 
inquiétude  en  ce  qui  concerne  le  traitement  à  infliger  aux  criminels 
en  ce  pays.  Nous  devons  non-seulement  nous  féliciter,  mais  être 
profondément  reconnaissans  de  ce  que,  malgré  tant  de  causes  con- 
traires, le  crime  a  diminué  d'une  façon  si  extraordinaire  :  on  eût 
pu  craindre  que  l'abolition  de  la  transportation  ne  rejetât  la  plupart 
des  malfaiteurs  dans  leurs  anciennes  habitudes;  il  en  a  été  tout  au- 
trement. Ce  résultat  est  dû  d'abord  aux  travaux  des  hommes  de 
bien  qui  ont  établi  partout  des  écoles  correctionnelles,  des  écoles 
industrielles,  des  sociétés  de  patronage,  à  la  diffusion  de  l'instruc- 
tion, à  l'extension  de  l'émigration,  mais  aussi  dans  une  large  me- 
sure à  l'amélioration  du  système  de  la  police  et  du  système  des 
prisons  en  Angleterre.  » 

On  s'est  attaché  dans  le  cours  de  cette  étude  à  ne  comparer  l'An- 
gleterre qu'à  elle-même;  un  système  pénitentiaire,  comme  toutes 
les  autres  institutions,  n'a  en  effet  qu'une  valeur  toute  relative  et 
ne  peut  être  complètement  jugé  que  dans  ses  rapports  avec  les  con- 
ditions particulières  du  pays  qui  en  a  fait  une  longue  expérience. 
Il  ne  s'agit  pas  d'introduire  tout  d'une  pièce  dans  nos  lois  soit  le 
régime  pénal  de  l'Angleterre  ou  de  l'Irlande,  soit  celui  de  toute 
autre  nation  voisine:  c'est  aux  expériences  faites  dans  notre  propre 
pays  que  nous  devrons  surtout  demander  la  solution  des  graves 
problèmes  qui  s'imposent  en  ce  moment  à  l'attention  du  législa- 
teur; mais  il  n'est  pas  interdit  de  signaler  d'un  mot  en  terminant 
ce  qui  dans  le  système  anglais  nous  paraîtrait  pouvoir  être  le  plus 
facilement  imité.  Ce  serait  d'abord  la  simplicité  du  droit  pénal,  qui 
ne  reconnaît  au-dessus  de  l'emprisonnement  et  au-dessous  de  la 
mort  qu'une  seule  peine,  puis  l'organisation  des  grands  ateliers 
publics  de  Portland,  de  Portsmouth  et  de  Ghatham,  et  par- dessus 
tout  le  système  de  libération  provisoire  soumis  à  des  règles  fixes 
empreintes  d'une  profonde  sagesse  et  soutenu  par  l'heureuse  et 
nécessaire  combinaison  du  patronage  et  de  la  surveillance. 

Alexandre  Ribot. 


LA   POÉSIE    POPULAIRE 


DES 


TURCS  ORIENTAUX 


I.  W.  RadlofF,  Proben  der  Votksliteratw  der  Tûrkischen  Stàmme  Svd-Sibinens,  Saint-Péters- 
bourg, 1866-1S7-2.  —  II.  A.  Levchine,  Description  des  !iOrdes  des  Kivghiz,  1833.  —  III.  Za- 
leski,  lœ  Vie  des  steppes  kirghises,  1865.  —  IV.  Vambéry,  Skizzen  aus  Mittclasien,  1868; 
Catjatatsche  Sprachstudien ,  1867;  Reise  in  Mittelasien  1864;  Relation  de  voyage  dans  l'Asie 
centrale  par  vm  faux  derviche,  Paris  1865.  . —  V.  Belin,  Notice  sur  Mir  AH-Schir,  Paris 
1853,  —  VI.  A.  Cliodzko,  Spécimens  of  the  popular  poetry  of  Pei-sia,  Lonàies  1842. 


I.     —    ORIGINE    ET    EXODE    DE    LA    RACE    TURQUE. 

La  «  montagne  d'or,  »  l'Altaï,  a  touchant  la  voie  lactée  »  est  le 
point  de  départ  de  la  race  fînno-mongole,  le  berceau  de  cette  nom- 
breuse famille  turque  qui  comprend  bien  vingt  nations,  et  qui  était 
destinée  à  jouer  un  si  grand  rôle  et  à  faire  reculer  sur  tant  de  points 
notre  race  aryenne.  Les  anciens  avaient  tellement  l'habitude  de 
confondre  sous  le  même  nom  des  populations  diverses  qui  menaient 
une  existence  analogue,  qu'il  est  difficile  de  se  faire  une  idée  de 
l'histoire  primitive  des  nations  turques.  Les  Chinois,  qui  ont  eu  de 
fort  anciens  rapports  avec  les  Turcs  orientaux,  les  appelaient  Tu-Ku. 
On  serait  assez  tenté,  comme  Hammer,  de  leur  donner  pour  ancêtres 
les  Parthes,  ces  terribles  nomades  qui  firent  courir  tant  de  périls  à  la 
fraction  de  la  race  aryenne  qui  avait  à  soutenir  dans  l'Iran  les  as- 
sauts des  sauvages  habitans  du  Tourân.  Cette  lutte,  qui  remplit  des 
siècles,  devait  tourner  très  mal  pour  les  Aryens,  puisque  la  vallée 


5^4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  rOxus,  berceau  de  nos  pères,  a  fini  par  faire  partie  des  contrées 
que  nous  nommons  aujourd'hui  Turkestan. 

Quand  les  Turcs  descendirent  des  versans  de  l'Altaï,  ils  difîé- 
raient  profondément  de  la  plupart  des  populations  turques  de  nos 
jours.  Malgré  certains  traits  de  ressemblance  avec  la  famille  mon- 
gole, ils  avaient  un  type  différent,  et  leur  peau  était  encore  plus 
brune  que  jaune.  Le  corps  était  peu  musculeux,  la  taille  médiocre, 
la  barbe  rare,  le  nez  épaté,  le  front  proéminent  à  la  partie  infé- 
rieure et  fuyant  à  la  partie  supérieure.  L'action  des  milieux,  le 
changement  dans  le  genre  de  vie,  les  alliances  avec  d'autres  nations, 
ont  modifié  ce  type  de  façon  à  le  rapprocher,  soit  de  la  famille 
mongole,  comme  dans  le  rameau  turco-mongol(Kirghiz,  Koumucks, 
Tartares  de  Russie),  soit  de  la  race  aryenne,  comme  chez  les  Otto- 
mans, qui  font  assez  peu  de  cas  de  leur  origine  pour  repousser  le 
nom  de  Turc,  indigne  à  leurs  yeux  d'un  peuple  dont  la  condition 
s'est  fort  élevée  au-dessus  de  celle  des  pâtres  grossiers  de  l'Altaï. 
L'histoire  abonde  en  transformations  de  ce  genre,  qui  modifient  le 
caractère  autant  que  la  physionomie  d'une  nation. 

L'exode  des  peuples  se  personnifie  ordinairement  dans  un  indi- 
vidu qui  est  considéré  comme  l'ancêtre  et  le  type  de  la  nation.  Tels 
sont  l'Abraham  des  Sémites  et  l'Almos  des  Magyars.  Oghouz,  fils  de 
Kara-khan,  joue  le  même  rôle  chez  les  Turcs,  et  l'imagination  po- 
pulaire, si  elle  ne  l'a  pas  créé,  a  sans  doute  orné  sa  vie  de  circon- 
stances propres  à  le  rendre  intéressant.  C'est  ainsi  qu'on  suppose 
qu'il  éprouva  une  grande  répugnance  pour  les  superstitions  de  l'Asie 
orientale,  où  vivaient  alors  les  Turcs.  Soit  que  cette  répugnance  l'ait 
déterminé  à  marcher  vers  l'Occident  pour  y  fonder  une  société  où 
régnerait  un  culte  plus  pur,  soit  qu'il  ait  été  poussé  par  l'humeur 
inquiète  des  nomades,  —  fort  développée  chez  lui,  car  la  légende 
nous  le  montre  en  guerre  avec  son  frère  et  même  avec  son  père, 
—  il  s'éloigna  de  Karakoroum,  où  Kara-khan  passait  l'hiver,  et 
des  montagnes  d'Ourtagh  et  de  Kourtagh,  séjour  d'été  de  Kara, 
pour  aller  se  fixer  dans  le  Turkestan,  dans  cette  ville  d'Yassy,  dont 
on  a  prétendu  que  le  nom  avait  été  transporté  en  Moldavie  par 
d'autres  émigrans  de  la  même  famille. 

Oghouz,  qui  unissait  aux  tendances  théologiques  d'un  Abraham 
les  goûts  d'un  Nemrod,  envoya  un  jour  ses  six  fils  à  la  chasse.  Ces 
fils  se  nommaient  «  les  khans  du  jour,  de  la  lune,  de  l'étoile,  du 
ciel,  de  la  montagne,  de  la  mer.  »  Le  père  espérait  qu'ils  rappor- 
teraient de  leur  excursion  quelque  présage  de  nature  à  l'éclairer 
sur  leur  destinée.  Ce  genre  de  voyages  est  conforme  aux  idées  des 
populations  altaïques;  nous  en  trouvons  un  dans  le  conte  en  vers 
intitulé  Tektébéi  Merghen,  recueilli  dans  l'Altaï. 


LA   POÉSIE    POPULAIRE    DES   TURCS.  545 

«  Un  vieux  et  une  vieille  qui  avaient  trois  fils  —  étaient  autrefois 
riches,  —  maintenant  ils  étaient  pauvres.  —  Comment  mes  fils  devien- 
dront-ils des  hommes?  —  disait  leur  père  en  pleurant.  —  Il  appela  ses 
fils,  il  leur  dit  :  —  Mes  (rois  fils,  montez  sur  le  sommet  de  trois  monta- 
gnes, —  faites  trois  rêves  différens.  —  Les  trois  fils  allèrent, —  aux  som- 
mets des  trois  monts  ils  allèrent.  —  Le  fils  aîné  revint  le  matin.  —  Le 
père  demanda  au  fils  aîné  :  —  Quel  rêve  as-tu  fait,  mon  enfant?  —  Le 
fils  aîné  dit  :  —  Dix  fois  plus  riches  qu'auparavant  —  nous  devien- 
drons. —  Le  second  fils  vint  à  midi,  —  et  fit  la  même  réponse.  —  Le 
troisième,  arrivé  le  soir,  répondit  :  —  Mon  père,  ma  mère,  étaient  de 
maigres  chameaux,  —  parmi  les  yourtes  ils  allaient  et  venaient.  —  Mes 
deux  frères  étaient  des  loups  féroces,  —  tous  deux  dans  les  montagnes 
—  se  sont  enfuis.  —  A  ma  droite  paraissait  le  soleil,  à  ma  gauche  pa- 
raissait la  lune,  —  sur  mon  front  paraissait  l'étoile  du  matin.  » 

Les  fils  d'Oghouz  rapportèrent  de  leur  voyage  prophétique  un 
arc  et  trois  flèches,  les  armes  des  nomades.  Le  père  donna  les 
flèches  aux  khans  du  ciel,  de  la  montagne  et  de  la  mer,  qu'il  appela 
Outschok  {les  trois  flèches),  et  l'arc  aux  autres,  qui  le  brisèrent  pour 
se  le  partager,  et  furent  nommés  Bozouk  {les  destructeurs).  Les 
premiers  reçurent  d'Oghouz  le  commandement  de  l'aile  droite,  et 
les  seconds  le  commandement  de  l'aile  gauche.  Ces  six  princes  eu- 
rent quatre  fils  qui  sont  les  ancêtres  des  vingt-quatre  principales 
tribus.  Après  la  mort  de  leur  père,  les  khans  de  l'aile  gauche  pri- 
rent la  route  de  l'Orient,  les  autres  restèrent  dans  le  Turkestan, 
dont  ils  achevèrent  la  conquête,  et  leurs  descendans  s'étendirent 
jusqu'aux  rives  du  Bosphore  et  du  Danube. 

Si  les  peuples  portés  à  la  vie  agricole,  comme  les  Aryens,  ont 
poussé  leurs  lointains  rameaux  de  la  vallée  d'Oxus  jusque  dans 
l'Inde  et  jusque  dans  les  îles  britanniques,  on  peut  supposer  que  les 
nomades  de  l'Altaï  ne  devaient  pas  être  moins  empressés  de  cher- 
cher des  contrées  plus  favorisées  que  leur  terre  natale.  De  fait, 
lorsque  les  Rurikovitchs  fondèrent  l'empire  de  Russie,  ils  se  trouvè- 
rent à  Kiev  en  contact  avec  des  populations  turques,  et  ils  durent, 
jusqu'à  l'arrivée  des  Mongols,  batailler  avec  les  Petchénègues  et  les 
Koumans,  populations  de  la  même  famille  (1).  La  lutte  contre  les 
Koumans  n'était  pas  terminée  lorsque  le  torrent  mongol  vint  tout 
emporter.  La  Russie  parut  momentanément  acquise  à  la  race  finno- 
mongole,  déjà  maîtresse  de  la  Hongrie. 

Si  dans  le  nord  de  l'Europe  orientale  des  populations  turques  ne 
parvinrent  pas  à  se  constituer  solidement,  l'Asie  présentait  un  tout 

(1)  Voyez  les  Rurikovitchs  dans  la  Revue  du  15  février  1872. 
TOME  cm.  —  1873.  35 


546  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

autre  spectacle.  Les  Turcs  avaient  retrouvé  la  route  suivie  par  les 
Aryas  lorsqu'ils  enlevèrent  l'Inde  aux  noires  populations  dravi- 
diennes.  La  dynastie  ghaznévide  fonda  au  x<=  siècle  un  vaste  empire 
indo-persan.  Mahmoud,  le  plus  puissant  des  Ghaznévides,  eut  la 
joie  de  briser  lui-même  la  statue  colossale  de  Siva,  que  plusieurs 
milliers  de  statues  d'or  et  d'argent  entouraient  dans  le  temple  de 
Somnath,  et  d'emporter  à  Ghazna  les  portes  en  bois  de  sandal  du 
sanctuaii'e  consacré  à  la  terrible  divinité.  Les.  dieux  des  Aryens 
courbaient  leur  front  humilié  devant  les  missionnaires  armés  de 
l'islam. 

La  fortune  des  Seldjoucides  ne  fut  pas  moins  brillante  que  celle 
des  Ghaznévides.  Les  Turcs  établis  dans  les  parties  du  Turkestan 
les  plus  voisines  de  la  Perse  et  de  la  mer  Caspienne  avaient  donné 
naissance  à  trois  groupes,  les  Oghouses,  les  Seldjoucides  et  les  Otto- 
mans. Les  premiers  devaient  se  confondre  avec  les  seconds  au  temps 
de  la  splendeur  de  l'empire  seldjoucide,  sous  Melek-shah.  Togroal- 
beg,  petit-fils  de  Seldjouk,  fut  le  fondateur  de  cet  empire,  que  les 
Européens  ont  beaucoup  mieux  connu  que  l'état  ghaznévide,  les 
chrétiens  ayant  à  cette  époque  essayé  par  d'héroïques  exploits  d'ar- 
rêter dans  l'Asie  occidentale  la  puissance  croissante  de  l'islamisme. 
Les  califes  de  Bagdad  avaient  déjà  si  souvent  subi  l'ascendant  de 
la  milice  turque  que  Togroul  n'eut  pas  de  peine  à  faire  accepter 
sa  tutelle  au  calife  abasside.  Kaïm-  Biamrillah  lui  donna  le  titre 
d'éinir-al-07nrah  (prince  des  princes),  qu'un  de  ses  prédécesseurs 
avait  créé  dès  le  x*  siècle  pour  le  Turc  Rhaïk.  Assis  sur  son  trône, 
derrière  un  voile  noir,  le  chef  des  croyans  avait  revêtu  le  manteau 
du  prophète,  et  dans  sa  main  le  bâton  de  Mohammed  remplaçait  le 
sceptre.  Togroul,  après  s'être  prosterné,  vint  se  placer  à  la  droite  du 
calife.  On  lut  le  diplôme  qui  lui  donnait  les  droits  de  représentant 
du  monarque  spirituel  et  temporel  des  musulmans,  on  lui  mit,  les 
uns  après  les  autres,  sept  habits  d'honneur,  et  on  lui  présenta  sept 
esclaves,  venus  des  sept  empires  du  calife,  puis  on  étendit  au- 
dessus  de  sa  tête  un  voile  d'or  parfumé  de  musc,  et  on  le  coiffa  de 
deux  turbans,  images  des  couronnes  de  la  Perse  et  de  l'Arabie.  En- 
fin, après  qu'il  eut  baisé  deux  fois  la  main  de  Kaïm-Biamrillah,  on 
le  ceignit  de  deux  épées,  symboles  de  son  autorité  sur  l'Orient  et 
sur  l'Occident. 

Melek-shah,  un  des  successeurs  de  Togroul,  comprit  très  bien 
que  la  conquête  resterait  privée  de  tout  prestige,  si  l'éclat  des 
lettres  et  des  arts  n'entourait  pas.  le  trône  des  conquérans.  Ses  ex- 
ploits et  sa  capacité  politique  pouvaient  faire  croire  que  les  Turcs 
étaient  à  la  veille  de  s'emparer  définitivement  de  l'Asie  occidentale; 
mais  l'empire,  en  se  fractionnant  après  sa  mort,  perdit  la  haute 


LA   POÉSIE    POPULAIRE   DES   TURCS.  hkl 

position  qu'il  occupait.  Diverses  sultanies  s'établirent  en  Perse,  en 
Syrie  et  en  Asie-Mineure.  Les  sultans  de  Roum,  dont  Koniéh  était 
la  capitale,  devinrent  célèbres  en  Europe  par  leur  résistance  aux 
armées  des  croisés. 

L'histoire  des  anciens  états  turcs  donne  fort  à  penser  sur  l'avenir 
réservé  à  cette  famille  de  la  race  finno-mongole.  On  trouve  chez  les 
Turcs  un  élan  à  la  fois  religieux  et  guerrier,  indispensable  aux 
peuples  conquérans.  Les  chefs,  aussi  nécessaires  que  les  vaillans 
soldats  aux  peuples  qui  veulent  se  jeter  dans  la  vie  hasardeuse  des 
conquêtes,  ne  leur  font  pas  défaut.  Parmi  ces  chefs,  quelques-uns 
ont  des  talens  et  un  caractère  qui  ne  manque  pas  de  noblesse; 
mais,  une  fois  la  fougue  belliqueuse  qui  les  avait  lancés  en  avant 
complètement  épuisée,  ils  subissent  très  rapidement  cette  action, 
à  la  fois  irrésistible  et  funeste,  des  institutions  despotiques,  qui 
énerve  les  caractères  et  sape  sourdement,  niais  sûrement,  les  bases 
des  empires.  Fiien  chez  les  Turcs  qui  ressemble  aux  inébranlables 
créations  de  la  race  aryenne,  à  cette  imposante  constitution  aristo- 
cratique de  l'Inde,  qui  se  perd  dans  la  nuit  des  temps,  et  qui  a 
enfanté  une  civilisation  digne  pour  sa  fécondité  dans  l'ordre  in- 
tellectuel d'être  mise  au  rang  des  plus  glorieuses.  La  prospérité  si 
prompte  des  Ottomans  et  leur  rapide  décadence,  le  peu  de  résistance 
que  le  Turkestan  oppose  maintenant  à  la  conquête,  ne  font  que 
confirmer  ces  considérations. 

Un  vassal  d'Alaeddin,  sultan  seldjoucide,  Ertogroul,  fut  le  créa- 
teur d'un  empire  qui,  né  à  la  fin  du  moyen  âge,  remplit  trois  siè- 
cles de  l'histoire  moderne.  Ertogroul  jeta  les  bases  de  l'édifice  qui 
devait  couvrir  un  jour  de  ses  immenses  débris  l'Europe,  l'Asie  et  l'A- 
frique ;  il  constitua  la  puissance  qui  devait  faire  oublier  les  états 
turcs  antérieurs  et  assurer  dans  tant  de  magnifiques  contrées  la  do- 
mination de  la  race  finno-mongole.  Le  manque  seul  d'unité  dans  la 
politique  et  dans  la  guerre  avait  retardé  une  catastrophe  que  rien 
ne  semblait  pouvoir  empêcher.  Dès  que  les  Togroul  et  les  Melek- 
shah  trouvaient  dans  les  sultans  ottomans  des  héritiers  capables  de 
poursuivre  leurs  projets,  le  résultat  de  la  lutte  pouvait  être  regardé 
comme  certain.  Évidemment  l'Asie  tendait  de  plus  en  plus  à  se 
débarrasser  du  christianisme,  qui  n'y  a  jamais  jeté  de  racines  pro- 
fondes. Après  la  mort  de  son  fondateur,  les  Sémites  juifs  l'ont  re- 
poussé, les  Sémites  arabes  lui  ont  préféré  l'islamisme.  Les  Finno- 
Mongols  ne  lui  étaient  pas  plus  favorables.  Les  tendances  sociales 
de  la  foi  chrétienne,  conformes  aux  penchans  des  Aryens  de  l'Eu- 
rope, sont  restées  souverainement  antipathiques  aux  Asiatiques 
comme  aux  Africains.  Sans  parler  de  ses  conquêtes  en  Chine,  l'isla- 
misme continue  d'avancer  en  Afrique,  tandis  que  le  christianisme 


5iS  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

n'y  fait  pas  de  progrès  sensibles.  Il  existait  donc  une  sorte  de  con- 
spiration instinctive  contre  les  idées  et  les  institutions  chrétiennes, 
et  cette  conspiration  devait  être  plus  utile  aux  Turcs  que  la  bra- 
voure de  leurs  soldats  et  les  calculs  de  leurs  politiques.  Les  Otto- 
mans étaient  entraînés  à  la  conquête  par  l'imagination,  qui  domine 
les  peuples  primitifs;  ils  étaient  poussés  en  avant  par  tous  les  songes 
briilans  que  la  muse  populaire  fait  errer  autour  du  berceau  des  na- 
tions, tandis  que  les  chrétiens  étaient  en  général  plutôt  portés  à 
prêter  l'oreille  aux  conseils  d'une  prudence  raisonneuse  peu  propre 
à  enfanter  des  enthousiastes  et  des  martyrs.  Si  les  Ottomans  avaient 
trouvé  devant  eux  le  christianisme  occidental,  dont  l'ardeur  guer- 
rière et  les  convictions  n'avaient  pas  encore  subi  d'atteintes,  qui 
avait  arrêté  l'islamisme  arabe  à  Poitiers  (732),  la  croix  n'aurait  pas 
si  aisément  reculé  devant  le  croissant,  et  les  destinées  de  l'Europe 
orientale  auraient  été  fort  différentes. 

Le  triomphe  de  la  race  fmno-mongole  sur  les  Aryens  ne  pouvait 
être  durable.  Si  l'enthousiasme  religieux,  des  circonstances  excep- 
tionnelles, modifient  parfois  la  situation  que  la  nature  attribue  aux 
races,  elles  reprennent  tôt  ou  tard  la  position  qui  leur  est  assi- 
gnée par  leurs  instincts  et  leurs  facultés.  La  chute  de  la  civilisa- 
tion gréco-romaine  et  l'anarchie  du  moyen  âge,  la  «  terreur  de 
mille  ans,  »  ont  pu  momentanément  troubler  cet  ordre;  mais  la  re- 
naissance, glorieuse  fille  de  la  Grèce,  en  rendant  la  vie  à  la  science 
et  en  donnant  une  impulsion  énergique  à  l'esprit  de  progrès,  de- 
vait restituer  à  la  race  aryenne  le  premier  rang  dans  le  monde. 
L'empire  ottoman  n'a  donc  cessé  de  décliner  à  mesure  que  l'Europe 
retrouvait  la  voie  perdue  sous  le  règne  de  la  théocratie  et  de  la 
barbarie.  Les  populations  turques  établies  en  Russie,  bien  moins 
avancées  que  les  Ottomans,  ont  déjà  succombé.  Kazan,  Astrakhan, 
les  Nogaïs  de  Crimée,  ont  perdu  leur  indépendance  les  uns  après 
les  autres.  Les  Koumucks,  Kirghiz,  Baschkirs,  ont  subi  le  même 
destin.  Le  Turkestan  lui-même  a  été  envahi,  et  le  foyer  de  la  na- 
tionalité turque,  depuis  qu'elle  est  descendue  de  l'Altaï,  est  menacé 
de  voir  ses  derniers  khans  remplacés  par  des  gouverneurs  russes. 
Déjà  la  Russie  a  donné  le  nom  du  Turkestan  à  la  quatorzième  cir- 
conscription militaire,  composée  des  provinces  de  Syr-Daria,  de 
Sémiretchenskaïa  et  du  district  de  Sarjaschan  (1). 

En  Arménie  et  en  Perse,  l'élément  turc  a  jusqu'à  présent  mieux 
résisté.  En  Arménie,  il  est  si  puissant  que  les  Turcomans  aiment  à 
donner  à  ce  pays  le  nom  de  Turcomanie  :  aussi  chez  beaucoup  d'Ar- 
méniens le  type  de  cette  importante  branche  de  la  race  aryenne 

(1)  Ce  district  a  été  formé  en  août  1871. 


LA   POÉSIE   POPULAIRE    DES   TURCS.  559 

a-t-il  subi  des  altérations  visibles.  La  Perse,  qui  appartient  comme 
l'Arménie  à  la  famille  iranienne  de  notre  race,  a  été  peut-être  plus 
malheureuse  encore  dans  sa  lutte  séculaire  contre  le  Tourân ,  ob- 
jet d'horreur  pour  ses  anciens  sages  et  pour  ses  vieux  héros.  Les 
Tadjiks  chyites,  qui  ont  conservé  les  goûts  sédentaires  et  agricoles 
des  Aryens  leurs  aïeux,  subissent  la  prépondérance  des  Ihlats  (Tur- 
comans),  sunnites  nomades  et  turbulens,  qui  errent  avec  leurs 
troupeaux  sur  les  contre-forts  montagneux  de  l'Iran,  surtout  au 
nord.  Les  Turcomans  ont  imposé  à  la  Perse  la  dynastie  régnante 
(les  Kadjars),  qui  est  d'origine  turque.  Toutefois  les  Turcomans  se 
défendront-ils  mieux  en  Arménie  et  en  Perse  que  leurs  frères  ne  le 
font  dans  le  Turkestan?  La  prise  d'Erivân  (1827)  n'a-t-elle  pas 
obligé  le  ((  roi  des  rois  »  à  céder  à  la  Russie  tout  ce  qui  lui  restait 
du  territoire  arménien?  La  Perse  n'a-t-elle  pas  dû  en  1853  prendre 
parti  contre  les  Ottomans?  Ainsi,  même  dans  les  contrées  où  la 
population  turque  fait  peser  son  joug  sur  la  race  aryenne,  sou  im- 
puissance à  défendre  le  sol  contre  l'étranger  montre  assez  tout  ce 
qu'elle  a  perdu  de  son  antique  énergie.  La  décadence  n'est  pas 
moins  sensible  dans  l'ordre  intellectuel,  et  l'on  peut  constater  une 
fois  de  plus  que  chez  les  peuples  la  tête  faiblit  avant  le  bras, 

II.     —    LES    TUnCS     DE     l'ALTAÎ     ET    LES    KIRGHIZ. 

Les  chants  populaires  des  Turcs  sont  l'image  de  leur  civilisation. 
En  comparant  ces  curieux  monumens  de  la  poésie  asiatique,  on 
voit  de  nouveau  passer  sous  ses  yeux  le  tableau  que  je  viens  d'es- 
quisser. On  suit  la  marche  et  le  développement  social  de  ces  no- 
mades, qui  se  sont  avancés  jusque  dans  l'Europe  méridionale  de- 
puis que  leurs  rudes  ancêtres  ont  quitté  les  pentes  de  l'Altaï;  mais 
dans  ces  montagnes,  berceau  de  leur  race,  vivent  encore  des  popu- 
lations qui  parlent  une  langue  qui  n'est  qu'un  des  dialectes  de  la 
langue  turque,  et  dont  l'imparfaite  civilisation  doit  remonter  à  une 
haute  antiquité. 

Les  habitans  de  l'Altaï  et  leurs  voisins  orientaux  forment  une  so- 
ciété essentiellement  élémentaire.  Loin  de  se  donner  un  nom  qui 
leur  convienne  à  tous  et  de  se  regarder  comme  une  nationalité,  ils 
forment  des  clans  fort  peu  considérables,  débris  variés  de  peuples 
dont  les  dialectes  offrent  des  nuances  nombreuses  très  propres  à 
intéresser  un  philologue.  Leur  religion  n'est  pas  moins  rudimen- 
taire  que  leur  état  social,  puisqu'ils  sont  encore  livrés  aux  gros- 
sières pratiques  du  chamanisme,  tandis  que  les  populations  de 
langue  turque  qui  vivent  à  l'ouest  de  l'Altaï  sont  toutes  soumises  à 
l'influence  de  l'islam.  Un  Américain  fort  instruit  qui  a  visité  ré- 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cemment  la  Sibérie  a  été  étonné  de  l'habileté  que  possèdent  les 
prêtres  chamans  des  Toutchis.  Ces  prodigieux  jongleurs  font  en 
plein  air  des  tours  dont  les  plus  ordinaires  consistent  à  se  couper 
la  langue  et  à  se  planter  des  couteaux  dans  les  diverses  parties  du 
corps  :  aussi  les  tribus  voisines  les  regardent-elles  comme  des  «  êtres 
surnaturels  (1).  » 

Pour  bien  comprendre  ces  populations  et  celles  qui  leur  ressem- 
blent, il  ne  faut  jamais  oublier  que  les  peuples  primitifs  vivent 
dans  un  monde  enchanté.  Leur  ignorance  absolue  des  lois  de  la  na- 
ture leur  fait  voir  partout  des  prodiges  et  des  interventions  célestes. 
Quand  on  appartient  à  une  société  dans  laquelle  l'esprit  scientifique, 

—  à  force  de  combats,  de  souffrances  et  de  persévérans  efforts, 

—  a  fini  par  conquérir  sa  place,  de  sorte  qu'il  s'impose  même  à 
ceux  qui  continuent  de  contester  ses  droits,  il  n'est  pas  aisé  de  se 
faire  une  idée  de  l'étrange  état  des  intelligences  dans  un  monde 
livré  uniquement  aux  impressions  des  sens.  Les  chants  de  l'Altaï 
ont  cela  d'intéressant  qu'ils  nous  reportent  à  ces  temps  lointains  oii 
l'homme  végétait  dans  une  perpétuelle  épouvante,  entouré  de  fan- 
tômes et  de  visions,  acteurs  du  drame  dont  la  nature  offre  à  l'hu- 
manité le  saisissant  spectacle.  On  est  étonné  de  voir  ces  populations, 
qui  manquent  à  la  fois  d'idées  et  de  comparaisons  lorsqu'il  s'agit 
d'exprimer  leurs  sentimens,  avoir  tant  de  ressources  quand  il  faut 
donner  un  corps  à  toutes  les  chimères  dont  leur  imagination  est 
remplie.  Des  rochers  qui  s'ouvrent  pour  la  sépulture  des  morts  et 
qui  restituent  le  dépôt  qu'on  leur  a  confié,  des  châteaux  qu'un  ca- 
valier aperçoit  à  une  distance  d'un  mois  de  marche,  —  des  luttes 
corps  à  corps  qui  durent  sept  ans,  des  festins  presque  aussi  longs 
[la  lutte  du  khan  Pudœî),  des  êtres  monstrueux  à  sept  têtes,  avides 
de  chair  humaine  {Tardanak),  —  des  vieillards  aveugles  servis  par 
un  mobilier  animé,  —  des  monstres  dont  la  lèvre  supérieure  touche 
au  ciel,  tandis  que  la  lèvre  inférieure  reste  attachée  à  la  terre,  et 
dont  les  entrailles  contiennent  des  trésors  et  des  hommes,  des 
hommes  du  nord  et  du  midi,  —  des  gens  qui  se  transforment  suc- 
cessivement en  lion,  en  loup,  en  renard  rouge,  en  faucon  gris,  telles 
sont  les  merveilles  que  racontent  les  poèmes.  Les  poètes  populaires 
n'ont  pas  seulement  recours  au  merveilleux  sous  la  forme  la  plus 
audacieuse,  ils  savent  accumuler  les  incidens  de  façon  à  tenir  la 
curiosité  en  haleine;  mais  ils  ignorent  complètement  le  talent,  qui 
n'appartient  qu'aux  artistes  consommés,  de  chercher  un  dénoûment 
dans  le  libre  jeu  des  passions  humaines.  L'intervention  du  monde 

(1)  Reindeer,  dogs  and  snow-shoes,  a  journal  ofSiberian  Travels,  by  Richard  Bush, 
Londres  1871. 


LA   POÉSIE    POPULAIRE    DES   TURCS.  551 

supérieur,  réprouvée  par  Horace,  est  leur  moyen  ordinaire  de  sortir 
des  complications  dans  lesquelles  ils  se  plaisent. 

Le  tableau  de  la  vie  altaïque  nous  offre  beaucoup  plus  d'intérêt 
que  toutes  ces  complications.  Cette  vie  est  bien  celle  que  devaient 
mener  les  Turcs  primitifs  avant  de  commencer  leur  exode.  11  faut 
lutter  contre  la  rude  nature  de  l'Asie  centrale,  tantôt  contre  les  fri- 
mas des  «  montagnes  de  glace,  »  sur  lesquelles  souffle  «  le  vent 
noir,  »  tantôt  contre  une  chaleur  qui  rend  «  l'épaule  brûlante.  » 
L'habitation  est  la  yourte,  demeure  éminemment  primitive,  faite 
pour  les  nomades.  Le  cheval,  aussi  susceptible  d'attachement  que 
de  haine,  dont  la  vengeance  atteste  des  combinaisons  profondes, 
est  dans  ces  déserts  la  grande  ressource,  mieux  qu'une  ressource, 
le  compagnon,  l'ami  et  même  le  conseiller,  tant  sa  prévoyance  sa- 
gace  frappe  toutes  les  imaginations.  Les  chants  décrivent  avec  une 
naïveté  navrante  l'abandon  où  se  trouvent  sans  lui  deux  orphelins 
errant  dans  ces  interminables  solitudes  : 

«  Pour  manger,  il  n'y  a  aucun  plat;  — pour  s'habiller,  aucune  pelisse. 
—  Tous  deux  s'en  allèrent  en  pleurant.  —  Quand  le  jeune  garçon  eut 
ainsi  marché,  —  il  se  fit  une  flèche  de  bois,  —  il  alla  chasser,  —  tira 
avec  des  flèches  de  bois.  —  Il  revint  à  la  maison  quand  il  eut  tiré.  — 
A  son  retour  de  la  chasse,  la  viande  tomba  pourrie  à  terre.  —  Le  jeune 
garçon  se  dit  en  lui-même  :  — Ah!  si  j'avais  un  cheval,  — alors  je  pour- 
rais apporter  le  gibier  à  la  maison,  —  Quand  je  le  charge  sur  l'épaule 
en  allant  à  pied,  —  mon  épaule  s'écorche.  —  De  nouveau  il  pleura, 
pleura...  yt  (Allaïn  Saïn  Salam.) 

D' étranges  inventions  donnent  une  idée  de  la  misère  à  laquelle 
finit  par  être  réduit  l'homme  errant  ainsi  à  l'aventure.  Un  nouveau 
Joseph  fuyant  ses  frères  s'en  va  en  pleurant. 

«  Il  marcha  et  marcha.  —  Tandis  qu'il  marchait  ainsi  :  —  Qu'est-ce 
qui  fait  là  du  brait?  dit-il.  —  Il  chercha,  chercha,  il  n'y  avait  rien...  — 
De  nouveau  il  chercha,  —  de  nouveau  il  ne  vit  rien.  —  Ses  propres  ar- 
ticulations, ses  propres  os,  —  il  vit  qu'ils  avaient  craqué.  —  Sa  chair 
avait  tout  à  fait  disparu.  »  {Teklébéi  Merghen.) 

Dans  une  pareille  situation,  le  coursier  qui  se  montre  semble  un 
être  merveilleux,  un  vrai  don  du  ciel.  Aïkym  Saïkym,  «  le  cheval 
rouge  à  la  selle  d'or,  »  pleure  son  maître  et  console  sa  sœur  par 
sa  compassion  : 

«  Le  garçon  se  rompit  le  cou  —  et  mourut.  —  A"fkym  Saïkym,  le  che- 
val rouge,  —  dit  :  Oq  ne  peut  le  sauver,  et  revint.  —  Quand  il  fut  re- 
venu, —  la  sœur  se  précipita  hors  de  la  maison.  —  Lorsque  la  jeune 


552  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fille  vit  —  Aïkym  Saïkym,  le  cheval  rouge,  —  revenir  à  la  maison  sans 
le  maître,  —  elle  regarda.  —  Quand  la  sœur  regarda  le  cheval,  elle 
pleura.  —  Quand  le  cheval  regarda  la  jeune  fille,  il  pleura.  —  Aïkym 
Saïkym,  le  cheval  rouge,  —  vint  auprès  de  la  jeune  fille  et  se  mit  à  ge- 
noux. »  {Altaïn  Sain  Salam.) 

On  n'est  donc  pas  surpris  de  voir  comparer  la  voix  du  bienveil- 
lant coursier  à  celle  du  frère.  «  Quand  on  entend  hennir  dans  la 
nuit  sombre,  —  la  voix  de  mon  cheval  brun  m'est  bien  connue.  — 
Quand  même  je  vis  chez  d'autres  peuples,  —  la  voix  du  frère  m'est 
bien  connue.  »  Dans  les  situations  embarrassantes,  on  a  recours  à 
son  instinct,  souvent  plus  sûr  que  l'intelligence  d'hommes  bornés. 
«  Le  cheval  gris  de  fer  sauta  en  arrière.  —  Le  garçon  demanda  au 
cheval  :  —  Que  sais-tu?  —  que  sais-tu,  mon  cheval,  —  mon  che- 
val gris  de  fer?  —  qu'as-tu  vu?  —  Le  cheval  dit  :  —  Quand  nous 
sommes  près  du  diable,  —  comment  ne  devons-nous  pas  penser  au 
moyen  de  nous  sauver?  »  La  pensée  du  coursier  se  mêle  à  des  sou- 
venirs qui  nous  semblent,  à  nous,  d'un  ordre  bien  différent.  «  Toi 
qui  as  mangé  souvent  la  tête  de  l'herbe  bleue,  —  mon  cheval  bleu, 
où  es-tu?  —  Toi  dont  les  cheveux  blonds  flottent  sur  le  cou,  —  ma 
fiancée,  où  es-tu?  » 

Le  dédain  de  l'homme  civilisé  pour  les  autres  êtres  sensibles 
n'est  pas  de  mise  au  désert.  L'oie,  que  n'oublient  pas  les  chants 
grecs,  figure  même  dans  une  comparaison  amoureuse  aussi  bien 
que  le  cygne  gracieux;  mais  dans  tout  état  social  subsiste  la  néces- 
sité de  vivre,  et  l'ami  do  la  veille  devient  la  victime  du  lendemain. 
Lorsqu'on  veut  chasser,  on  songe  que  le  fer  bien  tourné  est  aussi 
utile  pour  atteindre  le  chevreuil  que  «  la  soie  brodée  d'or  »  l'est 
pour  orner  une  pelisse.  Quand  Altaïn  Saïn  |Salam  retrouve  sa  sœur, 
Aïkym  Saïkym,  le  cheval  rouge,  prend  part  à  leur  joie.  «  Tous  deux 
entrèrent  dans  la  maison...  Ils  tuèrent  un  cheval,  et  firent  un  fes- 
tin. ))  L'ivrognerie  fortifie  encore  les  instincts  farouches  du  carnas- 
sier, et  malheureusement  il  n'est  guère  de  bon  repas  sans  ivresse; 
aussi  l'on  peut  appliquer  à  toute  réjouissance  ce  qu'on  dit  d'un 
festin  homérique  :  «  Il  (le  khan  Pudœï)  réunit  tout  le  peuple,  —  fit 
abattre  soixante  cavales...  —  Un  festin  il  prépara,  —  ils  burent 
beaucoup  d'eau-de-vie,  —  six  mois  passèrent.  —  Ils  burent  beau- 
coup de  poison,  —  six  ans  passèrent.  »  De  pareils  ivrognes  ne  sont 
guère  capables  de  calculer  les  conséquences  du  jeu  ;  on  voit  même 
deux  personnages  qui  ne  sont  nullement  ivres  se  laisser  tellement 
entraîner  qu'ils  finissent  par  jouer  leur  propre  liberté  {Teklébéi 
Merghen).  Un  genre  de  distractions  plus  noble  et  plus  utile,  ce  sont 
les  récits  des  «  chantres  joyeux,  »  ainsi  que  la  lutte  qui  endurcit 


LA.   POÉSIE    POPULAIRE   DES    TURCS.  553 

les  corps  et  les  prépare  à  soutenir  des  combats  sans  merci,  qui  ne 
laissent  ni  un  os  intact  ni  une  goutte  de  sang  dans  les  veines,  et  à 
«  combattre  contre  tout  homme  fort.  «  [La  lutte  du  khan  Pudœ'i.) 
M.  Richard  Bush,  qui  a  vu  récemment  une  de  ces  scènes  en  Sibé- 
rie, en  donne  une  description  qui  complète  fort  bien  les  récits  de 
nos  poètes.  «  Beaucoup  de  garçons  jouaient;  —  notre  garçon  jouait 
aussi.  —  Ils  couraient  et  luttaient.  —  Il  vainquit  tous  les  garçons, 

—  et  leur  prit  toutes  leurs  pelisses.  »  [La  lutte  du  khan  Pudœi.) 
Quelque  difficile  que  soit  la  vie  du  montagnard ,  il  tient  aux 

rudes  sommets  qui  l'ont  vu  naître,  et  la  plaine  où  «  se  montre  la 
cime  des  saules  »  n'exerce  sur  lui  aucune  espèce  de  fascination. 
Aussi  l'Altaï,  «  le  père  Altaï  garni  d'herbe  fine,  »  n'est  nullement, 
aux  yeux  des  peuples  qui  l'habitent,  un  séjour  indigne  d'eux  : 

«  Sur  le  dos  du  blanc  Altaï  —  est  une  fleur  d'or;  —  dans  le  pays  aux 
montagnes  d'or  —  la  lune  brille  d'une  grande  lumière.  —  Sur  le  dos 
d'azur  de  l'Altaï  bleu  —  est  une  fleur  d'argent,  —  luit  la  grande  lu- 
mière du  soleil...  —  Toi,  blanc  Altaï  aux  six  sommets,  —  tu  es  le  sé- 
jour de  soixante  oiseaux;  —  toi  qui  réjouis  peuple  et  hommes,  —  heu- 
reux es-tu,  blanc  Altaï!  —  Toi,  blanc  Altaï  aux  quatre  cimes,  —  tu  es 
le  séjour  d'innombrables  cerfs.  —  Toi  qui  réjouis  le  peuple  nombreux, 

—  bienheureux  es-tu,  blanc  Altaï!  » 

Les  improvisations,  que  j'ai  plus  d'une  fois  citées  en  parlant  des 
contes,  n'ont  pas  souvent  dans  l'Altaï  d'autre  valeur  que  de  re- 
produire fidèlement  les  vagues  impressions  qui  traversent  l'imagi- 
nation de  peuples  chez  lesquels  la  réflexion  n'est  pas  éveillée.  «  Avec 
le  lait  de  la  vache  bleue,  —  les  femmes  ont  mis  de  l'eau-de-vie.  — 
Avec  la  peau  de  la  vache  bleue,  — les  femmes  ont  fait  des  bouteilles 
de  cuir.  »  Quand  il  s'agit  des  sentimens  qui  chez  les  nations  civili- 
sées exaltent  le  plus  facilement  l'âme  humaine,  les  faits  sont  parfois 
constatés  d'une  façon  aussi  peu  enthousiaste,  et  l'amant  épris  ne 
parvient  pas  toujours  à  trouver  une  comparaison  réellement  adaptée 
à  son  sujet.  «  Je  suis  allé  le  long  du  blanc  rocher,  tout  le  long;  — 
au  blanc  rocher  je  n'ai  trouvé  aucune  crevasse.  —  Ce  peuple,  je  l'ai 
examiné  dans  tous  les  sens;  —  une  plus  belle  que  toi,  je  ne  l'ai  pas 
trouvée.  »  Et  encore  :  «  J'ai  souvent  marché  le  long  du  rocher  bleu; 

—  au  rocher  bleu,  je  n'ai  trouvé  aucune  crevasse. —  J'ai  bien  des 
fois  examiné  la  foule;  —  une  plus  intelligente  que  toi,  je  ne  l'ai  pas 
trouvée.  »  Si  la  comparaison  s'offre  à  l'imagination ,  elle  ne  s'élève 
pas  au-dessus  d'une  expérience  assez  vulgaire.  «  Qu'ya-t-il  de  pré- 
cieux dans  la  sombre  forêt  noire?  —  Précieuse  est  la  zibeline  aux 
quatre  pattes.  —  Qu'y  a-t-il  de  précieux  chez  les  nombreuses  tribus  ? 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Là  est  précieuse  la  fille  aux  quatre  tresses.  »  Un  autre  amant  plus 
heureux  trouve  au  début  une  comparaison  qui  ne  manque  pas  de 
grâce  rustique  :  «  Comme  le  mélampyre  des  prés  au  printemps  — 
flamboie  mon  cœur;  —  comme  l'oiseau  qui  arrive  au  printemps  — 
supplie  mon  œil.  —  Comme  le  feu  qui  brûle  en  automne  —  brûle 
mon  cœur;  —  comme  l'oiseau  qui  vient  en  automne  —  s'attriste 
mon  œil.  » 

La  conviction  de  la  fragilité  des  avantages  et  des  biens  de  ce 
monde,  conviction  qui  tient  une  si  grande  place  dans  la  poésie  des 
nations  turques,  se  montre  aussi  dans  ces  improvisations;  mais,  au 
lieu  de  produire  les  développemens  qu'on  trouve  dans  les  poètes 
ottomans,  elle  est  indiquée  par  quelques  traits  mélancoliques.  «  Ma 
pelisse  faite  d'une  étoffe  neuve,  —  de  quel  avantage  m'est-elle  dans 
les  jours  pluvieux?  —  De  mon  bétail  rassemblé  avec  tant  de  fa- 
tigue, —  quel  avantage  aurai -je  au  jour  de  la  mort?  »  La  pensée  de 
la  famille  ne  semble  nullement  diminuer  ces  impressions  pessi- 
mistes, u  Quand  à  droite  soufile  le  vent,  —  se  penchent  les  têtes 
du  roseau;  —  quand  je  pense  à  tous  mes  parens,  —  des  larmes 
me  viennent  des  yeux  profonds.  )>  La  jeunesse  même  ne  préserve 
pas  d'une  tristesse  qui  fait  un  contraste  si  frappant  avec  la  virile 
sérénité  de  la  Grèce  héroïque,  dans  le  sein  de  laquelle  fermentait 
la  conscience  d'un  glorieux  avenir.  «  Mon  poulain  de  deux  ans  de- 
viendra un  cheval,  —  sa  crinière  et  sa  queue  grandiront  également. 

—  Nous  jeunes  gens  héritiers  des  bons,  —  nous  grandirons  au  mi- 
lieu des  soucis  et  des  larmes.  » 

La  notion  du  devoir  se  dégage  pourtant  de  toutes  ces  misères 
qui  forment  la  vie  et  que  quelques  rayons  éclairent,  par  exemple 
quand  le  printemps,  qui  «  couvre  de  feuilles  la  cime  des  arbres,  » 
engage  la  jeunesse  au  jeu.  Cette  notion  est  naturellement  simple, 
le  respect  de  l'autorité  paternelle,  l'attachement  au  chef,  l'éner- 
gique gouvernement  de  la  famille  en  sont  les  points  essentiels  : 
«  Notre  postérité  qui  a  reçu  la  bénédiction,  —  dans  la  yourte  pa- 
ternelle puisse-t-elle  se  succéder!  »  Cette  bénédiction  est  le  meilleur 
gage  de  bonheur  pour  les  enfans,  surtout  si  elle  est  confirmée  par 
les  chefs.  «  Ce  qui  a  réjoui  les  petits,  —  c'est  la  bénédiction  des 
vieux,  n  —  «  Ce  qui  a  fait  devenir  les  jeunes  enfans  des  hommes, 

—  c'est  la  bénédiction  des  grands.  »  —  «  Celui  qui  gouverne  vi- 
goureusement la  yourte  du  père  —  sera  respecté  chez  les  peuples 
étrangers.  » 

Les  Kirghiz  forment  une  transition  entre  les  populations  de  l'Al- 
taï et  les  peuples  turcs  qui  ont  comme  eux  embrassé  l'islamisme. 
De  même  que  leur  religion,  quoique  mêlée  de  croyances  étrangères 
au  mahométisme,  est  supérieure  au  chamanisme,  leur  état  social 


LA    POÉSIE    POPULAIRE    DES    TURCS.  555 

est  moins  élémentaire  que  celui  des  clans  de  l'Altaï.  L'immense 
steppe  des  Kirghiz,  qui  s'étend  de  l'Altaï  jusqu'au  fleuve  Oural, 
est  habitée  par  une  véritable  nationalité.  Chaque  Kirghiz  se  nomme 
Kasak,  comme  tout  paysan  roumain,  quel  que  soit  le  gouverne- 
ment auquel  il  obéisse,  qu'il  dépende  de  Pesth,  de  Yienne  ou  de 
Pétersbourg,  s'appelle  lui-même  Roumoun.  Le  nom  de  Kirghiz, 
comme  celui  de  Kirghiz  Kaïsak,  ressemble  à  celui  d'Albanais  ou  de 
Valaque,  forgé  par  les  étrangers,  et  qui  n'a  aucun  sens  dans  la 
langue  indigène.  La  poésie  populaire  atteste,  autant  que  l'idiome 
et  les  coutumes,  que  hfoonscience  nationale  existe  chez  les  Kasaks, 
sans  qu'ils  soient  pour  cela  plus  capables  que  les  habitans  de  l'Al- 
taï de  défendre  leur  indépendance  contre  le  voisin  qui  prétend  les 
assujettir,  qu'il  s'agisse  de  l'empereur  de  la  Chine  ou  de  l'empe- 
reur de  Russie.  Maintenant  les  «  Kirghiz  de  Sibérie  »  sont  compris 
dans  la  douzième  conscription  militaire  de  l'empire  russe,  quoique 
la  nation  entière  ne  soit  pas  encore  complètement  soumise,  et  qu'il 
soit  difficile  d'astreindre  à  une  véritable  dépendance  des  nomades 
dispersés  sur  des  territoires  aussi  vastes. 

Malgré  le  sentiment  qu'ils  ont  de  leur  unité  nationale,  les  Kir- 
ghiz se  fractionnent  en  trois  hordes  :  la  grande  horde,  la  horde 
moyenne  et  la  petite  horde.  Les  noms  des  familles  Argyn  et  Naï- 
man,  les  principales  de  la  horde  moyenne,  prouvent  le  rôle  que 
l'élément  mongol  a  joué  dans  la  formation  d'un  peuple  dont  l'ori- 
gine est  enveloppée  de  ténèbres,  qui  est  composé  des  élémens  les 
plus  divers  fondus  ensemble  depuis  longtemps.  Les  hordes  se  di- 
visent en  clans  et  ceux-ci  en  familles,  qui  vivent  dans  un  accord  si 
intime  qu'elles  soutiennent  leurs  membres  envers  et  contre  tous. 
Nous  retrouvons  ici  l'idée  favorite  des  nomades,  qui  donnent  à  la 
morale  un  autre  point  de  départ  que  les  nations  sédentaires  civi- 
lisées. La  hiérarchie  des  devoirs  admise  par  un  Fénelon,  qui  com- 
mence à  l'humanité  et  descend  à  la  nation  pour  arriver  à  la  famille, 
serait  pour  eux  une  simple  absurdité.  Tous  demeurent  dans  des 
aouîs  de  cinq  à  quinze  yourtes,  qui  s'élèvent  sur  l'immense  steppe 
comme  des  taupinières.  La  yourte  est  une  tente  de  feutre  brun  qui 
recouvre  un  treillis  évasé  de  bois  peint  en  rouge,  avec  un  toit  pointu 
en  perches  et  un  grand  tuyau  de  cheminée  rond.  Cet  assemblage 
de  yourtes,  qu'on  nomme  aoid,  forme  une  commune  microscopique 
gouvernée  par  la  famille  la  plus  nombreuse,  qui  protège  l'individu 
isolé  et  en  est  responsable.  Les  querelles  sont  décidées  par  des  ar- 
bitres, et  l'aoul  se  charge  de  faire  exécuter  leurs  arrêts.  Ces  formes 
archaïques  de  gouvernement,  dont  les  chants  donnent  une  idée 
exacte,  ressemblent  assez  aux  simplifications,  idéal  de  quelques 
écoles  socialistes,  qui  réduisent  le  gouvernement  à  une  sorte  de 


556  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jury  rustique.  Cependant  le  principe  aristocratique  subsiste  tou- 
jours, et  les  descendans  des  khans  forment  la  noblesse  [sultans,  os 
blancs),  qui  jouit  de  certains  privilèges  (1). 

La  «  douce  anarchie  »  qui  est  la  base  de  ce  système  aurait  moins 
d'inconvéniens,  s'il  ne  fallait  pas  compter  avec  ses  voisins  ;  mais, 
quand  un  différend  a  lieu  entre  les  membres  de  deux  aouls,  si  l'un 
ne  veut  pas  se  prêter  à  l'exécution  de  l'arrêt,  l'autre  doit  recourir 
à  une  expédition  guerrière.  La  baraiita  amène  naturellement  des 
représailles.  Il  en  résulte  entre  les  clans  et  les  familles  des  luttes 
qui  occupent  sérieusement  la  poésie  populaire.  Heureusement  la 
religion  n'ajoute  pas  comme  ailleurs  aux  ardeurs  guerrières.  Quoi- 
que convertis  au  mahométisme  depuis  plusieurs  siècles,  les  Kir- 
ghiz  sont  tellement  étrangers  à  tout  fanatisme  musulman ,  que 
M.  Levchine  ne  sait  s'il  doit  les  ranger  a  parmi  les  mahométans, 
les  manichéens  (dualistes)  ou  les  païens.  »  Le  mahométisme  n'aurait 
pu  acquérir  de  l'influence  que  par  les  savans  (les  gens  qui  savent 
écrire);  or,  tout  en  leur  rendant  mille  honneurs,  on  les  déteste  cor- 
dialement et  on  les  regarde  com.me  des  infidèles.  L'islam  n'a  donc 
qu'une  action  médiocre,  et  encore  quand  il  ne  faut  pas  s'imposer 
de  gêne.  Ainsi  on  se  rase  la  tête  et  on  porte  des  amulettes,  on  em- 
ploie quelques  phrases  tirées  du  Koran;  mais  on  se  soucie  peu  des 
prières  du  jour,  du  carême  et  des  ablutions.  Grâce  à  ce  peu  de 
zèle  pour  la  religion,  la  langue  n'a  pas  été  atteinte  par  l'action  dis- 
solvante qui  l'a  transformée  chez  les  Ottomans.  Le  kirghiz  est 
resté  un  idiome  turc  pur,  et  les  mots  empruntés  à  l'étranger  ont 
dû  subir  les  lois  de  la  prononciation  et  obéir  à  l'esprit  de  la  langue 
indigène.  La  pureté  de  cette  langue  et  la  vaste  étendue  de  son  do- 
maine ont  décidé  M.  Radloff  à  consacrer  à  la  poésie  populaire  des 
Kirghiz  un  volume  de  856  pages,  sans  parler  de  l'intéressante  et 
substantielle  introduction  qui  précède  ce  volume,  résumé  des  ob- 
servations faites  par  le  savant  philologue  dans  la  horde  moyenne 
et  dans  la  grande  horde.  Les  chants  ont  été  surtout  recueillis  dans 
la  steppe  orientale  ;  la  légende  de  Kosy  Kœrpœsch  a  été  copiée  à 
Sergiopol,  non  loin  du  prétendu  tombeau  de  ce  héros.  Cependant, 
pour  donner  une  idée  des  produits  poétiques  de  la  steppe  occiden- 
tale, il  a  fait  paraître  les  légendes  de  Sain  Bâtir  et  d'Er  Targyn, 
publiées  déjà  en  arabe  par  le  professeur  Ilminsky. 

Les  Kirghiz  divisent  eux-mêmes  leurs  chants  en  «  paroles  du 
peuple  »  et  en  «  chansons  de  livre.  »  Les  premières  sont  transmises 
de  bouche  en  bouche,  et,  loin  qu'on  songe  à  les  écrire,  le  mollah, 

(1)  Les  os  noirs,  c'est  le  peuple.  —  A  Florence,  on  distinguait  les  deux  classes  par 
l'embonpoint  {popolo  grasso  et  popolo  tninuto),  comme  la  Bible  qui  parle  des  «  gras 
de  la  terre.  « 


LA   POÉSIE    POPULAIUE    DES   TURCS.  557 

c'est-à-dire  le  seul  personnage  qui  pourrait  être  tenté  de  le  faire, 
méprise  trop  ce  genre  de  poésie  pour  en  avoir  l'envie.  Les  mollahs 
aiment  mieux  en  composer  d'un  autre  genre,  qui,  au  lieu  de  con- 
server les  vieilles  traditions  nationales,  servent  à  propager  les  idées 
musulmanes,  en  même  temps  qu'elles  font  subir  à  la  langue  la 
transformation  qui  a  eu  lieu  chez  les  Oitomans  en  introduisant  des 
mots  et  des  formes  empruntés  à  des  langues  aryennes  et  sémitiques 
(le  persan  et  l'arabe).  Quelques-unes  de  ces  chansons  ont  le  carac- 
tère que  les  pères  de  l'église  donnaient  aux  «  préparations  évangé- 
liques.  »  Ce  sont  des  récits,  en  rapport  avec  l'esprit  du  peuple,  qui 
contiennent  peu  de  substance  religieuse,  mais  qui  préparent  les  in- 
telligences aux  idées  de  l'islam.  Tels  sont^o*  Dschigil,  Ilœnwa,  em- 
pruntés à  l'Asie  centrale,  partie  en  vers,  partie  en  prose,  —  Sœipul 
Mœlik,  traduit  de  Névaï,  —  Satyi?  Dschasman,  Kik,  Schar-jar,  ré- 
cits qui  se  sont  fort  répandus  dans  le  peuple.  Les  chants  intitulés 
Bos  Torgai  (l'alouette),  Sar  Smnan  (le  temps  d'afflictions),  Saman 
Akyr  (la  fm  du  monde),  ont  un  caractère  franchement  didactique,  et 
ressemblent  à  ce  genre  d'enseignement  qu'on  nomme  en  Italie  dot- 
trina  et  en  France  catéchisme.  Les  plus  populaires  sont  Bos  Torgai 
et  Dschumdschuma.  Dans  le  district  de  Sémipalatnisky,  les  chants 
de  livre  se  sont  répandus  dans  la  masse  du  peuple.  Là  disparais- 
sent insensiblement  les  chansons  en  l'honneur  des  vieux  héros  na- 
tionaux, qui  sont  remplacés  par  les  héros  de  l'islam,  comme  en 
Europe  les  personnages  sémitiques  de  la  Bible  ont  pris  place  dans 
la  poésie  de  tous  les  peuples  à  côté  ou  à  la  place  des  types  indi- 
gènes. Le  chant  kirghiz  consacré  à  Housseïn  est  un  exemple  de  ces 
substitutions.  Ces  faits  prouvent  que  l'islam  n'est  pas  en  décadence 
autant  que  nous  aimons  à  le  croire.  En  Asie,  où  il  a  conquis  au 
cœur  même  du  brahmanisme  25  millions  de  sectateurs,  il  gagne  du 
terrain  sur  le  chamanisme  et  même  sur  le  bouddhisme,  comme  en 
Afrique  il  fait  partout  reculer  le  fétichisme  de  la  race  nègre. 
Chez  les  Kirghiz ,  il  doit  immensément  à  la  poésie  populaire. 
M.  Radlofî  a  été  témoin  de  l'eifet  que  produisait  la  lecture  du  chant 
de  Dschumdsclimna  sur  les  grandes  assemblées.  Les  auditeurs 
écoutent  avec  l'attention  la  plus  soutenue ,  et  sur  leurs  traits  on  lit 
l'épouvante  que  produit  la  description  des  supplices  réservés  dans 
l'enfer  aux  musulmans  qui  n'observent  pas  les  préceptes  de  la  reli- 
gion. Les  «  paroles  du  peuple  »  sont  des  proverbes,  des  bénédic- 
tions, des  chants  de  noce,  de  deuil,  des  histoires  de  braves,  des 
contes,  etc.  Cette  littérature  est  si  considérable  que  le  gros  vo- 
lume de  M.  Radloff  ne  peut  être  regardé  que  comme  une  antholo- 
gie des  divers  genres. 

Les  Kirghiz,  les  Turcomans  et  autres  nomades  qui  ont  su  s'élever 


558  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

de  quelques  degrés  au-dessus  de  la  misère  des  sociétés  primitives 
ne  manquent  pas  de  loisir  pour  s'abandonner  aux  inspirations  d'une 
muse  essentiellement  populaire.  Leur  existence  a  un  côté  aristocra- 
tique très  favorable  au  développement  de  l'imagination.  Le  Kirghiz, 
que  M.  Vambéry  (1)  ne  trouve  point  dénué  d'instincts  poétiques,  n'est 
nullement,  comme  un  paysan  du  Berry  ou  de  la  Bretagne,  absorbé 
par  un  travail  qui  rend  toute  vie  intellectuelle  à  peu  près  impos- 
sible. Comme  le  lis  de  l'Évangile,  le  nomade  ne  sème  ni  ne  récolte. 
Les  troupeaux  suffisent,  sans  parler  des  razzias,  à  des  gens  dont  les 
besoins  sont  très  bornés.  Les  soins  que  le  bétail  réclame,  une  indus- 
trie élémentaire,  tous  les  travaux  qui  exigent  quelque  suite,  sont  le 
partage  des  femmes,  qui  constituent  dans  toute  société  à  l'état  d'en- 
fance une  caste  inférieure  assez  semblable  aux  serfs  du  moyen  âge. 
L'homme,  lorsqu'il  s'est  occupé  de  son  coursier,  plus  digne  d'inté- 
rêt à  ses  yeux  que  sa  laborieuse  compagne  (2),  peut  donner  beau- 
coup de  temps  à  ceux  qui  veulent  charmer  ses  loisirs  par  des  contes, 
des  légendes  historiques  ou  des  chants.  Leurs  poètes  trouvent  des 
expressions  qui  ne  manquent  ni  de  naturel  ni  de  vivacité,  comme 
dans  ce  chant  d'amour  recueilli  par  M.  Levchine  : 

u  Vois-tu  cette  neige?  —  Le  corps  de  ma  bien-aimée  est  plus  blanc. 
— Vois-tu  le  sang  qui  découle  de  cet  agneau?  —  Ses  joues  sont  plus  ver- 
meilles. —  Vois-tu  ce  tronc  d'arbre  brûlé?  —  Ses  cheveux  sont  plus 
noirs.  —  Sais-tu  avec  quoi  écrivent  les  mollahs  de  notre  khan?  —  Ses 
sourcils  sont  bien  plus  noirs  encore.  —  Vois-tu  ces  charbons  enflam- 
més? —  Ses  yeux  brillent  d'un  éclat  plus  vif.  » 

La  poésie  convertit  en  or  tout  ce  qu'elle  touche.  Il  est  vrai  que 
les  filles  kirghises  ont  les  yeux  pleins  de  feu,  le  teint  vif  et  animé, 
qu'elles  sont  agiles,  robustes  et  saines;  mais  leurs  formes  désa- 
gréables et  leurs  pommettes  saillantes  ne  répondent  nullement  à 
l'idée  que  nous  nous  faisons  de  la  beauté.  Leur  douceur,  leur  com- 
passion pour  ce  qui  souffre,  leur  tendresse  maternelle,  assureraient 
à  ces  femmes  actives  et  laborieuses  un  empire  plus  solide  que  ces 
charmes  de  la  jeunesse,  aussi  peu  durables,  dit  le  poète  ottoman 
Mésiki,  que  les  fleurs  du  printemps,  si  elles  avaient  des  maîtres 
moins  égoïstes,  moins  durs  et  moins  vaniteux. 

Comme  tout  Kirghiz  est  improvisateur,  il  compte  plus  sur  cette 
faculté  que  sur  sa  mémoire  lorsqu'il  veut  reproduire  un  chant  po- 

(1)  M.  Arminius  Vamb<^ry,  voyageur  hongrois,  qui  a  parcouru  l'Asie  centrale  de  1862 
à  180i,  est  aujourd'hui  professeur  de  langues  orientales  à  l'université  do  Pesth. 

(2)  M.  Levchiue  affirme  pourtant  que  les  femmes  des  Kirghiz  sont  supérieures  aux 
hommes  sous  une  foule  de  rapports» 


LA   POÉSIE    POPULAIRE    DES   TURCS,  559 

pulaire.  L'improvisation  est  d'autant  plus  aisée  qu'on  est  peu  diffi- 
cile sur  le  choix  des  comparaisons  et  sur  l'expression  des  sentimens, 
qu'on  ne  se  soucie  pas  même  toujours  de  la  liaison  des  idées,  comme 
ce  poète  kirghiz  qui  dit  :  «  Je  suis  malade,  et  pense  à  peine  à  la 
nourriture.  —  Oh  !  là-bas,  il  y  a  un  pin  élevé,  et  la  neige  est  tom.- 
bée  dessus.  »  D'auti'es  fois  le  poète  insinue  des  conseils  qui  n'ont 
rien  de  poétique.  «  Donne  une  pièce  de  bétail  pour  la  fille,  —  et 
elle  sera  à  toi  pour  toujours.  »  La  perspective  offerte  à  la  jeune  fille 
de  partager  un  cœur  occupé  déjà  par  trois  ou  quatre  premières 
épouses  n'est  pas  non  plus  de  nature  à  enflammer  son  imagination. 
Cependant  la  nation  la  plus  rude  a  toujoui'S  son  idéal,  qui  lui  rend 
la  vie  tolérable.  Cet  idéal  apparaît  surtout  dans  les  contes  popu- 
laires. On  est  surpris  de  trouver  tant  de  similitudes  entre  les  héros 
fantastiques  de  ces  récits  et  les  paladins  du  moyen  âge  occidental; 
mais  n'est-il  pas  naturel  que  des  nomades  aiment  à  célébrer  les 
chevaliers  errans?  Ces  modèles  de  la  bravoure  kirghise  luttent 
contre  les  enchanteurs,  combattent  les  plus  fameux  cavaliers,  déli- 
vrent les  infortunées  victimes  de  la  tyrannie,  reçoivent  d'elles  des 
talismans,  saccagent  les  aouls  pour  plaire  à  des  «  sourcils  noirs  non 
fardés.»  Néanmoins  la  conclusion  de  tant  de  combats  et  de  prodiges 
ne  ressemble  guère  à  celle  de  nos  romans  de  chevalerie,  la  belle 
n'ayant  d'autre  perspective  que  d'aller  se  confondre  parmi  les  femmes 
de'son  libérateur. 

On  voit  que,  si  le  moyen  âge  occidental  a  pu  être  nommé  «  l'âge 
de  la  femme,  »  la  vie  kirghise  ne  nous  offre  rien  de  pareil.  La  cu- 
rieuse histoire  de  Kougoul,  recueillie  par  un  écrivain  polonais, 
M.  Zaleski,  qui  a  passé  neuf  années  dans  la  steppe  des  Kirghiz, 
nous  donne  l'idée  la  plus  exacte  de  la  condition  des  femmes  chez 
ces  nomades.  La  nouvelle  mariée,  en  entrant  chez  les  parens  de 
son  mari,  doit,  fût-elle  fille  d'un  sultan,  se  prosterner  devant  son 
beau-père  et  sa  belle-mère,  et  la  seule  pensée  qu'elle  veut  se  dis- 
penser d'un  usage  qui  atteste  sa  complète  dépendance  lui  attire  la 
gracieuse  épithète  de  u  chienne.  »  Une  femme  riche,  devenue  l'es- 
clave du  khan,  est  malgré  son  âge  condamnée  à  garder  les  trou- 
peaux et  battue  impitoyablement  quand  son  maître  en  est  mécon- 
tent. L'animal  est  souvent  plus  sensible  et  plus  juste  que  l'homme, 
et  le  dévoûment  du  cheval  de  Kougoul  fait  contraste  avec  l'odieux 
caractère  du  souverain.  La  première  impression  chez  ces  nomades 
est  d'une  violence  extrême  :  lorsque  le  khan  aperçoit  Kanisbeg,  la 
sœur  de  Kougoul ,  il  tombe  évanoui.  Ses  yeux  ardens  se  fixent  sur 
la  belle  enfant  et  ne  peuvent  pas  s'en  détacher.  Absorbé  dans  cette 
extase  de  volupté,  il  se  coupe  un  doigt,  comme  les  compagnes  de 
Zouléïka,  dans  une  des  épopées  romanesques  des  Turcs,  se  dé- 


560  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chirent  la  peau  des  mains  en  croyant  peler  des  oranges,  tant  la 
beauté  de  Youssouf  les  bouleverse.  Quand  l'être  humain  est  à  ce 
point  envahi  par  un  sentiment  irrésistible,  il  ne  faut  lui  demander 
ni  équité,  ni  modération,  ni  prévoyance.  Aussi  le  khan  cesse  de 
s'appartenir;  il  marche  à  son  but  avec  la  fureur  aveugle  d'une  force 
privée  d'intelligence.  Pourtant,  si  Kougoul  est  obligé  de  le  châ- 
tier, il  garde  jusqu'au  dernier  moment  cet  attachement  au  chef  que 
l'on  rencontre  chez  les  peuples  primitifs.  Le  souverain  a  beau  être 
«  un  chien,  un  assassin,  un  parjure,  »  il  n'en  est  pas  moins  «  son 
khan,  »  contre  lequel  Kougoul  refuse  de  combattre,  si  toutes  les 
chances  ne  sont  pas  contre  lui.  Si  ce  trait  rappelle  l'héroïsme  et  la 
fidélité  d'un  preux  vassal  des  temps  chevaleresques,  les  détails  du 
combat  et  d'autres  circonstances  du  récit  montrent  que  l'ardente 
imagination  des  chevaliers  paraîtrait  bien  timide  aux  Kirghiz.  Les 
légendes  altaïques  n'usent  pas  du  surnaturel  avec  plus  de  modé- 
ration, et  c'est  avec  raison  que  M.  A.  Schiefner,  qui  a  mis  de  sa- 
vantes préfaces  en  tête  des  volumes  du  docteur  Hadloff,  retrouve 
dans  les  mythes  de  l'Altaï  l'influence  du  bouddhisme,  combinée  avec 
des  traditions  empruntées  au  mazdéisme.  La  religion  et  la  langue 
des  Turcs  sont  celles  de  la  majorité  des  Kirghiz,  mais  la  voix  du 
sang  les  rapproche  de  ces  populations  qui  préfèrent  les  enseigne- 
mens  de  Çakya-Mouni  à  ceux  du  prophète  de  La  Mecque. 

Les  narrateurs  de  ces  contes  les  complètent,  lorsqu'ils  sont  en 
vers,  par  une  mimique  qui  ajoute  à  l'effet  du  récit.  Cette  mimique, 
généralement  originale,  est  plus  variée  que  les  airs  des  chants,  dont 
la  monotonie  égale  le  ton  mélancolique.  Parfois  ils  sont  accompa- 
gnés d'une  musique  dont  les  principales  ressources  sont  le  kohyz 
(espèce  de  violon)  et  la  tchibyzga  (flûte  de  roseau  ou  de  bois).  Dans 
certains  cas,  on  forme  des  duos,  des  trios  ou  des  quatuors  où  des 
musiciens  prennent  ainsi  que  des  orateurs  pour  sujet  l'é'oge  de 
quelque  hôte  distingué,  une  rivalité  d'amour,  —  l'amour  est  «  pa- 
reil au  faucon  qui  se  jette  sur  les  canards,  »  —  entre  deux  jeunes 
Kirghiz,  enfin  tout  événement  considéré  comme  remarquable. 

III.     —     LA    PERSE     ET     LE    TURKESTAN. 

La  légende  de  la  Perse  rapporte  qu'un  roi  de  l'Iran,  Feridoun,  si 
connu  dans  l'histoire  mythique  de  ce  pays,  eut  trois  fils,  Iredj,  Tour 
et  Selni.  Le  premier  ayant  eu  en  partage  l'h'ân,  qui  a  pris  son  nom, 
Tour  dut  passer  l'Oxus  et  aller  régner  sur  les  provinces  trans- 
oxanes.  Les  héritiers  de  Tour,  dont  le  plus  fameux  est  Afrasiab,  le 
conquérant  de  la  Perse,  ont  toujours  été  la  terreur  des  rois  de  l'Iran. 
Firdousi  dit  que  le  temps  d' Afrasiab,  qui  aurait  dû  régner,  d'après 


LA   POÉSIE    POPULAIRE    DES    TURCS.  561 

ce  qu'on  lui  fait  faire,  trois  ou  quatre  cents  ans,  a  été  comme  une 
nuit  obscure  qui  a  couvert  l'Iran  jusqu'au  moment  où  le  soleil  de  la 
race  royale  vint  la  dissiper.  Aussi  toutes  les  dynasties  turques  ont- 
elles  voulu  se  rattacher  au  terrible  Afrasiab;  Seldjouk,le  fondateur 
des  Seidjoucides,  prétendait  en  descendre  en  ligue  droite,  et  les 
monarques  ottomans,  qui  se  rattachent  à  cette  fan)ille,  se  vantent 
d'avoir  plus  d'une  fois  continué  en  Perse  l'œuvre  de  leur  célèbre 
ancêtre. 

On  a  depuis  en  Perse  donné  le  nom  de  Tourân  à  toute  la  contrée 
située  au  nord  de  l'empire,  à  la  steppe  profonde  qui  renferme  les 
plus  grands  lacs  du  monde,  la  mer  Caspienne  et  le  lac  d'Aral,  à 
la  région  qu'arrosent  le  cours  inférieur  de  l'Oxus  et  l'Iaxartes,  et 
aux  contrées  montagneuses  de  l'est.  Cette  arène,  où  s'agitaient  les 
nomades  farouches  du  septentrion,  était  considérée  comme  le  pays 
des  ténèbres,  le  pays  d'Ahriman,  tandis  que  le  plateau  de  l'Iran 
était  le  pays  de  la  lumière,  où  Ormuzd,  le  bon  principe,  régnait  au 
milieu  des  Aryens.  Après  la  conquête  mongole,  ce  pays  prit  le  nom 
d'un  fils  de  Djinghis;  depuis,  on  appela  Turkedan  ou  pays  des 
Turcs  le  vaste  territoire  qui  s'étend  entre  l'empire  chinois  et  la 
mer  Caspienne.  La  confusion  qui  existait  entre  les  peuples  de 
famille  turque  et  ceux  qu'on  appelait  Tartares,  alors  qu'on  appli- 
quait cette  expression  fort  inexacte  à  un  mélange  de  nations  tur- 
ques et  de  nations  mongoles,  lui  a  fait  aussi  donner  le  nom  de 
Tartarie  indépendante,  nom  qui  prend  un  sens  de  plus  en  plus 
ironique  à  mesure  que  la  Russie  étend  son  empire  sur  ces  contrées 
guerrières. 

L'Oxus  et  l'Iaxartes  semblent  deux  Nils  frères,  aux  cours  paral- 
lèles, qui  donnent  à  une  partie  du  pays  une  physionomie  fort  dif- 
férente de  celle  des  plaines,  livrées  k  une  perpétuelle  aridité.  Les 
légumes  abondans,  les  fruits  exquis,  le  riz,  le  sorgho  à  sucre,  le  co- 
tonnier, le  mûrier,  récompensent  amplement  le  travail  des  popula- 
tions sédentaires  qui  ont,  à  l'époque  de  la  splendeur  du  pays,  donné 
une  si  grande  célébrité  à  Samarkand,  à  Bokhara  et  à  Khiva.  Mal- 
heureusement le  climat  est  un  grand  obstacle  au  développement 
régulier  de  l'activité  humaine.  Le  savant  qui  a  dit  que  l'homme 
devait  se  résigner  à  être  tantôt  gelé  et  tantôt  grillé  semble  avoir 
songé  à  ces  contrées  de  l'Asie  où  une  chaleur  dévorante  succède  au 
plus  rigoureux  hiver.  En  eiïet  la  Sibérie,  les  steppes  du  Turkestan, 
les  versans  septentrionaux  du  vaste  plateau  de  l'Asie  centrale,  abou- 
tissent aux  rivages,  ouverts  aux  âpres  vents  du  nord,  d'une  immense 
mer  de  g^ace,  tandis  que  des  chaînes  énormes  de  montagnes  cou- 
vertes de  neiges  éternelles  ne  permettent  pas  aux  souilles  tièdes 
du  sud  d'y  tempérer  la  rigueur  de  la  mauvaise  saison.  Ces  obsta- 

TOME  ciu.  —  1873.  3t) 


562  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des,  qui  n'arrêtent  nullement  les  voyageurs  russes  contemporains, 
MM.  Struve,  Ivanof,  Michenkof,  M.  et  M'^«  Fedclienko  (1),  d'autres 
encore,  qui  ont  tant  contribué  à  nous  faire  connaître  l'Asie  cen- 
trale, n'empêcheront  pas  la  marche  des  armées  de  la  Russie. 

On  étend  le  nom  de  Turkestan  à  une  contrée  voisine  dont  le  Tur- 
kestan  proprement  dit  est  séparé  par  les  gigantesques  sommets  du 
Bolor-Tagh.  Le  turc  est  en  effet  la  langue  de  cette  contrée,  appelée 
Turkestan  oriental,  Djagataï  oriental,  Haute-Tartarie,  Tartarie  chi- 
noise, Petite-Boukharie  ou  Tourfân.  Ce  pays  fertile,  entouré  de 
montagnes  de  presque  tous  les  côtés,  a  2  millions  de  kilomètres 
carrés.  Les  villes  y  sont  rares,  et  aucune  n'a  jamais  eu  la  célébrité 
de  celles  qu'on  trouve  dans  le  Turkestan  occidental;  Tourfân  et 
Kasgar  sont  les  plus  connues.  On  aura  maintenant  des  notions  plus 
précises  sur  ces  curieuses  contrées  à  mesure  que  les  Russes  pour- 
suivront leur  marche  en  avant.  Au  temps  de  Pierre  P"",  on  croyait 
trouver  un  eldorado  dans  ces  régions  mystérieuses;  mais  les  voya- 
geurs qui  s'y  aventuraient  tombaient  au  milieu  des  nomades  fa- 
rouches qui  les  vendaient  aux  marchands  de  Khiva  et  de  Bokhara. 
Cependant  l'action  commerciale  de  la  Russie  gagnait  du  terrain, 
refoulant  les  tribus  qui  l'entravaient;  depuis  1835,  les  plans  d'an- 
nexion se  dessinèrent  de  plus  en  plus,  et  déjà  les  Russes  sont  à 
Khouldja,  qui  naguère  encore  faisait  partie  du  Céleste-Empire. 

La  politique  de  conquête  inaugurée  dans  le  Turkestan  par  Ni- 
colas I'''  a  été  poursuivie  de  nos  jours  avec  persévérance  par  l'em- 
pereur Alexandre.  L'Asie  centrale  n'est  plus  ce  qu'elle  était  au 
XV*  siècle,  époque  où  Samarkand  était  le  centre  de  la  civilisation 
orientale.  Les  nations  turques,  malgré  leur  humeur  guerrière,  sont 
trop  arriérées  pour  résister  à  la  tactique  moderne.  En  1868,  l'Asie 
centrale  comptait  70,000  Russes,  chiffre  qui  va  augmentant  de  jour 
en  jour.  La  vie  commerciale,  paralysée  par  le  stupide  gouvernement 
des  émirs  turcs,  si  bien  décrit  par  M.  Vambéry,  renaît  avec  les  Eu- 
ropéens. Des  steamers  ont  paru  sur  les  eaux  de  l'Iaxartes  (Syr-Da- 
ria);  des  mines  de  houille  découvertes  sur  ses  bords  en  assurent 
la  navigation.  Les  caravanes,  cessant  de  redouter  les  Turcomans  et 
les  Kirghiz,  peuvent  suivre  la  route  de  terre.  En  effet,  même  les 
khans  restés  indépendans  sont  maintenant  obhgés  de  tenir  compte 
de  la  présence  d'un  gouvernement  qui  trouverait  dans  les  actes  de 
brigandage  des  raisons  d'étendre  des  conquêtes  qui  le  rapprochent 
des  frontières  de  l'Inde.  Une  voie  ferrée  qui  unira  Orenbourg  à  Tas- 
khent,  ville  de  60,000  âmes,  dont  M.  Karasihe  a  décrit  les  mœurs 

(1)  Cette  dame,  très  versée  dans  la  botanique,  a  recueilli  dans  son  pénible  voyage 
au  Turkfcstan  400  espèces  de  plantes. 


LA   POÉSIE   POPULAIRE   DES  TURCS.  563 

dans  un  curieux  roman  (1),  centre  d'une  contrée  voisine  de  Ko- 
khand  et  de  Bokhara,  permettra  aux  Russes  d'agir  avec  une  promp- 
titude effrayante  pour  des  gouvernemens  aussi  complètement  dé- 
sorganisés que  ceux  des  khans.  La  Russie  ne  tardera  pas  à  être 
en  possession  de  la  route  la  plus  courte  conduisant  de  la  Baltique 
et  de  la  Mer  du  Nord  aux  districts  les  plus  peuplés  de  la  Chine  et 
de  la  province  du  Bengale.  Si  la  France,  déjà  établie  en  Cochin- 
chine,  au  milieu  des  populations  de  race  jaune,  essayait  de  sou- 
mettre à  son  empire  les  sectateurs  de  Bouddha,  l'immense  Asie, 
envahie  de  trois  côtés  à  la  fois,  ne  tarderait  pas  à  subir  la  domina- 
tion de  l'Europe. 

La  situation  des  Asiatiques  n'a  pas  toujours  été  aussi  triste,  et 
leur  âme  n'était  pas  autrefois  préparée  à  tant  d'humiliations.  Quand 
les  Européens  étaient  plongés  dans  la  nuit  du  moyen  âge  et  esclaves 
de  la  théocratie,  ils  semblaient  destinés  à  être  les  héritiers  de  la 
glorieuse  civilisation  gréco-romaine,  tant  les  hautes  intelligences 
naissaient  en  foule  à  côté  des  vaillans  guerriers.  Aux  plus  sombres 
époques  de  l'histoire  de  notre  continent,  la  brillante  cour  des  ca- 
lifes, des  Ai-Manzor,  des  Haroun-al-Raschid  (viii^  siècle),  des  Al- 
Mamoun,  des  Motassem  (ix^  siècle),  était  le  séjour  favori  des  let- 
trés et  des  savans,  et  les  célèbres  écoles  de  Bagdad,  de  Bassora,  de 
Koufa,  de  Cordoue,  étaient  l'a  lumière  de  l'Asie  et  de  l'Europe.  Bo- 
khara,  dans  le  Tuikestan,  n'avait  pas  moins  de  réputation.  La 
Perse  musulmane,  dont  l'influence  devait  être  si  grande  sur  les 
Turcs,  produisait  ces  poètes  dont  elle  est  justement  fière  :  il  suffit 
de  citer  les  noms  glorieux  des  Firdousi,  des  Nisâmi,  des  Saadî,  des 
Hffis,  des  Djâmî.  L'époque  de  Djâmî  (xv*  siècle)  est  précisément 
celle  de  l'écrivain  dont  le  nom  revient  sans  cesse  sous  la  plume 
toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  la  littérature  turque. 

Nizam-Eddin  Mir  Ali-Chir,  dont  le  père  était  un  des  principaux 
personnages  de  la  cour  du  sultan  qui  régnait  à  Samarkand,  floris- 
sait  sous  le  règne  du  sultan  Housseïn,  qui,  littérateur  distingué  lui- 
même,  réunissait  autour  de  lui  les  savans,  les  poètes,  les  artistes 
de  l'Iran  et  du  Tourân.  II  naquit  à  Héri  (Hérat),  où  était  la  cour  des 
souverains  du  Khoraçan.  Le  savoir  étant  alors  dans  ces  contrées 
considéré  comme  une  des  premières  qualités  de  l'homme  d'état, 
Ali-Chir  devint  muhurdar  (garde  des  sceaux),  puis  émir,  gouver- 
neur de  Hérat  et  vice-roi  d'Asterabad;  mais  dans  toutes  les  fonc- 
tions qu'il  occupa,  dans  toutes  les  missions  de  confiance  dont  il  fut 
chargé,  il  soupirait  après  la  retraite  et  l'étude.  Le  souverain  éclairé 
qui,  en  lui  écrivant,  m.ettait  toujours  en  tête  de  ses  lettres  :  «  au 

(1)  Nos  Confins  éloignés,  1872. 


564  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

modèle  des  citoyens,  au  soutien  du  pays  et  du  gouvernement,  au 
sage  ordonnateur  des  beautés  de  la  vérité  et  de  la  religion,  »  fut 
obligé  de  lutter  constamment  contre  sa  sincère  modestie  et  son  in- 
vincible éloignement  des  grandeurs.  —  «  L'émir  Ali-Chir,  dit  l'au- 
teur du  Babour-iSameh^  était  distingué  de  sa  personne,  et  possé- 
dait une  urbanité  et  une  élégance  de  manières  que  la  fortune  ou  la 
disgrâce  n'altéra  jamais.  Au  faite  des  honneurs  comme  dans  l'exil, 
à  Hérat  comme  à  Samarkand,  Ali-Chir  fut  toujours  le  même,  un 
homme  incomparable.  » 

Dès  ses  débuts,  Mir  Ali-Chir  avait  reçu  le  nom  de  «  poète  bi- 
lingue, »  parce  qu'il  avait  pris  place  en  même  temps  parmi  les 
poètes  persans  et  parmi  les  poètes  turcs.  Conformément  à  un  usage 
fréquent  chez  les  musulmans,  il  était  connu  comme  poète  turc  sous 
le  nom  de  iNévai;  comme  poète  persan,  on  le  nommait  Fénaï  ou  mieux 
Fâni.  Pourtant  Névai,  fier  de  son  origine  et  de  sa  race,  va  jusqu'à 
donner  le  iurki  comme  supérieur  en  prose  et  en  vers  au  fârsy;  aussi 
a-t-il  écrit  en  turc  ses  quatre  divans  [Merveilles  de  V enfance^  — 
Raretés  de  V adolescence,  —  Curiosités  de  l'âge  mûr,  —  Profits  de 
la  vieillesse)  et  la  plupart  de  ses  ouvrages,  dont  l'influence  a  été  si 
considérable  sur  les  populations  turques  et  continue  de  se  faire 
sentir  dans  le  Turkestan.  Il  énumère  avec  complaisance  dans  sa 
Galerie  des  poètes  ceux  qui  sont  sortis  de  la  race  turque,  dont  plu- 
sieurs appartenaient  à  sa  famille.  Toutefois  on  ne  se  soustrait  pas 
facilement  à  la  supériorité  du  génie  aryen;  dans  ses  poèmes  roma- 
nesques {Ferhâd  et  Chirin,  Medjnoun  et  Léila,  les  Sept  jAanètes), 
qui  introduisent  dans  la  littérature  de  sa  nation  des  personnages 
destinés  à  devenir  si  populaires,  il  n'échappe  point  à  cette  influence. 
Il  en  est  de  même  dans  l'ordre  religieux;  son  mysticisme  est  plus 
sincère  qu'original.  Son  livre  sur  le  spiritualisme  est  imité  de  Ni- 
zâmi,  de  Khosrou  et  de  Djâmi,  de  ce  Djâmi  qu'il  nomme  lui-même 
le  «  céleste  confident,  le  flambeau  des  ulémas,  le  rempart  de  la  foi, 
le  soleil  de  vertu,  le  roi  de  la  forme  humaine,  de  la  spiritualité, 
l'ombre  de  la  Divinité.  » 

La  musique,  que  Névaï  cultivait  comme  d'autres  arts,  a  contri- 
bué à  donner  à  ses  poésies  un  caractère  populaire.  Youssouf-Bou- 
rhân,  qui  la  lui  avait  enseignée,  en  mettant  en  musique  la  plu- 
part des  œuvres  poétiques  de  son  élève,  leur  assura  une  vogue  à 
laquelle  leur  élévation  ne  semblait  pas  les  destiner.  Maintenant  il 
n'est  pas  de  chanteur  qui  n'ait  dans  sa  collection  quelques  mor- 
ceaux de  Névai.  S'il  n'a  pu  donner  la  même  popularité  aux  poètes 
dont  il  entretient  ses  lecteurs,  il  a  pu  du  moins  soustraire  leur 
nom  à  l'oubli,  et  quelques-uns  méritaient  réellement  d'être  con- 
nus. Ainsi  le  neveu  du  sultan  Housseïn,  Mohammed-sultan,  connu 


LA  POÉSIE  POPULAIRE  DES  TURCS.  565 

SOUS  le  nom  de  Kutchuk-Mirza,  devenu  derviche,  avait  composé 
des  vers  aussi  gracieux  que  spirituels  sur  la  puissance  de  l'amour. 
«  Je  me  vantais  d'avoir  passé  toute  ma  vie  dans  la  pratique  de 
la  vertu  et  de  la  dévotion;  —  mais,  quand  l'amour  m'a  embrasé, 
qu'était-ce  alors  que  cette  vertu,  cette  dévotion?  —  Je  vous  rends 
grâce,  ô  mon  Dieu,  d'avoir  permis  que  je  fisse  sur  moi-même 
cette  grande  expérience.  »  Si,  comme  on  le  dit,  il  ne  faut  voir 
dans  cet  amour  ardent  que  le  deuxième  état  extatique  de  l'é- 
chelle mystique  des  sou  fis  ^  il  n'en  est  point  sans  doute  de  même 
de  ce  distique  du  sultan  Iskender,  petit-fils  de  Timour:  «  J'avais 
comparé  ma  bien-aiinée  à  une  belle  lune  dans  son  plein,  mais  elle 
s'est  voilée  la  moitié  du  visage.  —  Je  donnerais  volontiers,  ô  ma 
belle,  pour  dîme  de  ta  noire  chevelure,  ou  Le  Caire  ou  Alep  ou  Roum.» 
Shàh-Rukh,  fils  de  Timour,  exprime  avec  vigueur  un  autre  genre  de 
sentimens,  qui  trouve  toujours  un  écho  dans  les  tribus  du  Turkes- 
tan.  '(  Le  guerrier  doit  se  jeter  au  milieu  de  la  mêlée,  du  carnage; 
blessé,  il  ne  doit  chercher  d'autre  lit  que  la  crinière  de  son  cheval; 
il  mérite  de  mourir  de  la  mort  d'un  chien,  le  misérable  qui,  se 
disant  homme,  implore  la  pitié  de  l'ennemi.  » 

L'ardeur  guerrière  n'est  pas  ici,  comme  dans  les  religions  paci- 
fiques, le  bouddhisme  et  le  christianisme  par  exemple,  tempérée 
par  l'influence  de  la  foi  (1).  L'islamisme  est  essentiellement  belli- 
queux, puisque  sa  mission  est  de  soumettre  par  le  glaive  le  monde 
à  la  puissance  d'z\llah  et  de  son  représentant  sur  terre;  mais  il  a 
de  commun  avec  le  druidisme  et  le  christianisme  qu'il  apprend  à 
considérer  la  vie  uniquement  comme  un  laborieux  et  périlleux  pas- 
sage, et  à  porter  constamment  la  vue  vers  ce  qui  est  éternel.  Dans 
son  élégie  sur  la  mort  de  Djâmi,  Névaï  exprime  cette  conviction 
universelle  avec  un  toa  qui  fait  penser  aux  solennelles  lamentations 
de  Bossuet,  moins  détaché  que  le  poète  musulman,  des  grandeurs 
de  la  terre,  et  cette  note  est  si  commune  dans  la  poésie  turque 
qu'on  peut  la  considérer  comme  un  des  sentimens  que  la  religion, 
l'instabilité  des  conditions,  la  fréquence  des  guerres  et  des  boule- 
versemens,  ont  rendus  éminemment  populaires. 

«  Chaque  mouvement  de  la  sphère  apporte,  hélas!  un  nouveau  coup 
du  sort;  chaque  étoile  qui  brille  au  firmament  est  l'image  d'une  plaie 
ouverte  par  quelque  nouveau  malheur. 

«  La  nuit  sous  sa  robe  noire,  comme  le  jour  dans  son  vêtement 
d'azur,  n'amène  que  de  nouvelles  peines,  de  nouveaux  chagrins. 

«  Bien  plus,  la  durée  insaisissable  d'un  clin  d'œil  est  elle-même  un 

(1)  Même  pour  Névai,  un  saint  de  l'islam,  le  khakhan  Timour,  le  «  conquérant  du 
monde,  »  est  le  «  joyau  de  la  race  souveraine.  »  {Galerie,  liv.  VII.) 


566  REVUE    DES    DEUX   MOJ!«DES. 

moment  de  tristesse,  car  à  tout  instant  les  escadrons  de  la  mort  s'élan- 
cent des  steppes  du  néant,  et  soulèvent  des  tourbillons  de  poussière 
d'une  nouvelle  destruction. 

«  L'univers  n'est  qu'une  vallée  de  larmes,  d'où  montent  de  tous  côtés 
la  fumée  de  gémissemens  toujours  nouveaux  .et  le  bruit  de  lamentations 
sans  cesse  renaissantes. 

«  Hélas!  .c'est  la  vie  elle-même  qui  est  la  source  constante  de  nos 
douleurs.  C'est  bien  elle  qui  remplit  notre  cœur  de  nouveaux  chagrins. 
Au  reste,  la  terre  est  un  jardin  dont  les  fleurs,  bientôt  effeuillées  par  la 
douleur,  ne  sont,  malgré  leur  brillante  apparence,  qu'un  manteau  dé- 
vorant. 

(c  L'eau  qu'on  y  boit  est  empoisonnée,  l'air  qu'on  y  respire  est  infect; 
peut-on  dès  lors  s'étonner  qu'il  y  règne  une  épidémie  perpétuelle? 

a  Aussi  les  âmes  pieuses  tournent-elles  leurs  vœux  vers  le  paradis;  là 
l'atmosphère  est  tout  autre. 

(c  Pour  ces  âmes  imbues  de  la  connaissance  divine,  ce  misérable  sé- 
jour n'est  qu'une  station  de  passage;  la  véritable  patrie  est  ailleurs...  » 

Le  Turkestan  est  bien  loin  aujourd'hui  de  ce  qu'il  était  au  temps 
de  JNévaï.  Quoique  la  bravoure  ne  manque  pas  aux  habitans,  il 
semble  qu'elle  soit  devenue  complètement  inutile  depuis  que  ce 
pays  est  tfm%é  dans  la  barbarie.  Parmi  les  populations  qui  se  par- 
tagent le  pays,  les  Turcomans  sont  renommés  pour  leur  humeur 
belliqueuse.  Ils  se  regardent  comme  les  Turcs  par  excellence.  11  est 
vrai  que  ces  clans  guerriers  ont  été  jusqu'à  nos  jours  les  gardiens 
des  frontières  méridionales  du  Turkestan,  et  ont  couvert  les  villes 
de  Khiva,  de  Bokhara  et  même  de  Khokand,  plus  civilisées  sans 
doute,  mais  bien  moins  résolues  que  ces  nomades.  Fidèles  au  génie 
primitif  de  leur  famille,  ils  en  constituent  encore  une  des  forces 
solides,  protégés  par  leur  barbarie  même  contre  l'action  de  la  civi- 
lisation aryenne,  qui  dissout  une  partie  de  la  société  turque  sans 
parvenir  à  lui  infuser  un  esprit  incompatible  avec  ses  traditions 
immémoriales  et  ses  tendances  instinctives.  L'énergie  des  Turco- 
mans n'emprunte  pas  autant  qu'on  serait  tenté  de  le  croire  à  l'isla- 
misme, qui  agissait  si  puissamment  sur  les  Ottomans  à  l'époque  de 
leurs  triomphes.  L'orthodoxie  du  Turcoman  laisse  fort  à  désirer  ; 
mais  il  a  l'humeur  indépendante  des  nomades  et  la  fierté  d'une 
race  habituée  à  voir  trembler  des  multitudes  qui,  en  perdant  la 
vigueur  militaire,  ont  perdu  tout  ce  que  l'homme  a  le  droit  et  !e 
devoir  de  défendre.  La  docilité  si  mal  récompensée  des  popula- 
tions qu'il  foule  aux  pieds,  et  parmi  lesquelles  il  va  chercher  des 
troupeaux  d'esclaves  tremblans  sous  son  fouet,  ne  contribue  pas 
peu  à  lui  faire  goûter  un  état  social  par  lequel  «  chacun  est  roi.  » 


LA   POÉSIE    POPULAIRE    DES   TURCS.  567 

Les  relations  que  les  razzias  établissent  entre  les  clans  turcomans 
et  les  Aryens  ont  avec  le  temps  modifié  le  type,  et  même  dans  le 
Turkestan  ce  type  ne  s'est  maintenu  intact  que  lorsque  les  circon- 
stances ont  empêché  toute  immixtion  du  sang  iranien. 

Cependant  chez  beaucoup  de  Turcomans  le  type  primitif  de  la 
famille  turque  se  conserve  parfaitement.  Ils  ont  les  yeux  petits  et 
obliques,  les  pommettes  font  saillie  et  la  barbe  est  rare.  Grands  et 
forts,  ils  ont  encore  la  vigueur  qui  fa.isait  considérer,  ainsi  que  l'at- 
teste un  proverbe  français,  les  conquérans  de  Constantinople  comme 
le  modèle  de  la  force.  Ceux  qui  survivent  aux  dures  épreuves  de 
l'enfance  sont  des  soldats  capables  de  supporter  les  plus  grandes 
privations.  Souffrir  de  la  faim  pendant  des  mois  entiers  est  pour 
eux  chose  ordinaire;  mais,  à  l'exemple  des  Peaux-Rouges  de  l'Amé- 
rique, s'ils  trouvent  l'occasion  de  se  dédommager  de  leurs  priva- 
tions, Ils  montrent  un  appétit  de  Gargantua.  Aussi  leur  est-il  im- 
possible de  conserver  longtemps  des  provisions.  Peu  difficiles  sur 
le  choix  des  mets,  ils  le  sont  encore  moins  sur  la  qualité  de  la  bois- 
son ;  une  eau  que  dédaignent  les  chevaux  des  Cosaques  russes  leur 
semble  fort  potable. 

Leurs  chevaux  doivent  s'habituer  comme  eux  à  des  alternatives 
d'abondance  et  de  jeûne.  Quand  on  demande  à  un  Turcoman  quelle 
ration  il  donne  à  son  cheval  :  «  Lorsqu'il  y  a  beaucoup  d'orge,  dit- 
il,  j'en  donne  beaucoup  ;  s'il  n'y  en  a  point,  je  n'en  donne  pas.  » 
Cependant  il  sait  fort  bien  que  sans  le  cheval  et  le  chameau  le  genre 
de  vie  qu'il  mène  serait  absolument  impossible.  La  poésie  comme 
les  récits  des  voyageurs  prouvent  que  ces  nomades  soignent  et  ai- 
ment leurs  chevaux  plus  que  tout  au  monde.  IN 'auraient-ils  que  des 
haillons  pour  se  préserver,  eux  et  leur  famille,  leur  cheval  est  cou- 
vert d'un  bon  feutre  qui  l'hiver  le  garantit  du  froid  intense  de  ces 
contrées,  et  qui  l'été  le  défend  contre  une  chaleur  qui  n'est  pas 
moins  extrême.  Traités  en  amis,  les  chevaux  deviennent  sociables  et 
beaucoup  plus  intelligens  qu'un  Européen  ne  peut  l'imaginer.  L'inti- 
mité entre  le  Turcoman  et  son  coursier  n'est  donc  nullement  exa- 
gérée par  la  poésie  populaire,  qui,  émerveillée  de  la  sûreté  de  l'in- 
stinct de  ces  nobles  animaux,  semble  assez  peu  disposée  à  voir  «  le 
roi  c;e  la  création  »  dans  cet  homme  qui  dépend  constamment  de  la 
vigueur,  de  la  rapidité  et  de  l'adresse  de  son  cheval.  Il  est  certain 
que  leurs  chevaux  de  course,  mélange  de  la  race  indigène,  petite, 
lourde,  mais  forte,  avec  les  chevaux  arabes,  sont  très  remarquables. 
A  l'âge  de  trois  ans,  ils  font  déjà  de  longs  voyages.  Rien  ne  leur  est 
plus  aisé  que  de  franchir  150  verstes  en  dix-huit  heures. 

Les  Turcomans,  vigoureux  et  braves  cavaliers,  formeraient  des 
troupes  redoutables,  s'ils  avaient  des  armes  moins  mauvaises;  mal- 


568  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

heureusement  pour  eux  les  ouvriers  n'ont  aucune  aptitude,  leurs 
sabres  recourbés  sont  très  mal  faits,  et  leur  petit  poignard  ne  peut 
pas  être  d'une  grande  utilité.  Ils  se  servent  maladroitement  des  fu- 
sils de  toute  provenance  qu'ils  ont  pu  se  procurer.  L'arme  nationale 
est  la  pique,  dont  la  hampe  est  faite  d'un  roseau  léger  et  en  même 
temps  très  fort.  Dans  un  temps  où  la  plus  faible  inégalité  dans  l'ar- 
mement et  dans  la  tactique  a  de  si  graves  conséquences,  on  peut 
se  figurer  quel  est  l'avenir  d'un  peuple  aussi  incapable  de  produire 
des  armuriers  que  des  généraux.  L'organisation  politique  n'est  pas 
faite  pour  suppléer  à  ce  qui  manque  du  côté  militaire.  Le  seul  pou- 
voir reconnu,  celui  des  «  bons,  »  qui  comprennent  les  plus  âgés, 
les  plus  riches,  les  plus  braves ,  les  plus  intelligens,  a  sans  doute 
une  influence  considérable  quand  il  s'agit  des  relations  des  clans; 
mais  cette  influence  est  nulle  dans  les  affaires  privées,  surtout  dans 
les  affaires  criminelles.  En  dehors  des  expéditions,  le  Turcoman, 
dans  ses  rapports  avec  les  membres  de  son  clan,  ne  montre  pas 
une  humeur  plus  féroce  que  les  autres  Asiatiques. 

On  ne  doit  point  s'attendre  à  ce  qu'une  société  ainsi  constituée 
donne  pour  base  à  la  famille  d'autre  droit  que  celui  de  la  force. 
Tandis  que  la  Perse,  où  l'élément  aryen  a  joué  un  si  grand  rôle, 
où  la  vie  intellectuelle  a  eu  autrefois  un  si  grand  développement, 
fait  à  la  femme  des  concessions  considérables,  jusqu'à  lui  accorder, 
comme  en  Russie,  la  libre  administration  de  son  bien,  le  Turcoman 
ne  voit  en  elle  que  l'ouvrière  dont  l'activité  doit  suppléer  à  son 
incurable  paresse.  U  vit  en  effet  noblement,  comme  on  disait  autre- 
fois, car,  lorsqu'il  n'est  pas  occupé  par  quelque  expédition  entre- 
prise pour  enlever  les  Persans  qu'il  vend  sur  les  marchés  du  Tur- 
kestan,  surtout  à  Khiva,  sa  vie  entière  appartient  à  la  plus  honteuse 
oisiveté.  L'existence  de  ses  femmes  ne  diffère  guère  de  celle  des 
esclaves  exposés  par  leur  mari  sur  les  marchés  de  l'Asie  centrale. 
Elles  disent  elles-mêmes  qu'elles  sont  trop  pauvres  pour  se  confor- 
mer aux  usages  des  villes,  c'est-à-dire  pour  se  voiler  et  se  dérober 
aux  regards  des  étrangers;  mais,  comme  dans  les  plus  dures  condi- 
tions l'instinct  féminin  ne  se  dément  jamais,  eUes  ont  aussi  leur  co- 
quetterie et  leurs  élégances.  La  coiffure  attire  surtout  les  regards 
dans  le  costume  des  jeunes  et  riches  Turcomanes.  Cette  coiffure, 
qui  est  réservée  pour  les  solennités,  ressemble  à  un  énorme  shako 
orné  d'or,  d'argent,  de  pièces  de  monnaie  et  de  pierres  précieuses. 

M.  Vambéry,  qui  a  consciencieusement  étudié  les  habitudes  des 
Turcomans,  dit  que  leurs  occupations  et  leurs  mœurs  fourniraient 
la  matière  d'un  volume  bien  rempli,  tant  elles  diffèrent  des  nôtres. 
Leur  vie  est  éminemment  ft^odale,  elle  se  partage  entre  la  guerre 
et  le  repos  sous  ces  tentes  solides,  fraîches  en  été,  tièdes  en  hi- 


LA   POÉSIE   POPULAIRE    DES   TURCS.  569 

ver,  qui  résistent  aux  affreuses  bourrasques  déchaînées  dans  les 
steppes. 

Mais  que  faire  en  un  gîte,  à  moins  que  l'on  ne  songe? 

Les  songes  du  Turcoman  sont  nécessairement  des  rêves  de  guerre, 
rêves  entretenus  dans  son  âme  par  les  récits  des  conteurs  et  les 
chants  belliqueux  des  poètes  populaires. 

Chez  les  Tarcomans,  la  veine  poétique  est  bien  loin  d'être  tarie, 
et  nous  commençons  à  connaître  en  Europe  les  noms  de  leurs  meil- 
leurs poètes,  par  exemple  Makhdumkuli,  le  barde  national  (1).  La 
passion  que  les  Asiatiques  qnt  pour  le  surnaturel  s'est  exercée  sur 
sa  vie,  et  les  légendes  ont  déjà  transformé  la  vie  de  ce  poète  du 
XVIII''  siècle.  La  guitare  à  deux  cordes  (la  dutora)  est  l'instrument 
dont  les  troubadours  turcomans  se  servent  pour  accompagner  les 
chants  qui  ravissent  tellement  leurs  rudes  auditeurs  qu'un  marau- 
deur revenant  affamé  d'une  expédition  oublie  sa  fatigue  et  sa  faim 
pour  les  écouter.  La  mélopée  gutturale  et  les  sons  de  l'instrnment 
primitif  produisent  sur  ces  âmes  passionnées  une  impression  dont  il 
est  difficile  de  se  rendre  compte.  Il  ne  s'agit  plus  de  cette  musique 
dont  les  mythes  classiques  parlent  comme  capable  d'adoucir  l'hu- 
meur des  tigres;  la  poésie  de  ces  chantres  du  désert  réveille  au 
contraire  et  entretient  dans  les  cœurs  la  fièvre  des  batailles,  qui  ne 
s'apaise  qu'au  milieu  du  sang  et  des  ruines. 

Toutefois  le  sentiment  de  la  vanité  des  passions  et  des  efforts  de 
l'homme  est  trop  vivant  chez  les  poètes  turcs  pour  qu'il  ne  s'en 
trouve  pas  qui  se  demandent  où  m.ènent  ces  aveugles  fureurs.  Un 
rapsode  turcoman  que  M.  Yambéry  a  connu  dans  le  Turkestan  por- 
tait dans  une  de  ses  larges  bottes  un  recueil  de  poésies  enveloppé 
d'un  morceau  de  cuir  grossier.  Parmi  ces  poésies,  dont  quelques- 
unes  ont  été  traduites  par  M.  Yambéry,  le  petit  poème  intitulé 
Allah  Jar  est  particulièrement  remarquable  comme  expression  de 
cette  lassitude  que  le  meurtre  et  le  pillage  finissent  par  inspirer  à 
certaines  âmes.  Le  poète  ne  trouve  pas  qu'il  vaille  la  peine  de  con- 
struire des  édifices  qui  tombent  si  vite  en  ruines.  Est-il  sensé,  dit- 
il  à  ses  amis,  de  s'imposer  tant  de  fiitigues  nuit  et  jour  dans  ce 
monde  périssable  pour  tourmenter  quelque  pauvre  voyageur?  Le 
luxe  mérite- t-il  qu'on  devienne  le  fléau  des  faibles,  qu'on  promène 
le  fer  sur  la  terre  affligée  de  l'islam?  A  quoi  bon  remplir  le  monde 
d'amertume  en  s'épuisant  soi-même  pour  mourir  si  promptement? 
Fouzouli,  de  son  côté,  recommande  d'éviter  l'orgueil  et  l'avarice, 
qui  engendrent  tant  de  luttes  homicides.  «  Le  khan,  dit-il,  ne  se 
sert  pas  des  faucons  qui  dans  leur  vol  atteignent  les  étoiles.  —  Ne 

(1)  Voycr  Chodzko,  Spécimens  of  the  popular  poetnj  of  Persia. 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

désire  des  trésors  que  d'Allah  seul;  il  en  tient  beaucoup  en  réserve, 
et  si  tu  en  as  une  seule  goutte,  elle  te  suffit,  parce  qu'elle  ne  finit 
jamais.  »  Revnak,  Meschref,  Nefimi,  moins  mystiques,  semblent 
oublier,  en  chantant  la  beauté  et  l'amour,  les  fureurs  batailleuses 
de  leur  race.  Toutefois  chez  Meschref  l'amour  a  lui-même  quelque 
chose  de  violent.  Son  «  âme  est  en  flammes,  son  esprit  est  réduit 
en  cendres  par  l'amour,  sa  vie  semble  toucher  à  sa  fm.  » 

Toutes  les  populations  turques  du  Turkestan  ne  sont  pas  restées 
aussi  fidèles  que  les  Turcomans  aux  habitudes  des  aïeux,  qui  for- 
maient, cela  n'est  pas  douteux,  un  rameau  très  voisin  des  Mongols 
et  des  Tongouses.  Si  les  Turcomans  peu  éloignés  de  l'Oxus  et 
d'autres  cours  d'eau  ne  dédaignent  pas  l'agriculture  autant  que 
ce  Tekké,  le  plus  puissant  des  clans  turcomans,  qu'on  a  pu  nom- 
mer «  un  fléau  que  Dieu  promène  sur  les  pays  voisins,  »  d'autres 
fractions  de  la  race  turque  ont  mieux  encore  compris  dans  ces  con- 
trées les  bienfaits  de  la  vie  civilisée.  Tels  sont  les  Ouzbegs,  qui  do- 
minent dans  trois  khanats  (Khiva,  Bokhara  et  Khokand)  et  qui  à 
Khiva  ont  paru  à  M.  Vambéry  «  le  plus  noble  type  de  l'Asie  cen- 
trale. »  La  race  s'est  perfectionnée  chez  les  Ouzbegs,  ils  sont  grands 
et  bien  faits,  et  le  mélange  avec  la  race  aryenne  a  beaucoup  améUoré 
leurs  caractères  physiques.  Les  Ouzbegs  ont  la  passion  de  la  mu- 
sique et  de  la  poésie.  Les  joueurs  de  koboz  (luth)  et  de  dutara  (gui- 
tare) formés  à  Khiva  dans  leurs  rangs  sont  renommés  dans  le  Tur- 
kestan entier.  Névaï  est  le  plus  connu  de  leurs  poètes.  Ils  ne  le 
cèdent  point  sur  ce  terrain  aux  nomades,  qui  sont  pourtant  plus 
passionnés  pour  la  poésie  nationale  et  la  musique  que  les  nations 
civilisées.  On  manque  de  renseignemens  sur  la  poésie  des  Ouzbegs 
du  Turkestan  oriental  ou  chinois,  contrée  que  le  Céleste-Empire  a, 
vers  le  milieu  du  dernier  siècle,  annexée  à  ses  immenses  provinces 
sans  parvenir,  malgré  tout  le  sang  qu'il  a  versé,  à  s'y  établir  soli- 
dement, ainsi  que  le  prouve  l'insurrection  de  1865. 

Les  Ouzbegs,  qui  ont  été  pendant  des  siècles  les  maîtres  du  Tur- 
kestan, sont  en  grande  partie  sédentaires,  et  se  livrent  à  l'agricul- 
ture. On  compte  parmi  eux  trente  clans  principaux.  Les  Khivites 
se  montrent  très  fiers  de  leur  antique  nationalité,  et  il  est  certain 
que,  malgré  son  mélange  avec  les  Iraniens,  l'Ouzbeg  de  ce  khanat 
a  conservé  la  franchise  résolue  du  nomade,  et  n'a  rien  de  la  dupli- 
cité persane;  parmi  les  Turcs,  il  vient  dans  l'ordre  moral  après  l'Ot- 
toman. Dans  le  khanat  de  Bokhara,  oîi  ils  constituent  la  principale 
force  militaire,  les  Ouzbegs  n'ont  pas  la  même  loyauté  ni  le  même 
type  que  leurs  frères  de  Khiva.  Dans  le  khanat  de  Khokand,  pays 
que  M.  Fedtchenko  a  visité  dans  l'été  de  1871  (1),  ils  ne  ressem- 

(1)  Son  intéressant  rapport  fait  à  la  société  de  géographie  de  Pétersbourg  (  23  dé- 


LA  POÉSIE  POPULAIRE  DES  TURCS.  571 

blent  ni  à  ceux  de  Khiva,  ni  à  ceux  de  Bokhara.  Les  Kirghiz,  les 
£iptchak,  les  Kalmouks,  une  fois  fixés  dans  les  villes  (il  ne  faut  pas 
oublier  que  les  Tadjiks,  les  Turcomans  et  les  Ouzbegs  ne  sont  pas 
les  seules  populations  du  Turkestan),  usurpent  facilement  le  nom 
d'Ouzbeg  qui  personnifie  la  civilisation.  L'Ouzbeg  de  Khokand,  in- 
culte et  lâche,  a  fort  mal  résisté  jusqu'à  présent  aux  attaques  des 
Russes,  et  il  compte  exclusivement  poux  sa  défense  sur  le  bras  des 
nomades.  Leur  ville  de  Tashkend,  une  des  principales  cités  du  Tur- 
kestan et  le  centre  du  commerce  de  ce  klianat,  a  déjà  changé  de 
maître,  et  obéit  maintenant  au  général  Kauffmann,  gouverneur  du 
Turkestan.  La  peinture  que  Fauteur  de  7ios  Confins  éloignés  fait 
des  mœurs  de  ce  pays  ferait  croire  que  les  vainqueurs  contractent 
plus  facilement  à  Tashkend  les  vices  des  Ouzbegs  vaincus  qu'ils  ne 
les  forment  à  la  civilisation  européenne.  Ce  ne  serait  pas  la  pre- 
mière fois  que  la  conquête  laisserait  dans  les  mains  des  plus  forts  la 
fatale  tunique  de  Nessus. 

Le  trait  commun  des  populations  turques  de  ces  contrées  étant 
la  haine  violente  de  tout  ce  qui  n'appartient  pas  à  leur  race,  il  faut 
s'attendre  à  trouver  la  poésie  populaire  fort  indulgente  sur  le  choix 
des  moyens  employés  pour  nuire  à  l'infidèle.  On  rencontre  surtout 
ce  trait  dominant  du  génie  national  dans  les  poésies  qui  célèbrent 
quelque  {daman  (expédition)  ou  tchapao  (surprise)  des  maraudeurs. 

Si  l'on  se  rappelle  les  beaux  chants  grecs  (1)  consacrés  aux 
klephtes,  on  sera  frappé  du  caractère  que  la  poésie  populaire  a 
donné  à  ces  hommes  résolus  engagés  dans  une  lutte  sans  merci 
contre  une  race  et  une  religion  étrangères.  Chez  les  maraudeurs 
du  Turkestan,  les  antipathies  religieuses  et  nationales  ont  aussi  une 
action  incontestable.  La  guerre  contre  les  hérétiques  (les  chyites) 
et  contre  les  infidèles  (les  Russes)  est  tellement  populaire,  qu'on  est 
fort  peu  scrupuleux  lorsqu'il  s'agit  de  leur  nuire.  Quand  on  songe 
aux  excès  dont  se  souillaient  une  foule  de  croisés,  les  bandes  de 
Pexejo,  de  Gauthier  Sans-Avoir  et  du  prêtre  Gottschalk,  on  com- 
prend mieux  certaines  scènes  asiatiques.  Une  des  œuvres  populaires 
où  la  razzia  est  le  plus  habilement  idéalisée  est  l'épopée  romantique 
nommée  Ahmed  et  Youssouf.  Cette  composition  en  vers  et  en  prose 
a,  selon  M.  Vambéry,  un  caractère  et  un  style  purement  ouzbegs. 
Deux  braves,  fils  de  héros,  Ahmed  et  Youssouf,  organisent  un  tcha- 
pao contre  Guzel-shah,  le  puissant  seigneur  d'Ispahan,  opulente 
capitale  des  chyites.  Ils  sont  pris,  mais  leur  défaite  est  moins  attri- 
buée à  la  bravoure  de  leurs  ennemis  qu'à  cette  fourberie  par  laquelle 

cembrc  1871)  donne  des  idiîes  plus  exactes  et  plus  complètes  que  celles  qu'on  avait 
jusqu'à  prérent. 

(1)  Voyez  la  Nationalité  hellénique  d'après  lei  diants  populaires  dans  la  Revue  du 
1"  août  1867. 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  lâches  reprennent  tant  de  fois  leur  revanche  contre  les  forts. 
Youssouf,  dans  sa  prison  de  l'Iran,  où  il  trouve  un  fidèle  sunnite 
traité  par  le  shah  comme  un  sorcier  et  un  devin,  adresse  aux  monts 
qui  l'environnent  des  plaintes  qui  expriment  avec  la  violence  de  la 
colère  le  mépris  qu'il  a  pour  ses  ennemis,  et  qui  peignent  avec  vi- 
vacité la  condition  du  vaincu  dans  ces  sauvages  contrées.  Il  pleure 
des  larmes  de  sang  lorsqu'il  songe  qu'il  est  devenu  l'esclave  des 
mécréans,  qu'ils  lui  ont  de  leur  fouet  frappé  la  tête  à  coups  redou- 
blés, qu'il  a  dû  marcher  nu-pieds  et  les  mains  liées,  avec  Ahmed- 
beg,  devant  les  chevaux  des  hérétiques.  La  pensée  de  sa  sœur  et 
de  sa  fiancée  Gul-Assel  ajoute  aux  souffrances  du  héros.  La  pre- 
mière, en  signe  de  désespoir,  laisse  pendre  sur  ses  épaules  ses 
tresses  dénouées;  la  seconde  envoie  les  cinq  grues  bien  dressées  de 
Youssouf  en  leur  tenant  un  discours  conforme  au  sentiment  d'in- 
timité qui  unit  chez  les  Asiatiques  tous  les  êtres  sensibles,  quel  que 
soit  le  degré  de  leur  intelligence.  Gul-Assel  rappelle  aux  oiseaux 
que,  lorsqu'elle  avait  près  d'elle  son  ami,  elle  était  triomphante 
dans  son  bonheur,  elle  était  a  la  reine  des  mondes.  »  Maintenant 
qu'il  est  éloigné,  ils  doivent  passer  les  monts  et  retourner  rapide- 
ment pour  que  le  faucon  ne  voie  pas  l'ombre  de  leurs  grandes  ailes 
se  dessiner  sur  la  steppe.  Si  Youssouf-beg  est  vivant,  qu'ils  revien- 
nent en  battant  joyeusement  les  ailes;  «  mais  si  des  roses  pâlissent 
sur  son  front,  si  sa  vie  touche  à  son  terme,  prenez  le  deuil,  reve- 
nez en  gémissant,  en  criant,  en  secouant  les  ailes.  Apportez-moi 
d'exactes  nouvelles;  écoutez,  je  vous  en  prie,  les  plaintes  de  Gul- 
Assel,  et  portez-lui  la  douleur  de  mon  cœur.  »  Les  fidèles  oiseaux, 
arrivés  à  la  prison,  essaient  de  consoler  le  captif  par  un  chant  mé- 
lancolique. Il  les  aperçoit  et  leur  répond  par  un  message  adressé  à 
sa  terre  natale;  mais  les  saints  veillent  sur  les  héros.  Grâce  à  leur 
protection,  Youssouf  et  Ahmed,  condamnés  à  mort,  voient  la  rage 
des  bourreaux  devenir  impuissante  et  les  armes  s'émousser  quand 
on  veut  les  tourner  contre  leur  sein.  Le  shah,  frappé  d'étonne- 
ment,  leur  propose  la  liberté,  si  Youssouf  parvient  à  vaincre  dans 
une  improvisation  poétique  Kœtche,  le  poète  de  la  cour.  Le  héros, 
au  lieu  de  faire  l'éloge  du  tyran,  chante  le  pays  qui  l'a  vu  naître. 

Cette  improvisation  n'intéresse  pas  seulement  comme  œuvre  poé- 
tique; on  y  voit  quel  est  aux  yeux  d'un  Turc  oriental  l'idéal  parfait 
d'un  état  llorissant.  Le  peuple,  dit  Youssouf,  est  aussi  beau  que  la 
contrée,  que  cette  contrée  dont  l'hiver  est  un  été.  Les  vieillards 
reposent  dans  les  blanches  tentes  et  les  jeunes  gens  se  livrent  à  la 
chasse.  La  jeunesse  se  passe  en  joyeuse  compagnie,  le  temps  s'é- 
coule dans  les  plaisirs  et  dans  la  volupté.  Les  coursiers  sont  ra- 
pides comme  le  vent.  Les  princes  gouvernent  avec  justice,  ne  con- 
naissent pas  la  panialité.  Leurs  villes  sont  bien  pourvues  de  bazars, 


LA    POÉSIE    POPULAIllE    DES   TURCS.  5/3 

leurs  champs  ressemblent  à  des  bordures  de  tulipes.  Les  cerfs,  les 
lièvres  et  les  faucons  abondent  chez  eux.  Leurs  chefs  sont  des  héros 
dans  le  combat.  «  Pour  moi,  je  ne  suis  qu'un  esclave  sans  puissance, 
mais  peu  importe  aux  mécréans.  La  mouche  elle-même  ne  meurt  pas 
sans  un  décret  du  ciel.  » 

Vainqueur  dans  ce  combat  poétique,  Youssouf  est  comblé  de  pré- 
sens par  le  shah  et  remis  en  liberté.  Il  part  pour  Khiva.  Le  poète 
de  la  cour,  furieux  de  sa  défaite,  essaie  en  vain  d'empêcher  son  re- 
tour. 11  est  battu,  et  le  héros,  ainsi  que  son  compagnon  Ahmed, 
arrive  dans  sa  patrie.  Sa  mère  a  versé  tant  de  larmes  qu'elle  a 
perdu  la  vue.  Lorsqu'on  lui  fait  part  de  l'heureuse  nouvelle,  elle 
se  montre  d'abord  incrédule  ;  mais,  dès  que  la  voix  de  son  fils  ré- 
sonne à  son  oreille,  la  mère  s'écrie  :  «  0  toi  qui  as  langui  sept 
ans  en  esclavage ,  baume  de  mon  cœur  blessé  !  Splendide  brille 
l'étoile  de  ma  félicité,  et  mon  malheur  disparaît.  0  prince  de  mon 
peuple  et  de  ma  terre,  toi,  Rustem,  toi  le  héros  du  monde,  mon 
Youssouf,  mon  soleil  éblouissant,  mon  appui,  l'âme  de  ma  vie!  ô 
toi,  couronne  de  félicité  sur  ma  tête,  toi  l'ornement  et  la  parure  de 
ma  vie!  Lalachan  a  retrouvé  son  fils,  le  Tout-Puissant  lui  a  par- 
donné. Aussi  que  s'éloigne  de  mon  cœur  toute  douleur,  toute  amer- 
tume, puisque  mon  fils  est  retrouvé.  »  Youssouf  épouse  ensuite  sa 
fiancée;  toutefois  le  sang  des  héros  ne  lui  permet  pas  de  s'endormir 
dans  le  repos.  11  rassemble  une  armée  dans  laquelle  entrent  tous 
les  peuples  de  l'Asie  centrale.  Guzel-shah  est  vaincu,  Kamber,  le 
compagnon  de  captivité  de  Youssouf,  est  délivré,  et  le  Persan  doit 
payer  un  tribut  au  vainqueur.  L'énumération  de  tout  ce  que  de- 
mande le  Turc  au  «  roi  des  rois  »  montre  que  la  bravoure  et  l'en- 
thousiasme religieux  ne  font  aucun  tort  à  la  rapacité  et  à  l'esprit  le 
plus  positif.  Le  poète  semble  ici  doublé  d'un  Shylock.  On  se  rap- 
pelle involontairement  les  saisissans  récits  de  Villehardouin  et  l'im- 
pitoyable pillage  de  Constantinople  par  la  croisade  franco-vénète. 

Cette  analyse  suffira  pour  donner  une  idée  d'un  genre  de  com- 
positions dont  les  Ouzbegs  possèdent  une  multitude.  Quelquefois 
les  héros  sont  empruntés  à  l'histoire  de  l'islam,  comme  dans  la  lé- 
gende qui  raconte  les  guerres  d'Ali  contre  le  païen  Zerkum,  un 
prince  de  l'Iran.  On  serait  d'abord  tenté  de  croire  que  cette  œuvre 
devrait  jeter  quelque  jour  sur  la  lutte  des  deux  religions  qui  au 
temps  de  l'invasion  arabe  se  sont  disputé  la  Perse  au  moment  de  la 
chute  des  Sassanides,  sur  les  combats  des  musulmans  contre  les 
sectateurs  de  Zoroastre;  mais  les  batailles  rappellent  tellement  l'A- 
rioste  et  le  Boïardo  qu'il  est  impossible  d'y  chercher  des  renseigne- 
mens  historiques  sur  les  relations  de  l'islamisme  avec  le  mazdéisme, 
qui  aboutirent  à  la  ruine  des  adorateurs  d'Ahura-xMazda  (Ormuzd), 
Les  nombreuses  poésies  sur  Ébou-Muslin,  d'abord  général  des 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Abassides  et  plus  tard  seigneur  du  Khoraçan  et  du  Kharezm ,  ont 
un  caractère  plus  historique.  On  doit  aussi  mentionner  les  épopées 
qui  glorifient  les  vieux  princes  de  la  maison  de  Schahi-Karezmian, 
et  les  poésies  qui  sont  consacrées  à  Émin-khan  de  Khiva  (1843- 
1845),  qui  passe  chez  les  Khiviens  pour  le  prince  le  plus  éminent 
de  notre  époque,  et  à  Ali-khan  de  Khokand,  que  les  Khokands 
regardent  comme  le  pins  grand  souverain  des  temps  modernes. 
Outre  ces  compositions  fort  longues,  il  en  existe  de  plus  courtes  qui 
traitent  du  maniement  des  armes,  de  l'art  de  dresser  les  chevaux, 
des  devoirs  d'un  bon  soldat.  La  foule,  du  sein  de  laquelle  sortent  les 
hachskîs  ou  troubadours,  s'attache  surtout  à  l'expression  des  senti- 
mens.  Il  n'est  pas  nécessaire,  pour  réussir  dans  cette  poésie  spon- 
tanée, de  savoir  écrire;  le  poète  peut  au  besoin  dicter  ses  vers. 
Comme  les  peuples  primitifs  sentent  bien  plus  vivement  que  nous 
ne  pouvons  l'imaginer,  ils  ont  le  don  des  images  frappantes  et  des 
expressions  passionnées. 

11  faut  attribuer  surtout  aux  Ouzbegs  le  maintien  de  ce  qui  reste 
de  civilisation  dans  le  Turkestan.  Quoique  déchues  de  la  manière  la 
plus  déplorable,  les  grandes  villes  conservent  un  pâle  reflet  de  leur 
ancienne  splendeur.  Khiva,  capitale  du  khanat  de  ce  nom,  contre 
laquelle  les  Russes,  attaqués  avec  vigueur  sur  leurs  propres  fron- 
tières par  les  soldats  du  khan ,  se  préparent  à  diriger  leurs  efforts, 
est  entourée  d'une  riche  végétation,  et  aux  environs  les  sveltes 
peupliers  se  balancent  au  milieu  d'une  herbe  touffue,  dans  une 
campagne  qui  retentit  du  chant  des  rossignols.  Ses  dômes  et  ses 
minarets,  qui  s'élèvent  au-dessus  des  jardins,  frappent  le  regard 
ravi  du  voyageur,  fatigué  du  morne  aspect  des  steppes.  L'Ouzbeg 
de  cette  cité,  chaussé  de  grandes  bottes  et  coifl'é  d'un  bonnet  de 
fourrure  en  forme  de  turban,  sa  femme,  soigneusement  enveloppée 
dans  ses  vastes  robea  et  parée  d'un  turban  élevé  et  sphérique  que 
vingt  mouchoirs  de  Russie  environnent,  seraient  excessivement  sur- 
pris, si  on  refusait  la  qualification  de  peuple  civilisé  aux  sujets  du 
2?adishahi  Kharezm.  La  a  noble  Bokhara,  »  capitale  d'un  khanat 
qui  semble  vouloir  rester  soigneusement  neutre  dans  la  guerre 
entre  les  Russes  et  les  Khiviens,  —  le  khanat  n'ayant  pas  perdu  le 
souvenir  de  la  marche  du  général  Kauffmann  sur  Samarkand ,  La 
Mecque  du  Turkestan,  —  Bokhara,  avec  ses  nombreux  édifices  et 
ses  tours  massives  où  les  cigognes  se  tiennent  sur  uns  patte,  n'a 
pas  de  moindres  prétentions,  quoique  ses  rues  soient  fort  irrégu- 
lières, et  que  ses  maisons  soient  délabrées.  «  Chez  vous,  disent  les 
Khivites  aux  Bokhariotes,  la  cigogne  en  claquant  du  bec  remplace 
l'harmonieux  rossignol.  »  Cependant  le  principal  bazar  ne  manque 
pas  d'animation.  La  foule  qui  s'y  presse  donne  une  idée  de  la  va- 
riété des  nations  qui  peuplent  ces  étranges  contrées.  On  y  remarque 


LA    POÉSIE    POPULAIRE   DES   TURCS.  575 

surtout  le  type  iranien  (les  deux  tiers  des  Bokhariotes  sont  des  Ira- 
niens), si  élégant  et  si  distingué,  dont  le  caractère  aryen  fait  un 
contraste  frappant  avec  les  physionomies  touraniennes.  L'Ouzbeg 
présente  souvent  le  mélange  des  deux  races.  Le  Kirghiz  porte  sur 
ses  traits  grossiers  l'empreinte  du  type  turco-mongol.  Le  Turcoman 
lance  sur  tout  ce  qui  l'entoure  des  regards  où  brillent  la  cupidité  et 
l'audace.  Quelques  Hindous  dont  la  figure  tannée  et  jaune  ne  rap- 
pelle guère  les  éclatantes  physionomies  du  Bâmâyana ,  quelques 
Israélites  aux  traits  réguliers  et  aux  yeux  vifs,  quelques  sauvages 
Afghans  à  la  chevelure  inculte  se  montrent  çà  et  là  dans  la  foule. 
Bokhara  semble  être  pour  un  Kirghiz  ou  un  Kalmouk  ce  que  Paris 
et  Londres  sont  pour  un  paysan  breton  ou  un  cultivateur  du  pays 
de  Galles.  Le  <(  quai  du  réservoir  de  Divarbeghi,  »  place  presque 
carrée,  qui  a  une  grande  réputation,  n'est  pas  moins  animé.  On  y 
prend  du  thé  fait  dans  d'énormes  samovars  venus  de  Russie;  on  y 
vend  sur  des  échoppes  d'excellent  pain,  des  confitures,  des  fruits, 
de  la  viande  cuite  à  l'eau.  Le  long^de  la  mosquée  Medjidi  Divarbe- 
ghi, des  conteurs,  mollahs  et  derviches,  abrités  par  des  arbres  à  la 
maigre  verdure,  célèbrent  en  vers  et  en  prose  les  actions  des  héros 
et  des  saints.  Les  milliers  d'étudians  qui  fréquentent  la  cité,  «  ap- 
pui de  l'islam,  »  prêtent  une  oreille  attentive  à  leur  voix,  tandis 
que  circulent  dans  les  rangs  de  la  multitude  les  innombrables  es- 
pions chargés  d'examiner  si  les  sujets  du  descendant  de  Timour- 
lenk  manquent  aux  rites  ou  au  respect  dû  au  pouvoir  de  son  al- 
tesse. 

Dans  le  Turkestan  et  en  Perse,  la  famille  turque  lutte  encore 
contre  Fesprit  conquérant  des  Russes;  en  Europe,  d'autres  fractions 
de  cette  famille  se  sont  depuis  longtemps  résignées  au  joug.  Telles 
sont  les  populations,  nommées  fort  à  tort  tartares,  qui  vivent  dans 
les  khanats  (Kazan,  Astrakhan,  Crimée)  formés  au  xv^  siècle  des 
débris  de  l'empire  mongol  de  la  Horde-d'Or  (Kiptchak).  Un  savant 
finlandais  fort  compétent,  M.  Alexandre  Castrèn,  a  démontré  l'o- 
rigine turque  de  ces  populations,  qui  étaient  mahométanes  dès 
le  xiv^  siècle.  M.  Alexandre  Chodzko,  qui  a  vécu  longtemps  parmi 
les  Turcs  orientaux,  se  trouvait  en  1830  à  Astrakhan,  où  un  de  ses 
amis,  Ali-beg  Charapof,  lui  dicta  plusieurs  chants  des  gyrans,  ainsi 
que  l'on  nomme  les  rapsodes  turcs  de  ces  contrées,  chants  qu'on 
fait  remonter  au  xv*  siècle.  Déjà  le  nombre  et  l'importance  des 
bardes  allait  diminuant  chaque  jour,  et  Sobra,  le  plus  fameux  de  ces 
poètes,  n'était  plus  qu'un  idéal  que  ses  successeurs  étaient  devenus 
incapables  d'atteindre.  Le  chant,  en  dialecte  nogaï,  se  rapporte  à  la 
délivrance  des  Turcs  de  la  domination  mongole;  il  raconte  les  aven- 
tures d'Adiga,  vainqueur  des  Mongols,  nous  fait  parfaitement  com- 


576  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prendre  le  rôle  exceptionnel  de  ce  personnage  vénéré  dans  la  société 
de  son  temps.  Le  poète  nous  montre  d'abord  Toktamish-khan  dans 
toute  sa  gloire.  Fier  d'appartenir  à  la  race  de  Djinghis,  le  grand  con- 
quérant mongol,  il  semble  considérer  son  pouvoir  comme  inébran- 
lable. S'il  ne  construisait  pas,  comme  un  khan  du  Turkestan,  au  mi- 
lieu de  la  steppe  «  un  palais  richement  orné,  avec  mille  anneaux  dans 
les  murs  pour  y  attacher  mille  chevaux,  »  fantaisie  que  nous  avons 
vue  de  nos  jours  renouvelée  par  un  des  successeurs  en  Egypte  de 
l'Albanais  Mohammed-Ali,  il  niène  la  vie  brillante  et  paisible  d'un 
prince  qui  compte  sur  de  «  nombreux  alliés  »  dans  sa  tente  blanche 
recouverte  de  satin,  dont  le  seuil  d'acier  poh  ressemble  à  un  miroir, 
dont  toutes  les  cordes  sont  en  soie,  dont  le  faîte  est  d'hermine  garnie 
de  zibeline  noire,  dont  le  bâton  central  est  d'or  pur.  Parmi  les  cour- 
tisans, qui  sont  heureux  de  boire  dans  de  délicates  coupes  de  Chine 
ce  qu'y  laisse  leur  seigneur,  se  trouve  Adiga,  un  fils  unique  qui  pos- 
sédait dès  l'enfance  le  droit  du  gibet,  la  haute  justice,  comme  on  au- 
rait dit  en  Occident.  Adiga,  entré  au  service  du  khan  dès  l'âge  de  neuf 
ans,  était  un  modèle  de  piété,  car  il  lisait  jusqu'à  la  dernière  syllabe 
les  livres  écrits  par  les  prophètes  d'Allah,  la  Bible,  l'Évangile  et  le 
Koran  (1).  Il  faisait  ses  ablutions  avec  l'eau  zeinzem,  apportée  de 
la  terre  sainte  de  La  Mecque.  Le  khan  finit  par  craindre  que  sa 
femme  ne  devînt  éprise  d'un  prince  si  parfait,  et  il  prit  l'imprudente 
résolution  de  le  persécuter. 

Adiga,  pour  échapper  aux  pièges  du  khan,  se  décide  à  devenir 
kosak,  nom  donné  par  les  habitans  du  Kiptchak  à  l'homme  qui  ne 
reconnaît  plus  la  loi  du  prince,  et  qui  ne  compte  que  sur  sa  propre 
énergie.  H  décide  neuf  hommes  à  le  suivre  et  gagne  le  désert.  Le 
khan  envoie  un  nombre  égal  de  guerriers  pour  essayer  de  le  ramener. 
L'un  d'eux  l'engage  à  faire  acte  de  soumission,  à  rendre  hommage 
dans  sa  haute  tente  blanche  au  souverain  qui  est  disposé  à  lui  donner 
de  nombreux  haras  de  jumens,  afin  qu'il  puisse  boire  du  koumiss, 
et  à  lui  permettre  de  lancer  ses  faucons  sur  les  sept  lacs  de  Karajal, 
voisins  de  l'embouchure  du  Volga.  Il  lui  accordera  aussi  les  prés  de 
Karadai  pour  des  chevaux  de  chasse,  le  droit  de  mettre  sa  propre 
cotte  de  mailles  faite  en  peau  de  chamois,  garnie  de  mailles  du  meil- 
leur acier  et  ornée  de  fourrures  de  kurpiaks  (2).  11  prendra  place  à 
droite  de  la  tente  du  khan,  et  deviendra  l'agha  des  nombreux  ser- 

(1)  L'ouvrage  publié  récemment  par  im  descendant  du  prophète,  Syed-Ahmcd-KhaQ 
Cahador,  rectifie  plus  d'une  de  nos  idées  sur  l'islam,  A  sérias  of  Essays  on  the  life  of 
Mohammed  and  subjects  subsidiary  thereto,  Londres  1870.  Aux  yeux  de  ses  partisans, 
«  les  peuples  du  livre  »  ne  sont  devenus  infidèles  que  depuis  qu'ils  ont  refusé  de  re- 
connaître dans  Mahomet  le  continuateur  de  l'œuvre  d'Abraham,  de  Moïse  et  de  Jésus. 

(2)  Agneaux  arrachés  des  entrailles  de  leur  mère. 


LA   POÉSIE    POPULAIRE    DES    TURCS.  577 

viteurs  qui  se  tiennent  des  deux  côtés.  De  cette  façon,  il  ne  vivra 
pas  séparé  de  la  fille  d'Amir-Khoja,  Omar-Begum,  sa  femme.  Adiga 
se  laisse  si  peu  fléchir  qu'il  traite  le  messager  de  «  chien  »  et  de  «  par- 
jure, »  qu'il  lui  reproche  «  sa  basse  extraction,  »  qu'il  le  menace  de 
lui  couper  la  langue,  de  le  pendre  et  de  lui  brûler  le  front  avec  un 
morceau  de  bois  enflammé.  Quant  à  s'incliner  dans  la  haute  orda 
(tente)  du  prince  en  signe  d'obéissance,  il  n'y  peut  songer,  son  col 
étant  devenu  raide  comme  un  chêne.  Les  biens  et  les  honneurs 
qu'on  lui  promet  le  laissent  parfaitement  insensible.  Le  passé  ne  lui 
inspire  point  de  remords  ni  l'avenir  d'inquiétudes.  Il  est  resté  à  la 
portée  du  khan  en  fidèle  sujet.  Allah  désignera  lui-même  le  jour  où 
il  reverra  la  mer  bleue  où  jouent  les  esturgeons  (la  Caspienne).  Il 
sera  son  compagnon  dans  les  montagnes  inconnues  et  dans  les  steppes 
stériles.  Lorsqu'il  veillera  la  nuit  comme  un  loup  affamé,  lorsque, 
courant  contre  le  vent  comme  un  vagabond  solitaire,  il  sera  couvert 
de  gelée  blanche,  Allah  ne  sera-t-il  pas  avec  lui? 

Quand  Adiga  fut  parti,  Toktamish-khan  s'effiaya.  Selon  l'usage 
mongol,  il  crut  devoir  consulter  la  nation.  Les  diètes  ne  sont  nulle- 
ment inconnues  des  Asiatiques,  et  Djinghis  lui-môme,  la  terreur  du 
monde,  en  appelait  aux  assemblées  du  peuple  dans  toutes  les  occa- 
sions importantes.  D'autres  Finno- Mongols,  les  Magyars,  plus 
fidèles  que  beaucoup  d'Aryens  au  principe  des  institutions  libres, 
n'ont  jamais  voulu  supporter  la  suppression  de  ces  réunions.  Le 
poète,  qui  en  comprend  toute  l'importance,  nous  montre  le  khan 
faisant  des  préparatifs  en  homme  qui  se  rend  bien  compte  de  la 
nécessité  d'avoir  l'opinion  de  son  côté.  Il  fait  dresser  de  nom- 
breuses tentes,  tuer  beaucoup  de  chevaux  et  préparer  une  grande 
quantité  d'hydromel.  En  même  temps  il  convoque  «  l'assemblée 
de  toute  la  nation  »  en  expédiant  des  messagers  aux  vieillards  ha- 
biles et  considérés,  et  aux  jeunes  gens  connus  pour  leur  bravoure. 
Aucun  des  membres  de  la  diète  interrogés  par  le  khan  ne  voulant 
prendre  la  responsabiUté  d'un  conseil,  un  d'eux  répond  : 

u  0  mon  khan ,  Allah  a  créé  avant  moi  un  homme  plus  âgé,  il  y  a 
parmi  nous  un  homme  de  trois  cent  soixante  ans;  il  a  perdu  ses  deals, 
sa  raison  est  haute,  il  porte  un  bonnet  de  zibeline,  son  nom  est  Sobra. 
Fais-le  chercher. 

(c  S'il  en  est  ainsi,  va  dire  qu'on  mette  les  chevaux  à  mon  chariot  d'or. 
Que  les  chevaux  soient  ferrés  avec  des  fers  d'or  et  des  clous  d'argent, 
qu'on  les  couvre  de  harnais  d'or,  qu'ils  aillent  chercher  Sobra! 

«  Ils  partirent.  Les  roues  s'enfonçaient  à  terre  jusqu'à  l'essieu.  Ils 
prirent  Sobra,  et  l'emmenèrent  devant  le  khan. 

«  Le  khan  ordonna  que  sa  barbe  fût  peignée  et  nettoyée  de  toute  ver- 
TOME  cm.  —  1873.  37 


578  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mine.  Il  ordonna  qu'un  fil  de  soie  fût  entrelacé  entre  ses  dents,  pour 
les  attacher.  Il  l'honora,  et  l'invita  à  s'asseoir  à  la  place  d'honneur. 

(c  0  mon  khan,  je  parlerai,  si  tu  l'ordonnes  :  il  n'y  a  pas  de  sève  dans 
les  herbes  sèches,  point  de  moelle  dans  les  ossemens  secs.  L'esprit  des 
hommes  vieux  devient  débile  ;  le  khan  ne  sera  pas  content.  » 

Après  ce  début  modeste,  le  gyran  exhorte  le  khan  à  renoncer  à 
ses  persécutions  contre  Adiga,  dont  il  énumère  les  ancêtres  avec  le 
même  soin  que  l'Évangile  les  aïeux  du  Christ  selon  la  chair.  Il  se 
garde  bien  d'oublier  Baba-Tùkla,  aussi  intrépide  que  zélé  pour  la 
cause  de  l'islamisme,  qui  convertit  tant  de  Kalmoaks,  fut  enterré 
avec  les  plus  grandes  solennités,  et  dont  la  tombe  est  à  un  mille  au 
midi  d'Astrakhan.  Adiga  est  un  «joyau  du  plus  haut  prix,  »  que 
le  khan  doit  estimer  à  sa  juste  valeur.  Pour  donner  plus  de  poids  à 
son  opinion,  Sobra  rappelle  qu'il  est  «  plus  vieux  que  beaucoup,  » 
qu'il  a  vu  Ahmed-khan  et  Djinghis,  aïeul  de  Toktamish,  «  dans 
des  vêtemens  d'or.  »  11  raconte  tout  ce  qui  l'a  frappé  dans  le  Tur- 
kestan,  à  Khiva,  à  Bokhara,  à  Samarkand,  la  gloire  des  khans  de 
ces  contrées  et  l'éclat  qui  les  environne;  «  mais  à  quoi  bon  nommer 
tous  ceux  que  j'ai  vus?  Ne  dis  pas  que  mes  lèvres  profèrent  une 
fausse  prophétie.  » 

L'oracle  que  le  vieux  gyran  ne  craint  pas  de  prononcer  respire 
la  mâle  franchise  qu'on  trouve  chez  «  les  voyans  »  Israélites,  ter- 
reur du  sacerdoce  et  de  la  royauté.  Il  semble  qu'on  entende  quel- 
qu'un de  ces  prophètes  annonçant  à  un  autre  Saûl  que  Jéhovah  l'a 
réprouvé  pour  donner  son  trône  à  David,  le  pâtre  si  longtemps 
persécuté.  «  Le  déserteur  »  injustement  poursuivi  par  le  khan 
trouvera  dans  Allah  toute  la  protection  que  sa  foi  fervente  en  at- 
tendait. Le  cheval  du  khan  aux  formes  parfaites,  à  la  crinière  flot- 
tante, à  la  course  plus  rapide  que  le  vent,  deviendra  la  monture  du 
kosak.  On  essaiera  en  vain  de  l'atteindre.  La  flèche  ne  s'enfoncera 
point  dans  sa  chair.  Les  lances  ne  le  perceront  point.  Les  pluies 
pourront  se  transformer  en  déluge  et  les  ouragans  souffler  avec  fu- 
reur; il  est  à  l'épreuve  de  l'eau  comme  à  l'épreuve  du  vent.  Qui 
pourrait  donc  empêcher  ce  déserteur  de  revêtir  la  forte  cotte  de 
mailles  du  prince,  puisqu'il  est  capable  d'arracher  de  terre  les 
arbres  sans  hache  et  de  renverser  neuf  rangs  de  murailles? 

«  0  mon  khan,  dit  le  vieux  prophète ,  ton  trône  a  quatre  supports  et 
cinq  têtes,  avec  un  rubis  sur  le  sommet  de  chacun;...  le  blanc  déserteur 
entrera  dans  ta  tente.  —  Avec  leurs  fronts  brillans  comme  la  lune,  leurs 
doigts  étendus  comme  des  crochets  de  cuivre  sur  des  mains  de  lis,  Jany- 
Bika  et  Kazzaï-Bika  s'appuient  sur  le  sofa,  beaux  et  vermeils  comme 


LA  POÉSIE  POPULAIRE  DES  TURCS.  579 

la  douce  lumière  après  le  coucher  du  soleil.  0  mon  khan,  écoute  ma 
prophétie  :  ce  déserteur  blanc  peut  les  prendre  l'un  et  l'autre  sans  rien 
donner  et  comme  son  butin... 

((  0  mon  khan,  ne  persécute  pas  cet  homme  blanc.  Ils  disent  que  tu 
as  de  nombreux  alliés,  malgré  cela  ne  l'humilie  point.  Je  sens  que  mes 
paroles  vont  finir.  Il  n'y  a  point  de  malice  sur  mes  lèvres.  Je  désire  que 
mes  prophéties  ne  se  réalisent  point.  Je  souhaite  qu'elles  s'enfoncent 
dans  l'herbe  desséchée  du  désert  stérile,  et  qu'elles  y  pourrissent;  mais 
prends  garde  que  l'homme  blanc  ne  foule  aux  pieds  ta  tête.  » 

La  suite  du  chant  donne  l'idée  la  plus  curieuse  des  superstitions 
mahométanes  et  des  rêveries  des  musulmans  extatiques  et  fumeurs 
d'opium.  Il  nous  donne  le  portrait  d'un  vrai  fidèle,  doué  libérale- 
ment des  grâces  d'Allah.  Il  vient  au  monde  «  à  la  fin  de  la  nuit  de 
Kadir,  la  nuit  des  miracles,  »  le  28  de  zilkad,  quand  les  mauvais 
esprits,  les  divs,  les  péris,  les  djinns,  ont  depuis  minuit  fait  place 
à  l'armée  des  bons  esprits  descendus  pour  protéger  l'espèce  hu- 
maine. Aussi  naît-il  «  sage  et  inspiré,  »  et  surprend-il  par  sa 
science  les  «hommes  versés  dans  la  littérature  arabe,  »  autant 
que  le  Christ  enfant  étonnait  dans  le  temple  les  docteurs  de  la  loi,  II 
trouve  «  à  la  première  vue  la  vertu  des  talismans  les  plus  com- 
plexes, »  et  il  en  dicte  la  formule  aux  mollahs.  Il  se  nourrit  de  la 
plante  aromatique  du  basilic ,  et  il  boit  l'eau  du  Kouser,  un  des 
fleuves  paradisiaques,  qui  coule  dans  le  huitième  ciel.  Il  choisit 
pour  monture  «  un  des  chevaux  du  paradis.  »  Il  voyage  sans  fa- 
tigue sur  les  monts  et  traverse  les  steppes  jaunes.  Sur  les  monta- 
gnes, il  demeure  de  préférence  dans  les  champs  de  «pâle  absinthe.» 
II  visite  la  «  maison  de  Dieu  ;  »  il  le  sert  pendant  des  années  «  sans 
soulever  la  face  de  terre. .»  Il  choisit  dans  le  paradis  un  palais  d'or 
pur  et  y  passe  trois  cents  ans  dans  les  plaisirs.  Accablé  par  la  féli- 
cité, il  s'évanouit,  et  tombe  comme  un  mort.  A  l'aube,  quand  les 
muezzins  commencent  à  entonner  leur  chant  matinal,  il  se  ré- 
veille sur  la  terre.  Pour  lui,  la  distance  n'existe  pas.  Avec  son  che- 
val, «  blanc  comme  l'âme  des  hommes  vertueux,  il  visite  toutes  les 
parties  du  monde,  les  palais  de  marbre  de  l'Ararat,  Tabriz,  où  il  y 
a  beaucoup  d'hommes  savans,  »  sans  parler  d'autres  contrées  moins 
importantes  ;  il  reçoit  la  bénédiction  de  Salomon,  qui  lui  donne  un 
trône  et  le  sacre  de  ses  mains,  et  l'archange  Gabriel  répond  :  Afnen! 
aux  prières  qu'il  adresse  au  Tout-Puissant. 

Mais  laissons  les  rêves  pour  revenir  à  l'histoire  avec  le  poète. 
Adiga  monta  son  cheval  Karantash,  il  attaqua  Toktamish-khan  et 
le  vainquit.  «  Ce  guerrier  ne  commit  qu'une  seule  faute.  Il  s'inclina 
bas,  très  bas  devant  son  beau-père  Khodja-Kotla,  qui  avait  été  laissé 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  tente  de  Toktamish-khan,  et  s'excusa  d'avoir  combattu  son 
ancien  maître.  »  La  nation  oublia  bientôt  cette  faute  sous  son  règne 
paternel,  idéal  d'un  bon  gouvernement  tel  que  les  Turcs  le  com- 
prennent. «  Pendant  que  le  brave  Adiga  vivait,  son  état  florissait. 
Ses  sujets  avaient  l'habitude  de  s'assembler  en  foule,  et  alors  le 
khan  ordonnait  qu'on  tuât  les  jumens,  et  qu'on  préparât  l'hydro- 
mel, et,  quand  il  convoquait  toutes  les  tribus,  il  ordonnait  qu'on 
amenât  devant  lui  un  gyran  appelé  Sobra.  » 

Cette  prospérité  ne  devait  pas  être  de  longue  durée.  La  Russie, 
que  nous  avons  vue  complètement  écrasée  au  temps  de  Jean  du 
Plan  de  Carpin  (1),  n'avait  pas  tardé  à  sortir  de  sa  stupeur,  les  Ru- 
rikovitchs  ne  s'étaient  point  résignés  à  la  servitude.  Le  grand- 
prince  Ivan  I"  (1328-13^0)  avait  travaillé  à  concentrer  à  Moscou 
les  forces  qui  devaient  être  plus  tard  opposées  aux  dominateurs 
étrangers.  Ivan  III  mit  fin  à  l'existence  de  la  Grande-Horde  (1A75), 
dont  les  débris  formèrent  plusieurs  khanats;  Kazan,  Astrakhan,  la 
Grimée,  semblèrent  devoir  hériter  d'une  partie  de  sa  puissance. 
Le  petit -fils  d'Ivan  III,  Ivan  IV  le  Terrible,  s'empara  du  khanat 
de  Kazan.  Deux  chants  d'Astrakhan  ont  conservé  le  souvenir  de 
cet  événement.  L'un  nous  dit  la  mort  du  prince  Battyr  Ghorah,  qui 
voulut  marcher  au  secours  de  Kazan,  mais  qui  périt  dans  les  ma- 
rais, «  les  nnirs  marécages  devant  Kazan,  »  dont  les  eaux  «  sentent 
le  sang.  »  Après  avoir  raconté  la  mort  du  guerrier,  semblable  à 
celle  de  cinq  cents  de  ses  frères,  que  Glinski  et  Cheremetef  passè- 
rent au  fil  de  l'épée  ou  qui  furent  noyés  dans  le  «  fangeux  abîme,  » 
le  poète  s'écrie  :  «  Où  est  maintenant  notre  pouvoir  sur  Kazan  aux 
quatre  portes?  Sous  les  pieds  de  Vargamask  (cheval),  les  fers  sem- 
blent des  lunes  nouvelles,  sa  queue  et  sa  crinière  sont  peintes  avec 
le  henneh;  sur  son  dos  pendent  les  harnais  de  soie,  sur  son  cou 
dans  un  talisman  éclatant  comme  un  anneau  est  une  prière.  Pre- 
nons deux  haches  tranchantes  dans  nos  mains,  et  montons  sur  le 
dos  du  cheval!  »  Gette  impétuosité  ne  l'empêche  pas  de  songer  aux 
«  innombrables  troupes  russes  »  et  de  gémir  sur  la  captivité  des 
((  beautés  aux  yeux  noirs,  dont  les  sourcils  sont  oints  avec  le  sur- 
meh.  »  Un  autre  poète  n'oublie  pas  non  plus  a  les  beautés  aux 
yeux  bleus  avec  leurs  sourcils  oints  de  siinneh-  »  mais  il  semble  se 
résigner  plus  facilement  en  songeant  à  la  puissance  du  terrible  Ruri- 
kovitch  :  «  les  petits  oiseaux  se  dispersent  quand  le  faucon  descend 
de  l'air.  Lorsqu'un  lévrier  s'élance,  les  lièvres  s'enfuient  et  cher- 
chent un  abri.  »  Gette  résignation  chez  des  peuples  jadis  si  redoutés 
explique  la  chute  d'Astrakhan,  qui  succomba  deux  ans  après  la  prise 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février  1872. 


LA.    POÉSIE    POPULAIRE    DES    TURCS.  581 

de  Kazan.  On  était  bien  loin  du  temps  où  les  annalistes  disaient  :  «  Il 
semblait  qu'un  fleuve  de  feu  se  fût  roulé  sur  la  Russie  depuis  les 
rives  de  l'Oka  jusqu'à  celles  du  San.  Pareil  à  une  bête  féroce,  le 
Mongol  Batou  dévorait  les  provinces  et  en  déchirait  les  restes  avec 
ses  griffes.  Les  plus  vaillans  parmi  les  princes  russes  étaient  morts 
dans  les  combats;  les  autres  erraient  sur  des  terres  étrangères.  Les 
mères  pleuraient  leurs  enfans,  qu'elles  avaient  vu  écraser  sous  les 
chevaux  des  Mongols  ou  exposer  à  des  traitemens  ignominieux.  » 
Protégés  par  leur  position  dans  la  presqu'île,  les  maîtres  de  la 
Grimée  devaient  échapper  pour  le  moment  au  sort  des  khanats  de 
Kazan  et  d'Astrakhan;  mais  on  peut  supposer  que  les  poètes  ont  vu 
longtemps  d'avance  l'avenir  réservé  à  la  Grimée. 

Un  gyran  a  raconté  à  M.  A.  Chodzko,  en  lui  chantant  un  morceau 
allégorique  sur  le  rétablissement  d'un  khan  de  Grimée,  qu'un  pauvre 
Turc  né  sur  les  bords  du  Volga  arrivait  à  la  cour  de  ce  khan.  N'ayant 
pas  eu  l'occasion  d'attirer  les  regards  de  son  maître,  il  retourna  à 
Astrakhan  après  avoir  dépensé  tout  ce  qu'il  avait.  Sa  sœur  lui  four- 
nit quelque  argent  et  le  renvoya  à  Baktchi-Séraï,  où  il  trouva  le 
khan  fort  malade  d'un  abcès  dans  la  poitrine.  Les  poètes,  les  fous 
de  la  cour,  les  gyram,  ne  pouvaient  le  distraire,  et  on  avait  perdu 
tout  espoir  de  le  sauver.  Quelques  années  à  peine  s'étaient  écoulées 
depuis  la  prise  de  Kazan,  et  la  Grimée  commençait  à  redouter  le 
même  sort.  Le  gyran  fit  entendre  à  son  maître  un  chant  sur  le  des- 
tin réservé  aux  Turcs  établis  sur  le  sol  russe  : 

«  Quand  une  daine  effrayée  s'enfuit  avec  ses  chevreaux,  elle  laisse 
une  trace  dans  les  marécages. 

«  Sur  la  montagne  du  Caucase,  le  faucon  Terlan  élèvera  la  voix. 

«  Un  vautour  solitaire  au  bec  blanc,  perché  sur  le  sommet  d'un  ro- 
cher, jetait  des  cris  perçans  et  répandait  la  terreur  fur  le  vaste  lac. 

«  Deux  aigles  laissèrent  tomber  leurs  plumes  sur  les  bords  de  TYlill 
(Volga)  et  la  peur  naquit  dans  le  cœur  de  l'ennemi.  » 

Les  troupes  mises  en  déroute  par  les  Russes,  et  qui  laissèrent 
tant  de  morts  dans  les  marais  de  Kazan,  sont  comparées  à  une 
daine  effrayée  s'enfuyant  à  travers  les  marécages.  Le  faucon  Terlan 
est  le  fameux  prince  ciicassien  Ghazi-beg.  Le  vautour  au  bec  blanc 
[akkenmenkar)  est  Ivan,  le  «  tsar  blanc,  »  terreur  des  khanats; 
enfin  les  deux  faucons  aux  ailes  sans  plumes  sont  les  khans  Mamaï 
et  Ourak.  En  entendant  ces  mots  :  «  deux  aigles  répandent  leurs 
plumes  sur  les  bords  de  l'Ytill,  »  le  khan  de  Grimée  frissonna,  il 
éprouva  une  telle  agitation  que  l'abcès  s'ouvrit,  crise  salutaire  qui 
le  délivra  de  ses  souffrances.  Les  pressentimens  du  gyran  étaient 
justifiés.  J'ai  trouvé  en  Russie  les  princes  ou  plutôt  khans  Ghiraï, 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  sont  restés  fidèles  à  l'islamisme,  et  qui  font  remonter  leur  ori- 
gine à  Djinghis,  dont  la  famille  avait  soumis  la  Russie  à  ses  lois. 
La  fortune  leur  a  donné  une  consolation  en  leur  montrant  dans 
cette  condition  privée  à  laquelle  les  révolutions  les  ont  réduits, 
comme  les  Capétiens  et  les  Wasa,  les  descendans  de  la  dynastie  qui 
a  enlevé  aux  Turcs  Kazan  et  Astrakhan. 

La  civilisation  décrite  dans  ces  chants,  qu'on  suppose  anciens,  est 
assurément  supérieure  à  celle  des  Turcs  nomades  de  l'Asie.  On 
parle  d'épées  «  de  bon  acier  à  garde  d'or  »  et  de  «  blanches  ar- 
mures »  avec  un  «  haubert  d'or.  »  Quelques  poésies  sont  dirigées 
contre  les  préjugés  et  contre  la  sotte  vanité  des  riches  couverts  de 
«  lourds  vêtemens  brochés  d'or,  »  vanité  qu'on  ne  confond  pas  avec 
l'orgueil  aristocratique,  car  «  le  fils  d'un  noble  père  sera  pareil  à  ses 
ancêtres.  »  Pourtant  les  instincts  et  les  habitudes  des  aïeux  persé- 
vèrent. Le  respect  de  la  propriété,  si  profond  chez  les  nations  agri- 
coles, continue  d'être  fort  médiocre.  «  J'ai  un  cours  d'eau,  dit  un 
chant,  mais  point  de  troupeau.  J'enlèverai  un  mouton  de  quelque 
troupeau.  Le  berger  me  poursuivra,  mais  je  gagnerai  le  sommet 
d'une  montagne  escarpée.  Je  prendrai  en  main  une  épée  pointue, 
et,  arrive  que  pourra,  je  ne  quitterai  pas  le  champ  sans  un  bon 
combat.  »  Le  soldat  n'est  pas  plus  scrupuleux  que  le  berger,  a  II  y 
a  quelque  temps  nous  rencontrâmes  l'ennemi  pour  la  première  fois. 
Notre  front  était  de  pierre;  l'armée  des  giaours  s'enfuit.  Nous  al- 
lâmes dans  une  auberge  où  de  riches  personnages  étaient  assis  au- 
tour des  tables  et  buvaient  l'hydromel.  11  n'y  avait  point  là  de  place 
pour  nous  asseoir,  et  nous  étions  obligés  de  rester  debout.  Allez 
chez  mon  amante,  demandez-lui  ses  ornemens  de  tête,  nous  les 
mettrons  eu  gage  et  nous  aurons  un  peu  d'hydromel.  Nous  kosaks, 
cinq  que  nous  sommes  ici,  nous  trouverons  quelque  chose  pour 
nous-mêmes,  nous  pillerons,  nous  emporterons  le  butin,  et  avec  ce 
butin  nous  rachèterons  les  colifichets  de  notre  amante.  » 

Si  chez  les  plus  rudes  nomades  nous  avons  trouvé  la  trace  d'une 
règle  morale,  elle  est  si  peu  absente  ici  qu'en  certains  cas,  par 
exemple  dans  le  respect  de  la  vieillesse,  ces  Turcs  nous  sont  supé- 
rieurs. «  Adiga  avait  une  coutume  agréable  à  Allah;  quand  il  ren- 
contrait un  homme  plus  âgé  que  lui ,  ne  fût-ce  que  d'une  année,  il 
lui  demandait:  —  Mon  sultan,  que  désirez-vous?  »  L'homme  de 
bien,  tel  qu'on  le  comprend,  est  nécessairement  exposé  aux  médi- 
sances et  aux  pièges  des  méchans;  mais  l'alliance  de  deux  «  hommes 
vertueux  »  peut  triompher  de  leur  malice.  Même  seul,  celui  qui  a 
«  gagné  un  bon  nom  »  se  rit  des  complots  de  ses  ennemis,  comme 
le  navire  solidement  couvert  de  planches  brave  la  fureur  des  flots. 
Le  mot  de  vertu  ne  doit  pas  s'entendre  ici  dans  le  sens  théolo- 


LA  POÉSIE  POPULAIRE  DES  TURCS,  583 

gique.  Comme  chez  les  anciens,  la  vertu  se  compose  surtout  de 
courage.  Ce  courage  prend  sa  source  dans  un  fatalisme  qui  ne  re- 
court pas  comme  ailleurs  à  mille  précautions  pour  dissimuler  ses 
convictions.  «  Jetez-vous  parmi  vos  ennemis,  même  avec  une  che- 
mise. Allah  sait  le  mieux  quand  vous  devez  mourir!  »  Avec  une 
telle  doctrine,  on  peut  aller  au-devant  de  la  «  flèche  empoisonnée  » 
et  voir  avec  calme  le  sang  couler  de  ses  veines  «  comme  des  che- 
veux roux.  »  Naturellement  cette  résignation  aura  le  caractère  de 
celle  qu'on  remarque  chez  d'énergiques  bêtes  fauves,  quelque 
chose  de  son;bre  et  de  farouche,  qu'un  poète  français  contempo- 
rain a  peint  avec  un  vrai  talent  dans  la  3Iort  du  loup,  et,  chose 
curieuse,  le  poète  turc  emploie  précisément  la  comparaison  dont  se 
sert  Alfred  de  Vigny.  «  Quand  un  vigoureux  sanglier  est  atteint 
par  une  flèche,  qu'il  agite  ses  défenses,  que  peut-il  faire?  Quand 
un  loup  brun  à  la  large  poitrine  attrape  une  flèche  dans  le  cœur, 
que  sa  gueule  écume,  que  peut-il  faire?  »  Il  est  bien  rare  que  la 
poésie  populaire  ne  résolve  pas  très  franchement  ce  «  problème  de 
la  destinée  humaine,  »  qui  est  bien  loin  de  lui  offrir  les  difficultés 
qu'il  présentait  à  un  Jouffroy.  Après  tout,  les  longues  méditations 
des  métaphysiciens  et  des  théologiens  n'ajouteront  guère  a  ces  solu- 
tions spontanées  que  des  complications  dont  à  certaines  époques  on 
s'exagère  infiniment  l'importance,  sans  s'apercevoir  que  l'essentiel 
de  la  métaphysique  consiste  dans  une  gymnastique  intellectuelle. 
Dans  ce  long  voyage  que  nous  venons  de  faire  avec  les  poètes 
des  vallées  de  i' Altaï  au  rivage  de  la  Crimée,  nous  avons  toujours 
constaté  l'impuissance  de  la  famille  turque  et  de  l'islam  à  produire 
une  civilisation  capable  de  lutter  avec  succès  contre  «  l'audacieuse 
race  de  Japhet,  »  à  laquelle  la  domination  du  monde  semble  réser- 
vée. En  adoptant  l'islamisme,  les  Turcs  avaient  sans  doute  fait, 
comme  les  Arabes,  un  grand  pas  dans  la  voie  du  progrès,  car  les 
doctrines  prêchées  par  le  prophète  de  La  Mecque  étaient  fort  supé- 
rieures aux  grossières  et  sauvages  superstitions  de  leurs  aïeux.  Leur 
exemple  n'en  prouve  pas  moins  qu'une  forme  religieuse  fort  utile 
aux  nations  dans  une  certaine  phase  de  leur  développement  peut, 
avec  le  temps,  paralyser  complètement  en  elles  l'esprit  de  vie  et 
cette  virile  ardeur  sans  laquelle  les  peuples  comme  les  individus 
se  condamnent  à  une  existence  absolument  inerte.  Tout  en  croyant 
rester  fidèles  à  la  foi  de  leurs  pères,  ces  peuples  renoncent  en  réa- 
lité à  la  généreuse  tradition  d'aïeux  qui  ont,  quand  ils  l'ont  jugé 
nécessaire  pour  la  patrie  et  pour  leur  postérité,  «  brûlé  ce  qu'ils 
avaient  adoré  et  adoré  ce  qu'ils  avaient  brûlé.  » 

Dora  d'Istria. 


P.-J.   PROUDHON 


SA  CORRESPONDANCE  ET   SON  HISTORIEN 


P.-J.  Proudlion,  sa  vie  et  sa  correspondance,  par  M.  Sainte-Beuve,  1  vol.  in-l8,  187-2, 


Le  public  n'avait  pu  se  défendre  d'un  peu  de  surprise  en  voyant, 
il  y  a  quelques  années,  l'un  des  maîtres  les  plus  éminens  de  la  cri- 
tique contemporaine,  délicat  entre  tous,  prendre  pour  sujet  d'une 
série  d'études  empreintes  de  la  plus  visible  sympathie  celui  de 
tous  les  représentans  du  socialisme  qui  s'était  montré  non-seule- 
ment le  plus  radical,  mais  le  plus  porté  à  l'invective  et  à  la  me- 
nace. Comment  s'expliquer  ce  choix?  Avait-il  été  déterminé  uni- 
quement par  le  souvenir  de  quelques  relations  dont  la  littérature 
avait  été  l'occasion  et  comme  l'intermédiaire?  M.  Proudhon,  à  un 
certain  moment,  méditait  un  ouvrage  de  critique  où  il  devait  passer 
en  revue  tous  les  contemporains.  Ce  plan,  il  ne  devait  pas  le  réa- 
liser; mais  certaines  parties  s'en  trouvent  exécutées  ou  esquis- 
sées, particulièrement  dans  un  de  ses  derniers  et  plus  considérables 
ouvrages,  la  Justice  et  la  Révolution,  livre  qui  fit  scandale  et 
encourut  condamnation.  Il  avait  voulu,  en  vue  de  ce  travail  lit- 
téraire et  moral  qui  exigeait  une  sorte  d'initiation  particulière, 
être  mis  en  rapport  avec  le  critique  de  notre  temps  certaine- 
ment le  mieux  en  état  de  la  lui  donner.  On  sent,  à  la  manière 
dont  M.  Sainte-Beuve  nous  parle  de  ces  rapports,  qu'il  demeure 
touché  de  l'espèce  de  déférence  dont  l'écrivain  révolutionnaire  fit 
preuve  à  son  égard.  Il  se  trouva  d'ailleurs  par  là  mis  à  même  d'é- 
tudier de  plus  près  certains  côtés  généreux  et  vraiment  humains  de 


PROUDHON  ET  SA  CORRESPONDANCE.  585 

cette  nature  excessive,  connue  seulement  du  public  par  ses  para- 
doxes à  outrance  et  ses  emportemens.  Qui  ne  sait  au  surplus  com- 
bien M.  Sainte-Beuve  avait  peu  d'effort  à  faire  pour  proclamer  la 
talent?  Il  le  goûtait  sous  toutes  les  formes  et  au  service  de  quelque 
cause  que  ce  fut.  N'avait-il  pas  aussi  un  faible  pour  les  curiosités 
en  tout  genre?  Or  Proudhon  fut  incontestablement  une  des  curio- 
sités de  notre  siècle,  éclatante  et  provocante,  avec  une  partie  d'é- 
nigme restant  à  déchiffrer.  Le  critique  qui  n'avait  pas  dédaigné 
.d'apprécier  les  mérites  poétiques  d'un  Charles  Baudelaire  pouvait 
bien  jeter  un  regard  curieux  sur  les  fleurs  du  mal  du  socialisme. 
Cette  explication,  qui  a  sa  part  de  vérité,  ne  serait  pourtant  pas 
suffisante  sans  d'autres  motifs  soit  de  circonstance,  soit  plus  intimes 
encore.  Avant  tout,  n'oublions  pas  la  date  de  cette  publication,  qui, 
parue  d'abord  en  fragmens,  prend  aujourd'hui  la  form.e  d'un  vo- 
lume avec  des  additions  et  des  complémens  nullement  à  dédaigner. 
C'était  en  1865.  On  avait  le  sentiment  de  la  sécurité,  on  répétait 
beaucoup  que  le  socialisme  avait  désarmé.  Les  chefs  ne  comptaient 
plus,  disait-on,  que  sur  les  lents  moyens  de  la  persuasion;  les  ou- 
vriers abandonnaient  la  doctrine  de  l'état-providence,  pourvoyeur 
de  travail  et  de  salaires,  pour  mettre  toute  leur  confiance  dans  la 
liberté  économique.  Ces  idées  devaient  trouver  crédit  jusqu'à  ce  que 
la  réouverture  des  clubs  et  les  écluses  de  la  presse  lâchées  vinssent 
faire  voir  combien  il  y  avait  dans  cette  sécurité  d'illusion  optimiste; 
mais  on  n'en  était  pas  là  encore.  Il  y  a  presque  toujours  en  France 
un  moment  où  il  semble  qu'on  rie  d'avoir  eu  peur.  On  se  familiarise 
avec  les  grands  révolutionnaires,  on  leur  trouve  je  ne  sais  quel 
charme,  on  leur  sait  gré  de  l'esprit  qu'ils  ont  montré  pour  démolir, 
on  les  idéalise.  Peu  s'en  fallait,  aux  yeux  de  bien  des  gens,  que 
M.  Proudhon  ne  fût  un  véritable  titan;  c'était  bien  pour  cela  qu'il 
s'était  donné  et  qu'il  aimait  qu'on  le  prit.  M.  Sainte-Beuve  parta- 
geait ces  dispositions  bienveillantes  à  l'égard  de  ce  qui  ne  lui  pa- 
raissait plus  redoutable;  il  était  redevenu  libéral,  et  allait  bientôt 
passer  à  l'opposition  au  moment  même  où  le  gouvernement  sortait 
de  la  période  autoritaire.  Ainsi  tout  semblait  tourner  à  l'apaise- 
ment, à  cette  date  de  1865,  en  ce  qui  touche  le  socialisme,  et 
M.  Proudhon  lui-même,  bien  près  alors  d'entrer  dans  l'éternel  re- 
pos, paraissait  s'être  apaisé  comme  tout  le  reste.  On  eût  dit  que  le 
vieux  lion  avait  rentré  ses  griffes.  Il  vivait  à  Passy  en  bourgeois 
tranquille,  marié,  père  de  famille.  Ceux  qui  l'approchaient  disaient 
qu'il  n'avait  rien  perdu  de  son  ancienne  ilamme.  Ses  derniers  écrits 
visent  surtout  à  être  des  traités  scientifiques  :  tels  sont  ses  ou- 
vrages sur  la  Guerre  et  la  jyai.r,  sur  le  Principe  du  fcdôralismc, 
sur  les  Majorats  littéraires,  sur  la  Théorie  de  l'impôt,  sur  la  Théo- 


586  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

rie  de  la  propriété,  dont  il  donnait  une  seconde  formule  adoucie  à 
quelques  égards,  admettant  plus  d'atermoiemens,  quoique  la  même 
au  fond  dans  ses  éiémens  essentiels.  On  sent  bien  que  la  moindre 
étincelle  eût  remis  le  feu  aux  poudres. 

Ce  qui  achève  l'explication  du  livre  de  M.  Sainte-Beuve,  et  ce 
qui  en  fait  comme  le  caractère,  c'est,  on  ne  peut  se  le  dissimuler, 
une  sorte  d'affinité  sympathique  qui  s'étend  de  la  personne  aux 
idées;  non  certes  qu'il  soit  un  disciple,  un  zélateur;  une  telle  pen- 
sée ne  saurait  venir  à  qui  que  ce  soit;  mais,  tout  en  répudiant  les  vio- 
lences, les  excès  de  langage,  il  s'intéresse  à  cette  critique  qui  touche 
audacieusement  à  tant  de  choses,  il  l'approuve  sur  plus  d'un  point.  Il 
donne  raison  théoriquement  à  la  critique  fondamentale  de  Proudhon, 
celle-là  même  qui  porte  sur  le  principe  de  propriété.  Quelque  éton- 
nement  que  cette  déclaration  puisse  causer,  le  célèbre  écrivain  n'a 
pas  hésité  à  la  faire.  II  faut  en  prendre  son  parti  :  c'est  un  conserva- 
teur sceptique,  n'attachant  qu'une  foi  très  relative  à  ce  qui  constitue 
la  forme  et  le  fond  même  de  notre  société,  qu'il  regarde  comme 
une  œuvre  purement  factice.  Il  ne  reconnaît  point  ce  qu'on  nomme 
droit  naturel.  Il  n'admet  que  l'utile,  et  je  suis  porté  à  croire  qu'il 
s'exagère  les  conditions  variables  de  cet  utile  même.  Tout  lui  pa- 
raît pouvoir  être  fait  ou  défait  soit  au  gré  des  législateurs  ou  du 
moins  des  idées  et  des  passions  qui  dominent.  Il  semble  que  la  so- 
ciété est  pour  lui  un  terrain  mouvant  où  il  ne  s'élève  que  des  tentes 
passagères. 

Ce  sont  là,  il  faut  l'avouer,  de  graves  concessions,  et  qui  le  de- 
viennent davantage  si  on  ajoute  que  l'auteur  de  la  Vie  de  Proudhon 
va  jusqu'à  déclarer  qu'il  croit  le  socialisme  proudhonien  destiné 
à  triompher  plus  ou  moins  prochainement,  non  pas  assurément 
dans  son  ensemble  systématique,  dans  ses  théories  excessives,  mais 
dans  quelques-unes  de  ses  lignes  et  dans  son  esprit  général.  Se- 
rait-il donc  vrai  que  le  socialisme,  quelle  qu'en  soit  la  forme,  eût 
en  fin  de  compte  raison?  S'il  en  était  ainsi,  à  quoi  ne  faudrait-il 
pas  s'attendre?  Quelle  peut  être  aujourd'hui  la  durée  de  la  résis- 
tance d'une  société  à  laquelle  manquerait  la  force  morale,  et  qui 
serait  ou  se  croirait  dans  son  tort? 

M.  Sainte-Beuve  n'a  point  eu  la  douleur  d'assister  à  nos  cruelles 
épreuves.  Il  a  disparu,  laissant  un  vide  regrettable  dans  la  critique 
littéraire.  Le  succès  de  ses  livres  n'a  pas  disparu  avec  lui;  son  in- 
fluence ne  s'est  point  affaiblie.  Comment  tenir  pour  inaperçu  ce  qui 
sort  d'une  telle  plume  malgré  ce  qu'on  peut  dire  d'une  compétence 
évidemment  bien  moindre  en  ces  questions  d'économie  et  de  philoso- 
phie sociale  qu'en  matière  littéraire?  Ce  n'est  pas  que  nous  préten- 
dions soumettre  les  questions  soulevées  par  l'auteur  de  la  Vie  de 


PROUDHON  ET  SA  CORRESPONDANCE.  587 

Proudhon  à  un  examen  régulier;  nous  préférons  nous  conformer 
à  la  marche  même  qu'a  suivie  M.  Sainte-Beuve.  La  méthode  du 
peintre  des  Portraits  contcmjoorains  est  avant  tout,  comme  tou- 
jours, psychologique  et  morale.  Peut-être  pensera-t-on  qu'elle  s'ap- 
plique moins  naturellement  à  un  de  ces  hommes  d'action  et  de  com- 
bat qui  ne  semblent  guère  faits  pour  être  étudiés  à  cette  tranquille 
lumière.  Que  sera-ce  si  l'action  est  d'hier,  si  le  combat  dure  encore? 
N'est-ce  pas  avoir  l'air  de  se  désintéresser  un  peu  trop  que  de  con- 
templer avec  ce  sang-froid  de  savant  ou  cette  curiosité  d'artiste 
et  d'amateur  la  lave  qui  n'a  pas  cessé  d'être  brûlante,  le  volcan  qui 
reste  en  pleine  éruption?  C'est  une  impression  qu'on  éprouve  par 
instans  en  lisant  cette  biographie.  Profitons  cependant  de  ce  que 
cette  méthode  d'analyse  sereine  qui  vise  à  expliquer  le  dehors  par 
le  dedans  porte  eu  elle  de  vraie  clarté,  d'impartialité  désirable.  Elle 
jette  en  outre  un  jour  saisissant  sur  l'esprit  utopiste,  dont  Prou- 
dhon reste  un  des  types  les  plus  frappans.  Cet  esprit  utopiste  et 
révolutionnaire  constitue  une  des  parties  caractéristiques  de  l'his- 
toire morale  de  notre  temps;  il  se  décèle  dans  cette  vie,  il  se  peint 
dans  ces  lettres,  il  se  trahit  plus  d'une  fois  à  son  insu,  par  plus  d'un 
trait,  d'une  confidence.  La  sévérité  ne  perd  pas  ses  droits  pour  re- 
connaître certains  côtés  nobles  et  plus  affectueux  qu'on  ne  serait 
tenté  de  le  croire.  Voilà  ce  que  nous  voudrions  mettre  en  relief. 
C'est  en  étudiant  l'homme  que  nous  parviendrons  à  comprendre  ses 
idées  et  son  rôle.  Écoutons-le  parler,  écoutons  aussi  son  bienveil- 
lant commentateur;  ne  craignons  pas,  chemin  faisant,  de  poser  nos 
réserves. 

*• 

I. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  M.  Sainte-Beuve  rappelle,  en  y  in- 
sistant un  peu,  les  origines  populaires  de  Pierre-Joseph  Proudhon. 
Ces  origines  ont  exercé  sur  sa  destinée  et  sur  son  rôle  une  action 
que  sa  correspondance  fera  mieux  apprécier.  Il  était  né  à  BesançoH 
le  15  juillet  1809.  Son  père  était  garçon  brasseur;  plus  tard  il  s'é- 
tablit comme  tonnelier;  il  était  cousin  du  célèbre  professeur  Prou- 
dhon, jurisconsulte  de  Dijon.  Qu'on  voie,  si  l'on  veut,  une  in- 
fluence de  race  et  de  nom  dans  ce  mélange  de  rudesse  qui  sent  le 
prolétaire  et  de  subtilité  juridique  qui  est  un  des  traits  de  l'écri- 
vain. Ce  père,  honnête  homme,  paraît  avoir  été  une  intelligence 
commune.  C'est  de  sa  mère,  simple  fille  de  campagne,  femme  hé- 
roïque, écrit  un  ancien  ami  de  la  famille,  que  l'enfant  tenait  ce 
qu'il  y  avait  d'énergique  dans  son  caractère.  On  n'a  qu'à  suivre  ses 
débuts  pour  acquérir  une  nouvelle  preuve  que  cette  société,  mal- 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gré  ses  imperfections  et  ses  abus,  n'est  pas,  tant  s'en  faut,  aussi 
dure  et  fermée  aux  pauvres  gens  que  Proudhon  devait  la  repré- 
senter. Ce  fut,  il  est  vrai,  une  rude  et  laborieuse  jeunesse,  mais 
à  laquelle  le  secours  n'a  jamais  manqué.  Dans  sa  première  en- 
fance, il  gardait  les  vaches  de  la  maison.  Il  a  tiré  de  ces  souvenirs 
une  belle  page  où  son  enfance  se  mêle  à  cette  nature  jurassienne, 
page  empreinte  d'une  sorte  de  poésie  âpre  et  puissante.  Il  fit  son 
apprentissage  comme  garçon  de  cave.  Ces  humbles  circonstances 
n'empêchèrent  pas  qu'il  n'ait  trouvé,  pour  l'instruire,  d'abord  l'é- 
cole, puis  le  collège,  où  il  remportait  toutes  les  couronnes,  et  pour 
encourager  ses  débuts,  les  récompenses  et  les  secours  d'une  aca- 
démie, l'académie  de  sa  ville  natale,  qui,  comme  il  le  dit,  lui  «  servit 
de  marraine.  »  Avant  quatorze  ans,  il  avait  lu,  dévoré  une  quantité 
de  livres.  Il  se  rendait  chaque  jour  à  la  bibliothèque  de  Besançon, 
et,  guidé  par  sa  curiosité,  que  chaque  livre  excitait,  il  demandait 
jusqu'à  dix  volumes  dans  une  séance.  L'excellent  bibliothécaire, 
M.  Weis!^,  lui  en  faisant  l'observation,  l'enfant,  déjà  peu  maniable, 
l'accueillit  par  une  repartie  brusque  et  mordante.  Obligé  de  gagner 
sa  vie  à  l'âge  de  dix-neuf  ans,  il  devint  ouvrier  typographe;  il  fit 
son  tour  de  France,  et  bientôt  devint  correcteur  d'imprimerie.  Il  a 
toujours  gardé  son  livret  d'ouvrier,  chaigé  de  bonnes  notes,  car  il 
faisait  toute  besogne  en  conscience,  détestant  les  fainéans  et  les 
lâches.  Ce  temps  fut  loin  d'être  perdu  pour  son  éducation.  «  Il  cor- 
rigeait, pour  la  maison  Gauthier,  les  épreuves  d'auteurs  ecclésias- 
tiques, de  pères  de  l'église.  Comme  on  imprimait  une  Bible,  une 
Vulgate,  il  fut  conduit  à  faire  des  comparaisons  avec  les  traduc- 
tions iiiterlinéaires  d'après  l'hébreu.  C'est  ainsi  qu'il  apprit  l'hé- 
breu, seul,  et,  comme  tout  s'enchaînait  dans  son  esprit,  il  fut  amené 
de  la  sorte  à  des  études  de  linguistique  comparée.  La  maison  Gau- 
thier publiait  quantité  d'ouvrages  de  théologie;  il  en  vint  également, 
par  ce  besoin  de  tout  approfondir,  à  se  former  des  connaissances 
théologiques  fort  étendues,  ce  qui  a  fait  croire  ensuite  à  des  gens 
mal  informés  qu'il  avait  été  au  séminaire.  » 

Cette  variété  d'études  devait,  en  dehors  de  toute  spécialité  d'éru- 
dition, lui  donner  une  certaine  supériorité  générale  sur  ses  émules 
et  sur  ses  adversaires.  C'était  à  la  fois  la  meilleure  gymnastique 
que  pût  s'imposer  cette  intelligence  acérée  et  comme  un  capital  de 
connaissances  peu  communes  qui  devait  profiter  à  l'examen  et  à  la 
discussion.  Qu^l  qu'en  ait  été  l'emploi  ultérieur,  c'était  une  force. 
Quelle  nouveauté  n'était-ce  pas  qu'un  théoricien  socialiste  sachant 
du  grec,  de  l'hébreu,  do  la  théologie,  croyant  enfin  que  le  monde  ne 
date  pas  d'hier!  Il  trouvera  là  les  moyens  de  faire  la  revue  histo- 
rique des  questions,  au  moins  dans  une  certaine  mesure  et  sous  un 


PROUDHOX  ET  SA  CORRESPONDANCE.  589 

certain  point  de  vue  systématique;  c'est  plus  que  n'en  avait  fait 
aucun  des  chefs  de  ces  écoles  fondées  sur  le  raisonnement  pur  étayé 
tout  au  plus  de  quelques  réminiscences  antiques.  Nous  n'attachons 
pas  d'ailleurs  plus  d'importance  qu'il  ne  faut  à  ce  travail  de  début, 
à  cet  Essai  de  grammaire  générale,  à  la  fois  remarquable  et  in- 
complet :  il  ne  pouvait  qu'être  insuffisant;  l'auteur  ne  connaissait 
à  cette  date  ni  Eugène  Eurnouf,  ni  Guillaume  de  Hamboldt,  ni 
d'autres  éminens  linguistes  qui  avaient  déjà  produit  leurs  travaux. 
Plus  tard,  assidu  aux  cours  de  Burnouf  et  intimement  lié  avec 
M.  Bergmann,  le  savant  philologue  de  Strasbourg,  il  n'eut  d'autre 
parti  à  prendre  que  d'oublier  ce  premier  écrit,  qu'on  devait  res- 
susciter contre  lui  en  1850  pour  le  traiter  de  renégat.  Dans  cet 
essai  anonyme,  annexé  modestement  à  l'ouvrage  de  Bergier,  il  s'é- 
tait placé  au  point  de  vue  de  l'auteur,  c'est-à-dire  au  point  de  vue 
de  la  tradition  biblique.  L'auteur  de  la  Vie  de  Proudhon  signale 
dans  cet  essai  quelques  accens  et  «  cris  étouffés  »  qui  annoncent  le 
futur  écrivain  révolutionnaire.  Ainsi  on  remarque  cette  phrase  que 
l'auteur  semble  jeter  en  passant;  après  avoir  dit  que  l'étude  com- 
parée des  langues  et  la  connaissance  approfondie  de  leurs  racines 
conduirait  à  des  vues  d'origine  qui  pourraient  équivaloir,  quant 
aux  débuts  de  l'espèce  et  à  ses  développemens  ultérieurs,  à  une 
sorte  de  révélation,  il  écrit  :  «  Mais  quand  le  hasard  et  la  nécessité 
seraient  les  seuls  dieux  que  dût  reconnaître  notre  intelligence,  il 
serait  beau -de  témoigner  que  nous  avons  conscience  de  notre  nuit, 
et,  par  le  cri  de  notre  pensée,  de  protester  contre  le  destin.  »  On 
trouve  aussi  quelques  particularités  curieuses  sur  un  second  mé- 
moire de  linguistique  envoyé  par  le  jeune  écrivain  au  concours  de 
l'Institut  pour  le  prix  Yolney.  Ce  mémoire  avait  pour  titre  :  Be- 
cherches  sur  les  catégories  grammaticales  et  sur  quelques  origines 
de  la  langue  française,  et  portait  pour  épigraphe  ces  mots  grecs  : 
TaÇiç  àxa^iav  ^icox.si,  l'ordre  poursuit  le  désordre.  Le  prix  ne  fut 
point  donné,  mais  Proudhon  obtint  l'une  des  deux  mentions,  et  le 
rapporteur  parlait  de  son  mémoire  comme  de  l'œuvre  d'un  rare 
esprit. 

Ne  croirait-on  pas  assister  aux  débuts  d'un  futur  membre  de 
l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres?  Peut-être,  né  dans  des 
temps  plus  calmes,  n'eût-il  en  effet  révolutionné  que  l'érudition, 
comme  un  Beaufort  ou  un  Niebuhr;  mais  l'illusion  dure  peu.  Même 
dans  des  travaux  qui  n'impliquaient  par  leur  nature  rien  de  tel, 
comme  dans  le  mémoire  sur  la  Célébration  du  dimanche,  mis  au 
concours  par  l'académie  de  Besançon,  la  vraie  tendance  commen- 
çait à  se  marquer  plus  nettement.  Déjà  Proudhon  était  pensionnaire 
de  cette  académie,  qui,  non  sans  difficultés,  lui  avait  accordé  la 


590  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pension  de  1,500  francs  léguée  par  la  veuve  de  l'académicien 
Suard.  Ses  opinions  philosophiques,  plus  encore  que  ses  idées  po- 
litiques, moins  en  relief,  avaient  soulevé  quelque  objection.  L'aca- 
démie hésitait  à  couver  un  tel  œuf.  Cette  pension  fut  pour  l'homme 
d'études  une  ressource  précieuse.  Elle  devait  suffire  à  ses  besoins 
matériels,  d'ailleurs,  on  doit  le  dire,  presque  nuls;  elle  remplit  le 
vide  que  laissait  la  liquidation  de  son  imprimerie,  car  il  avait  es- 
sayé d'une  entreprise  de  ce  genre  avec  un  associé  qui  avait  triste- 
ment fini  par  le  suicide.  Dans  cette  première  période,  on  voit 
Proudhon  en  correspondance  surtout  avec  M.  Paul  Ackermann, 
«  grammairien  et  littérateur  distingué,  qui  a  laissé  une  noble  veuve 
docte  et  poète.  »  On  doit  reconnaître  avec  M.  Sainte-Beuve  que 
cette  correspondance  privée,  qui  date  de  sa  jeunesse,  est  à  l'hon- 
neur de  P.-J.  Proudhon.  Son  désintéressement,  ses  sentimens  élevés, 
sa  recherche  inquiète,  douloureuse,  des  questions  qui  l'obsèdent, 
cette  simplicité  qui  n'a  pas  été  altérée  encore  par  les  nécessités  du 
rôle  poussant  à  l'exagération  des  effets,  ces  qualités  mâles  qu'ac- 
compagne un  accent  de  franchise  et  qui  n'excluent  pas  des  mouve- 
mens  de  gaîté  et  de  verve  presque  joviale,  se  montrent  dans  les 
épanchemens  de  la  plus  intime  confidence.  Les  côtés  ironiques  s'y 
dessinent  aussi  fortement,  quelquefois  avec  cette  amertume  qui  ne 
fera  qu'aller  croissant,  mais  souvent  aussi  avec  un  fonds  de  bonne 
humeur  franc-comtoise.  On  n'en  aperçoit  pas  moins  dès  le  début  ce 
qu'il  y  a  de  faussé  radicalement  et  d'étroit  dans  le  point  de  vue.  Il 
se  dit  beaucoup,  il  répète  à  ses  amis  qu'il  est  du  peuple.  Il  se  croit 
le  défenseur-né  d'une  classe  spéciale  par  opposition  aux  autres.  Il 
s'attribue  une  mission  de  tribun  et  d'apôtre.  A  propos  de  la  pen- 
sion, il  écrit  à  Ackermann  :  «  J'ai  reçu  les  complimens  de  plus 
de  deux  cents  personnes.  De  quoi  croyez-vous  qu'on  me  félicite? 
De  la  presque  certitude  d'arriver  aux  honneurs,  d'égaler,  dit-on, 
peut-être  de  surpasser  les  Joufi'roy,  les  Pouillet,  etc.  (il  cite  ses 
compatriotes  du  Jura).  Personne  ne  vient  me  dire  :  —  Proudhon,  tu 
te  dois  avant  tout  à  la  cause  des  pauvres,  à  l'afi'ranchissement  des 
petits,  à  l'instruction  du  peuple;  tu  seras  peut-être  en  abomiaation 
aux  riches  et  aux  puissans;  poursuis  ta  route  de  réformateur  à  tra- 
vers les  persécutions,  la  calomnie,  la  douleur  et  la  mort  même.  » 
Et  plus  loin,  à  la  fin  de  cette  lettre  :  «  La  foi  est  contagieuse  ;  or 
on  n'attend  plus  aujourd'hui  qu'un  symbole  avec  un  homme  qui 
le  prêche  et  qui  le  croie.  »  L'auteur  de  la  Vie  de  Proudhon  s'étend 
avec  raison  sur  ce  qu'il  y  a  d'honorable  dans  ces  sentimens.  N'y 
a-t-il  rien  à  dire  pourtant  sur  cette  illusion  qui  fait  croire  au  jeune 
enthousiaste  à  la  possibilité  d'une  sorte  de  révélation  sociale  tout 
à  coup  éclatant  par  la  bouche  d'un  homme  inspiré?  Quel  nom  don- 


PROUDHON  ET  SA  CORRESPONDANCE.  591 

ner  à  cette  illusion  lorsqu'on  le  voit  se  prendre  et,  presque  sans 
hésiter,  se  présenter  lui-même  pour  ce  prophète  prédestiné?  Nous 
en  faisons  la  remarque  avec  d'autant  plus  d'insistance  que  per- 
sonne, semble-t-il,  moins  que  Proudhon  ne  devait  tomber  dans 
une  pareille  confusion  des  procédés  qu'autorise  la  science  avec 
ceux  que  met  en  jeu  l'inspiration  religieuse.  Une  révélation  éco- 
nomique et  sociale,  presque  avec  éclairs  et  tonnerres,  sur  le  som- 
met enveloppé  de  nuages  de  quelque  Sinaï ,  une  telle  révélation  au 
xix^  siècle,  en  plein  examen,  en  pleine  discussion,  qu'est-ce  que 
cela?  Vous  figurez-vous  un  Adam  Smith,  ou,  si  vous  voulez  même, 
un  génie  bien  supérieur,  mais  dans  ces  régions  tout  humaines,  ap- 
paraissant sous  les  traits  d'un  Moïse?  Esprit  sceptique  et  railleur, 
Proudhon  le  sentait  bien  quand  il  s'agissait  des  autres.  Les  allures 
de  prophète  en  matière  sociale  lui  étaient  suspectes,  antipathiques. 
Il  s'est  montré  impitoyable  pour  les  visées  religieuses  du  saint-si- 
monisme,  pour  les  cosmogonies  d'un  Fourier;  sa  propre  méthode 
était  toute  critique  et  négative.  Des  deux  grandes  forces  qui  se  par- 
tagent l'esprit  humain,  —  le  procédé  synthétique,  qui  répond  da- 
vantage à  l'inspiration,  aux  conceptions  d'ensemble,  et  le  procédé 
analytique,  qui  décompose  le  tout  en  ses  parties,  n'aboutissant  qu'à 
des  vérités  partielles  dès  lors,  —  il  eut  surtout  le  second.  Il  est  même 
douteux  que  ses  eflbrts  de  synthèse  l'aient  jamais  mené  à  autre  chose 
qu'à  tout  brouiller  et  à  tout  confondre.  On  peut  excuser  l'enthou- 
siasme; il  est  impossible  de  fermer  les  yeux  sur  ce  qui  s'y  mêle  ici 
d'orgueil  incommensurable. 

Ce  serait  le  lieu  de  se  demander  si  le  langage  que  Proudhon 
tient  dans  sa  correspondance  n'exclut  pas  à  d'autres  titres  encore 
le  rôle  auquel  il  prétend  de  philosophe  social.  Un  vrai  philosophe 
ne  fait  contre  qui  et  quoi  que  ce  soit  de  serment  d'Annibal.  C'est 
par  un  tel  serment  que  Proudhon  débute  contre  les  riches.  Un  vrai 
philosophe,  —  tel  du  moins  que  nous  le  concevons,  —  ne  s'occupe 
pas  de  savoir  s'il  est  patricien  ou  plébéien;  né  dans  les  rangs  po- 
pulaires, il  s'en  souvient  pour  être  plus  sympathique  et  plus  se- 
courable  aux  misères  qu'il  a  connues,  mais  non  pour  bâtir  des 
théories  sur  des  ressentimens  et  sur  un  accident  de  naissance.  La 
première  condition  pour  qui  veut  se  connaître  et  connaître  le  monde, 
c'est  de  garder  son  esprit  libre.  Malheur,  je  dis  philosophiquement 
parlant,  à  celui  qui  ne  sait  faire  de  sa  pensée  qu'une  arme  de  com- 
bat! Et,  puisque  nous  cherchons  ce  qu'est  ou  doit  être  un  philo- 
sophe social,  rappelons  ce  que  dit  là-dessus  M.  Sainte-Beuve;  il 
trace  une  sorte  de  portrait  idéal  d'un  tel  philosophe.  Ce  portrait  est 
excellent  dans  tout  ce  qu'il  renferme;  il  n'en  est  pas  moins  sous 
d'autres  rapports  incomplet.  Il  nous  explique  l'excès  des  conces- 


59*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sions  auxquelles  l'éminent  critique  paraît  s'être  abandonné  en  ju- 
geant M.  Proudhon  et  ses  doctrines.  Oui,  sans  doute,  comme  il  le 
dit  très  exactement,  un  philosophe  social  doit,  en  dehors  de  tout 
esprit  étroit  de  secte  et  de  pays,  étudier  le  monde,  le  vaste  monde, 
((  visiter  et  comparer  les  institutions,  les  mœurs  variées  des  cités  et 
des  peuples.  »  Oui,  il  doit  porter,  dans  ce  qui  fait  l'objet  du  culte 
des  uns  et  de  l'exécration  des  autres,  une  impartialité  clah'voyante 
et  suprême,  animée  d'un  souffle  de  sympathie.  Des  hommes  d'un 
génie  supérieur,  un  Montesquieu,  un  Aristote  surtout,  ont  appliqué 
la  méthode  comparative  avec  une  impartialité  aussi  féconde  qu'é- 
levée à  l'ordre  politique;  mais  ils  y  ont  joint  quelque  chose  de 
plus,  ils  y  ont  joint  la  connaissance  des  vérités  générales,  perma- 
nentes, de  ces  lois  d'une  fixité  qui  échappe  aux  entreprises  témé- 
raires des  esprits  remuans!  Or  de  telles  vérités,  n'y  en  a-t-il  pas 
aussi  dans  ce  qui  touche  à  la  structure  intime  des  sociétés,  comme 
dans  la  constitution  des  gouvernemens?  L'auteur  de  la  Vie  de  Prou- 
dhon semble  méconnaître  systématiquement  que  ces  vérités  for- 
ment comme  un  monde  de  recherches  plus  spéciales,  le  monde  de 
l'économie  sociale,  que  l'on  réduit  beaucoup  trop  dans  une  certaine 
opinion  à  des  questions  d'industrie  et  de  statistique.  Le  travail,  qui 
embrasse  presque  la  totalité  de  la  vie  humaine,  le  travail  a  ses  lois, 
comme  la  politique  pure,  lois  dont  la  violation  elle-même  par  les 
souffrances  qu'elle  entraîne  confirme  la  réalité.  II  y  a  sans  doute 
des  raisons  qui  expliquent  que  certaines  sociétés  se  soient  établies 
sur  telle  base,  comme  l'esclavage  et  la  polygamie,  sur  le  commu- 
nisme ou  sur  d'oppressifs  privilèges,  sur  l'absence  de  toute  indus- 
trie et  de  tout  commerce  jouissant  de  quelque  liberté;  mais  com- 
ment ne  pas  remarquer  qi.ie  l'état  de  ces  sociétés  est  fort  inférieur, 
comparé  à  l'état  des  sociétés  qui  reposent  sur  les  fondemens  opposés, 
c'est-à-dire  sur  la  reconnaissance  de  la  liberté  et  de  la  responsabilité 
humaine,  sur  le  travail  libre,  sur  le  mariage,  sur  la  propriété,  sur 
l'héritage?  Cette  infériorité  de  fait  n'est  pas  toujours  la  preuve  d'une 
incapacité  de  race.  Toutes  les  formes  en  un  mot  n'ont  pas  égale- 
ment pour  effet  de  développer  la  nature  humaine  dans  toute  sa 
puissance,  dans  toutes  ses  ressources,  de  communiquer  à  la  société 
ce  déploiement  d'industrie,  de  sciences,  d'art,  qui  est  le  signe  de 
la  vitalité  la  plus  grande  et  qui  équivaut  à  la  civilisation  elle-même 
au  point  de  vue  moral,  intellectuel  et  miatériel.  Il  faut  rechercher 
les  causes  durables  et  les  principes  généraux  qui  peuvent  produire 
le  maximum  de  liberté,  d'ordre,  de  prospérité,  étude  qui  a  son 
point  d'appui  dans  ces  sciences  morales,  politiques,  économiques, 
lesquelles  prétendent  se  servir  aussi  de  la  méthode  d'observation 
et  d'expérience.  Le  physiologiste  étudie  les  lois  de  la  vie,  les  fonc- 


PROUDHON    ET    SA    COURESPONDANCE.  593 

tions  des  organes  du  corps  humain  pris  dans  son  type  le  plus  gé- 
néral, à  travers  la  diversité  des  organisations  individuelles  et  des 
familles  humaines.  Le  philosophe  social  a  aussi  à  remplir  une  tâche 
analogue. 

Sera-ce  une  raison  pour  toml>er  dans  un  autre  extrême  et,  après 
avoir  tout  réduit  au  pur  contingent,  se  jeter  ensuite  dans  un  ab- 
solu chiméiique?  N'est-ce  pas  ce  que  fera  M.  Proudhon?  On  va  le 
voir  à  la  fois  s'exagérer  ce  que  les  choses  humaines  présentent 
dans  le  passé  et  dans  le  présent  de  confus  et  d'anarchique,  et  vi- 
ser à  trouver  du  premier  coup  une  formule  mathématique  qui  doit 
faire  cesser  ce  désordre,  formule  uniforme,  définitive,  sous  laquelle 
tout  doit  désormais  se  ranger.  Est-il  donc  vrai  que  dans  une  société 
où  règne  la  liberté  du  travail,  pour  ne  parler  que  de  celle-là,  tout 
soit  confus,  comme  il  le  dit?  L'économiste  Frédéric  Bastiat,  qui  n'a 
fait  en  cela  que  développer  la  principale  idée  des  économistes,  a 
établi  d'une  manière  très  conforme  à  ces  exigences  de  la  méthode 
expérimentale  l'harmonie  essentielle  et  fondamentale  des  intérêts 
en  dépit  de  leurs  conflits  partiels  et  de  leurs  luttes  fréquentes.  Ne 
voir  que  ce  qui  les  divise  et  non  ce  qui  les  unit,  les  force  à  se  coor- 
donner entre  eux  et  à  se  mettre  en  rapport  avec  l'intérêt  général, 
auquel  les  différons  travaux  doivent  s'adapter,  c'est  une  vue  incom- 
plète, tiès  peu  philosophique  et  en  fait  trop  peu  exacte;  mais  qu'il 
y  a  loin  de  cette  idée  d'un  certain  ordre  existant  déjà,  quoique  im- 
parfait et  perfectible,  à  l'idée  qu'on  va  trouver  une  panacée,  une 
algèbre  sociale,  ou,  si  l'on  veut,  une  astronomie  qui  coupera  court 
aux  perturbations,  aux  désordres,  aux  souffrances,  et  qui  donnera 
à  la  société  la  régularité  du  monde  planétaire!  Gomment  n'insiste- 
rait-on pas  aujourd'hui  surtout  sur  l'erreur  et  sur  le  péril  de  cette 
double  thèse,  la  variabilité  indéfinie  des  conditions  sociales,  résul- 
tant du  caractère  purement  relatif  qu'on  leur  suppose,  et  la  re- 
cherche d'un  absolu  destiné  à  guérir  ce  mal  miraculeusement?  Elle 
offre  un  danger  tout  particuUer  dans  les  sociétés  démocratiques, 
dont  elle  favorise  l'esprit  inquiet  et  mobile  et  les  rêves  les  plus 
chimériques.  Tout  devient,  tout  a  chance  d'exister  à  son  tour;  voilà 
dès  lors  la  vérité  sociale  comme  la  félicité  publique  mise  au  con- 
cours des  rêveurs  plus  ou  moins  systématiques.  Chacun  produit  sa 
recette,  apporte  sa  panacée.  C'est  bien  assez  que  la  mobilité  et  l'es- 
pérance ilii mitée  d'une  perfection  irréalisable  soient  la  maladie  de 
la  démocratie;  n'élevons  pas  ces  dispositions  à  la  hauteur  d'un  sys- 
tème et  ne  leur  prêtons  pas  les  encouragemens  d'une  philosophie 
sociale  décevante. 

On  se  tromperait  en  s'imaginant  que  ces  idées  chez  M.  Prou- 
dhon se  sont  développées  par  un  pur  travail  de  l'esprit  sans  au- 

lOME  cm.  —  1873.  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cune  influence  venant  des  circonstances  morales  de  sa  destinée  et 
de  l'état  de  son  âme.  C'est  une  erreur  que  dissipe  sa  correspon- 
dance, et  que  laissait  subsister  le  plus  personnel  de  ses  ouvrages, 
les  Confessions  dun  révolutionnaire,  livre  qui  affecte  de  n'être  que 
la  confession  d'une  pure  intelligence,  enivrée,  M.  Proudhon  va 
même  jusqu'à  dire  abrutie  de  logique,  mais  à  l'abri  de  tous  les 
contre-coups  de  la  sensibilité  sur  la  nature  des  opinions.  Sa  biogra- 
phie mieux  connue  et  ses  lettres  ne  permettent  pas  cette  illusion. 

INous  avons  laissé  M.  Proudhon  publiant  son  mémoire  sur  la  Cé- 
lébration du  dimanche,  un  sujet  bien  inoffensif,  où  pourtant  il  a  mis 
sa  marque.  On  y  trouve  déjà  sa  langue  saine,  vigoureuse,  avec  une 
élégance  qui  n'exclut  même  pas  ici  certaines  recheiches  de  rhé- 
torique. Peu  importe  d'ailleurs  qu'il  parle  en  style  presque  fleuri 
des  plaisirs  populaires;  méfions-nous,  il  y  a  toujours  avec  lui  quel- 
que serpent  caché  sous  l'herbe.  Telle  cette  phrase  à  la  Ptousseau  : 
«  dans  les  classes  élevées,  on  ne  connaît  plus  le  dimanche;  les  jours 
de  la  semaine  se  ressemblent  tous;  le  peuple  renvoie  quelquefois  ses 
passions  à  huitaine,  les  vices  des  grands  ne  s'ajournent  pas.  »  Il 
ira  fort  au-delà,  en  fait  d'audace,  dans  la  manière  dont  à  propos 
du  ropos  hebdi  madaire  il  interprète  les  lois  de  Moïse  ;  il  y  cherche 
l'égalité,  la  démocratie,  il  l'y  voit  non-seulement  dans  le  repos  pé- 
riodique, qui  empêche  que  le  peuple  ne  soit  écrasé  de  travaux,  mais 
dans  la  législation  plus  générale  qui  partnge  les  terres  entre  les 
tribus.  Il  n'est  pas  jusqu'au  mot  :  tu  ne  déroberas  2Jas,  qu'il  ne 
tire  à  lui.  ii  le  détourne  dans  un  sens  défavorable  à  ct.ux  qui  atti- 
rent et  retiennent  un  gain,  quel  qu'il  soit,  sans  l'acquiescement  de 
la  société  et  au  détriment  des  autres.  L'expression  de  déiober,  à  l'en 
croire,  est  générique  comme  l'idée  même,  et  implique  que  toute 
infraction  à  l'égalité  de  partage,  toute  prime  arbitrairement  deman- 
dée et  tyianniquement  perçue  dans  l'échange  ou  sur  le  travail 
d'autrui  est  une  violation  de  la  justice  commutative  et  une  véritable 
concussion.  Proudhon  n'eut  que  la  mention  académique.  Il  montre 
par  une  lettre  adressée  à  son  ami  Ackermann,  le  9  septembre  1839, 
qu'il  en  prenait  fièrement  son  parti.  En  lui  accordant  seulement  la 
médaille  de  bronze,  ne  l'avait-on  pas  déclaré  à  part  et  hois  ligne? 
Mais  le  plus  curieux,  c'est  qu'il  persistait  à  dire  qu'il  avait  fait  une 
œuvre  orthodoxe  en  se  déclarant  égalitaire  à  la  façon  de  Moïse;  il 
ne  paraît  pas  se  douter  que  c'est  lui  qui  dénaturait  la  pensée  de  la 
législation  judaïque  et  aussi  du  christianisme.  «  On  a  irouvé  dans 
mon  mémoire,  écrit-il,  des  digressions,  c'était  la  partie  confirmalive, 
—  des  propositions  malsonnantes,  audacieuses,  téméraires,  inad- 
missibles, au  moins  pour  le  moment,  — des  théories  de  poliiique  et 
de  philosophie  spéculatives,  des  systèmes  d'égaUté,  etc.,  dange- 


PROUDHON  ET  SA  CORRESPONDANCE.  595 

reux.  CependaDt  on  en  a  dpclaré  l'orthodoxie  irréprochablf,  ce  qui 
veut  dire  que  cl;ez  mes  juges  la  conscience  du  clirétien  ne  pouvait 
s'empêcher  d'admettre  ce  que  la  prudence  des  fonctionnaires  pu- 
blics et  des  membres  d'un  corps  constitué  défendait  de  sanction- 
ner. »  —  «  Voir  une  véiité,  c'est  être  obligé  de  la  dire,  »  écrivait 
encore  Pioudhon,  proposiiion  qui  est  l'inverse  de  celle  qu'on  attri- 
bue à  Fontenelie.  Partant  de  cette  maxime  de  franchise  absolue,  et 
plus  encore  sans  doute  cédant  à  sa  fougue,  il  ira,  on  n'en  peut  dou- 
ter dès  lors,  jusqu'au  bout  de  sa  logique  et  aux  dernières  extré- 
mités, de  son  humeur. 

Tout  le  poussait  dans  cette  voie  extrême,  et  qui  eût  pu  l'y  rete- 
nir? Ce  n'était  pas  sans  doute  l'excellent  et  judicieux  M.  Droz,  son 
compatriote,  que  l'académie  de  Besançon  lui  avait  donné  pour  tu- 
teur, car,  —  chose  singulière  et  qui  fait  sourire,  —  le  pensionnaire 
de  cette  académie  avait  un  tuteur  délégué  par  elle,  et  M.  Droz  avait 
reçu  cette  tâche,  infiniment  peu  commode,  de  tenir  Proudhon  en 
laisse.  Comment  n'y  aurait-il  pas  perdu  ses  frais  de  sagesse  ser- 
monneuse et  ses  remontrances  un  peu  solennelles?  Loin  de  refréner 
le  moins  discipliné  des  pupilles,  de  telles  exhortations  ne  pouvaient 
que  l'impatienter,  l'aiguillonner  en  sens  contraire.  Peut-être  de 
bonnes  âmes  trouveront-elles  pourtant  que  M.  Sainte-Beuve  y  met 
plus  de  malice  qu'on  ne  voudrait  en  se  moquant  un  peu  de  cet 
homme  honnête  et  de  mérite,  dont  la  figure,  en  entendant  de  telles 
énormités,  «  devenait  encore  plus  longue  qu'à  l'ordinaire.  »  En  vé- 
rité, de  te's  paradoxes  pouvaient  allonger  bien  d'autres  figures,  et 
ils  produisirent  le  même  effet  sur  le  philosophe  Jouffroy,  que  Prou- 
dhon cessa  également  de  fréquenter.  Le  voilà  donc  à  Paiis,  isolé, 
gêné,  vivant  d'une  vie  chaste  et  austère,  éloignée  de  toute  distrac- 
tion et  de  tout  plaisir,  avec  sa  pensée  qui  fermente,  livré  comme 
une  proie  à  ses  études  ardentes  et  aux  réflexions  qui  en  naissent, 
et  ne  tenant  à  la  vie  réelle  que  par  les  soucis  que  lui  cause  l'état 
embarrassé  de  son  imprimerie.  11  fréquentait  des  républicains,  des 
adeptes  du  socialisme,  qui  était  déjà  fort  en  vue,  surtout  sous  la 
forme  phalanstérienne  représentée  par  des  journaux  comme  la  Pha- 
lange, la  Démocratie  pacifique.  Il  n'avait  plus  môme  ce  dernier 
frein  modérateur  que  lui  faisaient  sentir  des  amis,  eux-mêmes  d'o- 
pinions avancées,  mais  allant  moins  loin  et  plus  circonspects  dans 
leur  conduite.  Ackermann  était  parti  pour  Berlin.  Bergmann,  à 
qui  il  portait  une  de  ces  fortes  et  tendres  affections  dont  il  faut 
faire  honneur  à  sa  nature  morale,  Bergmann,  dont  il  disait  qu'il 
«  aurait  voulu  vivre  et  mourir  avec  lui,  »  était  éloigné  aussi.  Et 
puis  il  était  en  ce  moment  si  pauvre  qu'il  ménageait  les  lettres 
«  à  cause  du  prix  du  pori.  »  Il  y  revient  souvent  à  cette  mal- 
heureuse réserve,  même  en  écrivant  à  son  père  et  à  sa  mère.  Il 


596  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

s'exaltait,  s'exaspérait  dans  ce  Paris  alors  calme  en  apparence, 
Hiais  où  déjà  bouillonnaient  toutes  les  idées  que  nous  avons  vues 
éclore  et  éclater  depuis  lors.  C'est  de  là  que  date  le  premier  cri 
de  guerre,  non  pas  celui  qu'il  va  pousser  publiquement,  prémé- 
diter en  quelque  sorte,  mais  ce  cri  qui  lui  échappe  dans  le  secret 
et  qui  ne  permet  plus  de  se  tromper  sur  les  sentimens,  sur  les  des- 
seins du  futur  polémiste.  Yoici  ce  qu'il  écrit  à  Ackermann  :  «  Je 
rentrerai  dans  ma  boutique  l'année  prochaine,  armé  contre  la  ci- 
vilisation Jusqu'aux  dents,  et  je  vais  commencer  dès  maintenant 
une  guerre  qui  ne  finira  qu'avec  ma  vie.  »  Ainsi  voilà  la  lutte  à  ou- 
trance résolue,  sinon  déclarée.  La  manière  même  dont  il  annonce  les 
hostilités  ne  part  pas  d'un  esprit  arrivé,  comme  il  en  a  la  préten- 
tion, à  des  conclusions  radicales  par  la  réflexion  désintéressée  et 
par  l'étude,  c'est  le  mot  suprême  d'un  cœur  troublé  et  ulcéré.  Tout 
le  froid  appareil  des  syllogismes,  toute  l'ostentation  d'une  dialec- 
tique raffinée,  n'y  feront  rien  désormais  :  nous  entendrons  toujours 
retentir  ce  cri  à  notre  oreille. 

Il  touchait  à  l'instant  où  il  allait  lancer  son  fameux  manifeste 
contre  la  propriété.  Ce  mémoire,  quoi  qu'il  en  dise  et  quoi  qu'en 
paraisse  penser  M.  Sainte-Beuve,  ne  nous  fait  pas  l'effet  d'être  une 
œuvre  philosophique.  C'est  un  pamphlet  armé  de  textes  savans  em- 
pruntés aux  philosophes,  aux  économistes,  aux  jiirisconsultes,  qu'il 
démolit  les  uns  par  les  autres.  Si  nous  avons  affaire  ici  à  un  rêveur, 
à  un  révolté,  nous  n'avons  pas  affaire  à  une  âme  cupide  ou  sensuelle 
qui  veut  prendre  sa  part  des  joies  de  la  vie.  Le  mal  chez  Proudhon 
n'est  pas  là,  il  est  dans  l'orgueil  de  l'esprit,  mal  plus  noble  sans 
doute,  mais  auquel  nous  voudrions  que  l'on  conservât  le  nom  de 
mal,  au  lieu  de  l'absoudre  et  d'avoir  l'air  presque  de  le  glorifier. 
L'orgueil  de  l'esprit  consiste-t-il  donc  à  se  confier  dans  la  légitime 
portée  de  facultés  faites  pour  travailler  à  la  recherche  de  la  vérité,  à 
tirer  gloire  des  conquêtes  de  la  science  qui  nous  a  ouvert  de  si  pro- 
digieuses perspectives  en  donnant  des  résultats  si  féconds?  Non, 
autrement  il  faudrait  renoncer  à  toute  vivifiante  chaleur  et  tomber 
dans  le  mépris  de  la  vie  et  des  œuvres;  cette  disposition,  chez  ceux 
qui  ne  sont  pas  des  saints,  produit  tout  autre  chose  qne  des  fruits 
de  vertu  et  de  sagesse.  Non,  l'orgueil  de  l'esprit  consiste  à  s'exagérer 
démesurément  ses  forces  et  à  identifier  l'esprit  humain  lui-même  avec 
sa  propre  et  faible  intelligence,  devenue  la  mesure  de  toute  vérité  et 
s'arrogeant  le  droit  de  faire  plier  le  monde  entier  à  ses  conceptions. 
Pourquoi  ne  porterait-on  pas  sur  ce  genre  d'excès  et,  osons  le  dire, 
de  folie  un  jugement  sévère  comme  sur  de  plus  vulg lires  ambi- 
tions? Que  sera-ce  quand  cet  orgueil  surhumnin  tourne  à  l'action 
violente  ou  y  aboutit  fatalement?  Suffu'a-t-il  de  voir  dans  cette 
humeur  paradoxale  un  cas  pathologique  intéressant  à  étudier?  Ce 


PROUDIION    ET    SA    CORRESPONDANCE.  597 

serait,  en  vérité,  abuser  de  la  critique  physiologique  et  médicale. 
Même  en  admettant  qu'un  penseur  n'est  pas  absolument  respon- 
sable de  ses  opinions  réflécliies  et  de  la  suite  d'idées  qui  constitue 
son  système,  est-ce  qu'il  ne  l'est  pas  de  certaines  formules  agres- 
sives, véritables  appels  aux  passions,  qui  deviendront  demain,  si- 
non aujourd'hui  même,  des  appels  aux  armes?  S'agit-il  ici  d'un 
Spinoza,  d'un  métaphysicien  purement  abstrait?  Pas  le  moins  du 
monde.  Quand  on  s'écrie  au  début  d'une  étude  sociale  :  La  pro- 
priété^ c'est  le  vol,  on  sait  ce  qu'on  fait,  on  encourt  une  respon- 
sabilité morale  ! 

Qu'il  faille  plaindre  Proudhon,  qu'il  ait  souffert,  que  par  momens 
l'état  de  son  âme  intéresse  à  lui,  nous  ne  le  nierons  pas.  De  même 
qu'il  n'a  guère  personnellement  connu  la  haine  dans  ses  colères 
les  plus  emportées,  il  ne  saurait  inspirer  non  plus  ce  sentiment, 
qu'il  faut  distinguer  de  l'irritation  qu'on  peut  éprouver  à  l'égard 
d'un  lutteur  si  provoquant  et  si  méprisant.  Cet  homme  expansif, 
chez  qui  on  remarquait  une  certaine  rondeur  de  manières  et  qui 
avait  l'air  très  ouvert,  assez  jovial,  il  avait  caché  en  lui-même  bien 
des  douleurs  comprimées,  dont  sa  correspondance  donne  le  secret,  et 
qui  aident  à  expliquer,  avec  la  tristesse  sombre  et  passionnée  de  cer- 
tains accens,  l'amertume  de  ses  sarcasmes.  Il  peint  dans  ses  lettres 
à  Ackermann  son  isolement  moral.  Ackermann,  qui  est  un  puriste  et 
un  amateur  de  style  châtié,  lui  donnait  quelques  conseils  rela-live- 
ment  à  la  forme.  Pioudhon  lui  écrit  le  12  février  18/10  :  «  Je  suis 
trop  pauvre  et  trop  mal  dans  mes  affaires  pour  m'amuser  à  être  gent 
de  lettre,  et  je  crois  d'ailleurs  que  l'âge  d'or  de  ce  qu'on  appelle  pure- 
ment littérature  est  passé  pour  jamais...  Laissons  là  la  littérature  et 
les  littérateurs  :  je  suis  fait  pour  l'atelier,  d'où  j'aurais  dû  ne  jamais 
sortir,  et  où  je  rentrerai  aussitôt  que  je  le  pourrai.  Je  suis  épuisé, 
découragé,  prosterné.  J'ai  été  pauvre  l'année  dernière,  je  suis  celle- 
ci  indigent.  Mon  budget  tout  réglé,  il  me  restera,  à  dater  du  1"  avril 
prochain,  200  francs  pour  vivre  six  mois  à  Paris...  Je  suis  comme 
un  lion;  si  un  homme  avait  le  malheur  de  me  nuire,  je  le  plaindrais 
de  tomber  sous  ma  main.  N'ayant  point  d'ennemi,  je  regarde  quel- 
quefois la  Seine  d'un  œil  sombre,  et  je  me  dis  :  Passons  encore  au- 
jourd'hui. L'excès  du  chagrin  m'ôte  la  vigueur  de  tête  et  paralyse 
mes  facultés.  »  Dans  d'autres  lettres,  remplies  de  la  même  fièvre, 
on  remarque  cette  pensée  trop  persistante,  qu'il  va  renouveler  la 
face  des  sciences  sociales  et  même  du  monde,  a  Sous  le  rapport 
philosophique,  il  n'existe  rien  de  semblable  à  mon  livre.  Malheur 
à  la  propriété!  malédiction!  —  Quand  le  lion  a  faim,  il  rugit.  —  Il 
faut  que  je  tue  dans  un  duel  à  outrance  l'inégalité  et  la  propriété. 
Ou  je  m'aveugle,  ou  elle  ne  se  relèvera  jamais  du  coup  qui  lui  sera 
bientôt  porté.  » 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  explications  qu'il  donne  à  ses  amis  ne  font  que  nous  confir- 
mer le  vice  radical  de  sa  méthode  même.  A  travers  des  tâtonnemens 
et  après  des  transformations  d'une  féconditi^  douteuse,  il  en  revien- 
dra toujours  à  ce  premier  point  de  départ.  Ce  qu'il  appelle  sa  mé- 
thode, c'est  la  détermination  de  l'idée  du  droit,  de  l'idée  de  justice 
distribiilive,  dont  la  solution  est  par  lui  cherchée  dans  l'égalité 
absolue.  Celte  donnée  ne  paraît  avoir  rien  d'original.  C'est  de  la 
même  idée  que  partait  Platon  dans  cette  Bâpublique  qu'on  ne  peut 
guère  au  surplus  comparer  aux  utopies  modernes  sans  tomber  dans 
toute  sorte  de  contre-sens  philosophiques,  car,  avec  des  apparences 
parfois  semblables,  rien  dans  le  fond  ne  diffère  davantage.  D'autres 
utopistes  avalent  aussi  fondé  leurs  systèmes  sociaux  sur  la  justice 
distributive  aboutissant  à  l'égalité.  Proudhon  se  proposait  de  re- 
nouveler cette  vieille  idée  de  l'égalité  absolue  en  s' aidant  du  der- 
nier état  des  sciences  sociales.  Il  prétendait  prouver  que  toutes  les 
théories  imaginées  par  les  philosophes  et  les  légistes  supposent  im- 
plicitement cette  égalité.  A  l'aide  de  cette  donnée,  il  entendait  faire 
de  l'économie  politique  une  science  innihémalique,  pouvant  déter- 
miner, «  par  une  simple  règle  de  société,  »  la  part  revenant  à  cha- 
cun selon  l'équité.  «  Pour  la  première  fois,  écrit-il  à  un  de  ses  cor- 
respondans,  une  vraie  méthode  aura  été  employée  en  philosophie 
et  aura  véritablement  démontré  par  une  analyse  propre  ce  qui,  par 
voie  d'intuition  et  de  tâtonnement,  resterait  à  jamais  caché,  parce 
que  l'intuition  et  le  tâtonnement  ne  prouvent  rien...  Je  crée  une 
méthode  d'investigation  pour  les  problèmes  sociaux  et  psycholo- 
giques, connne  les  géomètres  en  créent  pour  les  problèmes  des 
mathématiques.  »  On  remarquera  ce  mot  de  psychologiques,  qui 
vient  s'ajouter  aux  problèmes  sociaux.  C'est  la  science  universelle 
de  l'honnne  et  de  l'humanité  qu'entrevoit  Proudhon.  11  ne  doute 
pas  qu'il  n'accomplisse  une  œuvre  utile,  méritoire.  «  Au  feu  de 
l'épreuve,  mon  âme  s'épure,  et  je  me  détache  de  tout  esprit  de  pro- 
priété scientifique  et  littéraire;  savoir  avec  certitude,  le  dire  avec 
force,  clarté  et  précision,  c'est  le  seul  bien  où  j'aspire.  »  A  ces  élans 
de  confiance  revient  se  mêler  pourtant  l'angoisse.  «  Voir  et  savoir 
est  la  vie  des  êtres  pensans;  mais  que  cette  vie  est  dure!  Depuis  le 
jour  où  Jean-Jacques  Rousseau  écrivit  la  profession  de  foi  du  vi- 
caire savoyard,  aucun  homme  peut-être  n'a  eu  une  conscience  plus 
forte  de  la  vérité  de  ses  écrits,  aucun  n'a  été  livré  à  une  tristesse 
plus  profonde  que  la  mienne.  » 

On  a  bien  des  fois  apprécié  la  portée  de  ce  livre  de  la  Propriété 
au  point  de  vue  des  idées  de  droit  et  d'économie  pohtique  ;  mais  en 
dehors  des  purs  disciples  il  n'avait  pas  encore  eu  peut-être  de  juge 
aussi  favorable  que  M.  Sainte-Beuve.  Il  ne  s'agit  plus  ici  de  cette 
pénétration  bienveillante,  presque  affectueuse,  qui  le  porte  à  sym- 


PROUDHON  ET  SA  CORRESPONDANCE.  599 

pathiser  avec  les  épreuves  de  l'homme;  il  s'agit  d'un  certificat  d'ab- 
solution quant  aux  idées  et  d'une  explication  tout  à  fait  atténuante 
quant  aux  excès  de  langage.  Il  déclare  que  ce  livre  n'a  pas  été  ré- 
futé, il  dit  qu'il  n'aurait  pas  lai-même  parlé  de  Proudliou  dans  les 
termes  où  il  le  fait,  s'il  avait  cru  que  ce  soit  là  un  ouvrage  «  fatal, 
funeste,  sans  voleur  philosophique,  »  et  il  ajoute  :  «  Il  était  loin  sans 
doute  d'avoir  abattu  les  murailles  et  d'avoir  pris  la  place  d'assaut, 
mais  il  y  avait  pratiqué  à  coups  de  bélier  de  larges  bièches  diffici- 
lement réparables.  »  Puis  cette  explication  tout  indulgente  du  ter- 
rible mot  sur  la  propriété  :  «  le  Jurassien  Proudlif)n  avait  natu- 
rellement en  lui,  et  il  tenait  peut-être  de  son  pays  natal,  une  veine 
de  crânerie  provocante.  »  Nous  le  croyons  volo:itiers;  mais  enfin 
voici  des  propriétaires  que  Proudhon  pousse  l'épée  dans  les  reins 
et  qu'il  veut  forcer  à  restituer!  Voici  des  économistes,  des  publi- 
cistes  qu'il  harcèle  sans  pitié,  dont  il  se  moque  autant  que  Molière 
de  Pancrace  et  de  Marphurius,  et  qu'il  prétend  convaincre  de  n'a- 
voir débité  que  des  pauvretés,  et  on  leur  dit  :  Que  voulez- vous? 
c'est  un  Jurassien!  —  Vous  êtes  des  spoliateurs.  —  Jurassien! 

—  Vous  êtes  des  sophistes,  des  complices  du  capital.  —  Jurassien! 

—  Qui  eût  jamais  cru  qjne  cette  qualité  conférât  tant  de  privilèges? 
Et  si  des  intérêts  lésés,  inquiétés ,  si  des  amours-propres  oITensés 
ont  peine  à  se  contenter  de  l'explication,  croit-on  qu'elle  paraîtra 
plus  satisfaisante  à  une  intelligence  plus  froide  et  plus  rassise?  Et 
sera-t-elle  aussi  bien  édifiée  par  cette  autre  explication,  «  qu'il 
avait  à  se  faire  écouter,  à  se  faire  jour,  à  soulever,  coinme  En- 
celade,  son  Etna?  »  —  Eh!  nous  nous  soucions  bien  qu'il  se  fasse 
écouter  et  qu'il  soulève  son  Etna!  diront  ceux  qai  sont  placés  sous 
la  montagne  près  de  s'écrouler  et  qui  ont  la  crainte  d'être  écra- 
sés sur  plîce.  Tout  cela  est  fort  bourgeois,  nous  en  convenons; 
mais  après  tout  on  conçoit  que  les  gens  regardent  à  deux  fois  avant 
de  servir  de  cible  aux  crâneries  provocantes  des  nouveaux  Ence- 
lades  socialistes,  fussent-ils  nés  dans  le  Jura  ! 

Et  Proudhon  le  savait  bien.  En  lançant  au  milieu  de  cet  amas  de 
matières  combustibles  un  projectile  terrible,  il  n'en  ignorait  pas 
les  effets  incendiaires.  Il  n'avait  pas  ce  calme,  cette  parfaite  sécu- 
rité qu'on  paraît  croire.  Que  signifie  en  effet  cette  phrase  que  nous 
trouvons  dans  une  des  lettres  avant  la  publication  du  célèbre  mé- 
moire? «Je  ne  puis  y  penser  sans  un  frémissement  de  terreur... 
J'éprouve  les  mêmes  palpitations  qu'un  Fieschi  à  la  veille  de  faire 
partir  une  machine  infernale.  »  Est-ce  que  ces  lignes-là  ne  méri- 
taient pas  autant  que  bien  d'autres  d'être  soulignées  et  commentées? 


600  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

II. 

Le  mémoire,  paru  en  juin  ISZiO,  fut  loin  d'obtenir  ce  succès  po- 
pulaire que  Proudhon  prédisait,  qu'il  espérait  en  en  redoutant 
presque  l'éclat,  quand  il  se  faisait  à  lui-même  l'effet  de  dresser  une 
machine  infernale  intellectuelle.  L'ouvrage  fut  connu  d'un  certain 
nombre  d'esprits  sérieux.  Les  uns  le  lurent  avec  colère,  n'y  virent 
qu'un  brandon  de  communisme;  d'autres  furent  surtout  frappés  du 
talent,  de  l'habileté  de  la  discussion,  et  tinrent  compte  à  l'auteur  du 
probe  et  viril  accent  de  quelques-unes  de  ces  pages.  Parmi  ceux-ci 
se  trouvaient  des  économistes  distingués,  —  qu'on  ne  s'en  étonne 
pas;  les  savans  aiment  mieux  être  discutés  et  malmenés  que  passés 
sous  silence.  Proudhon  relevait  l'importance  de  l'économie  politique 
par  la  vivacité  même  de  ses  attaques.  Quant  à  l'académie  de  Be- 
sançon, «  sa  marraine,  »  elle  se  fâcha,  elle  menaça  de  retirer  la 
pension.  Proudhon,  selon  sa  manière  habituelle,  montra  les  dents; 
il  n'était  pas  homme  à  ne  pas  se  défendre,  ayant  raison  ou  tort.  Il 
visita  plusieurs  de  ses  juges,  ridiculisa  ceux  qui  se  montraient  les 
plus  mal  disposés,  eut  l'art  de  mettre  le  préfet  lui-même  dans  son 
parti  sous  prétexte  que  ce  qu'on  lui  reprochait  ne  dépassait  pas  la 
mesure  d'une  discussion  purement  scientifique.  Sur  un  point  d'ail- 
leurs, il  pouvait  plaider  sa  cause  avec  une  entière  vérité;  il  ne  de- 
mandait pas  la  chute  du  gouvernement.  Il  attendait  peu  de  la  répu- 
blique immédiate.  11  détestait  cordialement  le  National,  qui  le  lui 
rendait;  il  faisait  peu  de  cas  de  M.  de  Lamennais  comme  penseur, 
et  ne  voyait  que  déclamation  dans  sa  rhétorique  démagogique.  Sans 
doute  il  fit  valoir  ce  point  de  contact  qu'il  avait  avec  les  conserva- 
teurs. Bref,  il  réussit  à  persuader  k  ceux  qui  voteraient  contre  lui 
qu'ils  passeraient  pour  des  sots;  la  pension  fut  maintenue.  D'ailleurs 
il  ne  rétracta  rien;  sa  défense  fut  encore  plus  outrageuse  pour  la 
propriété  que  son  mémoire.  Cette  affaire  tient  une  assez  grande 
place  dans  sa  correspondance.  Proudhon  attache  à  ses  1,500  francs, 
sa  ressource  unique  pendant  longtemps,  une  importance  suprême. 
C'est  son  pain  qu'il  défend.  11  s'étonnait  au  reste  de  trouver  des 
amis  même  dans  le  camp  des  intérêts  qu'il  avait  particulièrement 
attaqués.  «  En  général,  écrit-il  (19  août  I8/1O),  les  dévots,  les  avo- 
cats et  les  littérateurs  purs  m'en  veulent;  les  commercans,  ban- 
quiers, usuriers,  gens  de  négoce  et  de  commerce,  m'applaurlissent; 
l'aurals-tu  deviné?  Déjà  au  temps  de  Jésus-Christ  les  publicains  se 
trouvaient  plus  près  du  royaume  de  Dieu  que  les  pharisiens  et  les 
docteurs.  »  Très  préoccupé  d'un  second  mémoire,  il  ne  songe  pas  à 
s'assurer  quelque  situation  qui  lui  donne  les  moyens  de  vivre.  Il  part 


PROUDIION    ET    SA   CORRESPONDANCE.  601 

de  Besançon  pour  Paris  uniquement  pour  voir  son  ami  M.  Berg- 
mann,  causer  à  fond  sur  ce  qui  lui  tient  au  cœur,  et,  faute  d'argent, 
il  fait  le  voyage  à  pied.*«  C'est  pour  toi,  lui  écrit-il,  que  je  pars  un 
mois  plus  tôt  que  je  n'eusse  voulu,  c'est  pour  toi  que  je  vais  me 
briser  les  jambes.  »  Il  a  besoin,  dit-il,  de  causeries  et  aussi  de  con- 
seils, —  et  il  fait  ses  quatre-vingts  lieues  en  six  jours. 

Revenu  k  Paris,  il  s'occupa  d'un  second  travail  sur  la  propriété. 
On  lui  recommandait  d'être  moins  agressif  et  brutal  dans  la  forme, 
et  il  répondait  à  ses  amis  qu'il  ferait  de  son  mieux.  Ses  lettres  à  ce 
moment  nous  le  montrent  persévérant  de  plus  en  plus  dans  cette 
idée,  que  les  misères  de  l'humanité  dépendent  d'une  erreur  de 
compte,  d'une  mauvaise  comptabilité.  Cette  erreur  de  compte  re- 
pose sur  l'inégalité  de  répartition  d'après  l'inégalité  des  facultés, 
sur  l'appropriation  du  produit  collectif  par  un  seul  individu  :  pure 
question  d'arithmétique  sociale.  Aussi  se  propose-t-il  de  réparer 
le  vice  d'exposition  de  son  premier  mémoire  en  commençant  au 
lieu  de  finir  par  la  détermination  morale  de  l'idée  du  juste.  11  sui- 
vait en  cela  le  conseil  que  lui  donnait  un  de  ses  correspondans. 
A  partir  de  ce  moment,  il  s'occupe  plus  spécialement  de  philosophie; 
il  étudie  Kant,  11  voudrait,  écrit-il,  «  travailler  à  une  métaphysique 
nouvelle,  »  mais  la  question  sociale  lui  offre  u  une  si  riche  matière 
à  traiter  qu'il  ne  peut  renoncer  à  un  sujet  où  il  voit  l'occasion  de 
déployer  toutes  les  ressources  du  style  et  toutes  les  forces  de  l'élo- 
quence. »  Aveu  précieux  à  recueillir;  il  a  beau  mépriser  les  hommes 
de  lettres,  lui-même  en  est  un.  Il  vise  à  la  renommée  littéraire.  Ce 
talent  d'écrivain  se  forma  du  reste  assez  vite;  il  devait  éclater  sur- 
tout dans  la  polémique.  «  Proudhon,  dit  M.  Sainte-Beuve,  a  de  lui- 
même  une  bonne  langue,  forte  et  saine,  puisée  aux  meilleures 
sources;  il  sait  bien  le  latin;  il  écrit  avec  analogie  et  propriété  dans 
le  sens  direct  de  l'étymologie  et  de  la  racine.  Toutes  ses  acceptions 
de  mots  sont  exactes  et  justes.  U  est  peu  original  quand  il  veut 
faire  de  l'éloquence  proprement  dite  et  des  apostrophes  ou  allocu- 
tions à  la  Jean -Jacques,  mais  dans  le  corps-à-corps  de  la  lutte  et 
de  la  polémique  il  a  des  expressions  trouvées  et  de  la  plus  neuve 
vigueur...  Sa  familiarité  première  avec  la  Bible,  qui  a  été  son 
principal  livre  classique,  lui  suggère  plus  qu'cà  aucun  autre  écri- 
vain laïque  de  notre  pays,  où  on  lit  si  peu  la  Bible,  des  allusions, 
des  images  fréquentes,  qu'il  applique  à  notre  temps  en  toute  éner- 
gie et  franchise.  »  Ce  jugement  s'applique  aux  écrits  antérieurs  à 
18A8;  mais  pourquoi  ne  pas  ajouter,  ce  qui  ne  serait  que  vrai  rigou- 
reusement, qu'il  n'est  pas  un  seul  des  ouvrages  du  célèbre  socia- 
liste qui  supporte  la  lecture  d'un  bout  à  l'autre?  Si  on  rencontre  de 
belles  pages,  quelquefois  des  chapitres  entiers  écrits  avec  une  verve 


602  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

correcte  et  une  facilité  brillante,  combien  d'obscurités,  de  lourdeurs 
de  pensée  et  de  forme  se  continuant  dans  des  séries  entières  de  cha- 
pitres indigestes!  Sauf  dans  quelques  articles  de  journaux  où  il  est 
toujours  clair,  jainais  Proudhon  n'a  été  un  écrivain  populaire,  et  il 
n'est  pas  à  croire  que  jamais  il  le  devienne.  Il  n'est  réellement 
intéressant,  entraînant,  que  quand  il  reste  dans  son  rôle  de  pam- 
phlétaire et  de  critique;  pour  tout  lire,  il  faut  être  un  adepte  ou 
un  de  ces  adversaires  attentifs  qui  lisent  en  conscience  les  ouvrages 
qu'ils  contredisent  et  réfutent  autrement  cpe  sur  fragmens  isolés. 

On  peut  juger  de  son  goût  littéraire  par  quelques  passages  de  sa 
correspondance.  11  manifeste  contre  la  littérature  de  noire  temps 
une  antipathie  qu'il  ne  fera  plus  tard  que  motiver  plus  fortement 
dans  un  travail  spécial  sur  l'art  et  dans  des  considérations  mêlées 
à  ses  œuvres.  Dès  ISZil,  il  nous  juge  malades,  très  malades,  litté- 
rairement et  moralement;  nous  mêlons  à  dessein  ces  deux  choses 
que  lui  déjîi  enveloppe  dans  une  même  appréciation,  et  dont  il 
entrevoit  les  secrets  rapports.  11  éc-rit  à  M.  Bergman n  le  24  avril 
ISZil  :  «  La  jeunesse  est  épicurienne  et  immorale,  toute  la  nation 
insouciante  et  lâche,  j'ignore  vraiment  ce  qui  en  arrivera.  Un  ou- 
ragan passera-t-il  encore  sur  la  France?  Je  ne  sais,  mais  je  ne  le 
souhaite  pas,  «  Et  le  16  mai  de  la  même  année  :  «  La  littérattire  ne 
produit  plus  rien  :  la  France  dégringole  à  tire-d'aile.  Plus  de  vertu, 
plus  d'esprit  public!  ïl  y  en  a  peut-être  encore  pour  bien  des  an- 
nées. J'en  souffre  et  j'en  pleure.  » 

La  vie  humble  et  presque  misérable  de  Proudhon  à  ce  moment 
(1841)  fait  un  singulier  contraste  avec  l'espèce  de  renommée  dont 
il  commençait  à  être  entouré  dans  un  public  plus  restreint  qu'il 
ne  l'eiit  désiré.  11  en  était  réduit  à  se  charger  des  plus  modestes 
besognes.  Un  juge  qui  désirait  se  faire  un  nom  comme  auteur  et 
arriver  à  la  députation  se  l'attacha,  c'est-à-dire  s'assura  sa  colla- 
boration pour  les  recherches  et  pour  la  rédaction  de  certaines  par- 
ties de  son  œuvre,  moyennant  une  somme  annuelle  de  1,800  francs. 
Il  s'agissait  d'un  ouvrage  sur  le  droit  criminel.  Le  brave  juge  vou- 
lait bien  un  peu  de  paradoxe,  mais  pas  trop.  Proudhon  mettait  une 
véritable  malice  à  introduire  dans  son  travail  des  propositions  ter- 
ribles, mais  cela  en  douceur,  en  les  dissimulant  habilement  à  son 
collaborateur  lui-même,  et  il  riait  sous  cape.  Tout  examen  fait  de 
son  ouvrage,  cet  excellent  homme,  qui  n'était  pas  un  grand  radical, 
renonça  à  le  publier,  et  Proudhon  n'eut  pas  la  satisfaction  de  vok 
l'effet  stupéfiant  de  la  publication,  dont  il  se  réjouissait  à  l'avance. 
—  Que  le  procédé  ne  fut  pas  précisément  des  plus  délicats  envers 
un  homme  qui  se  confiait  à  lui  trop  naïvement  et  dont  il  recevait 
un  salaire,  oj.  que  ce  fût  là  seulement,  comme  l'insinue  son  bio- 


PROUDHON  ET  SA  CORRESPONDANCE.  603 

graphe,  une  vengeance  assez  naturelle  et  de  bonne  guerre  de  son 
état  de  servage  intellectuel,  c'est  un  détail  que  nous  n'apprécie- 
rons pas,  mais  où  se  montre  bien  le  côté  narquois  de  cette  na- 
ture gauloise  qui  apparaît  dans  une  vive  saillie  en  plus  d'un  en- 
droit de  la  correspondance.  Proudhon  est  furieux,  il  n'en  rit  pas 
moins,  il  s'amuse  lui-même  de  ses  épigrammes  et  de  ses  portraits, 
il  prend  plaisir  à  ses  invectives;  il  emporte  la  pièce.  Un  jour  il  écrira 
d'un  de  ses  adversaires  qui  a  laissé  une  juste  renommée  d'honnête 
homme  et  d'homme  de  valeur  «  qu'il  a  trouvé  moyen  d'être  plus 
méchant  que  sa  ri^putation  et  plus  laid  que  sa  caricature.  »  Ces 
aménités  de  polémique  ne  partaient  pas  chez  lui  de  sentimens 
haineux;  il  s'amusait!  Il  mettait  de  l'art  à  fabriquer  ses  flèches, 
à  les  rendre  piquantes,  acérées.  Il  voyait  d'avance  l'impression 
produite  sur  le  public,  il  était  heureux  d'étonner,  d'effrayer  les 
badauds.  Ses  colères  de  polémiste,  et  il  en  avait  de  sérieuses,  de 
violentes,  n'excluaient  pas  le  calcul  et  le  plaisir  savant  qu'il  trou- 
vait à  les  épancher  dans  un  style  travaillé  pour  l'effet,  où  l'exagé- 
ration même  était  de  parti-pris. 

Nous  ne  recueillerons,  dans  les  circonstances  qui  signalent  la 
vie  laborieuse  de  Proudhon  jusqu'en  ISZiS,  limite 'à  laquelle  s'est 
arrêté  M.  Sainte-Beuve,  que  ce  qui  achève  de  le  peindre,  et  cer- 
tains détails  qui  n'étaient  pas  bien  connus  :  aussi  n'insisterons-nous 
pas  sur  le  second  mémoire  relatif  à  la  propriété.  C'est  un  travail 
écrit  avec  beaucoup  de  soin;  mais  où  sont  les  belles  résolutions  de 
ne  plus  être  agressif?  Les  pages  véhémentes  n'y  manquent  pas,  et 
ne  sont  pas  des  moins  bien  frappées.  Il  dédiait  ce  mémoire  à  l'éco- 
nomiste Blanqui;  c'était  faire  acte  de  reconnaissance.  M.  Blanqui 
avait  apprécié  un  des  premiers  la  valeur  de  l'écrivain,  et  lui  avait 
fait  un  accueil  d'où  devaient  naître  des  relations  plus  suivies.  Il 
avait  parlé  du  premier  ouvrage,  tout  en  le  combattant  avec  force,  en 
termes  fort  honorables,  dans  un  rapport  fait  devant  l'Académie  des 
sciences  morales.  Proudhon  dut  à  ses  démarches  actives  de  se  voir 
épargner  des  poursuites.  Il  lui  garda  de  ces  bons  procédés  une  gra- 
titude qui  ne  s'est  pas  démentie  dans  les  plus  vives  polémiques. 
Plus  que  jamais  d'ailleurs  à  ce  moment  il  excluait  la  politique  de 
ses  écrit?;  il  cherchait  même  des  appuis  dans  le  pouvoir,  notam- 
ment auprès  de  M.  Duchâtel,  alors  ministre,  qu'il  connaissait  pour 
un  esprit  ouvert  et  au  courant  des  questions  économiques.  Il  entre- 
tenait plus  que  jamais  aussi,  à  cette  date  de  18/il,  son  rêve  favori 
d'être  un  grand  philosophe,  il  méditait  son  livre  de  la  Création  de 
V ordre  dans  V humanité,  un  de  ses  ouvrages  les  plus  défectueux 
malgré  des  pages  vraiment  éclatantes;  jusque-là  il  n'avait  pas  fait 
un  pareil  effort  pour  tout  embrasser  dans  une  vue  synthétique.  De 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nul  autre  de  ses  livres,  il  ne  parle  avec  plus  de  tendresse;  lui-même 
en  devait  rabattre  plus  tard. 

Cette  ambition  philosophique  de  Proudhon  ne  serait  pas  connue 
dans  ce  qu'elle  eut  d'intense  et  de  fiévreux  sans  la  publication  des 
fragmens  de  correspondance.  Elle  se  fait  jour  dans  les  lettres  à 
Bergmann.  Il  veut,  lui  écrit-il,  expliquer  les  lois  universelles  de 
l'organisation  sociale;  il  croit  être  arrivé  à  la  pleine  lumière.  «  Nous 
étudions  quelquefois  longtemps  sans  que  le  progrès  soit  sensible, 
puis  tout  à  coup  les  voiles  tombent;  après  un  long  travail  de  ré- 
flexion, l'intuition  arrive,  — ce  moment  est  divin.  Quand  un  homme 
a  beaucoup  appris,  que  son  érudition  est  suffisante,  il  ne  faut  plus 
que  lui  poser  des  problèmes  et  soulever  devant  lui  des  difficultés. 
Pour  peu  qu'il  ait  de  génie,  il  s'élancera  comme  le  soleil  et  répan- 
dra des  flots  de  lumière.  Mon  ouvrage  aura  pour  titre  :  De  la  Créa- 
lion  de  l'ordre  dans  l'itumanitê.  Ce  sera  de  l'économie  humaine 
transcendante.  »  En  attendant,  il  lançait  (10  janvier  lSZi2)  son  troi- 
sième mémoire  sur  la  propriété,  bien  moins  mêlé  d'idées  métaphy- 
siques, quoique  la  philosophie  sociale  y  tienne  une  grande  place. 
C'était  V Avertissement  aux  propriétaires,  sous  forme  de  lettre  à 
M.  V.  Considérant.  Cet  écrivain  fouriériste  était  alors  un  des  chefs 
socialistes  qui  avaient  le  plus  de  notoriété.  Nulle  part  Proudhon 
n'avait  exposé  plus  crûment  son  idéal  d'une  égalité  absolue  de  ré- 
munération; il  va  jusqu'à  mettre  sur  le  même  pied  lo  salaire  de 
Phidias  et  celui  du  dernier  maçon.  Nous  ne  pensons  pas  qu'on 
puisse  appeler  cette  chimère  une  thèse  originale;  elle  avait  été  sou- 
tenue par  d'autres,  et  elle  venait  de  l'être  tout  récemment  par 
M.  Louis  Blanc.  L'originalité,  comme  il  arrive  avec  Proudhon,  n'é- 
tait guère  que  dans  la  manière,  dans  la  forme.  Le  talent  et  le  génie 
sont  dans  ce  mémoire  traités  comme  des  monstruosités  qui  se  dé- 
veloppent au  préjudice  de  l'équilibre  général  des  facultés,  et  qui 
méritent  peu  d'être  encouragées.  Partout  il  est  revenu  sur  celte  idée 
avec  force  duretés  à  l'adresse  des  artistes,  dans  lesquels  il  voit  de 
véritables  anomalies,  des  monomanes,  offrant  le  type  incomplet  et 
presque  toujours  dégradé  de  la  nature  humaine.  On  verra  plus  tard 
son  horreur  pour  le  roman,  pour  la  littérature  languissante  et  pas- 
sionnée; il  n'y  aperçoit  qu'ignominie  mal  déguisée  sous  un  tissu  de 
phrases  mystiques  et  exaltées.  Sous  des  formes  rudes,  excessives,  il 
y  a  là  tout  un  côté  d'observations  vraies  à  recueillir;  c'est  là  peut- 
être,  c'est  dans  ses  appréciations  sur  la  littérature  et  la  morale  de 
notre  temps,  appréciations  d'une  austérité  qui  rappelle  souvent 
l'esprit  monacal,  qu'on  trouverait  la  part  la  plus  vraie  d'origina- 
lité et  d'hianour.  Il  a  donné  de  ce  genre  de  critique,  disons  plu- 
tôt de  censure  et  d'exécution,  de  terribles  spécimens  dans  un  de 


PROUDHON  ET  SA  CORRESPONDANCE.  605 

ses  derniers  et  plus  fameux  ouvrages,  la  Justice  et  la  Révolution. 
Les  poursuites  dont  V Avertissement  aux  propriétaires  fut  l'objet 
de  la  part  du  parquet,  et  dont  l'auteur  devait  se  tirer  par  un  ac- 
quittement, donnent  lieu  à  plusieurs  lettres  d'un  tour  vif,  piquant, 
épigrammatique,  d'une  gaîté  et  d'une  réalité  de  détails  qui  touchent 
à  la  caricature.  «  C'est  du  Daumier,  et  du  meilleur,  dit  M.  Sainte- 
Beuve;  c'est  la  comédie  à  la  cour  d'assises;  plusieurs  passages,  par 
leur  belle  humeur,  rappellent  Beaumarchais.  »  Il  est  certain  que 
Proudhon  s'y  moque  avec  beaucoup  d'esprit  des  juges,  et  non-seu- 
lement en  paroles,  mais  en  action,  car  il  lut  une  défense  qui  ne 
fut  qu'une  longue  ironie.  Il  était  accusé  d'avoir  excité  à  la  haine  de 
certaines  classes.  Il  fît  une  sorte  de  revue  de  ces  différentes  classes, 
et  parla  des  prêtres,  des  académiciens,  des  journalistes,  des  phi- 
losophes, des  magistrats,  des  députés.  «  Cette  critique,  écrit-il, 
lue  avec  un  grand  sérieux,  une  grande  simplicité  d'intonation,  qui 
contrastait  singulièrement  avec  le  sel,  la  vivacité,  l'énergie,  la  jus- 
tesse des  sarcasmes,  toute  pleine  d'allusions  personnelles  dont 
quelques  sujets  se  trouvaient  précisément  à  l'audience,  produisit 
un  eftet  merveilleux.  Les  jurés  se  regardaient  et  se  pinçaient  pour 
ne  pas  rire,  les  juges  baissaient  la  tête  pour  sauver  leur  gravité,  et 
le  public  riait.  Ce  qu'on  me  reprochait  d'avoir  écrit  n'approchait 
plus  de  ce  qu'on  me  laissait  dire,  et  ma  recelte  homœopathique 
produisit  le  résultat  que  j'en  attendais.  Je  fus  acquitté  avec  applau- 
dissemens  du  public,  poignées  de  mains  des  jurés  et  félicitations 
des  juges  !  »  Tout  cela  est  fort  bien;  mais  nous  qui  avons  souvenir 
de  ces  temps,  nous  nous  disons  :  «  Et  voilà  l'autorité  qu'une  presse 
acharnée  chaque  jour  contre  elle  voulait  faire  passer  pour  tyran- 
nique,  oppressive!  »  Nous  pourrions  ajouter  cà  cette  remarque  bien 
d'autres  observations  chagrines,  mais  fondées,  sur  les  avantages 
que  donne  en  France  l'opposition,  à  quoi  qu'elle  s'adresse,  com- 
parés au  rôle  ingrat  de  défenseur  d'une  société  qui  n'est  au  fond 
sévère  que  pour  ceux  qui  la  défendent.  Avait-on  raison  ou  tort  de 
faire  un  procès  à  Proudhon?  Nous  ne  savons;  c'est  surtout  quand 
il  s'agit  de  livres  que  l'autorité  ne  doit  pas  se  montrer  seulement 
libérale,  mais  qu'elle  doit  être  circonspecte  dans  son  propre  intérêt. 
Proudhon  disait  qu'il  n'avait  entendu  faire  que  de  la  science,  riait 
de  ses  juges,  et  trouvait  de  son  vivant  et  après  sa  mort  d'indulgens 
et  aimables  conservateurs  pour  en  rire  avec  lui.  Quelle  morale  et 
quel  enseignement! 

Il  résolut  pourtant  de  ne  point  s'attirer  de  nouvelles  affaires. 
«  11  faut,  disait-il,  que  je  songe  à  endormir  le  dragon  et  à  amorcer 
le  requin.  »  Il  désignait  ainsi  le  gouvernement,  u  levais  travailler 
à  me  rendre  acceptable,  même  au  pouvoir.  »  L'année  18-42  se  passa 


606  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

presque  dans  l'étude  et  dans  le  travail  de  son  imprimerie.  Il  avait 
une  ambition  un  peu  singulière  chez  un  réformateur  aussi  armé  en 
guerre,  c'était  d'obtenir  une  petite  place  à  la  mairie  de  Besançon. 
Si  modeste  que  fût  ce  désir,  il  était,  il  devait  être  irréalisable.  Prou- 
dhcn,  secrétaire  de  mairie  et  foudroyant  de  cet  humble  poste  offi- 
ciel, non  pas,  il  est  vrai,  le  gouvernement  de  juillet,  mais  la  classe 
moyenne  qui  le  soutenait,  et  la  propriété  et  le  capital,  le  conçoit- 
on?  Ses  lettres  au  savant  professeur  de  philosophie  M.  Tissot  mon- 
trent quelque  apaisement  momentané,  toutefois  avec  la  perspective 
d'une  lutte  à  reprendre  bientôt. 

Au  commencement  de  lS/i3,  il  vendait  son  imprimerie,  qu'il 
quittait  avec  7,000  francs  de  déficit  à  prélever  sur  son  travail  fu- 
tur. «  Repoussé  de  la  préfecture  et  de  la  mairie,  écrit-il,  suspect 
au  parquet,  hostile  au  clergé,  redouté  de  la  bourgeoisie,  sans  pro- 
fession, sans  avoir  et  sans  crédit,  voilà  où  je  suis  arrivé  à  trente-, 
quatre  ans.  Je  n'ai  plus  rien  à  faire  à  Besançon.  »  Et  il  rentre  dans 
son  rôle  de  pur  prolétaire  et  de  révolté.  Franchement  pouvait-il  en 
jouer  un  autre?  Et  croit-on  qu'on  l'eût  retenu  soit  par  le  fragile  la- 
cet d'une  petite  place,  soit  par  des  concessions  à  ses  idées,  que 
nous  avouons  ne  pas  même  concevoir,  ses  idées  étant  de  celles  dont 
la  devise  est  tout  ou  rien?  Est-ce  qu'il  y  avait  transaction  possible 
entre  la  société  et  les  systèmes  de  M.  Proudhon?  La  vérité  veut  qu'on 
le  dise  :  M.  Proudhon  a  joué  constamment  le  rôle  d'agresseur.  La 
société  ne  s'est  défendue  que  tard,  dans  des  temps  de  guerre  civile. 
Les  faits  eux-mêmes  sont  intervertis,  présentés  inexactement,  lors- 
que M.  Sainte-Beuve  s'écrie  :  «  On  ne  lui  tend  pas  la  main.  On  lui 
répond  par  une  fin  de  non-recevoir  absolue,  il  y  a  hourra  et  chorus. 
Etonnez -vous  après  cela  si,  le  tempérament  y  aidant,  la  patience  lui 
échappe.  Vous  voulez  la  guerre,  mes  amis;  vous  l'aurez  1  Vous  voulez 
de  la  contradiction,  on  vous  en  servira.  Vous  êtes  des  Français  rou- 
tiniers et  légers,  on  sera  un  montagnard  du  Jura,  un  paysan  du 
Doubs,  un  Franc-Comtois  intraitable.  Et  alors,  comme  on  ne  lui 
accorde  rien,  il  demandera  tout.  Il  fait  feu  sur  tonte  la  ligne...  Il 
se  plaît  à  l'effroi  qu'il  inspire,  aux  tempêtes  qu'il  soulève.  H  joue 
de  sa  logique,  de  sa  massue  d'Hercule,  et  la  promène  sur  les  têtes 
comme  quelqu'un  qui  n'a  rien  à  ménager.  »  Peinture  éloquente, 
mais  justification  impossible!  Pour  ramener,  se  concilier  Proudhon, 
la  société  n'avait  qu'un  moyen  :  se  livrer  entièrement  à  lui.  Le 
pouvait- elle? 

La  lutte,  à  peine  ajournée,  allait  le  reprendre  bientôt  tout  entier. 
Il  fit  un  séjour  à  Lyon.  MM.  Gauthier  frères,  qui  avaient  établi  un 
service  de  bateaux  à  vapeur,  eurent  l'idée  de  mettre  à  profit  sa  ca- 
pacité pour  les  affaires  contentieuses.  L'un  des  deux  frères  était  lié 


PROUDHON    ET    SA   CORRESPONDANCE.  607 

avec  lui  dès  l'enfance.  Cette  situation  lui  permettait  de  venir  sou- 
vent à  Paris,  où  MM.  Gauthier  lui  confiaient  des  aiïaires.  Il  en  pro- 
fitait pour  ses  éludes  et  ses  relations,  et  préparait  son  ouvrage 
capital  des  Contradiclions économiques,  qu'il  devait  publier  en  oc- 
tobre 1846.  11  était  déjà  depuis  trois  ans  en  rapport  avec  plusieurs 
groupes  de  savans  et  avec  quelques  amis  nouveaux  qu'il  s'était 
faits.  Il  eut  aussi  ses  amis  socialistes,  ayant  couleur  de  disciples, 
tels  que  MM.  Darimon,  Chaudey,  Ducbène,  Langlois  et  d'autres. 
Il  fit  enfin  la  connaissance  des  économistes  ses  adversaires  et  que 
dans  une  lettre  il  appelle  «  de  bons  garçons,  hommes  instruits, 
de  bon  sens,  de  bon  goût,  avec  lesquels  il  y  a  plaisir  à  se  rencon- 
trer. »  "Ces  douceurs  ne  devaient  pns  se  soutenir  pourtant,  et  quoi- 
qu'il ait  assisté  au  dîner  où  se  réunissent  les  économistes,  qu'il  y 
ait  été  tiaiîé  en  conbère  plus  qu'en  adversaire,  il  devait  se  retour- 
ner bientôt  après  contre  la  «  secte,  «  comme  il  l'appelle,  avec  force 
coups  de  bouioir.  Quand  viendront  les  temps  de  lutte,  il  ne  reculera 
pas  toujours  devant  l'injure. 

Les  relations  allemandes  de  Proudhon  à  Paris,  celles  qu'il  eut 
avec  Charles  Giùn  en  18/i/i,  sont  connues  (1).  L'indutnce  de  He- 
gel et  de  sa  méthode  lui  arriva  par  le  jeune  Allemand,  à  la  fois 
son  admirateur  enthousiaste  et  son  initiateur;  elle  allait  être  sen- 
sible, jusqu'à  un  certain  point,  dans  son  prochain  livre,  le  Système 
des  coiitradirlions  économiques.  Il  avoue  dans  une  lettre  qu'il  n'a- 
vait jamais  lu  Hegel,  et  on  pouvait  s'en  douter.  Tout  ce  qu'il  apprit 
de  la  philosophie  allemande,  on  le  devine,  se  réduit,  avec  l'idée  des 
antinomies  qu'il  avait  puisée  plus  directement  dans  la  lecture  de 
Kant,  à  ce  jeu  de  la  thèse  et  de  Vantithèse,  qu'il  applique  à  sa  ma- 
nière. C'est  celte  espèce  de  jeu  contradictoire  qui  devait  faire  de  ce 
livre  un  perj  élue!  plaidoyer  pour  et  contre  tontes  les  propositions 
de  la  science  économique  relativement  à  la  division  du  travail,  aux 
machines,  au  commerce,  à  l'impôt,  au  crédit,  etc.  Eu  somme,  cette 
influence  hégélienne,  toute  de  seconde  main,  d'autant  plus  que 
Griin  paraît  lui  avoir  fait  connaître  plus  encore  les  disciples  de 
Hegel,  comme  Feuerbach,  que  Hegel  lui-même,  laisse  en  bien  et 
en  mal  subsister  la  part  d'originalité  qu'on  peut  attribuer  à  M.  Prou- 
dhon; il  n'y  a  guère  pris  qu'un  certain  arrangement  de  ses  idées, 
des  cadr«  s,  et  comme  une  sophistique  qu'il  transforme  singulière- 
ment. Il  avait  beau  s'écrier  que  pour  lui  l'économie  politique  n'est 
que  «  la  métaphysique  en  action,  »  le  second  titre  même  de  son 
livre,  Philosophie  de  la  misère,   atteste  combien  ses  tendances 

{{)  Voyez  dans  la  Revue  du  15  octobre  1848  l'iatéressante  étude  de  31.  Saint-René 
Taillandier. 


608  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

restent  pratiques,  même  dans  la  spéculation.  C'est  dans  le  ton 
animé  de  la  discussion,  dans  le  sentiment  très  vif  de  l'importance 
des  quesUons  sociales  et  dans  les  éloquens  hors-d'œuvre  que  con- 
siste le  mérite  de  cet  ouvrage.  A  l'économie  politique  proprement 
dite,  il  n'a  en  réalité  rien  ajouté,  et  il  s'applique  à  la  battre  en 
brèche  sans  parvenir  et  presque  sans  viser  encore  à  remplacer  ce 
qu'il  détruit.  Nulle  devise  n'est  moins  justifiée  que  celle  qu'il  met 
en  tête  de  l'ouvrage  :  Dcstruam  el  œdificabo.  Ce  livre  ressemble 
véritablement  à  un  champ  de  carnage.  Le  pour  y  détruit  le  contre, 
et  le  contre  y  détruit  le  pour.  On  est  étonné,  étourdi,  déconcerté, 
la  pensée  a  besoin  de  se  ressaisir  elle-même  pour  se  retrouver 
après  une  tL41e  lecture.  Voilà  l'impression  d'ensemble,  voilà  ce  qui 
résulte  de  cette  revue  impitoyable  de  toutes  les  idées  économiques, 
de  tous  les  principes  sociaux.  Proudhon  ne  laisse  pas  subsister  même 
le  socialisme.  «  Le  socialisme,  au  lieu  d'élever  l'homme  vers  le  ciel, 
s'écrie-t-il,  l'incline  toujours  vers  la  boue.  »  Et  il  le  convainc  d'im- 
puissance et  de  folie,  comme  il  en  accuse  l'économie  politique  et  la 
société  elle-même.  On  n'aurait  qu'à  extraire  telle  ou  telle  page  ad- 
mirable de  bon  sens  et  de  talent  pour  la  mettre  sur  le  compte  d'un 
écrivain  conservateur,  l'illusion  serait  complète. 

La  correspondance,  sans  faire  disparaître  ce  qu'il  y  a  de  contra- 
dictoire dans  le  procédé  de  M.  Proudhon,  bien  plus  que  dans  les 
idées  dont  il  prétend  critiquer  les  antinomies,  donne  jusqu'à  un 
certain  point  la  clé  de  cette  méthode.  Quand  il  publiait  ce  livre,  il 
se  croyait  très  avancé  dans  la  découverte  de  la  synthèse,  qui,  suc- 
cédant à  la  tiièse  et  à  l'antithèse,  devait  combler  tous  les  vides  à 
l'aide  d'une  formule  intermédiaire  et  supérieure.  C'est  là  sa  perpé- 
tuelle illusion.  Il  se  prend  pour  un  génie  créateur  en  voie  de  deve- 
nir un  iNewton  du  monde  social;  au  fond,  il  est  et  il  reste  partout 
un  pur  révolutionnaire  incapable  de  conclure. 

Nulle  part  l'idée  divine  n'avait  été  plus  violemment  prise  à  partie 
que  dans  un  chapitre  resté  fameux  sur  la  Providence.  On  a  bien  des 
fois  cité  ces  pages  de  scandale  dans  lesquelles  il  interpelle  Dieu, 
qu'il  nomme  «  le  jaloux  d'Adam,  le  tyran  de  Prométhée,...  un  être 
essentiellement  anti-civilisateur,  anti -libéral  et  anti- humain.  » 
FauL-il  ne  voir  là  que  des  blasphèmes,  une  sorte  d'accès  de  fureur, 
une  rage  d'impiété  sans  réflexion  et  sans  portée?  C'est  ainsi  que  la 
foule  des  lecteurs  a  paru  le  comprendre.  Doit-on  réduire  cette  in- 
jurieuse apostrophe  à  n'être  qu'une  critique  sanglante,  comme  le 
prétendent  quelques  disciples  peu  contredits  par  l'auteur  de  la  Vie 
de  Proudhon,  de  ce  qu'ils  appellent  «  le  dieu  des  théologiens?  » 
Cette  explication  ne  nous  paraît  pas  plus  exacte  que  la  première. 
Il  y  a  dans  tout  cela  plus  de  système  qu'on  ne  veut  bien  dire.  Nous 


PROUDHON  ET  SA  CORRESPONDANCE.  609 

ne  pouvons  que  renvoyer  aux  explications  de  Proudhon  lui-même. 
Il  appelle  divine  toute  la  partie  passive,  instinctive  de  notre  nature. 
Il  y  rapporte  les  préjugés,  les  superstitions,  les  aveugles  prestiges, 
le  culte  et  les  œuvres  de  la  force,  la  passion  et  tout  son  misérable 
cortège.  Tout  le  mal  en  vient,  d'où  cette  formule  :  Dieu,  cest  le 
mal!  L'élément  actif  et  réfléchi  constitue  l'homme  par  opposition. 
A  lui  de  vaincre  le  mal  et  l'erreur;  c'est  l'œuvre  de  la  science  et  de 
la  civilisation.  De  quelque  façon  qu'on  traite  une  telle  aberration, 
on  ne  peut  pas  l'omettre;  elle  ôte  le  caractère  de  simple  fantaisie  cà 
ses  attaques  contre  l'idée  divine.  C'est  plus  et  pis  que  cela.  Il  faut 
voir  ici  une  date  dans  l'histoire  du  socialisme.  Il  apparaissait  presque 
toujours  jusqu'alors  enveloppé  d'un  nuage  de  religiosité;  Proudhon 
lui  imprime  un  caractère  résolument  impie,  il  en  fait  une  déclara- 
tion de  guerre  h  l'essence  même  de  l'esprit  religieux,  qu'il  regarde 
comme  une  erreur  fondamentale  et  monstrueuse,  au  fond  comme 
la  principale  cause  de  presque  toutes  les  autres  erreurs  qu'elle 
consacre.  Si  une  si  étrange  conception  méritait  qu'on  lui  opposât 
les  grands  noms  de  la  métaphysique,  nous  remarquerions  qu'elle 
est  l'antipode  de  celle  d'Aristote  faisant  graviter  le  monde  vers 
Dieu,  centre  immobile,  intelligence  qui  se  pense  elle-même,  et,  par 
l'attraction  qu'il  exerce  sur  l'univers,  auteur  de  tous  les  progrès. 
C'est  non  moins  visiblement  le  contraire  de  la  théorie  platonicienne, 
qui  fait  de  la  ressemblance  à  Dieu  le  type  de  toute  perfection.  Ici 
Dieu,  s'il  existe,  ajoute  Proudhon,  est  donné  comme  l'obstacle  même 
au  développement  des  facultés  et  puissances  humaines.  On  préten- 
drait en  vain  que  de  tels  rêves  n'ont  après  tout  qu'un  caractère 
spéculatif.  Ils  exercent  sur  les  âmes  une  influence  désastreuse,  et, 
avidement  saisis  par  les  passions  les  plus  grossières  et  les  plus  vio- 
lentes, qui  leur  donnent  la  moins  rafflnée  des  interprétations,  ils  se 
traduisent  dans  la  pratique  d'une  manière  brutale  et  sanglante. 

La  vie  de  Proudhon,  dans  la  biographie  que  lui  a  consacrée 
M.  Sainte-Beuve,  s'arrête  en  I8Z18.  L'illustre  critique  en  méditait 
une  seconde  partie.  Eût-il  appliqué  le  même  degré  d'indulgence  au 
journaliste  du  Représentant  du  peuple?  Se  fût-il  engagé  dans  l'ap- 
préciation des  questions  sociales  et  économiques,  traitées  alors  par 
Proudhon  sous  la  forme  d'une  assidue  et  brûlante  polémique?  Il 
cite  dans  le  livre  publié  des  lettres  d'une  date  postérieure  à  ISZiS, 
et  on  voit  au  commentaire  que  le  ton  du  critique  n'a  pas  cessé 
d'être  bienveillant,  même  adectueux.  Une  de  ces  lettres,  adressée  à 
M.  Bergmannet  datée  de  1854,  est  par  lui  quaUfiée  «  d'admirable;  » 
on  peut  la  trouver  telle  par  le  côté  moral  et  domestique,  par  un 
excellent  passage  sur  la  paternité  et  le  mariage.  Proudhon  était 
entré  en  relation  à  l'assemblée  constituante  avec  le  prince  Napoléon. 

TOME  cm.  —  1873.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  lettres  qu'il  lui  adresse  (1853  et  185Zi)  sont  tout  à  fait  importantes. 
Elles  achèvent  de  montrer  à  quel  point  il  subordonnait  la  question 
politique  à  la  question  sociale.  Il  reproche  vivement  à  l'empire  de 
s'appuyer  sur  la  bourgeoisie  et  le  clergé,  qui,  dit-il,  lui  en  savent 
peu  de  gré,  tout  en  l'acceptant  comme  sauveur,  mais  qui  le  boudent 
et  le  lâcheront.  La  conclusion  assez  remarquable  qu'il  tire  de  ce 
caractère  réactionnaire  et  clérical  qu'il  attribue  à  l'empire  est  que 
ce  gouvernement  ne  serait  qu'une  contrefaçon  et  une  préparation 
de  la  légitimité.  En  conséquence,  dit-il,  «  Henri  V  est  seul  logique, 
et,  comme  ce  qui  est  logique  tôt  ou  tard  se  réalise,  Henri  V  revien- 
dra. »  Voilà  une  prophétie  faite  en  termes  clairs.  11  soutient  aussi 
que,  si  la  forme  monarchique  dure,  l'empire  ne  peut  se  maintenir 
qu'en  marchant  dans  les  voies  du  prolétariat  et  de  la  révolution. 
Une  lettre  plus  curieuse  peut-être  est  celle  que  M.  Sainte-Beuve  lui- 
même  adresse  au  prince  Napoléon  en  lui  faisant  restitution  des 
lettres  de  Proudhon  que  le  prince  lui  avait  communiquées.  Dans  sa 
mesure,  cette  lettre  de  M.  Sainte-Beuve,  datée  de  1865,  ne  s'écarte 
pas  de  la  ligne  tracée  par  Proudhon.  On  trouve  le  même  reproche 
de  marcher  dans  des  voies  rétrogrades,  exclusivement  bourgeoises 
et  cléricales.  M.  Sainte-Beuve  va  jusqu'à  indiquer  un  remède  pra- 
tique; nous  le  signalons  sans  commentaires.  Il  voudrait  que  le  gou- 
vernement impérial  fit  pénétrer  dans  le  sénat  et  dans  les  conseils 
de  l'état  l'élément  socialiste  et  révolutionnaire.  11  allègue  l'exemple 
du  premier  Napoléon,  qui  avait  dans  ses  conseils  «  des  régicides  et 
des  royalistes,  d'anciens  conventionnels  et  des  ralliés  du  côté  droit, 
les  tenant  en  échec  les  uns  par  les  autres,  se  servant  de  tous,  don- 
nant des  garanties  à  tous.  »  Il  est  dit  dans  cette  même  lettre  :  «  Sous 
l'empire  présent,  cet  équilibre  n'existe  pas.  Le  côté  révolutionnaire, 
socialiste,  qui  voudrait  se  rattacher,  ne  trouve  pas  un  appui  suffi- 
sant, une  garantie...  La  reculade  est  frappante...  Le  gouvernement 
a  tort  de  voir  par  la  société  des  salons...  Le  blanc  domine,  il  n'y  a 
de  rouge  que  celui  des  cardinaux.  »  Jour  curieux  jeté  sur  la  pen- 
sée de  M.  Sainte-Beuve  en  ces  années  finales  de  l'empire  et  de  sa 
propre  vie,  qui  achève  de  marquer  avec  Proudhon,  à  travers  tant 
et  de  si  grandes  différences,  ces  affinités  et  sympathies  sur  plu- 
sieurs points  qui  nous  ont  paru  expliquer  cette  biographie! 


in. 

La  pensée  tantôt  exprimée,  tantôt  sous-entendue  par  M.  Sainte- 
Beuve,  c'est  l'avenir,  du  moins  jusqu'à  un  certain  point,  des  théo- 
ries proudhoniennes;  il  ne  s'agirait,  il  le  dit  expressément,  que  d'en 


PROUDHON  ET  SA  CORRESPONDANCE.  611 

éliminer  les  exagérations.  Beaucoup  d'esprits  parmi  les  conserva- 
teurs nous  paraissent  accepter  un  tel  point  de  vue  avec  une  facilité 
qui  étonne.  Ils  croient  le  socialisme  à  certains  égards  applicable, 
n'en  redoutent  que  le  radicalisme  destructeur  et  l'impatience  révo- 
lutionnaire, et  l'ajournent  en  se  bornant  à  le  tempérer.  Il  y  a  là 
une  confusion  singulière  entre  le  socialisme  et  l'esprit  de  perfec- 
tionnement social,  entre  des  chimères  irréalisables  et  les  formes  à. 
quelques  égards  nouvelles  que  peut  prendre  la  société  sans  cesse 
en  voie  de  transformation.  On  peut  croire,  sans  adopter  pour  cela  le 
point  de  départ  et  les  conclusions  de  ces  théories,  que  la  société, 
qui  a  tant  changé  depuis  deux  ou  trois  siècles,  ne  se  modifiera  pas 
moins  à  l'avenir  dans  un  même  intervalle;  il  est  à  supposer  même, 
avec  les  moyens  plus  puissans  et  plus  rapides  dont  elle  dispose, 
qu'elle  se  modifiera  davantage  encore.  La  différence,  c'est  qu'il 
n'y  a  plus  matière  à  révolution  économique  violente,  les  monopoles 
légaux  ayant  été  détruits.  Il  n'est  guère  douteux  enfin  que  cette 
modification  ne  se  fasse  dans  le  sens  d'une  égalité  plus  grande  et 
d'un  plus  grand  bien-être  populaire.  Non,  il  n'y  a  point  de  socia- 
lisme à  le  prétendre  :  le  niveau  de  la  masse  peut  s'élever.  La  ri- 
chesse sociale  n'est  pas  en  effet,  non  plus  que  l'instruction,  une 
sorte  de  quantité  immobile  et  fixe.  Il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  y 
ait  des  idiots  pour  qu'il  existe  des  hommes  de  génie,  et  des  misé- 
rables qui  meurent  de  faim  pour  qu'il  y  ait  des  fortunes  élevées. 
L'industrie  humaine,  dont  les  fruits  vont  en  croissant,  et  une  ré- 
partition qui  s'opère  sous  l'empire  de  libres  transactions  rendent 
cette  élévation  générale  de  la  moyenne  sinon  certaine ,  au  moins 
possible.  Est-ce  là  ce  que  croient  seulement  bien  des  esprits  trop 
prompts  à  beaucoup  accorder  au  socialisme?  Serait-ce  tout  ce  qu'il 
y  a  au  fond  de  la  pensée  de  l'auteur  de  la  Vie  de  Proudhon?  Il  va 
plus  loin.  Il  attribue  la  fécondité,  une  vertu  positive,  aux  idées 
proudhoniennes;  il  tient  pour  acquis  que  Proudhon  a  légué  des 
résultats  théoriques  et  des  conceptions  en  partie  réalisables  à  la 
science  et  au  monde.  C'est  cette  affirmation  qui  doit  être  réfutée 
rapidement. 

Le  système  de  Proudhon,  —  et  nous  ne  savons  si  ceux  qui  se 
portent  aujourd'hui  ses  disciples  s'en  sont  rendu  compte,  —  n'est 
pas  de  ceux  qui  se  peuvent  scinder.  Si  l'appropriation  du  revenu 
du  sol,  si  l'intérêt,  tout  intérêt  du  capital,  sont  illégitimes  et  doi- 
vent disparaître,  presque  tout  disparaît  dans  l'ordre  social  et  éco- 
nomique. L'élément  de  l'intérêt  du  capital  se  retrouve  partout.  On 
ne  peut  le  détruire  sans  aboutir  à  un  régime  de  gratuité  universelle  : 
c'est  la  négation  de  toute  propriété;  c'est  l'équivalent,  à  quelque 
échappatoire  qu'on  ait  recours,  d'un  véritable  communisme.  L'inté- 


612  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

rêt,  sous  le  nom  de  profit,  de  bénéfice,  reparaît  en  elTet  dans  le  prix 
des  choses  non  moins  que  dans  le  prêt;  il  est  dans  tout  loyer,  rente, 
d'un  immeuble  comme  d'un  bien  meuble.  Nous  demandons  «  quelle 
part  »  on  peut  faire  à  un  tel  système;  nous  demandons  aus.si  de  quels 
côtés  de  l'horizon  on  en  voit  poindre  l'avènement.  Serait-ce  dans  une 
baisse  réelle,  qu'on  suppose  devoir  être  constante,  de  l'intérêt?  Mais 
si  l'intérêt,  qui  dans  le  cours  du  temps  a  baissé,  doit  baisser  encore, 
en  vérité  les  idées  de  Proudhon  n'y  sont  et  n'y  seront  pour  rien.  L'é- 
conomiste Frédéric  Bastiat,  que  nous  citons  de  préférence  parce 
qu'il  a  combattu  les  idées  de  Proudhon  après  I8/18,  notamment  sur 
la  gratuité  du  crédit  et  la  fameuse  banque  d'échange,  cette  com- 
binaison qui  donne  une  faible  idée  des  facultés  pratiques  de  Prou- 
dhon, Bastiat  croyait  aussi  à  cette  baisse  constante,  qu'il  s'exagérait 
peut-être  un  peu.  11  n'admettait  pourtant  pas  qu'elle  pût  tomber  à 
zéro.  11  se  servait  à  ce  sujet  d'une  comparaison  assez  plaisante. 
Parlant  de  certains  moutons  dont  les  éleveurs  ont  pu  réduire  la 
tête  à  des  proportions  de  plus  en  plus  exiguës,  il  demandait  ce 
qu'il  faudrait  penser  du  logicien  qui  en  conclurait  qu'un  moment 
viendra  oii  les  moutons  pourront  vivre  sans  tête.  Vivre  sans  intérêt 
ne  paraissait  pas  à  l'ingénieux  économiste  un  problème  qui  fût 
plus  soluble.  N'était-ce  pas  dire  que  Proudhon  avait,  en  économie 
sociale,  cherché  la  quadrature  du  cercle  ? 

Il  est  facile  de  même  au  biographe  de  Proudhon  de  déclarer 
qu'en  théorie,  en  droit,  sa  réfutation  des  défenseurs  de  la  pro- 
priété est  «  victorieuse  et  décisive;  »  nous  n'en  croyons  rien  pour 
notre  compte.  11  ne  suffit  pas  qu'il  ait  dévoilé  certaines  faiblesses 
et  contradictions  des  théoriciens.  Sans  doute  Pascal,  cité  par 
M.  Sainte-Beuve,  prononçait,  lui  aussi,  un  des  premiers  le  mot 
d'usurpation  à  propos  de  l'occupation  de  la  terre;  il  n'est  guère  à 
croire  que  Pascal  persisterait  dans  ce  mot,  jeté  en  passant  sur  un 
sujet  auquel,  disons-le,  ce  vaste  et  puissant  esprit  n'avait  pas  con- 
sacré de  bien  longues  méditations.  Il  vaudrait  la  peine  de  tenir 
quelque  compte  des  explications  où  sont  entrés  des  économistes 
comme  Quesnay,  des  philosophes  comme  Locke,  et  beaucoup  d'au- 
tres, sur  la  propriété  foncière,  avant  de  trancher  la  question.  Enfin, 
ce  qui  est  plus  concluant  même  que  Ijgs  autorités,  les  faits  ont  pro- 
noncé. Ceux  qui  voient  dans  l'appropriation  primitive  une  usurpa- 
tion faite  sur  le  genre  humain  peuvent  aujourd'hui  s'assurer  de  ce 
que  vaut  le  sol  avant  d'avoir  été  approprié.  Les  exemples  ne  man- 
quent pas;  il  est  loisible  de  les  chercher  dans  les  terres  de  l'Amé- 
rique, dans  les  colonies,  en  Algérie  si  l'on  veut.  Et  encore,  lors- 
qu'on dit  qu'aux  États-Unis  la  terre  disponible  s'est  vendue  au 
faible  prix  de  1  dollar  l'acre,  cette  valeur  signifie  beaucoup  moins 


PKOUDHON    ET    SA    CORRESPONDANCE.  613 

celle  du  sol  même  que  le  prix  de  la  protection  sociale.  Il  est 
bien  temps  que  la  question  sorte  du  domaine  des  apparences  et 
de  la  déclamation.  On  comprendra  alors  que  les  premiers  qui  oc- 
cupent le  sol  et  le  cultivent  à  leurs  risques  et  périls  méritent 
plutôt  d'être  bénis,  ou,  pour  parler  un  langage  plus  réel  et  plus 
positif,  excités  par  des  primes  que  découragés  par  les  anathèmes 
assez  mal  venus  des  Rousseau  et  des  I^rofiidlion.  Serviteurs  de  l'hu- 
manité, à  leur  insu  peut-être,  ils  mettent  en  valeur  un  instrument 
ingrat  et  rebelle,  ils  en  augmentent  la  puissance  productrice,  ils 
le  créent  en  très  grande  partie.  Les  peines,  les  frais  d'entretien 
qu'exige  ensuite  cet  instrument,  dont  la  fertilité  naturelle  n'est 
presque  rien  à  côté  de  la  fertilité  acquise,  ne  se  renouvellent- 
ils  pas  incessamment  en  pleine  civilisation?  La  terre  n'est-elle  pas 
pour  ainsi  dire  rachetée  indéfiniment  par  ce  qu'elle  coûte?  Pour- 
quoi faut-il  être  forcé  de  rappeler  de  telles  vérités,  et  non-seule- 
ment de  les  rappeler,  mais  de  les  défendre?  — Il  n'importe  que 
Proudhon  ait  surtout  attaqué  comme  injuste  cette  part  de  la  rente 
du  sol  donnée,  selon  la  plupart  des  économistes,  à  titre  gratuit, 
c'est-à-dire  sans  correspondance  exacte  avec  la  quantité  du  travail 
et  du  capital  engagé  !  Il  ne  voulait  pas  admettre  que  la  fertilité 
extraordinaire  d'un  sol  pût  constituer  une  prime  à  son  détenteur, 
pas  plus  qu'il  n'admettait  que  le  talent,  à  égalité  de  travail,  pût  con- 
férer un  avantage  quelconque  à  l'heureux  possesseur  de  facultés  ex- 
ceptionnelles. C'est  là  particulièrement  ce  qu'il  appelait  un  vol,  et 
c'est  là-dessus  que  des  esprits  sages,  éminens,  en  condamnant  le 
mot  comme  excessif  et  brutal,  lui  donnent  gain  de  cause  quant  au 
fond  de  l'idée  !  Un  vol  de  ce  qui  n'a  pas  de  valeur  et  de  ce  qui 
n'appartient  à  personne  !  De  quel  droit  appeler  spoliation  ce  qui  a 
été  un  service  rendu  à  la  masse,  aux  générations  à  venir,  qui  eus- 
sent trouvé  la  terre  dans  ce  misérable  état,  si  admirablement  dé- 
crit par  Buffon,  non  défrichée,  non  cultivée,  sans  routes? 

L'idée  que  l'avenir,  un  avenir  assez  prochain,  assure-t-on,  fera 
sa  part  à  ces  idées  de  Proudhon  sur  la  propriété  nous  paraît  de  tout 
point  inacceptable;  elle  est  combattue  par  la  marche  même  que 
suit  la  société  moderne.  Le  moment  était  après  tout  mal  choisi  de 
venir  contester  que  la  propriété  trouvât  un  de  ses  fondemens  les 
plus  habituels  dans  le  travail  et  dans  l'épargne,  alors  que  la  pro- 
priété rurale,  divisée  entre  des  millions  de  mains,  en  est  la  preuve 
palpable,  alors  que  le  capital  mobilier,  indéfiniment  partagé  en  ac- 
tions, titres  de  rente,  etc.,  fournit  la  preuve  évicl^nte  du  même  fait. 
Établissez  la  part  de  la  spéculation,  qui  est  loin  au  reste  d'être 
un  ressort  inutile,  faites  celle  des  moyens  d'acquisition  condam- 
nables; faut-il  pour  cela  continuer  à  parler  de  la  propriété  comme 


Qlh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  fait  né  de  la  conquête?  N'est-il  pas  vrai  qu'elle  se  rapproche  de 
la  justice?  N'est-il  pas  vrai  que  les  argumens,  d'ailleurs  peu  nou- 
veaux, auxquels  on  semble  adhérer,  perdent  de  leur  force  au  lieu 
d'en  gagner?  Pour  clore  ces  remarques,  n'est-il  pas  vrai  de  dire  aussi 
que  le  caractère  de  la  propriété  comme  condition  permanente  de 
l'ordre  et  de  la  prospérité  des  sociétés  modernes  semble  acquérir 
encore  plus  de  relief,  et  s'impose  h  ceux  qui,  comme  l'auteur  de  la 
Vie  de  Proudhon,  repoussent  l'idée  du  droit  naturel?  L'éminent  écri- 
vain déclarait  un  jour  devant  le  sénat  qu'en  fait  de  philosophie  et  de 
morale  «  Bentham  lui  suffisait.  »  Bentham,  c'est-à-dire  pour  l'in- 
dividu l'iiitéiêtbien  entendu,  pour  la  société  l'utilité  générale.  C'est 
précisément  au  nom  de  l'intérêt  général  que  s'est  élevé  le  célèbre 
publiciste  anglais  pour  établir  les  avantages  de  la  propriété,  non- 
seulement  pour  ceux  qui  la  détiennent,  sauf  à  la  rendre  le  lende- 
main à  la  circulation,  mais  pour  le  grand  nombre  par  l'augmenta- 
tion de  la  quantité  des  produits.  La  propriété  est  le  ressort  que  rien 
ne  remplace.  Détendre  ce  ressort,  c'est  donner  le  coup  de  mort  à  la 
prospérité  publique.  C'est  l'énerver  singulièrement  que  de  changer 
la  propriété  en  simple  possession,  comme  Proudhon  semble  l'avoir 
voulu.  Le  nombre  de  ceux  qui  ont  personnellement  intérêt  à  la  pro- 
priété s'est  accru  et  s'accroît  encore.  On  ne  saurait  dire  ce  que  la 
société  doit  aux  efforts  incessans  qu'elle  sollicite  et  obtient  d'une 
telle  masse  laborieuse  qui  se  la  propose  comme  perspective  ou  qui 
la  trouve  comme  auxiliaire.  Ce  qu'on  nomme  aujourd'hui  le  collec- 
tivisme, fût-il  autre  chose  que  la  plus  odieuse  des  confiscations, 
n'aurait-il  pas  pour  effet  immédiat  d'affaiblir  de  la  manière  la  plus 
dommageaMe  ces  féconds  et  indispensables  mobiles?  Plus  la  pro- 
priété s'est  individualisée,  plus  aussi  on  a  vu  que  co  n'est  pas  d'une 
manière  seulement  passagère,  qu'il  Faut  en  chercher  la  raison  d'être 
dans  la  nature  humaine,  dans  ses  instincts,  dans  sa  liberté,  dans 
son  besoin  de  stimulant  pour  se  déterminer  à  l'action. 

A  quelle  autre  idée  de  Proudhon  faudra-t-il  promettre  l'avenir? 
Sera-ce  à  l'association?  M.  Sainte-Beuve  l'affirme.  «  L'idée  pra- 
tique, dit-il,  était  et  elle  est  dans  l'association  ouvrière,  telle  qu'il 
la  concevait  et  qu'il  la  définissait,  dans  cette  combinaison  d'écono- 
mie industrielle,  démontrée,  retournée  en  tout  sens,  prêchée  sur 
les  toits.  »  Il  n'y  a  point  lieu  de  faire  honneur  à  M.  Proudhon  de 
l'idée  de  l'association,  idée  qu'entourent  d'ailleurs  tant  de  difficul- 
tés dans  la  pratique  lorsqu'elle  s'applique  à  la  production.  Elle  avait 
été  préconisée  parles  économistes  les  plus  orthodoxes,  notamment 
par  M.  Bossi;  toutes  les  écoles  socialistes  l'avaient  mise  en  avant. 
Quant  à  la  forme  spéciale  que  M.  Proudhon  donnait  à  l'association 
ouvrière,  elle  nous  paraît  au  contraire  fort  mal  définie.  Elle  est  in- 


PUOUDHON  ET  SA  CORRESPONDANCE.  615 

timement  mêlée  à  ses  idées  de  gratuité,  de  papier-monnaie,  et  les 
efforts  qu'ont  faits  ses  disciples  pour  l'élucider  et  la  rapprocher 
des  conditions  de  la  pratique  ne  semblent  guère  l'avoir  rendue 
plus  applicable. 

On  fait  un  mérite  à  M.  Proudhon  d'avoir  combattu  les  théories 
d'accaparement  universel  par  l'état,  d'avoir  eu  le  sentiuient  très 
vif  des  droits  de  l'individu  et  de  les  avoir  revendiqués  avec  éclat. 
Nous  ne  le  nions  pas;  mais  en  quoi  s'est-il  montré  inventeur  là 
plus  qu'ailleurs?  En  quoi  peut -on  diie  qu'il  ait  légu'^  aux  géné- 
rations uno  idée  quelconque?  Une  nombreuse  école  de  publi- 
cistes  et  d'économistes  avait  avant  lui  enseigné  l'individualisme. 
Que  lui  appartient-il  en  propre?  La  négation  même  des  droits  et 
des  attributions  de  l'état,  la  fameuse  an-archie,  c'est-à-dire  le  plus 
chimérique  des  paradoxes.  Est-ce  là  l'idée  qu'on  croit  pouvoir 
rendre  pr  iticable?  Nos  sociétés  démocratiques  n'auraient-elles  pas 
fait,  en  matière  d'initiative  individuelle,  plus  peut-être  qu'il  n'est 
raisonnable  d'en  attendre,  si  elles  s'en  tenaient  à  réaliser  le  pro- 
gramme de  ce  inininmm  de  gouvernement  recommandé  par  les 
Adam  Smith,  les  Jean-Baptiste  Say,  les  Benjamin  Constant? 

On  ne  prétendra  pas  enfin  que  M.  Proudhon  ait  inventa  davan- 
tage l'idée  de  la  suppression  de  la  misère.  Tout  se  réduit  encore  ici 
à  une  exagération,  11  a  prétendu  chas:-er  de  ce  monde  toutes  les 
contradictions  avec  les  souffrances  qui  en  résultent.  C'était,  en 
méconnaissant  la  nécessité  du  mal  mêlé  à  l'humanité,  dépasser 
le  but,  et  le  manquer  par  là  même;  c'était  j^ter  un  ferment  de 
plus  de  trouble  et  de  désunion  en  présentant  aux  imaginations 
aigries  et  surexcitées  un  idéal  chimérique. 

A  prendre  l'œuvre  dans  son  ensemble,  elle  appelle  un  jugement 
sévèrj.  Loin  de  porter  dans  les  sciences  économiques  un  principe 
supérieur  et  moral,  comme  il  s'en  est,  flatté,  il  les  matéiialise  par 
l'application  d'une  égalité  absolue  et  brutiJe.  Nous  ne  ca-onmions 
pas  le  socialisme  proudhoniea;  nous  reconnaissons,  avec  l'écrivain 
qui  en  a  retracé  les  principaux  traits,  rattachés  à  la  vie  et  à  la  cor- 
respondance de  l'homme,  ce  qu'il  a  de  dignité  relative,  nous  dirons 
même  de  sévère  pureté.  C'est  l'honneur  incontestable  de  M.  Prou- 
dhon. Au  milieu  de  tant  d'écoles  relâchées,  il  adniet  l'innéité  du 
sentiment  du  bien  et  du  mal,  il  ne  réduit  pas  le  devoir  à  une  vague 
sympathie  ou  aux  calculs  de  l'éj^oï  me;  mais  il  lui  refuse  toute  ori- 
gine, comme  toute  sanction  ultérieure,  dans  l'idée  divine.  Il  doit 
être  considéré  comme  un  des  inventeurs  de  cette  morale  quiveut 
être  indépendante  de  toute  métaphysique  spiritualiste.  Le  monde 
tel  qu'il  le  conçoit  et  l'orgrinise  est  sec  et  triste  :  c'est  le  monde  du 
doii  et  de  Yavoir;  chacun  touche  régulièrement  sa  part,  et  tout 


616  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

est  dit.  On  y  trouve  nombre  d'honnêtes  familles,  du  moins  dans 
l'intention  du  réformateur.  Reste  à  savoir  si  cette  médiocrité  terre 
à  terre  peut  satisfaire  tous  les  instincts  de  l'humanité.  Ce  qu'a  fait 
M.  Proudhon,  il  est  facile  de  le  dire  :  il  a  transporté  le  réalisme 
dans  l'utopie.  C'est  au  réalisme  qu'il  ramène  tout.  C'est  là  qu'il 
aboutit  dans  l'art  comme  dans  la  société.  M.  Courbet  est  son  Raphaël. 
C'est  en  s'inspirant  du  réaMsme  que  Cd  peintre  nous  a  transmis  la 
personne  du  réformateur  dans  la  moins  idéalisée  des  images. 

Ce  qui  a  survécu  de  M.  Proudhon,  c'est  son  esprit  destructeur. 
Son  langage  violent  a  fait  école  ;  son  nom  préside  ou  se  mêle  à  l'or- 
ganisation de  sociétés  redoutables.  Il  n'est  que  trop  vrai  :  les  ten- 
dances, les  formules  proudhoniennes,  ont  gagné  du  terrain;  elles 
travaillent,  elles  agitent  tout  un  peuple  de  prolétaires.  On  peut 
dire  dès  à  présent  si  c'est  pour  la  paix  et  pour  le  bonheur  du 
monde. 

Sous  un  seul  rapport,  nous  pouvons  le  concéder,  le  passage  de 
M.  Proudhon  n'aura  pas  été  inutile  et  funeste.  Il  a  forcé  les  sciences 
sociales  à  mettre  plus  d'exactitude  dans  leurs  raisonnemens,  plus 
de  rigueur  dans  leur  logique.  Il  ne  leur  permet  plus  de  se  conten- 
ter d'armes  parfois  un  peu  vieillies;  il  les  contraint  de  tenir  leur 
arsenal  en  bon  état,  de  le  renouveler  au  besoin.  Le  sphinx  posait  aux 
esprits  perplexes  des  questions  embarrassantes,  sous  peine  de  dé- 
vorer ceux  qui  ne  pourraient  les  résoudre  :  cela  lui  donne  sans 
doute  peu  de  titres  à  la  reconnaissance;  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il 
mettait  en  éveil  et  suscitait  la  sagacité  des  OEdipe.  Les  problèmes 
posés  par  le  sphinx  socialiste  sont  d'une  nature  moins  oiseuse,  mais 
non  moins  pressante.  Nous  ne  prétendons  pas  que  la  science  seule 
puisse  les  résoudre,  sans  le  concours  d'autres  forces  sociales,  du 
moins  elle  y  a  sa  part;  elle  peut  contribuer  à  donner  à  la  société  la 
perception  claire  et  le  sentiment  ferme  de  son  droit.  Ce  droit,  il  faut 
que  cette  société,  trop  hésitante  dans  ses  convictions,  non-seule- 
ment n'en  doute  pas,  il  faut  qu'elle  ne  paraisse  pas  en  douter.  C'est 
à  ce  prix  qu'elle  trouvera  l'énergique  sagesse  dont  elle  a  besoin 
pour  se  maintenir  et  pour  continuer  à  se  développer  dans  les  con- 
ditions d'une  vie  régulière. 

Henki  Baudrillart. 


VOYAGES  GÉOLOGIQUES 

AUX    AÇORES 


II. 

GRACIOSA,    PICO  ET   FAYAL. 


l'île    de    GRACIOSA. 


En  quittant  Terceire  (1),  le  bateau  à  vapeur  postal  qui  se  rend  à 
Fayalaborde  à  Graciosa  et  à  San-Jorge;  mais  il  ne  fait  dans  cha- 
cune de  ces  deux  îles  qu'un  séjour  de  deux  heures  environ.  A  Gra- 
ciosa, il  vient  stationner  dans  une  rade  au  fond  de  laquelle  s'étale 
la  petite  ville  de  Praya.  Tant  qu'il  est  là,  de  petites  barques  éta- 
blissent un  mouvement  continu  et  actif  de  va-et-vient  entre  le  ba- 
teau et  la  terre  :  la  plage  est  couverte  d'intéressés  ou  de  curieux, 
le  petit  bâtiment  de  la  douane  rempli  d'une  foule  empressée;  à  peine 
l'ancre  est-elle  levée  et  le  signal  du  départ  donné,  que  les  rues  de 
Praya  reprennent  leur  calme  habituel,  et  quelques  passans  longent 
seuls  à  de  rares  intervalles  les  murailles  blanches  des  maisons.  L'île 
n'a  que  7  milles  de  longueur  sur  moins  de  h  de  largeur.  La  distance 
qui  la  sépare  de  Terceire  est  de  30  milles;  elle  est  plus  éloignée  de 
Fayal  et  beaucoup  plus  encore  de  San-Miguel.  Cette  situation,  loin 
des  principaux  entres  du  commerce  et  de  l'administration  des 
Açores,  jointe  à  la  très  petite  étendue  de  Graciosa,  explique  le  peu 
d'animation  qui  y  règne  en  temps  ordinaire.  Le  sol  y  est  fertile, 
mais  trop  accidenté  pour  permettre  une  grande  culture  susceptible 

(I)  Voyez  la  Revue  du  1*''  janvier. 


618  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  produire  d'impnrtans  bénéfices.  Chaque  verger,  chaque  pièce  de 
labour,  entourée  de  rochers  pittoresques,  au  milieu  desquels  ver- 
doient encore  des  restes  de  la  végétation  primitive,  ressemble  à  un 
fragment  de  jardin  anglais.  Cependant  aucune  des  autres  îles  n'a 
été  déboisée  plus  systématiquement;  les  ha'  itations  les  plus  con- 
fortables sont  environnées  d'enclos  dénudés  et  entourés  de  murs 
comme  les  préaux  d'une  prison.  On  voit  que  l'on  s'est  efforcé  d'a- 
planir le  terrain,  et  de  détruire  tout  ce  qui  en  faisait  l'ornement. 
Le  vandalisme  de  l'homme  ne  s'est  arrêté  que  devant  les  difficultés 
insurmontables  que  la  nature  lui  opposait.  Le  commerce  est  presque 
nul  à  Graciosa  :  la  seule  in^îustrie  est  la  fabrication  de  la  brique, 
pour  laquelle  on  emploie  une  argile  rouge  provenant  de  la  décorn- 
position  de  scories  volcaniques. 

Depuis  que  l'île  e'^t  connue,  aucun  ph'^nomène  violent  n'est  venu 
en  bouleverser  quelque  partie  :  aucune  éruption  de  lave  fondue, 
aucune  projection  de  cendres  n'y  a  porté  la  désolation;  aucun 
tremblement  de  terre  môme  ne  s'y  est  fait  assez  sentir  pour  pro- 
duire des  désastres  appréciables.  Une  source  d'eau  chaude  qui 
jaillit  au  pied  de  la  haute  falaise  de  Restinga,  sur  la  côte  sud-est, 
atteste  seule  l'activité  persistante  du  foyer  de  chaleur  à  laquelle 
l'île  tout  entière  doit  son  origine.  Un  chemin  inégal  conduit  de 
Praya  jusqu'à  la  source  en  suivant  les  sinuosités  de  la  côte,  tantôt 
franchissant  des  ravins  que  les  eaux  approfondissent  chaque  année, 
tantôt  escaladant  des  talus  de  laves  ou  des  amas  ponceux.  A  la 
pointe  de  Restinga,  on  commence  à  descendre  le  long  d'une  pente 
rapide  taillée  dans  un  massif  de  ponce  et  d'obsidienne.  On  heurte 
sous  ses  pas  des  blocs  noirâtres  brillans  qui  retentissent  comme  des 
fragmens  de  poteries,  et  dont  les  cavités  sont  traversées  de  filamens 
vitreux.  Près  de  la  source,  il  s'est  improvisé  un  hameau  composé 
de  chétives  cabanes  rangées  sur  les  bords  de  la  voie.  Les  baigneurs 
campent  pour  quelques  jours  dans  ces  abris  en  s'y  installant  le 
mieux  possible.  Avec  des  toiles,  on  fait  des  plafond.s,  des  cloisons 
et  des  tentures.  La  rue  sert  de  salon  de  conversation,  et  les  provi- 
sions sont  en  grande  partie  mises  en  commun.  Li  gaîté  qui  règne 
dans  la  réunion  contribue  peut-être  autant  que  l'eau  à  la  guérison 
des  malades.  Cependant  cette  eau  doit  posséder  de  puissantes  pro- 
priétés thérapeutiques,  car,  pure,  elle  est  sulfurée  et  fortement  al- 
caline, et,  mélangée  comme  e'ie  l'est  le  plus  souvent  avec  l'eau  de 
la  mer,  qui  envahit  souterrainement  la  source  aux  heures  de  marée 
haute,  elle  unit  les  propiiélés  de  l'eau  de  mer  aux  siennes  propres. 
La  température  d.e  cette  eau  dépasse  parfois  50  degrés,  et  ne  des- 
cend guère  au-dessous  de  30  dans  les  momens  mêmes  où  elle  est 
mélangée  avec  la  plus  forte  proportion  d'eau  étrangère. 


VOYAGES  GÉOLOGIQUES.  619 

Bien  que  l'île  de  Graciosa  n'ait  que  de  petites  dimensions,  et 
qu'aucune  puissante  manifestation  volcanique  n'y  ait  eu  lieu  de- 
puis plusieurs  siècles,  cependant  l'examen  de  la  vaste  caldeira  qui 
occ'ipe  une  portion  du  territoire  dt^montre  l'intensité  des  phéno- 
mènes dont  elle  a  été  autrefois  le  théâire.  Le  bord  de  la  caldeira 
est  à  une  altitude  de  ûll  mètres.  Un  chemin  bordé  d'enclos  culti- 
vés et  ombragé  çà  et  là  par  les  rameaux  nerveux  d'énormes  figuiers 
y  conduit  de  la  ville  de  Praya.  La  pente  que  l'on  suit  est  assez 
douce.  De  la  crête,  on  découvre  toute  l'étendue  de  la  grandiose  ca- 
vité. Le  fond  de  la  dépression  est  à  300  mètres  au-dessous  du  bord 
supérieur;  l'enceinte  a  la  forme  d'une  grande  ellipse  d'environ 
1,200  mètres  de  diamètre  dans  le  sens  du  grand  axe,  et  600  dans 
le  sens  du  petit. 

Des  mamelons  formés  de  s-.ories  et  de  gros  rochers  de  lave  la  di- 
visent en  deux  moitiés.  Du  côté  septentrional  s'étend  un  petit  lac 
où  les  laveuses  de  Praya  font  toute  la  journée  retentir  le  bruit  des 
battoirs;  les  environs  de  la  nappe  d'eau  sont  couverts  de  morceaux 
de  linge  qui  sèchent  au  soleil.  Les  flancs  de  la  caldeira  présentent 
un  caractère  sauvage  tout  particulier;  très  abrupts,  ils  montrent 
de  tous  côtés  la  roche  nue  et  griscâtre,  divisée  en  prismes  verticaux 
ou  distribuée  en  assi?es  horizontales.  Le  fond  et  les  escarpemens 
inférieurs  sont  revêtus  d'un  maigre  gazon  que  broutent  les  mou- 
tons et  les  chèvres;  c'est  à  peine  si  de  rares  fougèros  poussent  dans 
les  enfoncemens  des  roches,  et  donn-nt  par  leur  verdure  un  peu  de 
variété  à  ce  paysage  monotone.  Aucun  autre  endroit  des  Açores 
n'offre  le  spectacle  d'une  pareille  aridité. 

Dans  l'épaisseur  des  couches  de  lave  qui  constituent  la  crête  vers 
le  nord-ouest,  existe  un  tunnel  large  en  moyenne  de  A  à  5  mètres  et 
haut  de  5  à  6;  des  stalactites  pierreuses  en  garnissent  les  parois. 
A  peu  de  distance  de  l'entrée,  il  se  rétrécit  de  moitié  en  hauteur  et 
en  la'-geur,  puis  s'élargit  de  nouveau  et  suit,  en  la  contournant,  la 
face  intérieure  de  la  caldeira,  jus ]u'au  point  où  il  s€  termine  en 
cul-de-sac,  à  une  distance  de  60  mètres  environ  de  son  orifice. 

Après  avoir  passé  au  pied  des  deux  mamelons  qui  occupent  le 
centre  de  la  caldeira,  lorsque  Ton  arrive  dans  la  moitié  méridionale 
de  cet  immense  cirque,  on  aperçoit  un  long  sillon  qui  en  traverse  le 
fond  dans  la  direction  du  nord- est  au  sud-ouest,  c'est-à-dire  dans 
le  sens  du  petit  axe.  Ce  sillon  correspond  à  une  fissure  allongée, 
semblable  au  premier  abord  à  toutes  celles  qui  se  manifestent  au 
début  des  éruptions  volcaniques,  et  qui  ne  tardent  pas  à  se  remplir 
par  l'afflux  du  fluide  incandescent  auquel  elles  servent  d'issue.  Les 
laves  ont  trouvé  dans  ce  cas  un  écoulement  d'un  autre  cô  é,  proba- 
blement en  dehors  de  la  caldeira;  la  fissure  n'a  laissé  échapper  que 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  matières  volatiles,  et  s'est  maintenue  ouverte.  En  approchant  de 
la  portion  moyenne,  on  distingue  un  gouffre  dont  l'entrée  est  di- 
visée en  deux  parties  inégales  par  un  énorme  bloc.  C'est  le  soupi- 
rail d'une  vaste  caverne  connue  dans  le  pays  sous  le  nom  de  Forno 
(four).  Des  rochers  noirâtres  taillés  à  pic,  en  partie  voilés  par  un 
tissu  d'hépatiques  et  de  mousses,  environnent  l'oiifice  par  lequel 
on  pénètre  dans  cette  cavité  souterraine.  Près  du  rebord  supérieur, 
des  pieux  sont  enfoncés  en  terre;  on  y  attache  une  corde  dont  l'ex- 
trémité inférieure  aboutit  au  sol  de  la  caverne.  Pour  descendre, 
on  saisit  cette  corde  de  la  main,  en  même  temps  qu'on  appuie  les 
pieds  contre  la  paroi  du  rocher  et  qu'on  raidit  le  corps;  on  est 
soutenu  en  outre,  au-dessous  des  bras,  par  une  seconde  corde  plus 
petite  que  les  guides  restés  en  haut  laissent  filer  peu  à  peu.  Un  pa- 
reil exercice  n'a  rien  de  rassurant  ;  ce  trou  noir  où  Ton  va  s'enfoncer 
inspire  au  début  de  la  descente  une  certaine  appréhension;  l'im- 
pression désagréable  ne  fait  qu'augmenter  quand  on  arrive  près  du 
but,  et  qu'on  discerne  dans  une  demi-obscurité  les  pointes  aiguës 
des  rocs  qui  vous  attendent  en  bas,  si  vous  lâchez  prise.  Le  point 
où  l'on  s'arrête  est  à  22  mètres  de  profondeur.  On  se  trouve  dans 
une  cavité  spacieuse  surmontée  d'une  voûte  arrondie  légèrement 
surbaissée.  Le  sol  est  fortement  incliné  du  côté  opposé  à  l'ouver- 
ture, et  la  partie  basse  de  la  caverne  est  occupée  par  une  nappe 
d'eau  douce,  qui  dort  éternellement  immobile,  sans  que  jamais  un 
souffle  de  vent  en  vienne  rider  la  surface.  Le  niveau  de  l'eau  est  à 
environ  60  mètres  au-dessoas  du  sol  de  la  caldeira  et  80  mètres 
plus  bas  que  le  petit  lac  qui  sert  de  lavoir  aux  femmes  de  Fraya. 
Le  diamètre  de  la  caverne  est  de  120  à  130  mètres,  la  hauteur  de 
la  voûte  d'environ  30  mètres.  Près  du  point  où  aboutit  la  descente, 
le  terrain  est  fendillé  et  chaud  ;  il  s'en  dégage,  par  bouffées  inter- 
mittentes, des  quantités  variables  d'acide  carbonique  et  d'hydro- 
gène sulfuré.  J'ai  pu  sans  danger  parcourir  les  bords  du  lac  souter- 
rain, tandis 'que  parfois  il  est  impossible  d'en  approcher  à  cause  de 
la  couche  de  gaz  méphitique  qui  s'y  accumule.  Des  pigeons-ramiers 
ont  choisi  ce  séjour  pour  lieu  de  retraite.  Un  de  mes  guides  ayant 
poussé  un  cri  pour  faire  admirer  le  retentissement  des  échos  de  la 
voûte,  ces  oiseaux  effarouchés  s'envolèrent  en  si  grand  nombre  par 
l'orifice  de  la  grotte  que  nous  fûmes  un  instant  dans  une  obscurité 
complète.  Toutefois  ils  ne  tardèrent  pas  à  revenir  l'un' après  l'autre 
et  ne  s'inquiétèrent  plus  de  notre  présence.  —  Beaucoup  de  voya- 
geurs, avant  moi,  sont  descendus  sans  accident  dans  la  caverne  de 
Graciosa.  J'ai  été  moins  heureux;  dans  l'ascension  de  retour,  je  me 
suis  fracturé  une  côte  contre  la  paroi  du  rocher. 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  621 


II.   —   l'île   de   pico. 

Le  détroit  qui  sépare  Pico  de  Fayal  n'a  que  2  milles  de  largeur. 
Dans  cet  intervalle,  la  mer  est  peu  profonde;  un  soulèvement  du 
sol  de  90  mètres  mettrait  à  sec  le  fond  du  canal  et  réunirait  les  deux 
îles  en  une  seule.  Une  grande  barque  fait  chaque  jour  le  trajet 
entre  Horta  et  le  point  de  Pico  qui  en  est  le  plus  rapproché.  Après 
avoir  côtoyé,  à  quelques  centaines  de  mètres  du  rivage,  les  îlots  de 
Magdalena,  imposans  débris  d'un  cône  de  tuf  qui  servent  de  refuge 
à  des  milliers  d'oiseaux,  on  aborde  sur  une  petite  plage  rocailleuse 
environnée  de  récifs.  De  blanches  maisons  de  campagne  s'élèvent 
aux  environs  du  lieu  de  débarquement;  pendant  l'hiver,  elles  sont 
inhabitées,  mais  elles  se  peuplent  et  s'animent  durant  l'été.  Les 
familles  d'Horta  qui  viennent  y  passer  les  mois  les  plus  chauds  de 
l'année  et  prendre  les  bains  de  mer  assurent  que  le  climat  y  est 
plus  tempéré  qu'à  Fayal.  Un  autre  avantage  très  apprécié  est  l'ab- 
sence absolue  de  moustiques,  tandis  que  de  l'autre  côté  du  canal 
ces  insectes  désagréables  sont  nombreux.  Une  telle  différence  est 
bien  difficile  à  expliquer,  car  les  deux  îles  sont  également  arides, 
la  constitution  du  sol  est  à  peu  près  la  même,  et  la  diversité  de 
climat  des  régions  côtières,  si  elle  est  réelle,  ne  paraît  pas  suffi- 
sante pour  donner  la  raison  de  cette  curieuse  anomalie. 

La  grande  merveille  de  Pico  est  le  pic  volcanique  qui  se  dresse 
à  la  limite  du  tiers  occidental  de  l'île.  Pendant  l'hiver,  la  cime  est 
généralement  couverte  de  neige,  et  la  montagne  environnée,  à  une 
hauteur  de  1,200  à  1,800  mètres,  par  une  épaisse  couche  de 
nuages.  Cependant  en  1867,  lors  de  mon  premier  voyage  aux 
Açores,  le  pic  se  trouvait  à  la  fin  de  l'automne  libre  encore  de 
son  manteau  hivernal.  Pour  en  faire  l'ascension,  je  me  rendis  dans 
la  journée  du  27  octobre  à  Area-Larga.  Dirigé  par  les  conseils  obli- 
geans  du  consul  de  France,  M.  R.  Guerra,  je  partis  la  nuit  suivante 
à  deux  heures  du  matin,  en  compagnie  d'un  robuste  campagnard 
qui  portait  sur  sa  tête  un  panier  chargé  de  provisions  et  d'instru- 
mens  de  travail.  Depuis  le  bord  de  la  mer  jusqu'à  l'altitude  de 
ÛOO  ou  500  mètres,  la  pente  du  terrain  est  faible.  Le  chemin,  pavé 
dans  sa  partie  inférieure  par  de  grandes  dalles  naturelles  que  forme 
la  surface  des  coulées  de  lave,  devient  peu  à  peu  rocailleux  en  même 
temps  qu'il  se  rétrécit;  le  long  de  ce  trajet,  il  serpente  au  milieu 
d'enclos  entourés  de  nmfô  à  sec  qui,  vus  à  la  clarté  de  la  lune, 
donnent  au  paysage  l'aspect  lugubre  et  monotone  d'un  cimetière 
abandonné.  Ces  murailles  ont  été  édifiées  moins  pour  garantir  les 
plantations  contre  l'action  des  vents  que  pour  débarrasser  le  terrain 


622  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  l'énorme  quantité  de  roches  et  de  scories  qui  le  recouvraient. 
Quelquefois  l'abondance  des  pierres  est  telle  qu'on  est  obligé,  en 
plusieurs  endroits,  d'en  faire  des  amas,  des  espèces  de  pyramides 
que  les  lichens  revêtent  de  croûtes  et  de  saillies  grisâtres.  A  mesure 
qu'on  s'éloigne  de  la  côte,  les  murs  qui  bordent  la  voie,  s'abais- 
sent, la  culture  s'efface,  les  derniers  champs  de  maïs  et  d'ignames 
[colocasia  anliquorum)  se  montrent  clair-semés  au  milieu  des  ro- 
chers, et  ne  fournissent  que  de  chétives  récoltes.  En  revanche,  la  vé- 
gétation sauvage  prend  le  dessus;  les  myrsinées,  les  vacciniums,  les 
bruyères,  le  faya,  s'élèvent  en  touffes  épaisses.  C'est  là  qu'on  ren- 
contre la  belle  ronce  {nibus  Hochstetterorwn)  spéciale  à  cette  région 
de  Pico  et  à  la  zone  d'altitude  correspondante  de  l'île  de  San-Jorge. 
Cette  belle  plante  se  distingue  de  la  ronce  commune  par  la  largeur 
et  le  luisant  de  son  feuillage,  par  le  diamètre  de  ses  fleurs,  nuancées 
diversement  de  rose  et  de  blanc  suivant  leur  degré  d'épanouisse- 
ment. Jamais  on  ne  l'observe  au  voisinage  des  habitations,  elle 
semble  fuir  devant  les  envahissemens  de  la  colonisation  ;  c'est  évi- 
demment une  espèce  indigène.  La  ronce  commune  pousse  au  con- 
traire partout  où  l'homme  a  pénétré  :  on  la  trouve  surtout  aux 
abords  des  sentiers  et  des  chemins*  fréquentés;  elle  s'avance  avec 
le  progrès  des  défrichemeiis,  et  manque  encore  en  beaucoup  de 
points  où  la  végétation  açorienne  a  le  mieux  conservé  son  carac- 
tère primitif;  tout  porte  donc  à  penser  qu'elle  est  d'origine  exo- 
tique. 

A  une  altitude  d'environ  700  mètres,  la  pente  du  terrain  devient 
plus  prononcée  et  les  bosquets  font  place  aux  pâturages.  La  route 
tracée  se  termine  à  cette  hauteur,  et  le  reste  de  l'excursion  se  fait 
nécessairement  à  pied.  Cependant  près  de  là  s'élève  encore  une 
petite  hutte  qui  sert  d'abri  pendant  la  nuit  aux  pâtres  du  voisi- 
nage. Ordinairement  ceux  qui  font  l'ascension  du  pic  se  rendent  le 
soir  jusqu'à  ce  gîte,  y  passent  la  nuit  et  en  repartent  le  malin,  à  la 
pointe  du  jour.  Au  moment  où  j'y  arrivai,  l'aube  commençait  à 
blanchir  l'horizon,  et  les  bouviers,  debout  sur  le  seuil  de  la  cabane, 
se  disposaient  à  partir  pour  aller  traire  les  vaches  et  les  brebis  dans 
les  parties  plus  élevées  du  versant.  Les  pâturages  s'étendent  jus- 
qu'à une  altitude  de  1,500  mètres.  L'amas  de  nuages  qui  s'amon- 
celle presque  constamment  autour  de  la  partie  moyenne  du  mont 
a  désagrégé  dans  cette  zone  la  portion  superficielle  des  roches  vol- 
caniques et  formé  un  sol  argileux  très  favorable  au  développement 
de  la  végétation  herbacée.  L'humidité  perpétuelle  qui  règne  à  ce 
niveau  y  entretient  la  fraîcheur  des  plantes.  Des  tolpis  à  feuillage 
profondément  dentelé  et  à  fleurs  dorées,  des  microderis  à  feuilles 
larges  et  soyeuses,  la  marguerite  des  Açores  {seivbertia  azorica)^ 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  623 

l'euphraise  à  grandes  fleurs,  brillent  au  milieu  d'un  tapis  de  gra- 
minées, de  carex  et  de  fougères.  Il  est  probable  qu'autrefois  toute 
cette  zone  était  couverte  d'une  forêt  d'arbustes  qui  ont  disparu 
presque  entièrement  sous  la  serpe;  maintenant  les  seuls  restes  de 
cette  végétation  primitive  sont  des  rangées  de  bruyères  arbores- 
centes qui  ont  été  conservées  pour  fournir  de  l'ombrage  aux  bes- 
tiaux et  leur  servir  de  refuge  contre  la  violence  des  vents.  Les 
troupeaux  errent  en  liberté  au  milieu  de  vastes  espaces.  Quand  il 
s'agit  de  rassembler  les  femelles  pour  les  traire,  les  bouviers  se 
servent  de  grosses  coquilles  marines  enroulées  en  spirales  dont 
ils  tirent  des  sons  retentissans,  et  aussitôt  vaches  et  brebis  vien- 
nent apporter  leurs  mamelles  gonflées  de  lait. 

A  l'altitude  de  1,500  mètres  environ  commence  la  partie  ardue 
de  l'ascension  :  le  gazon  devient  plus  rare;  bientôt  il  ne  reste  plus 
que  des  toufl'es  de  bruyères  séparées  par  des  traînées  de  scories  et 
par  des  ravins  qu'ont  tracés  les  eaux  en  tombant  du  haut  des  pentes 
au  moment  des  orages.  En  plusieurs  points  s'élèvent  des  éminences 
de  quelques  mètres  de  hauteur;  ce  sont  les  orifices  par  lesquels  des 
coulées  de  lave  se  sont  échappées  des  entrailles  de  la  montagne.  On 
les  trouve  généralement  creusées  de  cavités  arrondies  dont  les  pa- 
rois sont  revêtues  de  stalactites  de  lave,  et  il  faut  y  voir  des  souf- 
flures produites  par  l'expansion  des  gaz  volcaniques  au  sein  de  la 
matière  fondue,  devenue  déjà  suffisamment  visqueuse  pour  conser- 
ver sa  forme;  elles  sont  souvent  distribuées  en  groupes  alignés  sur 
une  même  fissure  linéaire  dirigée  vers  la  cime  du  pic.  L'intérieur 
de  l'un  de  ces  cônes  sert  parfois  de  lieu  de  séjour  aux  bergers;  il 
offre,  du  côté  de  la  partie  déclive  du  mont,  une  voûte  cintrée,  re- 
couvrant à  demi  une  petite  terrasse  gazonnée,  tandis  que  l'autre 
moitié  de  la  dépression  est  occupée  par  un  gouffre  tapissé  d'un  dé- 
licat tissu  d'hépatiques.  Les  fougères  poussent  avec  une  vigueur 
incroyable  sur  les  flancs  d'un  tel  enfoncement,  toujours  saturé  d'hu- 
midité et  visité  seulement  pendant  quelques  heures  par  les  rayons 
du  soleil  dans  les  rares  journées  où  la  brume  n'enveloppe  pas  la 
région  moyenne  de  la  montagne.  C'est  dans  la  partie  accessible  de 
cette  espèce  de  grotte  que  les  excui'sionistes  font  d'ordinaire  le 
repas  du  matin  en  présence  d'un  feu  pétillant  de  bruyères,  et  pren- 
nent quelques  instans  de  repos  avant  de  se  remettre  en  chemin. 
Au-dessus  de  cet  endroit,  les  touffes  de  bruyères  s'éclaircissent,  la 
pente  devient  plus  raide  encore;  on  ne  voit  plus  que  la  roche  nue. 
Des  ruisseaux  de  lave  ont  jailli  jadis  au  sommet  de  la  montagne  et 
se  sont  solidifiés  sur  le  penchant  sous  forme  de  longs  rubans  si- 
nueux. Tantôt  la  substance  en  fusion  s'est  déversée  en  nappes 
minces  qui  se  sont  moulées  sur  le  terrain  sous-jacent,  tantôt  elle  a 


624  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

coulé  en  étroits  boyaux  qui  se  sont  vidés,  laissant  béans  des  es- 
pèces de  tuyaux  à  enveloppe  fendillée.  Ici  la  roche  est  un  amas  de 
cristaux  de  pyroxène  et  de  péridot  de  la  grosseur  du  pouce,  enche- 
vêtrés dans  une  pâte  amorphe;  là  elle  présente  l'apparence  d'une 
matière  noire  homogène,  constellée  d'une  multitude  de  petites  étoiles 
d'un  blanc  éclatant.  Chacun  de  ces  points  brillans  est  un  groupe- 
ment de  cristaux  de  feldspath. 

Lorsqu'on  trouve  plaisir  à  l'examen  minéralogique  des  pierres 
que  l'on  rencontre  sous  ses  pas,  on  sent  beaucoup  moins  vivement 
les  fatigues  du  chemin;  aussi,  quand  j'arrivai  vers  midi  sur  la  crête 
du  volcan  avec  mon  guide,  c'est  à  peine  si  j'éprouvais  une  légère 
impression  de  lassitude.  Le  rebord  sur  lequel  nous  étions  parvenus 
forme  une  enceinte  semi- circulaire  autour  d'un  cratère  de  200  à 
300  mètres  de  diamètre,  au  centre  duquel  s'élève  un  nouveau  cône 
d'environ  70  mètres  de  hauteur.  Le  fond  de  la  dépression  est  peu 
accidenté.  Les  laves  s'y  sont  épanchées  et  étalées  en  larges  compar- 
timensà  surface  plane.  Quant  au  cône  central,  il  reproduit,  sur  une 
très  petite  échelle,  l'aspect  et  la  composition  de  la  montagne  en- 
tière; on  y  observe  des  variétés  de  lave  semblables  à  celles  que  l'on 
voit  sur  les  pentes  extérieures  du  mont.  La  roche  qui  revêt  les 
flancs  de  la  petite  éminence  a  coulé  en  traînées  llexueuses,  qui  res- 
semblent à  i\es  serpens  allongés  de  la  cime  du  monticule  jusqu'à 
la  base.  Au  sommet  existe  un  petit  cratère  d'une  di>zaine  de  mètres 
de  diamètre  d'où  s'échappent  de  la  vapeur  d'eau,  de  l'acide  carbo- 
nique et  de  l'hydrogène  sulfuré.  Trois  plantes  seulement  végètent 
en  ce  lieu  :  une  graminée  [agrostis  vulgaris)  qui  pousse  frileuse- 
ment dans  les  interstices  des  roches,  au  milieu  du  dégagement  des 
gaz  chauds,  —  une  de  nos  bruyères  communes  de  France  {ralluna 
vulgaris)^  qui  retrouve  à  cette  altitude  un  climat  analogue  à  celui 
qui  paraît  lui  être  le  plus  favorable  sur  le  continent,  —  enfin  un 
thym  [thymus  micans)  dont  les  touffes,  étendues  à  la  surface  des  ro- 
ches, se  couvrent  durant  l'été  d'un  tapis  de  fleurs  roses.  Le  point 
culminant  du  cône  est  à  2,320  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer.  De  là,  lorsque  le  temps  est  serein,  on  domine  complètement 
les  trois  îles  de  Pico,  Fayal  et  San-Jorge,  on  voit  très  bien  Gra- 
ciosa;  on  aperçoit  au  loin  Terceire,  et  l'on  distingue  vaguement 
San-Miguel  à  l'horizon.  Au  moment  où  nous  atteignîmes  la  sommité 
du  pic,  la  montagne  était  enveloppée  à  mi-hauteur  d'un  épais  ri- 
deau de  nuages  blancs  amoncelés  et  mobiles  comme  des  flots  agi- 
tés. Un  soleil  radieux  inondait  de  lumière  cet  océan  de  nuées,  ainsi 
que  les  rocs  grisâtres  qui  semblaient  en  émerger.  Peu  d'instans 
après  notre  arrivée,  la  couche  nuageuse  s'entr'ouvrit,  s'amincit  et 
disparut  enfin  tout  à  fait.  Je  renonce  à  dépeindre  l'impression  que 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  625 

m'a  causée  la  vue  de  l'immensité  du  cercle  dont  il  m'était  donné 
d'occuper  le  centre. 

Après  avoir  séjourné  trois  heures  au  sommet  du  pic  pour  re- 
cueillir les  gaz  qui  s'y  dégngent,  je  me  remis  en  marche,  et  le  soir 
même,  à  neuf  heures,  je  rentrais  sans  accident  à  Area-Latga.  La 
descente  du  pic  n'est  pas  toujours  aussi  aisée.  Dans  les  temps  de 
brume,  il  est  facile  de  s'égarer  au  milieu  de  la  succession  monotone 
des  ravins  et  des  rochers  qui  se  trouvent  sur  le  chemin;  une  petite 
erreur  de  direction,  commise  lorsqu'on  est  encore  dans  les  parties 
hautes  du  mont,  entraîne  un  écart  d'autant  plus  considérable  que 
l'on  s'éloigne  davantage  du  point  de  départ.  Pour  regagner  la  ligne 
que  l'on  a  quittée,  il  faut  contourner  la  montagne,  opération  tou- 
jours assez  pénible  à  cause  des  inégalités  du  terrain,  de  la  mobilité 
des  scories  et  des  inextricables  embarras  que  suscite  la  végétation. 

Au  mois  de  juillet  dernier,  j'ai  entrepris  de  nouveau  l'ascension 
du  pic.  J'avais  résolu  d'instituer  sur  la  cime  une  série  d'observations 
baioméLriques,  à  des  heures  convenues  à  l'avance,  avec  des  per- 
sonnes faisant  aux  mêmes  momens  des  observations  semblables  au 
bord  de  la  mer.  On  sait  qu'à  l'aide  d'une  formule  due  à  Laplace  on 
peut  conclure  de  telles  données  l'altitude  des  points  qui  les  ont 
fournies.  Je  devais  ensuite  opérer  la  mesure  géodésique  de  la  mon- 
tagne par  les  procédés  ordinaires  de  nivellement,  et  comparer  les 
résultats  obtenus  par  les  deux  méthodes.  En  un  mot,  le  but  que  je 
me  proposais  était  une  vérification  expérimentale  de  la  formule  éta- 
blie par  l'illustre  astronome.  La  grande  élévation  et  la  raideur  des 
pentes  du  cône  de  Pico,  la  régularité  de  trois  de  ses  faces,  m'a- 
vaient, semblé  devoir  constituer  des  conditions  favoi  ables  pour  une 
telle  étude.  Pour  réaliser  ce  plan,  je  partis  d'Area-Larga  en  com- 
pagnie d'un  guide  par  une  chaude  soirée  du  mois  de  juillet.  Après 
quelques  heures  de  repos  pris  à  mi-chemin  à  la  clarté  des  étoiles, 
près  des  premières  ondulations  de  la  zone  des  pâturages,  nous 
continuâmes  lentement  notre  marche  ascendante;  vers  huit  heures 
du  matin,  nous  étions  sur  le  bord  du  cratère.  Quelques  centaines  de 
mètres  au-des.'-ous  de  nous,  l'air,  saturé  de  vapeurs,  s'était  peu  à 
peu  troublé,  et  bientôt  un  voile  nébuleux  nous  avait  dérobé  la  vue 
de  la  côte.  Puis  la  nuée,  de  plus  en  plus  épaissie,  avait  pris  des 
teintes  orageuses;  comme  une  formidable  marée,  elle  montait, 
montait  .^ans  cesse,  rétrécissant  toujours  l'espèce  d'îlot  aérien  que 
nous  occupions.  Le  soleil  nous  éblouissait  encore  de  l'éclat  de  ses 
rayons,  mais  déjà  nous  sentions  les  approches  du  flot  brumeux; 
le  vent  du  sud-ouest  nous  jetait  au  visage  une  poussière  aqueuse, 
semblable  à  celle  qui  jaillit  sur  les  écneils  frappés  par  les  vagues 
d'une  mer  en  furie.  Du  point  où  nous  étions  placés,  nous  domi- 
TOME  cm.  —  1873.  40 


626  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nions  encore  la  suiface  des  nuages;  nous  les  voyions  rouler,  tour- 
billonner, se  précipiter  centre  la  face  occidjntale  du  mont,  et  s'y 
di\iser  en  deux  grands  coarans,  fuyant  vers  l'est  de-  chaque  côté 
avec  une  incroyable  rapidi'é.  Cependant  la  nuée  s'élevait  toujours; 
enfin  une  rafale  plus  forte  nous  engloutit  dans  la  brume,  et  un 
brouill  .rd  opaque  nous  déroba  jusqu'à  la  vue  du  sol  que  nous  fou- 
lions; c'est  en  tâtonnant  qu'il  fallut  nous  guider  au  milieu  des  iné- 
galités du  terrain  pour  chercher  un  endroit  un  peu  abrité.  Une 
crevasse  irréo'uliôre  s'allonge  près  du  bord  du  cratère  et  y  forme 
comme  un  étroit  fossé  encombré  de  gros  fragmeiîs  de  Live.  Quel- 
ques-uns de  ces  blocs  laissent  entie  eux  une  sorte  de  grotte  que  je 
choisi?  pour  lieu  de  séjour.  Je  n'oublierai  jamais  les  longues  heures 
d'ennui  que  j'ai  passées  dans  ce  sombre  réduit,  obligé  d'allumer  de 
la  bougie  en  plein  midi  pour  lire,  et  n'ayant  pas  même  une  touffe 
de  bruyère  pour  faire  du  feu  et  sécher  mes  habits  trempés  par  la 
brume.  Au  moment  où  j'éclairai  pour  la  première  fois  le  fond  de  la 
grotte,  de  gros  papillons  de  nuit,  troublés  dans  leur  sommeil  par 
i'éc'at  de  !a  lumière,  s'échappèrtnt  des  anfractuosiiés  du  rocher  et 
voltigèrent  lourdement  aulour  de  ma  tèie;"  puis  tout  rentra  dans 
l'immobilité,  et  le  premier  jour  j  ?  n'entendis  plus  d'autre  bruit  que 
le  frôlement  du  vent  contre  les  rochers  et  les  ronfleniens  fie  mon 
guide,  qui  dormait  dans  un  coin,  rouie  dans  sa  couverture.  Une  dis- 
traction inattendue  interrompit  le  surlendemain,  pendant  quelfues 
heures,  le  cours  de  mes  rêveries.  Sur  les  rochers  qui  dominaient 
l'entrée  de  mon  gîte  retentit  tout  à  coup  le  gracieux  babil  d'une  pe- 
tite lavandière  [motacilla  siilfiirea).  A  cette  altitude  élevée,  les  sons 
semblent  secs  et  dépourvus  d'écho,  mais  le  rhythme  n'en  est  que 
plus  clair  et  le  débit  plus  limpide.  Une  éclaircie  d'un  instant  me  fit 
apercevoir  à  quelques  pas  de  mû,  sur  l'arête  d'une  grosse  pierre, 
le  charmant  petit  chanteur  dunt  les  accens  secouaient  fort  à  pro,)OS 
ma  torp  jur.  Sa  gaie  mélodie  semblait  vouloir  me  consoler  du  triste 
linceul  de  vapeurs  froides  dont  j'étais  enveloppé.  Mon  guide,  habi- 
tué comme  tous  les  gens  de  la  campagne  à  reconnaître  les  oiseaux 
à  leur  chant,  aurait  pourtant  douté  du  témoigiiage  de  ses  oreilles, 
s'il  n'avait  vu  de  ses  propres  yeux  la  jolie  petite  lavandière,  avec 
les  plumes  jiunes  éclatantes  de  S'  s  ailes  et  son  hochement  de  queue 
caiact'ristique.  C'était  la  première  fois  qu'il  entendait  un  oiseau 
dans  la  région  nue  du  pic,  et  son  étonnement  était  d'autant  plus 
grand  que  la  lavandièie  aime  surtout  les  endroits  bas  et  humides 
des  pâturages.  Un  grain  de  superstition  se  mêlait  peut-être  aussi  à 
son  admiration,  car  pour  les  Açoriens  la  lavandière  est  sacrée.  D'a- 
près une  légende  populaire  parmi  eux,  lorsque  la  sainte  famille  dut 
chercher  un  refuge  en  Égyp  e  contre  la  cruauté  d'ilérode,  la  caille 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  627 

précéda  les  fugitifs  en  les  dénonçant  par  ses  cris,  tandis  que  la  la- 
vandiôre  les  suivait,  s'efforçant  d'ell'acer  la  trac.3  de  leurs  pas.  Cette 
naïve  croyance  assure  à  ce  gentil  oiseau,  dans  toute  l'étendue  des 
Açores,  le  privilège  de  venir  sans  être  inquiété  jusqu'aux  portes 
des  habiti lions. 

Jour  et  nuit,  à  des  heures  déterminées,  je  rampais  hors  de  mon 
réduit  pour  faire  quelques  observations  météorologifjiies.  Au  mi- 
lieu de  ia  journée,  la  temp'^raturi  du  sol  était  de  deux  degrés  en- 
viron plus  élevée  que  celle  de  l'air  humide  qui  aflluaitdu  sud-ouest, 
et  la  nuit  la  différence  devenait  plus  grande.  \ers  deux  heures  de 
l'après-midi  avait  lieu  le  maximum  de  température,  qui  ne  dépas- 
sait pas  10*'  1/2  ;  à  tiols  heur  'S  du  matin  se  produisait  le  minimum, 
qui  était  cou)pris  entre  /i  et  5  degrés.  Pendant  ce  temps,  aux 
mêmes  heures,  sur  le  bord  de  la  mer,  à  Pico  et  à  Fayal,  la  tempé- 
rature maxima  et  minima  était  respectivement  de  2o  degrés  et  de 
21", 5.  Au  lieu  de  se  trouver  enseveli,  comme  j^^  l'étais  sur  la  cime 
du  pic,  dans  un  océan  nébuleux,  on  jouissait  près  du  rivage  de  la 
clarié  d'un  soleil  resplendissant.  D'où  venait  l'amoiicelltment  des 
nuages  autour  du  sommet  de  h  montagne?  Il  ne  pouvait  évidom- 
nieiit  être  attribué  à  une  condensation  des  vapeurs  de  l'atmo- 
sphère au  contact  du  terrain,  puisque  le  thermomètre  accusait  une 
tempe  ature  du  sol  supérieure  à  celle  de  l'air  ambiant.  Une  autre 
explication  plus  plausible  se  présente  à  l'esprit  quand  on  observe 
ce  qui  se  passe.  L'atmosphèie  peut  être  considérée  comme  com- 
posée de  couches  d'autant  plus  denses,  plus  chau  ,!es  et  plus  char- 
gées de  vapeur  d'eau  qu'elles  occupent  un  niveau  plus  bas.  Char- 
riées ensemble  par  les  vents,  elles  se  meuvent  dans  un  espace 
hmité,  en  conservant  leur  é(]uilibre  réciproque  et  leurs  conditions 
physiques  normales;  mais,  si  elles  rencontrent  devant  elles  l'ob- 
stacle d'un  m-iissif  montagneux,  la  force  qui  les  pousse  continue  de 
les  presser,  et  les  oblige  à  continuer  leur  route  en  se  déviant.  Une 
partie  de  l'air  des  couches  inférieures  s'écoule  à  droite  et  à  gauche 
du  mont,  une  autre  portion  s'dève,  chassie  comme  par  une  brise 
ascendante,  se  mêle  aux  couches  supérieures,  qui  sont  plus  froides, 
et  bientôt  en  partage  la  température.  Alors  la  vapeur  dont  elles 
sont  chargées  devient  plus  que  sufllsante  pour  les  saturer,  une  con- 
densation s'opère,  des  nuages  naissenL  et  grossissent,  que'quefois 
avec  une  grande  rapidité.  De  loin,  la  cime  de  la  montagne  semble 
entourée  d'une  brume  immobile;  mais,  quand  on  y  stationne,  on 
constae  ai>ément  le  mouvement  qui  y  règne  et  la  succession  des 
amas  de  brouillard  amenés  par  le  courant  d'air  qui  monte.  Ces 
phénomènes  se  prolongent  parfois  durant  des  mois  entiers,  sans 
qu'un  rayon  de  soleil  éclaire  le  cône  terminal.  A  l'ombre  fréqr.ente 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  nuée,  la  neige  se  conserve  toute  l'année  clans  les  crevasses 
du  bord  méridional  du  cratère,  et  un  petit  réservoir,  taillé  natu- 
rellement dans  un  gros  bloc  de  rocher,  fournit  en  tout  temps  une 
provision  certaine  d'eau  potable. 

Trois  jours  s'étaient  déjà  écoulés  depuis  que  j'étais  installé  au 
sommet  du  pic,  et  le  brouillard  ne  perdait  rien  de  son  intensité.  Mes 
provisions  étaient  épuisées,  le  nivellement  projeté  devenait  impos- 
sible à  cause  de  la  demi-obscurité  où  tout  était  plongé  en  plein 
midi;  je  repris  le  chemin  de  la  descente,  et  rentrai  le  soir  à  la 
maison  hospitalière  du  consul  français,  sur  la  plage  d'Area-Larga, 
épuisé  de  fatigue  et  brisé  par  l'insuccès  de  ma  tentative  de  travdil. 

L'île  de  Pico  ne  possède  encore  que  quelques  tronçons  de  route 
carrossable,  et  les  anciens  chemins  n'y  sont  le  plus  souvent  que  des 
sentiers  raboteux  :  aussi  n'y  voit-on  circuler  ni  voitures  ni  chariots 
d'aucune  espèce.  Les  bêtes  de  somme  y  sont  très  rares.  A  chaque 
pas,  on  rencontre  des  hommes  et  des  femmes  portant  sur  la  tête  de 
lourds  et  volumineux  fardeaux,  et  marchant  néanmoins  d'un  pas 
leste  dans  les  endroits  les  plus  rocailleux. 

Le  costume  des  gens  de  Pico  diffère  beaucoup  de  celui  des  habi- 
tans  de  Terceire.  Le  lourd  mante.iu  de  drap  noir  des  dames  de 
Terceire  y  est  inconnu,  et  la  capuche  des  hommes  est  remplacée 
par  un  simple  chapeau  de  paille  à  larges  bords.  Les  femmes  sont 
coiffées  d'un  chapeau  de  paille  de  même  forme.  Leurs  bras  sont  à 
demi  nus  ;  autour  des  reins,  elles  ont  un  jupon  court  de  laine  bleue, 
à  bordure  rouge  ou  jaune;  à  leur  côté  pend  une  aumônière  bariolée 
de  diverses  couleurs.  L'habitude  de  porter  des  objets  pesans  en 
équilibre  sur  la  tête  leur  développe  la  poitrine  et  leur  donne  une 
tournure  martiale.  Elles  marchent  toujours  nu-pieds,  tandis  que 
les  hommes  ont  le  plus  souvent  des  sandales  en  peau  de  chèvre. 

Il  n'y  a  d'auberge  dans  aucun  des  villages  de  Pico;  quand  on 
veut  faire  le  tour  de  l'île,  on  doit  à  l'avance  se  munir  de  lettres  de 
recommandation,  et  quêter  l'hospitalité  de  village  en  village,  sui- 
vant le  procédé  antique.  Partout  vous  trouvez  un  accueil  cordial; 
mais  la  composition  du  souper  qui  vous  attend  varie  beaucoup  avec 
le  degré  d'aisance  de  l'hôte  qui  vous  reçoit  :  tantôt  on  vous  sert 
une  poule  au  pot  cachée  sous  un  amas  appétissant  de  riz,  tantôt  le 
menu  est  plus  maigre  et  se  compose  seulement  de  Iromage  et  de 
pain  de  maïs.  Une  bonne  tasse  de  thé  clôt  presque  partout  le  repas, 
qu'il  soit  succulent  ou  frugal.  Le  coucher  n'est  pas  moins  varié  que 
la  nouriiture  :  une  nuit,  vous  dormez  sur  un  large  Ht' en  bois 
sculpté,  garni  de  franges  et  de  diaperies;  le  lendemain,  un  simple 
grabat  vous  procure  un  sommeil  tout  aussi  profond  que  celui  dont 
vous  aviez  joui  sous  le  monumental  baldaquin  de  la  veille. 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  629 

Pico  a  neuf  lieues  de  long;  j'en  ai  fait  le  tour  à  pied  et  à  petites 
journées,  pendant  le  mois  de  novembre  1867.  A  cette  époque,  la 
population  de  l'île  traversait  une  crise  terrible  dont  elle  commence 
à  peine  à  se  relever.  Depuis  plusieurs  années,  sa  principale  res- 
source était  anéantie.  Les  ravages  causés  par  l'oïdium  avaient  été 
tels  qu'on  avait  arraché  presque  tous  les  plants  de  vigne.  En  1852, 
les  vignobles  de  Pico  produisaient  25,000  pipes  d'un  vin  sec  ayant 
quelque  analogie  avec  le  madère;  dès  l'année  suivante,  le  dévelop- 
pement dii  redoutable  champignon  parasite  avait  réduit  la  récolte 
au  cinquième ,  et  quelques  années  plus  tard  la  fabrication  du  vin 
avait  complètement  cessé.  En  1867,  on  aurait  vainement  cherché 
une  grappe  de  raisin  dans  l'île.  La  douceur  et  l'humiditô  du  climat 
ont  annihilé  les  remèdes  tentés  et  rendu  le  fléau  irrémédiable.  Au- 
jourd'hui on  recommence  à  introduire  quelques  ceps  d'origines  di- 
verses; mais  on  ne  peut  encore  fonder  que  de  vagues  espérances 
sur  ces  essais.  La  destruction  de  la  vigne  a  été  d'autant  plus  désas- 
treuse à  Pico  que  la  nature  d.i  sol,  dans  la  plupart  des  points  où 
elle  é  ait  plantée,  ne  permet  guère  d'autre  culture.  Elle  poussait 
au  milieu  des  laves ,  dans  des  endroits  totalement  privés  de  véri- 
ta])le  terre  végétale.  Les  racines  des  ceps  s'enfonçaient  dans  dn 
gravier  volcanique  dont  on  remplissait  les  creux  de  la  roche.  Ni 
graminées,  ni  légumineuses,  ni  solanées,  ne  peuvent  donner  de  ré- 
colte passable  dans  un  pareil  terrain.  On  s'est  borné,  faute  de 
mieux,  à  y  planter  dès  figuiers,  surtout  des  abricotiers,  dont  les 
fruits  sont  employés  pour  fabriquer  de  l'eau-de-vie. 

Une  grande  partie  de  la  population,  chassée  par  la  misère,  a 
quitté  le  pays.  L'émigration  s'est  tournée  d'abord  vers  le  Brésil;  en 
1867,  cette  direction  primitive  du  courant  d'émigration  durait  en- 
core et  était  presque  exclusivement  suivie.  Depuis  lors,  le  flot  des 
émigrans  s'est  divisé  ;  une  portion  notable  se  porie  vers  les  Etats- 
Unis  et  spécialement  vers  la  Californie.  Les  émigrans  de  Pico  sont 
travailleurs  et  économes,  pput-être  même  un  peu  rapaces.  Ils  res- 
semblent, sous  bien  des  rapports,  à  nos  Auvergnats,  comme  si, 
dans  des  pays  aussi  éloignés  que  les  Açores  et  la  France  centrale, 
la  même  nature  du  sol  avait  donné  les  mêmes  qualités  morales  aux 
indigènes.  De  même  que  les  Auvergnats,  après  avoir  amassé  un 
petit  pécule  à  l'étranger  en  exerçant  tous  les  métiers  possibles,  ils 
s'empressent  de  revenir  à  la  terre  natale,  où  ils  se  marient  et  se 
fixent  définitivement.  Quand  on  voit  à  Pico  une  jolie  petite  maison 
bâtie  auprès  de  quelque  pauvre  village,  on  peut  être  certain  qu'elle 
appartient  à  l'un  de  ces  heureux  aventuriers.  Ceux  qui  ont  vécu 
au  Brésil  ont  peu  modifié  leurs  habitudes  et  leur  régime  antérieur, 
mais  ceux  qui  reviennent  des  États-Unis  semblent  transformés.  Ils 


630  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ont  pris  instinctivement  des  goûts  de  propreté  et  d'ordre  qui  se 
trahissent  r.u  dehors  dans  une  foule  de  petits  di'tails.  Un  employé 
de  la  douane  de  Fayal  me  disait  qu'en  ouvrant  la  malle  d'un  Aço- 
rien  rentrant  dans  sa  patrie  il  pouvait  indiquer,  d'après  le  mode  de 
rangement  du  linge,  le  pays  d'où  venait  le  nouveau  dé!  arqué.  La 
rentr-'e  des  expatriés  serait  encore  plus  générale,  s*  les  jeunes  gens 
qui  ont  émigré  clandestinement  pour  échapper  à  la  conscription 
ne  craignaient  les  rigueurs  de  l'autorité  portiigaise.  Bien  que  le  ser- 
vice militaire  n'ait  rien  de  terrible  en  Portugal,  néanmoins  il  faut 
reconnaître  qu'il  inspire  aux  Açoriens  la  répugnance  la  plus  pro- 
fonde :  la  vie  de  garnison  leur  est  odieuse;  beaucoup  quittent  leur 
pays  et  leur  famille  plutôt  que  de  s'y  soumettre. 

L'instruction  est  peu  répandue  à  Pico;  cependant,  à  ma  grande 
surprise,  j'y  ai  rencontré  quelques  hommes  lettrés,  possédant  non- 
seulement  la  connaissance  des  ouvrages  de  leur  pays,  mais  ayant 
parfois  des  notions  assez  étendues  sur  la  littérature  française.  J'ai 
vu  avec  étonnement  nos  manuels  du  baccalauréat  figurant  parmi 
les  livres  peu  nonibreux  d'un  propriétaire,  et  paraissant  rempl'r 
pour  lui  l'office  d'un  puits  de  science  inépuisable.  Un  de  mes  hôtes, 
dans  une  ?utre  île,  était  un  disciple  fervent  de  Proudhon,  connais- 
sant à  fond  les  œuvres  du  maître.  A  Pico,  au  village  de  Lagens, 
j'ai  trouvé  un  docteur  en  théologie,  admirateur  non  moins  passionné 
de  Pelletan.  Après  ra'avoir  f;xit  les  honneurs  de  sa  bibliothèque, 
dans  laquelle  figuraient  nos  classiques  du  xvii*  et  du  xviii*'  siècle  et 
beaucoup  d'auteiu's  modernes,  le  docteur  me  conduisit  au  bord  de 
la  mer  et  me  fit  voir,  à  l'ancre  près  du  rivage,  un  bateau  qui  lui 
appartenait  et  qui,  sur  une  large  bande  tricolore  aux  couleurs  fran- 
çaises, portait  écrit  en  gros  caractères  :  Eugène  Pdlctan.  Dans  une 
autre  localité,  un  de  mes  hôtes,  miguéliste  ardent,  me  vanta  bi«"n 
haut  le  vicomte  d'Arlincourt  comme  un  de  nos  meilleurs  écrivains 
nationaux. 

Pendant  mon  excursion  autour  de  Pico,  le  mauvais  temps  me 
força  plusieurs  fois  de  m'arrôter  en  chemin.  Durant  un  oura- 
gan, je  reçus  l'hospitalité  chez  le  curé  du  village  de  San-Matthaeo, 
qui  m'installa  dans  un  petit  pavillon  situé  près  de  la  pointe  d'une 
falaise.  Pendant  la  nuit,  la  tempête  se  déchaîna  avec  une  telle  vio- 
lence que  des  masses  d'eau  détachées  des  vagues  de  la  mer  ve- 
naient battre  avec  fraas  contre  les  volets  fermés  de  ma  fenêtre.  Le 
choc  des  flots  faisait  vibrer  le  rocher  tout  entier. 

Dans  une  autre  de  mes  haltes»  au  village  de  San-Roques,  j'eus  la 
satisfaction  d'assister  à  la  fête  annuelle  et  à  une  partie  de  la  cérémo- 
nie singulière  qui  lui  donne  son  cachet.  Des  fêtes  pareilles,  dont 
l'origine  remonte  à  une  époque  bien  antérieure  à  la  découveite  des 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  631 

Açorps,  ont  li':'u,  avec  quelques  variations,  dans  tous  les  villages 
des  îles  de  cet  archipel.  Dans  chaque  localité,  un  certain  jour  de 
l'année,  généralement  le  jour  de  la  fête  du  patron,  les  habitans  fUi 
village  se  rearlent  à  l'église  après  s'être  concertés  entre  eux  sur  le 
choix  d'un  des  notables  du  pays,  qui,  sous  le  titre  d'imperador 
(emp^rour),  doit  jouer  le  principal  rôle  dans  la  solennité.  Une  messe 
est  cél  brée  en  grande  pompe;  à  un  certain  moment  de  l'ofïi  -e,  l'éUi 
du  sulTinge  populaire  s'avance  au  pied  de  l'autel,  le  prêtre  lui  met 
sur  la  tête  une  couronne  en  clinquant  et  dans  la  main  un  sceptre 
doré,  pa.foi^  on  lui  confie  en  môme  temps  une  petite  statue  du  pa- 
tron du  village.  La  messe  tennin.ée,  il  sort  de  l'église,  accompagné 
de  la  foule  di=s  assistans,  et  on  le  conduit  triomphalement,  au  son 
des  gnitares,  jusqu'à  un  petit  édifice  soutenu  par  des  colonnes  et 
garni  intérieurement  de  l3ancs  en  pierre.  Ce  modeste  monument  se 
nomme  le  thcâtre  ou  le  Spirilu  saïUo.  Chaque  village  possède  le 
sien.  ]J imperador  s'assied  snr  le  banc  du  fond,  entouré  des  no- 
tables; devant  lui  est  dressée  une  table  sur  laquelle  chacun  apporte 
son  offrande  :  des  pains,  des  fruits,  des  légumes,  des  volailles,  des 
montons,  des  chevreaux,  etc.  L'?'//';:?rn7<^o/' contribue  naturellement 
pour  la  plus  grosse  part.  Celui  de  San-Roques,  récemment  échappé 
à  un  naufragp,  avait,  m'a-t-on  dit,  fait  tuer  cinq  bœufs  pour  fêter 
à  la  fois  son  sauvetage  et  son  nouveau  tUre.  Le  tas  de  provisions  est 
distribué  ai:x  pauvres  du  village;  quand  la  table  est  vide,  le  cor- 
tège reprend  sa  marche  et  conduit  ïimperador  à  sa  demeure.  Un 
grand  festin  est  préparé  pour  les  amis  du  maître  de  la  maison.  Dans 
la  soirée,  les  danses  commencent  et  se  prolongent  toute  la  nuit. 
Tous  les  habitans  du  village  y  sont  admis  sans  distinction  de  for- 
tune ou  d'âge,  et  paraissent  y  prendre  le  plus  v  f  p'aisir.  La  sta- 
tue du  s.int,  placée  sur  une  estrade  chargée  d'ornemen<!,  send^le 
présider  à  la  fêt^.  La  danse  la  plus  ordinaire  est  la  chamarila'^  elle 
a  lieu  en  rond  et  se  compose  de  mouvemens  de  balancement  assez 
semblables  à  ceux  de  la  bourrée  de  nos  paysans  d'Auvergne.  Les 
assistans  chantent  aliernativement  deux  strophes,  avec  accompa- 
gnement de  guitares  et  sur  des  airs  qui  varient  peu.  Des  improvi- 
sations, des  réuiiniscences,  fournissent  les  paroles  du  chant.  Les 
improvisateurs,  hommes  ou  femmes,  ont  souvent  une  facilité  de 
composition  extraordinaire.  Il  arrive  fréquemment  que  les  strophes 
se  répondent  et  que  les  chanteurs  entament  un  véritable  tournoi 
poôLique;  quel  [uefois  aussi  des  réplirjues  malignes  se  succ.èdent  et 
s'entre-croisent.  Les  danses  se  répètent  ainsi,  une  ou  deux  fois  par 
semaine,  pendant  un  mois.  Au  bout  de  l'année,  Viwpcrador  reporte 
à  l'église  du  vll'age  son  sceptre,  sa  couronne  et  la  statue  du  saint, 
et  cède  son  t!tre  à  un  nouvel  élu. 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Depuis  la  découverte  des  Açores,  Pico  a  été  le  siège  de  plusieurs 
éruptions  volcaniques.  Le  21  septembre  1572,  après  un  violent 
tremblement  de  terre  dont  les  secousses  se  prolongèrent  pendant 
vingt  nfinutes,  cinq  cratères,  alignés  transversalement  au  grand 
axe  de  l'île,  s'ouvrirent  non  loin  du  villagp.  de  Prainha  do  Norte  et 
lancèrent  des  amas  de  matières  incandescentes.  La  lueur  produite 
fut  telle  qu'on  l'apercevait  de  l'île  de  San -Miguel.  Les  coulées 
s'étendirent  sur  une  largeur  d'un  mille,  et  s'avancèrent  jusqu'à  la 
mer,  à  une  distance  d'environ  trois  milles  de  leur  point  d'émission. 
A  cette  crise  succéda  une  périole  de  repos  d'un  siècle  et  demi.  Le 
1"  février  1718,  de  très  fortes  secousses  se  firent  sentir  dans  l'île 
presque  tout  entière,  et  bientôt  une  formidable  explosion  eut  lieu 
sur  le  flanc  septentrional  du  pic  au-dessus  du  village  de  Bandeiras 
et  de  Santa-Lucia.  Les  anciens  phénomènes  volcaniques  sont  seuls 
capables  de  donner  une  idée  de  la  vaste  déchirure  qui  se  produisit. 
Sur  l'emplacement  de  cette  éruption,  on  distingue  encore  aujour- 
d'hui sept  bouches  alignées  du  nord  au  sud.  La  plus  basse  est  à 
une  altitude  de  800  mètres;  la  plus  élevée  est  située  à  un  niveau 
plus  haut  de  ZiOO  mètres.  Au-delà,  le  pic  est  entaillé  presque  ver- 
ticalement et  s'élève  sous  la  forme  d'un  talus  rapide  de  plus  de 
1,000  mètres  de  hauteur.  Cet  effrayant  escarpement  est  composé 
en  grande  partie,  surtout  à  sa  base,  de  fines  scories,  et  à  sa  partie 
supérieure,  de  bancs  de  lave  minces  et  fendillés,  qui  chaque  année 
produisent  des  avalanches  de  pierres.  Les  matériaux  incohérens 
rejetés  par  les  bouches  de  cette  éruption  ont  été  tellement  abon- 
dans,  qu'ils  forment  deux  collines  parallèles  sur  les  bords  de  la  dé- 
chirure. Celle  qui  occupe  le  bord  occidental  est  beaucoup  plus  con- 
sidérable que  celle  qui  se  montre  à  l'est,  d'où  l'on  peut  conclure 
que  pendant  cette  éruption  le  vent  d'est  a  dominé.  L'intensité  de  la 
projection  démontre  en  outre  le  rôle  important  qu'ont  joué  les  gaz 
et  les  vapeurs  surchauffées  dans  es  mémorable  événement.  Quant 
à  l'écoulement  des  matières  en  fusion,  il  n'a  pas  été  proportionné 
à  la  violence  du  cataclysme;  néanmoins  il  a  été  assez  considé- 
rable pour  que  les  laves  qui  sont  arrivées  jusqu'à  la  mer  aient 
formé  en  avant  de  la  côte  un  promontoire  d'environ  ^00  mètres  de 

lODg. 

Deux  semaines  s'étaient  écoulées  depuis  le  début  de  cette  érup- 
tion, et  les  phénomènes  paraissaient  à  peine  en  voie  de  d^'crois- 
sance  lorsque  subitement  le  sol  se  fendit  de  l'autre  côté  du  pic,  à 
l'ouest  du  village  de  San-Joào.  Trois  cratères  se  formèrent  d'abord 
sur  une  même  ligne  droite;  puis  un  quatrième,  très  remarquable 
par  la  conservation  d'une  partie  de  la  fissure  sur  laquelle  il  est 
implanté  et  par  l'existence  d'un  autre  cône  concentrique  dans  son 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  633 

intérieur,  s'établit  à  un  niveau  plus  bas.  Il  en  sortit  des  flots  de 
lave,  qui  se  répandirent  jusqu'à  la  mer,  sous  la  forme  d'étroites 
coulées  juxtaposées  les  unes  aux  autres.  L'éruption  de  Santa-Maria 
avait  été  de  courte  durée;  celle-ci  se  prolongea  jusqu'au  mois  de 
janvier  1719.  Tout  semblait  rentré  pour  longtemps  dans  le  repos 
lorsque,  l'année  suivante,  des  tramblemens  de  terre  plus  violens 
que  jamais  se  firent  sentir,  et  le  10  février  1720  une  nouvelle  érup- 
tion eut  lieu  de  l'autre  côté  du  village  de  San-Joào.  Celle-ci  dura 
six  mois;  elle  donna  lieu  à  la  formation  de  plusieurs  cônes  et  à  un 
épanchomont  abondant  de  scoriacées  qui  aujourd'hui  encore  résis- 
tent aux  envahissemens  de  la  végétation. 

Les  laves  modernes  et  toutes  les  laves  anciennes  de  Pico,  à  une 
seule  exception  près,  sont  essentiellement  basaltiques;  en  maint  en- 
droit, on  pourrait  ramasser  de  grandes  quantités  de  gros  cristaux  de 
pyroxène  et  de  péridot.  La  forme  des  coulées  atteste  la  fluidité  très 
grande  qu'elles  possédaient  avant  leur  refroidissement.  Les  tunnels 
y  sont  fréquens;  l'un  des  plus  longs  se  trouve  creusé  dans  la  lave 
de  1720.  On  y  pnnètre  par  une  étroite  ouverture  pratiquée  à  la 
partie  moyenne;  des  éboulemens  empêchent  de  remonter  bien  loin 
dans  l'intérieur  de  la  galerie,  mais  on  peut  la  parcourir  du  côté  de 
la  descente  et  la  suivre  sur  une  longueur  de  500  mètres  jusqu'au 
point  où  elle  débouche  dans  la  falaise;  la  partie  terminale  de  la 
coulée  qui  la  renferme  a  été  démolie  et  entraînée  par  les  flots. 

A  Prainha  do  Galiào  se  voit  un  autre  tunnel  qui  se  bifurque  vers 
le  bas  au  mili^ju  de  sa  longueur,  et  que  l'on  peut  remonter  du  côté 
opposé  jusqu'à  son  point  d'origine.  Le  souterrain  se  termine  de  ce 
côté  par  un  cul-de-sac  arrondi,  semblable  au  fond  d'un  creuset  que 
l'on  aurait  vidé.  A  Bandeiras,  il  existe  deux  tunnels,  l'un  n'ayant 
pas  plus  de  100  mètres  de  long,  mais  remarquable  par  l'élévation 
et  la  largeur  de  la  voûte,  —  l'autre,  long  de  250  mètres  environ, 
communiquant  avec  des  conduits  latéraux  et  décoré  de  stalactites 
tubuleuses.  Les  lignes  de  niveau,  les  draperies  de  lave,  dont  nous 
avons  décrit  les  formes  et  explif{ué  l'origine  à  propos  des  galeries 
souterraines  de  Terceire,  se  présentent  ici  exactement  avec  les  mêmes 
particularités.  De  même  encore  qu'à  Terceire,  l'infiltration  des  eaux 
provenant  du  terrain  sus-jacent  y  est  fréquente.  Le  plus  court  des 
deux  tunnels  de  Bandeiras  offre  un  suintement  assez  prononcé  pour 
qu'on  y  ait  ménagé  un  réservoir,  qui  suffit  pour  approvisionner 
d'eau  potable  le  village  voisin.  A  certaines  heures  de  la  journée, 
les  femmes  de  Bandeiras  pénètrent  dans  la  galerie,  portant  sur  la 
tête  de  grands  vases  allongés  qu'elles  viennent  remplir  d'eau.  En 
les  voyant  dans  ce  lieu  sombre  s'avancer  nu- pieds  à  la  file,  la  tête 
chargée  de  vases  de  forme  antique,  on  croirait  volontiers  assister  à 


63i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'une  de  ces  cérémonies  religieuses  dont  les  vieilles  peintures  mu- 
rales nous  ont  conservé  l'image. 

L'eau  douce  manque  dans  la  région  littorale  de  Pico;  l'eau  de 
pluie  s'infiltre  immédiatement  dans  un  sol  poreux  et  crevassé,  et 
ne  forme  de  source  un  peu  abondante  qu'en  des  points  recouverts 
ordinairem  nt  p  r  la  mer.  En  jjlu'^ieurs  endroi's,  on  lave  le  linge  à 
marée  basse  dans  l'eau  qui  remplit  des  trous  faits  dans  le  sable  de 
la  plagp.  Les  citernes  sont  fort  rares,  et  les  habitans  de  la  plupart 
des  villages  de  l'île  ont  pour  toute  boisson  une  eau  très  sauraâtre, 
qui  provient  de  puits  peu  profonds  cj'eusés  aune  petite  distance  du 
rivage.  11  existe  sur  le  plateau  qui  s'étend  au  centre  de  l'île,  à  l'est 
du  pic,  quelques  petits  lacs  dont  l'eau  pourrait  être  conduit^,  sans 
grands  frais,  dans  les  vdlages  les  [Ans  rapprochés;  mais  jusqu'à  ce 
jour  l'attention  de  l'administration  du  district  ne  s'est  pas  portée  de 
ce  côté.  La  zone  centrale,  qui  est  en  réalité  la  partie  riche  et  fertile 
de  l'île,  est  complètement  déserte  et  à  peine  accessible  par  de  rares 
sentiers. 

A  Pico,  aussi  bien  qu'à  Fayal,  il  se'ait  indispensiible  de  donner 
une  impuls'on  plus  rapide  à  la  confection  des  routes  et  aux  trava^'X 
entrepris  pour  assurer  l'arrivée  de  l'eau  douce  drms  les  lieux  les 
plus  habités.  Le  projet  d'un  môle  destiné  à  ti'ansformer  la  rade 
d'Horta  en  un  port  bien  abrité  r;e  peut  manquer  d'être  réalisé  dans 
im  avenir  prochain,  mais  il  devra  être  complété  par  la  construc- 
tion d'un  lieu  d'embarquement  disposé  sur  la  côte  la  plus  rap- 
prochée de  Pico,  afin  d'assurer  pra*  tous  hs  temps  la  communica- 
tion entre  les  deux  îles.  Pendant  près  de  quatre  siècles,  les  Ârores 
n'ont  été  qu'une  simple  colonia  d'où  la  métropole  tirait  de  gros  re- 
venus, sans  songer  à  y  créer  aucune  œuvre  utile.  A  cette  heure,  il 
n'en  est  plus  de  même,  et  les  Açoriens  élèvent  la  voix  avec  raison 
pour  réclamer  impérieusement  la  fondation  d'écoles  et  l'exécution 
des  grands  travaux  d'utilité  publique  dont  leurs  îlts  ont  le  plus 
pressant  besoin. 

III.   —  l'île   de  fayal. 

Fayal  est  une  petite  île  de  forme  arrondie,  où  se  fait  un  com- 
merce plus  important  qu'on  ne  serait  tenté  de  le  penser  en  ne 
tenant  compte  que  de  la  très  médiocre  étendue  de  ce  coin  de  terre. 
C'est  un  poiut  peu  éloigné  des  grandes  voies  maritimes  les  plus  fré- 
quentées de  l'Atlantique.  Le  port  d'Horta,  capitale  de  l'île,  est  par- 
ticulièrement visité  par  les  navires  qui  retournent  en  Europe,  ve- 
nant de  l'Amérique  du  Sud  ou  du  cap  de  Bonne-Espérance,  et  qui 
veulent  se  ravitailler  ou  réparer  des  avaries.  D'imporlans  dépôts 


TOYAGES    GÉOLOGIQUES.  635 

de  bouille,  des  magasins  remplis  d'agrès  de  toute  sorte,  d'ahondans 
approvisionnemçns  de  vivres,  fournissent  largement  tous  les  se- 
cours dont  la  navigation  a  communément  besoin.  Les  baleiniers 
américains  qui  se  livrent  à  la  capture  du  cachalot  dans  la  mer 
avoisinante  y  viennent  aussi  chercher  des  sulsis(ances  et  déposer 
les  produits  de  leur  pêche.  Enfin  il  s'y  fait  avec  l'Amérique  du  Nord 
un  coinmerce  d'oranges  assez  considérable,  et  tout  permet  ri'espérer 
que  le  commerce  du  vin  indigène,  naguère  florissant,  aujourd'hui 
anéanti  par  reffet  de  la  ma'adie  de  la  vigne,  reprendra  un  jour  son 
essor. 

La  ville  d'Horta  s'étend  sur  le  bord  ^""e  la  mer,  dans  une  position 
pittoresque,  en  face  de  l'île  de  Pico.  La  baie  dont  elle  occupe  le 
fond  n'c-t  exposée  sans  défense  naturelle  à  l'action  des  vents  que 
du  côté  du  sud-est.  Au  sud  s'avance  une  éminence,  composée  d'im- 
menses blocs  de  lave  rouges  ou  noirs,  et  désignée  sous  le  nom  de 
Mont-Brûlé  [Monte  Queimadu).  Rien  de  plus  lugubre  que  l'aspect 
de  ces  roches,  dont  la  coloration  est  encore  aussi  crue  que  le  jour 
où  elles  ont  perdu  leur  incandescence.  La  mer,  en  les  attaquant  in- 
cessamment, se  charge  d'en  renouveler  la  surface  et  d'y  maintenir 
la  vivacité  des  teintes.  Cependant  la  portion  culminante  du  massif 
offre  un  petit  plateau  sur  lequel  est  une  charmante  habitation  en- 
vironnée de  pelouses  et  de  jardins.  Le  mont  Queimado,  bien  que 
formant  promontoire ,  offre  des  caractères  semblables  à  ceux  des 
dômes  volcaniques  qu'on  rencontre  dans  l'intérieur  des  terres.  Par 
conséquent,  si  l'éruption  à  laquelle  il  doit  son  origine  a  débuté  au 
sjin  de  l'eau,  il  est  probable  que  la  bouche  du  volcan  a  été  prcmp- 
tement  mise  à  l'abri  du  contact  de  la  mer,  soit  par  un  mouvement 
ascendant  du  sol,  soit  par  l'entassjment  des  premiers  matériaux 
sortis  de  la  fournaise  ardente. 

Plus  en  saillie  vers  le  sud,  et  relié  au  précédent  par  une  étroite 
langue  de  sable,  se  trouve  un  autre  cône  volcanique  bien  plus  con- 
sidérable encore,  auquel  sa  position  de  sentinelle  avancée  a  fait 
donner  le  nom  de  mont  Guia  (guide)  (1).  Celui-ci  est  incontestable- 
ment d'origine  sous-marine  :  il  est  composé  de  lits  de  tuf  super- 
posés, stratifiés  parallèlement  aux  pentes  de  la  surface.  Le  revers, 
tourné  du  côté  de  la  ville,  offi  e  une  pente  assez  douce  pour  être  cul- 
tivée; il  est  divisé  en  comparlimens  réguliers,  doiit  les  uns  sont  des 
jardins,  les  autres  des  champs  de  maïs.  Des  sentiers  tracés  au  mi- 
lieu des  cultures  conduisent  sur  la  crête  du  mont.  De  là,  l'intérieur 
du  cratère  se  présente  sous  la  forme  d'un  immense  entonnoir  cn- 

(I)  Peut-C-tre  le  V'/rltable  nom  est-il  Agu:a  (aiguille),  mais  la  forme  du  mont  ne 
nous  parait  pas  justifier  cette  dénomination. 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tr'ouvert  du  côté  du  sud.  La  mer  pénètre  par  l'échancru'-e,  et  rem- 
plit tout  le  fond  de  cette  vaste  dépression,  connue  sous  le  nom  de 
Caldeira  do  Inferno  (Chaudière  de  l'Enfer).  Les  navires  de  com- 
merce, qui  parfois  s'y  abritent  contre  le  vent  du  nord-est,  parais- 
sent bien  petits  auprès  de  la  gigantesque  circonvallation  qui  les 
domine,  et  bien  téméraires  quand  on  songe  qu'ils  ont  pris  pour  re- 
fuge la  bouche  même  du  volcan. 

Extérieurement,  du  côté  du  sud-ouest,  le  mont  Guia,  profondé- 
ment miné  par  la  mer,  est  creusé  de  grottes  sonores  que  l'on  par- 
court en  barque,  et  où  l'on  peut  observer  la  coupe  des  assises  du 
tuf.  Les  coulées  basaltiques,  qui  près  de  là  descendent  en  pente 
douce  jusqu'au  rivage  méridional  de  l'île,  sont  également  rongées 
par  les  flots;  quelques-unes,  intactes  à  la  partie  supérieure,  offrent 
des  lacunes  à  la  base  et  ressemblent  par  suite  aux  arcades  en  ruines 
d'un  ancien  aqueduc. 

Des  maisons  de  campagne  luxueuses,  des  métairies  entourées  de 
rians  jardins  et  garanties  du  vent  par  de  hautes  murailles  de  lave, 
des  cabanes  proprettes,  se  voient  tout  le  long  du  chemin  qui  suit  la 
côte.  Sous  le  ciel  si  doux  des  Açores,  cette  partie  de  l'île  de  Fayal 
semble  encore  jouir  d'un  climat  privilégié.  Devant  la  porte  de  plus 
d'une  chaumière,  des  palmiers  balancent  leur  élégant  panache,  et 
des  dragonniers  au  tronc  volumineux  dressent  leur  tête  hérissée 
d'une  armure  de  feuilles  épaisses  et  raides;  des  cactus  aux  formes 
bizarres,  étoiles  d'involucres  touffus  et  parés  de  couleurs  éclatantes, 
des  crassulacées  groupées  en  massifs  non  moins  brillamment  co- 
lorés ou  disposées  en  guirlandes,  ornent  les  plus  pauvres  jardins  et 
couvrent  de  verdure  les  sombres  murs  des  enclos. 

A  3  kilomètres  environ  d'Horta,  la  côte  s'infléchit  vers  le  nord, 
et  la  végétation  prend  aussitôt  un  aspect  plus  sévère.  L'angle  sail- 
lant que  fait  le  rivage  en  ce  point  est  protégé  contre  la  violence 
des  vagues  par  un  amas  volcanique  qui  ne  tient  au  sol  de  l'île 
que  par  une  bande  de  laves  large  à  peine  de  quelques  mètres.  La 
roche  qui  compose  ce  monticule  est  d'un  blanc  bleuâtre;  elle  est 
divisée  en  gros  prismes  accolés  verticalement,  semblables  à  la  ma- 
çonnerie d'un  gigantesque  édifice.  Ces  caractères  sont  tellement 
frappans  que  la  presqu'île  a  reçu,  dès  les  premiers  temps  de  l'oc- 
cupation de  Fayal  par  les  Portugais,  le  nom  de  Castello  Bianco 
(château  blanc),  qu'elle  porte  encore  aujourd'hui.  L'étroite  chaus- 
sée qui  conduit  au  sommet  s'élève  à  pic  de  chaque  côté,  à  AO  mè- 
tres environ  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  et  avec  cela  présente 
une  montée  tellement  rude  que  l'on  doit  éprouver  une  certaine  ap- 
préhension en  s'y  aventurant  lorsqu'on  n'a  pas  une  grande  habi- 
tude de  braver  le  vertige.  Après  l'avoir  traversée,  on  se  trouve  sur 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  637 

une  crête  demi-circulaire,  au  pied  de  laquelle  s'étend  du  côté  de 
la  mer  une  dépression  profonde.  Ce  sont  évidemment  là  les  débris 
d'un  cratère  dont  les  flots  ont  enlevé  la  partie  la  [)lus  directement 
opposée  à  leurs  coups.  La  partie  du  rebord  qui  reste  est  nue  et 
stérile.  D'après  la  tradition,  à  la  fin  du  xvii«  siècle,  les  habitans  du 
village  voisin  avaient  élevé  en  ce  lieu  des  constructions  destinées 
à  leur  donner  refuge' dans  le  cas  où  ils  auraient  eu  à  subir  la  visite 
inopinée  des  pirates  algériens.  Depuis  longtemps  de  pareilles  incur- 
sions ne  sont  plus  à  craindre  aux  Açores  :  aussi  n'existe-t-il  main- 
tenant, au  sommet  du  môle  de  Castello  Branco,  que  de  rares  ves- 
tiges des  bâtlmens  qui  y  avaient  été  élevés.  On  y  voit  encore  un 
reste  de  pavage  et  des  trous  réguliers  murés,  ayant  probablement 
servi  de  cilernes.  La  partie  basse,  qui  correspond  au  fond  du  cra- 
tère primitif,  est  cultivée;  mais  le  bénéfice  de  l'exploitation  doit 
être  assez  faible,  car  la  récolte  est  dévastée  chaque  année  par  les 
lapins,  qui  pullulent  sur  ce  rocher,  et  qui,  à  la  moindre  alerte, 
s'enfoncent  dans  les  fentes  de  la  falaise,  oii  il  est  impossible  de  les 
poursuivre. 

A  partir  de  Castello-Branco,  la  côte  devient  de  plus  en  plus 
abrupte,  et,  lorsqu'on  approche  du  village  de  Capello,  situé  vers 
l'extrémité  ouest  de  l'île,  elle  atteint  à  plus  de  100  mètres  de  hau- 
teur. La  coupe  de  terrain  qui  s'y  voit  offre  un  bel  exemple  de  l'a- 
gencement des  laves  basaltiques.  L'escarpement  semble  de  loin 
composé  d'une  série  de  bancs  de  roches  noires,  alignées  horizonta- 
lement et  séparées  par  des  lits  minces  de  scories  rougeâtres.  Cha- 
cun des  bancs  paraît  au  premier  abord  continu  sur  une  largeur  de 
plusieurs  centaines  de  mètres,  comme  si  la  lave  qui  les  forme  s'é- 
tait répandue  en  large  nappe  à  la  surface  du  sol;  mais  une  étude 
plus  attentive  permet  de  décomposer  ces  assises,  et  fait  reconnaître 
en  elles  le  résultat  de  la  juxtaposUion  d'une  suite  de  coulées  étroites. 
Il  n'y  a  donc  là  qu'une  stratification  imparfaite,  bien  différente  de 
celle  qu'affectent  les  roches  sédimentaires.  Au  pied  de  cette  falaise 
sort  une  eau  thermale  alcaline  et  sulfureuse  comme  celle  de  Gra- 
ciosa. 

La  crête,  qui  se  prolonge  jusqu'à  la  pointe  occidentale  de  l'île, 
est  formée  par  une  rangée  de  cônes,  dont  quelques-uns,  de  masse 
imposante,  ont  été  certainement  le  produit  de  terribles  éruptions.  A 
l'exception  d'un  seul,  tous  ces  cônes  ont  été  formés  avant  la  dé- 
couverte de  Fayal.  L'unique  éruption  dont  l'homme  ait  été  témoin 
dans  cette  île  est  celle  de  1672,  dont  le  récit  a  été  conservé  par  un 
rapport  inséré  dans  les  annales  municipales  de  la  ville  d'IIorta.  Le 
1*2  avril  1072,  des  tremblemens  de  terre  se  firent  sentir  dans  la 
partie  occidentale  de  l'île,  et  se  répétèrent  les  jours  suivans.  Ils 


638  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

devinrent  assez  violens  dans  la  journée  du  15  pour  déterminer  les 
habitans  des  villages  de  la  zone  ébranlée  à  abandonner  leurs  de- 
meures. A  part  deux  courtes  périodes  de  repos,  l'une  dans  la  soirée 
du  19,  l'autre  dans  celle  du  21,  l'intensité  et  la  fréquence  des  se- 
cousses ud  fir-nt  qu'augmenter  jusqu'au  2li.  Enfin  ce  jour-là  une 
explosion  formidabb  a  lieu,  et  un  cratère  s'ouvre  sur  l'arête  com- 
prise entre  les  villages  de  Capello  et  de  Praia  de  Norte.  En  un  mo- 
ment, le  ciel  est  obscurci  par  un  nuage  de  cendres.  Dans  les  par- 
ties les  plus  reculées  de  l'île,  le  sol;iil,  qui  brillait  quelques  instans 
auparavant  de  tout  son  éclat,  se  trouve  voile  d'une  nuée  fuligi- 
neuse. A.U  loin,  l'atmosphère  est  infectée  par  l'odeur  fétide  de 
l'hydiogène  sulfuré.  En  même  temps  jaillit  un  fleuve  de  lave  en 
fusion  qui  descend  vers  le  nord,  couvrant  une  largeur  d'environ 
300  mètres.  La  terreur  atteignit  alors  son  plus  haut  degré;  les  ha- 
bitans des  villages  voisins  de  la  nouvelle  bouche  volcanique  s'em- 
pressèrent de  se  sauver  à  l'extrémité  opposée  de  Fayal,  quelques- 
uns  même  se  réfugièrent  dans  les  autres  îles  de  rarchipel.  Comme 
il  arrive  presque  toujours  en  pareil  cas,  aussitôt  l'éruption  déclarée 
les  tremblemens  de  terre  perdirent  leur  violence.  Pendant  les  deux 
jours  qui  suivirent  l'explosion  du  dt-but,  le  calme  aurait  même 
semblé  presque  rétabli,  si  l'on  n'eût  encore  senti  de  temps  en 
temps  quelques  légères  commotions  du  sol.  Toutefois  le  27  avril  les 
secousses  redeviennent  plus  fortes,  les  explosions  prennent  une 
nouvelle  vivacité,  et  l'écoulement  des  laves  se  fait  avec  un  redou- 
blement d'abondance.  Trois  coulées  descendent  simultanément  vers 
la  mer  :  deux  du  côté  nord  de  l'île,  la  troisième  sur  le  versant  sud. 
Une  i)luie  de  cendres  rougeâtres  intercepte  la  lumière  du  jour  et 
flétrit  les  plantes.  Le  28,  on  distingue  neuf  bouches  qui  rejettent 
des  fumées,  des  cendres  et  des  scories  embrasées.  La  principale 
coalée  atteint  le  rivage  du  côté  nord,  se  précipite  en  cascade  du 
haut  d'une  falaise,  et  constitue  au  pied  du  rocher  un  récif  peu 
élevé  au-dessus  des  flots.  Le  30,  les  laves  s'ouvrent  un  nouvel  ori- 
fice, et  l'unique  source  que  l'île  possédait  dans  cette  région  se 
tarit.  Enfin  les  bruits  souterrains  et  les  secousses  du  sol  s'alVaiblis- 
sent,  et  le  1""  mai  les  explosions  et  les  tremblemens  de  terre  cessent 
complètement.  Seules,  les  pluies  de  cendres  persistent  pendant 
quelque  temps  encore,  et  achèvent  de  détruire  la  végétation  des 
champs  et  des  pâturages  aux  environs  du  volcan. 

Il  est  à  remarquer  que  les  tremblemens  de  terre  de  cette  érup- 
tion causèrent  à  peine  quehjues  dommages  dans  la  partie  orientale 
de  l'île,  tandis  qu'ils  ruinèrent  de  fond  en  comble  les  villages  de  la 
région  occidentale.  Cette  diiTérence  si  nettement  tranchée  dans 
l'efiét  des  secousses  t'ient  presque  certainement  à  la  constitution  de 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  639 

la  partie  centrale  de  Fayal.  Là  en  eflet  se  trouve  le  point  médian  et 
pour  ainsi  dire  l'onibihc  du  système  éruptlf  de  lîle.  De  quelque 
côté  (jue  l'on  s'avance  vers  ce  centre,  il  faut  gravir  des  pentes  pro- 
noncées, et,  quand  on  atteint  la  cime,  on  se  trouve  sur  le  rebord 
d'une  caldeira  aussi  remarquable  par  sa  régulaiité  que  par  sa  pro- 
fondeur. Cette  caldeira  est  un  vaste  goull're  circulaire  de  2  kilo- 
mètres de  diamètre.  La  crête  qui  l'environne  est  en  moyenne  à 
1,000  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Le  point  culminant 
qui  occupe  la  partie  ouest  du  contour  est  à  une  altitude  de  i  ,022  mè- 
tres, et  le  fond  se  trouve  à  iOO  mètres  au-dessous.  De  tous  côtés, 
la  paroi  intéi  ieure  est  presque  à  pic.  A  l'ouest  et  au  sud,  d'impo- 
santes masses  de  laves  trachytiques  s'y  montrent  divisées  en 
prismes  verticaux  de  couleur  grisâtre;  en  d'autres  points,  des  bancs 
de  laves  bleuâtres  s'allongent  au  milieu  de  détritus  volcaniques 
scoiiacés  ou  ponceux. 

Des  sources  limpides  jaillissent  de  toutes  parts.  L'eau  dégoutte 
de  roche  en  roche,  se  réunit  en  filets  minces,  qui  plus  bas  se  con- 
vertissent en  cascades  retentissantes.  Un  bel  euphorbe  ai'borescent 
[cuphorbia  inellifcni)  pousse  dans  les  ravins  à  côté  des  rameaux 
largement  étalés  des  genévriers.  Partout  où  les  racines  des  plantes 
peuvent  s'enfoncer  au  milieu  des  matières  désagrégées  ou  pénétrer 
dans  les  interstices  des  roches,  se  développe  une  vigoureuse  végé- 
tât on.  Le  faya,  autrefois  si  conunun  dans  l'île  qu'il  lui  a  donné 
son  nom,  pousse  encore  librement  en  ce  lieu,  comme  dans  un  der- 
nier asile  :  des  bruyères,  des  persea-,  des  myrtiles  et  surtout  des 
fougères  se  plaisent  dans  cet  enfoncement,  où  i's  trouvent  un  abri 
contre  la  violence  des  vents  et  contre  les  ardeurs  du  soleil,  en 
même  temps  qu'un  air  constamment  chargé  d  humidité.  Deux  cônes 
de  scories  existent  au  fond  de  la  caldeira;  l'un  d'eux  se  montre  en- 
core à  découvert,  mais  l'autre  est  tellement  boisj  qu'il  semble 
n'être  plus  qu'un  amas  de  verdure.  La  ponce  qui  recouvre  l'exté- 
rieur de  11  montagne  se  laisse  f icilement  entrahier  par  les  eaux; 
aussi  a-t-elle  été  fortement  ravinée  par  l'action  des  pluies.  L-s  ver- 
sans  du  mo  it  sout  creusés  de  sillons  allongés  et  profonds,  qui  s'é- 
cartent en  divergeant  comme  les  génératrices  d'un  cône.  Entre  ces 
creux  sont  restées  des  parties  proéminentes,  des  espèces  de  côtes 
saillantes,  garnies  d'un  lacis  inextric.ible  de  bruyères  et  de  buis- 
sons. 

Au  pied  des  monticules  de  l'intérieur  de  la  caldeira  s'étend  un 
petit  lac  où  aboadent  les  cyprins.  La  présence  do  ce  poisson,  com- 
nuHi  dans  les  eaux  douces  de  la  Chine,  au  fond  d'un  craî.ère  volca- 
nique des  Açores  ne  pont  guèie  s'expli  juer  que  par  une  importation 
faite  à  d-^'ssiin.  Beaucoup  d'autres  faits  d'accUmatation  d'espèces 


6/10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

animales  étrangères  viennent  confirmer  du  reste  la  probabilité  de 
cette  introduction.  L'écrivain  national  le  plus  ancien  des  Açores,  le 
père  Fructuoso,  qui  vivait  à  la  fin  du  xv*  siècle,  rapporte  que  les  pre- 
miers navigateurs  qui  abordèrent  dans  ces  îles  n'y  trouvèrent  aucun 
quadrupède;  par  conséquent,  non-seulement  les  races  domestiques 
qu'on  y  lencontre,  mais  encore  les  autres  espèces  de  mammifères, 
sont  toutes  d'origine  exotique.  Le  furet  a  été  apporté  pour  la  chasse 
du  lapin,  qui  avait  été  introduit  le  premier  et  avait  pullulé  outre 
mesure.  La  belette,  la  souris,  le  mulot,  le  rat  noir  et  son  ennemi  le 
rat  gris  ou  surmulot,  ont  été  apportés  par  les  navires.  On  connaît 
par  exemple  la  date  exacte  de  l'arrivée  du  rat  gris  à  Terceire.  Au 
commencement  de  notre  siècle,  une  tempôle  ayant  mis  en  pièces  un 
bâtiment  de  commerce  dans  le  port  d'Angra,  une  troupe  de  ces  ani- 
maux s'échappa  du  milieu  des  épaves  et  gagna  à  la  nage  la  ville, 
où  elle  s'est  multipliée,  reléguant  le  rat  noir  dans  les  fermes  et 
dans  les  villages  les  plus  écartés  de  l'île.  La  chauve-souris,  com- 
mune notamment  à  San- Miguel,  appartieat  à  une  espèce  nom- 
breuse en  Belgique  et  en  Hollande.  Or,  quand  on  sait  qu'un  grand 
nombre  des  premiers  colons  des  Açores  sont  venus  des  Flandres, 
on  ne  s'étonne  plus  de  voir  l'unique  cheiroplère  de  ces  îles  assi- 
milable aux  individus  d'une  espèce  ihimande.  11  y  a  une  quaran- 
taine d'années,  on  a  essayé  sans  succès  d'acclimater  le  dromadaire; 
on  a  même,  par  un  caprice  bizarre,  tenté  d'introduiie  le  loup; 
Enfin  l'exemple  le  plus  curieux  et  le  plus  authentique  de  tous  est 
celui  de  l'introduction  de  la  grenouille.  En  1820,  un  riche  pro- 
priétaire de  San- Miguel  déposa  dans  un  lac  de  son  île  quelques 
grenouilles  apportées  de  Lisbonne.  Depuis  lors,  ces  batraciens  se 
sont  multipliés  à  l'excès,  et  le  soir  assourdissent  de  leurs  coasse- 
mens  les  bords  naguère  silencieux  des  ruisseaux  et  des  nappes 
d'eau. 

Il  n'existe  aux  Açores  ni  tortue  terrestre,  ni  couleuvre,  ni  vipère, 
ni  serpent  d'aucune  espèce.  L'embranchement  des  reptiles  n'y  est 
représenté  que  par  un  joli  petit  lézard  que  l'on  trouve  à  Graciosa, 
seulement  dans  le  voisinage  des  habitatiotis.  Ce  lézard  [l/tcerlus 
Dugesii)  appartient  à  une  espèce  de  Madère.  H.  Drouet,  qui  le  pre- 
mier en  JS()0  a  signalé  ce  saurien  à  l'attention  des  naturalistes, 
semble  le  regarder  comme  assez  rare  alors  à  Graciosa;  mais  cette 
année  mêtne,  en  1872,  j'ai  pu  constater  qu'il  était  extrêmement 
abondant  dans  la  même  localité,  ce  qui  semble  prouver  qu'il  s'y 
est  rapidement  multiplié,  et  que  probablement  il  y  était  d'introduc- 
tion très  récente  au  moment  où  il  a  été  vu  par  notre  compatriote. 
Le  crapaud  a  été,  il  y  a  peu  d'années,  importé  d'Amérique;  toute- 
fois cette  singulière  tentative  de  naturalisation  n'a  pas  réussi;  mal- 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  641 

gré  la  douceur  et  l'humidité  du  climat,  le  nouvel  hôte  n'a  pas  tardé 
à  disparaître. 

Avec  le  cyprin,  le  seul  poisson  d'eau  douce  que  l'on  ait  signalé 
aux  Açores  est  l'anguille  commune  de  nos  rivières  de  France.  Elle 
ne  se  rencontre  jamais  dans  les  lacs,  elle  vit  seulement  dans  quel- 
ques cours  d'eau;  le  savant  zoologiste  Morelet  est  porté  à  la  re- 
garder comme  indigène  à  cause  des  conditions  toutes  spéciales 
dans  lesquelles  on  la  trouve.  Des  cascades  de  plus  de  30  mètres 
de  haut  s'observent  à  la  partie  inférieure  de  plusieurs  des  ruis- 
seaux qu'elle  peuple;  il  existe  même  à  San-Miguel  une  petite  ri- 
vière, la  Gorriana,  dans  laquelle  on  en  trouve  de  nombreux  indi- 
vidus, et  qui  forme  entre  les  villages  de  Maia  et  de  Porto-Formoso 
une  cascade  d'environ  100  mètres,  interrompue  pendant  l'été.  On 
ne  peut  donc  raisonnablement  supposer  que  cette  espèce  se  soit 
propagée  d'une  rivière  à  l'autre  en  franchissant  par  mer  l'espace 
qui  les  sépare  et  en  remontant  des  cascades  aussi  élevées;  d'autre 
part,  Morelet  ne  veut  pas  admettre  qu'il  ait  pu  exister  aux  Açores 
un  amateur  de  pisciculture  assez  passionné  pour  aller  porter  des 
anguilles  dans  la  partie  supérieure  des  principaux  cours  d'eau  de 
l'archipel.  L'idée  de  multiplier  un  poisson  d'eau  douce  paraîtrait, 
dit-il,  sans  doute  fort  singulière  aux  insulaires  des  Açores.  Cette 
hypothèse  ne  nous  semble  pourtant  pas  dénuée  de  vraisemblance, 
quand  on  songe  aux  efforts  persévérans  des  Açorienspour  doter  leur 
pays  de  ce  qui  peut  l'enrichir  en  productions  animales  et  végétales. 
On  peut  donc  considérer  l'anguille  ainsi  que  les  cyprins  comme  des 
poissons  étrangers  apportés  et  acclimatés  aujourd'hui  dans  les  eaux 
douces  de  l'archipel. 

Les  essais  d'acclimatation  tentés  aux  Açores  ont  porté  jusqu'à 
présent  de  préférence  sur  les  plantes.  Les  Anglais  et  les  Américains, 
qui  sont  nombreux  à  Fayal,  ont  contribué  beaucoup  à  propager  le 
goût  de  l'horticulture.  Un  citoyen  américain  qui,  sous  le  nom  de 
Dabney,  a  pendant  quarante  ans  exercé  les  fonctions  de  consul  des 
États-Unis  à  Fayal,  a  été  surtout  l'agent  principal  de  ce  progrès. 
Cet  homme  distingué,  descendant  de  la  famille  française  de  d'Au- 
bigné,  a  imprimé  à  tout  ce  qu'il  a  touché  le  cachet  de  l'esprit 
entreprenant  et  ferme  du  vieux  sang  huguenot  qui  coulait  dans 
ses  veines.  Les  grands  établissemens  commerciaux  de  Fayal  ont 
été  son  œuvre.  11  est  parvenu  à  fonder  un  commerce  d'échanges 
régulier  entre  les  Açores  et  le  continent  américain,  et  à  faire  de 
son  île  une  sorte  d'entrepôt  pour  les  navires  de  tous  pavillons  qui 
sillonnent  la  partie  voisine  de  l'Atlantique.  Enfin,  préoccupé  de 
l'avenir  réservé  aux  essais  botaniques,  il  a  transformé  des  champs 
à  peine  défrichés  en  jardins  splendides,  qui  sont  aujourd'hui  le  plus 

TOME  cm.  —  1873.  41 


6/i2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

bel  ornement  de  la  ville  d'Horta.  Son  rôle  de  négociant  l'appelait 
souvent  en  Amérique  et  en  Europe,  et  à  chaque  voyage  il  ne  man- 
quait jamais  de  rapporter  des  graines,  des  boutures  ou  des  ar- 
bustes. Plusieurs  des  arbrisseaux  qu'il  a  plantés  sont  devenus  de 
grands  arbres,  monumens  vivans  appelés  à  perpétuer  la  mémoire 
de  cet  homme  de  bien.  Un  araucaria  excelsa,  qu'il  avait  apporté 
de  Boston  il  y  a  quarante-quatre  ans  dans  un  petit  vase  de  grès,  est 
aujourd'hui  un  arbre  magnifique  qui  s'élève  à  plus  de  hO  mètres  de 
haut.  Cet  araucaria  est,  dans  l'archipel  açorien,  le  premier  qui  ait 
donné  des  graines  fertiles.  En  1867,  lors  de  mon  premier  voyage  à 
Fayal,  on  croyait  encore  que  sous  le  ciel  des  Açores  cet  arbre  ne 
pouvait  se  reproduire  que  par  bouture;  mais  depuis  lors,  et  à  plu- 
sieurs reprises,  on  a  constaté  la  germination  des  graines  tombées 
au  pied  de  l'arbre.  Dernièrement,  j'ai  pu  voir  à  l'ombre  de  ses  ra- 
meaux une  multitude  de  petites  plantes  frêles  et  souffreteuses, 
appelées  un  jour  à  posséder  la  taille  et  le  feuillage  du  géant  vé- 
gétal. 

D'autres  arbres,  de  provenances  les  plus  diverses,  poussent  côte 
à  côte,  et  rivalisent  de  fraîcheur  et  de  force.  Le  chêne,  le  hêtre, 
l'orme,  le  tilleul  et  les  autres  essences  forestières  d'Europe  s'élè- 
vent au  milieu  de  leurs  nombreux  congénères  importés  des  forêts 
américaines.  Un  même  enclos  renferme  à  la  fois  les  cryptomeria  du 
Japon,  les  acacias  de  l'Australie,  les  proteacées  du  cap  de  Bonne- 
Espérance,  le  tulipier  de  la  Virginie,  le  taxodium  des  bords  du  Mis- 
sissipi,  les  palmiers  africains,  les  aralia  de  la  Chine,  le  palissandre, 
l'eugenia  du  Brésil,  l'anona  des  Antilles,  le  pin  de  l'Himalaya,  le 
cèdre  du  Liban.  Même  variété  dans  les  arbustes  et  dans  les  plantes 
herbacées  qui  décorent  ces  lieux  féeriques.  Les  murs  de^  clôtures 
disparaissent  sous  un  amas  de  guirlandes  de  verdure  et  de  fleurs. 
Les  corolles  rouges  des  bignonia,  les  grappes  bleucâtres  des  glycines 
s'y  mêlent  aux  fleurs  jaunes  du  siigmophyllum  ciliareet  aux  larges 
feuilles  gaufrées  du  diploclœnia  splcndens.  Cette  luxuriante  végéta- 
tion est  distribuée  avec  tant  de  goût  et  d'art  qu'elle  semble  presque 
spontanée;  on  a  besoin  d'un  effort  de  réflexion  pour  se  rendre 
compte  du  soin  qu'il  a  fallu  apporter  et  de  la  dépense  considérable 
qu'il  a  fallu  faire  pour  obtenir  un  pareil  résultat. 

Malgré  le  caractère  laborieux  et  intelligent  de  la  population  de 
Fayal,  aucune  industrie  un  peu  importante  n'a  pu  jusqu'à  présent 
s'établir  dans  l'île.  Les  matières  premières  proviennent  de  l'étran- 
ger. Le  combustible  fait  défaut.  L'unique  cours  d'eau  susceptible 
de  fournir  une  force  motrice  utilisable  n'est  nullement  aménagé  :  il 
est  presque  à  sec  pendant  l'été,  tandis  que  l'hiver  il  se  transforme 
en  un  torrent  fougueux.  Certaines  entreprises  qui  semblaient  avoir 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  6^3 

quelques  chances  de  succès  local  n'ont  même  pas  réussi.  Ainsi  on 
a  essayé  d'établir  à  Ilorta  une  boulangerie  fournissant  un  pain  de 
meilleure  qualité  que  celui  qui  est  en  usage  dans  cette  ville,  et  l'on 
a  échoué  contre  l'indifférence  et  peut-être  aussi  contre  les  goûts 
invétérés  de  la  population.  On  a  importé  et  installé  un  outillage 
mécanique  pour  la  confection  des  clous,  dont  il  se  fait  un  emploi 
considérable  dans  la  construction  des  caisses  destinées,  au  transport 
des  oranges.  Des  droits  de  douane  élevés  semblaient  assurer  une 
protection  efficace  à  cette  fabrication;  mais  on  avait  oublié  de  tenir 
compte  de  la  fraude,  et  au  bout  de  très  peu  de  temps  le  fondateur 
du  nouvel  établissement  dut  reconnaîtra  qu'il  ne  pouvait  soutenir 
la  concurrence  des  usines  américaines,  qui  trouvaient  le  moyen  de 
faire  pénétrer  leurs  produits  dans  les  îles  en  échappant  au  paie- 
ment des  taxes. 

Il  existe  cependant  à  Fayal  quelques  petites  industries  qui  témoi- 
gnent d'une  dextérité  extraordinaire  chez  ceux  qui  les  exercent.  Les 
femmes  de  l'île  tissent  avec  du  fd  d'agave  des  dentelles  d'une  déli- 
catesse extrême,  et  font  en  coton  des  bas  à  jour  qui  ont  été  l'objet 
d'une  récompense  à  l'exposition  de  1867.  Pendant  plusieurs  années 
ces  bas  ont  joui  d'une  certaine  vogue  aux  États-Unis;  mais  là  comme 
ailleurs  la  mode  change,  et  en  ce  moment  les  pauvres  tricoteuses  faya- 
laises  chôment.  Un  autre  genre  de  travail,  plus  spécial  à  l'île  de 
Fayal,  est  la  fabrication  de  petits  ouvrages  en  moelle  de  figuier. 
Cette  matière,  d'un  blanc  de  neige,  prend  sous  l'instrument  tran- 
chant les  formes  les  plus  variées  :  on  en  fait  des  bouquets  d'une 
finesse  exquise,  des  dessins  en  relief  qui  représentent  des  animaux, 
des  plantes,  des  navires,  des  allégories  diverses.  Les  ouvrières  oc- 
cupées à  ce  métier  sont  de  véritables  artistes.  Deux  d'entre  elles 
ont  un  jour  exécuté  sous  mes  yeux  quelques  objets,  et  j'ai  été  vive- 
ment frappé  de  leur  bon  goût  et  plus  encore  de  leur  habileté  ma- 
nuelle. Avec  un  simple  rasoir,  elles  donnaient  à  la  moelle  de  figuier 
des  surfaces  arrondies  qui  avaient  l'éclat  et  le  modelé  du  marbre 
de  Carrare  :  tantôt  elles  le  découpaient  en  lamelles  si  minces  que 
leur  travail  aurait  fait  envie  au  micrographe  le  plus  exercé.  La  van- 
nerie de  Fayal  mérite  aussi  une  mention  particulière.  Elle  fournit 
au  commerce  de  charmantes  petites  corbeilles  finement  tressées  et 
décorées  de  traits  d'un  rouge  vif. 

Dans  les  autres  îles  de  l'archipel  des  Açores,  aucune  industrie 
locale  ne  vaut  la  peine  d'être  signalée,  si  l'on  excepte  toutefois  la 
confection  des  fleurs  en  sucrerie,  qui  a  lieu  encore  dans  les  couvens 
de  Terceire,  et  la  fabrication  des  couvertures  de  lit,  qui  se  fait  sur- 
tout à  Pico  et  à  Florès.  Ces  couvertures  sont  formées  d'une  grande 
pièce  de  toile  blanche,  dans  laquelle  sont  passés,  perpendiculaire- 


6M  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ment  les  uns  aux  autres,  des  fils  de  laine  de  couleurs  variées,  de 
manière  à  figurer  une  sorte  de  damier  multicolore ,  dont  chaque 
compartiment  est  divisé  lui-même  en  petits  rectangles  de  deux  ou 
trois  teintes  difTérentes. 

Fayal  possède  au  fond  de  la  baie  d'Horta  un  petit  fort  dont  les 
canons  n'ont  jamais  eu  d'emploi  belliqueux  ;  ils  servent  à  répondre 
aux  salves  des  navires  de  guerre,  à  célébrer  les  fêtes  nationales  et 
les  anniversaires  religieux.  Les  soldats  peu  nombreux  qui  y  tien- 
nePit  garnison  ne  sont  guère  utiles  que  lorsqu'un  vaisseau  étranger 
vient  stationner  dans  la  rade  et  que  des  bandes  de  matelots  des- 
cendent à  terre  pour  jouir  de  quelques  heures  de  liberté.  Alors  c'est 
parfois  une  tâche  rude  de  maintenir  la  tranquillité  dans  les  rues 
ordinairement  si  paisibles  d'Horta;  il  est  arrivé  dans  de  telles 
circonstances  que  le  sang  a  coulé,  et  que  la  tranquillité  n'a  pu 
être  rétablie  que  par  l'intervention  énergique  de  la  force  armée. 
De  tels  désordres  sont  heureusement  fort  rares;  aussi  les  marins 
de  toutes  les  nations  reçoivent-ils  généralement  un  excellent  ac- 
cueil à  Payai.  Nos  officiers  de  marine  sont  unanimes  pour  vanter 
les  agrémens  de  cette  station.  Avouons  cependant  que,  durant 
notre  déplorable  guerre  avec  la  Prusse,  les  sympathies  de  la  po- 
pulation fayalaise  n'ont  pas  été  toutes  du  côté  de  la  France;  l'ab- 
surdité de  la  déclaration  de  guerre  nous  avait  aliéné  plusieurs 
des  meilleurs  esprits.  Deux  camps  d'opinion  opposée  s'étaient  for- 
més dans  la  ville  d'Horta.  La  présence  d'un  navire  prussien  blo- 
qué dans  les  eaux  des  Açores  par  une  frégate  française  augmentait 
encore  la  division  et  rendait  les  discussions  plus  vives.  Les  jeunes 
filles  elles-mêmes ,  prenant  parti  pour  l'une  ou  l'autre  des  deux 
nations,  portaient  dans  les  bals,  à  leur  corsage,  de  petits  dra- 
peaux aux  couleurs  du  pays  qu'elles  favorisaient  de  leurs  vœux. 
Toutefois  la  dureté  des  conditions  que  nous  avons  dû  subir  au 
terme  de  la  lutte  et  surtout  l'annexion  violente  de  nos  compatriotes 
d'Alsace  et  de  Lorraine  ont  enfin  ouvert  les  yeux  de  ceux  qui  nour- 
rissaient contre  nous  les  préventions  les  plus  fortes,  et  nous  ont 
ramené  les  cœurs.  H  n'est  plus  maintenant  aucun  Açorien  qui  ne 
désire  fermement  la  libération  de  la  France  et  le  rétablissement  de 
sa  prospérité. 

F.    FOUQUÉ. 


LES  ANCIENS  BANQUIERS 

FLORENTINS 

SOUVENIRS  d'un  VOYAGE  A  FLORENCE. 


De  toutes  les  républiques  italiennes  du  moyen  âge,  Florence  fat 
assurément  la  plus  puissante  et  la  plus  illustre.  Elle  sut  habilement 
se  servir  des  navires  de  Pise  et  de  Gènes,  et  aborder  avec  eux,  elle 
qui  n'avait  pas  de  ports  de  mer,  tous  les  marchés  de  l'Europe  et  de 
l'Orient.  Elle  fut  grande  par  les  armes  comme  par  les  affaires,  et 
conquit  peu  à  peu  toutes  les  républiques  voisines;  Pise,  Sienne, 
finirent  par  se  ranger  sous  sa  loi.  C'est  au  commerce  surtout  que 
Florence  a  du  ses  succès.  On  est  étonné  de  voir  que  les  historiens 
qui  nous  ont  parlé  d'elle,  soit  les  vieux  chroniqueurs,  tels  que 
Dino  Compagni ,  Villaiii ,  Ammirato,  Machiavel ,  soit  les  historiens 
de  nos  jours,  tels  que  Sic^mondi,  aient  glissé  légèrement  sur  cette 
véritable  cause  de  la  grandeur  florentine.  Villani,  qui  fut  l'associé 
des  plus  puissantes  compagnies  de  banque  de  son  temps,  qui  voya- 
gea pour  elles  dans  toute  l'Europe,  nous  parle  à  peine  des  opé- 
rations de  ces  riches  marchands;  la  lutte  incessante  des  guelfes  et 
des  gibelins  est  surtout  ce  qui  le  préoccupe.  Il  faut  en  dire  autant 
des  autres  chroniqueurs.  Si  l'on  écrivait  l'histoire  politique  mo- 
derne de  l'Angleterre,  on  pourrait  passer  sous  silence  le  travail  des 
mines,  des  forges,  des  manufactures,  qui  a  créé  cependant  l'énorme 
richesse  de  ce  pays;  en  effet,  ce  ne  sont  ni  les  exploitans  de  mines, 
ni  les  maîtres  de  forges,  ni  les  filateurs  de  coton  qui  y  sont  à  la  tête 
des  affaires.  A  Florence,  il  en  était  autrement  :  les  plus  grands  mar- 
chands de  la  république  furent  les  chefs  des  principales  factions 
de  cette  turbulente  cité,  notamment  de  la  faction  guelfe. 


QflQ  RETUE    DES   DEUX   MONDES. 

Dans  de  récens  voyages  à  Florence,  nous  avons  rencontré  quel- 
ques-uns des  descendans  des  célèbres  directeurs  de  ces  compagnies 
de  marchands  et  de  banquiers  qui  firent  de  la  république  florentine 
le  premier  état  du  xiii^  siècle.  Dans  les  bibliothèques,  dans  les  ar- 
chives des  familles,  nous  avons  retrouvé  des  manuscrits  inédits  fort 
curieux,  même  des  livres  de  commerce  ;  enfin,  en  parcourant  l'an- 
cienne ville,  nous  avons  relevé  sur  place  avec  les  mêmes  noms  la 
plupart  des  rues,  des  édifices,  des  palais,  où  se  fit  pendant  plusieurs 
siècles  tout  le  grand  commerce  florentin.  Armé  de  ces  documens, 
il  est  possible  d'interroger  le  passé  et  de  le  faire  revivre.  On  constate 
ainsi  non-seulement  que  la  plupart  des  usages  commerciaux  que 
l'on  regarde  comme  récens,  la  tenue  des  livres,  le  billet  de  banque, 
les  institutions  consulaires,  étaient  déjà  répandus  et  remontaient 
même  plus  loin,  mais  encore  que  jamais,  à  aucune  époque,  il  ne 
parut  une  réunion  aussi  imposante  d'hommes  d'affaires  dont  la  plu- 
part comptaient  la  durée  de  leur  maison  par  siècles,  et  avaient 
établi  leurs  relations  sur  tout  le  monde  alors  connu,  de  Londres  à 
Pékin.  Néanmoins  le  fait  le  plus  saisissant  qui  ressortira  de  cette 
étude,  c'est  que  les  grandes  choses  se  font  surtout  par  la  liberté, 
et  qu'un  état  n'est  fort  qu'autant  que  les  citoyens  s'intéressent  à  la 
chose  publique.  Nous  verrons  Florence  tomber  et  son  commerce 
disparaître  le  jour  où,  ne  cherchant  plus  qu'à  jouir  de  ses  richesses, 
elle  remettra  ses  destinées  aux  mains  d'un  seul  homme,  sorti  lui- 
même  de  ces  grandes  familles  de  marchands  qui  au  moyen  âge 
portèrent  jusqu'aux  confins  du  monde  le  renom  de  la  république 
florentine. 


I. 


Jusqu'au  commencement  du  xii'  siècle,  les  documens  précis 
manquent  sur  le  commerce  florentin.  A  cette  époque,  Florence, 
dont  le  passé  était  très  ancien,  puisqu'elle  avait  été  tour  à  tour 
étrusque  et  romaine,  détruite  par  Totila,  reconstruite  par  Gharle- 
magne,  soumise  aux  empereurs  allemands,  dont  elle  secoua  bien 
vite  le  joug  (1080)  pour  se  transformer  en  république,  Florence 
nous  apparaît  tout  à  coup  comme  une  cité  marchande  déjà  très 
riche,  constituée  sur  de  sages  lois,  peuplée  de  puissantes  familles, 
étendant  au  loin  ses  relations.  Le  travail  de  la  laine  soit  indi- 
gène, soit  tirée  du  dehors,  et  la  manipulation  des  draps  achetés 
bruts  à  l'étranger,  notamment  en  France  et  dans  les  Flandres,  ce 
qui  leur  faisait  donner  le  nom  de  draps  français,  composaient  la 
principale  industrie  de  cette  république.  Il  faut  y  joindre  aussi 


ANCIENS    BAN^QUIEr.S    FLORENTINS.  Gh7 

l'industrie  de  la  soie,  Varie  délia  seia,  et  enfin  le  métier  du  change 
et  de  la  banque,  sans  lequel  tout  ce  commerce  n'aurait  jamais  pu 
s'exercer. 

Dès  l'an  1100',  on  constate  à  Florence  l'existence  des  consuls  ou 
magistrats  du  collège  des  arts.  Le  travail  de  la  laine  formait  ce 
qu'on  appelait  Vartc  delta  lana.  Une  grande  partie  de  ces  laines 
venait  d'Espagne,  mais  surtout  d'Angleterre  et  d'Ecosse,  où  on  les 
achetait  aux  couvens;  cà  Florence,  on  les  tissait,  on  les  passait  à  la 
teinture.  Les  rues  où  se  pratiquaient  ces  diverses  industries  exis- 
tent encore  :  via  dei  Cimatori  (tondeurs  de  draps),  délie  Caldaje 
(des  chaudières),  corso  de'  Tintori  (des  teinturiers).  L'alun,  indis- 
pensable comme  mordant  pour  fixer  les  couleurs,  était  acheté  aux 
mines  voisines  de  la  maremme  toscane.  Les  déblais,  les  résidus  de 
ces  anciennes  exploitations  ont  été  transformés  peu  à  peu  en  une 
sorte  de  pouzzolane  artificielle  par  une  longue  exposition  à  l'air. 
Aux  environs  de  Massa-Marittima,  de  Campiglia,  ces  carrières  sont 
encore  accessibles.  L'une  d'elles,  à  Montione,  est  toujours  en  ac- 
tivité; elle  était  sous  les  Médicis  et  les  grands-ducs  de  la  maison 
de  Lorraine  et  elle  est  encore  aujourd'hui  une  propriété  de  la  cou- 
ronne. Les  couleurs  employées  étaient  surtout  végétales.  Le  pastel 
ougnado  (en  vieux  français  guède)  servait  à  teindre  en  bleu;  l'indigo 
était  alors  inconnu  en  Europe.  La  garance  [robbia),  qui  était  culti- 
vée en  Toscane  depuis  le  temps  des  Romains,  donnait  la  couleur 
rouge,  qu'on  préférait  pour  les  draps  sur  tous  les  marchés  d'Asie. 
On  teignait  en  pourpre  avec  l'orseille  [oricclla).  Cette  plante  fut 
introduite  du  Levant  par  une  famille  de  marchands,  qui  tira  de  là 
son  nom,  les  Oricellari  ou  Rucellai.  On  voit  encore  un  de  leurs 
palais,  d'une  magnifique  architecture,  dans  la  rue  de  Vigna-Nuova. 
Ce  sont  les  jardins  des  Rucellai,  dépendant  d'une  autre  demeure, 
qui  furent  si  célèbres  au  temps  de  Machiavel  et  des  néo -platoni- 
ciens. L'orseille,  que  ces  marchands  introduisirent  dans  la  teintu- 
rerie florentine,  est  une  sorte  de  mousse  ou  lichen  qui  croît  su'* 
certains  arbres;  pour  en  tirer  la  couleur  qu'elle  contient,  on  la  fai 
sait  fermenter  dans  l'urine.  Retrouvée  de  nos  jours  à  Madagascar, 
à  Mozambique,  elle  forme  un  des  principaux  élémens  du  commerce 
de  ces  lointaines  contrées. 

Non  contente  des  draps  qu'elle  fabriquait,  Florence  en  recevait, 
avons-nous  dit,  de  l'étranger  à  l'état  brut,  et  leur  faisait  subir  de 
nouvelles  préparations.  On  les  foulait,  les  teignait  de  nouveau,  les 
pliait  différemment,  en  un  mot  leur  donnait  la  finesse,  la  couleur, 
le  lustre,  les  dimensions  que  réclamaient  les  modes  et  les  usages 
du  temps.  Les  draps  ainsi  préparés  étaient  surtout  envoyés  à  Tunis 
et  dans  tout  le  Levant.  On  appelait  cette  industrie  Varie  di  Cali- 


6A8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mala  (1),  du  nom  de  la  rue  où  elle  s'exerçait,  et  aux  abords  de  la- 
quelle on  Yoit  encore  aujourd'hui  des  marchands  de  draps  qui 
étalent  leurs  montres  dans  des  magasins  vieux  de  sept  cents  ans. 
Ces  boutiques  portaient  le  nom  de  fondacci  (au  singulier  fondaco)^ 
et  chaque  compagnie  de  marchands  avait  la  sienne. 

L'art  de  Calimala  allait  de  pair  avec  l'art  de  la  laine.  Celui-ci 
avait  son  centre  et  le  lieu  de  réunion  de  ses  marchands  à  Calimala 
même.  Là  est  une  vieille  tour  massive,  crénelée,  qu'on  appelle 
VArchivio  de'  contratti,  parce  qu'on  y  enregistre  les  contrats.  Sur 
les  faces  de  cette  tour  est  sculpté  le  mouton  couronné  porteur  de 
la  bannière  à  la  croix  de  gueules,  enseigne  des  marchands  de  laine 
florentins.  Cet  écusson  est  de  l'an  1308,  comme  nous  l'apprend 
l'inscription  en  écriture  gothique  gravée  au-dessous  (2).  C'est  dans 
cette  tour  que  résidaient  les  prieurs  ou  consuls  de  la  laine.  Dans  la 
rue  de  Porla-Rossa,  où  débouche  Calimala,  se  tinrent  en  1266  (3) 
les  premières  réunions  des  marchands  de  draps  et  des  podestats  de 
la  république,  d'où  sortirent  les  règlemens  qui  régirent  les  corps  de 
métiers.  L'art  de  la  soie  s'exerçait  dans  le  voisinage,  et  l'on  voit 
encore  debout  l'édifice  où  siégeaient  les  consuls  qui  y  présidaient. 
A  côté  est  la  ruelle  appelée  vicolo  délia  Seia,  qui  a  conservé  son 
nom  primitif.  Ce  quartier  jouissait  de  grands  privilèges  :  on  ne 
pouvait  y  entrer  en  armes,  on  ne  pouvait  y  être  poursuivi  pour 
dettes.  Ceci  montre  le  cas  que  faisait  la  république  florentine  de 
ceux  qui  appartenaient  à  l'art  de  la  soie.  Au-delà  de  l'Ârno  est  la 
rue  des  Vellu/i,  où  se  fabriquaient  les  velours.  La  famille  qui  la 
première  entreprit  cette  industrie,  où  elle  s'enrichit  considérable- 
ment, en  tira  ce  nom  de  Velluti  qu'elle  a  conservé. 

Le  change  et  la  banque  se  faisaient  en  pleine  rue,  peut-être  via 
de'  Tavoh'ni,  comme  qui  dirait  rue  des  Comptoirs.  Le  banquier 
était  assis  devant  une  petite  table,  banco  ou  tavolino,  sur  laquelle 
était  étendu  un  tapis  vert,  et  avait  devant  lui  un  sac  d'écus  et  un 
livre  de  compte.  Le  florin  d'or  de  Florence,  frappé  en  1252  en  sou- 
venir de  la  bataille  de  Monteaperti,  où  le  parti  guelfe  chassa  le 
parti  gibelin,  était  pris  comme  étalon.  C'était  et  ce  fut  pendant  plu- 
sieurs siècles  la  meilleure  monnaie  d'Europe;  elle  était  d'or  pur  à 
2i  karats  [h).  Le  sultan  de  Tunis,  l'ayant  vue,  en  augura  si  bien  du 

(t)  Calimala,  de  callis  malus,  ou  mauvaise  rue,  parce  qu'elle  menait  aux  mauvais 
lieux.  Calle,  dans  le  vieil  italien  comme  en  espagnol,  veut  dire  rue,  passage. 

(-)  Le  millésime  est  très  apparent,  sauf  le  cliiffre  des  dizaines  et  des  unités.  Do- 
mus  curiœ  artis  lanœ  civitatis  Florent iœ  se  lit  très  distinctement. 

1.3)  Et  non  on  1256,  comme  dit  une  inscription  en  marbre  apposée  sur  la  façade  de 
la  maison  où  ces  réunions  eurent  lieu. 

(4)  Le  florin  pesait  72  grains,  soit  3  grammes  537  milligrammes  d'or  pur,  lesquels, 


ANCIENS   BANQUIERS    FLORENTINS.  (5hd 

peuple  qui  l'avait  frappée,  qu'il  concéda  tout  de  suite  aux  Floren- 
tins les  mêmes  privilèges  qu'il  avait  jusque-là  réservés  aux  seuls 
Pisans.  Les  banquiers  portaient  le  nom  de  cambiatori  ou  changeurs; 
on  réservait  celui  de  mcrcalanti  ou  marchands  à  ceux  qui  faisaient 
le  commerce  de  la  laine  ou  de  la  soie  et  aux  drapiers  de  Gaîimala  (1). 
Presque  tous  les  grands  banquiers  faisaient  du  reste  aussi  partie 
des  corporations  de  marchands. 

Pour  essayer  les  monnaies,  les  changeurs  se  servaient  d'une 
pierre  de  touche.  Ou  sait  que  l'or  frotté  sur  cette  pierre  y  laisse 
une  empreinte  bien  visible  qu'on  attaque  par  les  acides,  l'eau  forte 
par  exemple  ou  acide  nitrique.  L'acide  dissout  les  métaux  alliés  à 
l'or  sans  entamer  ce  dernier.  La  trace  qui  reste,  comparée  à  d'autres 
faites  avec  des  touchaux  d'or  d'un  titre  connu,  permet  de  juger  assez 
exactement  du  degré  de  pureté,  de  ce  qu'on  appelle  le  titre  du  mé- 
tal essayé.  En  ces  temps,  la  chimie  n'olFrait  pas  pour  ces  sortes 
d'essais  de  moyens  plus  précis  que  celui-là,  qui  s'est  du  reste  em- 
ployé jusqu'à  nos  jours,  et  l'hôtel  des  monnaies  de  Florence,  la 
Zecca,  dont  quelques-uns  des  plus  grands  banquiers  se  firent  les 
fermiers,  n'en  connaissait  pas  d'autres. 

Autour  des  demeures  des  principaux  marchands  était  une  galerie 
couverte,  appelée  loge,  où  l'on  se  réunissait  pour  traiter  les  affaires. 
C'était  là  qu'on  fixait  les  prix  de  la  soie,  de  la  laine,  des  draps,  du 
change.  C'était  là  qu'arrivaient  les  courriers,  les  agens  des  compa- 
gnies marchandes,  là  qu'on  recevait  les  nouvelles  de  mer  et  des 
diverses  places  d'Europe,  d'Afrique  et  d'Asie.  Chaque  maison  com- 
merciale avait  ainsi  sa  bourse  à  portée  de  ses  bureaux.  Comme  la 
foule  attire  la  foule,  c'était  là  aussi  que  le  peuple  du  voisinage  s'as- 
semblait à  certaines  heures,  surtout  les  jours  de  fête,  pour  jouer 
aux  dés,  apprendre  les  nouvelles.  Là  se  donnaient  les  rendez  vous. 
Ces  loges  ont  disparu;  i!  n'en  reste  plus  que  le  nom  et  la  place.  Les 
loges  des  Albizzi,  des  Adimari,  des  Maggi,  des  Rucellai,  des  Pert;zzi, 
des  Mozzi,  dos  Bardi,  furent  les  plus  célèbres.  Ce  nom  de  loge  s'est 
conservé  à  Gènes  pour  désigner  la  bourse;  à  Marseille,  on  l'a  aussi 
employé  tout  le  temps  que  la  bourse  s'est  t .mue  dans  le  même  local 
qu'au  moyen  âge,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  fin  de  la  restauritîo:]. 

La  loge  entourait  la  maison  du  marchand,  du  banquier.  Celle-ci 
était  généralement  un  vaste  et  magnifique  hôtel,  un  paluzzOy  oii  le 

calculés  au  taux  de  3  francs  4i  cent,  le  gramme,  repi-f^sentent  l'équivalent  de  12  fr. 
17  cent,  de  notre  monnaie  actuelle.  C'est  la  valeur  intrinsèrfue  du  florin;  mai*  il  no 
faut  pas  oublier  que  le  prix  de  toutes  choses,  notamment  celui  du  blé,  a  triplé  et  qua- 
druplé depuis  le  xiii*  siècle. 

(1)         Tal  fatto  è  Fiorentino,  e  cambia  e  merca...  (Dante,  Paradis,  xvi.) 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maître  habitait  avec  tous  les  siens.  Souvent  une  rue  entière  était 
occupée  par  la  même  famille.  Les  luttes  civiles  qui  se  renouvelaient 
presque  chaque  année  exigeaient  ce  groupement.  II  y  a  encore  à 
Florence  la  place  des  Peruzzi,  la  rue  des  Tornabuoni,  des  Albizzi, 
des  Greci,  des  Bardi,  des  Cerchi.  Ces  anciens  palais,  toujours  de- 
bout, donnent  à  l'architecture  civile  de  Florence  un  cachet  spécial 
que  l'étranger  n'oublie  pas.  Ils  sont  bâtis  de  pierres  massives,  tail- 
lées rudement,  en  bossages,  surtout  aux  fondations  où  quelques- 
uns  des  blocs  sont  énormes.  Les  murailles  sont  épaisses  comme 
celles  d'une  forteresse.  La  porte  s'élève  souvent  au-dessus  du  ni- 
veau de  la  rue;  on  y  monte  par  des  escaliers.  Les  fenêtres  sont  peu 
nombreuses,  assez  étroites,  dessinées  en  voûte,  disposées  sur  deux 
ou  trois  étages  au  plus.  Le  long  de  la  façade  principale  sont  des 
anneaux  de  fer  à  diverses  hauteurs,  élégamment  ciselés.  Les  jours 
de  fête,  on  y  mettait  les  bannières,  les  torches.  Aux  angles  sont  par- 
fois des  ornemens  en  bronze  ou  des  lanternes  en  fer  forgé,  dont 
quelques-unes  sont  un  chef-d'œuvre  d'art,  comme  les  lanternes  du 
palais  Strozzi.  Dans  certains  palais,  on  voit  aussi  sur  les  façades  les 
crochets  de  fer  qui  servaient  à  suspendre  la  laine  au  moyen  de  bâ- 
tons transversaux.  Loin  de  rougir  de  leur  métier,  les  marchands 
florentins  le  tenaient  en  honneur;  c'était  une  gloire  d'appartenir  à 
l'art  de  la  laine. 

Ces  palais,  dont  quelques-uns  ont  soutenu  des  sièges  et  portent 
la  trace  de  l'incendie,  comme  ceux  des  Bardi,  des  Albizzi,  sont  pour 
la  plupart  des  types  d'architecture,  surtout  les  plus  modernes.  Ils 
ont  gardé  de  l'ordre  étrusque  primitif  le  lom'd  et  robuste  appareil 
en  pierre  de  taille.  L'art  des  constructions  à  Florence  comme  à  Ve- 
nise revêt  un  cachet  original;  mais,  tandis  que  Venise,  ville  presque 
orientale,  emprunte  ses  inspirations  aux  Arabes  et  aux  Byzantins, 
Florence  reste  fidèle  à  l'ancien  type  toscan.  Les  palais  Strozzi,  Me- 
dici,  Antinori,  Rucellai,  Pazzi  ou  Quaratesi,  ont  été  visités  par  tous  les 
voyageurs.  Les  palais  Spini,  Mo^zi,  Buondelmonti,  Davanzati,  Bardi, 
Caponi,  Albizzi,  Alessandri,  de  dates  plus  anciennes,  méritent  éga- 
lement d'être  cités.  On  connaît  le  palais  Pitti,  qui  a  servi  de  rési- 
dence aux  Médicis,  devenus  princes  de  Toscane,  plus  tard  aux 
grands-ducs  de  la  maison  de  Lorraine,  et  qui  appartient  encore  à 
la  couronne. 

Indépendamment  de  leuvpalazzo  et  de  leur  loge,  les  plus  grandes 
familles  avaient  ce  qu'elles  nommaient  leur  tour ,  signe  d'antique 
noblesse.  C'étaient  de  véritables  tours  en  pierre,  dont  quelques- 
unes  sont  haules  encore  de  25  à  30  mètres ,  mais  qui  avaient  le 
double  de  hauteur  quand  elles  étaient  intactes.  Telles  furent  les 
premières  habitations  de  Florence,  empruntées  sans  doute  aux 


ANCIENS   BANQUIERS   FLORENTINS.  651 

Etrusques  de  la  station  voisine  de  Fiesole.  Ces  tours,  de  forme 
carrée  ou  rectangulaire,  ont  seulement  quelques  mètres  de  côté, 
sept  ou  huit  au  plus.  Elles  sont  munies  d'une  porte  dans  le  bas, 
le  plus  souvent  d'une  seule  fenêtre  à  chaque  étage.  Beaucoup  ont 
en  apparence  disparu,  transformées,  badigeonnées  ou  enchevêtrées 
dans  des  constructions  d'âge  plus  récent.  Quelques-unes  sont  en- 
core intactes,  pour  ainsi  dire  isolées.  Telle  est  la  fameuse  tour  des 
Girolami,  dans  la  rue  Por-Santa-Maria,  ainsi  nommée  parce  que  la 
porte  Sainte-Marie,  qui  faisait  partie  de  la  première  enceinte  de 
Florence,  s'ouvrait  sur  cette  rue.  Non  loin  de  la  tour  des  Girolami 
est  celle  dite  des  Buondelmonti.  On  y  pénètre  par  une  maison  voi- 
sine; on  y  monte  par  un  escalier  en  bois  vermoulu.  De  distance  en 
distance  s'ouvre  une  étroite  fenêtre.  Aux  angles  débouche  parfois 
un  soupirail  par  lequel  on  a  jour  sur  l'extérieur.  Cette  ouverture 
était  sans  doute  ménagée  non-seulement  pour  donner  passage  à  la 
lumière,  mais  encore  pour  surveiller  l'ennemi,  lancer  des  flèches. 
Un  gamin  qui  me  montrait  cette  tour  ma  fit  l'histoire  des  premiers 
possesseurs.  «  C'est  de  là  que  partit  Buondelmonte,  dit-il,  quand 
il  fut  assassiné  par  les  Amidei  à  l'entrée  du  Pont-Yieux,  là  où  était 
la  statue  de  Mars,  protecteur  de  Florence.  Ainsi  commencèrent  les 
luttes  des  guelfes  et  des  gibelins.  »  Le  jeune  cicérone  avait  bien 
retenu  sa  première  leçon  d'histoire  flbrentine  (1). 

Toutes  ces  tours  étaient  crénelées.  A  la  forme  des  créneaux,  on 
pouvait  désigner  le  parti  auquel  appartenait  la  famille  maîtresse 
d'une  tour.  Les  créneaux  rectangulaires,,  pleins,, étaient  guelfes;  les 
créneaux  taillés  en  pointe  aux  extrémités,  évidés  sur  le  milieu, 
étaient  gibelins.  Qaand  un  décret  des  podestats  força  les  habitans  à 
décapiter  leurs  tours,  c'est-à-dire  à  en  diminuer  la  hauteur,  ces 
signes  disparurent,  mais  les  guelfes  et  les  gibelins  continuèrent  à 
S3  distinguer  entre  eux  à  la  façon  de  saluer,  de  se  vêtir.  Quelque- 
fois les  membres  d'une  môme  famille  étaient  de.  partis  opposés,  et 
cela  se  vit  surtout  quand  à  la  faction  des  guelfes  et  des  gibelins 
succéda  celle  des  blancs  et  des  noirs,  ou  des  C-rchi  et  des  Donati. 

Les  tours  marquaient,  au  milieu  des  luttes  civiles,  le  lieu  de  ras- 
semblement des  habitans  d'un  même  palais,  d'une  même  rue.  Elles 
sont  encore  plus  massives  que  les  palais  qui  leur  ont  succédé,  et 
l'âge,  au  lieu  de  les  entamer,  n'a  fait  que  les  consolider  davantage. 

(1)  Dans  une  des  tours  voisines  de  celle  do  Buondelmonti  a  été  retrouvé,  il  y  a 
quelques  années,  un  véritable  agenda  de  poche,  oublié  dans  une  cachette.  Les  feuilles 
de  ce  carnet  sont  en  hois,  recouvertes  d'une  couche  de  cire;  le  marchand  y  notait 
ses  affaires  de  chaque  jour.  Quelques  feuilles  ayant  dispara,  le  nom  du  possesseur  et 
le  millésime  ne  peuvent  être  indiqués;  on  peut  fixer,  comme  date  approximative,  l'an 
1300.. 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  l'extérieur,  la  pierre  est  unie,  taillée  en  rectangles  de  moyenne 
dimensions;  à  l'intérieur,  la  maçonnerie  est  de  moellons  irréguliers, 
quelquefois  de  gros  cailloux  roulés  arrachés  au  lit  de  l'Arno.  L'é- 
paisseur des  murs  atteint  jusqu'à  2  mètres.  La  date  de  ces  con- 
structions est  évidemment  pour  la  plupart  étrusque  ou  romaine.  Le 
mortier  a  fait  si  bien  prise  que  tout  cela  n'est  plus  qu'une  masse 
inébranlable  de  haut  en  bas;  la  mine  et  l'acier  auraient  peine  à  l'en- 
tamer. A  Por-Santa-Maria,  on  compte  dans  un  très  petit  espace  jus- 
qu'à sept  de  ces  tours.  Au  cœur  du  vieux  Florence,  là  où  est  au- 
jourd'hui le  marché  vieux  (Mercato-Vecchio),  on  en  compte  un 
plus  grand  nombre;  une  ancienne  église  du  lieu  porte  même  le 
nom  de  San-Miniato  tra  le  lorri.  C'est  là  qu'avaient  leur  résidence 
les  plus  anciennes  familles  de  la  ville,  les  Agli,  les  Yecchietti,  les 
Cardinali,  les  Brunelleschi,  les  Amieri,  les  Tosinghi,  les  Ughi,  les 
Gondi.  Les  Médicis  sont  sortis  également  de  là.  Un  peu  plus  loin, 
via  San-Martino,  est  la  tour  que  l'on  montre  comme  ayant  été  la 
maison  de  Dante.  Les  grandes  familles  venues  plus  tard  à  Florence 
eurent  leur  résidence  dans  les  faubourgs  ;  les  Bardi,  les  Albizzi , 
étaient  de  ce  nombre. 

Le  coin  du  vieux  Florence  où  nous  sommes  mérite  d'être  décrit. 
Depuis  les  premiers  temps,  il  n'a  pas  changé.  C'est  toujours  le 
même  dédale  de  rues  étroites,"  tortueuses,  la  plupai't  sans  issue, 
que  le  soljil  ne  visite  jamais,  et  que  le  balai  ou  l'arrosoir  municipal 
visitent  encore  moins.  Le  climat,  les  luttes  intestines,  autorisaient 
ces  dispositions.  Aucune  ancienne  ville,  pas  même  Gènes,  sous 
ce  rapport  si  curieuse,  pas  même  Marseille,  dont  quelques  rues 
n'ont  pas  varié  d'aspect  depuis  le  temps  des  Phocéens,  ne  ren- 
ferme un  quartier  d'allure  aussi  pittoresque.  Dans  cette  partie  du 
vieux  Florence  se  tient  toujours  le  marché.  Depuis  huit  cents  ans, 
les  étals  en  plein  air  sont  presque  restés  les  mêmes.  La  boucherie, 
la  poissonnerie,  occupent  la  rue  par  droit  imprescriptible;  les  mar- 
chands de  légumes  sont  à  côté.  C'est  là  que  le  dialecte  florentin 
aux  sons  gutturaux,  qui  rappellent  ceux  de  l'arabe  et  de  l'espa- 
gnol, et  qui  viennent  sans  doute  de  l'étrusque,  aux  syllabes  mu- 
sicales, sautillantes,  règne  dans  toute  sa  pureté.  Pour  l'ouïr,  il  n'est 
pas  besoin  d'aller  au  spectacle  assister  aux  farces  de  Stenterello,  — 
le  bouffon  de  Florence,  comme  Pulcinella  est  celui  de  Naples,  —  il 
suffit  de  passer  au  Mercato-Yecchlo,  à  la  place  aux  heibes,  de  lon- 
ger la  rue  de  Galimala  et  celle  des  Strozzi,  où  se  tient  également 
le  marché. 

Le  Mercato-Vecchio  s'est  de  tout  temps  appelé  de  ce  nom,  même 
au  xi«  siècle.  Il  est  probable  que  c'est  sur  cet  emplacement  que 
les  maraîchers  de  Fiesole,  descendus  de  leurs  hauteurs,  venaient 


ANCIENS   BANQUIERS   FLORENTINS.  653 

vendre  leurs  denrées  aux  Florentins,  qui  habitaient  la  plaine  de 
l'Arno.  Le  nouveau  marché,  Mercaio-JSuovo,  dans  la  rue  Porta- 
Rossa,  n'a  de  marché  que  le  nom.  On  y  trouve  réunis  à  cercains 
jours  de  la  semaine,  à  certaines  heures,  les  paysans  de  la  ban- 
lieue qui  viennent  là  traiter  leurs  affaires  et  vendre  la  paille  tressée 
dont  on  fait  ces  jolis  chapeaux  au  tissu  si  délicat,  en  grand  renom 
auprès  des  dames.  Précédemment,  c'était  là  que  se  tenait  la  bourse 
des  négocians,  quand  les  anciennes  loges  eurent  peu  à  peu  disparu. 
Ce  prétendu  marché  n'est  du  reste  qu'une  galerie  couverte  qu'oc- 
cupent aussi  des  boutiques,  des  bazars  ambulans.  Le  toit  en  est 
soutenu  par  une  élégante  colonnade.  On  montre  au  milieu,  sur  le 
sol,  un  espace  circulaire  formé  de  tranches  de  marbre  alternati- 
vement blanches  et  noires ,  et  régulièrement  taillées  suivant  six 
rayons,  en  souvenir  de  l'antique  char  de  guerre,  le  carroccio , 
que  la  république  traînait  à  tous  les  combats,  et  qu'on  remisait  là 
avant  l'édification  du  marché.  Quand  le  cai'rorcio  eut  disparu,  on 
fit  de  ce  même  endroit  un  usage  singulier.  C'était  cette  étroite  place 
que  les  faillis,  en  vertu  d'une  ancienne  coutume,  devaient  frapper 
trois  fois  de  leur  siège  mis  à  nu  avant  d'obtenir  leur  concordat. 
A  la  façon  dont  la  pierre  est  usée,  on  devine  qu'elle  a  servi  quel- 
quefois (1). 

Il  a  été  dit  qu'une  même  famille  habitait  sous  le  même  toit,  et 
souvent  qu'une  famille  puissante  occupait  seule  toute  une  rue.  Mal- 
gré ces  associations,  que  permettait  un  état  de  fortune  souvent 
considérable,  on  vivait  modestement;  le  vêtement  était  grossier. 
Les  femmes  restaient  à  la  maison,  occupées  des  soins  du  ménage  et 
de  la  quenouille.  Elles  portaient  des  robes  de  bure  avec  un  simple 
capuchon.  Une  ceinture  de  cuir  serrait  la  taille.  Les  bijoux  d'or,  les 
perles,  les  pierres  précieuses,  leur  étaient  sévèrement  défendus  par 
la  loi.  Les  hommes  se  vêtaient  encore  plus  simplement.  Dans  ce 
pays,  où  l'on  fabriquait  les  plus  fines  étoffes  de  soie,  de  laine,  où 
l'argent  et  l'or  abondaient  dans  les  caisses  des  changeurs,  où  les 
produits  du  sol,  perfectionnés  par  di3S  méthodes  déjà  savantes,  ré- 
compensaient largement  les  efforts  de  l'agriculteur,  rien  n'était 
donné  au  luxe  ni  des  habits,  ni  des  repas.  Des  lois  somptuaires 

(1}  Le  poète  toscan  Lippi,  faisant  allusion  à  ce  fait,  feint  de  rencontrer  en  enfer 

Donne  che  feron  già,  pcr  ambizione 
D"  appanr  gioiellate  e  lucicanti, 
Dare  il  cul  al  marito  in  sul  lastrone. 

• 

Le  jurisconsulte  Gui-Pape,  qui  vivait  sous  Louis  XI,  a  rappelé  aussi  cette  curieuse 
coutume  florentine.  «  I  mercanti  di  questa  piazza  purgavano  i  loro  falli  ostendendo 
pudenda  et  percuticndo  lapidera  culo.  » 


654  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avaient  paré  à  tous  les  écarts.  La  démocratie  florentine,  envieuse 
et  jalouse  comme  le  sont  toutes  les  démocraties,  n'aurait  du  reste 
pas  permis  aux  jjopoîani  grassi,  aux  gros  bourgeois,  de  s'élever 
au-dessus  du  popolo  mùnito,  du  menu  peuple,  du  peuple  maigre, 
comme  il  s'appelait  aussi.  On  mettait  dans  les  affaires  les  bénéfices 
que  l'on  obtenait,  on  les  consacrait  à  des  œuvres  pies  ou  d'utilité 
publique  :  de  là  tant  de  grandes  choses  extérieures  qui  se  sont 
faites  à  Florence.  Les  Rucellai  ont  bâti  presque  à  eux  seuls  l'église 
de  Sainte-Marie-Nouvelle.  Il  est  juste  de  dire  toutefois  que,  les 
femmes  aidant,  on  se  départit  en  maintes  circonstances  de  la  sévé- 
rité des  lois  somptuaires.  Dante  est  là-dessus  fort  explicite,  lors- 
qu'il compare  les  mœurs  des  aïeux  à  celles  des  Florentins  de  son 
temps.  Le  sévère  chroniqueur  Villani  jette  les  hauts  cris  quand  les 
dames  obtiennent  du  duc  d'Athènes,  investi  de  la  seigneurie  de 
Florence,  la  permission  de  porter  de  faux  cheveux  et  de  les  laisser 
tomber  en  tresses  sur  le  front;  il  n'hésite  pas  à  traiter  cette  mode 
d'indécente.  M.  S.  Peruzzi,  qui  a  publié  sur  les  marchands  et  les 
banquiers  de  Florence  au  moyen  âge  un  livre  plein  de  curieux 
détails,  calcule  que  la  maison  seule  des  Peruzzi  (les  trois  frères 
vivaient  ensemble  chacun  avec  sa  famille)  abritait  au  commence- 
ment du  xiv*  siècle  trente  et  une  personnes,  serviteurs  non  com- 
pris, et  ne  dépensait  pas  moins  de  3,000  florins  d'or,  somme  qu'il 
évalue  à  120,000  francs  par  an  de  notre  monnaie  actuelle  (1).  Quoi 
qu'il  en  soit,  l'austérité  de  la  vie  était  exigée  par  les  lois,  par  les 
conditions  politiques  de  cette  république  travailleuse  et  profondé- 
ment démocratique;  elle  ne  souffrait  d'exception  que  dans  quelques 
cas  particuliers.  Les  fêtes  publiques  étaient  célébrées  avec  un  grand 
éclat,  les  funérailles,  les  mariages  aussi.  Les  lois  somptuaires  ne 
contrariaient  point  les  dépenses  d'église. 

Les  mœurs  ont  toujours  conservé  à  Florence  quelque  chose  de 
la  simplicité  antique.  Le  Florentin  est  naturellement  sobre,  éco- 
nome. Il  a  gardé  dans  sa  vie  privée,  demeurée  modeste,  quelques- 
unes  des  qualités  de  ses  pères.  Le  peuple  s'amuse  sans  désordre  et 
ne  trouble  guère  par  l'ivresse  la  joie  des  fêtes  publiques.  Il  donne 
tout  au  plaisir  des  yeux  et  de  l'esprit,  très  peu  au  plaisir  brutal;  il 
aime  mieux  le  théâtre  que  la  table,  et  les  longues  promenades  au 
grand  air  que  les  stations  au  cabaret.  Avec  un  verre  de  belle  eau 
pure  et  une  mince  tranche  de  pastèque  fraîche,  on  le  voit  l'été  se 
désaltérer  en  pleine  rue.  On  peut  dire  du  Florentin  qu'il  est  sobre 
comme  l'Espagnol.  Ainsi  que  les  habitans  de  tous  les  pays  caressés 
du  soleil,  il  est  resté  ami  du  clinquant*  des  gros  bijoux,  des  étoffes 

(1)  Sloria  del  commercib  e  dei  banclneri  di  Firenze  dal  1200  al  iSio,  Firenze  1868. 


ANCIENS   BANQUIERS    FLORENTINS.  655 

voyantes.  Le  luxe  de  la  parure  est  le  seul  pour  lequel  il  fasse  des 
folies;  il  se  rattrape  sur  les  lois  somptuaires  d'autrefois. 

On  se  figure  aisément  le  banquier  florentin  du  moyen  âge,  père 
de  famille  rigide,  austère,  aimé  et  vénéré,  mais  craint  aussi  des 
siens,  donnant  presque  toutes  les  heures  du  jour  aux  affaires,  ou- 
vrant religieusement  par  la  prière  les  repas  en  commun,  le  di- 
manche conduisant  lui-même  aux  offices  l'épouse  et  tous  les  enfans, 
prenant  part  à  la  chose  publique,  aux  élections,  aux  charges  de  la 
cité,  aux  luttes  intestines,  aux  guerres  extérieures,  sans  y  épargner 
le  sang  de  ses  fils  en  âge  de  le  suivre.  En  ce  temps-là,  on  était  à 
la  fois  banquier,  industriel,  magistrat  public  et  soldat.  Ne  recu- 
lant pas  devant  les  périls  d'un  autre  genre,  le  banquier  partait  de 
Florence  à  cheval,  un  beau  matin,  pour  aller  visiter  ses  comptoirs 
à  l'autre  bout  de  l'Europe,  à  Paris,  à  Bruges,  à  Londres,  non  sans 
avoir  fait  auparavant  son  testament;  dans  tous  les  cas  vigilant,  at- 
tentif, économe,  fin  en  affaires,  fort  diplomate  et  ne  risquant  rien 
qu'à  coup  sûr. 

Avec  le  temps  et  par  suite  des  nombreuses  évolutions  de  la  cité  flo- 
rentine, ce  type  du  banquier  primitif,  si  bien  personnifié  au  xiii''  siècle 
par  les  Bardi,  les  Peruzzi,  les  Alberti  et  tant  d'autres,  a  complètement 
disparu.  Florence  est  restée  toutefoisune  ville  d'affaires,  d'un  ordre 
modeste,  il  est  vrai,  et  le  commerce  de  l'argent  ne  s'en  est  pas  tout 
à  fait  éloigné.  Une  foule  d'étrangers,  des  Anglais,  des  Américains 
en  grand  nombre,  y  séjournent  chaque  année;  tous  sont  munis  de 
lettres  de  crédit.  Cela  augmente  un  peu  les  affaires  de  plusieurs 
maisons  de  banque,  souvenir  effacé  de  celles  des  anciens  jours.  Une 
de  ces  maisons  est  surtout  populaire,  la  maison  F....,  dont  le  véné- 
rable chef,  âgé  de  quatre-vingt-dix  ans,  mène  encore  lui-même  les 
bureaux.  «  Je  suis  le  doyen  des  banquiers  d'Europe  et  peut-être 
du  monde,  disait-il  récemment  avec  un  légitime  orgueil;  j'ai  com- 
mencé à  travailler  au  siècle  passé,  en  1799;  il  y  a  soixante-treize 
ans  que  je  n'ai  pas  quitté  la  plume.  »  Comme  on  lui  citait  nombre 
d'illustres  travailleurs  qui  chez  nous  sont  aussi  arrivés  à  une  verte 
vieillesse  sans  cesser  un  seul  jour  d'être  aux  affaires,  et  même  aux 
affaires  publiques,  où  l'on  vieillit  encore  plus  vite  :  «  C'est  vrai,  ré- 
pondit-il, mais  après  quatre-vingts  ans  chaque  année  compte  pour 
dix.  »  Cet  homme  infatigable  a  été  toute  sa  vie  un  modèle  d'exac- 
titude, de  diligence,  d'activité.  Le  premier  au  travail  le  matin  dès 
la  première  heure,  il  quitte  le  soir  le  dernier  ses  bureaux.  11  est 
aidé  de  ses  deux  fils,  maia  conduit  tout  en  maître,  vérifie  et  signe 
toutes  ses  traites.  N'est-il  pas  comme  le  digne  successeur  de  ces 
austères  banquiers  du  moyen  âge  qui  au  xiii^  siècle  étendirent  si 
loin  leur  renom? 


65(3  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


II. 


Les  Peruzzi  étaient,  avec  les  Bardi,  les  Acciajoli,  les  Bonaccorsi, 
les  Scali  et  quelques  autres,  les  principaux  marchands  et  banquiers 
de  Florence.  Pendant  tout  le  xin*  siècle  et  la  première  moitié  du 
xiv%  ces  maisons  furent  les  plus  puissantes.  La  république  floren- 
tine était  alors  le  premier  état  de  l'Europe.  Elle  avait  des  entrées 
assurées,  —  les  gabelles,  analogues  à  nos  octrois,  l'impôt  sur  le  re- 
venu, qui  plaisait  à  cette  démocratie  niveleuse;  —  elle  suidait  tous 
les  ans  son  budget  en  crédit,  ce  que  si  peu  d'états  savent  faire  au- 
jourd'hui. Elle  était  gouvernée  comme  Gênes,  Pise  et  les  princi- 
pales républiques  marchandes  de  ce  temps,  Marseille  elle-même, 
par  un  podestat  étranger  nommé  tous  les  ans  par  le  peuple.  Il  en 
résultait  que  le  chef  de  la  république  restait  neutre  dans  les  que- 
relles locales,  et  ne  distribuait  point  les  places  à  des  amis  ou  à  des 
parens.  Au  reste,  on  ne  le  laissait  que  tiès  peu  de  temps  auft  af- 
faires, et  il  ne  pouvait  être  réélu. 

Les  corps  de  métiers,  qui  comprenaient  la  plupart  des  citoyens, 
étaient  divisés  en  arts  majeurs  et  en  arts  mineurs-^  nous  dirions 
aujourd'hui  les  arts  libéraux  et  les  arts  manuels.  Dans  les  pre- 
miers, au  nombre  de  sept,  étaient  les  hommes  de  loi  (juges  et 
notaires),  les  marchands,  les  banquiers,  les  médecins;  dans  les 
seconds,  au  nombre  de  quatorze,  les  bouchers,  les  maçons,  les 
corroyeurs,  les  forgerons,  etc.  Les  premiers  renfermaient  ce  que 
nous  nommerions  les  bourgeois,  les  seconds  les  ouvriers.  Cha- 
que art  avait  sa  bannière  ou  gonfalon,  distincte  de  celle  de  la  ré- 
publique, et  au  premier  signal  de  trouble,  au  son  du  tocsin  parti 
du  palais  du  podestat,  plus  tard  de  celui  de  la  seigneurie,  tous 
ceux  qui  appartenaient  à  un  même  art  devaient  accourir  en  armes, 
rangés  autour  de  leur  bannière.  A  la  tête  -de  chacun  des  arts  se 
trouvaient  deux  prieurs  élus  [priori,  premieis).  C'étaient  des  es- 
pèces de  prud'hommes  qui  veillaient  à  ce  que  les  règlemens  de 
l'art  fussent  strictement  observés,  jugeaient  les  différends  des 
membres  d'une  même  corporation.  On  ne  pouvait  occuper  aucune 
fonction  publique,  si  l'on  n'était  inscrit  dans  un  corps  de  métier. 
Dante,  qui  fut  prieur  de  la  république  et  ambassadeur  à  Rome, 
s'était  fait,  dit-on,  inscrire  dans  l'ordre  dos  phaimaciens,  appar- 
tenant au  groupe  supérieur.  Un  noble,  un  gibelin,  admis  dans 
im  corps  de  métier,  perdait  par  là  sa  noblesse  et  devait  changer 
de  blason;  souvent  même  il  modifiait  son  nom  patronymique;  ainsi 
le  voulait  le  peuple.  Les  Tornabuoni  s'étaient  d'abord  appelés  Tor- 


ANCIENS    BAiNQUIERS    FLORENTINS.  657 

naquinci  ;  les  Bardi ,  d'abord  nobles  et  partant  gibelins,  grands 
feudataires  de  la  campagne  florentine,  s'étaient  faits  guelfes  en 
entrant  dans  le  corps  des  marchands.  Gomme  on  le  pense,  il  y  eut 
plus  d'un  récalcitrant,  plus  d'un  noble  qui  s'obstinait  à  rester 
gibelin.  Quelquefois  aussi  les  deux  partis  essayèrent  de  se  donner 
la  main,  de  faire  solennellement  la  paix,  de  prendre  part  ensemble 
aux  aiïaires;  mais  l'alliance  fut  toujours  de  très  courte  durée,  et 
le  parti  guelfe  domina  presque  sans  conteste  pendant  plus  d'un 
siècle,  de  l'an  1252  à  l'an  1372.  C'est  l'âge  d'or,  le  plus  beau 
temps  du  commerce  florentin.  Toutefois  ce  serait  mal  connaître 
les  partis  que  de  supposer  que  les  guelfes  restèrent  tout  ce  temps 
en  paix  avec  eux-mêmes,  et  que  l'ordre  régna  dans  Florence.  Il  y 
avait  entre  les  deux  groupes  majeur  et  mineur  une  animosité  qui 
ne  fit  que  s'accroître  avec  le  temps.  Le  menu  peuple,  popolo  ma- 
grOy  se  révolta  souvent  contre  le  peuple  riche,  popolo  grasse,  et 
ces  révoltes  intestines,  jointes  aux  querelles  des  guelfes  et  des 
gibelins,  des  blancs  et  des  noirs,  des  Cerchi  et  des  Donati,  des 
Ricci  et  des  Albizzi,  qui  ne  s'éteignirent  que  le  jour  où  les  Mé- 
dicis  établirent  définitivement  le  principat,  composent  toute  l'his- 
toire politique  de  Florence  pendant  le  xiii",  le  xiv'  et  le  xv*  siècle. 
Ces  révolutions  presque  quotidiennes  n'empêchaient  pas  les  af- 
faires de  marcher,  tant  il  est  vrai  que,  dans  la  vie  des  peuples 
comme  dans  celle  des  individus,  il  faut  pour  vivre  lutter  sans  cesse. 
Il  y  avait  du  reste  de  part  et  d'autre  un  grand  amour  de  la  patrie. 
Les  places  étaient  recherchées  non  point  pour  le  maigre  profit 
qu'on  en  tirait,  mais  pour  l'influence  qu'elles  donnaient  ;  on  les 
considérait  aussi  comme  un  devoir  que  le  citoyen  devait  remplir  de 
son  mieux.  Appelé  par  le  suffrage  populaire  à  occuper  une  fonction 
quelle  qu'elle  fut,  on  ne  refusait  pas. 

La  politique,  le  négoce  et  l'industrie  ne  faisaient  pas  oublier  les 
lettres  et  les  arts.  C'est  le  moment  de  la  vraie  renaissance  italienne. 
La  langue  et  l'art  national  commencent  à  se  former.  Brunetto  La- 
tini,  Dante,  Dino  Compagni,  Villani,  font  oublier  le  latin  et  fixent 
l'italien  dans  leurs  écrits.  Cimabue  et  Giotto  dégagent  peu  à  peu  la 
peinture  de  la  froide  imitation  byzantine,  la  manière  grecque  comme 
on  l'appelait,  et  dans  l'architecture  Arnolfo  di  Lapo,  ou  mieux  di 
Cambio,  qui  de  sa  main  puissante  érige  le  palais  des  podestats, 
celui  de  la  seigneurie  et  le  dôme  de  Florence,  annonce  dignement 
Brunelleschi  et  l'immortel  auteur  des  portes  du  baptistère.  Giotto, 
non  content  d'être  peintre,  veut  être  aussi  archifect.»,  et  il  élève  son 
inimitable  campanile.  Sous  l'impulsion^féconde  de  la  liberté  et  des 
agitations  locales,  tous  ces  grands  artistes  développent  sponttiné- 
ment  leurs  facultés,  et  dans  les  lettres,  les  arts,  comme  dans  la 

TOME  cm.  —  18' 3.  42 


658  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

politique,  Florence  se  montre  la  rivale  d'Athènes;  elle  a  même  sur 
Athènes  l'avantage  de  tenir  le  travail  en  honneur. 

Les  historiens  ont  enregistré  ces  faits;  il  faut  revenir  sur  ce  qu'ils 
ont  omis  en  partie,  c'est-à-dire  sur  le  commerce  de  Florence,  qui 
fut  si  actif  à  cette  époque,  cependant  si  troublée.  Le  commerce  de 
la  république  florentine  allait  de  pair  avec  celui  des  Génois,  des  Pi- 
sans,  des  Vénitiens,  et  s'étendait  sur  le  monde  alors  connu.  Non- 
seulement  on  allait  acheter  la  laine  jusqu'au  fond  des  couvens  de 
l'Angleterre  et  de  l'Ecosse,  les  draps  en  France  et  dans  les  Flandres; 
mais  du  Levant  on  tirait  la  soie,  l'orseille,  le  sucre,  le  coton,  et  de 
l'extrême  Asie,  de  la  Chine,  de  la  Tartarie,  de  l'Inde,  où  l'on  se  ren- 
dait alors  par  terre  en  caravane,  on  faisait  venir  les  épices,  les  four- 
rures (1),  les  perles,  l'ambre,  dont  on  faisait  des  chapelets,  les  pierres 
précieuses,  l'or  en  lingots;  on  tirait  aussi  de  Chine,  en  plus  grande 
quantité  encore  que  du  Levant,  la  soie  grége  et  le  coton.  On  y  por- 
tait comme  échange  des  draps  et  des  soieries,  des  velours,  des  bro- 
carts d'or  et  d'argent  (2),  des  cuirs,  des  toiles  de  Champagne  et  des 
Flandres,  des  vins,  du  caviar,  des  objets  de  quincaillerie  allemande, 
des  lingots  d'argent.  Tout  cela  était  avec  soin  emballé  sur  des  na- 
vires de  Gênes  ou  de  Pise,  et  porté  de  la  mer  toscane  ou  ligure  au 
fond  de  la  Méditerranée.  On  avait  beau  faire  ramer  les  esclaves  sur 
les  galères  du  commerce,  le  prix  des  frets  était  élevé,  et  M.  G.  Ul- 
rich, qui  a  laissé  sur  les  conditions  économiques  de  ces  temps-là 
des  notes  pleines  d'intérêt,  calcule  que  le  transport  d'un  sac  de  blé 
de  Palerme  à  Livourne  coûtait  alors  autant  qu'en  le  faisant  venir 
aujourd'hui  d'Odessa. 

Les  ports  d'arrivée  étaient  Trébizonde  sur  la  Mer-Noire  et  Alexan- 
drette,  le  port^  d'AIep,  sur  la  côte  levantine.  Alexandrie,  ruinée  par 
les  sultans  d'Egypte,  écrasée  par  des  droits  de  douane  exorbitans, 
avait  perdu  son  ancienne  importance.  De  Trébizonde  et  d'Alexan- 
drette,  les  caravanes  se  rendaient  à  Erzeroum  et  Tauris.  Là  les  unes 
se  dirigeaient  sur  l'Inde  par  la  Perse  et  la  vallée  de  Cachemir,  les 
autres  sur  la  Chine  par  le  grand  désert.  Arrivées  sur  le  Hoang-ho, 
elles  rejoignaient  Pékin ,  que  les  Italiens  appelaient  Cambalu  et  les 
Arabes  Cambaleck.  Une  partie  des  marchandises  destinées  à  l'Inde 
ou  retirées  de  ce  pays  empruntaient  aussi  la  voie  du  Golfe-Persique  et 
de  la  Mer-Rouge.  Pegolotti,  associé  et  agent  de  la  maison  des  Bardi 
(1315),  a  marqué  dans  une  sorte  de  guide  des  marchands  les  étapes 
de  ce  lointain  commerce,  et  désigné  les  caravansérails  où  l'on  de- 

(1)  La  rue  où  l'on  préparait  ces  fourrures  à  Florence  existe  encore  :  c'est  la  via 
Peîliceria. 

(2)  C'est  par  erreur  que  les  historiens  attribuent  à  Gênes  et  à  Venise  la  fabrication 
de  ces  belles  étoffes  :  Gênes  et  Venise  ue  faisaient  que  les  transporter. 


ANCIENS   BANQUIERS    FLORENTINS.  659 

vaît  s'arrêter.  Le  voyage,  commencé  en  charrette,  continuait  à  dos 
de  mulets;  on  profitait  aussi  des  lacs,  des  cours  d'eau  rencontrés 
sur  la  route.  La  durée  du  trajet  était  de  trois  cents  jours,  un  an 
avec  les  repos.  On  allait  ainsi  à  travers  toute  l'Asie  jusqu'au  Cathay: 
c'est  le  nom  qu'on  donnait  à  la  Chine.  L'itinéraire  de  Pegolotti  part 
du  port  de  Tana  dans  la  mer  d'Azof;  de  là  on  gagne  Astrakan,  le 
désert  de  Kamo  et  le  Hoang-ho.  Le  fameux  voyage  de  Marco  Polo, 
de  Venise  à  Pékin,  date  de  ces  temps-là  (1271).  Pegolotti  indique 
les  précautions  qu'il  faut  prendre,  les  choses  dont  il  faut  se  munir  : 
un  truchement,  deux  domestiques,  une  femme  qui  parle  la  langue 
du  pays,  de  la  farine  et  du  poisson  salé;  le  reste,  viande  et  d'autres 
provisions,  se  trouve  en  abondance  sur  la  route.  Le  coût  du  voyage, 
aller  et  retour,  est  estimé  de  600  à  800  florins  d'or,  et  Pegolotti 
suppose  que  le  traitant  emporte  pour  25,000  florins  de  marchan- 
dises, y  compris  des  lingots  d'argent.  Aujourd'hui  encore  les  lin- 
gots d'argent  ou  les  piastres  mexicaines  sont  admis  dans  ces  ré- 
gions de  préférence  à  toute  autre  monnaie.  En  arrivant  en  Chine,  on 
échangeait  ces  lingots  et  tout  l'or  qu'on  avait  contre  des  billets  de 
banque  au  sceau  de  l'empereur  régnant.  Le  voyage  était  sûr;  on 
n'était  guère  pillé  ni  mis  à  contribution  le  long  du  chemin.  Le  cas 
était  prévu  où  le  voyageur  mourait  en  route  de  mort  naturelle,  ce 
qui  devait  arriver  quelquefois;  des  règlemens  particuliers  détermi- 
naient alors  comment  les  biens  qu'il  avait  portés  avec  lui  devaient 
faire  retour  à  ses  héritiers. 

Les  soucis  d'un  commerce  si  étendu  avec  l'extrême  Asie  ne  fai- 
saient pas  oublier  aux  Florentins  le  trafic  avec  les  diverses  places 
d'Europe.  La  France  était  pour  eux  un  des  principaux  pays  de 
transit.  Ils  y  avaient  établi  des  succursales,  ce  qu'on  nommait  des 
hôtelleries  (Paris,  Caen,  Lyon,  Arles,  Perpignan,  Carcassonne, 
Saint-Gilles,  Avignon,  Aigaes-Mortes,  Narbonne,  Montpellier, 
Kîmes),  où  les  envoyés  des  maisons  de  banque  et  de  marchands 
se  reposaient,  trouvaient  un  gîte  assuré,  recevaient  leur  correspon- 
dance, mettaient  leurs  marchandises  en  dépôt.  Les  hôteliers  [ostel- 
licri)  étaient  sous  la  surveillance  des  consuls  ou  agens  de  l'art  de  la 
laine  à  l'étranger,  ainsi  que  les  deux  courriers  pour  les  arrhes  et  les 
paiemens  qui  partaient  chaque  année  de  Florence,  délégués  par  les 
consuls  de  la  laine.  Le  premier  assistait  aux  transactions  et  fixait 
les  arrhes  entre  les  parties  contractantes;  le  second  intervenait  dans 
l'exécution  des  contrats,  dont  les  paiemens  étaient  couverts  par  des 
lettres  de  change.  Outre  les  consuls  et  agens  de  la  laine  à  l'étran- 
ger, la  république  envoyait  quelquefois  elle-même  des  délégués 
spéciaux.  Les  marché»  se  faisaient  principalement  dans  les  foires; 
à  celles  de  Champagne,  qui  se  tenaient  à  Bar-sur-Aube,  Troyes, 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lagny,  Provins,  on  achetait  surtout  des  toiles.  La  foire  de  Beaucaire 
était  alors  dans  toute  sa  splendeur.  Les  affaires  se  traitaient  en 
français.  Le  français  était  sur  le  continent  la  langue  des  affaires, 
une  sorte  de  langue  commerciale  courante,  comme  l'est  maintenant 
l'anglais,  ou  comme  l'italien  l'était  alors  et  l'est  resté  dans  toute  la 
Méditerranée.  Dante,  Villani,  sont  précis  sur  ce  point.  Aigues- 
Mortes,  qui  aujourd'hui  est  éloigné  de  La  mer  de  près  de  6  kilo- 
mètres, était  le  port  avec  lequel  commerçaient  surtout  les  Floren- 
tins. D'Aiguës -Mortes,  les  navires  allaient  au  port  de  Pise,  reporté 
depuis,  comme  Aigues-Mortes,  au  milieu  des  terres,  et  de  Pise  à 
Florence  on  amenait  les  marchandises  soit  en  charrettes  ou  à  dos 
de  mulets,  soit  par  des  bateaux  naviguant  sur  l'Arno. 

Les  laines  d'Angleterre  et  d'Ecosse  arrivaient  directement  par 
mer  de  Londres  ou  de  Southampton,  touchant  à  Lisbonne  et  tra- 
versant le  détroit  de  Gibraltar,  ou  mieux  elles  étaient  envoyées  par 
mer  de  Londres  à  Libourne  et  de  Libourne  à  Aigues-Mortes  par 
terre,  traçant  ainsi  au  commerce  la  voie  que  Colbert  et  Riquet 
devaient  suivre  dans  le  canal  du  Midi,  qui  à  son  tour  a  été  détrôné 
par  le  railivny.  Les  draps  achetés  dans  les  Flandres  étaient  envoyés 
aux  hôtelleries,  empaquetés  par  ballots,  protégés  par  une  double 
enveloppe  de  feutre  et  de  toile.  Les  ballots  contenaient  de  dix  à 
douze  pièces  chacun,  mesurées  et  scellées  du  sceau  de  la  corpora- 
tion de  Calimala.  Une  pancarte  indiquait  le  prix  de  l'étoffe,  la  lon- 
gueur et  la  largeur  des  pièces,  le  nom  du  fabricant,  le  lieu  de  pro- 
venance. Des  foires  où  on  les  avait  achetés,  on  expédiait  ces  draps  à 
Narbonne  ou  à  Montpellier;  là  on  les  consignait  entre  les  mains  des 
officiers  de  la  draperie,  magistrats  élus  au  nombre  de  six  entre  les 
marchands  les  plus  estimés.  La  marchandise  gagnait  Florence  par 
Aigues-Mortf^s.  Ce  ne  fut  que  très  tard  que  Marseille,  dont  on  est 
étonné  de  ne  pas  trouver  les  relations  plus  fréquentes  avec  le 
marché  florentin,  fat  choisie  de  préférence.  Arrivés  à  destination, 
les  draps  étaient  soumis,  avant  d'être  préparés,  à  l'examen  des 
experts  de  Caliaiala.  Ces  minutieuses  précautions,  ce  soin  extrême 
qu'on  prenait  du  bon  conditionnement  de  la  marchandise,  expli- 
quent en  partie  le  succès  des  drapiers  florentins.  Montpellier,  Per- 
pignan, Nîmes,  Carcassonne,  Avignon,  Lyon,  Paris,  étaient  leurs 
principales  succursales;  ils  y  avaient  des  représentans  à  demeure. 
Villani  y  fut  plusieurs  fois  envoyé.  Un  Peruzzi  était  établi  k  Paris, 
un  autre  à  Avignon,  et  tous  les  deux  y  ont  laissé  des  descendans 
qui  vivent  encore,  et  ont  conservé  les  armes  patrimoniales.  Nos 
Luynes  descendent  eux-mêmes  d'une  autre  famille  de  riches  mar- 
chands établie  dans  le  midi  de  la  France,  les  Alberti. 

Le  commerce  des  laines,  des  draps,  des  soieries,  joint  à  l'indus- 


ANCIENS    BANQUIERS    FLORENTINS.  66l 

trie  (la  change,  et  s'étayant  des  principes  d'une  sévère  économie, 
avait  singulièrement  enrichi  les  banquiers  florentins,  qui  soute- 
naient de  leur  crédit  les  divers  états  de  l'Europe.  C'étaient  à  la  fois, 
comme  on  l'a  dit  depuis  de  quelques-uns  de  leurs  plus  illustres 
successeurs,  les  rois  des  banquiers  et  les  banquiers  des  rois.  Villani 
appelle  lui-même  les  Bardi  et  les  Peruzzi  «  les  colonnes  du  commerce 
de  la  chrétienté.  »  Les  rois  de  Calabre,  d'Angleterre,  de  France, 
d'E-pagne,  les  comtes  de  Flandres,  les  papes,  les  ordre-?  militaires 
religieux,  eurent  plusieurs  fois  recours  à  leur  bourse.  Philippe  le 
Btl,  qui  altéra  si  fort  les  monnaies  de  son  temps,  et  qui  eut  tou- 
jours besoin  d'argent  pour  soutenir  ses  démêlés  avec  le  pajjc,  les 
templiers,  l'Argleterre,  s'aida  souvent  du  crédit  des  banquiers  flo- 
rentins. 11  le  reconnut  à  sa  façon  en  les  poursuivant  à  plusieurs  re- 
prises comme  usuriers,  en  leur  extorquant  de  fortes  rançons,  et 
finalement  en  leur  faisant  faillite  pour  les  sommes  qu'ils  lui  avaient 
prêtées.  D'autres  débit  urs  royaux  ne  devaient  pa«  se  montrer  plus 
délicats  que  le  roi  de  France. 

Les  cliefs  des  puissantes  maisons  florentines  tenaient  eux-mêmes 
leurs  livres.  On  a  retrouvé  quelques-uns  de  ces  précieux  manu- 
scrits, ceux  des  Alberti,  qui  existent  encore  dans  les  archives  con- 
servées par  cette  famille,  ceux  des  Peruzzi,  dont  plusieurs  sont  à 
la  bibliothèque  Riccardiana,  à  Florence.  Ces  livres  sont  sur  parche- 
min, en  belle  écriture  cursive  du  temps,  rappelant  ce  qu'on  appelle 
en  calligraphie  la  ronde.  Ils  sont  écrits  en  langue  vulgaire,  en  bon 
ilalien,  et  tenus  en  partie  simple.  Cela  représente  assez  bien  ce 
qu'on  nomme  anjourd'iiui  dans  le  commerce  le  livre-joimwl,  celui 
sur  lequel  on  écrit  au  fur  et  à  mesure  toutes  les  opérations,  quelles 
quelles  soient.  Les  banquiers  d'alors  appelaient  ce  registre  le 
grand-livre,  Uhro  maestro',  mais  ils  avaient  aussi  leur  livre  se- 
cret, le  livre  des  mauvais  débiteurs,  etc.  La  méthode  de  tenue  des 
livres  en  partie  double,  de  la  découverte  de  laquelle  on  a  fait  hon- 
neur aux  banquiers  florentins,  paraît  avoir  été  imaginée  pour  la 
première  fois  à  Venise  au  xiV  siècle,  et  introduite  seulement  à  Flo- 
rence au  siècle  suivant  par  les  Médicis;  mais  les  Florentins  ont 
certainement  pro^^agé,  sinon  inventé  la  lettre  de  change. 

Les  livies  qui  nous  restent  des  Peruzzi  vont  des  années  1292  à 
13^3,  date  où  cette  grande  maison  suspendit  ses  paiemens.  Ils  sont 
au  premier  moment  assez  difficiles  à  lire.  Les  lettres  sont  liées,  avec 
des  abréviations.  On  ac'iuiert  assez  vite  la  pratique  de  cette  lecture, 
qui  n'est  qu'un  jeu  pour  ceux  qui  ont  l'habitude  des  manusciits.  Les 
chiflTres  romains  y  sont  exclusivement  employés;  l'usage  d(:'S  chiffres 
arabes  était  alors  sévèrement  défendu  par  les  statuis  de  l'art  du 
change.  Le  banquier  ouvre  ses  livres  d'une  façon  solennelle,  en  se 


662  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

recommandant  «  à  notre  seigneur  Jésus- Christ  et  à  sa  bienheureuse 
mère  notre  dame  sainte  Marie,  et  à  toute  la  cour  divine,  pour  qu'ils 
lui  concèdent  la  grâce  de  ne  rien  faire  en  ce  monde  qui  ne  soit  à 
leur  honneur  et  révérence,  etc.  »  Chaque  livre  des  Peruzzi  répète 
cette  formule,  qui  porte  si  bien  l'empreinte  des  idées  religieuses 
de  cette  époque.  Le  parchemin  était  employé  pour  ces  sortes  de 
grands-livres,  mise  au  net  de  tous  les  comptes,  et  c'est  à  cela  que 
nous  devons  la  conservation  des  livres  des  Peruzzi.  Pour  les  livres 
courans,  pour  les  brouillons,  on  usait  du  papier  de  coton;  c'est 
pourquoi  aucun  ne  nous  est  parvenu.  On  relève  sur  les  livres  des 
Peruzzi  que  cette  puissante  maison  avait  à  l'étranger  ssize  succur- 
sales et  employait  aux  tournées  et  inspections  annuelles  150  agens, 
vrais  commis-voyageurs.  On  retrouve  parmi  ceux-ci  plus  d'un  nom 
alors  illustre  ou  qui  le  sera  plus  tard  :  Yillani,  Donati,  Guicciardini, 
Macchiavelli ,  Pazzi,  Portinari,  Soderini,  Strozzi.  Les  comptoirs 
étaient  ceux  d'Avignon,  Paris,  Bruges,  Londres,  Pise,  Gênes,  Venise, 
Cagliari,  Palerme,  ^^aples,  Majorque,  Barletta  sur  l'Adriatique, 
Chiarenza  en  Morée,  Rhodes,  Chypre,  Tunis.  A  Paris  comme  à  Lon- 
dres, la  nie  où  résidaient  les  banquiers  italiens  a  gardé  le  nom  ca- 
ractéristique de  rue  des  Lombards. 

Rien  n'arrêtait  l'essor  de  ces  marchands,  ni  la  diversité  de  reli- 
gion, ni  celle  de  coutume,  de  langue,  de  monnaie.  On  peut  étudier 
dans  les  livres  des  Peruzzi  le  cours  du  change  au  xiii"  siècle  sur  les 
diverses  places  de  l'Europe,  et  voir  le  rapport  qui  existait  entre  le 
carlin  de  Naples,  le  marc  de  Venise,  la  livre  sterling  de  Londres,  la 
livre  tournois  de  Paris,  le  besan  de  Tunis  ou  de  Rhodes  et  le  florin 
d'or  de  Florence,  pris  lui-même  comme  étalon  sur  toutes  ces  places. 
On  y  trouve  également  mentionné  le  rapport  des  mesures  étrangères 
de  capacité,  de  poids,  de  longueur,  avec  les  mêmes  mesures  de  Flo- 
rence, les  usages  de  chaque  place,  les  termes  qui  y  étaient  fixés 
pour  le  paiement  des  lettres  de  change. 

Dans  toutes  les  places  maritimes  étaient  établis  des  consuls  pour 
juger  les  différends  qui  survenaient,  entre  leurs  nationaux,  protéger 
leurs  intérêts.  Différentes  villes,  Amalfi,  Marseille,  Barcelone, Gênes, 
Pise,  se  disputent  l'invention  première  des  consulats.  Il  est  pro- 
bable qu'il  y  a  eu  de  tout  temps  des  consuls,  et  que  cette  institu- 
tion, éminemment  méditerranéenne,  doit  remonter  aux  Phéniciens 
et  aux  Grecs.  Les  républiques  maritimes  du  moyen  âge  n'ont  fait 
que  la  perfectionner,  et  rédiger  les  capitulations  qui  régissent  en- 
core les  étrangers  dans  les  échelles  du  Levant. 

Les  voyages  à  cette  époque  étaient  longs,  coûteux,  difficiles  sur 
terre  comme  sur  mer.  La  traversée  des  Alpes  était  périlleuse,  en 
hiver  surtout.  Sur  terre,  on  allait  à  cheval,  bien  rarement  en  voi- 


ANCIENS   BANQUIERS   FLORENTINS.  ^63 

ture.  Deux  siècles  plus  tard,  les  diflicultés  étaient  à  peu  près  les 
M  mêmes,  comme  on  peut  s'en  assurer  par  les  mémoires  de  Benvenuto 
P  Cellini  dans  la  partie  où  il  raconte  son  voyage  de  Rome  à  Paris.  Il 
n'y  avait  pas  de  postes  ni  de  courriers.  Les  miitationes  et  les  man- 
siones  des  Romains,  qui  avaient  si  bien  organisé  les  routes  sur  toute 
l'étendue  et  jusqu'aux  confins  de  leur  immense  empire,  avaient  peu 
à  peu  disparu  depuis  l'invasion  des  barbares  et  la  formation  des 
petits  états.  Gomme  les  attaques  des  malandrins  étaient  fréquentes, 
on  partait  souvent  en  caravane,  on  se  munissait  de  sauf-conduits 
auprès  des  seigneurs  dont  on  traversait  les  terres.  En  mer,  la  sécu- 
rité n'était  pas  plus  grande;  les  galères  étaient  armées  pour  se  ga- 
rantir des  pirates.  De  Florence  à  Gênes,  on  mettait  par  terre  six  jours, 
à  Avignon  quatorze,  à  Montpellier  seize,  à  Paris  vingt-deux,  à  Bruges 
vingt-cinq,  à  Londres  trente.  Le  temps  qu'il  fallait  pour  aller  de 
Londres  à  Florence,  on  l'emploie  aujourd'hui  pour  aller  de  Londres 
à  Calcutta,  et  les  dépenses  et  les  fatigues  sont  diminuées  des  trois 
quarts;  presque  toute  chance  de  danger  a  aussi  disparu. 

Bruges  était  un  des  grands  entrepôts  du  commerce  florentin. 
C'était  là  qu'on  apportait  tous  les  draps  des  Flandres.  Les  com- 
munications de  cette  ville  avec  Florence  se  faisaient  par  la  voie  de 
mer  ou  par  la  route  de  l'Europe  centrale.  On  voit  encore  sur  la 
place  principale  de  Bruges  les  pittoresques  maisons  flamandes  où 
résidaient  les  consuls  étrangers;  partout  on  retrouve  aussi  les  traces 
de  la  primitive  splendeur  de  cette  cité  jadis  si  florissante.  Bruges  a 
bien  décliné  depuis;  Anvers,  Amsterdam  et  les  ports  hanséatiques 
lui  ont  peu  à  peu  ravi  tout  son  commerce.  Un  concours  de  phéno- 
mènes politiques  et  économiques,  le  percement  de  l'isthme  de  Suez 
et  du  Saint-Gothard,  vont  redonner  au  transit  de  l'Europe  centrale 
l'influence  qu'il  eut  jadis  ;  mais  il  est  à  craindre  que  Bruges  pas 
plus  que  Florence  ne  voient  renaître  l'étonnante  fortune  des  temps 
passés. 

Le  moment  est  venu  de  dire  comment  s'écroula  tout  à  coup  la 
puissance  industrielle  de  Florence.  Vers  l'année  1336,  la  république 
était  arrivée  au''plus  haut  degré  de  prospérité  qu'elle  eût  jusqu'alors 
atteint.  Les  guelfes  dominaient  sans  partage.  Le  gonfalonier  de  jus- 
tice, chef  de  la  république,  assisté  du  magistrat  des  prieurs  de 
l'art,  gouvernait  sagement.  La  population  de  Florence  était  de 
180,000  habitans,  dont  la  moitié  répandue  dans  la  banlieue,  ce 
qu'on  nommait  le  territoire  de  l'état.  Florence  occupait  Arezzo, 
Pistoie,  Colle;  elle  avait  18  châteaux-forts  dans  le  Lucquois,  et  hQ 
sur  son  propre  territoire.  On  comptait  dans  la  ville  80  maisons  de 
banque ,  20  boutiques  de  marchands  de  draps  de  Calimala  et 
20  boutiques  de  marchands  de  laine.  La  république  pouvait  lever 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

25,000  hommes  capables  de  porter  les  armes,  doiit  1,500  nobles 
inscrits  dans  les  arts  majeurs.  Les  entrées  du  trésor  montaient  an- 
nuellement à  /i00,000  florins  d'or;  le  dixième  de  cette  somme  suf- 
fisait à  couvrir  les  dépenses  courantes.  On  fabriquait  annuellement 
100,000  pièces  de  drap  qui  valaient  environ  60  millions  de  francs, 
et  ceite  branche  d'industrie  occupait  des  milliers  d'ouvriers.  Les 
draps  bruts  des  Flandres,  du  Languedoc  et  du  nord  de  la  France, 
repris  par  l'art  de  Calimala,  reconditionnés,  reteints,  préparés  au 
goût  des  peuples  du  Levant,  auxquels  ils  étaient  destinés,  étaient 
pour  le  commerce  local  la  cause  de  relations  quotidiennes  avec  l'é- 
tranger. Jamais  l'industrie  florentine  n'avait  été  plus  prospère. 

A  cette  époque,  le  roi  d'Angleterre,  Edouard  lil,  était  en  guerre 
avec  la  France,  et  disputait  comme  héritier  de  saint  Louis  la  suc- 
cession à  la  couronne  capétienne  en  dépit  de  la  loi  salique.  La 
guerre  de  cent  ans  allait  s'ouvrir.  Ayant  besoin  d'argent  pour  donner 
suite  à  ses  grands  projets,  Edouard  III  s'adressa  aux  banquiers  flo- 
rentins, qui  depuis  un  siècle  avaient  été  attirés  et  retenus  en  Angle- 
terre par  une  foule  de  privilèges.  De  simples  acheteurs  de  laines, 
ils  étaient  devenus  les  banquiers  de  la  couronne  britannique.  On 
leur  avait  concédé  comme  garantie  la  ferme  des  douanes.  Les  ri- 
ches maisons  des  Scali  et  des  Frescobaldi  avaient  été  peu  à  peu 
remplacées  par  celles  des  Bardi  et  des  Ptruzzi,  alors  non  moins  cé- 
lèbres; mais  le  moment  vint  où  le  roi  d'Angleterre,  à  bout  de  res- 
sources, engagé  dans  des  opérations  guerrières  trop  vastes,  trompé 
par  des  comptables  infidèles,  ne  put  faire  face  à  ses  engagemens 
financiers,  et  annonça  publiquement  par  un  dt'^cret  (1339)  qu'il 
suspen(-1ait  tout  remboursement  des  créditeurs  de  l'état,  même  de 
ses  chers  Peruzzi  et  Bardi.  Il  devait  à  ces  deux  seules  compagnies 
1,355,000  florins  d'or,  «  somme  qui  vaut  un^  royaume,  »  nous  dit 
Villani.  Tous  les  marchands  florentins  intéressés  dans  les  opérations 
des  Bardi  et  des  Peruzzi,  une  foule  de  familles  qui  avaient  mis  chez 
eux  leur  argent  en  dépôt,  se  trouvèrent  compromis  dans  ce  grand 
désastre,  et  le  gouvernement  guelfe  en  fut  lui-même  atteint.  Un 
aventurier  français,  le  duc  d'Athènes,  envoyé  comme  légat  par  le 
roi  de  Naples,  allié  de  la  république,  s'empara  du  gouvernement 
et  se  fît  nommer  à  vie  seigneur  de  Florence.  Ccmme  il  arrive  d'or- 
dinaire, l'usurpateur  heureux  rallia  la  majorité  autour  de  lui.  Les 
banquiers  espéraient  par  son  concours  rétablir  leurs  affaires,  les 
gibelins  le  soutenaient  en  haine  des  guelfes,  le  bas  peuplo  enfin 
comptait  sur  le  nouveau  chef  pour  se  débarrasser  de  la  tyrannie 
des  riches.  Par  ses  excès,  par  ses  cruautés,  le  duc  s'aliéna  tout  le 
monde.  Tous  ceux  qui  l'avaient  un  moment  soutenu  se  tournèrent 
contre  lui,  et  on  le  chassa  honteusement  (IS/jS). 


ANCIENS    BANQUIERS    FLORENTINS.  665 

Avec  de  mauvaise  politique,  on  ne  fait  pas  de  bonnes  finances. 
C'est  deux  ans  après,  au  dire  de  Villani,  qu'eut  lieu  la  grande 
faillite  des  banquiers  florentins,  déjà  préparée  par  les  catastrophes 
partielles  que  nous  avons  citées.  La  faillite  des  Bardi  et  des  Pe- 
ruzzi  entraîna  bien  vite  celle  des  Acciajoli,  des  Bonaccorsi,  des 
Cocchi,des  Antellesi,des  Corsini,  des  daUzzano,  et  d'autres  maisons 
de  moindre  renom.  «  Ce  fut  pour  la  coinmune  de  Florence  la  plus 
grande  ruine,  le  plus  grand  d'-'sastre  qu'elle  eût  jamais  éprouvé.  » 
Le  montant  de  la  faillite  totale  des  banquiers  du  chef  seul  d'L- 
douard  III  est  évalué  à  60  millions  de  francs  de  notre  monnaie. 
Le  roi  de  Sicile,  imitant  le  roi  d'Angleterre,  refusa  aussi  de  faire 
honneur  à  ses  eng.igpm^ns  financiers;  il  devait  aux  Bardi  et  aux 
Peruzzi  près  de  200,000  florins  d'or.  De  leur  côté,  les  rois  de 
France  n'avaient  cessé  depuis  plus  d'un  demi-siècle  (1277-1337) 
de  poursuivre  les  banquiers  florentins  comme  usuriers,  de  les  tra- 
quer, de  les  exiler,  de  leur  extorquer  de  l'argent.  Philippe  de  Va- 
lois, digne  successeur  de  Philippe  le  Bel,  combla  lui-même  la  me- 
sure. Manquant  d'argent  pour  continuer  la  guerre  contre  Edouard  III, 
il  soumit  les  banquiers  florentins  établis  en  France  à  toute  sorte 
d'exactions.  D'aussi  ciiantes  injustices  devaient  à  la  fin  porter  leurs 
fruits.  Les  Peruzzi,  les  Bardi,  liquidèrent  tout  ce  qu'ils  avaient  : 
créances,  terres,  villas,  maisons  de  ville,  tout  fut  vendu.  A  peine 
purent-ils  donner  à  leurs  créanciers  15  ou  20  pour  100  de  ce  qui 
leur  était  dû.  Ce  concordat  fut  signé  en  1347.  Vil'ani,  comme  as- 
socié cette  fois  des  Bonaccorsi  et  compris  dans  leur  faillite  (il  avait 
quitté  les  Peruzzi),  fut  poursuivi  et  mis  en  prison  comme  insolvable. 
Il  mourut  peu  de  temps  après,  lors  de  la  fameuse  peste  de  Flo- 
rence, frappé  d'un  mal  dont  plus  de  50,000  personnes  succom- 
bèrent (1).  Ce  nouveau  fléau  s' ajoutant  au  précédent,  les  affaires 
ne  purent  de  longtemps  se  rétablir.  Dans  tous  les  cas,  les  vieilles 
maisons  d  î  banque  avaient  disparu  sans  retour.  Celles  qui  vinrent 
depuis  ne  se  livrèrent  plus  qu'à  l'industrie  du  change.  Vainement 
les  Bardi,  les  Peruzzi,  réclamèrent  de  la  couronne  d'Angleterre, 
pendant  plus  d'un  siècle,  les  énormes  sommes  qui  leur  étaient  dues. 
Les  archives  de  la  Tour  de  Londres  renferment  tous  les  détails  de  ce 
curieux  procès.  Les  Anglais,  tout  en  reconnaissant  leur  dette,  ne 
l'ont  jamais  éteinte. 

Eu  1378,  quand  le  calme  commençait  à  renaître,  éclata  la  révo- 
lution sociale  des  ciompi  ou  compères,  partie  des  bas-fonds  de  la 
populace.  Les  ciompi,  outre  leur  admission  dans  les  arts  mineurs, 

(I)  Cette  pe>te,  celle  qu'a  décrite  Boccace  dans  le  Décaméron,  fit  le  tour  de  l'Europe 
sous  le  nom  de  peste  noire,  semant  partout  l'épouvante  et  la  mort.  N'était-ce  pas,  au 
lieu  de  la  peste,  une  première  apparition  du  choléra? 


QQ6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dont  ils  étaient  exclus,  voulaient  la  suppression  des  dettes,  l'égalité 
des  partages.  Les  maisons  des  riches  banquiers,  entre  autres  celles 
des  Albizzi  et  des  Alessandri,  furent  pillées,  incendiées.  Un  Médicis, 
Sylvestre,  favorisa  cette  conspiration,  et  prépara  par  ce  moyen  l'é- 
lévation de  sa  famille.  Cette  compagnie  de  banquiers,  jusque-là 
restée  dans  l'ombre,  et  que  l'histoire  cite  alors  pour  la  première 
fois,  allait  prendre  la  place  de  celles  qui  venaient  de  s'éteindre.  Le 
cardeur  de  laine  Michel  de  Lando,  mis  à  la  tête  de  la  république 
par  les  ciompi,  loin  de  pactiser  avec  les  factieux,  rétablit  l'ordre 
dans  les  affaires;  mais  la  liberté  était  frappée  à  mort,  et  avec  elle 
le  commerce  et  l'industrie,  qui  avaient  fait  pendant  les  siècles  pré- 
cédens  le  renom  de  la  grande  cité  florentine.  Florence  était  mûre 
pour  la  servitude.  Elle  ne  tarda  pas  à  se  donner  un  maître,  et  suc- 
cessivement Cosme  l'Ancien,  Laurent  le  Magnifique,  puis  l'ignoble 
Alexandre  et  Cosme  le  Grand,  préparèrent  l'asservissement  de  la 
république.  Le  principat  des  Médicis,  commencé  au  xv*  siècle,  ne 
devait  finir  qu'avec  l'extinction  de  cette  famille,  vers  le  milieu  du 
xviii^  siècle.  En  se  donnant  à  un  homme,  en  se  désintéressant  peu 
à  peu  de  la  conduite  des  affaires  publiques,  les  citoyens  de  Florence 
virent  décroître  leur  richesse  et  leur  force.  L'art  de  la  laine  passa 
en  d'autres  mains,  et  comme,  par  la  découverte  du  cap  de  Bonne- 
Espérance  et  de  l'Amérique,  le  commerce  avait  trouvé  des  routes 
nouvelles  qui  menaient  précisément  ou  qu'on  s'imaginait  devoir 
mener  tout  d'abord  à  ces  pays  de  l'extrême  Orient  qui  jadis  avaient 
fait  la  fortune  de  l'Italie  (1),  Florence  et  toute  la  péninsule  décli- 
nèrent à  la  fois.  On  ne  chercha  pas  à  réagir  contre  ce  commence- 
ment de  ruine,  on  oublia  peu  à  peu  que  le  travail  est  un  des  plus 
solides  maintiens  des  sociétés;  on  ne  pensa  plus  qu'à  jouir,  et  de- 
puis le  xv"  siècle  l'Italie  alla  en  déclinant.  La  formation  de  l'unité 
italienne  est  venue  arrêter  la  longue  décadence  de  ce  pays.  Ses 
ports,  son  industrie,  refleurissent,  le  travail  reprend  partout,  les 
beaux  jours  du  passé  reviennent.  C'est  une  véritable  renaissance, 
à  laquelle  on  ne  peut  qu'applaudir  en  souhaitant  à  ces  peuples, 
notamment  aux  Florentins,  une  prospérité  industrielle  et  commer- 
ciale qui  rappelle  les  brillans  souvenirs  de  leurs  aïeux. 

L.  Simonin. 


(1)  On  sait  que  Colomb,  en  découvrant  l'Amérique,  croyait  aller  aux  Indes,  au  pays 
des  épiées,  par  la  route  la  plus  courte,  celle  de  l'ouest. 


LE   ROMAN 

DE  LA  VIE  DE  PROVINCE 

EN  ANGLETERRE 


Middlcmarch,  a  stiidy  of  provincial  lift,  by  George  Eliot,  8  toI.  W,  Blackwood, 
Edinburgh  and  London,  1873. 


«  Tous  ceux  qui  se  soucient  de  l'histoire  de  l'iiumanité,  qui  cher- 
chent à  comprendre  les  transformations  que  font  subir  à  ce  mélange 
mystérieux  les  expériences  successives  du  temps,  se  sont  arrêtés, 
avec  un  sourire  attendri,  à  tel  épisode  de  la  vie  de  sainte  Thérèse 
qui  nous  la  montre  petite  fille,  sortie  un  matin  des  murs  d'Avila, 
tenant  par  la  main  son  frère  plus  jeune  qu'elle,  pour  aller  chercher 
le  martyre  chez  les  Maures...  Ce  pèlerinage  enfantin  n'était  qu'un 
prélude.  La  nature  passionnée,  idéale,  de  sainte  Thérèse  réclamait 
une  carrière  épique;  elle  trouva  son  épopée  dans  la  réforme  d'un 
ordre  religieux...  Cette  Espagnole  d'il  y  a  trois  cents  ans  ne  fat 
certes  pas  la  dernière  de  sa  race.  Depuis,  combien  de  Thérèses 
ignorées  n'ont  jamais  réussi  à  dépenser  fructueusement  l'activité 
dévorante  de  leur  imagination  et  de  leur  cœur,  combien  se  sont 
égarées  dans  une  suite  de  méprises,  résultat  de  certaine  grandeur 
d'esprit  mal  servie  par  la  pauvreté  de  l'occasion,  et  ont  disparu 
peut-être,  abîmées  dans  quelque  tragique  désastre  auquel  manqua, 
pour  ne  point  rester  obscur,  la  consécration  du  génie!  En  vain 
avaient-elles  entrepris,  à  l'aide  de  faibles  lumières,  à  travers  des 
difficultés  de  toute  sorte,  de  mettre  leurs  actes  d'accord  avec  leurs 
rêves  :  ces  tard-venues  ne  rencontrèrent  d'appui  dans  aucune  foi 
sociale  qui  pût  éclairer  leur  bonne  volonté  ardente.  Celle-ci,  réduite 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  se  concentrer  tantôt  sur  un  vague  idéal,  tantôt  sur  le  but  ordi- 
naire des  aspirations  féminines,  fut  tour  à  tour  désapprouvée 
comme  une  extravagance  ou  condamnée  comme  un  égarement. 
Quelques-uns  comprennent  néanmoins  que  ces  existences  dévoyées 
ont  leur  source  dans  l'infinie,  dans  l'incommode  variété  des  orga- 
nisations féminines  ici-bas.  S'il  était  possible  de  dire  au  juste  où 
s'arrête  la  compétence  de  leur  sexe,  le  lot  social  des  femmes  pour- 
rait être  déterminé  avec  une  exactitude  scientifique;  mais  les  diffé- 
rences entre  elles  sont  bien  plus  grandes  qu'on  ne  pourrait  le 
supposer  d'après  la  similitude  de  leur  coiffure  et  des  historiettes 
d'amour  à  la  mode  en  prose  et  en  vers.  Çà  et  là,  il  arrive  qu'un 
cygne  naisse  et  se  développe  péniblement,  fourvoyé  parmi  les  ca- 
netons (le  la  mare  boueuse,  sans  parvenir  à  regagner  jamais  les 
eaux  vives  et  la  compagnie  de  ses  pareils.  Çà  et  là  languit  une 
sainte  Thérèse  qui  n'a  rien  fondé,  dont  les  soupirs  après  le  bien 
inaccessible  se  perdent  aux  vents,  dont  les  efforts  inconnus  se  bri- 
sent contre  les  obstacles  au  lieu  de  se  concentrer  dans  une  œuvre 
durable.  » 

Ces  lignes,  qui,  placées  en  tête  du  dernier  ouvrage  de  George 
Eliot,  annonçaient  l'étude  d'une  de  ces  âmes  extrêmes  que  sa 
plume  s'était  jusqu'ici  refusée  à  peindre,  étaient  pleines  de  pro- 
messes. Il  semblait  que  le  romancier  féminin  qni  a  déjà  signé  d'un 
pseudonyme  célèbre  plusieurs  œuvres  remarquables  par  la  vigueur 
du  style  et  l'observation  profonde  des  caractères  allait  abjurer  le 
système  qu'on  lui  a  si  souvent  reproché,  système  qui  consiste  à 
éviter  obstinément  l'exception,  à  chercher  le  vrai  dans  la  foule,  non 
pas  seulement  avec  l'incessante  préoccupation  de  faire  ressoiiir  la 
beauté  des  choses  ordinaires  de  la  vie,  mais  encore  avec  une  hosti- 
lité déclarée  contre  ce  qui  peut  ressembler  à  l'héroïsme,  à  l'idéal. 
Si  l'homme  de  tous  les  jours,  encadré  dans  toute  sorte  de  misères  et 
de  vulgarités  détaillées  au  microscope,  s'était  imposé  à  notre  inté- 
rêt sous  le  nom  à' Adam  Bede,  un  chef-d'œuvre  de  réalisme  sans 
grossièreté,  il  peut  être  dangereux  d'exagérer  certaines  qualités. 
Dans  les  œuvres  suivantes  de  l'auteur  d'Adam  Bede,  l'étude  de  la 
vérité  réaliste  a  plus  d'une  fois  étouffé  la  passion;  l'analyse  fine  et 
consciencieuse  est  devenue  fatigante  et  prolixe,  l'impartialité  tou- 
jours un  peu  hautaine  avec  laquelle  étaient  présentées  les  faiblesses 
comme  les  mérites  de  chacun  a  fini  par  rendre  le  lecteur  indiffi'rent 
au  sort  de  personnages  qu'on  ne  se  mettait  pas  en  peine  de  lui  faire 
haïr  ou  aimer. 

Enfin  George  Eliot  faisait  donc  pressentir  qu'il  allait  sortir  des  gé- 
néralités avec  un  portrait  de  sainte  Thérèse  moderne  et  protestante, 
qui,  dans  la  galerie  que  nous  connaissions,  devait  produire  l'effet 
d'une  figure  de  Raphaël  égarée  parmi  ces  portraits  flamands  ou 


LA    VIE    DE    PROVINCE    tN    ANGLETERRE.  669 

hollandais  que  recommande  surtout  la  précision  de  la  ressemblance 
et  des  détails.  «  Miss  Brooke  possède  ce  genre  de  beauté  que  met 
en  relief  l'absence  absolue  de  parure.  Sa  main  et  son  bras  sont 
d'une  forme  si  exquise  qu'ils  semblent  faits  pour  les  manches  que 
portait  la  Vierge  lorsqu'elle  apparut  aux  grands  peintres  italiens; 
par  un  heureux  contraste  avec  l'élégance  de  province,  toute  sa  per- 
sonne a  le  caractère  d'une  belle  citation  de  la  Bible  fourvoyée  dans 
quelque  paragraphe  de  la  gazette  du  jour.  »  —  Pourquoi  ne  pas 
l'avouer?  nous  espérions  secrètement  trouver  dans  Middlemarch  le 
reflet  d'une  âme  et  d'une  vie  qui  se  sont  dérobées  aux  investigations 
de  la  curiosité  publique,  mais  que  l'on  sait  être  exceptionnelles 
entre  toutes.  C'est  avec  cet  espoir  que  nous  avons  ouvert  le  premier 
des  huit  volumes,  daté  du  commencement  de  l'année  dernière,  car 
ils  ont  paru  de  mois  en  mois  ou  même  avec  de  plus  longs  inter- 
valles. Pour  mieux  faire  concevoir  notre  déception ,  nous  allons 
suivre  ici  la  marche  de  cette  triple  intrigue  qui  se  déroule  au  mi- 
lieu d'une  foule  importune  de  personnages  secondaires  entassés 
parfois,  on  ne  sait  pour  quelle  raison,  au  premier  rang. 

Miss  Dorothée  Brooke  a  dans  le  pays  qu'elle  habite  la  réputation 
d'une  femme  supérieure,  mais  presque  toujours  on  ajoute  que  sa 
sœur  Gélie  a  sur  elle  un  avantage,  le  sens  commun.  Les  obsei'va- 
teurs  attentifs  remarquent  aussi  que  Célie  apporte  dans  la  manière 
de  s'habiller  une  ombre  de  coquetterie  absolument  étrangère  à 
Dorothée,  non  qu'elle  fasse  en  réalité  plus  de  toilette.  La  famille 
Brooke,  sans  être  précisément  aristocratique,  se  pique  d'être  une 
bonne  famille;  elle  compte  parmi  ses  ancêtres  un  gentleman  puri- 
tain qui,  après  avoir  servi  sous  Gromwell,  s'est  rallié  à  la  monar- 
chie, et  est  sorti  finalement  des  querelles  politiques,  propriétaire 
d'un  domaine  assez  considérable.  Il  va  donc  sans  dire  que  des  filles 
aussi  distinguées,  vivant  à  la  campagne  et  paroissiennes  d'un  petit 
village,  affectent  de  laisser  les  colifichets  aux  filles  de  gros  fermiers 
et  de  petits  marchands;  mais  le  sentiment  religieux  suffirait  à  ex- 
pliquer la  simplicité  de  Dorothée.  Elle  sait  par  cœur  les  principaux 
passages  des  Pensées  de  Pascal,  elle  est  éprise  jusqu'à  l'impru- 
dence de  toutes  les  exagérations  du  dévoùment  et  de  la  charité,  elle 
considère  sans  cesse  les  destinées  du  genre  humain  à  la  lumière 
du  christianisme,  et  ne  pourrait  concilier  le  sérieux  d'une  vie  spi- 
rituelle avec  le  vif  intérêt  que  certaines  personnes  prennent  aux 
futilités  de  la  mode.  Célie,  très  douce,  se  soumet  aux  goûts  de  son 
aînée  en  ayant  soin  toutefois  d'éviter  l'excès. 

Dès  le  premier  chapitre,  une  de  ces  scènes  où  excelle  George 
Eliot,  et  qui  trahit  tout  à  coup  le  sexe  de  l'écrivain,  un  petit  tableau 
d'intérieur  merveilleusement  fin  et  délicat  nous  fait  connaître  à 
•fond  les  caractères  opposés  des  deux  sœurs  et  leurs  rapports  réci- 


670  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

proques,  mélange  d'amitié  sincère  et  d'involontaire  hostilité.  «  Do- 
rothée était  rentrée  de  bonne  heure  d'une  visite  à  l'asile  qu'elle 
avait  fondé  dans  le  village.  Assise  à  sa  place  ordinaire  du  petit  sa- 
lon qui  séparait  les  chambres  des  deux  sœurs,  elle  travaillait  à  un 
plan  de  construction  rustique  (depuis  peu,  elle  se  livrait  passionné- 
ment à  ce  genre  d'architecture),  lorsque  Gélie,  qui  l'observait  avec 
le  désir  craintif  de  parler,  dit  enfm  :  —  Dorothée,  ma  chère,  si 
vous  vouhez,  —  si  vous  n'étiez  pas  trop  occupée,  —  ne  pourrions- 
nous  pas  regarder  aujourd'hui  les  bijoux  de  notre  mère,  vous  sa- 
vez?., et  nous  les  partager.  Il  y  a  six  mois  ce  matin  que  mon  oncle 
vous  les  a  remis,  et  vous  n'avez  pas  encore  ouvert  l'écrin. 

«  Sur  les  jolis  traits  de  Gélie  passa  l'ombre  d'une  expression  bou- 
deuse; si  elle  ne  boudait  pas  tout  à  fait,  c'était  par  crainte  habi- 
tuelle de  Dorothée  et  de  ses  principes...  A  son  grand  soulagement, 
les  yeux  de  Dorothée  souriaient  lorsqu'elle  les  leva  vers  elle.  — 
Quel  merveilleux  almanach  vous  faites!  Comptez-vous,  s'il  vous 
plaît,  par  lunes  ou  par  calendes? 

—  Je  compte  du  premier  jour  d'avril  au  dernier  de  septembre,... 
et  J6  suis  sûre  que,  depuis  qu'ils  dorment  dans  ce  secrétaire,  vous 
n'y  avez  même  pas  pensé  une  fois  ! 

-—  Puisque,  bien  entendu,  nous  ne  les  porterons  jamais!  —  Son 
crayon  à  la  main,  elle  faisait  de  petits  profils  sur  les  marges  de  son 
papier. 

«  Sa  sœur  rougit,  prit  un  air  grave.  —  Il  me  semble  que  c'est 
manquer  de  respect  à  la  mémoire  de  notre  pauvre  mère  que  de  les 
mettre  ainsi  de  côté.  D'ailleurs,  —  et  elle  étouffa  un  soupir,  —  les 
colliers  sont  redevenus  à  la  mode...  On  a  beau  être  chrétienne, 
sûrement  il  doit  y  avoir  au  ciel  des  femmes  qui  ont  en  ce  monde 
porté  des  diamans. 

—  Vous  aimeriez  aies  porter!  s'écria  Dorothée  avec  l'étonnement 
qu'on  éprouve  en  faisant  une  curieuse  découverte.  Alors  tirons-les 
bien  vite  de  ce  secrétaire.  Pourquoi  ne  l'avoir  pas  demandé  plus 
tôt?  Mais  les  clés,...  où  sont  les  clés?  —  Elle  se  prit  la  tête  dans  les 
mains  comme  si  elle  eût  désespéré  de  sa  mémoire. 

—  Les  voici,  dit  Gélie,  qui  avait  depuis  longtemps  préparé  cette 
explication. 

—  Ouvrez  donc  le  grand  tiroir,  la  cassette  est  dedans. 

«  Les  divers  bijoux  furent  bientôt  répandus  sur  la  table  en  une 
nappe  étincelante.  Ce  n'était  pas  un  écrin  considérable;  mais  quel- 
ques-unes des  parures  étaient  vraiment  belles.  Dorothée  prit  un 
collier  d'améthystes  pour  l'attacher  au  cou  de  Gélie,  auquel  il  s'a- 
justa comme  un  bracelet;  ce  cercle  étroit  s'harmonisait  bien  avec 
son  port  de  tête,  qui  rappelait  celui  de  la  reine  Henriette-Marie,  et 
elle  put  s'en  apercevoir  dans  la  glace. 


LA   VIE   DE   PROVINCE    EN   ANGLETERRE.  671 

» 

—  Ce  sera  charmant  avec  votre  mousseline  des  Indes;  la  croix  de 
perles  conviendra  pour  les  toilettes  foncées. 

«Célie  faisait  effort  pour  ne  pas  rire  de  joie.  — Oh!  Dodo,  la  croix 
est  à  vous. 

—  Non,  chérie,,  non!  dit  Dorothée  indifférente. 

—  Je  le  veux,  j'y  tiens  beaucoup,  insista  Célie;  vous  savez  que 
même  en  noir  vous  pouvez  porter  cela. 

—  Une  croix  est  la  dernière  chose  dont  je  ferais  un  hochet. 

—  Alors,  balbutia  Célie  interdite,  vous  me  blâmez  donc  d'avoir 
moins  de  scrupule? 

—  Nullement,,  dit  Dorothée  avec  une  petite  tape  condescendante 
sur  la  joue  de  sa  sœur..  Les  âmes  ont  chacune  leur  physionomie 
comme  les  visages;  ce  qui  sied  à  celle-ci  ne  convient  pas  à  celle-là. 

—  Mais  vous  pourriez  désirer  la  garder  en  souvenir  de  maman. 

—  J'ai  d'autres  souvenirs.  Tout  cela  est  à  vous,  chère  petite.  Ne 
discutons  pas  davantage;  emportez  votre  bien. 

«  Célie  fut  blessée;  il  y  avait  dans  cette  tolérance  puritaine  une 
nuance  de  hauteur  qui  équivalait  à  la  persécution.  — Comment  puis- 
je  porter  des  bijoux,  si  mon  ahiée  n'en  a  jamais?  demanda- t-elle. 

—  Ma  chère  Célie,  c'est  être  trop  exigeante  que  de  vouloir  me 
forcer  à  me  faire  belle  pour  vous  excuser  de  l'être.  Si  je  mettais  un 
collier  pareil,  mon  Dieu!  il  me  semblerait  faire  une  pirouette  d'o- 
péra,... le  monde  tournerait  avec  moi. 

«  Céhe  avait  détaché  le  collier.  —  Il  serait  trop  étroit  pour  vous, 
c'est  vrai,  dit-elle  encore  avec  une  secrète  satisfaction;  les  colliers 
ne  sont  pas  ce  qu'il  vous  faut. 

«  Comme  elle  ouvrait  ensuite  l'écrin  d'une  bague  d'émeraude  en- 
tourée de  diamans,  le  soleil ,  voilé  jusque-là  par  les  nuages,  darda 
un  rayon  éblouissant  sur  la  table.  —  Que  c'est  beau!  s'écria  Doro- 
thée sous  l'influence  d'un  sentiment  nouveau,  subit  comme  le  rayon 
lui-même.  N'est-il  pas  singulier  que  la  couleur  nous  pénètre  ainsi 
avec  la  violence  du  parfum?  Voici  pourquoi  sans  doute,  ajoutâ- 
t-elle aussitôt,  les  pierres  précieuses  servent  d'emblèmes  spirituels 
dans  l'Apocalypse.  On  dirait,  en  vérité,  des  fragmens  du  ciel.  Cette 
émeraude  est  la  plus  belle. 

—  Et  voici  le  bracelet  pareil,  dit  Célie. 

«  Dorothée  fit  glisser  la  bague  à  son  doigt  et  le  bracelet  à  son 
poignet,  puis  tourna  sa  main  vers  la  fenêtre,  en  l'élevant  à  la  hau- 
teur de  ses  yeux.  Elle  cherchait  à  justifier  le  plaisir  qu'elle  éprou- 
vait en  lui  prêtant  un  caractère  mystique. 

—  Vous  aimeriez  ceci ,  Dorothée?  dit  Célie,  stupéfaite  de  voir  sa 
sœur  montrer  quelque  faiblesse  ;  elle  songeait  aussi  que  les  éme- 
raudes  l'embelliraient  elle-même  plus  encore  que  les  améthystes 
peut-être...  Mais,  tenez,  ces  agates  sont  jolies  et  sérieuses. 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  , 

—  Oui,  je  garderai  la  bague  et  le  bracelet,  dit  Dorothée,  laissant 
tomber  sa  main  sur  la  table.  Quand  on  songe,  ajouta-t-elle  d'un 
autre  ton,  que  ce  sont  de  pauvres  gens  qui  trouvent  ces  choses,  qui 
les  taillent!...  —  Elle  se  mit  à  réfléchir,  et  Célie  à  espérer  que  sa 
sœur  serait  conséquente  avec  elle-même  en  renonçant  à  de  vains 
oinemens.  —  Je  les  garde,  répéta  Dorothée.  Emportez  le  reste.  — 
Elle  reprit  son  crayon,  mais  sans  écarter  les  joyaux,  les  regardant 
toujours,  et  se  promettant  de  les  avoir  souvent  auprès  d'elle  pour 
réjouir  ses  yeux. 

—  Les  porterez-vons  dans  le  monde?  demanda  Célie  curieuse. 

«  Dorothée  lui  jeta  un  regard  rapide.  —  Peut-être,  dit-elle  avec 
hauteur;  on  ne  sait  jamais  jusqu'où  l'on  peut  descendre. 

«Xélie  redevint  pourpre  et  se  sentit  triste.  Elle  comprenait  que  sa 
sœur  était  offensée,  et  n'osait  même  plus  la  remercier  de  ses  dons, 
qu'elle  remit  dans  la  boîte.  Dorothée,  elle  aussi,  souffrait;  tout  en 
dessinant,  elle  se  reprochait  certains  sentimens  et  certaines  paroles. 

«  La  conscience  de  Célie  lui  disait  qu'elle  n'avait  eu  aucun  tort.  Do- 
rothée aurait  dû  prendre  sa  part  des  bijoux  ou  bien  renoncer  à  tous. 
—  Quant  à  moi,  pensait-elle,  je  ne  crois  pas  que  mes  prières  soient 
troublées  par  le  plaisir  que  j'aurai  à  porter  ce  collier.  Les  opinions 
personnelles  de  Dorothée  ne  sauraient  me  lier  après  tout,  bien  que 
Dorothée  doive  être  liée  par  elles;  mais  Dorothée  n'est  pas  toujours 
conséquente  avec  elle-même. 

«  Elle  resta  penchée  sur  sa  tapisserie  jusqu'à  ce  que  sa  sœur  l'ap- 
pelât. —  Venez  donc  voir!  Je  me  croirai  grand  architecte,  si  l'on 
peut  se  servir  sérieusement  de  mes  cheminées  et  de  mes  escaliers. 

«  Comme  Célie  examinait  le  plan,  Dorothée  appuya  sa  joue  sur 
son  bras  d'une  façon  caressante  :  elle  s'accusait.  Célie  le  comprit  et 
pardonna.  Depuis  qu'elle  pouvait  se  souvenir,  il  y  avait  eu  dans  la 
disposition  de  son  esprit  à  l'égard  de  sa  sœur  une  certaine  dose  de 
malice  mêlée  à  beaucoup  de  crainte.   » 

Ces  deux  jeunes  filles,  orphelines  de  bonne  heure,  ont  été  éle- 
vées d'abord  par  une  famille  anglaise,  puis  par  une  famille  suisse 
de  Lausanne,  à  qui  leur  tuteur,  un  oncle  célibataire,  les  confia, 
s'imaginant  remédier  ainsi  cà  leur  isolement.  Depuis  une  année  à 
peine,  elles  demeurent  à  Tlpton-Grange  auprès  de  cet  oncle,  âgé  de 
soixante  ans,  d'un  caractère  facile,  d'opinions  flottantes,  avant  tout 
indécis  et  changeant.  Chez  lui,  l'énergie  puritaine  héréditaire, 
qui  se  retrouve  intacte  dans  tous  les  défauts  comme  dans  toutes 
les  vertus  de  sa  nièce  Dorothée,  a  évidemment  dégénéré.  L'in- 
différence avec  laquelle  il  «  laisse  aller  les  choses  »  sur  les  pro- 
priétés de  miss  Brooke  rend  celle-ci  fort  impatiente  d'atteindre 
l'âge  où  elle  pourra  disposer  des  sommes  nécessaires  aux  projets 
de  sa  charité.  Bien  qu'on  la  considère  comme  une  héritière  dans 


LA   VIE    DE    PROVINCE    EN    ANGLETERRE.  673 

ce  pays,  où  les  grandes  fortunes  sont  rares,  miss  Brooke  ne  se 
mariera  pas  aisément.  Il  y  a  pour  cela  deux  bonnes  raisons  :  d'une 
part  toutes  les  vanités  la  trouvent  insensible,  de  l'autre  elle  inquiète 
par  son  goût  des  extrêmes  et  sa  ferme  volonté  de  tout  régler  au- 
tour d'elle  d'après  des  principes  très  personnels.  Une  jeune  fille  du 
monde  qui  s'agenouille  au  chevet  des  paysans  malades  pour  prier 
avec  une  ferveur  digue  du  temps  des  apôtres,  qui  s'impose  volontai- 
rement des  jeûnes  et  passe  la  nuit  à  lire  des  livres  de  théologie, 
pourra  bien,  devenue  femme,  s'éveiller  un  beau  matin  possédée  de 
quelque  chimère  nouvelle  qui  lui  fasse  appliquer  ses  revenus  d'une 
façon  admirable  sans  doute,  mais  contraire  au  goût  du  mari.  Tout 
le  monde  craint  Dorothée;  les  paysans  eux-mêmes,  bien  qu'elle  soit 
leur  providence,  lui  préfèrent  Célie,  dont  le  caractère  aimable  se 
laisse  déchiffrer  plus  aisément  que  le  sien.  Cependant  ceux  qui 
l'approchent,  fussent-ils  prévenus,  lui  trouvent  un  charme  qu'ils 
ne  peuvent  concilier  avec  sa  réputation;  les  hommes  la  proclament 
«  ensorcelante  à  cheval,  »  et  en  effet,  le  teint  et  la  physionomie 
animés  par  le  grand  air,  par  l'exercice,  elle  n'a  rien  d'une  dévote. 
Pourtant  Dorothée  ne  se  doute  pas  de  ses  avantages  extérieurs;  il 
est  touchant  de  l'entendre  exalter  au  contraire  ceux  de  Célie.  Cha- 
que fois  qu'un  voisin  devient  assidu,  elle  décide  qu'il  est  amoureux 
de  Célie;  c'est  ainsi  qu'elle  se  méprend  tout  à  fait  sur  le  motif  qui 
amène  sans  cesse  sir  James  Chettam  chez  son  oncle.  Comment  croire 
qu'il  vienne  pour  elle?  et  qu'aurait-elle  à  dire  à  un  gentilhomme 
campagnard,  grand  chasseur,  fût-il  jeune,  fût-il  beau,  fût-il  ai- 
mable? Le  bonheur  à  ses  yeux  serait  d'épouser  un  homme  digne, 
par  son  âge  et  son  mérite,  d'être  pour  elle  une  sorte  de  père  et  ca- 
pable de  lui  enseigner  l'hébreu  au  besoin,  —  Milton  aveugle  ou  le 
vertueux  Hooker.  Elle  ne  rencontre  ni  l'un  ni  l'autre,  elle  tombe 
sur  le  révérend  Edouard  Casaubon,  propriétaire  du  manoir  voisin 
de  Lowick  et  cité  par  tout  le  comté  comme  un  savant  de  premier 
ordre.  Depuisbien  des  années,  dit-on,  il  prépare  les  matériaux  d'un 
grand  ouvrage  d'histoire  religieuse  dont  la  publication  doit  affirmer 
des  points  de  vue  nouveaux.  L'éclat  de  sa  fortune  rejaillit  sur  sa  piété; 
son  nom  impose  à  tous  sans  qu'on  sache  bien  pourquoi.  Nous  l'a- 
percevons une  première  fois  à  dîner  chez  M.  Brooke.  11  a  des  che- 
veux gris  de  fer,  des  yeux  caves,  la  taille  grêle.  Quelle  différence 
avec  le  teint  fleuri  et  les  favoris  opulens  de  sir  James!  Sa  manière 
de  parler  précise  et  dogmatique  contraste  avec  les  commérages  sans 
consistance  du  bon  M.  Brooke,  et  cela  suffit  pour  séduire  Dorothée; 
elle  se  laisse  prendre  à  ses  doctes  discours  accompagnés  d'un 
mouvement  régulier  de  la  tête  et  d'un  clignement  de  paupières.  — 
Que  M.  Casaubon  est  donc  laid!  dit  Célie  après  le  dîner. 

TOME  cm.  —  1873.  43 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

'—C'est,  répond  sa  sœur,  un  des  hommes  les  plus  distingués 
que  j'aie  vus;  il  ressemble  aux  portraits  de  Locke. 

—  Locke  avait-il  aussi  les  deux  verrues? 

—  Je  suppose  que  oui...  Aux  yeux  de  certaines  gens,  il  devait 
avoir  des  verrues. 

—  M.  Casaubon  est  si  jaune  ! 

—  Vous  préférez  peut-être  qu'un  homme  ait  le  teint  d'un  cochon 
de  lait? 

—  Dodo!.,  je  ne  vous  ai  jamais  entendue  faire  de  comparaisons 
aussi  risquées! 

—  C'est  que  je  n'en  ai  pas  encore  eu  l'occasion;  ma  comparai- 
son est  juste. 

—  Savez-vous,  Dodo,  qu'on  croirait  presque  que  vous  vous  em- 
portez? 

—  Il  est  si  douloureux  de  vous  voir  considérer  un  être  humain 
comme  s'il  ne  s'agissait  que  de  l'animal  et  du  vêtement,  sans  tenir 
compte  de  la  grande  âme  quepeut  refléter  un  visage  d'homme! 

—  M.  Casaubon  aurait  une  grande  âme  ? 

—  Je  le  crois,  dit  sincèrement  Dorothée.  Tout  ce  que  je  vois  de 
lui  est  en  harmonie  avec  sa  remarquable  brochure  sur  la  Cosmologie 
biblique. 

—  Il  parle  si  peu! 

—  Il  n'a  personne  à  qui  parler. 

Célie  pensa  :  —  Elle  méprise  donc  bien  sir  James  Chettam?  Alors 
elle  ne  voudra  pas  de  lui.  —  Et  Célie  trouva  que  c'était  dommage. 
Elle  ne  s'était  jamais  trompée  sur  les  intentions  de  sir  James;  par- 
fois elle  avait  craint,  il  est  vrai,  que  Dorothée  ne  rendit  pas  heu- 
reux un  mari  qui  n'eût  point  sa  manière  de  voir;  si  elle  eût  osé  se 
l'avouer,  sa  sœur  lui  paraissait  trop  religieuse  pour  la  simple  vie 
conjugale.  Les  principes  et  les  scrupules  lui  faisaient  l'effet  d'autant 
d'aiguilles  sur  lesquelles  on  tremble  de  marcher  ou  de  s'asseoir,  et 
Gélie  avait  bien  raison  ;  mais  il  est  évident  que  l'auteur  lui  trouve 
un  jugement  court  et  borné. 

Au  moment  même  où  IM.  Casaubon  pèse  les  considérations  qui  le 
décideront  peut-être  à  demander  la  main  de  miss  Brooke,  miss 
Brooke  énumère  dans  son  esprit  toutes  celles  qui  doivent  l'encou- 
rager à  la  lui  accorder.  Elle  écoute  avec  respect  ses  vagues  confi- 
dences surla  nature  du  grand  ouvrage  dans  lequel  il  a  entrepris  de 
prouver  que  tous  les  mythes  et  toutes  les  superstitions  du  monde 
entier  ne  sont  depuis  les  âges  les  plus  reculés  que  des  réminiscences 
corrompues  d'une  tradition  originellement  révélée;  elle  est  capti- 
vée par  la  grandeur  apparente  de  ses 'conceptions,  flattée  qu'il  lui 
parle  comme  à  un  collègue,  car  M.  Casaubon -n'a "pas  deux  manières 


LA  TIE  DE  PROVINCE  EN  ANGLETERRE.  675» 

d'exprimer  sa  pensée  :  tout  ce  qu'il  dit  ressemble  à  ces  inscription» 
clouées  à  une  porte  de  musée  qui  ouvre  sur  les  trésors  du  passé;  à 
peine  daigne-t-il,  lorsqu'il  lui  arrive  de  citer  une  phrase  grecque  ou 
latine,  la  traduire  ensuite.  Pour  Dorothée,  il  représente  un  Bossuet 
vivant,  capable  de  réconcilier  la  science  avec  la  dévotion  et  de  réu- 
nir les  gloires  du  saint  et  du  docteur.  —  Mes  idées,  se  dit-elle  en' 
causant  avec  lui,  mes  seniimens,  le  peu  d'expérience  que  j'ai,  tout 
ce  qui  chez  moi  forme  un  mince  filet  spirituel  existe  chez  lui  à 
l'état  d'océan  ;  mais  c'est  la  même  eau,  nous  pensons  de  même.  — 
De  son  côté,  M.  Gasaubon  s'attache  à  faire  parler  Dorothée;  en  la 
regardant,  son  visage  ridé  s'éclaire  d'un  rayon  pareil  à  ceux  du 
soleil  d'hiver.  Il  lui  avoue  un  jour  qu'il  sent  l'inconvénient  de  la 
solitude,  et  qu'il  lui  semble  que  la  présence  de  la  jeunesse  doit 
donner  du  charme  aux  sérieux  labeurs  de  l'âge  mûr.  C'est  bien  un 
prélude  de  déclaration,  car  jamais  cet  homme  grave  ne  hasarde  le 
moindre  mot  sans  en  avoir  pesé  les  conséquences,  pas  plus  qu'il  ne 
revient  sur  aucune  communication  une  fois  faite.  Pour  affirmer  des 
sentimens  exprimés  le  2  octobre  par  exemple,  il  se  bornerait  à  men- 
tionner la  date,  jugeant  de  la  mémoire  des  autres  d'après  la  sienne, 
qui  est  un  dictionnaire.  L'envoi  de  certaine  brochure  sur  la  primi- 
tive église,  enrichie  de  notes  marginales  de  la  main  de  l'auteur,  est 
promptement  suivi  d'une  lettre  dans  laquelle  M.  Gasaubon  s'offre 
avec  mille  cérémonies  et  circonlocutions  pédantesques  à  être  le 
gardien  terrestre  de  la  félicité  de  cette  femme  belle  et  ardente,  plus 
jeune  que  lui  de  près  de  trente  ans.  Son  offre  ridicule  ouvre  le  ciel 
à  la  pauvre  enthousiaste.  Gomme  un  néophyte  prêt  à  franchir  le 
suprême  degré  d'initiation,  elle  verse  des  larmes  d'extase  :  enfin 
elle  va  donc  poiivoir  approfondir  ce  qui  lui  semble  être  le  bien, 
échanger  une  sujétion  puérile  à  sa  propre  ignorance  contre  la  liberté 
de  la  soumission  volontaire  à  un  guide  digne  de  la  conduire  sur  les 
hauteurs,  apprendre  tout  de  lui!..  C'est  décidément  un  directeur 
de  conscience  que  cherche  la  sainte  Thérèse  de  Middlemarch,  mais 
jamais  dévote  jusque-là  n'avait  songé  à  faire  de  son  confesseur  un 
mari. 

Cette  aberration  nous  touche  d'autant  m.oins  qu'elle  pourrait,  si 
bon  lui  semblait,  mettre  à  exécution  ses  idées  philanthropiques  en 
épousant  l'honnête  et  joyeux  sir  James  :  celui-ci,  pour  lui  plaire, 
s'est  associé  à  un  rêve  dont  elle  se  berce,  un  rêve  digne  d'Oberlin  : 
embellir  la  vie  des-  pauvres.  Il  fait  construire  sur  ses  terres  de»" 
chaumières  modèles  dont  Dorothée  a  tracé  le  plan,  et  s'imagine^, 
parce  qu'elle  lui  en  sait  gré,  s'assurer  des  droits  sur  son  cœur; 
mais  cette  espérance  présomptueuse  inspire  à  miss  Brooke,  lors>- 
qu'elle  s'en  aperçoit,  plus  de  mépris  encore  pour  les  sentiment 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mesquins,  égoïstes  et  intéressés  de  la  société  qui  l'entoure.  Per- 
sonne n'est  donc  capable  de  la  comprendre,  personne,  sauf  M.  Ca- 
saubon!  Elle  entre  dans  l'état  de  mariage  comme  elle  entrerait  au 
couvent,  avec  une  religieuse  exaltation  pour  les  devoirs  austères 
qu'il  comporte;  en  vain  M.  Brooke  lui  fait  observer  qu'elle  épouse 
un  homme  déjà  vieux,  d'humeur  taciturne  et  d'une  faible  santé,  en 
vain  Célie  s'aiïligi^,,  en  vain  le  voisinage  se  montre  scandalisé.  Doro- 
thée reste  insensible  à  tout,  même  à  la  douleur  de  sir  James,  dou- 
leur mâle  et  contenue,  tempérée  par  le  dégoût  que  lui  inspire  la 
préférence  d'une  fille  de  vingt  ans  pour  un  rat  de  bibliothèque  mo- 
mifié. —  L'ombre  d'un  homme  !  regardez  ses  jambes!  dit-il  à  son 
amie  M'"*  Gadwallader,  type  original  de  demoiselle  noble  descen- 
due des  splendeurs  de  son  arbre  généalogique  dans  la  pauvreté 
d'un  presbytère  de  campagne,  où  elle  est  restée  grande  dame,  tou- 
jours armée  de  son  franc-parler.  Il  n'a  pas  de  sang  dans  les  veines. 
—  Non,  quelqu'un  en  a  examiné  une  goutte  au  microscope  et  n'a 
vu  que  virgules  et  parenthèses,  dit  la  spirituelle  femme  du  rec- 
teur. Puisse-t-elle  ne  pas  se  repentir  de  sa  prise  d'habit!  —  Puis, 
finement  elle  insinue  que  la  petite  Célie  vaut  mille  fois  mieux  que 
ces  modèles  de  vertu  qui  en  savent  plus  long  que  le  recteur  et  le 
curé  ensemble,  et  qu'en  faisant  la  cour  à  l'aînée  sir  James  a  peut- 
être,  sans  le  vouloir,  séduit  la  cadette. 

Or  le  digne  jeune  homme  n'est  point,  Dieu  merci!  de  ces  gens 
qui  soupirent  éternellement  après  l'impossible,  pour  qui  la  plus 
belle  fleur  est  celle  que  la  nature  a  placée  hors  de  leur  portée. 
On  peut  dès  lors  espérer  qu'il  se  laissera  consoler  par  les  grâces 
modestes  de  Célie,  et  on  en  est  bien  aise,  car  ces  deux  person- 
nages sont  les  seuls  qui  jusqu'ici  ne  déplaisent  pas.  Pourtant,  et 
c'est  en  cela  qu'éclate  le  talent  d'analyse  de  George  Eliot,  malgré 
la  sympathie  absente,  une  sorte  d'intérêt  nous  attache  aux  carac- 
tères principaux,  creusés  avec  art  dans  leurs  replis  les  plus  dés- 
agréables. Certes  nous  n'aimons  guère  cette  puritaine  à  passions 
latentes  qu'on  nous  représente  prosternée  métaphoriquement  aux 
pieds  de  son  futur  époux  comme  devant  un  pape  protestant;  nous 
aimons  moins  encore  ce  faux  savant,  entêté  de  lui-même ,  qui  a 
besoin  de  se  rappeler  tous  les  passages  classiques  qu'il  a  lus  pour 
estimer  ce  que  vaut  l'amour  d'une  belle  jeune  fille  à  qui  durant 
les  courtes  semaines  des  fiançailles  il  apprend  à  lire  le  grec! 
Cette  union  contre  nature  révolte  tous  les  sentimens;  mais  enfin, 
puisqu'elle  est  consommée,  nous  avons  hâte  de  connaître  les  dé- 
ceptions qu'elle  entraînera.  George  Eliot  dédaigne  de  satisfaire 
notre  impatience;  interrompant  la  dissection  qui  nous  rendait  at- 
tentifs, l'opérateur  applique  son  scalpel  à  d'autres  sujets  absolu- 


LA.   VIE    DE    PROVINCE    EN   ANGLETERRE.  677 

ment  indifférens,  tandis  que  le  couple  mal  assorti  voyage  sur  la 
route  d'Italie. 

Dans  les  réunions  qui  ont  précédé  ce  mariage,  le  lecteur  a  fait 
connaissance  avec  une  partie  de  la  société  de  Middleuiarcli,  la  ville 
voisine.  M.  Lydgate  entre  autres,  le  nouveau  médecin,  a  été  pré- 
senté k  miss  Brooke,  qu'il  trouve,  malgré  son  grand  esprit  et  son 
indiscutable  beauté,  très  différente  de  l'idéal  qu'il  s'est  formé  de  la 
femme.  Selon  lui,  la  femme  doit  être  tout  simplement  assez  aimable 
pour  produire  sur  les  sens  l'effet  d'une  musique  exquise,  et  miss 
Rosamond  Vincy,  la  fille  du  maire,  dont  il  est  amoureux  sans  bien 
le  savoir  encore,  lui  paraît  posséder  seule  le  vrai  charme  mélodique. 
Au  fait,  peu  nous  importent  l'idéal  de  M.  Lydgate  et  son  opinion  de 
miss  Brooke,  bien  que  le  romancier  ait  soin  de  nous  d  re  que  «  qui- 
conque observe  la  convergence  furtive  des  destinées  humaines  sait 
voir  une  lente  préparation  d'effets  se  produisant  d'une  vie  à  une 
autre  et  formant  un  contraste  ironique  avec  le  regard  indifférent  ou 
glacé  que  nous  laissons  tomber  sur  notre  voisin  inconnu.  »  Gela 
serait  juste,  si  chacune  des  figures  évoquées  avec  j)lus  ou  moins  de 
relief  devait  concourir  à  l'effet  général;  mais  on  pourrait  sans  in- 
convénient au  contraire  supprimer  ce  second  roman  qui  vient  se 
greffer  sur  le  premier.  Quelques  lignes  par  exemple  suffiraient  à 
nous  faire  connaît! e  le  jeune  docteur  intelligent,  pauvie  et  ambi- 
tieux, partagé  entre  l'amour  de  la  science  et  l'amour  plus  noble 
encore  des  êtres  souffrans,  cet  ardent  pionnier  des  légions  inexplo- 
rées (nous  sommes  en  1829)  de  la  pathologie. 

Guérir  et  trouver,  faire  à  la  fois  son  humble  devoir  à  Middle- 
march  et  quelque  grande  œuvre  pour  le  monde,  voilà  le  but  de 
Lydgate,  voilà  tout  ce  qu'il  est  essentiel  de  savoir  sur  son  compte; 
mais  George  Eliot  ne  l'entend  pas  ainsi.  Nous  avons  à  subir  un  long 
chapitre  de  détails  sur  les  préjugés  de  sa  famille,  le  développement 
de  sa  vocation  médicale,  sa  vie  d'étudiant  à  Londres,  à  Edimbourg, 
à  Paris  enfin,  où  il  rencontra  une  actrice  de  mélodrame  qui  fit  de  lui 
un  homme  désillusionné.  II  est  désormais  incapable  de  considérer 
la  femme  autrement  qu'au  point  de  vue  scientiliffue,  comme  un 
être  gracieux,  à  peine  responsable,  dont  le  rôle  est  de  nous  égayer 
par  ses  gazouillemens  et  de  nous  réchauffera  la  douce  flamme  de 
son  regard  bleu,  quelque  chose  de  plus  qu'un  oiseau  ou  une  fleur, 
tenant  d'ailleurs  de  tous  les  deux;  en  outre  la  beautt^  blonde  paraît 
à  Lydgate  devoir  être  vertueuse  par  tempérament,  n'étant  évidem- 
ment moulée  que  pour  des  jouissances  délicates.  Si  la  science  lui 
permettait  de  songer  au  mariage,  il  choisirait  Rosamond. 

De  son  côté,  la  coquette  de  Middiemarch,  pénétrée  de  mépris 
pour  les  jeunes  indigènes,  tous  amoureux  d'elle,  cela  va  sans  dire, 


678  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

attend  impatiemment  l'heure  où  se  déclarera  cet  homme  qui  a  le 
mérite  d'eue  étranger  à  sa  province,  bien  né,  bien  apparenté,  bien 
élevé,  cet  homme  supérieur  enfin  dont  il  serait  amusant  de  faire 
un  esclave.  Rosamond  se  sent  de  force  à  conquérir;  elle  a,  dans  la 
meilleure  pension  du  comté,  appris  tout  ce  qui  compose  l'éduca- 
tion parachevée  d'une  demoiselle,  y  compris  l'art  de  monter  en 
voiture,  et  ses  talens  variés  émerveillent  jusqu'à  l'éblouissement 
son  pèie  le  manufacturier,  sa  mère  surtout,  fille  d'un  aubergiste, 
brave  femme  un  peu  folle,  qui  met  son  orgueil  dans  les  allures  de 
gentleman  d'un  lils  élégant  et  paresseux,  le  jeune  Fred. 

Il  faut  dire  que  Fred  Vincy  compte  sur  l'héritage  de  l'oncle  Fea- 
therstone,  et  nous  voici  bon  gré  mal  gré  initiés  aux  manies  et  aux 
boutades  misanthropiques  de  ce  vieux  renard  podagre  presque  mou- 
rant, autour  duquel  s'abattent,  comme  autant  de  bêtes  de  proie, 
les  membres  de  sa  nombreuse  famille.  Il  fait  retomber  la  mauvaise 
humeur  qu'il  en  ressent  sur  une  jeune  fille  pauvre,  Mary  Garth,  la 
gardienne  attentive  et  désintéressée  de  sa  maison.  Un  penchant 
qui  n'a  j)u  naître  que  du  contraste  absolu  de  leurs  caractères  rap- 
proche le  prodigue  Vincy  de  cette  personne  honnête,  positive,  in- 
tègre jusqu'au  scrupule,  franche  jusqu'à  la  rudesse,  ?ans  fortune 
et  sans  beauté;  mais  Mary  se  trouverait  déshonorée  d'épouser  un 
oisif  qui  dépense  aux  courses  et  au  billard  plus  qu'il  ne  possède. 
Par  excès  de  probité,  elle  éloigne  de  lui  l'héritoage  qu'il  attend. 

Leurs  conversations,  où  la  morale  tient  victorieusement  tête  à 
l'amour  piqué,  les  querelles  de  famille  entre  le  banquier  Bulstrode, 
type  de  dévot  hypocrite  et  dominateur,  et  son  beau -fi  ère,  le  vieux 
Vincy,  les  intrigues  ourdies  par  ce  banquier  pharisien  contre  le  vi- 
caire de  Saint-Botolph,  Camden  Farebrother,  qui  a  le  tort  de  s'oc- 
cuper de  métaphysique  et  d'histoire  naturelle  au  lieu  de  s'en  tenir 
à  prêcher  quelques  vieilles  vérités  solides,  ce  qui  lui  fait  perdre  la 
place  de  chapelain  de  l'hôpital,  —  des  questions  de  votes,  de  con- 
seils d'administration,  de  rivalités  électorales,  des  commérages  de 
petite  ville  au  milieu  desquels  Lydgate  se  trouve  pris  et  comme 
étouffé  malgré  sa  volonté  énergique  de  n'y  entrer  pour  rien,  — 
des  hors  d'œuvre  en  un  mot  remplissent  la  seconde  partie  de  Mid- 
dlemarch.  On  y  rencontre  de  curieuses  peintures  de  mœurs  et  de 
caractères,  marquées  au  sceau  de  cette  qualité  si  anglaise  que  le 
mot  même  ne  peut  se  traduire,  la  quaintness^  mélange  d'esprit,  de 
grâce  et  d'originalité;  cependant  ces  hors-d'œuvre  font  ressortir 
une  fois  de  plus  l'erreur  d'un  système  qui  consiste  à  reproduire 
chaque  épisode  qui  survient,  chaque  figure  qui  passe,  avec  une  pré- 
cision photographique  pour  ainsi  dire.  Or  la  meilleure  photogra- 
phie, quelque  nette,  quelque  lumineuse  qu'elle  soit,  restera  toujours 


LA    VIE    DE    PROVINCE    EN    ANGLETERRE.  679 

inférieure  au  tableau  composé  avec  le  souci  de  l'ensemble,  de  l'u- 
nité. 

Si  l'auteur  avait  supprimé  les  personnages  secondaires  qui  ne  se 
rattachentpas  à  l'aclion  principale,  le  roman  serait rérluit  de  moitié, 
car  la  plupart  des  citoyens  de  Middlemarch  ne  semblent  intervenir 
que  pour  laisser  au  couple  Casaubon  le  temps  d'arriver  à  Rome,  où 
nous  le  retrouvons  en  plein  désenchantement,  comme  il  était  aisé 
de  le  prévoir. 

La  pauvre  Dorothée  s'obstine  encore  à  croire  que  le  sentiment  de 
tristesse  qui  l'accable  vient  de  sa  propre  pauvreté  spirituelle,  mais 
elle  est  malheureuse,  et  elle  s'en  rend  compte  trop  clairement 
après  quelques  semaines  de  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  lune 
de  miel,  consacrées  à  visiter  l'une  des  plus  intéressantes  villes  du 
monde.  L'enthousiasme  qui  l'avait  jetée  dans  ce  mariage  absurde 
s'allumait  à  l'espérance  de  soulager  en  partie  M.  Casaubon  du  poids 
de  son  travail  et  de  mêler  quelques  fils  d'or  à  la  trame  sombre  de 
sa  vie;  or  M.  Casaubon  est  aussi  tristement  préoccupé  pour  le  moins 
que  par  le  passé.  Rien  de  ce  qui  intéresse  le  commun  des  mortels 
n'arrive  même  à  le  distraire  en  passant.  Lorsqu'il  dit  à  sa  femme  de- 
vant un  tableau  :  Tenez-vous  à  rester  encore?  je  resterai,  si  bon  vous 
semble,  —  quand  il  lui  explique  froidement  les  beautés  de  la  Far- 
nésine  en  mêlant  à  un  jugement  banal  sur  Raphaël,  qu'il  ne  voit  que 
par  les  yeux  des  connaisseurs,  sa  dédaigneuse  appréciation  de  la 
fable  de  Psyché,  qui  doit  être  l'invention  romanesque  d'une  période 
littéraire  plutôt  qu'un  mythe  original,  elle  sent  qu'il  a  hâte  de  re- 
tourner seul  au  Vatican  poursuivre  la  stérile  recherche  de  sa  clé 
des  mythologies.  Seule,  de  son  côté,  escortée  d'une  femme  de 
chambre  et  d'un  courrier,  elle  erre  mélancolique  dans  les  églises, 
les  musées,  en  songeant  aux  maussades  soirées  passées  dans  la  so- 
ciété de  son  mari,  et  en  s'attristant  de  la  froideur  mêlée  de  gêne 
avec  laquelle  il  repousse  l'aide  qu'elle  lui  offre,  comme  si  elle  pré- 
tendait devenir,  non  pas  son  secrétaire  dévoué,  mais  plutôt  quelque 
espion  mnlveilLant.  Le  vieux  Casaubon  commence  à  se  douter  par- 
fois en  effet  que  l'objet  de  ses  travaux  soutiendrait  difficilement  la 
critique,  et  Dorothée  dans  ces  momens-là  est  moins  sa  femme  qu'une 
personnification  importune  du  monde  ennemi  qui  entoure  tout  ua- 
teur  mal  apprécié. 

Un  jour  que  le  choc  de  cette  méfiance  d'une  part  et  d'une  bonne 
volonté  apparemment  indiscrète  de  l'autre  a  produit  entre  les  deux 
époux  une  première  discussion  assez  vive,  Dorothée  rencontre  à  l'im- 
proviste  dans  les  galeries  du  Vatican,  auprès  de  Y  Ariane  couchée, 
avec  laquelle  sa  beauté  spiritualisée  forme  une  vivante  antithèse,  un 
parent  pauvre  de  Casaubon  dont  elle  a  entrevu  avant  son  mariage  la 


680  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jeune  et  sympathique  figure.  D'abord  Will  Ladislaw  jugeait  assez 
sévèrement  Dorothée,  n'admettant  pas  qu'une  femme  capable  d'é- 
pouser Casaubon  pût  être  rien  de  mieux  qu'une  pédante  désagréable. 
Malgré  les  services  signalés  que  lui  a  rendus  son  cousin,  ou  même 
à  cause  de  ces  services,  car  la  hauteur  et  la  sécheresse  avec  les- 
quelles on  nous  oblige  peuvent  rendre  la  reconnaissance  un  far- 
deau, Will  Ladislaw  déteste  Gasaubon,  qui  le  tient  aussi  en  profond 
dédain.  Pour  le  faux  savant,  qui  a  usé  sa  vie  au  travail  préparatoire 
d'une  œuvre  impossible,  l'imagination  poétique  de  Will,  son  esprit 
vif  jusqu'à  la  turbulence,  son  tempérament  avide  d'aventures, 
doivent  être  autant  de  signes  de  frivolité.  Le  voyant  rebelle  au 
choix  d'une  carrière  sous  prétexte  qu'il  est  apte  à  plusieurs  et  qu'il 
veut  tout  connaître  avant  de  se  fixer,  Gasaubon  s'est  résigné  de 
mauvaise  grâce  à  subvenir  encore  aux  dépenses  d'une  année  de 
voyages,  il  a  mis  ce  Pégase  en  révolte  contre  son  joug  à  l'épreuve 
de  la  liberté.  Sa  surprise  lorsqu'il  le  retrouve  en  Italie,  où  il  s'oc- 
cupe provisoirement  de  peinture,  est  sans  aucun  mélange  de  plai- 
sir; quant  à  Will  Ladislaw,  il  abjure  vite  d'injustes  préventions 
contre  Dorothée.  A  près  une  première  conversation,  il  s'étonne,  il  est 
ému  de  sa  simplicité  presque  enfantine  sous  certains  rapports,  des 
éclairs  de  sensibilité  qui  lui  échappent,  et  il  conclut  qu'elle  a  dû 
faire  de  ce  mariage  odieux  quelque  étrange  roman,  qu'elle  a  été 
trompée  par  sa  propre  candeur.  Ah!  si  M.  Gasaubon  n'était  qu'un 
dragon  qui  eût  emporté  cet  ange  dans  sa  caverne  par  violence  et 
sans  formalités  légales,  quel  devoir  sacré  ce  serait  d'arracher  Doro- 
thée à  de  pareilles  griffes!  Par  malheur,  M.  Gasaubon  est  quelque 
chose  de  bien  autrement  intraitable  qu'un  dragon;  c'est  un  bien- 
faiteur appuyé  sur  les  droits  que  lui  donne  la  société.  Will  ne 
peut  même  insinuer  ce  qu'il  pense  de  la  vanité  de  son  œuvre  sans 
se  montrer  ingrat;  du  moins  se  dédommage-t-il  de  tant  de  con- 
trainte en  faisant  des  visites  fréquentes  à  Dorothée,  toujours  seule 
chez  elle.  L'abandon  où  elle  vit  indigne  le  jeune  homme  et  l'en- 
chante à  la  fois;  il  en  veut  au  mari  de  délaisser  ainsi  cette  char- 
mante créature  pour  s'en  aller  à  la  chasse  de  futilités  vermoulues, 
et  en  même  temps  quel  bonheur  de  pouvoir  causer  sans  témoins!  — 
Souvent  les  questions  d'art  les  amènent  à  traiter  des  questions  de 
sentimens.  —  Je  crains,  dit  Will,  que  vous  ne  jugiez  l'art  en  héré- 
tique. Gomment  cela  se  fait-il?  Je  vous  aurais  crue  sensible  à  la 
beauté  partout  où  elle  se  trouve. 

—  Je  suppose  que  je  manque  d'intelligence  pour  bien  des  choses, 
répondit  simplement  Dorothée;  j'aimerais  rendre  belle  la  vie  de  tout 
le  monde,  et  cette  immense  dépense  d'art  qui  semble  faite  pour  ainsi 
dire  en  dehors  de  la  vie,  sans  la  rendre  meilleure  pour  le  grand 


LA    VIE    DE    PROVINCE    EN   ANGLETERRE.  681 

nombre,  m'afflige.  Ma  jouissance,  de  quelque  nature  qu'elle  soit, 
est  toujours  gâtée  quand  je  songe  qu'elle  est  refusée  à  d'autres. 

—  J'appelle  cela  le  fanatisme  de  la  sympathie,  répliqua  impé- 
tueusement Will.  Vous  pourriez  en  dire  autant  de  toute  poésie,  de 
toute  délicatesse.  Si  vous  poussiez  jusqu'au  bout  ce  raisonnement, 
vous  devriez  être  malheureuse  de  votre  propre  bonté,  devenir  mau- 
vaise afin  de  n'avoir  d'avantages  sur  personne.  La  meilleure  piété 
est  de  jouir  quand  on  le  peut;  ou  fait  alors  son  possible  pour  assu- 
rer à  ce  bas  monde  la  réputation  d'être  une  planète  agréable...  Je 
vous  soupçonne  d'avoir  une  idée  fausse  des  vertus  de  la  misère  et 
d'aspirer  à  faire  de  votre  vie  un  martyre... 

—  Vous  vous  trompez.  Je  ne  suis  pas  triste...  Je  ne  suis  jamais 
malheureuse  longtemps  de  suite.  Je  suis  violente  et  méchante,  — 
pas  comme  Célie, — j'éclate,  et  puis  tout  redevient  glorieux.  Je  ne 
puis  m'empêcher  de  croire  en  aveugle  au  sublime.  Ici  je  jouirais  de 
l'art  volontiers  ;  hélas!  il  y  a  tant  de  beautés  que  je  ne  m'explique 
pas  et  qui  me  semblent  être  plutôt  une  consécration  de  la  laideur! 
Comme  peinture,  comme  sculpture,  c'est  merveilleux  peut-être; 
mais  le  sentiment  est  souvent  bas  et  brutal,  parfois  même  ridicule. 
Çà  et  là  je  sens  que  quelque  chose  de  vraiment  noble  s'empare  de 
mon  adniiration,  quelque  chose  que  je  pourrais  comparer  aux  mon- 
tagnes albaines  ou  au  coucher  du  soleil  sur  le  Pincio;  cela  me  fait 
regretter  encore  plus  de  trouver  si  peu  de  cette  perfection  dans  les 
œuvres  qui  ont  coûté  aux  hommes  tant  de  travail. 

—  Bien  entendu,  il  y  a  nombre  de  médiocrités;  les  choses  rares 
ont  besoin  de  ce  sol  pour  y  croître. 

—  Oh  Dieu!  dit  Dorothée,  reprenant  le  cours  ordinaire  de  ses 
réflexions  tristes,  je  vois  qu'il  doit  être  très  difficile  de  faire  lien  de 
bon.  J'ai  souvent  pensé,  depuis  que  je  suis  à  Rome,  que  la  plupart 
de  nos  existences  seraient  plus  laides  et  plus  mauvaises  que  de 
laides  et  mauvaises  peintures,  si  elles  pouvaient  s'accrocher  aux 
murs... 

—  Vous  êtes  trop  jeune,...  c'est  un  anachronisme  que  de  pareilles 
pensées,  dit  Will  en  secouant  la  tête  par  un  mouvement  rapide  qui 
lui  était  familier.  Vous  parlez  comme  si  vous  ignoriez  la  jeunesse. 
C'est  monstrueux...  Vous  avez  été  élevée  dans  ces  principes  atroces 
qui,  pareils  au  Minotaure,  choisissent  les  plus  parfaites  entre  les 
femmes  pour  les  dévorer,  et  maintenant  vous  irez  vous  enfermer 
dans  cette  prison  de  Lovvick...  Vous  serez  enterrée  vive.  Gela  me 
rend  fou  d'y  songer.  J'aimerais  mieux  ne  vous  avoir  jamais  vue  que 
de  penser  h  vous  avec  cette  perspective  d'avenir. 

Will  craignit  d'être  allé  trop  loin;  mais  le  ton  de  regret  irrité 
qu'il  avait  pris  exprimait  tant  de  bonté  que  Dorothée  répondit  en 


682  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

souriant  avec  une  émotion  inconnue  de  reconnaissance  :  —  Vous 
n'aimiez  pas  Lowick,  ayant  attaché  votre  cœur  à  un  genre  de  vie 
tout  différent;  Lowick  est  la  maison  de  mon  choix. 

Will  ne  sut  que  dire,  car  il  ne  pouvait  répondre  qu'il  était  prêt 
à  mourir  pour  elle.  Le  respect  l'arrête  toujours  avant  la  scène  de 
passion  que  l'on  attend  inutilement  d'un  bout  à  l'autre  de  ce 
roman. 

Sans  se  rendre  compte  de  l'adoration  qu'elle  inspire,  Dorothée 
prend  plaisir  à  consulter  sur  toutes  choses  le  goût  de  son  nouvel 
ami,  qui  lui  prouve  que  le  sentiment  de  l'art  peut  s'acquérir  en 
grande  partie;  elle  est  touchée  surtout  de  l'affection  que  Will  lui 
témoigne,  à  elle  qui  avait  jusque-là  tant  donné  pour  recevoir  si 
peu.  Elle  s'intéresse  à  sa  vocation  indécise,  l'aide  à  la  chercher, 
l'encourage  maternellement;  peut-être  est-elle  frappée  à  son  insu 
du  contraste  de  cette  brillante,  franche  et  fougueuse  jeunesse 
avec  la  caducité  précoce  de  M.  Casaubon.  La  première  impres- 
sion, en  apercevant  Will,  est  celle  que  fait  éprouver  un  rayon  de 
soleil;  ses  traits  mobiles  semblent  se  transformer  à  tous  momens 
sous  le  coup  de  baguette  d'Ariel,  et  sa  chevelure  secouer  une  lu- 
mière que  l'on  peut  prendre  pour  l'auréole  même  du  génie.  M.  Ca- 
saubon ne  se  dissimule  aucun  des  avantages  de  son  petit  cousin, 
et,  tout  en  les  jugeant  frivoles,  il  en  est  jaloux,  ce  qui  le  rend 
plus  maussade  et  plus  sombre,  car  il  a  trop  d'orgueil  pour  trahir 
autrement  cette  jalousie  qu'il  n'a  pas  épuisée  tout  entière  en  riva- 
lités scientifjques,  cette  jalousie  qui  n'est  au  fond  qu'une  des  formes 
de  l'égnï^me  souffrant.  George  Eliot  en  fait  l'objet  d'une  curieuse 
étude  |)sychologique,  à  laquelle  nous  sommes  arrachés  par  le  brus- 
que changement  de  décor  qui  nous  ramène  à  Middlemarch,  au  mi- 
lieu de  la  famille  Vincy. 

Un  ciiLique  des  plus  autorisés  parmi  ses  compatriotes  a  compli- 
menté l'ail  leur  de  Middlemarch  d'avoir  fait  de  chaque  volume  un 
ouvrage  complet.  Nous  ne  contredirons  pas  cette  assertion,  mais 
nous  la  tournerons  en  blâme  :  l'intérêt,  divisé  entre  deux  sujets 
étrangers  l'un  à  l'autre,  s'alanguit  et  finit  par  s'éteindre.  Aussi 
est-on  soulagé  en  apprenant  que  l'affection  dont  est  atteint  M.  Ca- 
saubon a  chance  de  se  terminer  par  une  mort  prochaine.  Sans  cela, 
Dorothée  succomberait  elle-même  de  lassitude  et  de  tristesse  dans 
ce  manoir  de  Lowick,  où  elle  essaie  de  donner  le  change  à  son  ac- 
tivité en  copiant  du  latin  sous  l'œil  inquiet  et  méfiant  de  son  dés- 
agréable mari.  Souvent,  il  est  vrai,  elle  quitte  la  1  ib'iothèque  pour 
un  petit  boudoir  fantastiquement  meublé  de  tapisseries  verdâtres 
où,  parmi  d'autres  portraits,  se  trouve  la  miniature  de  la  grand'- 
mère  de  Will  Ladislaw,  femme  résolue  et  passionnée  qu'une  mes- 


LA   VIE    DE    PROVINCE    EN    ANGLETERRE.  683 

alliance  a  brouillée  avec  les  siens.  Entre  ce  portrait  et  Dorothée 
s'établit  une  sorte  d'intimité  étrange:  devant  lui,  elle  rêve,  elle 
parle  comme  s'il  pouvait  l'entendre,  et  les  contours,  prenant  plus 
de  fermeté,  le  regard  plus  de  feu,  lui  rappellent  l'aimable  visage 
de  Will.  Un  matin  tombent  dans  cet  intérieur  glacé  deux  lettres  du 
jeune  homme.  L'une  est  adressée  à  Dorothée,  l'autre  annonce  à 
M.  Casaubon  l'honnête  intention  de  vivre  désormais  de  son  travail 
en  Angleterre,  où  il  va  revenir.  De  ces  nouvelles,  Dorothée  ressent 
«ne  joie  secrète,  aussitôt  troublée  par  le  refus  fortnel  du  mari  de 
recevoir  la  visite  que  promet  Will,  et  surtout  par  le  ton  d'humeur, 
d'autorité,  avec  lequel  il  signifie  sa  volonté  de  se  tenir  désormais  à 
l'abri  des  fâcheux.  Quelques  minutes  plus  tard,  M.  Casaubon  est 
frappé  d'une  attaque  d'apoplexie.  Alors  la  pauvre  femme  est  réel- 
lement touchante  par  l'abnégation  et  l'oubli  d'elle-même;  elle  se 
consacre  tout  entière  à  des  soins  incessans,  que  ne  récompense  ni 
gratitude  ni  tendresse.  M.  Casaubon  n'ignore  pas  qu'il  est  con- 
damné par  la  science,  et  la  crainte  de  n'avoir  pas  le  temps  d'ache- 
ver la  tâche  qu'il  s'est  imposée  se  mêle  à  une  amère  méfiance  de 
l'affection  de  sa  femme.  Par  une  bizarrerie  nouvelle,  c'est  sur  lui 
que  l'auteur  prétend  concentrer  l'intérêt;  il  proteste  conlre  la  dis- 
position générale  à  plaindre  d'abord  les  jeunes  gens.  Malgré  les 
paupières  clignotantes  et  les  verrues  qui  choquent  Célie,  malgré  la 
faiblesse  musculaire  que  méprise  sir  James,  Casaubon  est  affamé 
■de  bonheur  comme  le  reste  des  hommes,  et  le  bonheur  le  fuit.  Il  a 
cru  le  saisir  le  jour  où  la  Providence  lui  a  donné  une  compagne 
vertueuse,  modeste,  bien  élevée,  — jeune  et  belle  par  surcroît; 
mais  à  défaut  d'un  corps  robuste  une  âme  enthousiaste  nous  est 
nécessaire  pour  connaître  la  joie  intense.  Outre  les  déceptions,  il  a 
des  scrupules  de  plus  d'une  sorte,  lui  qui  tient  avant  tout  à  passer 
pour  irréprochable  :  les  brochures  qu'il  a  détachées  de  l'ensemble 
de  son  œuvre,  toujours  à  l'état  de  projet,  ont  eu  un  succès  mé- 
diocre; il  soupçonne  l'archidiacre  de  ne  pas  les  avoir  lues,  il  reste 
dans  un  doute  pénible  sur  ce  qu''en  pensent  les  grands  esprits  qui 
font  loi,  et  garde  la  conviction  qu'un  de  ses  anciens  amis  a  écrit  tel 
compte-re  idu  dénigrant  qui  demeure  enfermé  dans  un  tiroir  secret 
de  son  bureau  et  dans  un  coin  sombre  de  sa  mémoire.  Avec  la  foi 
dans  ses  piopres  œuvres,  la  foi  religieuse  de  Casaubon  s'affaiblit,, 
comme  si  l'espérance  chrétienne  en  l'immortalité  de  l'âme  dépen- 
dait de  l'immortalité  de  la  Clé  des  mythologies.  Le  maringe,  de 
même  que  la  religion  et  la  science,  est,  hélas!  pour  lui  une  obliga- 
tion extérieure  qui  ne  le  satisfait  ni  ne  le  console;  pllus  il  avance 
dans  la  vie  conjugale,  plus  l'idée  fixe  de  remplir  ses  devoirs  do- 
mine tout  le  reste.  En  vain  George  Eliot  fait  dépense  de  logique  et, 


684  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

au  besoin,  de  paradoxe  pour  nous  attendrir  sur  l'angoisse  d'un 
homme  qui  demeure  toujours  ambitieux  et  timide,  consciencieux  et 
myope,  qui  ne  sent  jamais  naître  de  ses  aspirations  une  pensée, 
une  passion,  un  acte  énergiques,  —  malheur  d'autant  plus  complet 
qu'il  se  dérobe  à  la  pilié  et  qu'il  craint  par-dessus  tout  d'être  de- 
viné; —  nous  n'avons  point  de  sympathie  pour  cette  personnalité 
mesquine,  irritable,  impuissante,  qui  envie  la  gloire  et  la  félicité 
sans  mériter  l'une  et  sans  être  capable  de  goûter  l'autre.  Cependant 
le  désespoir  qu'après  de  longs  mois  d'abnégation  et  de  lutte  sa 
mort  inspire  à  Dorothée  s'explique  à  la  rigueur,  car  il  est  causé  par 
le  remords,  —  le  remords  d'avoir  éludé  une  promesse  solennelle 
qu'il  exigeait  d'elle. 

—  Promettez- moi,  a-t-il  dit  une  nuit,  promettez-moi  d'obéir,  si 
vous  devenez  veuve,  à  ce  qui  est  mon  désir  formel.  —  Et  Dorothée 
a  demandé  jusqu'au  lendemain  pour  réfléchir,  tremblant  sans  doute 
qu'il  ne  lui  imposât  de  rassembler  et  de  publier  les  élémens  épars 
qui  forment  la  prétendue  clé  des  mythologies ,  car  elle  ne  doit  rien 
entrevoir  de  p\s  que  de  continuer  à  vivre  parmi  ces  ruines  et  ces 
ténèbres  inextricables.  Le  lendemain,  lorsqu'elle  s'est  résignée  à 
engager  son  avenir  malgré  tout,  M.  Casaubon  n'est  plus,  et,  loin 
d'éprouver  quelque  soulagement  d'être  délivrée  du  fardeau  de  ce 
serment  mystérieux,  elle  se  reproche  de  lui  avoir  refusé  une  dernière 
satisfaction.  11  ne  faut  rien  moins  que  l'ouverture  du  testament  pour 
arrêter  ses  larmes  :  Casaubon,  par  un  codicille  imprévu,  retire  tous 
ses  biens  à  sa  veuve  dans  le  cas  où  elle  épouserait  Will  Ladislaw  ! 

Cette  clause,  expression  d'un  soupçon  injurieux,  révolte  tout  le 
monde  et  en  particulier  sir  James,  qui  a  eu  le  bon  sens  de  devenir 
l'heureux  époux  de  Célie,  mais  sans  abjurer  pour  sa  belle-sœur  une 
admiration  chevaleresque.  Que  Dorothée  ait  jamais  songé  au  jeune 
Ladislaw,  sir  James  rougirait  de  l'admettre;  mais  que  Ladislaw  soit 
amoureux  en  effet,  c'est  autre  chose.  Il  faut,  selon  lui,  que  M.  Brooke, 
qui,  dans  l'intérêt  des  élections  qu'il  brigue,  s'est  attaché  ce  jeune 
homme,  retire  de  ses  mains  un  journal  libéral  qu'il  dirige  à  mer- 
veille, se  prive  de  l'appui  de  son  double  talent  d'écrivain  et  d'ora- 
teur, l'éloigné  enfin  sans  tarder,  quitte  à  ne  jamais  parvenir  au 
parlement.  La  réputation  de  M'"^  Casaubon  l'exige.  Tandis  que 
M.  Brooke  hésiie,  Dorothée  cherche  à  se  ressaisir  dans  le  chaos  où 
flotte  son  âme  effrayée;  la  révélation  qui  est  venue  la  frapper  àl'im- 
proviste  a  eu  pour  résultat  immédiat  de  changer  l'aspect  de  toutes 
choses,  elld  ne  voit,  ne  sent  plus  rien  de  la  même  façon;  elle  se 
défend  à  la  fois  contre  la  violente  aversion  que  lui  inspire  celui 
qui  a  eu  des  secrets  pour  elle,  des  secrets  aussi  amers,  aussi  offen- 
sans,  et  contre  l'attrait  non  moins  violent  qui  la  rapproche  tout  à 


LA   VIE    DE    PROVINCE    EN   ANGLETERRE,  685 

coup  de  Will  Ladislaw.  Jamais  elle  n'avait  admis  auparavant  qu'ils 
pussent  un  jour  être  l'un  à  l'autre;  mais  l'idée  que  son  mari  a  pu 
redouter  une  pareille  union  la  trouble  étrangement.  Le  mari,  triste 
et  soulTrant,  n'est  plus  là  pour  solliciter  sa  piiit^;  son  orgueil  se 
révolte,  et  son  cœur  parle  plus  haut  qu'elle  ne  le  voudrait,  il  est 
même  oppressé  d'une  singulière  angoisse  lorsqu'on  lui  apprend 
que  Will  est  devenu  l'hôte  assidu  de  Lydgate,  qui  dans  l'intervalle 
a  épousé  Rosamond  et  qui  a  déjà  lieu  de  s'en  repentir. 

Plus  coquette,  plus  égoïste,  plus  éprise  d'elle-même  que  jamais, 
Rosamond  blâme  son  mari  de  passer  à  l'hôpital  le  temps  qu'il  ne 
consacre  pas  à  des  expériences  au  microscope;  elle  lui  reproche 
sans  cesse,  dans  son  langage  puéril  et  enfantin,  d'aimer  ces  vi- 
laines choses  plus  qu'elle.  Son  goût  effréné  pour  la  toilette  et  le 
luxe  est  cause  que  le  pauvre  savant  succombe  sous  le  poids  de  ces 
tracas  d'argent,  qui  finissent  par  étouffer  toute  préoccupation  plus 
noble;  mais  peu  importe  à  Rosamond  :  elle  ne  songe  qu'à  faire  des 
conquêtes  du  haut  de  ce  trône  du  mariage,  au  pied  duquel  le  mari 
lui-même  n'est  qu'un  sujet  soumis.  Son  adorateur  préféré  est  pour 
le  moment  Will  Ladislaw;  elle  prend  sa  galanterie  hyperbolique  et 
à  demi  moqueuse  pour  le  langage  de  la  passion,  et  lui  s'efforce 
d'oubher,  en  badinant  avec  cette  femme  légère,  l'amour  sans  es- 
poir qui  remplit  son  cœur.  Il  sait  trop  qu'il  doit  fuir  Dorothée;  la 
précaution  prise  par  M.  Casaubon  est  faite  pour  les  séparer  plus 
que  jamais.  Leurs  adieux,  au  moment  où  il  souffre  de  s'éloigner,  où 
elle  brûle  de  le  retenir,  forment  une  des  meilleures  scènes  de  ce 
roman,  qui  abonde  en  beautés  noyées  dans  des  torrens  d'ennui. 

—  J'avais  écrit...  pour  demander  la  permission  de  vous  voir,  dit 
Will,  s'asseyant  en  face  d'elle.  Je  pars,  et  je  ne  pouvais  le  faire 
sans  vous  parler  encore  une  fois. 

—  Je  croyais  que  nous  nous  étions  dit  adieu  quand  vous  êtes 
venu  à  Lowick,  il  y  a  déjà  bien  des  semaines.  Vous  pensiez  partir 
alors,  répliqua  Dorothée,  dont  la  voix  tremblait  un  peu.    ' 

—  Oui,  mais  j'ignorais  alors  bien  des  choses  que  je  sais  mainte- 
nant, des  choses  qui  ont  changé  mes  pensées  d'avenir.  Quand  je 
vous  ai  vue,  mon  rêve  était  de  pouvoir  revenir  un  jour  ou  l'autre. 
Je  ne  crois  pas  maintenant  revenir  jamais.  —  Il  se  tut  un  instant. 

—  Et  vous  désiriez  m'en  confier  les  raisons?  demanda  timidement 
Dorothée. 

;— Oui,  dit  Will  avec  impétuosité,  secouant  la  tête  et  détournant 
d'elle  son  regard  plein  de  colère;  je  dois  le  désirer,  cela  va  sans 
dire.  J'ai  été  grossièrement  insulté  à  vos  yeux,  aux  yeux  de  tous. 
Je  veux  que  vous  sachiez  bien  qu'en  aucune  circonstance  je  ne  me 
serais  abaissé,...  qu'en  aucune  circonstance  je  n'aurais  donné  au 


686  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

monde  le  droit  de  dire  que  je  recherchais  de  l'argent,  sous  prétexte 
de  rechercher  autre  chose;  nulle  autre  sauvegarde  n'était  néces- 
saire contre  moi,  la  sauvegarde  de  la  richesse  suffîsnit! 

En  prononçant  ces  mots,  Will  se  leva  pour  s'en  aller,  il  ne  savait 
où,  mais  ce  fut  vers  la  fenêtre  la  plus  proche,  qui  se  trouvait  ou- 
verte; —  un  jour  de  l'année  précédente,  lui  et  Dorothée  s'y  étaient 
appuyés  pour  causer.  —  Tout  le  cœur  de  la  jeune  femme  sympa- 
thisait avec  l'indignation  de  Will,  et,  tandis  qu'elle  souhaitait  le 
plus  de  lui  persuader  qu'elle  ne  l'avait  jamais  méconnu,  il  se  dé- 
tournait d'elle  comme  si  elle  eût  fait  partie  du  monde  injuste  et 
hostile. 

—  Il  serait  bien  mal  à  vous  de  supposer  que  je  vous  eusse  jamais 
cru  capable  de  bassesse,  dit-elle.  Imaginez-vous  donc  que  j'aie 
douté  de  vous?  —  Ils  perdirent  les  dernières  minutes  qu'ils  avaient 
à  passer  ensemble  dans  un  silence  douloureux.  Que  pouvait-il  dire, 
puisque  ce  qui  dominait  tout  en  lui  était  cet  amour  opiniâtre,  in- 
sensé, dont  il  s'interdisait  de  parler? 'Que  pouvait-elle  dire,  puis- 
qu'elle n'avait  le  droit  de  lui  offrir  aucun  secours,  puisqu'elle  se 
voyait  forcée  de  garder  l'argent  qui  eût  dû  être  à  lui,  puisque  au- 
jourd'hui il  ne  semblait  plus  lui  témoigner  la  confiance  ni  l'affec- 
tion d'autrefois? 

Will  se  rapprocha.  —  Il  faut  que  je  parte. 

—  Que  ferez-vous  dans  la  vie?  Vos  intentions  sont-elles  restées 
ce  qu'elles  étaient  quand  nous  nous  sommes  dit  adieu  une  pre- 
mière fois? 

—  Oui,  répondit  Will  d'un  ton  qui  semblait  écarter  le  sujet.  Je 
travaillerai  à  la  première  chose  qui  s'offrira.  On  doit  prendre,  je 
suppose,  l'habitude  d'agir  sans  bonheur  ni  espérance. 

—  Oh!  quelles  tristes  paroles!  dit  Dorothée  avec  une  dange- 
reuse disposition  à  sangloter;  mais,  s'efforçant  de  sourire,  elle  re- 
prit :  —  Nous  reconnaissions  dans  le  temps  que  nous  avions  l'un  et 
l'autre  l'habitude  d'employer  des  expressions  trop  fortes. 

—  Ce  n'est  pas  le  cas  pour  moi  en  ce  moment,  dit  Will,  s'ados- 
sant  à  l'angle  du  mur.  Il  y  a  certaines  émotions  qu'un  homme  ne 
peut  éprouver  qu'une  fois,  et  il  sent  après  que  ce  qu'il  y  a  de  meil- 
leur dans  la  vie  est  passé.  Cette  expérience,  je  l'ai  subie  bien 
jeune,  voilà  tout.  Ce  que  je  désire  plus  que  je  ne  pourrai  jamais 
désirer  rien  au  monde  m'est  absolument  défendu,  non  pas  seule- 
ment parce  que  c'est  hors  de  ma  portée,  mais  défendu  par  mon. 
propre  orgueil,  par  l'honneur,  par  tout  ce  qui  fait  que  j'ai  quelque 
respect  pour  moi-même.  Désormais  il  me  faudra  continuer  de  vivre 
comme  un  homme  qui  dans  l'extase  a  entrevu  le  ciel. 

Will  se  sentait  en  contradiction  [avec  lui-même  et  se  blâmait  de 


LA  VIE  DE  PROVINCE  EN  ANGLETERRE.  087 

parler  si  clairement.  Est-ce  donc  parler  d'amour  à  une  femme  que 
de  lui  déclarer  qu'on  ne  lui  en  parlera  jamais?  —  L'esprit  de  Do- 
rothée cependant  remontait  dans  le  passé  à  la  poursuite  d'une  autre 
vision  que  la  sienne.  La  pensée  qu'elle  pouvait  être  ce  que  WUl 
désirait  le  plus  palpita  en  elle  l'espace  d'une  seconde,  puis  le  doute 
vint,  le  souvenir  du,  peu  de  temps  qu'ils  avaient  vécu  ensemble 
s'effaça  devant  la  pensée  de  l'intimité  bien  autrement  longue  et 
complète  qui  avait  dû  exister  entre  Will  et  Rosamond  :  tout  ce  qu'il 
avait  dit  se  rapportait  probablement  à  cette  femme.  Elle  restait  rê- 
veuse, tandis  que  sous  ses  yeux  baissés  se  succédaient  des  images 
innombrables  dont  chacune  lui  apportait  la  pénible  certitude  que 
WLU  avait  fait  allusion  à  M'""^  Lydgate.  Will  ne  s'étonnait  pas  du 
silence;;  son  esprit  était  tumultueusement  occupé  d'autre  part;  il 
comptait  follement  que  quelque  chose  surviendrait  pour  empêcher 
leur  séparation,  quelque  miracle...  Enfin  Dorothée  levait  les  yeux  et 
allait  parler  quand  un  valet  de  pied  annonça  que  les  chevaux  étaient 
prêts.  Aussitôt  que  la  porte  fut  refermée,  —  Après-demain,  dit 
Will,  j'aurai  quitté  Middlemarch. 

—  Vous  avez  bien  agi  en  tout,  répliqua  Dorothée  à  voix  basse, 
c  r  son.  cœur  était  si  serré  qu'elle  parlait  avec  peine.  Elle  lui  tendit 
la  main,  qu'il  tint  un  instant  sans  répondre;  puis,  réprimant  un 
soupir  :  —  Je  n'ai  jamais  été  injuste  envers  vous;  ne  m'oubliez  pas, 
murmura-t-elle. 

—  Pourquoi  me  dites-vous  cela?  s'écria  le  jeune  homme  avec 
emportement.  IN'y  a-t-il  pas  à  craindre  plutôt  que  je  n'oublie  tout 
le  reste  ? 

11  était  réellement  indigné,  ce  qui  lui  donna  le  courage  de  partir 
sans  tarder  davantage. 

Ce  cri  d'amour  méconnu  a  retenti  au  plus  profond  de  l'âme  de 
Dorothée;  certes  elle  ne  songe  pas  encore  à  défier  l'obstacle  que  la 
dernière  volonté  de  son  mari  a  élevé  entre  eux,  mais  elle  a  pour 
Will  une  estime  sans  bornes,  elle  croit  en  lui  ;  c'est  déjà  le  bon- 
heur. Quel  désespoir  doit  donc  éprouver  cette  femme  confiante  et 
sincère,  quand  à  quelques  mois  de  là,  et  alors  qu'elle  le  suppor- 
sait  bien  loin,  elle  surprend  Will  Ladislaw  auprès  de  Rosamond, 
lui  parlant  à  voix  basse  avec  ferveur  et  tenant  ses  mains  pressées 
entre  les  siennes,  tandis  que  se  lève  tout  éperdu  vers  lui  un  visage 
embelli  encore  par  les  pleurs!  —  Le  mépris  sans  mélange  de  fiel, 
tel  qu'il  peut  exister  dans  une  âme  fière,  la  passion  si  longtemps 
refoulée  débordant  soudain,  une  première  larme  versée  sur  soi- 
même  et  aussitôt  essuyée,  la  résignation  de  l'ange  qui  plaint  des 
égaremens  que  sa  pureté  ne  peut  compreudre,  tout  cela  est  rendu 
avec  une  puissance  qui  rappelle  certaines  pages  d'Adatn  Bade.  Mie 


688  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

se  dit  :  —  Que  ferais-je,  comment  agirais-je,  si  je  pouvais  réduire 
au  silence  ma  propre  peine  et  ne  penser  qu'à  ces  trois  êtres?  —  car 
elle  a  pitié  de  Lydgate  surtout,  de  Lydgate,  qu'elle  a  converti  au 
culte  respectueux  de  la  femme  et  forcé  d'accepter  d'elle  comme  il 
l'eût  accepté  d'un  ami  tel  service  qui  lui  sauve  l'honneur.  Doro- 
thée veut  maintenant  ramener  au  bien  cette  fragile  créature  qu'il 
a  eu  le  tort  d'associer  à  une  existence  dont  elle  ne  sait  comprendre 
ni  les  soucis  ni  les  travaux.  La  scène  dans  laquelle  Rosamond, 
vaincue  par  la  générosité  de  sa  rivale,  élevée  un  instant  au-dessus 
d'elle-même,  déclare,  quoi  qu'il  lui  en  coûte,  que  Will,  lorsque  Do- 
rothée l'a  cru  coupable,  lui  confiait  le  secret  de  son  amour  pour 
une  autre  femme,  afin  qu'elle  comprît  bien  qu'il  ne  pouvait  l'aimer, 
est  le  triomphe  de  cette  plume  éloquente  et  pathétique  qui  nous 
avait  montré  déjà,  dans  une  scène  que  l'on  croyait  incomparable, 
la  criminelle  Hetly  se  confessant  à  Dinah  Morris,  l'inspirée;  mais  ce 
n'est  pas  M'"^  Lydgate  qui  se  convertit  à  la  vertu,  —  aucune  im- 
pression ne  peut  être  chez  elle  profonde  ni  durable,  —  c'est  Doro- 
thée qui  abjure  ses  principes. 

Rien  de  plus  beau  que  l'explosion  de  la  joie  et  de  l'amour  dans 
cette  âme  cuirassée  jusque-là,  que  cette  victorieuse  revanche  de 
la  nature  qui  l'amène  à  s'offrir  elle-même  au  pauvre  Will  ébloui. 
Elle  ne  consacrera  pas  sa  fortune  à  fonder  le  village  modèle  qui 
devait  être  une  école  d'industrie,  non,  elle  renoncera  sans  hé- 
siter à  cette  fortune;  elle  ne  réalisera  aucun  des  rêves  qui  ont 
bercé  sa  première  jeunesse;  ses  facultés  et  ses  aspirations  se  ren- 
fermeront désormais  dans  le  cercle  étroit  prescrit  à  l'épouse,  à  la 
mère.  Certes  nous  ne  partageons  pas  l'opinion  de  sa  famille,  qui 
lui  tient  longtemps  rigueur  d'avoir  épousé  un  homme  sans  nais- 
sance et  sans  position  sociale;  on  ne  saurait  être  aussi  sévère  que 
le  monde  qui  qualifie  d'extravagante  cette  belle  personne  capable 
d'épouser  d'abord  un  ecclésiastique  cacochyme  et  assez  vieux  pour, 
être  son  père,  puis,  le  deuil  à  peine  terminé,  un  petit  cousin  sans  le 
sou,  assez  jeune  pour  être  le  fils  du  défunt;  nous  jugeons,  comme 
l'auteur,  que  ces  actes  assez  déraisonnables  en  eux-mêmes  ne  sont 
que  le  résultat  de  généreuses  impulsions  en  lutte  contre  des  cir- 
constances difficiles  et  prosaïques.  Il  serait  possible  que  sainte 
Thérèse  elle-même  ne  réussît  point  à  trouver  sa  voie  aujourd'hui 
dans  un  monde  où  l'instruction  des  femmes  n'est  qu'un  autre  nom 
de  l'ignorance,  où  la  règle  de  conduite  qu'on  leur  impose  est  en 
contradiction  avec  les  croyances  générales;  tout  cela  est  bien  dit 
et  bien  pensé.  D'où  vient  donc  que  l'on  n'est  jamais  satisfait,  qu'on 
ne  peut  jamais  l'être  après  la  lecture  d'un  roman  de  George  Eliot? 
—  La  critique  anglaise  nous  répond  que  le  propre  du  talent  de  cet 


LA    VIE    DE    PROVINCE    EN    ANGLETERRE.  689 

auteur  n'est  pas  de  satisfaire,  qu'il  ne  veut  qu'attacher,  et  que  ce 
n'est  pas  la  faute  de  son  œuvre  si  elle  nous  laisse,  comme  la  vie 
elle-même,  tristes  et  affamés.  Fort  bien  !  mais  nous  en  reviendrons 
toujours  à  ceci  :  l'art  doit -il  donc  être  la  reproduction  exacte  et 
servile  de  la  vie? 

Trois  romans  sont  réunis  dans  Middlemarck,  et  un  seul  nous 
présente  des  gens  heureux,  ceux  qui  ont  attendu  le  moins  de  la  des- 
tinée, Fred  Vincy  et  Mary  Garth.  Tout  petits,  ils  se  sont  fiancés,  un 
vieil  anneau  de  parapluie  leur  tenant  lieu  de  bague  nuptiale;  ils  ont 
grandi  sans  aucune  illusion  sur  le  mérite  l'un  di^  l'autre,  unis  par 
une  tendresse  clairvoyante  et  solide,  presque  maternelle  chez  Mary, 
l  et  que  les  épreuves  ont  fortifiée.  Fred  et  Mary  sont  des  amans  de 
l'école  de  Philémon  et  Baucis.  Ils  ne  sont  pas  partis  avec  un  bril- 
lant bagage  d'espérances  et  d'enthousiasmes,  quitte  à  tomber  au 
milieu  du  chemin,  faute  de  patience  l'un  envers  f  autre  et  envers  le 
monde;  ils  ont  compris  que  le  mariage  est  un  grave  commence- 
ment, —  que,  si  Adam  et  Eve  passèrent  leur  lune  de  miel  dans  le 
paradis,  ils  eurent  leur  premier-né  parmi  les  épines  et  l'aridité  du 
désert.  La  main  de  Mary  a  été  le  prix  de  la  conversion  de  Fred;  cet 
étourdi,  dont  sa  famille  prétendait  faire  un  prêtre  et  qui  avait  les 
goûts  d'un  gentleman,  bien  que  faute  de  vertu  et  faute  d'argent  il 
fût  impropre  aux  deux  rôles,  devient,  sagement  gouverné  par  sa 
ménagère,  un  cultivateur  modèle,  un  excellent  père  de  famille. 
Quand,  un  peu  plus  tard,  il  remercie  Mary  de  l'avoir  préféré  au 
vicaire  Farebrother,  en  ajoutant  que  ce  dernier  eût  été  dix  fois  plus 
digne  d'elle  :  —  C'est  vrai,  répond  la  jeune  femme,  et  c'est  pour- 
quoi il  pouvait  mieux  se  passer  de  moi.  —  Elle  ne  cesse  jamais  de 
surveiller  Fred  comme  le  plus  cher  de  ses  enfans,  témoin  un  joli 
mot  à  son  père,  qui  se  défend  d'être  pour  elle  le  meilleur  des 
hommes,  voulant  laisser  ce  titre  à  son  mari  :  —  Non  pas,  les  maris 
sont  une  classe  d'hommes  inférieure;  ils  ont  besoin  d'être  tenus. 
Leur  humble  bonheur  sans  exaltation,  sans  aveuglement,  sans 
ivresse  est  le  seul  apparemment  qui  soit  accessible,  le  seul  qu'il 
faille  désirer;  il  fait  ressortir  par  l'opposition  la  destinée  manquée 
des  âmes  plus  exigeantes.  Dorothée,  après  une  première  et  cruelle 
méprise,  ne  laisse-t-elle  pas  absorber  dans  la  vie  d'un  autre  sa  vie 
qui  devait  être  consacrée  à  l'humanité  tout  entière?  Lydgale,  qui, 
comme  elle,  voulait  concentrer  ses  forces  dans  quelque  vaste  entre- 
prise utile  à  ses  semblables,  ne  devient-il  pas  le  jouet  et  la  victime 
d'une  femme  sans  coeur  et  sans  cervelle,  ignorante  du  mal  qu'elle 
fait,  qui  brise  si  carrière,  lui  ôte  la  confiance  en  lui-même  et  mé- 
rite qu'il  l'appelle  son  basilic,  du  nom  de  cette  plante  des  Indes, 
belle  et  funeste,  qui  passe  pour  s'épanouir  merveilleusement  sur 

TOHE  cm.  —  1873.  44 


690  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

a  cervelle  des  hommes  assassinés?  Elle  a  tué  en  effet  tout  ce  qu'il 
avait  de  bon  et  de  grand  en  lui.  Ce  joli  monstre  aux  mains  blan- 
ches, au  sourire  doux,  blond  comme  un  chérubin,  innocemment 
odieux,  est  peint  de  main  de  maître.  Certes  ce  n'est  pas  le  talent 
qui  fait  défaut  à  George  Eliot,  ce  n'est  pas  la  science  non  plus  ;  ce 
n'est  ni  l'esprit,  —  peu  d'écrivains  anglais  en  ont  eu  davantage, 
—  ni  le  style,  bien  qu'il  faille  signaler  çà  et  là  quelques  taches, 
l'abus  des  expressions  médicales  et  physiologiques  par  exemple,  ni 
la  fécondité  d'invention,  —  il  y  a  de  tout  dans  cet  interminable  ro- 
man, depuis  les  tableaux  de  genre  dignes  d'être  regardés  à  la  loupe 
jusqu'aux  scènes  ks  plus  dramatiques.  A  peine  oserait-on  critiquer 
les  récits  trop  longs  de  brigues  électorales,  tant  ils  se  rcco.nman- 
dent  par  l'élude  fine  et  mordante  des  ambitions  et  des  faiblesses 
humaines,  par  un  mélange  sui'tout  de  judicieuse  philanthropie  et 
de  prudentes  réserves  lorsqu'il  s'agit  de  réformes  politiques  et  de 
perfectionnement  social  ;  mais  ces  qualités  nobles  et  solides,  vi- 
riles et  délicates,  ne  suffisent  pas  à  racheter  le  mépris  flagrant  des 
règles  essentielles  de  Yavi.  Middlemarch  se  compose  de  chapitres 
décousus,  qui  se  suivent  au  hasard,,  avec  une  incohérence  que  rien 
ne  saurait  justifier.  On  doit  en  accuser  peut-être  un  mode  de  pu- 
blication interrompu,  dont  le  moindre  inconvénient  est  de  lasser  le 
lecteur.  Il  eût  fallu  d'ailleurs  pour  nous  réconcilier  avec  la  vie  de 
province,  particulièrement  terne  et  fastidieuse  en  Angleterre,,  que 
cette  étude  ne  fût  que  le  fond  d'un  tableau  intéressant  et  d'autant 
plus  chaud,  d'autant  plus  vif  par  le  contraste.  Pour  mériter  le  titre 
de  grand  romancier,  il  reste  à  George  Eliot  à  reconnaître  que  la  pre- 
mière condition  du  beau  est  d'édijfier  la  charpente  de  l'ensemble 
avant  de  s'occuper  de  l'ornement,  et  que  la  perfection  des  détails 
ne  suppléera  jamais  à  l'absence  de  plan  déterminé,  pas  plus  que  le 
réel  ne  pourra  se  passer,  quoi  qu'on  fasse,  de  l'alliance  de  l'idéal. 
On  l'a  dit  souvent,  et  on  ne  saurait  assez  le  répéter  :  l'idéal  n'est  pas 
au-dessus  de  la  nature,  il  fait  partie  du  vrai,  il  est  indispensable 
à  toute  œuvre  élevée.  C'est  pour  avoir  méconnu  ce  précei)te  im- 
mortel, pour  avoii'  de  parti-pris  donné  le  pas  à  l'observation  sur 
l'imagination,  à  l'analyse  impitoyable  sur  tout  ce  qui  est  sensibi- 
lité, passion  ou  fantaisie,  que  George  Eliot  ne  saurait  être  classé 
parmi  les  romanciers  de  premier  ordre. 

Tn.  Bentzon. 


M"    RÉCAMIER 


Madame  Réeamier  (1),  les  amis  de  sa  jnmcssc  et  sa  correspondance  intiine, 
1  vol.  in-S»,  Paris  1812. 


Il  y  a  treize  ans,  à  propos  des  Souvenirs  et  correspondances  tirés  des 
papiers  de  niadame  Réeamier,  et  publiés  par  sa  nièce,  M'"^  Lenormant, 
j'ai  parlé  dans  cette  Revue  de  M'"*^  Réeamier,  et  j'ai  essayé  de  faire  com- 
prendre cette  personne  si  belle  et  si  rare,  plus  rare  encore  que  belle,  je 
crois,  — d'une  coquetterie  sans  pareille  dans  l'histoire  de  la  coquetterie 
féminine,  incessamment  préoccupée  de  plaire,  de  plaire  à  tout  le  monde, 
et  réussissant  à  plaire  à  tout  le  monde,  de  Lucien  Bomparte  à  Matthieu 
de  Montmorency,  de  Matthieu  de  Montmorency  au  prince  Auguste  de 
Prusse,  du  prince  de  Prusse  à  M.  Ballanche,  modeste  imprimeur  lyon- 
nais, de  M.  Ballanche  à  M.  de  Chateaubriand,  de  M.  de  Chateaubriand 
à  M.  Ampère,  vieux  et  jeunes,  grands  seigneurs  et  bourgeois,  politiques 
et  lettrés,  puissans  et  proscrits.  Charmante  pour  tous  sans  appartenir  à 
aucun,  et  mourant  à  soixante-douze  ans  sans  qu'on  puisse  bien  savoir 
si  elle  a  éprouvé  pour  quelqu'un  ce  sentiment  passionné ,  exclusif,  in- 
comparable, qui  s'appelle  l'amour,  et  qu'elle  a  inspiré  à  tant  de  gens. 

A  ces  deux  volumes  de  Souvenirs  et  correspondances  tirés  des  papiers  de 
madame  Réeamier,  M'"*  Lenormant  vient  d'en  ajouter  un  troisième  sous 
ce  titre  :  Madame  Réeamier,  les'amis  de  sa  jeunesse  et  sa  correspondance 
intime.  Au  premier  abord,  j'ai  été  un  peu  inquiet  de  cette  publication  ; 
quel  intérêt,  me  demandais-je,  y  prendra  le  temps  actuel?  Le  succès  et 
la  célébrité,  tels  que  les  a  obtenus,  il  y  a  plus  d'un  demi-siècle,  M'"«  Ré- 
eamier, appartiennent  essentiellement  aux  contemporains ,  aux  témoins 

(1)  Née  à  Lyon  le  4  décembre  1777,  morte  à  Paris  le  11  mai  1849. 


692  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  les  ont  vus,  qui  les  ont  faits  et  qui  en  ont  joui.  Combien  y  a-t-il  de 
personnes  aujourd'hui  qui  aient  connu  M™«  Récamier,  qui  aient  admiré 
sa  beauté,  goûté  le  charme  de  son  caractère  et  trouvé  dans  sa  société 
l'agrément  de  leur  vie?  Un  peuple  est  une  série  de  générations  fugi- 
tives, promptes  à  s'oublier  les  unes  les  autres  quand  aucun  monument 
durable  ne  leur  impose  une  longue  mémoire,  et  qui  cherchent,  chacune 
à  son  tour,  en  elles-mêmes,  dans  les  compagnons  de  leur  propre  pas- 
sage, les  sources  de  leur  plaisir  et  les  objets  de  leur  admiration. 
M™*'  Récamier  n'a  rien  fait,  rien  laissé  qui  lui  ait  survécu,  sinon  les  sou- 
venirs de  ceux  qui  ont  vécu  avec  elle,  et  qui  maintenant  sont  presque 
tous  morts  comme  elle.  C'est  trop  peu  que  les  affections  de  quelques 
cœurs  fidèles  et  les  récits  de  quelques  vieillards  pour  émouvoir  un  pu- 
blic nouveau  et  obtenir  de  lui  son  attention  même  passagère.  Qu'y 
aura-t-il  de  nouveau  dans  ces  nouveaux  souvenirs  de  M'"''  Récamier?  Et, 
quoique  je  sois  encore  de  ceux  qui  l'ont  assez  connue  pour  avoir  du 
moins  entrevu  tout  ce  qu'elle  avait  de  charmant,  qu'en  pourrai-je  dire 
de  nouveau  moi-même  après  avoir  dit  naguère  sur  elle  tout  ce  que  je 
me  complaisais  à  en  retrouver  dans  ma  mémoire  et  dans  mon  senti- 
ment? 

Ce  n'était  pas  là  à  coup  sûr  le  doute  d'un  indifférent,  c'était  la  sol- 
licitude d'un  ami  qui  ne  demandait  pas  mieux  que  de  revenir  pour 
son  propre  compte  sur  ses  propres  souvenirs,  mais  à  qui  il  déplaisait  de 
les  exposer  à  la  froideur  des  nouveaux  possesseurs  temporaires  de  notre 
siècle  et  de  notre  société.  J'étais  si  pénétré  de  ce  sentiment  que  j'étais 
résolu  à  ne  pas  reparler  moi-même  de  M'"^  Récamier,  si  je  ne  trouvais 
pas,  dans  la  nouvelle  publication  consacrée  à  sa  mémoire,  quelque  chose 
de  nouveau  et  qui  méritât  de  réveiller  sur  elle  l'intérêt  d'un  public  cha- 
que jour  plus  étranger  à  son  temps  et  au  mien. 

Je  n'ai  pas  tardé  à  rencontrer  dans  le  nouveau  volume  de  quoi  dissi- 
per mon  inquiétude  et  satisfaire  à  mon  exigence.  11  y  a  soixante-deux 
ans,  en  1811,  M'"*'  Récamier  elle-même  se  croyait  déjà  oubliée,  et  elle 
le  disait  avec  quelque  tristesse  sans  s'en  étonner;  la  comtesse  de  Boigne 
lui  écrivit  le  9  janvier  1812  :  «Je  crois  votre  crainte  mal  fondée.  Vous 
êtes  la  personne  la  moins  oubliée,  et  ce  n'est  pas  parce  que  vous  êtes 
aimable,  jolie,  charmante;  c'est  parce  que  vous  êtes  bonne,  douce,  facile, 
que  chacun  se  souvient  de  vous  d'uûe  manière  qui  lui  plaît  et  flatte  son 
amour-propre,  peut-être  même  son  cœur,  si  par  hasard  on  en  a  un;  c'est 
parce  que  votre  douce,  naturelle  et  séduisante  bienveillance  a  trouvé  le 
secret  de  persuader  à  chacun  que  son  sort  ne  vous  serait  pas  indifférent. 
Vous  savez  combien  j'adore  ce  charme  de  bonté  que  je  n'ai  trouvé  dans 
aucune  autre  femme.  Je  vous  l'ai  dit  cent  fois  et  je  l'ai  pensé  mille  :  ce 
qui  vous  rend  si  séduisante,  c'est  votre  bonté.  Peut-être  suis-je  la  seule 
qui  ait  osé  vous  le  dire;  il  paraît  si  bizarre  de  louer  la  bonté  de  la  plus 


MADAME    RÉCAMIER.  693 

jolie  femme  de  l'Europe!  Hé  bien,  je  suis  persuadée  que,  si  l'on  pouvait 
définir  l'influence  que  vous  exercez,  cette  même  bonté  a  plus  de  puis- 
sance que  tous  les  autres  avantages,  plus  brillans  sans  doute,  mais  aux- 
quels elle  ajoute  tant  de  force.  Ainsi,  madame,  c'est  parce  que  vous 
êtes  bonne  que  vous  avez  fait  tourner  tant  de  têtes  et  désespéré  tant 
de  malheureux;  ils  ne  s'en  doutent  pas,  mais  c'est  pourtant  vrai.  » 

Ce  qu'il  y  a  de  nouveau  dans  le  nouveau  volume  que  vient  de  publier 
M'"^  Lenormanî,  ce  n'est  pas  seulement  la  preuve  que  M'"«  de  Boigne 
faisait  acte  de  sagacité  en  attribuant,  dès  1812,  à  ia  bonté  sympathique 
de  M"^  Récamier  une  grande  part,  même  dans  le  succès  de  sa  coquet- 
terie mondaine;  c'est  le  développement,  le  progrès,  et  enfin  la  prédo- 
minance de  ce  trait  moral  de  son  caractère  dans  le  cours  de  sa  vie.  Le 
volume  se  divise  en  deux  parties  :  la  première  revient  sur  les  relations 
de  M'"''  Récamier  avec  les  amis  de  sa  jeunesse,  et  produit  de  nouveaux 
fragmens  de  ses  correspondances  de  cette  époque;  la  seconde  retrace 
uniquement  les  relations  de  M'"«  Récamier  avec  la  nièce  qu'elle  avait 
adoptée  comme  sa  fille,  et  ses  relations,  depuis  qu'elle  s'était  fixée  dans 
l'Âbbaye-au-Bois,  avec  Jean-Jacques  Ampère,  «  le  jeune  ami  de  son  âge 
mûr  et  de  sa  vieillesse,  dit  M'"^  Lenormant,  celui  qu'elle  a  traité  comme 
un  fils  ou  comme  un  frère.  »  C'est  dans  cette  seconde  partie  que  M™^  Ré- 
camier apparaît  sous  un  aspect  nouveau,  toujours  attrayant  et  char- 
mant, mais  d'une  tout  autre  sorte  que  dans  la  première  phase  de  sa 
vie  et  de  son  âme.  Ce  n'est  plus  la  beauté  mondaine,  la  coquette  con- 
quérante; elle  n'a  pas  oublié  qu'elle  a  été  belle  et  séduisante,  elle  sait 
qu'elle  l'est  encore,  mais  elle  ne  s'en  contente  plus;  elle  choisit  parmi 
ses  conquêtes  celles  qui  méritent  d'être  conservées  comme  des  biens 
vrais  et  durables,  et,  sans  s'y  renfermer  absolument,  elle  s'y  attache 
avec  un  sentiment  sérieux,  dévoué,  qui  prend  un  caractère  presque 
religieux. 

Ce  n'est  pas  une  conversion  pieuse,  il  n'y  a  point  de  révolution  dans 
son  âme;  c'est  une  face  de  sa  nature  qui  était  restée  jusque-là  un  peu 
vailée,  et  qui,  par  un  progrès  spontané,  se  manifeste,  s'anime  et  de- 
vient le  trait  dominant  de  son  état  moral  et  de  sa  vie  :  développement 
si  vrai  que,  bien  longtemps  avant  qu'il  s'accomplît,  dès  le  h  octobre 
1807,  l'un  de  ses  plus  aimables  et  plus  sincères  amis,  Caaiille  Jordan, 
lui  écrivit:  «Je  voudrais  vous  reparler  de  mon  plaisir  de  vous  avoir  vue, 
de  mon  serrement  de  cœur  à  votre  départ,  de  ma  tendre  affection; 
mais  je  suis  un  peu  découragé  de  vous  exprimer  tout  cela  quand  je 
pense  combien  vous  êtes  un  enfant  gâté  d'amour  et  d'amitié!..  Pourtant 
vous  m'avez  manifesté  des  dispositions  d'âme  qui  m'ont  bien  touché; 
je  vous  sais  tant  de  gré  de  retrancher  tous  les  jours  à  la  coquetterie 
pour  ajouter  aux  sérieuses,  aux  religieuses  affections!  C'était  mon  an- 
cien vœu  que  votre  perfectionnement  et  votre  bonheur,  et  il  m'est  bien 


69A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doux  de  le  voir  si  proche  d'être  accompli.  »  Le  pi  us  austère  et  le  plus  pieux 
des  hommes  épris  de  Ar"'^Récamier, — celai  de  qui,  trente-trois  ans  après 
sa  mort,  M'"^  de  Boigne  disait  :  «  Quel  amour  délicat!  que  de  méaage- 
mens  dans  la  jalousie!  c'est  bien  celui-là  qui  méritait  d'être  préféré, 
et  il  ne  l'a  point  été,  »  —  le  duc  Matthieu  de  Montmorency,  écrivait  le 
3  janvier  1812  à  M'"«  Récamier  :  a  Votre  dernière  lettre  m'a  causé  un 
véritable  bonheur.  Que  je  suis  heureux  de  m'être  trompé  dans  mes 
craintes  méfiantes  ,  présomptueuses,  dans  mes  véritables  jugemens  té- 
méraires! Comme  vous  me  rassurez,  comme  vous  exposez  le  triomphe 
de  votre  raison  d'une  manière  douce  et  modeste!  J'en  jouis  du  fond  de 
mon  cœur,  et  j'en  rends  grâces  à  Dieu.  Votre  messe  de  minuit  m'a  beau- 
coup intéressé  aussi...  Quand  vous  voudrez  mettre  de  la  suite  dans  les 
pratiques  consacrées  par  notre  religion,  j'ai  l'intime  conviction  que  vous 
les  goûterez  beaucoup,  et  qu'au  bout  de  quelque  temps  vous  vous 
trouverez  davantage  de  ce  sentiment  de  foi  qui  vous  éionne  encore.  » 

M.  de  Montmorency  avait  raison  de  parler  du  «  triomphe  si  modeste 
et  doux  »  de  la  raison  de  M""*  Récamier,  en  même  temps  qu'il  se  félici- 
tait de  son  progrès  dans  les  sentimens  de  la  foi  et  de  la  piété  catho- 
lique. Douze  ans  après  la  lettre  que  je  viens  de  citer  de  lui,  le  20  dé- 
cembre 182^,  M""'  Récamier  écrivait  de  Rome  à  son  jeune  ami  M.  Ampère: 
«  L'année  sainte  n'est  point  ce  que  j'imaginais.  Une  trentaine  da  pèle- 
rins et  dix  ou  douze  pèlerines,  voilà  tout  ce  que  nous  avons  vu  jusqu'à 
présent.  Nous  fûmes  hier  assister  au  souper  des  pèlerines;  elles  étaient 
servies  par  la  princesse  de  Lucques  et  toutes  les  grandes  dames  ro- 
maines, et  la  princesse  Doria,  belle  comme  un  ange.  Toutes  ces  dames, 
avec  des  robes  nuires  et  des  tabliers  blancs,  faisaient  l'office  de  ser- 
vantes; elles  lavaient  les  pieds  aux  pauvres  pèlerines  quand  nous  sommes 
arrivés.  Le  cruiriez-vous?  je  n'ai  point  été  touchée  de  ce  tableau,  moi 
dont  l'imagination  se  prend  si  facilement  à  ces  sortes  de  clioses;  ces 
pauvres  pèlerines  me  semblaient  si  embarrassées  d'être  ainsi  mises  en 
spectacle,  le  secours  qu'on  leur  donne,  et  qui  se  borne  à  une  hospita- 
lité de  trois  jours,  m'a  paru  si  misérable  pour  des  apprêts  si  pompeux, 
que  je  me  suis  presque  trouvé  la  philosophie  de  M.  Lemontey,  et  je  n'ai 
vu  dans  l'abaissement  passager  et  théâtral  de  ces  grandes  dames  qu'une 
manière  nouvelle  de  se  donner  le  sentiment  de  leur  grandeur,  un  or- 
gueil déplus  dont  elles  ne  se  rendent  pas  compte  assurément.  Malgré 
ma  facilité  à  entrer  dans  les  sentimens  des  autres,  je  n'ai  pu  me  prêter 
à  cette  illusion.  » 

Le  bon  sens,  un  bon  sens  simple,  indépendant  et  ferme,  se  joignait, 
dans  M'""  Récamier,  à  sa  disposition  sympathique  vive  et  tendre.  Ses 
amis  particuliers  disent  que,  lorsqu'ils  lui  demandaient  un  conseil  dans 
quelque  circonstance  délicate  de  leur  vie,  elle  le  leur  donnait  toujours 
précis,  judicieux  et  prévoyant.  Elle  n'attendait  même  pas  toujours  qu'on 


MADAME    RÉCAMIER.  695 

lui  demandât  conseil,  et,  quand  elle  avait  conçu  pour  quelqu'un  une 
vraie  amitié,  elle  allait  au-devant,  sans  qu'il  lui  en  pailài,  des  affaires 
et  des  iniéiêts  de  sa  vie  et  même  de  son  âme;  sr>  correspondance  avec 
J.-J.  Ampère  abonde  en  lémoip;nages  de  cette  solliciiude  spontanée,  in- 
telligente et  louchante.  Il  avait  dix-neuf  ans  quand  il  lui  fut  présenté  à 
l'Abbaye-au-Bois  par  M.  Ballanche,  en  juin  1820;  M'"'=  Récamieren  avait 
alors  quarante-tiois.  Elle  prit  pour  ce  jeune  homme  plein  de  feu  intel- 
lectuel et  d'élévation  morale  une  «  affection  de  mère  ou  de  sœur,  comme 
vous  voudrez  vous-mcme,  »  lui  disait-elle;  elle  suivait  avec  une  atten- 
tion tendre  tous  les  incidens  de  sa  vie,  toutes  les  dispositions  de  son 
âme,  et  elle  lui  déclarait  ce  qu'elle  en  pensait  avec  une  franchise  qui,  loin 
de  le  blesser,  ne  pouvait  que  lui  plaire  et  l'attacher.  «  Votre  dernière 
lettre  me  fait  une  vive  peine,  lui  écrivait-elle  de  Rome  le  17  janvier 
1825;  j'ai  besoin  de  me  dire  qu'elle  fut  dictée  par  une  impression  pas- 
sagère. Je  ne  veux  point  vous  ennuyer  de  votre  bonheur  en  vous  récapi- 
tulant toutes  les  raisons  que  vous  avez  d'être  content  de  vous  et  de 
votre  sort;  mais  en  vérité  vous  êtes  un  ingrat,  et  vous  devriez  toujours 
remercier  Dieu  de  ce  qu'il  vous  a  donné.  Je  comple  toujours  partir  au 
mois  de  mars.  Je  rêve  l'été  en  France,  puis  le  retour  en  Italie;  je  passe 
ma  vie  à  faire  des  projets;  c'est  la  maladie  de  ceux  qui  ne  sont  pas  con- 
tens  de  leur  destinée.  Vous  êtes  dans  tous  mes  projets;  cela  ne  peut 
plus  êire  autrement.  »  Un  an  plus  tard,  en  décembre  1826,  M.  Ampère, 
plein  d'une  aideur  très  variée  et  inépuisable,  faisait  im  voyage  scienti- 
fique en  Allemagne  :  «  Malgré  tous  mes  regrets  de  votre  absence,  lui 
écrivait  M'"'^  Récaniier,  j'ai  fort  applaudi  à  une  résolution  qui  prouvait 
une  volonté  forte.  Je  n'ai  jamais  douté  des  facultés  de  votre  esprit;  m.ais 
j'ai  craint  quelquefois  que  la  mobilité  de  votre  caractère  ne  nuisît  à  leur 
emploi.  Rassurée  sur  ce  point,  je  suis  tranquille  sur  tout  le  reste.  »  Et 
presque  à  la  même  époque  :  «  Je  crois  pouvoir,  comme  votre  sœur,  vous 
demander  de  vous  adresser  à  moi,  si  vous  aviez  quelque  embarras  mo- 
mentané dans  vos  finances.  J'ai  des  prétentions  à  tous  les  genres  de 
confidence.  »  En  1827,  les  études  religieuses  avaient  pris  place  dans 
les  occupations  et  les  préoccupations  de  M.  Ampère;  il  avait  suivi,  je 
ne  sais  pas  en  quel  lieu,  un  cours  d'exégèse  biblique  qui  l'avait  fort 
intéressé.  «  L'impression  qui  vous  est  restée  de  ce  cours,  lui  écrivit 
M'"«  r.écamier,  me  semble  un  progrès  auquel  j'attache  le  plus  grand 
prix.  Avec  de  l'âme  et  des  facultés  supérieures,  il  est  impossible  de 
ne  pas  souffrir  de  l'absence  de  croyances;  puisque  vous  ne  pouvez 
plus  croire  avec  les  simples,  croyez  avec  les  savans  :  nous  arriverons 
ainsi,  par  des  chemins  diffcrens,  aux  mêmes  résultats.  Je  suis  chaque 
jour  plus  convaincue  du  néant  de  tout  ce  qui  ne  se  fait  pas  dans  ce  but, 
ou  du  moins  dans  cet  espoir.  » 
Ainsi  en  toute  occasion,  sur  les  questions  les  plus  élevées  comme  sur 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  plus  humbles  et  les  plus  familiers  intérêts,  M'"«  Récamier  s'associait 
à  la  vie  de  son  jeune  ami,  et  exerçait  sur  lui  cette  influence  un  peu 
vague,  mais  doucement  pénétrante  et  efficace,  qui  résulte  d'une  sympa- 
thie sérieuse  entre  deux  personnes  qui  se  sentent  l'une  et  l'autre  vrai- 
ment distinguées  et  rares,  et  qui  se  complaisent  à  jouir,  avec  une  con- 
fiance tendre,  des  mérites  et  des  charmes  particuliers  à  chacune  d'elles. 
Entre  tous  les  hommes  éminens  qui  charmèrent  plus  ou  moins  M™«  Ré- 
camier, et  qu'à  son  tour  elle  charma  et  attira  autour  d'elle,  M.  de  Cha- 
teaubriand conquit  et  garda  jusqu'à  la  fin  la  première  place.  Elle  avait 
quarante  et  un  ans  et  lui  cinquante  lorsqu'en  1818  il  commença  à  venir 
assidûment  chez  elle.  Les  liens  tardifs  entre  dos  personnes  qui  ont  déjà 
connu  les  séductions  diverses  et  subi  les  diverses  épreuves  de  la  vie  ne 
sont  pas  les  moins  puissans,  et,  quand  l'expérience  déjà  longue  des  re- 
lations humaines  n'empêche  pas  une  passion  de  naître,  elle  accroît  et 
consolide  son  empire.  L'inlimilé  qui  s'établit  dès  lors  entre  M.  de  Cha- 
teaubriand et  M'"**  Récamier  ne  fut  pas  exempte  de  variations  ni  même 
de  troubles  :  M.  de  Chateaubriand  était  égoïste,  exigeant,  incomparable- 
ment vaniteux,  et  un  attachement,  même  sérieux ,  ne  le  rendait  pas 
inaccessible  aux  fantaisies;  M'"^  Récamier  était  sincèrement  dévouée, 
mais  clairvoyante  et  digne.  Lorsqu'en  1823  M.  de  Chateaubriand  fut 
devenu  ministre  des  affaires  étrangères,  au  milieu  de  ses  ardeurs  pour 
la  guerre  d'Espagne,  «  ses  visites  quotidiennes  à  l'Abbaye -au -Bois 
étaient  bien  souvent  dérangées,  dit  M'"^  Lenormant  dans  son  premier 
recueil  (1),  soit  par  les  réunions  du  conseil,  soit  par  les  séances  des 
chambres,  et  le  trouble  n'était  pas  seulement  dans  les  habitudes; 
l'humeur  de  l'éminent  écrivain  n'avait  pas  résisté  à  la  sorte  d'enivre- 
ment que  le  succès,  le  bruit,  le  monde,  amènent  facilement  pour 
des  imaginations  ardentes  et  mobiles.  Son  empressement  n'était  pas 
moindre,  son  amitié  n'était  point  attiédie;  mais  M'"«  Récamier  n'y  sen- 
tait plus  cette  nuance  de  respectueuse  réserve  qui  appartient  aux  du- 
rables sentimens  que  seuls  elle  voulait  inspirer:  le  souffle  d'un  monde 
frivole  et  adulateur  avait  passagèrement  altéré  cette  pure  affection.  » 
Une  telle  situation  ne  convenait  ni  à  la  fierté  ni  au  repos  de  M'"^  Réca- 
mier; elle  partit  pour  l'Italie  le  2  novembre  1823,  et  le  premier  billet 
que  lui  écrivit  M.  de  Chateaubriand  en  apprenant  sa  résolution  était 
bien  propre  à  lui  prouver  qu'elle  avait  raison.  «  Non,  lui  disait-il,  vous 
n'aurez  pas  dit  adieu  à  toutes  les  joies  de  la  terre;  si  vous  partez,  vous 
reviendrez  bientôt,  et  vous  me  retrouverez  tel  que  j'ai  été  et  que  je  serai 
toujours  pour  vous.  Ne  m'accusez  pas  de  ce  que  vous  faites  vous-même.  » 
La  présomption  de  M.  de  Chateaubriand  le  trompait;  malgré  ses  pré- 
dictions, pendant  dix-huit  mois ,  M'"«  Récamier  ne  revint  pas  ;  elle  ne 

(1)  Tome  II,  p.  32. 


MADAME    KÉCAMIER.  697 

rentra  à  Paris  qu'en  mai  1825,  et  alors  M.  de  Chateaubriand,  mis  dure- 
ment à  la  porte  du  cabinet  par  M.  de  Villèle,  n'était  plus  ministre; 
Louis  XVUI  était  mort;  Charles  X  venait  d'être  sacré  à  Reims.  «  Dès  que 
M.  de  Chateaubriand  iipprit  que  M'"«  Récamier  était  rentrée  dans  la  cel- 
lule de  l'Abbaye-au-Bois,  dit  M'"»  Lenormant,  il  y  accourut  le  jour 
même,  à  son  heure  accoutumée,  comme  s'il  y  fût  venu  la  veille.  Pas  un 
mot  d'explication  ou  de  reproches  ne  fut  échangé;  mais  en  voyant  avec 
quelle  joie  profonde  il  reprenait  les  habitudes  interrompues,  quelle  res- 
pectueuse tendresse,  quelle  parfaite  confiance  il  lui  témoignait,  M'"''  Ré- 
camier comprit  que  le  ciel  avait  béni  le  sacrifice  qu'elle  s'était  imposé, 
et  elle  eut  la  douce  certitude  que  désormais  l'amitié  de  M.  de  Chateau- 
briand, exempte  d'orages,  serait  ce  qu'elle  avait  voulu,  inaltérable.  » 

Je  ne  sais  si,  après  qu'ils  se  furent  ainsi  retrouvés,  M'"*^  Récamier  fut 
bien  convaincue,  comme  le  dit  sa  nièce,  que  l'amitié  de  M,  de  Chateau- 
briand serait  désormais  inaltérable;  j'incline  à  croire  qu'il  y  eut  encore 
entre  eux  plus  d'un  trouble  et  plus  d'un  mécompte.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  qu'extérieurement  leur  intimité  renouée  ne  fut  plus  interrompue, 
et  que  M'"«  Récamier,  indulgente  ou  silencieuse  sur  les  défauts  de 
M.  de  Chateaubriand,  lui  donna,  pendant  vingt-trois  ans,  les  plus  tou- 
chantes preuves  d'un  tendre  et  lîdèle  dévoûment.  La  chute  de  M.  de  Vil- 
lèle et  l'avènement  du  ministère  Martignacle  firent  rentrer  un  moment, 
par  l'ambassade  de  Rome,  dans  la  vie  publique;  la  révolution  de  1830 
l'en  fit  sortir  pour  toujours.  Des  écrits  et  des  voyages  dans  l'intérêt  de 
la  monarchie  légitime  et  la  rédaction  de  ses  Mémoires  d'O aire-Tombe,  dé- 
plorable monument  de  sa  haineuse  vanité,  suffirent  encore  pendant  quel- 
que temps  à  remplir  sa  vie.  Quand  la  vieillesse  vint,  et  avec  la  vieillesse 
l'impotence  physique  et  la  morosité  intellectuelle,  il  ne  resta  plus  à 
M.  de  Chateaubriand  que  M'"*  Récamier,  son  affection  comme  seule  con- 
solation morale,  et  son  salon  comme  dernier  asile  à  un  insurmontable 
ennui.  «  Lorsqu'il  venait  à  l'Abbaye-au-Bois,  dit  M'"«  Lenormant,  son 
valet  de  chambre  et  celui  de  M'"«  Récamier  le  portaient  de  sa  voiture 
jusqu'au  seuil  du  salon;  on  le  plaçait  alors  sur  un  fauteuil  que  l'on  rou- 
lait jusqu'à  l'angle  de  la  cheminée.  Ceci  se  passait  en  présence  de  la 
seule  M'"«  Récamier,  et  les  visites  qu'on  admettait  après  le  thé  trou- 
vaient M.  de  Chateaubriand  tout  établi;  mais  pour  le  départ  il  fallait 
qu'il  s'opérât  devant  les  étrangers  présens,  et  c'était  toujours  un  mo- 
ment cruel ,  l'imagination  de  M.  de  Chateaubriand  souffrait  à  laisser 
voir  ses  infirmités.  Par  respect,  on  semblait  ne  pas  s'apercevoir  du  mo- 
ment où  on  l'emportait  du  i^alon.  » 

M.  de  Chateaubriand  passait  ainsi  presque  toutes  ses  soirées  chez 
M'"''  Récamier,  immobile,  taciturne,  se  mêlant  rarement  à  la  conversa- 
tion par  quelques  paroles  brèves,  prenant  ses  derniers  plaisirs  dans 
les  soins  délicats  de  la  maîtresse  de  la  maison,  et  dans  les  respects  et 


698  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'admiration  des  visiteurs.  M'"^  de  Chateaubriand,  personne  d'un  es- 
prit distingué  et  d'un  noble  caractère,  mais  inégal  et  fantasque,  ve- 
nait quelquefois  le  soir  chez  M'"^  Récamier,  comme  pour  prolester  de 
temps  en  temps  contre  le  peu  de  place  que  tenait  le  mariage  dans  le 
cœur  et  dans  la  vie  de  l'homme  éminent  qui  avait  cherché  et  trouvé, 
dans  le  panégyrique  des  mœurs  et  des  lettres  chrétiennes,  sa  première 
gloire.  Elle  mourut  en  février  18/)7,  et  peu  de  mois  après  sa  mort  M.  de 
Chateaubriand  demanda  à  IVP^  Récamier  de  l'épouser,  a  11  mit  dans 
l'expression  de  son  désir,  dit  M'"«  Lenormant,  une  insislance  qui  tou- 
cha profondément  M""^  Récamier,  mais  elle  fut  inébranlable  dans  son 
refus.  »  —  «  Un  mariage,  pourquoi?  à  quoi  bon?  disait-elle;  à  nos  âges, 
quelle  convenance  peut  s'opposer  aux  soins  que  je  vous  rends?  Si  la 
solitude  vous  est  une  tristesse,  je  suis  toute  prête  à  m'établir  dans  la 
même  maison  que  vous.  Le  monde,  j'en  suis  certaine,  rend  justice  à  la 
pureté  de  notre  liaison-,  on  m'approuvera  de  tout  ce  qui  me  rendrait 
plus  facile  la  tâche  d'entourer  votre  vieillesse  de  bonheur,  de  repos,  de 
tendresse.  Si  nous  étions  plus  jeunes,  je  n'hésiterais  pas,  j'accepterais 
avec  joie  le  droit  de  vous  consacrer  ma  vie;  ce  droit,  les  années,  la  cé- 
cité (1),  me  l'ont  donné;  ne  changeons  rien  à  une  affection  parfaite.  » 

M"8  Récamier  avait  raison.  Non-seulement  il  y  avait  pour  elle  plus  de 
dignité  à  conserver  le  nom  modeste  sous  lequel  elle  avait  vécu  qu'à 
prendre  celui  de  vicomtesse  de  Chateaubriand;  mais,  dans  l'intérêt 
même  de  son  intimité  avec  M.  de  Chateaubriand,  il  lui  convenait  à  elle 
de  garder  envers  lui  l'indépendance  de  sa  position  en  même  temps 
qu'elle  lui  témoignait  un  entier  dévoûment.  Une  personne,  peut-être  la 
personne  qui  a  le  mieux  connu  et  le  mieux  compris  le  caractère  et  la 
relation  des  deux  intéressés,  la  comtesse  de  Roigne  écrivait,  il  y  a 
treize  ans,  à  M'"^  Lenormant,  qui  lui  avait  donné  à  lire  les  lettres  de 
M.  de  Chateaubriand  à  M'"«  Récamier:  «  J'en  suis  à  la  correspondance 
de  Londres.  Si  j'osais  vous  dire  toute  ma  pensée,  c'est  que  tout  bonne- 
ment elle  m'est  odieuse;  cette  vanité  intolérante,  cette  ambition  effré- 
née voulant  sans  cesse  exploiter  la  tendresse  de  cette  pauvre  femme  au 
profit  d'intrigues  auxquelles  elle  répugnait  si  visiblement,  et  qu'il  lui 
soldait  en  deux  petits  mots  de  cajolerie  et  une  aspiration  à  cette  petite 
cellule  si  évidemment  destinée  à  servir  de  passage  à  des  salons  dorés, 
tout  cela  a  réveillé  en  moi  l'indignation  que  j'aN'^is  si  souvent  sentie.  Il 
fallait  que  la  fascination  exercée  sur  M"^  Récamier  fût  bien  profonde 
pour  qu'avec  la  perspicacité  d'un  esprit  si  distingué  elle  ne  fin  pas  ré- 
voltée de  ce  manège.  Elle  l'était  bien  quelquefois,  mais  cela  ne  durait 
pas;  je  me  souviens  qu'un  jour  où  je  me  permettais  de  lui  exprimer 
mon  étonnement  d'un  attachement  si  mal  récompensé,  elle  me  dit  : 

(1)  Elle  était  devenue  à  peu  pi'ès  aveugle. 


MADAME    RÉCAMIER.  699 

—  C'est  peut-être  le  piquant  de  la  nouveauté;  les  autres  se  sont  occupés 
de  moi;  lui,  il  exige  que  je  ne  m'occupe  que  de  lui.  —  11  semblait 
prendre  un  malin  plaisir  à  la  tracasser  sur  tous  les  points.  Je  vais  ar- 
river aux  lettres  de  Rome;  c'est  le  moment  où  elle  a  été  le  plus  con- 
tente de  lui,  et  je  ne  l'étais  guère.  Il  prétendait  à  une  grande  ten- 
dresse; mais  il  aspirait  toujours  à  la  puissance  et  à  la  célébrité,  et  l'une 
de  ses  dernières  fantaisies  était  de  détruire  l'existence  individuelle  de 
M'"®  Récamier,  de  l'arracher  à  toutes  ses  relations  personnelles  pour  s'en 
faire  un  tiopbée  et  l'attacher  en  esclave  à  son  char,  où  il  aurait  fini  par 
la  trouver  à  charge.  Je  le  lui  ai  dit  bien  des  fois;  elle  en  convenait  un 
peu,  mais  il  reprenait  son  empire.  Elle  avait  commencé  à  se  cacher  de 
ses  vrais  amis,  et  il  aurait  fini  par  réussir,  si  les  coups  du  sort  qui  ont 
foudro\é  la  vie  de  M.  de  Chateaubriand  ne  l'avaient  forcé  de  s'allacher 
à  elle  au  lieu  de  l'ailacher  à  lui.  Cela  valait  encore  mieux  malgré  les 
anxiétés  journalièies  qu'il  lui  a  causées.  » 

Je  ne  sais  si  M"'^  Récamier  se  rendit  jamais  compte  de  sa  situation 
aussi  nettement  que  le  faisait  pour  elle  M'""  de  Boigne;  mais  sa  con- 
duite fut  parfaitement  d'accord  avec  les  vraies  et  sérieuses  convenances 
de  sa  dignité  personnelle.  Son  refus  d'épouser  M.  de  Chateaubriand  lui 
assura  l'indépendance  dans  le  dévoûment;  ce  fut  M.  de  Chateaubriand 
qui,  pour  me  ser\ir  d'une  expression  un  peu  vulgaire,  resta  son  obligé. 
Quand  elle  le  perdit  le  4  juillet  1848,  sa  douleur  fut  profonde,  mais  sa 
situation  ne  fut  en  rien  changée,  et,  quand  elle  mourut  elle-même  du 
choléra  le  11  mai  1849,  elle  était,  au  point  de  vue  moral,  très  perfec- 
tionnée; mais  dans  l'urdre  social  elle  était  restée  la  même  que  dans  les 
jours  de  sa  jeunesse.  Phénomène  rare  que  ce  progrès  du  sens  moral  et 
cet  empire  permanent  du  bon  sens  dans  une  existence  de  femme  si  bril- 
lante et  si  agitée. 

En  recueillant  ces  souvenirs  de  M'"«  Récamier  et  en  assistant  au  spec- 
tacle de  celle  \ie  qui  commence  par  une  coquetterie  mondaine  univer- 
selle et  qui  se  termine,  dans  un  petit  appartement  de  l'Abbaye-au-Bois, 
par  un  dévoûment  entier  au  plus  éminent,  mais  aujsi  au  plus  exigeant 
et  au  plus  égoïste  de  ses  adorateurs,  ma  pensée  s'est  portée  vers  une 
autre  grande  eoquette  d'un  autre  siècle  à  qui  un  autre  homme  éminent 
par  le  caractère  comme  par  la  situation  sociale  demande  aussi  de  l'épou- 
ser. J'ai  rouvert  Molière,  et  j'ai  relu  avec  émotion  cet  admirable  dénoû- 
ment  du  Misanthrope  : 

ALCESTE,  à  Célimène. 

Oui,  je  veux  bien,  perfide,  oublier  vos  forfaits; 
J'en  saurai,  dans  mon  âmo,  excuser  tous  les  traits, 
Et  je  les  couvrirai  du  nom  d'une  faiblesse 
Où  le  vice  du  temps  porte  votre  jeunesse; 
Pourvu  que  votre  cœur  veuille  donner  les  mains 


700  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Au  dessein  que  j'ai  fait  de  fuir  tous  les  humains, 
Et  que  dans  mon  désert,  où  j'ai  fait  vœu  de  vivre, 
Vous  soyez,  sans  tarder,  résolue  à  me  suivre. 

CÉLIMÈNE. 

Moi,  renoncer  au  monde  avant  que  de  vieillir. 
Et  dans  votre  désert  aller  m'ensevelir! 

ALGESTE. 

Et  s'il  faut  qu'à  mes  feux  votre  flamme  réponde, 
Que  vous  doit  importer  tout  le  reste  du  monde? 
Vos  désirs  avec  moi  ne  sont-ils  pas  contensî 

CÉLIMÈNE. 

La  solitude  effraie  une  âme  de  vingt  ans. 
Je  ne  sens  point  la  mienne  assez  grande,  assez  forte, 
Pour  me  résoudre  à  prendre  un  dessein  de  la  sorte. 
Si  le  don  de  ma  main  peut  contenter  vos  vœux. 
Je  pourrai  me  résoudre  à  serrer  de  tels  nœuds, 
Et  l'hymen 

4LCESTE. 

Non,  mon  cœur  à  présent  vous  déteste, 
Et  ce  refus  lui  seul  fait  plus  que  tout  le  reste. 
Puisque  vous  n'êtes  point,  en  des  liens  si  doux. 
Pour  trouver  tout  en  moi  comme  moi  tout  en  vous. 
Allez,  je  vous  refuse,  et  ce  sensible  outrage 
De  vos  indignes  fers  à  jamais  me  dégage. 

Que  les  deux  siècles  et  les  quatre  personnagps  se  ressemblent  peu! 
Je  n'ai  garde  d'en  poursuivre  la  comparaison;  mais  certainement,  dans 
ce  refus  du  mariage,  au  xyu**  siècle  c'est  à  l'homme,  à  Alceste,  au  xix* 
c'est  à  la  femme,  à  M™^  Récamier,  que  le  rôle  digne  et  vrai  appartient. 

A  côté  de  tous  ces  incidens  et  de  tous  ces  personnages  de  la  vie  mon- 
daine se  place,  dans  celle  de  M'"^  Récamier,  la  plus  simple  et  la  plus 
familière  de  ses  relations,  celle  qu'elle  contracta  avec  la  nièce  dont  elle 
fit  sa  fille,  et  qui  publie  aujourd'hui  ses  lettres,  M'""^  Lenormant.  Je  n'ai 
que  quelques  mots  à  en  dire,  mais  ils  seront  le  résumé  le  plus  signifi- 
catif du  caractère  de  M"®  Récamier  et  de  sa  propre  pensée  sur  sa  propre 
vie.  Dès  qu'elle  eut  adopté  cette  enfant  à  peine  âgée  de  six  ans,  elle  se 
prit  pour  elle  d'une  affection  vraiment  maternelle,  et  s'occupa  d'elle,  à 
commencer  par  son  éducation,  avec  la  sollicitude  la  plus  attentive.  «  Je 
me  sens  pleine  d'admiration  et  de  reconnaissance,  dit  M'"^  Lenormant, 
en  me  rappelant  avec  quel  soin,  dans  un  salon  rempli  de  monde,  au 
milieu  d'une  conversation  très  animée,  M'"^  Récamier  entendait  et  sur- 
veillait tout  ce  qui  m'était  dit.  Elle  m'avait  autorisée  de  très  bonne 
heure  à  rester  dans  le  salon  le  soir,  en  me  recommandant  de  ne  jamais 
permettre  à  un  homme,  jeune  ou  vieux,  de  me  parler  à  voix  basse,  et 
pour  cela  de  répondre  de  façon  à  être  entendue  de  tous.  Droite  et  sin- 


MADAME    RECAMIER. 


701 


cère  en  toute  circonstance,  elle  avait  la  dissimulation  en  horreur.  Je  ne 
saurais  dire  la  peine  qu'elle  prit  pour  m'accoutumer  aux  soins  du  mé- 
nage et  pour  in'inspirer  l'habitude  de  l'ordre  et  de  l'économie;  très  or- 
donnée dans  ses  affaires  de  fortune,  M""^  Récamier  n'avait  pas  le  goût  et 
prétendait  n'avoir  pas  l'intelligence  des  détails  dans  les  choses  maté- 
rielles; la  continuelle  préoccupation  de  sa  pensée,  qu'elle  m'exprimait 
souvent,  était  celle-ci  :  «  je  veux  que  tu  aies  tout  ce  qui  m'a  manqué  et 
que  tu  sois  plus  heureuse  que  moi.  »  Dans  ces  derniers  mots  se  révè- 
lent le  sentiment  et  le  jugement  de  M'"«  Récamier  sur  elle-même  et  sur 
son  passé.  Après  l'éducation  vint  pour  sa  nièce  le  mariage;  elle  remar- 
qua de  bonne  heure  le  goût  que  témoignait  la  jeune  fille  pour  un  jeune 
homme  très  distingué  et  du  plus  honorable  caractère,  M.  Charles  Lenor- 
mant,  qui  devait  devenir  un  savant  éminent  dans  les  sciences  histori- 
ques, philologiques,  esthétiques,  et  l'un  des  membres  considérables  de 
l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres.  Dès  que  M'""  Récamier  eut 
reconnu  le  sentiment  mutuel  des  deux  jeunes  gens  et  les  chances  de 
rare  bonheur  qu'offrait  leur  union,  elle  ne  s'occupa  que  de  le  leur  assu- 
rer, et,  quand  le  mariage  fut  fait,  le  jeune  ménage  devint  l'objet  de  sa 
plus  tendre  affection  et  de  sa  constante  sollicitude;  mais  à  l'intérêt  ma- 
ternel qu'elle  leur  portait  se  mêlait  sans  cesse  un  triste  retour  sur  elle- 
même  et  sur  sa  propre  destinée.  «  Je  pense  beaucoup  à  toi  et  avec  une 
vive  tendresse,  écrivait-elle  à  sa  nièce;  je  n'ai  pas  un  chagrin,  pas  une 
contrariété,  que  je  ne  me  dise  que  je  ferai  tout  ce  qui  sera  en  mon  pou- 
voir pour  que  tu  ne  sois  pas  exposée  aux  mêmes  peines;  je  veux  que  ton 
bonheur  me  console.  »  Et  un  peu  plus  tard,  à  une  époque  où  M'"'^  Le- 
normant  avait  le  chagrin  de  voir  partir  son  mari  pour  un  long  voyage, 
sa  tante  lui  écrivait  :  «  Il  ne  faut  pas,  ma  chère  enfant,  te  parler  de 
bonheur  quand  ton  cœur  est  déchiré;  mais  tes  peines  seront  passagères, 
et  ton  sort  me  semble  si  doux  que  je  donnerais  volontiers  les  plus  beaux 
jours  de  ma  vie  pour  tes  jours  les  plus  tristes  !  »  Jamais  une  destinée 
extérieurement  si  brillante  n'a  laissé  dans  le  cœur  d'une  femme  une 
plus  mélancolique  impression  et  un  plus  profond  regret  de  ce  bonheur 
simple  et  incomparable  qui  s'exprime  par  ces  mots  «  l'amour  dans  le 
mariage.  » 

Après  tous  les  succès  de  M"'^  Récamier  dans  la  vie  mondaine  et  les 
hommages  qu'elle  avait  reçus  de  toutes  les  célébrités  de  son  temps, 
quand  elle  finit  par  apprécier  si  haut  et  regretter  si  vivement  les  de- 
voirs et  les  joies  de  la  modeste  vie  conjugale  et  de  famille,  cette  desti- 
née d'institution  divine,  le  sentiment  qui  se  révèle  en  elle  fait  grand 
honneur  à  son  jugement  comme  à  son  âme,  et  donne  à  son  caractère 
une  rare  et  belle  originalité. 

GUIZOT. 
Janvier  1873. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  janvier  1873. 

C'est  le  destin  de  la  France  de  connaître  toutes  les  extrémités  de  la.dé« 
faite  aussi  bien  que  toutes  les  extrémités  de  la  grandeur  et  de  la  gloire, 
et  si  elle  s'est  laissé  quelquefois  enivrer  par  le  succès,  en. revanche  elle 
s'est  toujours  montrée  jusqu'ici  supérieure  àson  malheur.  Elle  s'est  tirée 
d'affaire  par  la  vigoureuse  souplesse  de  son  génie,,  elle  s'en  tirera  en- 
core, c'est,  l'invincible  confiance  de  ceux  qui  l'aiment,  qui  ne  consenti- 
ront jamais  à  désespérer  de  sa  fortune.  Il  faut  en  convenir  cependant, 
la  crise  où  elle  est  engagée  aujourd'hui  dépasse  toutes  celles  qu'elle  a 
déjà  traversées;  elle  a  une  gravité  et  des  caractères  particuliers,  elle  se 
complique  d'obscurités  et  d'incertitudes  qui ,  en  se  prolongeant  obsti** 
nément  depuis  deux  années,  finiront  par  devenir  une  oppression  et  un 
péril. 

Que  dans  cette  situation  extraordinaire  où  vit  la  France  il  y  ait  la 
part  des  fatalités  inévitables  qui  sont  la  suite  d'une  guerre  néfaste,  oui 
sans  doute;  ces  fatalités,  elles  sont  là  toujours  présentes  sous  la  forme: 
d'une  occupation  étrangère  qu'il  faut  désintéresser  pour  l'éloigner,  pour 
retrouver  l'indépendance  de  nos  provinces  demeurées  en  goge  de  la  plus^ 
cruelle  rançon;  mais  ce  n'est  pas  tout,  et  quoique  l'unique  pensée  dût 
être  pour  ce  premier  des  biens,  l'indépendance  à  reconquérir,  on  pour-^ 
rait  presque  dire  aujourd'hui  que  ce  n'est  pas  la  plus  sérieuse,  la  plus 
invincible  des  difficultés.  Les  moyens  existent  en  effet;  l'emprunt  a  créé 
l'instrument  de  la  délivrance.  Le  gouvernement,  au  milieu  des  diversions^ 
d'une  vie  laborieuse  et  agitée,  s'occupe  comme  il  le  doit  de  cet  intérêt 
souverain,  llvient  de  remettre  entre  les  mains  de  l'Allemagne  le  premier 
à-compte  du  quatrième  milliard.  Les  paiemens  vont  se  succéder  main- 
tenant, et  avec  les  garanties  financières  qui  pourront  être  offertes,  avanti 
que  l'année  soit  révolue,  peut-être  la  libération  définitive  de  la  France 
sera-t-elle  enfin  accomplie.  La  difficulté  n'est  donc  plus  là,  si  on  le 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  703 

veut.  La  question  en  vérité  est  de  savoir  ce  qu'on  fera  de  cette  brave 
et  généreuse  France  qu'on  s'occupe  de  rendre  à  elle-même,  que  les 
partis  se  disputent  déjà  sans  pitié  avant  de  l'avoir  délivrée  complète- 
ment de  l'occupation  étrangère.  La  question  est  de  savoir  ce  qui  sortira 
de  tous  ces  troubles,  de  ces  débats  stériles  au  milieu  desquels  on  s'agite 
sans  arriver  à  rien,  sans  pouvoir  même  donner  à  cette  malheureuse 
nation  française  une  forme  d'existence  publique  à  peu  près  définie  et 
saisissable.  C'est  là  pour  le  moment  la  plus  vraie,  la  plus  pressante  de 
toutes  les  questions,  c'est  la  difficulté  qui  au  lieu  de  diminuer  depuis 
deux  ans  ne  fait  que  grandir;  et,  si  l'on  n'y  prend  garde,  on  va  droit  à 
une  des  situations  les  plus  étranges  de  l'histoire,  à  une  sorte  d'aveu  uni- 
versel d'impuissance  devant  toutes  les  nécessités  de  réparation  et  de 
réorganisation  imposées  à  un  peuple  en  détresse. 

Qu'est-ce  à  dire  en  effet?  Voilà  un  pays  de  trente-cinq  millions  d'âmes 
qui  vient  d'être  frappé  des  plus  effroyables  malheurs,  mais  qui  reste  plein 
de  ressources,  qui  n'a  jamais  passé  pour  être  dénué  d'intelligence  ni  de 
courage,  et  ce  pays,  malgré  ses  dons  et  ses  ressources,  avec  la  meil- 
leure volonté  de  vivre  et  de  se  relever,  ce  pays  reste  réduit  à  se  deman- 
der chaque  soir  dans  quelles  conditions  il  se  réveillera  le  lendemain, 
s'il  ne  sera  pas  livré  par  un  accident,  par  la  plus  implacable  fatalité, 
à  l'anarchie  ou  à  la  dictature!  On  ne  peut  réussir  à  lui  donner  un  peu 
de  paix  et  de  sécurité  pour  se  remettre  de  ses  meurtrières  aventures. 
Voilà  une  assemblée  sortie  dans  une  heure  d'angoisse  des  entrailles  de 
la  nation,  une  assemblée  évidemment  honnête,  éclairée,  et  ces  sept  cent 
cinquante  mandataires  de  la  souveraineté  publique  sont  les  premiers 
à  offrir  le  spectacle  des  efforts  les  plus  décousus,  conduisant  à  une  iné- 
vitable impuissance.  Ils  s'arrêtent  comme  glacés  et  déconcertés  devant 
ce  sphinx  d'une  destinée  nationale  à  relever.  Ils  travaillent  sans  aucun 
doute,  ils  tiendraient  à  faire  quelque  chose,  c'est  encore  plus  certain; 
mais  ils  tournent  dans  un  cercle,  ils  s'agitent  en  quelque  sorte  sur  place  : 
ce  qu'ils  voudraient,  ils  ne  le  peuvent  pas;  ce  qui  serait  possible,  ils 
ne  le  veulent  pas;  là  où  l'union  de  toutes  les  volontés  serait  nécessaire, 
on  se  divise  et  on  se  subdivise;  enfin  l'esprit  de  parti  envenime  toutes 
les  luttes,  neutralise  tous  les  efforts  et  toutes  les  combinaisons. 

Disons  le  mot  :  au  lieu  de  s'inspirer  uniquement  des  vrais  et  grands 
intérêts  du  pays,  qui  doivent  tout  primer  aujourd'hui,  on  perd  son  temps 
et  ses  forces  dans  des  manœuvres  plus  ou  moins  habiles,  dans  toutes  les 
subtilités  d'une  tactique  inféconde.  C'est  là  le  malheur  :  on  fait  des  lois 
qu'il  faudra  refaire  parce  qu'elles  ne  sont  pas  toujours  suffisamment 
mûries,  parce  qu'on  y  met  toute  sorte  de  préoccupations  et  d'arrière- 
pensées  sans  s'inquiéter  des  conséquences.  On  multiplie  les  propositions 
'et  les  interpellations,  qui  ne  servent  à  rien,  quand  elles  ne  sont  pas  dan- 
gereuses. Où  engage  d'assez  maladroites  campagnes  contre  M.  le  mi- 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nistre  de  l'instructfon  publique,  à  qui  on  prépare  un  succès  en  croyant 
l'abattre  d'un  seul  coup.  On  a  des  commissions  d'apparat  où,  sous  de 
prétendues  transactions ,  Ton  s'épuise  laborieusement  à  trouver  le 
moyen  d'éluder  toutes  les  difficultés,  de  ne  rien  organiser,  de  faire  vivre 
le  pays  dans  le  vide  entre  la  république  et  la  monarchie.  Le  résultat  le 
plus  clair  est  qu'on  s'use  réciproquement,  et  dans  celte  assemblée  sou- 
veraine trop  nombreuse,  et  par  cela  même  incohérente,  il  ne  s'est  pas 
trouvé  jusqu'ici  quelques  hommes  pour  mettre  un  peu  d'ordre  dans 
cette  confusion,  pour  dire  simplement  :  Non,  il  ne  s'agit  ni  de  conflits 
de  fantaisie,  ni  de  fusions  dynastiques,  ni  de  subtilités  parlementaires; 
il  s'agit  du  territoire  à  délivrer  d'abord,  des  premièies  conditions  d'un 
régime  libre  à  préserver,  des  habitudes  d'ordre  et  de  discipline  à  réta- 
blir partout,  du  pays  à  remettre  sur  pied.  Cette  directoin  a  manqué. 

11  y  a  mieux,  il  s'est  trouvé  un  homme  à  la  fois  chef  du  pouvoir  exé- 
cutif et  grand  })arlementaire,  qui  pouvait  être  le  guide  le  plus  naturel 
et  le  plus  utile,  qui  s'est  appelé  lui-même  le  leader  de  l'assemblée,  et 
celui-là  on  s'occupe,  sinon  de  le  renverser,  du  moins  de  l'annuler  et 
de  l'éloigner  des  discussions  publiques.  On  s'étudie  bien  singulière- 
ment à  ébranler  les  dernières  garanties  d'action  régulière  qu'il  y  ait 
encore,  au  risque  d'ajouter  à  la  confusion  et  de  créer  une  de  ces  con- 
ditions indéfinissables  où  tout  peut  être  compromis,  l'indépendance 
qu'on  est  sur  le  point  de  reconquérir,  ces  libertés  parlementaires  qu'on 
prétend  défendre,  l'honneur  même  d'une  société  civilisée  qu'on  veut 
sauver.  Voilà  la  situation  que  nous  osons  appeler  humiliante,  parce 
qu'au  fond  c'est  l'impuissance  s'avouant  presque  elle-même  en  présence 
des  plus  impérieuses  nécessités  publiques,  et  cette  situation,  elle  se  ré- 
sume tout  entière  aujourd'hui  dans  les  délibérations  de  cette  commis- 
sion des  trente,  qui  ressemble  à  un  petit  parlement  à* côté  du  grand  par- 
lement, qui  depuis  deux  mois  est  occupée  à  trouver  une  formule  de 
transaction  entre  M.  le  président  de  la  république  et  le  parti  qui  lui  dis- 
pute ses  prérogatives  dans  l'assemblée.  La  commission  n'est  pas  bien 
sûre  de  trancher  la  question,  à  ce  qu'il  semble,  puisque  l'autre  jour  le 
président,  M.  de  Larcy,  s'écriait  naïvement  :  «  Oh!  il  n'y  a  que  le  bon 
Dieu  qui  pourrait  le  faire...  » 

Toujours  est-il  qu'elle  travaille  depuis  bientôt  deux  mois,  cette  com- 
mission des  trente  créée  pour  régler  les  attributions  des  pouvoirs  pu- 
blics, pour  donner  au  pays  quelque  chose  qui  ressemble  à  des  institu- 
tions, à  une  organisation  politique!  Après  les  sous-commissions  qui  ont 
préparé  leurs  projets,  c'est  la  commission  plénière  qui  entre  en  scène, 
qui  discute,  qui  met  en  ligne  des  considérans,  des  amendemens,  des 
sous-amendemens.  Rien  ne  manque  à  cette  discussion  singulière  et-aux 
combinaisons  sur  lesquelles  M.  le  président  de  la  république  est  main- 
tenant appelé  à  s'expliquer,  non,  rien  n'y  manque  si  ce  n'est  la  lumière. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  705 

quelques  idées  simples  et  le  sentiment  de  la  réalité  des  choses.  Malheu- 
reusement en  effet  la  commission  n'a  pas  pris  le  meilleur  chemin,  elle  a 
commencé  son  travail  sous  des  impressions  confuses ,  contradictoires, 
avec  des  arrière -pensées  qui  n'étaient  pas  de  nature  à  faciliter  son 
œuvre,  et,  depuis  qu'elle  existe,  elle  a  toujours  l'air  de  marcher  à  tra- 
vers des  charbons  ardens,  comme  si  elle  avait  peur  de  toucher  à  des 
questions  compromettantes,  de  trop  faire  ou  de  ne  rien  faire.  Elle  n'a 
rien  foit,  cela  est  trop  clair,  et  même  en  se  prêtant  à  quelque  tran- 
saction nouvelle,  en  faisant  des  concessions  à  M.  le  président  de  la  ré- 
publique, il  est  fort  à  craindre  qu'elle  n'arrive  qu'à  quelque  combinai- 
son mal  venue,  toujours  équivoque,  sans  autorité  et  sans  etïicacité, 
parce  qu'elle  ne  pourra  répondre  à  aucune  des  nécessités  du  moment. 

Il  n'y  avait  qu'une  manière  de  procéder  sérieusement,  c'était  de  se 
mettre  sans  préjugé,  sans  arrière-pensée,  en  face  de  la  situation  et  de 
savoir  d'abord  ce  qu'on  voulait.  De  deux  choses  l'une,  ou  bien  on  accep- 
tait de  se  placer  sur  le  terrain  défini  par  le  message  de  M.  Thiers.  C'é- 
tait là  évidemment  le  parti  le  plus  simple,  le  moins  compromettant  après 
tout,  puisque  la  république  elle-même  n'est  nullement  au-dessus  de  la 
souveraineté  nationale,  qui  reste  toujours  en  définitive  maîtresse  de  l'a- 
venir. Ce  terrain  une  fois  admis,  il  n'y  avait  qu'à  marcher,  à  créer  les 
institutions  essentielles  qui  sont  en  vérité  de  tous  les  régimes,  à  organiser 
un  pouvoir  exécutif  avec  ses  prérogatives  nécessaires,  à  doter  le  pays  des 
garanties  conservatrices  dont  il  a  besoin.  Seconde  chambre,  loi  électo- 
rale, reconstitution  militaire,  réforme  de  l'instruction  publique,  réorga- 
nisation des  finances,  tout  pouvait  s'accomplir  et  se  coordonner,  tout  se 
trouvait  jusqu'à  un  certain  point  simplifié  pai'  cela  seul  qu'on  écartait 
la  question  de  régime.  On  donnait  à  l'établissement  actuel  une  force  de 
plus,  au  pays  une  certaine  sécurité.  Dans  ce  cas  et  dans  ce  cas  seule- 
ment, on  avait  le  droit  de  demander  à  M.  Thiers  de  rester  dans  ses  at- 
tributions indépendantes  de  chef  du  pouvoir  exécutif.  Si  on  ne  voulait 
pas  aller  jusque-là,  si  on  craignait  de  trop  se  risquer  dans  le  définitif,  il 
n'y  avait  pas  beaucoup  à  faire  en  vérité,  on  n'avait  pas  le  choix.  Il  ne 
restait  plus  qu'à  prendre  la  situation  telle  qu'elle  est  et  à  l'organiser.  Il 
fallait  accepter  les  conséquences  du  parti  qu'on  adoptait  sans  se  dissimu- 
ler qu'en  entrant  dans  cette  voie  on  allait  droit  au  système  de  M.  Grévy  : 
l'assemblée  souveraine  résumant  tous  les  pouvoirs  avec  un  président  du 
conseil  responsable,  toujours  présent  devant  la  chambre.  Par  le  fait,  on 
revenait  sur  ses  pas,  on  rétrogradait  au-delà  de  la  loi  Rivet,  C'était  du 
moins  un  système  simple  et  rationnel. 

Est-ce  là  ce  que  la  commission  des  trente  s'est  proposé?  Nullement, 
elle  a  tout  mêlé,  tout  confondu,  elle  a  pris  un  peu  de  tous  les  systèmes, 
et  elle  est  arrivée  à  mettre  au  monde  une  œuvre  qui,  si  elle  pouvait 
être  adoptée,  ne  serait  que  l'organisation  de  tous  les  conflits,  même 

TOMB  cm.  —  1873.  45 


706  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

peut-être  de  la  guerre  civile,  La  commission  des  trente  propose  une  ap- 
parence de  statut;  mais  elle  réserve  à  l'assemblée  la  plénitude  du 
pouvoir  constituant,  le  droit  d'abroger,  de  réformer  ce  statut  comme 
toute  autre  loi,  de  sorte  que  la  concession  est  à  la  merci  d'un  coup 
de  majorité.  Il  y  a  un  droit  de  veto  attribué  au  pouvoir  exécutif,  seu- 
lement ce  droit  est  illusoire  dans  la  plupart  des  cas,  surtout  dans 
les  circonstances  les  plus  graves  et  les  plus  essentielles.  Il  y  aura  une 
seconde  chambre,  mais  cette  seconde  chambre,  dont  le  principe  seul 
est  admis,  dont  les  conditions  d'existence  restent  à  débattre,  ne  sera 
constituée  et  n'entrera  en  fonctions  qu'après  l'assemblée  actuelle.  Quels 
seront  enfin  les  rapports  de  M.  le  président  de  la  république  et  de  l'as- 
semblée? C'était  là  évidemment  le  point  délicat,  c'est  là  que  se  con- 
centre tout  ce  qu'on  a  pu  imaginer  de  mieux  en  fait  de  précautions  et 
de  subtilités.  M.  Thiers  ne  communiquera  avec  la  chambre  que  par  voie 
de  message.  Il  pourra  cependant  comparaître,  parler  dans  la  discussion 
des  lois;  seulement  alors  on  ne  délibérera  pas  en  sa  présence.  Il  sera 
sans  doute  écouté  comme  un  avocat  consultant  de  quelque  poids,  qui  se 
retirera  après  sa  plaidoirie,  sans  pouvoir  entrer  dans  un  débat.  Il  pourra 
aussi  être  entendu  de  la  même  façon  quand  il  y  aura  des  interpella- 
tions sur  les  affaires  extérieures.  Pour  ce  qui  regarde  la  politique  inté- 
rieure, il  ne  pourra  intervenir  que  si  un  ministre  déclare  qu'il  s'agit  d'un 
cas  de  responsabilité  pour  le  président  de  la  république,  et  si  l'assem- 
blée y  consent.  Voilà  donc  ce  que  trente  hommes  éclairés,  travaillant 
pendant  deux  mois,  ont  pu  trouver  de  mieux  pour  mettre  l'assemblée  à 
l'abri  des  séductions  de  l'éloquence  et  pour  mettre  le  premier  des  par- 
lementaires du  temps,  devenu  chef  de  l'état,  à  l'abri  des  tentations  de 
cette  vive  et  impétueuse  nature  qui  l'entraîne  au  combat  partout  oii  il 
y  a  un  intérêt  public  en  jeu!  Ils  veulent  faire  de  iV!.  Thiers  une  sorte 
d'otage  au  pouvoir,  un  prisonnier  de  toutes  les  formalités,  qu'ils  con- 
sentent à  honorer,  mais  qu'ils  surveillent  pour  qu'il  ne  s'échappe  pas. 
On  serait  même  allé  plus  loin,  si  on  eût  écouté  M.  Baze,  député  d'Agen, 
qui  voulait  qu'on  prît  quelques  précautions  de  plus,  afin  d'empêcher  le 
chef  du  gouvernement  de  se  servir  du  veto  dans  une  pensée  de  coup 
d'état.  Malheureusement  pour  lui,  M.  Baze  n'a  pas  été  payé  de  son  zèle» 
et  pendant  qu'il  était  occupé  à  surveiller  les  pensées  de  coup  d'état 
chez  M.  le  président  de  la  république,  il  s'est  vu  atteint  dans  son  omni- 
potence de  questeur  par  la  chambre,  qui  lui  a  enlevé  brusquement  cette 
distribution  de  billets  d'entrée  où  il  déployait  une  aménité  et  une  im- 
portance faites  pour  le  recommander  comme  le  plus  désagréable  des  of- 
ficiers de  l'assemblée.  M.  Baze  a  été  sur  le  point  de  voir  là  un  signe  des 
progrès  de  l'esprit  révolutionnaire  ! 

Revenons  aux  choses  sérieuses.  On  a  cru,  on  a  dit  un  instant  que  la 
commission  des  trente  était  toute  disposée  à  la  conciliation.  Elle  y  re- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  707 

viendra,  il  faut  le  croire;  elle  n'a  pas  dit  encore  son  dernier  mot.  Pour 
le  moment,  il  est  évident  qu'on  s'est  un  peu  hâté  de  prendre  des  pa- 
roles pour  la  réalité,  de  voir  un  commencement  de  solution  dans  ce  qui 
ne  peut  pas  être  un  projet  présentable  aux  yeux  de  ceux-là  mêmes  qui 
le  proposent.  La  commission  n'est  arrivée  à  rien  parce  qu'elle  se  trompe, 
parce  que  même  en  ayant  l'air  de  faire  des  concessions  elle  ne  peut  se 
défendre  d'un  certain  esprit  de  défiance  et  d'hostilité  mal  déguisé.  A 
quoi  bon  tous  ces  subterfuges  et  ces  précautions  inutiles  on  injurieuses? 
Ne  voit-on  pas  qu'à  force  de  subtilités  on  finira  par  arriver  à  violenter 
la  nature  même  des  choses,  à  méconnaître  les  conditions  essentielles  de 
toute  une  situation,  à  rendre  impossible  la  marche  des  affaires?  Si  on 
avait  le  malheur  de  croire  à  ces  dangers  de  coups  d'état  contre  les- 
quels on  semble  se  prémunir,  est-ce  qu'on  se  figure  sérieusement  qu'on 
pourrait  les  conjurer  par  toutes  ces  minutieuses  formalités  de  procédure 
parlementaire,  par  ces  toiles  d'araignée  qui  n'ont  jamais  arrêté  les  fau- 
teurs d'attentats?  Si  on  n'y  croit  pas,  qu'on  nous  passe  le  mot,  c'est  la 
plus  singulière  puérilité  d'avoir  l'air  de  se  mettre  en  défense  contre  un 
ennemi  imaginaire,  de  fonder  sur  la  méfiance  organisée  les  rapports  de 
deux  pouvoirs  faits  pour  vivre  ensemble,  pour  se  retrouver  chaque  jour 
ensemble  à  la  peine  et  à  l'honneur  dans  les  cruelles  circonstances  que 
nous  traversons.  M.  le  duc  Decazes  disait  récemment  que  la  situation  de 
M.  Thiers  était  exceptionnelle;  c'est  justement  parce  que  cette  situation 
est  exceptionnelle  que  la  présence  de  M.  le  président  de  la  république  à 
la  chambre  n'est  pas  plus  extraordinaire  que  tout  le  reste.  Que  dans 
l'intérêt  d'une  indépendance  mutuelle  on  eût  négocié  avec  M.  Thiers 
pour  obtenir  de  lui  qu'il  allât  plus  rarement  à  l'assemblée,  qu'il  se  mê- 
lât moins  vivement,  moins  directement  aux  discussions  qui  s'agitent, 
rien  de  mieux,  et  dans  ces  termes,  puisqu'on  ne  voulait  pas  aller  jusqu'à 
un  régime  plus  précis,  c'était  sans  doute  facile;  mais,  les  choses  étant 
ce  qu'elles  sont,  il  faut  l'avouer,  on  semble  un  peu  trop  frapper  un 
homme  d'exclusion  ou  de  suspicion  pour  son  expérience,  pour  son  élo- 
quence, pour  la  séduction  de  sa  parole  et  de  son  talent.  On  prend  des 
mesures  contre  le  premier  dignitaire  de  l'état.  Telle  est  la  situation. 
11  ne  s'agit  pas  seulement  en  effet  d'épargner  à  M.  Thiers  les  excitations 
et  les  froissemens  des  luttes  quotidiennes;  il  s'agit  de  limiter  la  sphère 
de  son  action  parlementaire,  de  le  reléguer  dans  une  sorte  d'isolement, 
de  tracer  autour  de  lui  comme  une  circonvaliation  qu'il  ne  pourra  fran- 
chir que  dans  certaines  occasions,  dans  certaines  conditions!  Et  quelle 
raison  sérieuse  peut-on  invoquer  pour  justifier  cette  anomalie? 

M.  Thiers,  il  nous  semble,  est  député  comme  tout  le  monde,  il  l'est 
même  un  peu  plus  que  tout  le  monde,  puisqu'il  est  l'élu  de  vingt-six 
départemens,  et  il  n'y  a  aucune  espèce  de  disposition  constitutionnelle 
qui  lui  enlève  le  droit  de  rester  député.  Lorsqu'il  a  été  appelé  au  pou- 


708  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

voir  par  une  désignation  universelle,  il  a  été  choisi  entre  tous  pré- 
cisément parce  qu'il  était  M.  Thiers,  parce  qu'on  comptait  sur  ces  qua- 
lités personnelles,  qui  font  sa  supériorité,  sur  son  expérience  comme 
sur  son  patriotisme,  sur  ses  lumières  comme  sur  son  dévoûment.  On 
ne  lui  a  pas  imposé  alors  des  restrictions,  on  pensait  bien  au  contraire 
qu'il  ne  se  ménagerait  pas,  qu'il  serait  le  premier  sur  la  brèche.  Et 
ces  talens  qui  ont  captivé  la  France,  qui  ont  inspiré  toute  confiance  au 
pays,  on  interdirait  aujourd'hui  à  M.  Thiers  de  s'en  servir,  comme  on 
enlèverait  à  un  soldat  ses  meilleures  armes  !  on  viendrait  lui  dire  qu'il 
ne  comparaîtra  devant  la  chambre  que  d'une  certaine  manière,  en  cé- 
rémonie, qu'on  ne  délibérera  pas  en  sa  présence,  qu'il  ne  pourra  parler 
sur  la  politique  intérieure  que  si  un  ministre  le  demande  et  si  l'assem- 
blée veut  bien  y  consentir!  Y  a-t-on  bien  réfléchi?  Et  si  l'assemblée  ne 
consent  pas  à  entendre  M.  le  président  de  la  république,  comment  se 
passeront  les  choses?  Et  si,  après  que  le  chef  du  pouvoir  exécutif  aura 
quitté  la  chambre,  il  se  produit  dans  la  délibération  de  nouveaux  dis- 
cours qui  nécessitent  une  réponse,  faudra-t-il  encore  procéder  par  un 
message,  revenir  avec  le  même  cérémonial,  pour  se  retirer  et  jouer 
ainsi  aux  propos  interrompus?  Tout  cela,  on  en  conviendra,  est  un  tissu 
d'étranges  combinaisons. 

Eh  bien  !  soit,  M.  Thiers  a  tout  accepté,  tout  subi,  nous  le  supposons 
un  instant.  Il  ne  paraîtra  pas  du  tout  à  la  chambre,  il  ne  troublera  plus 
personne  par  le  prestige  de  sa  parole,  on  aura  toute  liberté.  Les  affaires 
en  marcheront-elles  mieux?  Les  discussions  seront-elles  plus  profitables 
parce  qu'elles  ne  seront  plus  éclairées  par  cette  lumineuse  éloquence? 
On  a  aujourd'hui  justement  un  exemple  sous  les  yeux.  L'année  der- 
nière, on  a  discuté  et  voté  des  lois  sur  l'élection  des  maires,  sur  la  dé- 
centralisation. M.  Thiers  ne  partageait  point  assurément  les  idées  qui 
prévalurent  alors.  Il  s'abstint  cependant,  il  ne  pesa  pas  sur  la  discus- 
sion, ou  du  moins  il  ne  parut  à  la  chambre  qu'une  fois  pour  demander 
que  la  passion  décentralisatrice  n'allât  pas  jusqu'à  enlever  au  gouverne- 
,,ment  le  droit  de  nommer  les  maires  dans  les  villes  d'une  certaine  im- 
portance. Qu'arrive-t-il  aujourd'hui?  Les  événemens  ont  marché,  l'ex- 
périence s'est  faite,  elle  est  assez  triste.  Tout  récemment,  une  commis- 
sion parlementaire  s'est  occupée  de  ces  questions,  et  on  paraît  déjà 
faire  de  singulières  réflexions  sur  les  conséquences  des  lois  de  l'an 
passé,  sur  l'anarchie  administrative  qu'elles  ont  développée.  Lorsqu'on 
se  laisse  troubler  par  la  passion  politique,  on  accuse  volontiers  le  gou- 
vernement d'être  l'auteur  du  mal,  d'avoir  de  mauvais  préfets,  de  ne 
pas  sévir  contre  les  municipalités  qui  s'écartent  de  leurs  devoirs.  C'est 
bien  facile  à  dire.  En  bonne  conscience,  que  peut  le  gouvernement  dans 
les  conditions  qu'on  lui  a  faites?  Quant  au  mal  lui-même,  il  est  certai- 
nement criant.  Le  ministre  de  l'intérieur,  M.  de  Goulard,  n'a  rien  caché; 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  709 

il  l'a  dit  nettement  :  «  Les  liens  qui  attachent  les  municipalite's  au  pou- 
voir central  tendent  à  se  dénouer  tous  les  jours  par  l'apathie,  par  l'inac- 
tion. Les  maires  ne  se  mettent  plus  en  rapport  avec  l'autorité  supé- 
rieure, ne  répondent  plus  aux  lettres  des  préfets,  des  sous-préfets...  » 
Toujours  est-il  qu'il  faudra  revenir  dans  une  certaine  mesure  sur  ce 
qu'on  a  fait,  si  on  ne  veut  pas  laisser  l'anarchie  s'étendre  et  envahir 
l'administration  française.  Franchement,  croit-on  que  les  lois  discu- 
tées et  votées  Tan  dernier  eussent  été  moins  bonnes,  que  l'intérêt 
public  eût  souffert,  si  M.  Thiers  était  allé  défendre  ses  opinions  avec 
cette  vivacité,  avec  cet  éclat  de  parole  et  même,  si  l'on  veut,  avec  cette 
passion  dont  on  redoute  tant  l'influence?  Sa  prévoyance  modératrice  eût 
peut-êlre  épargné  à  l'assemblée  la  peine  de  se  trouver  aujourd'hui  dans 
cette  situation  où  Ton  semble  chercher  un  moyen  de  réparer  le  mal 
sans  paraître  trop  se  désavouer. 

On  croit  sans  doute  se  tirer  d'affaire  par  un  mot,  en  représentant  les 
interventions  de  M.  Thiers  comme  un  acte  de  pouvoir  personnel,  comme 
un  abus  d'influence  par  le  talent,  et  en  se  piquant  d'opposer  à  cette 
dictature  de  l'éloquence  ce  qu'on  appelle  les  règles,  les  traditions  du 
régime  parlementaire.  C'est  l'erreur  la  plus  dangereuse  ou  la  plus  sin- 
gulière des  illusions.  Il  faut  tenir  compte  des  situations  et  des  circon- 
stances. On  n'est  point  du  tout  parlementaire  aujourd'hui  parce  qu'on 
veut  appliquer  la  responsabilité  ministérielle  d'une  certaine  façon  et  faire 
du  chef  de  l'état  un  être  inerte,  suspect  et  asservi.  Ce  que  la  commis- 
sion des  trente  cherche  péniblement,  ce  qu'elle  travaille  à  organiser, 
c'est  quelque  chose  qui  consacre,  qui  maintienne  dans  sa  plénitude  l'om- 
nipotence, la  dictature  de  l'assemblée.  Elle  ne  le  croit  pas,  elle  s'en 
défend,  elle  ne  revient  pas  moins  tout  simplement  dans  un  autre  sens 
et  avec  d'autres  pensées  aux  traditions  de  la  convention,  et  c'est  ici  que 
la  commission  des  trente,  sans  y  songer,  tombe  dans  le  piège  de  ses 
propres  contradictions.  On  semble  oublier  que  le  régime  parlementaire, 
le  plus  beau  des  systèmes  politiques,  est  un  système  bien  plus  complexe, 
reposant  sur  une  répartition  de  prérogatives,  sur  une  pondération  de 
pouvoirs  indépendans,  de  telle  façon  que  l'opinion  finisse  par  se  déga- 
ger, par  avoir  le  dernier  mot,  sans  se  manifester  néanmoins  par  la  pré- 
potence  directe  et  exclusive  d'une  chambre. 

La  commission  des  trente  pouvait  s'acheminer  vers  ce  but,  elle  n'a- 
vait qu'cà  entrer  dans  la  voie  qu'on  lui  ouvrait,  et  à  créer  quelques  in- 
stitutions organiques  fixant  le  rôle  et  les  attributions  des  pouvoirs,  re- 
plaçant le  gouvernement  dans  ses  vraies  conditions  d'indépendance  et 
de  responsabilité;  mais  non,  ce  n'est  point  là  ce  qu'on  a  voulu,  et  à  quoi 
est-on  arrivé?  On  tient  à  ce  que  M.  Thiers  soit  moins  un  vrai  chef  de 
gouvernement  que  le  mandataire,  le  délégué  de  l'assemblée,  M.  Amédée 
Lefèvre  Pontalis  l'a  dit  en  propres  termes,  et  ce  mandataire  ne  pourra 


710  RETTJE    DES   DEUX   MONDES. 

qn'avec  toute  sorte  de  restrictions  venir  rendre  compte  de  ses  actions, 
exposer  sa  politique  !  S'il  se  croit  obligé  par  raison  d'état  à  prendre 
quelque  nîesure  de  précaution,  comme  il  l'a  fait  il  y  a  quelque  temps 
à  l'égard  du  prince  Napoléon,  c'est  à  peine  si  on  lui  permettra  de  s'ex- 
pliquer. M.  le  président  de  la  république  est  responsable,  et  on  lui  mar- 
chande le  droit  de  se  défendre  devant  ceux  qui  peuvent  le  condamner  î 
On  s'ingénie  à  créer,  dans  un  intérêt  de  tactique,  une  sorte  d'intermé- 
diaire, une  responsabilité  ministérielle  qui  n'est  guère  qu'un  moyen 
d'atteindre  le  chef  du  pouvoir  exécutif  sans  l'avoir  entendu,  en  faisant 
comme  s'il  n'existait  pas  !  M.  Thiers  a  mille  fois  raison  s'il  ne  s'in- 
cline pas  devant  toutes  ces  merveilleuses  combinaisons.  Dans  la  situa- 
tion qu'on  lui  fait,  c'est  lui  qui  est  le  seul  et  vrai  parlementaire.  Si  l'on 
tient  absolument  à  rester  une  assemblée  omnipotente  imposant  des 
volontés,  n'admettant  aucune  contradiction,  il  y  a  un  moyen  bien  plus 
simple  :  c'est  de  faire  comme  la  convention,  de  gouverner  comme  elle 
par  des  comités.  Voilà  où  l'on  en  vient  en  confondant  tout,  en  s'égarant 
dans  ces  laborieuses  subtilités,  en  se  laissant  entraîner  par  cette  lo- 
gique de  la  défiance  dont  on  est  obligé  de  désavouer  les  conséquences 
extrêmes,  et  la  raison  à  peine  voilée  de  ces  contradictions,  c'est  qu'on 
veut  bien  appliquer  au  gouvernement  les  règles  parlementaires,  mais 
on  ne  voudrait  pas  les  accepter  pour  soi-même.  On  voudrait  avoir  l'air 
de  tout  organiser,  une  seconde  chambre,  les  rapports  des  pouvoirs  pu- 
blics, en  réservant  tout,  en  ajournant  la  seconde  assemblée,  en  se  con- 
tentant de  ramener  le  gouvernement  à  une  condition  subordonnée. 

Quand  on  invoque  ce  régime  parlementaire,  qu'on  a  certes  raison 
d'aimer  et  de  vouloir  donner  à  la  France,  le  mieux  serait  de  ne  pas  le 
rendre  impossible  ou  tout  au  moins  bien  difficile,  de  l'accepter  dans  ce 
qu'il  a  de  bienfaisant  et  d'efficace.  Qu'on  le  pratique  résolument,  d'un 
effort  soutenu ,  en  s'appliquant  sans  jalousie  vulgaire  et  sans  arrière- 
pensée  aux  affaires  sérieuses  qui  intéressent  le  pays;  mais  pour  cela  il 
ne  faudrait  pas  dire  assez  naïvement,  comme  on  le  fait  quelquefois,  par 
exemple  au  sujet  des  maires  et  des  municipalités  ou  de  la  loi  électorale, 
qu'il  y  a  des  mesures  qui  pourraient  être  utiles,  dont  on  craint  cepen- 
dant de  prendre  l'initiative  parce  qu'elles  seraient  impopulaires,  et  dont 
on  veut  laisser  la  responsabilité  au  gouvernement.  Il  ne  faudrait  pas,  au 
risque  de  dénaturer  le  rôle  d'une  assemblée ,  multiplier  les  interpella- 
tions sur  ce  qui  se  passe  dans  une  petite  ville.  Il  ne  faudrait  pas  se  je- 
ter à  l'aventure  dans  des  campagnes  comme  celle  qu'on  a  récemment 
engagée  contre  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique. 

Ce  qu'on  a  voulu  faire  ce  jour-là,  nous  ne  le  savons  vraiment,  ou  plu- 
tôt il  est  assez  facile  de  s'en  douter;  dans  tous  les  cas,  l'affaire  a  été 
conduite  d'une  singulière  façon.  Au  premier  abord,  la  question  était 
des  plus  simples.  On  discute  précisément  à  l'heure  qu'il  est  une  loi  sur 


BEVUE.    —   CHRONIQUE.  711 

la  réorganisation  du  conseil  supérieur  de  l'instruction  publique.  M.  Jules 
Simon,  de  son  côté,  a  publié  dans  l'intervalle  des  vacances  des  pro- 
grammes et  des  circulaires  qui  modifient  jusqu'à  un  certain  point  l'éco- 
nomie des  études.  Avait-il  ce  droit?  Il  l'avait  incontestablement  dans 
une  certaine  mesure,  puisqu'il  n'y  avait  plus  de  conseil  supérieur  pour 
le  moment.  Il  avait  d'ailleurs  notablement  atténué  d'avance  la  difficulté 
en  déclarant  qu'il  soumettrait  ses  programmes  au  conseil,  qui  va  être 
bientôt  reconstitué.  Dès  lors  tout  se  trouvait  simplifié  et  régularisé. 
Était-il  bien  nécessaire  après  cela  de  transformer  l'assemblée  en  conseil 
pédagogique  pour  lui  soumettre  des  questions  de  thèmes  ou  de  vers  la- 
tins? N'était-ce  pas  livrer  au  hasard  d'une  délibération  incompétente 
l'intérêt  même  des  études  classiques  qu'on  voulait  défendre?  N'importe, 
on  est  entré  en  guerre,  on  a  ouvert  le  feu  de  toutes  les  batteries  contre 
la  forteresse  d'oii  M.  Jules  Simon  n'a  pas  envie  d'être  délogé;  puis  on 
s'est  dérobé  tout  à  coup;  lorsqu'il  s'est  agi  de  voter  sur  la  priorité  entre 
plusieurs  ordres  du  jour,  dont  l'un  était  favorable  au  ministre  et  ac- 
cepté par  le  gouvernement  tout  entier,  une  partie  de  la  droite  s'est  abs- 
tenue. Le  lendemain,  l'ordre  du  jour  lui-même  n'a  eu  contre  lui  qu'un 
assez  petit  nombre  de  voix,  et  on  a  couvert  la  retraite  en  déclarant  que 
par  l'abstention  de  la  veille  on  avait  atteint  le  but  qu'on  poursuivait. 
Ainsi  a  fini  la  grande  manifestation  organisée  contre  le  ministre  de  l'in- 
struction publique.  M.  Jules  Simon  pouvait  être  vulnérable  par  plus 
d'un  côté;  on  a  trouvé  moyen  de  lui  donner  raison  et  de  lui  laisser  la 
victoire.  Franchement,  si  c'est  ainsi  qu'on  entend  pratiquer  le  régime 
parlementaire,  et  surtout  l'appliquer  au  chef  du  gouvernement  lui- 
même,  il  y  a  de  quoi  réfléchir,  il  y  a  de  quoi  se  demander  ce  qui  se 
cache  sous  ces  revendications  jalouses  des  droits  souverains  d'une  as- 
semblée qui  prétend  tout  faire,  tout  régler,  s'occuper  de  combinaisons 
monarchiques  et  de  vers  latins,  du  pape  et  de  ce  qui  se  passe  dans  le 
dernier  village  de  France! 

Au  fond,  qu'on  en  convienne,  on  ne  s'occupe  guère  en  tout  cela  du 
régime  parlementaire,  ou  du  moins,  aux  yeux  d'une  partie  de  la  droite 
dont  la  commission  des  trente  représente  les  idées,  ce  n'est  qu'un 
moyen  de  maintenir  intacte  l'omnipotence  d'une  assemblée  où  l'on  croit 
avoir  une  majorité,  instrument  naturel  de  la  politique  qu'on  ne  déses- 
père pas  de  faire  prévaloir.  Que  la  droite  dispute  le  terrain  qui  se  dé- 
robe sous  ses  pas,  qu'elle  refuse  au  régime  actuel,  sous  le  prétexte  spé- 
cieux des  droits  parlementaires,  tout  ce  qui  pourrait  fixer  et  affermir  un 
peu  la  situation,  elle  est  peut-être  dans  son  rôle,  quoique  ce  soit  un 
rôle  assurément  dangereux  et  peu  prévoyant;  mais  alors  que  veut-elle? 
que  propose-t-elle?  Ce  qu'elle  veut,  on  le  sent,  on  le  voit  bien,  elle 
garde  obstinément  l'espoir  de  faire  triompher  sa  politique  à  la  fois  mo- 
narchique et  religieuse.  Aussi  s'empresse-t-elle  d'accueillir  tout  ce  qui 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  apparaît  comme  un  encouragement,  comme  un  signe  favorable  pour 
la  réalisation  de  ses  desseins.  Quoi  donc?  les  princes  d'Orléans  seraient 
allés  à  la  messe  du  21  janvier  en  mémoire  de  Louis  XVI!  M.  le  comte 
de  Paris  aurait  dit,  au  témoignage  de  M.  de  Larochefoucauld,  qu'il  n'y 
avait  plus  qu'une  monarchie  en  France!  M.  le  duc  de  Nemours  aurait 
parlé  avec  convenance  du  drapeau  blanc  !  La  fusion  est  donc  enfin  ac- 
complie! Nous  admirons  toujours  la  facilité  avec  laquelle  certains  es- 
prits se  laissent  aller  aux  fantaisies  de  leur  imagination,  et  se  complai- 
sent à  interpréter  la  moindre  démarche,  la  moindre  parole.  Ils  semblent 
oublier  que  les  affaires  humaines  ne  marchent  pas  si  aisément.  Si  cette 
fusion  dont  on  parle  toujours  et  qui  fuit  sans  cesse  n'est  pas  aussi  assu- 
rée qu'on  le  croit,  c'est  qu'il  y  a  autre  chose  à  faire  qu'à  rapprocher 
des  princes  et  à  fondre  les  couleurs  de  deux  drapeaux.  11  y  a  deux 
idées,  deux  politiques,  deux  traditions,  on  pourrait  dire  deux  sociétés, 
qu'il  faudrait  concilier. 

Cette  fusion-là,  est-on  bien  sûr  qu'elle  soit  faite  en  France?  Les  princes 
n'ont  une  signification  publique  que  par  ce  qu'ils  représentent,  et,  quand 
même  ils  se  rapprocheraient  personnellement,  les  causes  dont  ils  sont 
la  vivante  expression  ne  resteraient  pas  moins  distinctes.  Le  drapeau 
blanc  a  été  le  symbole  de  bien  des  gloires,  le  drapeau  tricolore  a  été 
attristé  par  bien  des  défaites  cruelles.  Et  après!  où  veut-on  en  venir? 
Peut-on  demander  sérieusement  à  une  nation  de  se  repentir  de  son  exis- 
tence de  quatre-vingts  ans,  de  faire  amende  honorable  de  ses  vœux,  de 
ses  espérances,  de  ses  idées  les  plus  chères,  voire  de  ses  illusions,  de 
la  même  façon  qu'un  prince  va  voir  un  autre  prince  ?  Est-ce  qu'on  efface 
ainsi  l'histoire?  Ce  qu'il  y  a  de  vrai,  c'est  que  de  temps  à  autre  on  re- 
vient à  cette  idée  et  on  parle  de  la  fusion  sans  que  rien  ait  changé  réel- 
lement. Fût-on  plus  avancé  qu'on  ne  l'est,  il  y  aurait  toujours  une  diffi- 
culté qui  ne  serait  pas  sans  quelque  importance.  11  resterait  encore  à 
savoir  comment  on  ferait  pour  établir  cette  monarchie,  pour  la  substi- 
tuer au  régime  actuel,  qui,  tout  faible  qu'il  paraisse,  n'est  peut-être 
pas  aussi  facile  à  supprimer  qu'on  le  pense.  C'est  donc  sur  une  quasi- 
impossibilité  morale  et  sur  les  plus  grandes,  les  plus  délicates  difficultés 
matérielles,  qu'on  fonde  toute  une  politique.  C'est  pour  cela  qu'on  re- 
fuse au  pays  les  moyens  de  s'établir  avec  quelque  sûreté  dans  les 
conditions  où  les  circonstances  l'ont  placé,  qu'on  prolonge  les  incerti- 
tudes, les  périls  d'un  provisoire  agité,  et  qu'on  accepte  enfin  la  res- 
ponsabilité des  crises  qui  peuvent  éclater  à  l'improviste!  Ces  crises,  on 
se  croit  peut-être  en  mesure  de  les  dominer,  et  c'est  la  plus  péril- 
leuse des  chimères,  car,  si  la  France  devait  subir  le  malheur  de  passer 
par  de  nouvelles  épreuves  révolutionnaires,  l'héritage  risquerait  fort  de 
ne  pas  passer  à  la  monarchie  qu'on  rêve,  il  serait  à  la  première  dictature 
improvisée  par  les  événemens  et  capable  de  rendre  le  repos  au  pays. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  713 

Ce  qu'il  y  a  de  grave  dans  ces  idées,  fort  peu  réalisables,  auxquelles 
la  droite  sacrifie  la  sécurité  du  moment,  c'est  qu'elles  n'ont  pas  seule- 
ment le  caractère  d'une  réserve  politique  en  faveur  d'une  forme  de 
gouvernement,  elles  procèdent  d'une  préoccupation  toute  religieuse. 
Oui,  ces  royalistes  intraitables  sent  encore  plus  cléricaux  que  légiti- 
mistes, et  ils  croient  tout  aussi  facile  de  replacer  le  pape  sur  son  trône 
temporel  que  de  ramener  le  roi  à  Paris  ou  à  Versailles.  Toutes  les  fois 
que  l'occasion  s'en  présente,  ils  ne  négligent  pas  de  laisser  apparaître 
cette  double  pensée,  et  récemment  encore  il  n'a  pas  tenu  à  eux  de  com- 
promettre les  relations  de  la  France  avec  l'Italie.  Ils  ont  échoué,  il  est 
vrai,  dans  l'interpellation  qu'ils  avaient  préparée  au  sujet  de  la  démis- 
sion de  M.  de  Bourgoing  et  de  son  remplacement  par  M.  de  Corcelle 
comme  ambassadeur  auprès  du  saint-siége;  mais  il  y  a  eu,  dit-on,  toute 
une  campagne  moins  avouée,  moins  saisissable,  pour  arriver  au  même 
but  par  un  autre  chemin.  Ce  qu'on  se  proposait  en  effet,  c'était  d'obtenir 
le  rappel  de  M.  Fournier,  violemment  soupçonné  de  tenir  un  langage  trop 
favorable  à  l'Italie,  et  d'avoir  reçu  avec  politesse  quelques  Français  peu 
orthodoxes  de  passage  à  Rome.  Ce  que  M.  Fournier  a  dit  et  ce  qu'il  n'a  pas 
dit,  on  a  tout  exploité  ;  on  a  entouré  le  gouvernement  d'obsessions.  Le 
coup  était  habilement  monté,  et  s'il  eût  réussi,  c'était  évidemment  une 
victoire  pour  ceux  qui  voudraient  que  la  France  n'eût  point  de  repré- 
sentant auprès  du  roi  Victor-Emmanuel  à  Rome,  c'est-à-dire  qu'il  y  eût 
une  véritable  rupture  avec  l'Italie.  M.  le  président  de  la  république, 
quelles  que  soient  ses  opinions  anciennes  sur  les  affaires  de  Rome,  n'est 
point  homme  à  se  dissimuler  le  péril  de  telles  aventures.  Il  n'a  point  eu 
de  peine  à  reconnaître  que,  s'il  cédait  à  ces  importunités  de  l'esprit  de 
secte,  s'il  rappelait  M.  Fournier,  il  s'exposait  à  ce  qu'on  pût  mal  inter- 
préter ses  intentions  et  même  peut  être  avoir  moins  de  confiance  dans 
sa  politique.  Il  était  d'autant  plus  fondé  à  résister  aux  obsessions  dont 
on  l'excédait,  qu'il  n'a  pas  cessé  depuis  longtemps  d'entretenir  les  rela- 
tions les  plus  conciliantes  avec  le  gouvernement  italien,  toujours  animé 
des  intentions  les  plus  amicales  à  l'égard  de  la  France. 

M.  Thiers  a  écarté  fermement  ce  danger,  et  si  on  le  pressait  encore, 
il  n'aurait  qu'une  chose  bien  simple  à  faire,  ce  serait  de  porter  La  ques- 
tion devant  l'assemblée  elle-même,  devant  le  pays,  et  de  demander  aux 
fanatiques  de  la  droite  s'ils  veulent  accepter  une  rupture  avec  l'Italie, 
s'ils  veulent  braver  les  conséquences  d'une  telle  politique.  Ainsi  donc 
voilà  ce  que  la  droite  met  dans  son  programme,  la  guerre  civile  peut- 
être  pour  faire  triompher  la  monarchie,  la  guerre  étrangère  pour  le  ré- 
tablissement du  pape.  C'est  en  vérité  trop  des  deux  articles  dans  un  seul 
programme,  et  la  France,  nous  n'en  doutons  pas,  trouvera  dans  l'as- 
semblée une  majorité  suffisante  pour  lui  donner  pleine  satisfaction  dans 
ses  besoins  de  paix  avec  tout  le  monde  comme  avec  elle-même. 

CH.   DE  MAZADE. 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

REVUE   DRAMATIQUE. 


THÉÂTRE  DU  GYMNASE.  —  LA  FEMME  DE  CLAUDE, 

par  M.  Alexandre  Dumas. 

On  ne  nous  accusera  pas  de  pédantisme,  si  nous  citons  Caton  l'ancien 
à  propos  d'un  Caton  moderne  qui  vient  de  se  révéler  au  théâtre  du  Gym- 
nase. L'apparition  de  ce  nouveau  moraliste  est  sans  doute  fort  inatten- 
due; qu'importe?  L'analogie  de  ses  formules  avec  les  maximes  de  son 
devancier  est  manifeste,  et  nous  ne  serions  pas  libres  en  vérité  de  nous 
soustraire  à  ce  singulier  rapprochement.  Voici  donc  ce  que  disait  le  vieux 
Caton  :  «  le  mari  est  juge  de  sa  femme;  son  pouvoir  n'a  pas  de  limites, 
il  peut  ce  qu'il  veut  :  si  elle  a  commis  quelque  faute,  il  la  punit;  si  elle 
a  eu  commerce  avec  un  autre  homme,  il  la  tue.  »  N'est-ce  pas  là  exacte- 
ment la  conclusion  de  cette  brochure  qui  fit  tant  de  bruit  l'année  der- 
nière? Le  brillant  dramaturge  du  xix'^  siècle  semblait  avoir  emprunté  sa 
législation  conjugale  au  censeur  de  l'antique  société  romaine.  Tue-la! 
disait  Caton;  M.  Alexandre  Dumas  a  répété  :  tue-la! 

Il  est  vrai  que  ce  terrible  droit  de  l'époux  n'avait  existé  que  dans  les 
sociétés  primitives,  et  qu'il  se  liait  à  tout  un  ensemble  de  croyances  re- 
ligieuses, croyances  gardiennes  du  foyer  et  en  même  temps  garantes  de 
la  justice.  On  peut  voir  cela  tout  au  long  dans  le  savant  ouvrage  de 
M.  Fustel  de  Coulanges.  A  l'époque  même  où  ce  privilège  du  mari  justi- 
cier n'avait  pas  encore  péri  avec  la  religion  qui  le  consacrait,  des  chan- 
gemens  considérables  l'avaient  atténué  peu  à  peu.  «  Il  vint  un  temps, 
ajoute  l'auteur  de  la  Cité  antique,  où  cette  juridiction  fut  modifiée  par 
les  mœurs;  le  père  consulta  la  famille  entière  et  l' érigea  en  un  tribu- 
nal qu'il  présidait.  »  M.  Alexandre  Dumas  n'admet  pas  ces  molles  con- 
cessions; il  ne  reconnaît  d'autre  tribunal  que  le  mari,  à  la  fois  juge  et 
bourreau,  juge  unique  et  bourreau  immédiat,  le  mari  interrogeant  sa 
conscience  et  prenant  son  fusil.  Voilà  décidément  un  vieux  Romain  qui 
ne  transige  pas  avec  les  principes. 

Nous  avons  rappelé  ces  transformations  des  mœurs  qui,  même  dans 
la  Rome  de  Caton,  atténuèrent  le  privilège  des  vieilles  religions  domes- 
tiques. L'objection  n'est  pas  de  nature  à  embarrasser  M.  Alexandre  Du- 
mas; il  y  répond  d'avance  dans  le  titre  de  sa  pièce.  Qu'est-il  arrivé,  je 
vous  prie,  de  la  femme  de  Claude  dans  la  société  antique?  Elle  quittait 
sans  cesse  le  foyer  conjugal,  comme  celle  que  vient  de  nous  représenter 
le  drame  du  Gymnase.  Elle  était  effrénée  dans  le  vice,  et  comme  son 
mari,  vrai  type  d'imbécillité,  ne  faisait  plus  attention  à  ses  désordres, 
son  impudence  allait  toujours  croissant.  L'idée  du  crime  ne  l'effrayait 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  715 

point,  car  à  ce  degré  de  corruption,  dit  son  historien,  l'excès  de  l'infa- 
mie est  une  volupté  de  plus.  Un  jour  enfin,  non  contente  de  déshonorer 
son  mari,  elle  résolut  de  le  supprimer.  Cette  fois  le  bonhomme  se  fâ- 
cha, il  envoya  des  gens  à  lui  pour  arrêter  les  complices  de  la  femme 
adultère  et  l'appréhender  elle-même.  11  était  pourtant  si  faible,  si  nul, 
si  abruti  par  l'habitude  de  la  honte,  qu'il  eut  encore  un  mouvement  de 
pitié  pour  la  pauvre  femme  (c'est  le  terme  dont  il  se  servit),  et  qu'il  lui 
fit  dire  de  venir  se  justifier.  Ses  serviteurs  ne  furent  pas  si  démens,  ils 
la  poursuivirent  dans  un  jardin  où  elle  avait  cherché  asile,  et  la  tuèrent 
à  coups  d'épée.  L'histoire  ne  dit  pas  si  le  mari,  une  fois  la  chose  faite, 
s'écria  comme  le  personnage  du  Gymnase  :  «  Et  maintenant,  allons  tra- 
vailler! »  Il  s'occupait  alors  d'une  histoire  des  Carthaginois. 

Que  M.  Alexandre  Dumas,  en  mettant  sur  la  scène  une  messaline 
bourgeoise  du  xix«  siècle,  comme  l'indique  le  titre  de  son  œuvre,  ait 
voulu  justifier  par  un  exemple  incontestable  les  conclusions  de  sa  bro- 
chure, c'est  ce  qui  paraît  évident.  11  est  évident  aussi  qu'il  a  fait  com- 
plètement fausse  route.  Claude  l'ancien  a  tué  Messaline  parce  qu'il  allait 
être  assassiné  par  elle;  ce  n'est  pas  la  femme  adultère  qu'il  punit,  il 
frappe  la  complice  d'une  conspiration  qui  en  veut  à  son  trône  et  à  sa 
vie.  La  même  chose  est  vraie  du  moderne  Claude.  Lui  aussi,  comme 
l'imbécile  époux  de  Messaline,  il  a  laissé  libre  carrière  à  la  femme  im- 
pudique, et,  s'il  la  punit  de  mort,  c'est  parce  qu'elle  l'a  volé. 

Quant  à  la  théorie  de  M.  Alexandre  Dumas,  en  supposant  même  qu'elle 
fût  appliquée  exactement  et  non  pas  à  faux,  comme  on  vient  de  le  voir, 
faut-il  la  discuter  à  propos  de  la  Femme  de  Claude?  Nous  ne  le  pensons 
pas.  Le  feruit  qui  s'est  fait  l'année  dernière  au  sujet  de  la  brochure  d'où 
ce  drame  est  sorti  nous  paraît  la  chose  la  plus  ridicule  au  point  de  vue 
littéraire  et  la  plus  condamnable  au  point  de  vue  de  la  morale  et  du  pa- 
triotisme. Cette  manière  de  prêcher  la  régénération  de  notre  société  est 
une  insulte  à  la  France;  les  étrangers,  nos  ennemis  surtout,  ne  s'y  sont 
pas  trompés.  Ces  argumens  scandaleux  mis  au  service  de  la  morale ,  ce 
déso'rdre  de  sentimens  et  d'idées  dans  une  thèse  consacrée  à  la  défense 
de  l'ordre,  leur  ont  produit  l'effet  d'un  raffinement  de  corruption.  Voilà, 
disaient-ils  avec  un  rire  injurieux,  voilà  le  censeur  qui  doit  relever  la 
France  !  Faisons  donc  notre  police  nous-mêmes,  à  moins  de  consentir  à 
passer  pour  dupes.  La  brochure  dont  il  s'agit  ne  peut  être  discutée,  il 
sufiit  de  dire  en  quelques  mots  :  M.  Alexandre  Dumas  est  un  peintre 
hardi,  un  écrivain  vigoureux;  s'il  ne  se  transforme  résolument,  il  ne 
sera  jamais  un  moraliste. 

Le  vrai  moraliste,  le  vrai  juge  des  institutions  et  des  hommes,  est  un 
esprit  ouvert,  lumineux,  qui  embrasse  tous  les  aspects  d'une  question, 
qui  en  connaît  tous  les  élémens,  qui  les  apprécie,  les  pèse,  les  classe, 
qui,  en  affirmant  le  droit,  n'en  méconnaît  pas  les  conditions,  qui  sait 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  sévère  où  il  faut,  indulgent  où  il  convient.  M.  Dumas,  au  con- 
traire, ne  voit  qu'un  seul  côté  des  choses.  Autrefois  il  essayait  de  ré- 
habiliter la  courtisane,  il  peignait  complaisamment  le  demi-monde,  il 
affectait  de  croire  que  les  sociétés  interlopes  tiennent  une  place  consi- 
dérable dans  la  société  française,  il  étalait  en  pleine  lumière  les  vices 
qui  ont  coutume  de  se  cacher,  et,  comme  sa  verve  sceptique  aimait 
à  se  jouer  et  à  mordre  au  milieu  de  toutes  ces  misères,  il  augmentait 
le  mal  rien  qu'en  le  dévoilant.  Aujourd'hui,  animé  d'intentions  meil- 
leures, il  flétrit  la  femme  adultère,  il  la  condamne,  il  arme  le  mari 
trompé  d'un  droit  épouvantable,  et  ne  songe  pas  seulement  à  se  de- 
mander si  le  mari  n'a  pas  des  devoirs  à  remplir,  s'il  n'a  pas  été  le 
complice  involontaire  de  la  coupable,  s'il  n'a  pas  contribué  à  la  perdre. 
Quand  le  vieux  Caton  s'écrie  :  tue-la!  il  parle  au  nom  d'une  religion 
qui  faisait  du  chef  de  famille  le  chef  du  culte  domestique,  de  telle 
sorte  que  cet  homme,  investi  d'une  puissance  formidable,  ne  l'exerçait 
que  sous  le  regard  de  ses  dieux.  Ces  cultes  primitifs  une  fois  dispa- 
rus, où  est  la  garantie  des  justiciables?  Dans  la  conscience  religieuse 
de  celui  qui  prétend  s'ériger  en  juge.  Qu'il  commence  donc  par  se  ju- 
ger lui-même.  Telle  est  la  loi  plus  haute  que  le  Christ  a  apportée  au 
monde.  Qu'on  relise  dans  saint  Jean  cette  scène  simple  et  profonde  de 
la  femme  adultère,  on  verra  comment  l'Évangile  a  répondu  au  tue-la 
du  vieux  Romain.  On  verra  aussi,  en  comparant  les  deux  systèmes,  que 
M.  Alexandre  Dumas,  dans  sa  brochure  de  l'an  dernier  comme  dans  son 
drame  de  l'autre  semaine,  ne  relève  ni  de  l'antique  loi  ni  de  la  loi  nou- 
velle; il  n'est  ni  païen  ni  chrétien,  l'humanité  le  désavoue. 

M.  Alexandre  Dumas  n'est  donc  pas  un  moraliste,  occupons-nous  seu- 
lement du  dramaturge.  —  Quand  la  toile  se  lève,  le  jour  commence  à 
paraître  et  éclaire  de  ses  premières  lueurs  le  cabinet  d'un  homme  d'é- 
tude. Des  livres,  des  sphères,  des  instrumens,  garnissent  les  tables  et 
les  raycns.  On  aperçoit  sur  un  meuble  quelques  obus  prussiens,  souve- 
nirs de  la  guerre  maudite.  Ces  souvenirs  sont  une  excitation.  Le  maître 
de  cette  demeure  est  un  mécanicien  de  génie  qui  demande  à  la  science 
les  inventions  vengeresses  pour  les  mettre  au  service  du  droit  et  de  la 
paix.  Claude  Rippert,  c'est  son  nom,  appartient  tout  entier  à  l'idée  qui 
l'enflamme;  il  rêve  des  artilleries  prodigieuses,  irrésistibles,  qui  détrui- 
ront des  armées  et  renverseront  des  forteresses  en  quelques  minutes. 
Que  dis-je?  ce  n'est  plus  un  rêve.  L'alchimiste  a  trouvé  la  pierre  philo- 
sophale.  Son  canon  est  tout  prêt.  Le  jour  où  il  lui  plaira,  la  France  sera 
vengée,  et  notre  victoire  sera  si  foudroyante  qu'elle  rendra  toute  guerre 
à  jamais  impossible.  Voilà  depuis  plusieurs  mois  ce  qui  occupait  le 
maître  de  cette  maison  studieuse  au  fond  de  la  vallée  solitaire.  Chaque 
jour,  du  matin  au  soir,  on  entendait  retentir  des  coups  de  feu.  C'étaient 
les  expériences  de  l'ingénieur  et  de  son  élève,  un  jeune  adepte  aussi 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  717 

passionné  que  Claude  Rippert  pour  les  progrès  de  la  science  et  la  déli- 
vrance de  la  patrie.  Ce  cabinet  de  travail  est  donc  le  sanctuaire  où  se 
prépare  la  revanche.  Le  secret  de  l'inventeur,  ce  secret  qui  vaut  plus 
que  des  milliards,  est  enfermé  dans  un  coffre-fort  que  nul  ne  saurait 
ouvrir,  excepté  Claude  lui-même  et  ce  fervent  disciple  confident  de  sa 
pensée.  Noble  maison,  demeure  bénie,  s'il  n'y  avait,  hélas!  des  secrets 
d'une  tout  autre  nature  sous  le  toit  de  l'ingénieur!  L'excellent  homme 
supporte  un  poids  de  douleurs  et  de  hontes  capable  d'écraser  les  plus 
forts. 

Tout  cela  va  éclater  dès  la  première  scène.  Voyez  :  il  fait  à  peine 
jour,  une  femme  de  chambre  est  occupée  à  quelque  rangement  dans  la 
pièce  quand  le  marteau  retentit  à  la  porte  extérieure.  Un  instant  après 
paraît  une  jeune  femme  frissonnant  dans  sesvêtemens  de  voyage.  Elle  a 
passé  la  nuit  en  chemin  de  fer,  elle  est  pâle,  défaite,  en  proie  à  une 
sorte  de  fièvre  qui  lui  fait  tenir  des  propos  incohérens  et  prononcer  les 
plus  étranges  aveux.  C'est  la  femme  de  Claude,  Césarine  Rippert.  D'oii 
vient-elle?  voilà  trois  mois  qu'elle  a  quitté  la  maison  de  son  mari  pour 
courir  le  monde  avec  un  de  ses  amans.  Oh  !  elle  n'a  pas  de  secrets  pour 
cette  domestique  qui  vient  de  lui  ouvrir  la  porte;  c'est  sa  confidente 
obligée  depuis  les  premières  chutes,  c'est  la  complice  de  ses  mensonges 
et  de  ses  ignominies.  Et  puis  il  faut  bien  qu'elle  parle  en  son  délire; 
parler,  avouer,  cela  soulage  un  peu  la  conscience,  même  la  plus  dépra- 
vée. N'a-t-elle  pas  tout  récemment,  pendant  une  maladie  qui  l'a  mise 
en  danger  de  mort,  prié  un  prêtre  d'entendre  sa  confession?  Elle  ose  le 
dire  à  sa  confidente,  fort  incrédule  sur  ce  point,  et,  comme  elle  insiste, 
soutenant  qu'une  telle  confession,  à  l'heure  du  grand  départ,  ne  pou- 
vait être  que  sérieuse  et  complète  :  —  Oh!  répond  celle-ci,  c'est 
comme  au  moment  de  se  mettre  en  voyage,  on  oublie  toujours  quelque 
chose. 

Le  ton  de  cette  conversation,  ce  dialogue  cynique,  les  rires  de  la 
servante  suivis  de  frissonnemens  soudains,  tout  cela  compose  une  odieuse 
image  de  la  corruption.  Nous  ne  sommes  pas  fâchés  d'apprendre  que  la 
misérable  Césarine  appartient  par  sa  mère  à  cette  aristocratie  étrangère 
ou  plutôt  à  ces  tribus  nomades,  à  ces  races  sans  feu  ni  lieu,  qui  n'ont 
d'autre  patrie  que  les  villes  de  bruit  et  de  plaisir,  pèlerins  du  vice  qui 
font  de  Paris  un  foyer  de  débauche,  sauf  à  déclamer  ensuite  contre 
l'immoralité  française.  M.  Alexandre  Dumas  est  bien  renseigné  sur  ce 
point;  l'héroïne  de  Y  Affaire  Clemenceau  faisait  déjà  partie  de  ce  monde 
équivoque.  Claude  Rippert  va-t-il  demander  compte  à  Césarine  de  ce 
qu'elle  est  devenue  pendant  ces  trois  mois  d'absence?  Non  pas.  Son 
parti  est  pris;  il  lui  laisse  la  bride  sur  le  cou.  Il  aurait  pu  la  chasser  de 
chez  lui  comme  adultère,  il  a  mieux  aimé  la  garder,  afin  d'éviter  le  scan- 
dale public.  Il  n'en  a  plus  du  reste  aucun  souci.  Elle  part,  elle  revient; 


718  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  lui  importe?  Il  continue  son  travail  et  ne  songe  qu'à  la  patrie.  Or, 
entre  le  cynisme  de  la  femme  et  l'indifférence  absolue  du  mari,  com- 
ment l'action  va-t-elle  s'engager?  Où  est  l'intérêt?  où  est  le  drame? 

Le  voici  :  une  grande  société  industrielle  s'est  formée  pour  acheter 
toutes  les  découvertes  de  la  science  française,  et  probablement  aussi, 
—  la  chose  se  devine  assez  sans  que  l'auteur  ait  besoin  de  l'articuler  à 
voix  haute,  —  pour  les  vendre  aux  ennemis  de  la  France.  L'organisa- 
tion de  cette  société  est  mystérieuse  et  formidable  ;  ses  directeurs  sa- 
vent tout,  peuvent  tout,  osent  tout.  Les  illuminés  allemands  du  xviii®  siècle 
avaient  essayé  de  constituer  une  machine  du  même  genre  ;  mais  en 
dépit  de  leurs  efforts,  malgré  le  temps  qu'ils  y  mirent,  malgré  leurs 
rapports  avec  les  plus  grands  personnages  de  l'Europe,  ils  n'obtinrent 
jamais  la  centième  partie  des  résultats  que  M.  Alexandre  Dumas  at- 
tribue à  sa  société  secrète.  Claude  Rippert  vient  à  peine  d'achever  ce  fa- 
meux canon,  qui  détruit  à  la  minute  des  armées  innombrables,  aussi- 
tôt la  société  mystérieuse  lui  dépêche  un  agent  chargé  d'acquérir  son 
secret.  Dès  les  premiers  mots,  le  Marseillais  Cantagnac,  —c'est  l'agent 
en  question,  —  comprend  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  avec  un  inventeur 
comme  celui-là,  homme  de  devoir  et  de  patriotisme;  il  s'attaque  donc 
à  la  femme  de  Claude.  Il  a  pris  tous  ses  renseignemens,  il  connaît  les 
détails  les  plus  cachés  de  sa  vie;  le  dossier  qu'une  main  adroite  a  ras- 
semblé pour  lui  est  un  dossier  complet.  «  Voyons,  madame,  allons  au 
fait.  Vous  êtes  insoumise,  frivole,  féroce»  vénale;  combien  me  deman- 
dez-vous pour  me  livrer  le  secret  de  votre  mari?  »  Césarine  n'est  pas 
encore  tombée  si  bas,  elle  a  une  lueur  d'indigaation  et  veut  rompre 
cet  ignoble  entretien;  mais  Cantagnac,  sans  se  troubler,  lui  raconte  les 
divers  chapitres  de  sa  vie  intime  avant  et  après  le  mariage.  Que  dirait 
votre  mari,  si  on  lui  apprenait  que  vous  étiez  mère  avant  de  devenir 
sa  femme?  —  Il  le  sait.  —  Et  à  chaque  souvenir,  à  chaque  menace,  la 
même  réponse  arrive  si  naturellement,  que  maître  Cantagnac  commence 
à  craindre  de  voir  son  plan  échouer  devant  le  cynisme  de  la  femme , 
comme  il  a  échoué  devant  l'honnêteté  du  mari.  Cependant  Claude  ne 
sait  pas  tout;  il  ne  sait  pas  la  dernière  faute,  le  dernier  crime  de  sa 
femme,  un  crime  qui  pourrait  la  conduire  en  cour  d'assises.  C'est  le  coup 
suprême  que'  l'infâme  trafiquant  réservait  à  Césarine.  Ah  !  cette  fois 
elle  se  sent  perdue,  il  faut  bien  qu'elle  cède  ;  mais  comment  livrer  le 
secret  des  découvertes  de  Claude?  Est-ce  qu'elle  sait  où  est  le  manu- 
scrit? Est-ce  que  Claude  lui  fait  des  confidences?  C'est  alors  que  l'infer- 
nal agent  de  la  grande  société  anonyme  lui  indique  un  sûr  moyen  de 
découvrir  le  trésor.  L'élève  de  Claude,  Antonin,  est  jeune,  timide,  amou- 
reux de  la  femme  de  son  maître ,  bien  qu'il  n'ose  se  l'avouer  à  lui- 
même;  le  séduire,  l'enivrer,  lui  arracher  le  manuscrit,  ce  sera  un  jeu 
pour  Césarine.  Le  jour  même,  Césarine  est  entrée  en  campagne  et  a 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  719 

remporté  la  victoire.  Le  soir  vient,  la  nuit  tombe;  il  s'agit  de  faire  ou- 
vrir le  coffre-fort.  Antonin,  tout  fasciné  qu'il  est  par  Césarine,  hésite  à 
commettre  l'abominable  sacrilège;  mais  Césarine  a  employé  la  ruse,  le 
coffre-fort  est  ouvert,  elle  s'empare  du  manuscrit  et  le  jette  à  Canta- 
gnac,  qui  attend  sous  les  fenêtres  du  cabinet.  A  la  porte  apparaît 
Claude;  il  prend  un  fusil,  celui-là  même  que  son  élève  vient  de  perfec- 
tionner avec  tant  de  succès,  il  ajuste  sa  femme  et  fait  feu;  puis,  se  tour^ 
nant  vers  Antonin,  et  sans  plus  se  soucier  du  cadavre  :  «  Maintenant, 
dit-il,  viens  travailler.  » 

Nous  avons  omis  dans  cette  rapide  analyse  un  épisode  qui  occupe 
une  assez  grande  partie  de  la  pièce,  bien  qu'il  soit  fort  peu  intelligible 
et  ne  se  rattache  en  rien  à  l'action.  Un  savant  juif,  ami  d'enfance  de 
Claude  nippert,  est  venu  s'installer  chez  lui  pendant  l'absence  de  Césa- 
rine. Sa  fille  Rébecca  l'accompagne,  noble  vierge  perdue  dans  ses  rêves, 
espèce  de  madone  Israélite,  dont  la  gravité  douce  et  la  chaste  passion 
forment  le  plus  singulier  contraste  avec  les  infamies  de  Césarine.  Elle 
aime  Claude,  elle  le  lui  déclare,  mais  sans  permettre  qu'il  réponde  un 
seul  mot  à  cette  déclaration  quasi  publique  et  passablement  embarras- 
sante, car  ce  n'est  pas  du  Claude  actuel  qu'elle  veut  être  la  compagne, 
elle  se  réserve  au  Claude  futur  :  elle  sera  l'épouse  de  la  seconde  vie, 
<}uant  au  docteur  juif,  il  a  médité  sérieusement  la  question  des  races 
humaines,  et,  puisque  le  xix«  siècle  semble  reconnaître  que  les  peuples 
ont  le  droit  de  se  constituer  suivant  leurs  traditions  nationales,  il  ré- 
clame pour  tous  les  Israélites  de  l'univers  une  existence  territoriale.  Il 
partira  le  soir  même  pour  l'Orient  avec  sa  fille  Rébecca,  afin  de  cher- 
cher dans  quelles  plaines  de  l'Asie  pourra  se  déployer  le  nouvel  empire 
qui  doit  rassembler  les  tribus  dispersées  et  reconstruire  Jérusalem. 

Toutes'  ces  choses  extraordinaires  sont  disposées  dans  le  cadre  des 
règles  classiques  avec  une  exactitude  scrupuleuse.  On  dirait  que  l'au- 
teur a  voulu  expressément  s'interdire  les  libertés  de  la  scène  moderne. 
Boileau  a  formulé  des  préceptes  qui  ne  sont  pas  du  tout,  comme  on 
sait,  les  préceptes  de  l'art  antique,  dont  il  se  croyait  l'interprète  fidèle; 
M.  Alexandre  Dumas  s'est  conformé  en  toute  rigueur  aux  paroles  de 
Boileau  : 

Qu'en  un  lieu,  qu'en  un  jour,  un  seul  fait  accompli 
Tienne  jusqu'à  la  fin  le  théâtre  rempli. 

C'est  le  matin,  au  lever  du  jour,  que  Césarine  rentre  dans  la  maison 
conjugale;  c'est  le  soir  du  même  jour,  à  la  clarté  de  la  lune,  que  Claude 
la  tue  d'un  coup  de  fusil.  C'est  dans  le  cabinet  de  l'ingénieur  que  Césa- 
rine nous  est  présentée  au  premier  acte,  c'est  dans  ce  cabinet  qu'elle 
tombe  morte  à  la  dernière  scène.  Tout  se  passe,  tout  se  prépare  et 
s'accomplit  dans  cette  même  pièce,  autour  de  ce  coffre-fort  où  reposent 


720  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  miraculeuses  inventions  du  savant.  Nous  signalons  ce  détail  comme 
une  curiosité;  ce  sont  là  les  coquetteries  de  l'art  extérieur  dans  une 
<Buvre  où  l'art  intime,  l'art  de  penser  et  de  concevoir,  subit  de  si 
étranges  défaillances. 

Voilà  le  malheur  en  effet  :  cette  règle  des  unités,  destinée,  suivant 
Boileau,  à  faire  valoir  le  fond  d'un  ouvrage,  ne  peut  rendre  ici  aucun 
service,  car  c'est  précisément  ce  fond  qui  manque.  Il  n'y  a  qu'un  seul 
lieu,  qu'un  seul  jour,  qu'une  seule  action,  mais  le  théâtre  n'est  pas 
rempli  du  tout.  On  ne  sent  pas  ici  la  logique  des  sentimens  et  des 
idées,  ce  fU  secret,  comme  dit  admirablement  Rivarol,  qui  fait  que  l'es- 
prit suit  Vesp7-it  dans  sa  route  invisible.  La  pièce  veut  prouver  une  chose, 
elle  en  démontre  une  autre.  A  chaque  scène,  la  pensée  de  l'auteur 
s'égare,  se  cherche  et  ne  se  retrouve  point.  Il  y  a  des  lacunes,  des  rup- 
tures, des  trous.  Pour  boucher  ces  trous,  pour  dissimuler  ces  lacunes, 
il  faut  nécessairement  des  remplissages,  et  ce  dramaturge  ordinaire- 
ment si  net,  si  résolu,  si  accoutumé  à  retenir  sa  pensée,  bonne  ou  mau- 
vaise, dans  le  sillon  qu'il  lui  trace,  est  obligé  de  recourir  à  des  procé- 
dés de  facture,  à  des  ruses  de  métier.  Naguère,  dans  ses  œuvres  même 
les  plus  fâcheuses,  on  ne  le  voyait  pas  se  battre  les  flancs.  Que  sont 
aujourd'hui  ces  figures,  ces  épisodes,  ces  théories,  ces  dissertations  ? 
Un  pur  placage  extérieur;  cela  ne  sort  pas  du  fond  du  sujet.  J'ai  dit  le 
mot  juste  et  je  dois  le  répéter,  les  principaux  incidens,  les  principaivx 
ressorts  du  drame  ne  sont  autre  chose  que  du  remplissage  :  remplis- 
sage les  sentimens  religieux,  et  remplissage  aussi  les  professions  de  foi 
patriotiques. 

Certes  ce  n'est  pas  nous  qui  reprocherons  à  M.  Alexandre  Dumas 
d'avoir  manifesté  sur  le  théâtre  les  sentiments  que  lui  inspirent  les 
malheurs  de  la  France.  Lorsque  Claude  Rippert  affirme  que  les  dou- 
leurs privées  ne  sont  rien  désormais,  et  qu'il  n'y  a  plus  que  des  dou- 
leurs publiques,  il  exprime  une  pensée  commune  à  tous  les  hommes 
de  cœur;  mais  plus  une  idée  est  digne  de  respect,  plus  une  émotion 
est  pure  et  sacrée,  plus  aussi  il  faut  prendre  soin  de  la  placer  dans  un 
cadre  qui  lui  convienne.  Si  l'auteur  nous  fait  sourire  à  propos  de  patrio- 
tisme, nous  ne  lui  pardonnons  pas  sa  maladresse,  car  il  y  a  des  mala- 
dresses qui  ressemblent  à  des  profanations.  Nous  aimons  le  patriotisme 
de  Claude;  comment  ne  pas  sourire  de  ses  illusions?  Qu'est-ce  que  ce 
canon  qui  pulvérise  les  armées  et  les  forteresses  ?  L'auteur  de  la  Femme 
de  Claude  eût-il  imaginé  autre  chose,  s'il  avait  voulu  tourner  en  ridicule 
la  manie  des  inventions  miraculeuses  aux  heures  de  grand  péril  public? 
Nous  avons  vu  cela  de  fort  près  pendant  le  siège  de  Paris.  Que  de 
braves  gens  croyaient  fermement  avoir  trouvé  l'infaillible  moyen  d'a- 
néantir les  armées  allemandes  !  Les  sauveurs  se  comptaient  par  coji- 
taines,  et  il  ne  fallait  pas  leur  faire  une  objection;  ils  avaient  réponse 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  721 

à  tout.  Foi  naïve,  touchante  folie  !  on  en  souriait  tristement,  et  l'on 
revenait  aux  choses  sérieuses.  Ceux  qui  ont  assisté  à  des  scènes  de  ce 
genre  ne  me  contrediront  pas  si  j'affirme  que  les  inventions  de  Claude 
Rippert  ont  réveillé  ces  pénibles  souvenirs  de  la  façon  la  plus  désa- 
gréable. La  foi  de  Claude  Rippert  et  de  M.  Dumas  est  absolument  la 
même  que  celle  des  candides  inventeurs  dont  nous  venons  de  parler, 
mais  elle  n'a  pas  pour  excuse  l'affolement  du  siège.  Voir  de  tels  enfan- 
tillages reparaître  quand  nous  avons  tant  besoin  d'une  existence  virile, 
c'est  matière  à  réflexions  douloureuses.  Nous  ne  sommes  que  trop 
portés  à  nous  repaître  de  songes  et  de  chimères  ;  les  hommes  qui  pro- 
noncent le  mot  de  régénération  nous  doivent  une  nourriture  plus  forte. 
Et  qu'est-ce  que  cette  société  occulte  qui  entreprend  de  gré  ou  de  force 
l'exploitation  de  la  science  française,  l'acquisition  ou  l'extorsion  de  nos 
découvertes?  Est-il  possible  que  le  génie  de  la  France  soit  menacé  par 
une  bande  de  Cantagnacs  et  que  la  police  n'en  sache  rien,  que  l'Institut 
l'ignore,  que  tous  les  parquets  ne  soient  pas  avertis  ?  Encore  un  sou- 
venir des  excitations  du  siège.  On  croyait  voir  partout  des  espions  et 
des  traîtres.  On  imaginait  des  conspirations  monstrueuses,  des  associa- 
tions abominables,  dont  nous  étions  les  jouets  et  les  victimes.  On 
croyait  à  je  ne  sais  quelles  ténébreuses  légendes,  comme  si  ce  n'était 
pas  assez  de  la  réalité  horrible.  L'imagination  de  M.  Alexandre  Dumas 
est  en  retard  de  deux  ans;  les  principaux  épisodes  de  son  drame  sont 
des  anachronismes  de  sentimens  et  d'idées,  faute  vénielle,  je  l'accorde, 
si  elle  n'avait  pas  l'inconvénient  de  nous  reporter  bien  tristement  en 
arrière. 

Les  idées  religieuses  qui  se  font  jour  çà  et  là  dans  la  pièce  de 
M.  Alexandre  Dumas  présentent  aussi  un  caractère  équivoque  et  ajou- 
tent encore  à  l'incohérence  de  l'ouvrage.  Nous  croyons,  certes,  à  l'im- 
mortalité de  l'âme,  nous  croyons  qu'il  n'y  a  dans  ce  monde  que  des 
commencemens,  que  la  nécessité  d'une  vie  future  est  une  vérité  cer- 
taine pour  la  raison  comme  pour  la  foi  ;  nous  n'aimons  pas  cependant 
qu'une  jeune  fille  mette  sa  main  sur  l'épaule  d'un  homme  mal  marié 
et  lui  dise  :  Je  vous  aime,  mon  âme  est  la  vraie  compagne  de  votre  âme, 
je  m'unirai  à  vous  dans  un  monde  supérieur,  je  serai  l'épouse  de  la  se- 
conde vie.  L'emploi  des  sentimens  religieux  comme  l'emploi  des  senti- 
mens patriotiques  exige  de  l'écrivain  dramatique  une  délicatesse  parti- 
culière. S'il  fait  sourire,  il  est  perdu.  Qu'il  prenne  garde  principalement 
d'éveiller  des  doutes  sur  sa  sincérité!  Qui  veut  trop  prouver  ne  prouve 
rien.  Une  jeune  fille  peut  représenter  la  grâce  et  la  pureté  sans  dire  à 
celui  qu'elle  aime  :  Je  serai  l'épouse  de  la  seconde  vie.  Un  jeune  savant 
peut  aimer  ardemment  sa  patrie  vaincue  et  mutilée  sans  mettre  à  son 
service  des  découvertes  fabuleuses  qui  font  songer  aux  alchimistes  du 
moyen  âge.  La  vérité,  disait  Boileau,  n'a  pas  cet  air  impétueux;  elle 
TOME  cm.  —  1873.  40 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'a  pas  non  plus  ces  mystiques  allures  et  ces  prétentions  ambitieuses. 

Ainsi  tous  ces  épisodes  portent  à  faux,  et  si  l'on  se  rappelle  qu'ils 
sont  là  uniquement  pour  masquer  le  vide  de  la  pièce,  que  reste-t-il  donc 
de  l'œuvre  nouvelle  de  M.  Alexandre  Dumas?  Pas  même  l'idée,  pas 
même  l'indication  d'un  drame  qui  aurait  pu  être  développé  plus  heureu- 
sement. Il  n'y  a  en  effet  ni  rapports  ni  luttes  possibles  entre  Claude  Rip- 
pert  et  l'odieuse  Gésarine;  par  conséquent  il  n'y  a  rien  d'oii  puisse  sor- 
tir ni  drame  ni  comédie.  Sur  une  donnée  aussi  pauvre,  l'auteur  devait 
échouer.  Il  s'est  imaginé  toutefois  que  certaines  doctrines  philosophiques 
et  morales,  certains  sentimens  de  patriotisme,  certains  accens  spiri- 
tualistes,  prêteraient  de  la  consistance  à  son  œuvre  et  suppléeraient  à 
l'insuffisance  du  fond.  Il  s'est  trompé;  on  n'improvise  pas  ainsi  une 
poétique  nouvelle.  Docteur  en  demi-monde,  M.  Alexandre  Dumas  a  en- 
core bien  des  études  à  faire,  s'il  veut  confier  an  théâtre  les  doctrines 
meilleures  dont  il  a  le  soupçon  et  le  désir.  Alors  il  faudra  qu'il  choi- 
sisse. A  vouloir  rester  docteur  in  utroque  jure,  il  s'exposerait  encore  à 
de  fâcheuses  déconvenues. 

On  signale  parfois  des  artistes,  peintres  ou  musiciens,  qui  après  des 
succès  brillans  se  dérobent  au  public  pendant  quelques  années,  jaloux 
de  renouveler  leur  inspiration.  C'est  un  peintre  déjà  consacré  qui  se 
condamne  à  de  nouvelles  études,  afin  de  reparaître  plus  fort;  c'est  un 
virtuose,  habile  à  faire  chanter  l'âme  du  violon,  qui  s'enferme,  qui  se 
confine  dans  un  travail  acharné,  pour  atteindre  un  degré  supérieur  de 
son  art.  Les  amis  de  M.  Alexandre  Dumas  devraient  lui  conseiller  de  suivre 
cet  exemple.  Au  point  où  il  est  placé  dans  le  développement  de  sa  car- 
rière, il  a  besoin  plus  que  nul  autre  d'une  transformation  courageuse. 
Qu'il  veuille  bien  prendre  cette  remarque  en  bonne  part;  nous  n'aurions 
garde  assurément  de  lui  donner  un  tel  avis,  si  nous  ne  faisions  cas  de 
son  talent  et  de  ses  légitimes  ambitions  d'artiste.  Après  avoir  été  le 
peintre  trop  complaisant  des  sociétés  suspectes,  il  voudrait  aujourd'hui 
exercer  une  influence  virile.  On  ne  passe  pas  de  plain-pied  du  premier 
rôle  à  l'autre;  M.  Alexandre  Dumas  l'a  essayé  imprudemment,  et  il 
est  resté  court.  Cette  expérience,  s'il  le  veut  bien,  ne  sera  pas  perdue. 
Qu'il  étudie,  qu'il  observe,  qu'il  médite,  qu'il  sorte  de  ce  monde  factice 
011  il  se  confinait,  pour  interroger  enfin  la  société  réelle  ;  l'autorité  du 
moraliste  est  à  ce  prix.  Il  fera  bien  surtout  de  ne  pas  se  hâter,  c'est  une 
épreuve  décisive  qu'il  va  subir.  Sa  première  œuvre  nous  montrera  s'il 
était  capable  de  se  renouveler  ou  si,  tout  en  changeant  de  point  de  vue, 
il  reste  condamné  à  de  perpétuelles  redites. 

On  ne  peut  guère  parler  que  de  M"^  Desclée  à  propos  des  interprètes 
de  ce  singulier  ouvrage.  Les  autres  n'ont  à  rendre  que  des  personnages 
mal  conçus  et  des  scènes  incohérentes;  elle  seule,  elle  a  un  rôle  qui  se 
tient,  un  rôle  tout  d'une  pièce,  rôle  hideux,  mais  logique  dans  ses  énor- 


REVUE.    —   CHRONIQUE,  723 

mités.  Elle  seule  aussi  paraît  défendre  la  pièce  contre  les  murmures 
qui  Taccueillent  presque  tous  les  soirs.  La  défendra-t-elle  longtemps? 
Je  ne  le  crois  pas.  Le  talent  de  M"«  Désolée,  loin  d'atténuer  les  fautes 
de  l'auteur,  en  aggrave  peut-être  Tinfluence  malsaine.  Tandis  que  les 
intentions  honnêtes  de  la  pièce  se  présentent  avec  timidité,  avec  gau- 
cherie, la  peinture  du  vice  et  du  crime  occupe  insolemment  la  première 
place.  Cette  Messaline  est  trop  vraie,  l'imitation  du  mal  est  trop  par- 
faite; l'attitude,  le  geste,  le  ton,  les  inflexions  de  voix  câlines  ou  fé- 
roces, tout  exprime  trop  fidèlement  le  ravage  de  la  débauche,  et  plus 
l'habileté  de  la  comédienne  est  incontestable,  plus  le  spectacle  en  est 
répugnant.  r.  t. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 

STATISTIQUE   DES   SAVANS. 

Histoirt  des  Sciences  et  des  Savons  depuis  deux  siècles,  suivie  d'autres  études  sur  des  sujets 
scientifiques,  en  particulier  sur  la  sélection  dans  l'espèce  humaine,  par  M,  Alphonse  de 
CandoUe,  Genève  1872. 

Pourquoi  certains  pays  ont-ils  produit  un  plus  grand  nombre  de  sa- 
vans  illustres  que  les  autres?  Pourquoi  certaines  époques  ont-elles  été 
plus  fécondes  que  celles  qui  les  ont  précédées  et  celles  qui  les  ont  sui- 
vies? Quelles  sont  les  circonstances  favorables  ou  défavorables  au  dé- 
veloppement scientifique  des  individus  prédestinés  à  dépasser  leurs 
contemporains  dans  les  œuvres  de  l'intelligence?  Telles  sont  les  ques- 
tions que  M.  de  Candolle  s'est  proposé  de  résoudre.  Par  savans  illustres, 
il  entend  non  pas  des  érudits,  des  gens  qui  savent  beaucoup,  mais  des 
hommes  qui,  en  imprimant  aux  sciences  une  puissante  impulsion,  en 
ont  accéléré  la  marche  dans  la  voie  du  progrès.  Pour  limiter  son  sujet, 
l'auteur  ne  s'occupe  que  de  ceux  qui  ont  brillé  dans  les  sciences  mathé- 
matiques, physiques  et  naturelles,  comprenant  les  mathématiques 
pures,  l'astronomie,  la  physique,  la  chimie,  la  minéralogie,  la  géologie, 
la  botanique  et  la  zoologie.  Naturaliste  éminent  et  fort  capable  de  juger 
ses  pairs,  M.  de  Candolle  s'est  désintéressé  comme  appréciateur  du 
mérite  relatif  des  savans  illustres;  il  a  préféré  invoquer  le  témoignage 
des  trois  grandes  académies  de  l'Europe,  la  Société  royale  de  Londres, 
l'Académie  des  Sciences  de  Paris  et  celle  de  Berlin.  Ces  académies  s'ad- 
joignent des  associés  et  des  correspondans  étrangers  ;  l'auteur  a  donc 
pensé  que  l'Académie  de  Paris  pour  les  savans  étrangers  à  la  France ,  la 
Société  royale  de  Londres  pour  les  savans  étrangers  à  l'Angleterre,  et 
l'Académie  de  Berlin  pour  les  savans  étrangers  à  l'Allemagne,  devaient 
être  considérées  comme  les  juges  naturels  du  mérite  scientifique  des 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hommes  qu'elles  honorent  de  leur  choix.  Sans  doute  ces  académies  ne 
sont  pas  infaillibles.  Des  savans  d'un  mérite  reconnu  ne  figurent  pas 
sur  les  listes  des  membres  étrangers  de  telle  ou  telle  académie,  d'autres 
sont  morts  avant  d'avoir  pu  se  faire  connaître  suffisamment;  mais  en 
fait  le  choix  tombe  toujours  sur  des  hommes  éminens  sans  acception  de 
nationalité.  Souvent  inconnus  personnellement  de  l'académie  qui  les 
désigne  et  vivant  loin  des  savans  qui  les  élisent,  ils  n'ont  d'autres  titres 
à  leurs  suffrages  que  leurs  travaux  et  leurs  découvertes.  Le  jugement 
de  ces  trois  académies  est  considéré  par  tout  le  monde  comme  la  con- 
sécration définitive  d'une  renommée  scientifique. 

La  Société  royale  de  Londres  nomme  cinquante  membres  étrangers  pris 
dans  toutes  les  sciences,  en  dehors  de  l'empire  britannique.  L'Académie 
des  Sciences  de  Paris  n'a  que  huit  associes  étrangers  et  cent  correspon- 
dans,  parmi  lesquels  on  compte  toujours  de  quarante  à  soixante-dix 
étrangers.  L'Académie  des  sciences  de  Berlin  s'adjoint  :  1"  seize  mem- 
bres étrangers,  parmi  lesquels  figurent  des  Allemands;  2°  des  membres 
honoraires,  allemands  ou  autres;  3°  des  correspondans  allemands  ou 
autres  dont  le  maximum  est  de  cent  pour  les  sciences  mathématiques, 
physiques  et  naturelles.  En  analysant  et  discutant  les  choix  faits  par  ces 
trois  corps  savans,  M.  de  Candolle  a  pu  résoudre  les  problèmes  qu'il 
s'est  proposés,  non  par  des  appréciations  personnelles  plus  ou  moins 
arbitraires,  mais  par  les  résultats  mêmes  d'une  statistique  fondée  sur  des 
données  numériques  irrécusables. 

Examinons  d'abord  les  choix  de  l'Académie  des  Sciences  de  Paris 
parmi  les  savans  étrangers  à  la  France  de  1666  à  1872,  période  pen- 
dant laquelle  elle  a  toujours  compté  huit  associés  étrangers.  M.  de 
Candolle  commence  par  donner  la  liste  complète  des  94  associés  étran- 
gers nommés  par  l'Académie,  soit  52  de  1666  à  1800,  et  42  dans  le 
siècle  actuel.  Cette  glorieuse  énumération  s'ouvre  par  le  nom  d'Huyghens 
et  se  termine  par  celui  d'Agassiz;  elle  comprend  tous  les  grands  noms 
qui  ont  honoré  les  sciences  positives  depuis  deux  siècles  et  témoigne 
hautement  de  la  parfaite  impartialité  et  de  la  profonde  compétence  qui 
président  à  ces  choix.  En  limitant  le  nombre  des  associés  étrangers  à  huit, 
nombre  suffisant  peut-être  pendant  le  siècle  dernier,  l'Académie  des 
Sciences  de  Paris  s'est  condamnée,  depuis  que  les  sciences  comptent  un 
plus  grand  nombre  de  représentans,  à  omettre  SLir  cette  liste  bien  des 
noms  qui  auraient  mérité  d'y  figurer.  Aussi  l'auteur  a-t-il  complété  ce 
tableau  par  celui  des  correspondans  étrangers  de  l'Académie  en  1750,  en 
1789,  en  1829  et  en  1869.  Ces  listes  contiennent  212  noms  distribués 
suivant  les  pays  auxquels  ces  savans  appartiennent. 

Pour  la  Société  royale  de  Londres,  le  dépouillement  était  plus  labo- 
rieux. Dans  l'origine,  elle  s'adjoignait  des  littérateurs,  des  grands  sei- 
gneurs, des  hommes  aujourd'hui  inconnus,  qui  n'avaient  d'autres  titres 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  725 

que  celui  d'amis  des  sciences  ou  des  sociétés  savantes  :  M.  de  CandoUe 
les  a  justement  éliminés;  mais  depuis  le  commencement  du  siècle  l'usage 
s'est  établi  de  choisir  uniquement  des  savans  et  de  limiter  leur  nombre 
à  50.  Après  les  épurations  nécessaires,  la  liste  totale  des  correspondans 
de  la  Société  royale  s'élève  à  235  noms.  Pour  l'académie  de  Berlin,  les 
difficultés  étaient  encore  plus  grandes.  Admettant  des  Allemands  parmi 
ses  membres  étrangers,  il  est  évident  qu'elle  était  plus  portée  à  choisir 
un  Bavarois,  un  Hanovrien,  un  Wurtembergeois  ou  un  Badois,  écrivant 
en  allemand  et  connu  personnellement  d'un  grand  nombre  de  membres, 
qu'un  Anglais,  un  Français  ou  un  Italien.  M.  de  Candolle  a  pris  le  parti 
d'éliminer  de  ces  listes  les  savans  des  diverses  contrées  appartenant  à 
l'ancienne  confédération  germanique  et  de  limiter  sa  liste  aux  savans 
réellement  étrangers  à  l'Allemagne,  Les  quatre  listes,  pour  les  années 
1750,  1789,  18^9  et  1869,  ainsi  épurées,  contiennent  195  noms. 

La  statistique  serait  une  science  stérile,  si  elle  se  bornait  à  enregistrer 
des  résultats  numériques  sans  les  discuter,  sans  remonter  aux  causes 
qui  les  ont  produits.  Nous  allons  donc  étudier  avec  l'auteur  l'ensemble 
des  circonstances  qui  ont  favorisé  ou  entravé  l'apparition  de  savans  il- 
lustres dans  les  divers  pays.  L'auteur  se  demande  d'abord  de  quelle 
classe  de  la  société  sont  sortis  la  plupart  de  ces  savans.  La  réponse  est 
dans  les  tableaux  qu'il  a  dressés.  Commençant  sa  recherche  par  les 
92  associés  étrangers  de  l'Institut  depuis  1666,  sur  lesquels  les  rensei- 
gnemens  étaient  suffîsans,  il  trouve  que  37  appartenaient  à  la  noblesse, 
à  des  familles  riches  ou  aristocratiques  d'anciennes  villes  libres,  telles 
que  Genève,  Francfort  ou  Hambourg;  /|9  sont  sortis  de  la  classe  moyenne, 
6  seulement  de  la  classe  des  ouvriers  ou  des  cultivateurs.  Ainsi  c'est 
la  classe  moyenne  qui  en  résumé  a  produit  le  plus  de  savans  émi- 
nens.  Citons  quelques  exemples  :  Huyghens,  Cassini,  Newton,  Cavendish, 
Volta,  de  Hiimboldt,  appartenaient  à  la  classe  noble  ou  riche;  Leibniz, 
les  Bernoulli,  Lagrange,  Herschel,  Berzelius,  Robert  Brown,  sont  sortis 
de  la  classe  moyenne;  Davy,  Faraday,  Gauss,  avaient  des  parens  pau- 
vres. Ces  résultats  ne  s'appliquent  qu'aux  étrangers;  pour  savoir  s'ils 
sont  identiques  pour  la  France,  M.  de  Candolle  a  dressé  la  liste  des  sa- 
vans français  qui,  étant  à  la  fois  membres  de  la  Société  royale  de  Lon- 
dres et  de  l'académie  de  Berlin,  forment  l'équivalent  des  associés  étran- 
gers de  l'Institut.  Sur  36  d'entre  eux,  10  sont  issus  de  familles  nobles 
ou  riches,  17  de  la  classe  moyenne,  9  de  la  classe  des  ouvriers  ou  des 
cultivateurs,  résultat  qui  confirme  le  premier.  Toutefois  c'est  en  France, 
—  et  ce  fait  est  d'un  heureux  augure  pour  l'avenir,  —  que  le  nombre 
relatif  de  savans  issus  de  parens  pauvres  est  le  plus  considérable.  C'est 
d'autant  plus  étonnant  qu'il  ne  faut  jamais  oublier,  en  compulsant  ces 
statistiques,  que  les  travaux  scientifiques  ne  sont  nullement  rémunéra- 
teurs, nécessitent  au  contraire  des  dépenses,  exigent  de  la  patience,  de 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  persévérance  et  de  l'abnégation,  car  ils  sont  incompatibles  avec  les 
plaisirs  du  monde,  les  devoirs  d'une  profession  ou  les  visées  absorbantes 
de  l'ambition.  La  satisfaction  d'avoir  découvert  une  vérité  nouvelle,  l'es- 
time de  quelques  juges  compétens  disséminés  à  la  surface  de  l'Europe 
et  des  distinctions  honorifiques  ignorées  du  public,  sont  la  seule  récom- 
pense de  tant  d'efforts.  On  comprend  dès  lors  combien  il  est  difficile  à 
l'homme  sans  fortune,  sans  appui,  sans  position,  de  pouvoir  se  consa- 
crer à  un  labeur  continu  n'offrant  aucune  des  compensations  que  la  so- 
ciété accorde  généreusement  à  des  travaux  plus  faciles  et  en  définitive 
moins  utiles.  Aussi  ne  saurait-on  avoir  trop  d'admiration  pour  ces 
hommes  qui,  partis  des  rangs  les  plus  humbles  de  la  société,  se  sont 
élevés  par  leur  seul  mérite  aux  premiers  rangs  de  l'élite  intellectuelle 
de  la  nation.  Les  noms  de  d'Alembert,  Franklin,  Davy,  Gauss  et  Fara- 
day seront  toujours  un  encouragement  puissant  pour  ceux  que  la  des- 
tinée semble  avoir  condamnés  d'avance  à  travailler  pour  vivre  au  lieu 
de  travailler  pour  agrandir  le  domaine  de  l'intelligence. 

Un  Anglais,  M.  Galton,  a  publié  récemment  un  livre  intitulé  Heredi- 
tary  genius,  dans  lequel  il  cherche  à  démontrer  que  les  facultés  intel- 
lectuelles sont  héréditaires  comme  les  aptitudes  physiques.  11  cite  un 
certain  nombre  d'exemples;  M.  de  CandoUe  en  ajoute  d'autres,  mais  l'en- 
semble ne  confirme  pas  les  déductions  trop  absolues  de  l'auteur  anglais.. 
Parmi  les  94  associés  étrangers  de  l'Académie  des  Sciences  de  Paris, 
trois  seulement  ont  eu  des  fils  élevés  à  la  même  dignité  :  Daniel  Ber- 
nouUi  et  Jean  II  Bernoulli,  associés  étrangers  comme  leur  père  Jean 
Bernoulli,  —  Albert  Euler  comme  son  père  Léonard,  —  John  Herschel 
comme  son  père  William.  On  connaît  aussi,  en  dehors  des  associés,  des 
savans  très  éminens  dont  les  pères  l'étaient  également  :  tels  sont  Théo- 
dore de  Saussure,  chimiste,  fils  du  géologue,  —  Henri  Gassini,  bota- 
niste, fils  de  Jacques-Dominique,  astronome,  —  Adolphe  Brongniart, 
botaniste,  fils  d'un  géologue  éminent,  —  Adrien  de  Jussieu,  botaniste, 
fils  d'Antoine-Laurent,  —  OUo  Struve,  astronome,  fils  de  Guillaume 
Struve,  —  enfin  l'auteur  même  du  livre  que  nous  analysons,  Alphonse 
de  Candolle,  botaniste  éminent,  fils  d'Augustin-Pyrame  de  Candolle,  as- 
socié de  toutes  les  grandes  académies  de  l'Europe.  Cependant  en  réalité 
on  ne  constate  pas  que  les  savans  illustres  soient  issus  plus  particulière- 
ment de  pères  voués  à  la  culture  des  sciences,  tels  que  des  professeurs, 
des  médecins  ou  des  ingénieurs.  C'est  parmi  les  mathématiciens  que 
l'hérédité  semble  jouer  le  plus  grand  rôle.  Il  suffit  de  citer  la  dynastie 
des  huit  Bernoulli,  Albert  Euler,  fils  de  Léonard,  Clairaut,  fils  d'un  pro- 
fesseur de  mathématiques;  c'est  aussi  chez  eux  que  l'aptitude  se  révèle 
le  plus  tôt  :  Pascal,  Clairaut,  Gauss,  Jacques,  Jean  et  Daniel  Bernoulli, 
étaient  déjà  des  géomètres  à  un  âge  où  les  individus  les  mieux  doués 
en  sont  encore  à  l'étude  des  élémens. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  727 

Quelle  est  sur  l'évolution  des  savans  éminens  l'influence  de  la  reli- 
gion? Revenons  à  la  liste  des  Qh  associés  étrangers  de  l'Académie  des 
Sciences  de  Paris  depuis  16G6  jusqu'en  1872.  La  population  relative  sur 
laquelle  l'Académie  avait  à  choisir  est  en  Europe  de  107  millions  de 
catholiques  et  de  68  millions  de  protestans.  Or,  sur  la  liste  de  89  asso- 
ciés dont  la  religion  est  connue,  il  y  a  73  protestans  et  16  catholiques; 
les  autres  étaient  probablement  Israélites.  Les  associés  étrangers  actuels, 
MM.  Owen,  Ehrenberg,  Liebig,  Wœhler,  de  La  Rive,  Kummer,  Airy  et 
Agassiz,  appartiennent  tous  au  culte  évangélique.  —  Mais,  dira-t-on, 
un  grand  nombre  de  savans,  étant  Français,  appartiennent  en  majorité 
à  la  religion  catholique,  et  le  résultat  serait  peut-être  tout  différent  si 
l'on  prenait  les  listes  des  membres  étrangers  de  la  Société  royale  de 
Londres,  où  les  Français  figurent  pour  une  si  grande  part.  Examinons 
ces  listes.  Dans  celles  de  1829  et  de  1869,  le  nombre  des  protestans  est 
à  peu  près  égal  à  celui  des  catholiques.  Or,  en  dehors  des  îles  britan- 
niques, il  y  a  l/iO  millions  de  catholiques  et  hh  millions  de  protestans; 
ceux-ci  ont  donc  fourni  relativement  trois  fois  plus  de  membres  étran- 
gers à  la  Société  royale  que  les  catholiques.  Enfin,  sur  la  liste  des  asso- 
ciés étrangers  de  l'Académie  de  Paris,  on  ne  trouve  pas  un  seul  catho- 
lique anglais,  irlandais,  suisse  ou  autrichien,  et  peu  de  catholiques 
allemands. 

Autre  résultat  statistique  des  plus  remarquables  :  si  l'on  recherche 
quelle  était  la  profession  des  pères  des  savans  illustres,  on  trouve  que 
la  profession  qui  l'emporte  sur  toutes  les  autres  est  celle  de  pasteur  pro- 
testant. Voici  une  liste  de  vingt-deux  noms  dans  laquelle  les  quatorze 
premiers  sont  ceux  d'associés  étrangers  de  l'Institut  de  France,  et  ceux 
qui  portent  les  sept  autres  étaient  dignes  de  l'être  ou  le  seront  peut-être 
un  jour.  Ce  sont  :  Bœrhave,  Wargentin,  Hartscecker,  Euler,  Camper, 
Linné,  Blumenbach ,  Olbers,  Wolla?ton,  Jenner,  Mitscherlich,  Robert 
Brown,  Berzelius,  Agassiz,  John  Wallis,  Fabricius,  Arthur  Young,  Encke, 
Oswald  Heer,  Bernhard  Studer  et  Clausius.  Ces  savans  appartiennent  à 
l'Angleterre,  à  l'Allemagne,  à  la  Suède,  à  la  Hollande  et  à  la  Suisse.  Or 
dans  ces  pays  le  pasteur  protestant  est  un  homme  instruit  qui  a  fait  ses 
études  à  l'université,  où  il  a  suivi  le  plus  souvent  d'autres  cours  concur- 
remment avec  ceux  de  théologie;  il  habite  généralement  la  campagne, 
ses  occupations  lui  permettent  de  donner  beaucoup  de  temps  à  l'éduca- 
tion de  son  fils.  En  présence  de  la  nature,  il  lui  apprend  à  l'aimer,  à 
l'observer;  il  lui  communique  les  connaissances  qu'il  a  lui-même  ac- 
quises dans  sa  jeunesse.  L'enfant  est  élevé  dans  la  pensée  que  le  travail 
est  un  devoir,  la  vraie  destinée  de  l'homme  sur  la  terre;  il  prend  le  goût 
des  plaisirs  simples,  des  jouissances  de  l'esprit.  La  considération  dont 
5es  parens  sont  entourés  lui  inspire  des  sentimens  d'honneur  et  de  mo- 
ralité. Il  est  élevé  au  sein  d'une  église  où  le  libre  examen  a  remplacé 


728  REVUE    DES   DEDX    MONDES. 

l'autorité;  de  bonne  heure  on  lui  apprend  à  ne  croire  personne  sur  pa- 
role et  à  rejeter  ce  qui  est  contraire  aux  lois  immuables  de  la  nature. 
Ainsi  préparé,  le  jeune  homme  se  rend  à  l'université.  Là,  toutes  les 
sciences  sont  enseignées;  il  assiste  à  des  cours  divers,  comprenant  l'en- 
semble des  connaissances  humaines;  sa  vocation  se  révèle,  et,  entré 
souvent  à  l'université  pour  devenir  ministre  du  saint  Évangile  comme 
son  père,  il  en  sort  philologue,  mathématicien,  physicien,  chimiste  ou 
naturaliste.  Telles  sont  les  circonstances  qui  nous  expliquent  pourquoi 
tant  de  savans  hors  ligne  sont  nés  dans  les  presbytères  évangéliques  de 
l'Europe  protestante.  Si  les  prêtres  catholiques  n'étaient  pas  condamnés 
au  célibat,  et  s'ils  faisaient  les  mêmes  études  que  les  ministres  protes- 
tans,  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  sortît  également  des  cures  catholiques  un 
nombre  très  notable  de  savans  illustres. 

M.  de  Gandolle  a  mis  en  lumière  un  autre  fait  bien  consolant  pour 
la  France,  et  bien  propre  à  faire  réfléchir  ces  hommes  qui  semblent 
animés  encore  de  l'esprit  d'intolérance  qui  a  été  déjà  si  funeste  à  notre 
pays.  L'auteur  a  recherché  quels  étaient,  parmi  les  savans  illustres  nés 
en  Suisse  et  en  Hollande,  ceux  qui  étaient  des  descendans  de  réfugiés 
français  expulsés  ou  émigrés  pour  cause  de  religion ,  avant  et  après  la 
révocation  de  l'édit  de  Nantes.  Le  nombre  approximatif  de  ces  réfugiés 
s'élève  à  500,000  âmes.  Voici  les  noms  que  la  France  peut  réclamer; 
la  plupart  d'entre  eux  ont  été  de  nouveau  naturalisés  par  la  science 
lorsque  l'Institut  les  a  nommés  correspondans  ou  associés  étrangers; 
ces  noms  sont  connus  de  tous  les  hommes  qui  ont  quelque  teinture  des 
sciences  physiques  et  naturelles.  Ce  sont  Jean  et  Gaspard  Bauhin ,  bo- 
tanistes, Jean  et  Abraham  Trembley,  le  premier  mathématicien,  le  se- 
cond naturaliste,  Tronchin,  médecin ,  Horace-Bénédict  de  Saussure,  géo- 
logue, et  Théodore  de  Saussure,  chimiste,  Charles  Bonnet,  naturaliste, 
Senebrier,  naturaliste,  Simon  Lhuilier,  mathématicien,  Pierre  Prévost, 
physicien,  Augustin  et  Alphonse  de  Candolle,  botanistes,  Tissot,  médecin, 
Lesage,  mathématicien,  Jalabert,  physicien,  Louis  Bertrand,  mathé- 
maticien, André  Mallet,  astronome,  Maunoir,  chirurgien,  Marignac, 
chimiste,  Emile  Plantamour,  astronome ,  Jean  de  Charpentier,  Agassiz 
et  Desor,  naturalistes.  Ainsi  les  édits  d'intolérance  n'ont  pas  seulement 
ruiné  le  commerce  et  l'industrie  de  la  France,  ils  lui  ont  encore  enlevé 
des  hommes  qui  par  leurs  découvertes  auraient  contribué  à  sa  gloire  et 
à  sa  prospérité. 

Puisque  nous  traitons  des  rapports  de  la  religion  avec  les  sciences, 
examinons  la  part  que  les  ecclésiastiques  catholiques  peuvent  réclamer 
dans  le  progrès  de  nos  connaissances.  Jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier, 
on  remarquait  sur  les  hstes  de  correspondans  ou  associés  d'académies 
des  abbés,  des  jésuites,  des  minimes  :  en  Italie,  Bianchini,  Carcani, 
Jacquier,  Toaldo,  de  La  Torre,  Blanchi,  — à  Raguse,  le  jésuite  Boscovich, 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  729 

—  en  France ,  les  abbés  de  La  Chapelle,  Jean  Picard,  Duhamel,  le  père 
Cotte,  l'abbé  Bossut,  Lacaille,  du  Gua,  l'abbé  Nollet,  l'abbé  Rozier  et  le 
père  Outhier,  compagnon  de  Maupertuis  en  Laponie.  L'abbé  Haûy,  qui 
vivait  encore  au  commencement  de  ce  siècle,  est  le  dernier  prêtre  fran- 
çais qui  se  soit  fait  un  grand  nom  dans  les  sciences  positives.  Le  père 
Secchi,  à  Rome,  est  aujourd'hui  le  seul  que  l'on  puisse  citer.  Pour  ex- 
pliquer cet  arrêt  subit,  deux  hypothèses  se  présentent  :  ou  le  clergé 
catholique  français  est  devenu  indifférent  aux  sciences  physiques  et  na- 
turelles, ou  bien  les  changemens  qui  se  sont  accomplis  dans  la  consti- 
tution du  clergé  n'ont  pas  été  favorables  aux  travaux  scientifiques.  L'es- 
prit du  clergé  a  changé  :  celui  qui  comptait  dans  ses  rangs  les  abbés 
Condillac,  Raynal  et  Grégoire  était  sinon  philosophe,  du  moins  gallican. 
11  y  avait  de  plus  des  abbés  pourvus  de  bénéfices,  libres  de  l'emploi  de 
leur  temps,  des  religieux  autorisés  par  leurs  supérieurs  à  consacrer 
leur  vie  à  l'étude.  Aujourd'hui  les  prêtres  comme  les  pasteurs  remplis- 
sent des  devoirs  professionnels  qui  absorbent  tous  leurs  momens  et  les 
empêchent  d'acquérir  les  connaissances  et  de  se  livrer  aux  travaux  né- 
cessaires pour  faire  avancer  une  science  déterminée.  Le  père  Secchi,  qui 
est  correspondant  de  l'Institut,  et  le  pasteur  norvégien  Sars,  qui  aurait 
dû  l'être,  sont  les  seuls  ecclésiastiques  qui  se  sont  illustrées,  le  premier 
dans  l'astronomie,  le  second  dans  la  zoologie.  Du  reste  je  dirai  avec  M.  de 
Candolle  :  «  L'expérience  va  se  faire.  On  aura  bientôt  la  contre-épreuve 
des  faits  observés.  Depuis  quarante  ans,  la  France  est  redevenue  très 
catholique  et  plus  romaine  que  jamais.  Les  ordres  religieux  ont  reparu, 
les  fondations  ecclésiastiques  se  sont  multipliées,  les  familles  riches  ont 
des  abbés  pour  précepteurs  et  pour  conseils,  les  collèges  catholiques 
sont  nombreux.  Si  l'église  est  aussi  favorable  aux  sciences  que  dans  le 
XVII®  et  le  xviii^  siècle,  on  verra  de  nouveau  les  portes  de  l'Académie 
s'ouvrir  à  des  ecclésiastiques,  et  plusieurs  d'entre  eux  se  distingueront 
assez  pour  être  nommés  correspondans  des  grandes  associations  scien- 
tifiques des  autres  pays.  Dans  quelques  années,  on  saura  bien  à  quoi 
s'en  tenir  à  cet  égard.  » 

Examinons  maintenant  avec  l'auteur  l'influence  des  nationalités.  Re- 
venant à  la  liste  des  94  associés  étrangers  de  l'Académie  des  Sciences 
de  Paris,  il  les  classe  par  nations  en  étudiant  séparément  la  période 
comprise  entre  1666  et  1799  et  celle  de  1800  à  1872.  Deux  choses  frap- 
pent au  premier  coup  d'oeil  dans  ces  tableaux.  D'abord  on  constate  que 
la  population  est  un  élément  très  secondaire  dans  la  production  de  sa- 
vans  éminens.  Ainsi  la  Russie  et  l'Espagne  ne  comptent  aucun  repré- 
sentant sur  cette  liste.  Les  États-Unis  n'en  ont  que  2,  tandis  que  la 
Hollande  en  a  6,  la  Suède  h  et  la  Suisse  12.  Ensuite,  en  comparant  les 
deux  périodes,  on  voit  que  l'Angleterre  est  restée  à  peu  près  au  même 
niveau,  tandis  que  l'Allemagne  a  augmenté  notablement  d'importance 
au  détriment  de  la  Hollande,  de  la  Suisse  et  de  l'Italie.  Ainsi  dans  le 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

xviii«  siècle  l'ancienne  confédération  germanique  n'était  représentée  que 
par  6  associés  étrangers;  dans  le  siècle  présent,  elle  en  compte  17. 
D'une  manière  générale,  ce  sont  les  petits  pays  qui  relativement  ont  été 
les  plus  féconds,  et  parmi  eux  la  Suisse  protestante  a  toujours  été  au 
premier  rang  :  elle  le  doit  principalement  aux  descendans  des  réfugiés 
français  qu'elle  avait  accueillis  après  les  persécutions  religieuses  du 
xvi^  siècle  et  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  qui  en  a  été  le  complé- 
ment. Demandons  encore  à  la  statistique  quel  rôle  notre  pays  a  joué 
dans  les  sciences,  en  comptant  le  nombre  de  nos  compatriotes  qui  ont 
été  membres  étrangers  de  la  Société  royale  de  Londres.  De  1750  à  1830, 
le  nombre  des  savans  français  est  descendu  de  34  à  18;  cependant  nous 
étions  toujours  en  tête  de  la  liste;  mais  aujourd'hui  il  y  a  22  Allemands 
et  16  Français.  L'académie  de  Berlin  au  contraire  compte  aujourd'hui 
parmi  ses  associés  plus  de  Français  que  de  savans  d'autres  nations  : 
leur  nombre  était  de  18  en  1750,  il  est  aujourd'hui  de  25.  D'après  ces 
deux  statistiques,  il  est  consolant  de  penser  que  nous  avons  gardé  notre 
rang  ;  mais  nous  sommes  stationnaires,  tandis  que  l'Allemagne  a  pro- 
gressé. Rien  ne  saurait  donner  une  idée  plus  favorable  de  l'intelligence 
propre  à  notre  nation;  pourtant  c'est  un  avertissement  sérieux  pour 
les  savans  français  et  pour  ceux  dont  le  devoir  est  de  seconder  leurs 
travaux.  Quand  on  voit  combien  peu  les  gouvernemeiis  qui  se  sont 
succédé  en  France  depuis  le  commencement  du  siècle  se  sont  préoc- 
cupés du  progrès  scientifique,  on  est  en  droit  d'affirmer  que  les  efforts 
individuels  ont  tout  fait.  Sans  être  taxé  de  partialité,  il  est  permis  de 
dire  que  la  restauration  n'était  guère  favorable  à  la  science;  la  monar- 
chie de  Louis-Philippe  fut  bienveillante,  mais  inerte;  le  second  empire 
indifférent  et  secrètement  hostile.  Espérons  que  la  troisième  république 
imitera  son  aînée,  qui  au  milieu  des  plus  terribles  convulsions  a  fondé 
des  institutions  qui  durent  encore. 

Nous  ne  saurions  suivre  M.  de  CandoUe  dans  la  discussion  approfon- 
die à  laquelle  il  soumet  les  causes  et  les  influences  qui  dans  chaque 
pays  ont  favorisé  ou  arrêté  l'évolution  des  sciences  physiques  et  natu- 
relles. Il  dresse  même  une  liste  de  ces  conditions,  résultat  final  de  ses 
études  statistiques.  J'ose  en  recommander  la  lecture  au  ministre  de 
l'instruction  publique  et  à  ses  conseillers.  S'il  n'est  pas  en  son  pouvoir 
de  les  réaliser  toutes,  il  en  est  qui  dépendent  directement  ou  indirecte- 
ment de  lui  ;  ce  sont  :  1°  une  instruction  primaire  et  surtout  moyenne 
et  supérieure  bien  organisée,  indépendante  des  partis  politiques  ou  reli- 
gieux, tendant  à  provoquer  les  recherches  et  à  favoriser  les  jeunes  gens 
et  les  professeurs  dévoués  à  la  science,  —  2°  des  moyens  matériels  abon- 
dans  et  bien  organisés  pour  les  divers  travaux  scientifiqnes,  —  bibliothè- 
ques, observatoires,  laboratoires,  collections, —  3"  la  liberté  d'énoncer 
et  de  publier  toute  opinion  au  moins  sur  des  sujets  scientifiques  sans 
éprouver  des  inconvéniens  d'une  certaine  gravité,  —  /i*  l'emploi  habi- 


REVUE.   —   CHRONIQUE.  7S1 

tuel  de  l'une  des  trois  langues  principales,  —  l'anglais,  Tallemand  et  le 
français,  —  la  connaissance  de  ces  langues  assez  répandue  dans  les 
classes  instruites. 

A  la  lumière  d'une  statistique  raisonnée,  il  est  facile  de  préjuger  que 
c'est  l'Angleterre  et  l'Italie  qui  se  trouvent  à  cette  heure  dans  les  con- 
ditions les  plus  favorables  pour  produire  des  savans  progressifs.  On  peut 
déjà  constater  chez  ces  deux  peuples  un  mouvement  qui  commence  à 
s'accentuer.  Quant  à  l'Allemagne  et  à  la  France,  qui  réunissent  tant 
d'élémens  féconds,  elles  ont  chacune  à  vaincre  les  deux  plus  grands 
obstacles  qui  s'opposent  au  progrès  scientifique,  l'Allemagne  le  milita- 
risme, et  la  France  l'ultramontanisme. 

Le  livre  de  M.  de  Candolle  renferme  encore  plusieurs  études  afférentes 
à  l'histoire  de  la  science  et  des  savans  :  des  réflexions  sur  l'esprit  d'ob- 
servation et  d'enseignement  dans  les  écoles,  —  l'avantage  pour  la  science 
d'une  langue  dominante  et  la  part  d'influence  de  l'hérédité,  —  la  varia- 
bilité et  la  sélection  dans  le  développement  de  l'espèce  humaine.  Appli- 
quant à  l'homme  les  principes  que  Wallace  et  Darwin  ont  introduits 
dans  les  sciences  naturelles,  il  montre  quelle  sera  l'influence  de  la  sé- 
lection sur  les  nations,  les  classes  et  les  individus,  en  prouvant  par  les 
exemples  de  l'histoire  comment  cette  force  agit  chez  les  sauvages,  les 
barbares  et  les  peuples  civilisés.  Ce  chapitre  du  livre  fait  connaître  les 
lois  qui  président  à  l'évolution  des  races  et  des  nations  comme  à  celle 
des  êtres  organisés.  C'est  un  chapitre  de  physique  sociale  que  personne 
ne  lira  sans  profit;  il  démontre  la  profonde  ignorance  de  ceux  qui 
condamnent,  sans  les  connaître  ou  sans  les  comprendre,  les  nouvelles 
idées  nées  dans  la  libre  Angleterre  et  appelées  à  transformer  un  jour 
les  sciences  naturelles.  Il  ne  manque  à  ces  idées  que  la  consécration  du 
temps,  qui  marche,  et  de  l'expérience,  qui  se  fait  en  dépit  de  toutes  les 
résistances  aveugles  ou  intéressées.  Enfin  les  philosophes  et  les  légis- 
lateurs méditeront  les  réflexions  de  l'auteur  sur  l'antagonisme  apparent 
de  la  statistique  et  du  libre  arbitre,  et  les  physiologistes  un  résumé  des 
idées  actuelles  sur  les  transformations  du  mouvement  dans  les  êtres  or- 
ganisés. CH.  MARTINS. 


L'ÉVÊQDE    BERKELEY. 

The  Works  of  G.  Berkeley...  (OEuvres  de  George  Berkeley,  évéque  de  Cloyne,  contenant  plusieurs 
de  ses  écrits  inédits  jusqu'à  ce  jour,  avec  la  vie  et  la  correspondance  de  l'auteur  et  un 
exposé  de  sa  philosoplde),  par  M.  Alex.  Campbell  Fraser.  Oxford  1871;  4  vol.  in-S". 

La  publication  du  Berkeley  de  M.  Fraser  mérite  de  ne  point  passer 
inaperçue,  car  notre  situation  philosophique  prête  à  une  comparaison 
instructive  avec  l'état  des  esprits  au  début  du  xvin'^  siècle.  Aujourd'hui 
comme  il  y  a  cent  cinquante  ans,  tous  les  efforts  de  la  pensée  philoso- 
phique paraissent  se  concentrer  sur  un  point  unique,  la  distinction  du 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moi  et  de  ce  qu'on  appelle  l'univers  matériel;  bon  gré,  mal  gré,  les 
maîtres  des  diverses  écoles  se  voient  ramenés  à  ce  problème ,  et  par- 
tout les  esprits  réfléchis,  sentant  que  les  principes  de  leur  vie  morale 
sont  en  question ,  s'intéressent  à  la  lutte  et  la  jugent.  Dès  lors  qui- 
conque connaît  le  nom  de  Berkeley  devine  quel  intérêt  peut  offrir  une 
étude  des  œuvres  du  champion  de  l'immatérialisme  au  xvni«  siècle,  com- 
parées avec  les  écrits  contemporains.  Ceux  qui  l'ont  lu  s'étonnent  que 
notre  siècle  ait  été,  sur  plusieurs  points  de  la  question,  devancé  et  dé- 
passé par  le  siècle  dernier,  et  qu'il  l'ignore.  M.  Fraser  a  voulu  nous  en 
faire  souvenir  et  rappeler  à  tous  les  penseurs  qu'un  jeune  homme  de 
vingt-quatre  ans  publiait,  vers  1709,  des  œuvres  comme  la  Nouvelle 
théorie  de  la  vision  et  les  Principes  de  la  connaissance  humaine,  trop  ou- 
bliées des  uns,  trop  peu  mises  à  profit  par  les  autres  dans  les  discus- 
sions actuelles. 

L'édition  de  M.  Fraser  se  divise  naturellement  en  deux  parties  iné- 
gales. La  première,  composée  de  trois  volumes,  renferme  les  écrits  déjà 
publiés;  elle  est  consacrée  successivement  aux  travaux  du  philosophe,  du 
moraliste,  du  politique  et  de  l'économiste.  La  seconde  partie  occupe  le 
dernier  volume;  elle  contient  des  œuvres  inédites,  comme  le  cahier  de 
notes  où  Berkeley  consigna  ses  premières  réflexions  philosophiques  et  le 
journal  d'un  voyage  en  Italie,  ensuite  une  étude  biographique  dont  les 
élémens  sont  fournis  par  une  correspondance  médiocrement  étendue, 
mais  remplie  de  traits  caractéristiques.  Un  exposé  de  la  philosophie  de 
Berkeley  forme  le  couronnement  logique  de  ce  travail.  L'ouvrage  entier 
aboutit  einsi  à  un  chapitre  d'histoire  de  la  philosophie  ;  la  connaissance 
de  l'homme,  de  sa  conduite  et  du  caractère  qui  s'y  peint  vient  nous 
éclairer  sur  la  vraie  direction  de  sa  pensée.  «  Il  y  a,  dit  M.  Fraser,  une 
unité  visible  dans  la  vie  de  Berkeley;  on  peut  la  suivre  dans  sa  biogra- 
phie, dans  ses  pensées  inédites,  comme  dans  ses  autres  ouvrages.  »  Ces 
mots  sont  une  leçon.  Jusqu'ici  les  historiens  de  la  philosophie  ne  se  sont 
guère  servis  que  d'une  partie  des  monumens  qui  leur  sont  offerts  :  ils 
ont  trop  agi  en  hommes  qui  voudraient  étudier  la  vie  intime  d'un  peuple 
dans  les  documens  officiels.  Un  système  à  leurs  yeux  n'était  pas  une 
partie  de  la  pensée  d'un  homme,  c'était  un  ensemble  d'écrits  anonymes: 
les  renseignemens  sur  l'auteur  étaient  dédaignés,  laissés  de  côté;  les 
systèmes  défilaient  sous  nos  yeux,  froids  et  morts,  semblables  entre  eux 
comme  des  fantômes  nés  d'une  même  imagination.  Hegel  et  M.  Cousin 
se  sont-ils  trompés  en  croyant  qu'il  y  avait  là  une  science  à  faire?  La  vie 
intellectuelle  d'un  homme  est  un  organisme,  le  plus  complexe  de  tous, 
le  plus  harmonieux,  par  suite  le  plus  difficile  à  analyser;  un  système 
philosophique  n'est  qu'une  partie  intégrante  de  ce  tout  indissoluble. 
Qui  sait  ce  que  le  caractère,  l'éducation,  la  conversation,  la  lecture,  tel 
accident  obscur  de  la  vie  physique  ou  morale,  fournissent  d'élémens  à 
la  construction  d'une  philosophie?  Qui  comprendrait  bien  les  Pensées 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  733 

avant  d'avoir  lu  la  vie  de  Pascal?  Pourtant  on  a  trop  souvent  séparé  la 
pensée  philosophique  de  la  vie  dont  elle  est  un  produit.  C'est  faire  de  la 
physiologie  sur  des  membres  isolés  et  morts  :  la  figure  géométrique  des 
cellules,  des  veines  et  des  nerfs  paraît  subsister;  il  n'y  manque  qu'une 
chose,  la  circulation.  C'est  aussi  ce  qui  manque  à  ces  exposés  de  sys- 
tèmes isolés  de  leurs  auteurs,  ce  qu'on  y  cherche  le  plus,  c'est  ce  qu'on 
y  trouve  le  moins,  l'intention  qui  a  dirigé  le  système,  qui  en  a  marqué 
le  but  et  tracé  le  plan.  On  reviendra  de  cette  méthode  incomplète. 

Berkeley  est  un  exemple  de  ces  philosophes  qui  sont  demeurés  les 
plus  ignorés,  et  qui  ont  eu  le  plus  à  souffrir  de  leur  obscurité.  Tout  le 
mal  qu'on  a  dit  de  Berkeley  remplirait  un  in-folio.  Philosophe,  il  fut 
assez  malmené  par  ses  collègues.  Baxter,  un  des  premiers  Écossais,  a 
détruit  tout  son  système  avec  une  réfutation  qui  tient  dans  trois  lignes; 
Th.  Reid  a  montré  en  lui  un  sensualiste  dangereux,  le  père  de  Hume, 
père  lui-même  d'un  monstre  appelé  nihilisme;  Dugald  Stewart,  avec  sa 
terrible  indulgence  (une  des  formes  du  mépris  de  l'inférieur  pour  le  su- 
périeur), s'est  chargé  du  dernier  coup  de  pied,  et  d'un  mot  a  mis  à  jour 
le  ressort  secret  de  cette  philosophie.  «  Descartes  avait  essayé  de  dé- 
montrer l'existence  de  la  matière,  ne  fallait-il  pas  que  Berkeley  essayât 
de  prouver  le  contraire?  »  Moraliste  et  philanthrope,  il  a  été  traité  de 
rêveur  par  ses  compatriotes;  M.  Huxley,  récemment  encore,  riait  de 
bon  cœur  des  utopies  de  «  l'apôtre  de  l'eau  de  goudron,  »  oubliant  un 
peu  vite  peut-être  que  les  Anglais  furent  les  complices,  les  instigateurs, 
dix  années  durant,  de  l'engouement  européen  en  faveur  de  la  médica- 
tion nouvelle.  Du  temps  de  Berkeley  d'ailleurs,  ses  collègues  de  l'uni- 
versité de  Dublin  n'y  allaient  pas  par  quatre  chemins  pour  traduire  leur 
opinion  au  philosophe  :  ils  lui  riaient  au  nez  en  pleine  rue.  Si  ce  n'est 
pas  assez  de  ces  témoignages  pour  écraser  le  pauvre  évêque,  on  peut 
consulter  les  gens  de  son  pays  natal;  tous  les  paysans  du  comté  de  Kil- 
kenny  montrent  au  bord  du  Nore  la  maison  où  il  est  né,  et  où,  disent- 
ils,  il  enseigna  sa  philosophie  aux  enfans;  le  Berkeley  de  leur  tradition 
fut  un  affreux  matérialiste,  un  maniaque  qui  faisait  sauter  ses  élèves 
à  travers  les  bancs  de  la  classe  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  ensanglantés, 
et  leur  expliquait  ensuite  comme  quoi  ce  sang  était  leur  âme,  qu'une 
fois  leur  sang  écoulé  ils  mourraient  sans  espoir  de  ressusciter  ni  dans 
cette  vie  ni  dans  une  autre. 

M.  Fraser  a  placé  en  tête  du  dernier  volume  un  portrait  de  Berkeley 
qui  prévient  en  faveur  du  philosophe  :  ce  front  large  empreint  de  la  sé- 
rénité des  grandes  pensées,  ces  yeux  calmes  et  profonds,  à  demi  entou- 
rés par  des  sourcils  abondans,  fortement  arqués,  cette  bouche  fine  et 
bienveillante,  toute  cette  tête  qui  révèle  une  haute  intelligence  et  une 
bonté  mêlée  d'énergie  nous  inspire  de  la  sympathie.  Cette  gravure 
est  la  reproduction  d'un  magnifique  portrait  dû  à  Smibert,  précieuse- 
ment conservé  à  Yale-CoUege,  en  Amérique  :  souvenir  touchant  d'une 


734  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  plus  nobles  folies  de  Berkeley,  son  projet  pour  la  civilisation  des 
sauvages  du  nouveau  continent  au  moyen  d'une  grande  école  instituée 
dans  les  Bermudes, 

La  lecture  de  la  biographie  du  philosophe  irlandais  est  indispensable 
à  une  étude  de  ses  œuvres;  mais,  s'il  faut  pénétrer  dans  le  cœur  de 
Berkeley  pour  arriver  à  son  esprit,  c'est  le  plus  agréable  chemin  comme 
le  plus  sûr.  Il  s'était  fait  de  l'amour  de  ses  semblables  une  véritable 
religion,  et  jamais  amour  ne  fut  moins  contemplatif  que  le  sien.  11  y  a 
de  la  grandeur  dans  les  rêveries  de  cet  utopiste  qui  pour  son  coup  d'es- 
sai voulut  régénérer  l'Angleterre  par  ses  écrits,  qui,  homme  mûr,  es- 
péra réaliser  sur  le  sol  de  la  jeune  Amérique  son  idéal  d'une  société 
fondée  sur  la  religion,  la  morale  et  la  science  réunies,  qui  plus  tard  es- 
saya de  rendre  à  l'Irlande  sa  liberté,  et  ne  réussit  qu'à  répandre  autour 
de  lui  l'instruction  et  presque  le  bien-être,  qui  mourut  en  croyant  lé- 
guer aux  hommes  le  remède  de  tous  les  maux  corporels,  —  toujours 
plein  de  projets  bienfaisans,  toujours  déçu,  et  toujours  se  rattachant  à 
un  enthousiasme  nouveau.  L'expérience  n'eut  pas  de  prise  sur  une  âme 
si  haute.  JNon  pas  que  l'énergie  lui  fît  défaut  pour  se  mesurer  avec  la 
réalité.  Ce  fut  lui  qui  en  dix  ans  ne  mit  pas  une  fois  les  pieds  à  la  cour, 
où  il  avait  ses  entrées,  parce  qu'il  n'avait  rien  à  demander  que  pour  lui- 
même,  et  qui,  le  jour  où  il  fallut  obtenir  du  parlement  le  bill  sur  l'u- 
niversité des  Bermudes,  alla  trouver  en  particulier  chacun  des  dépu- 
tés, les  persuada,  et  obtint  l'unanimité  des  voix,  au  grand  ébahissement 
de  Robert  Walpole.  C'est  après  tout  sa  gloire  à  lui  d'avoir  réussi  dans 
toutes  les  entreprises  où  suffisaient  l'amour  du  bien  et  l'art  d'enflammer 
les  hommes  pour  leur  devoir.  Un  soir,  à  Londres,  il  parla  dans  une 
réunion  aristocratique,  au  club  Scriblerus,  de  ses  projets  sur  l'Améri- 
que; au  bout  d'une  heure,  les  assistans  se  levaient  en  criant  :  «  Partons 
avec  lui,  tous,  à  l'instant!  »  En  Irlande,  le  jour  où  Charles-Edouard  dé- 
barqua en  prétendant,  une  lettre  de  Berkeley  aux  catholiques  de  Cloyne, 
répandue  dans  tout  le  pays,  apaisa  les  esprits,  et  arrêta  la  propagation 
de  la  révolte.  Attaché  au  dogme  protestant,  il  est,  par  cette  fidélité  à  ses 
premières  croyances,  un  véritable  Anglais,  à  la  façon  de  ces  philosophes 
de  nos  jours  toujours  prêts,  comme  Hamilton,  à  signer  un  traité  de  paix 
entre  la  science  et  la  religion.  Toutefois  en  même  temps  qu'il  refusait 
de  «  laisser  réduire  la  religion  à  un  système  de  morale,  »  il  savait  être 
l'homme  le  plus  tolérant  de  son  époque  :  à  Rhode-Island,  en  Amérique, 
toutes  les  sectes  accouraient  à  ses  sermons;  en  Irlande,  il  proposa  dans 
un  écrit  intitulé  Un  mot  aux  gens  sages  la  formation  d'une  ligue  contre 
l'ignorance,  où  il  fît  entrer  les  prêtres  catholiques.  Heureux  des  con- 
versions des  dissidens,  il  ne  voulait  les  provoquer  que  par  ses  procédés 
bienveillans  et  en  les  attirant  dans  les  écoles.  Dans  des  articles  de  jour- 
naux, il  réclamait  pour  les  catholiques  irlandais  la  plus  complète  éga- 
lité civile  et  politique  avec  les  protestans.  «  C'est  une  folie^  disait-il,  de 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  735 

séparer  ces  deux  peuples,  et  de  croire  qu'on  peut  faire  le  bonheur  de 
l'un  aux  dépens  de  l'autre.  »  —  Cet  ami  de  tous  les  hommes  fut  le  plus 
admirable  des  pères  :  il  fit  lui-même  l'éducation  de  ses  fils,  de  sa  fille, 
voulant  «  les  garder  purs  de  tout  contact  de  mains  mercenaires.  » 

Tels  sont  les  traits  essentiels  dont  l'étude  peut  jeter  quelque  jour  sur 
un  système  trop  délaissé.  La  noblesse  de  ce  cœur  nous  fait  comprendre 
les  tendances  pratiques  de  toute  sa  vie,  et  pressentir  celles  de  sa  philo- 
sophie. D'autre  part,  son  attachement  à  la  religion  atteste  l'influence 
puissante  de  l'éducation  sur  cet  esprit  si  épris  du  vrai.  —  Tel  est  évi- 
demment le  point  de  vue  où  se  place  M.  Fraser.  De  là,  le  système  se 
déroule  à  nos  yeux  avec  unité,  parce  qu'il  se  dirige  d'ensemble  vers 
un  but  unique,  sous  l'action  d'une  seule  pensée,  qui  en  éclaire  les 
parties  solides  et  en  met  en  relief  les  défauts  essentiels.  —  On  ne  s'é- 
tonne plus  du  caractère  d'ambiguïté  de  cette  philosophie;  sensualiste 
par  éducation,  Berkeley  fut  idéaliste  par  nature.  Disciple  de  Locke,  il 
devait  tenir  toujours  par  quelques  liens  à  cette  philosophie  de  sa  pre- 
mière jeunesse;  mais  son  esprit  généreux  s'effrayait  des  conséquences 
désespérantes  du  matérialisme,  et  le  grand  travail  de  sa  vie  fut  de  réta- 
blir la  morale  sur  les  bases  de  la  foi  en  une  providence  distributrice  des 
récompenses  et  des  peines.  Aussi  sa  philosophie  est-elle  comme  un  effort 
puissant  du  sensualisme  pour  s'élever  à  une  preuve  de  l'existence  de 
Dieu.  —  Il  redoute  tellement  la  matière  qu'il  repousse  l'existence  de  la 
substance  matérielle  en  soi,  en  vertu  de  ce  principe,  que  Hegel  n'eût 
pas  dédaigné  :  «  ce  qui  est  inintelligible  est  impossible,  et  n'existe  pas 
pour  nous.  »  Par  une  analyse  admirable  de  la  perception,  il  réduit  la 
matière  au  phénomène,  et  établit  que,  pour  le  phénomène,  être,  c'est 
être  perçu.  Une  série  de  phénomènes,  dont  la  production  ni  l'enchaîne- 
ment ne  dépendent  de  nous,  voilà  le  monde.  Cet  enchaînement,  appelé 
hors  de  nous  système  des  lois  de  la  nature,  se  réfléchit  en  nous  et  y 
crée  les  lois  de  l'association.  Grâce  à  ces  lois,  chaque  phénomène  est 
relié  à  tous  ceux  de  la  série  indéfinie  qui  constitue  la  nature  physique , 
c'est-à-dire  que  chaque  sensation  tient  à  toutes  celles  qui  l'ont  précédée 
ou  doivent  la  suivre;  ainsi  le  monde  nous  est,  à  chaque  instant,  re- 
présenté tout  entier  par  la  sensation  actuelle,  et  notre  âme  est  sans 
cesse  le  miroir  de  ce  qu'on  appelle  univers  physique.  On  voit  que 
sur  quelques  points  Leibniz,  vieillissant,  eût  appris  peu  de  chose  au 
jeune  agrégé  de  Trinity-Collegè  qui  consignait  de  telles  pensées  dans 
ses  notes  entre  sa  dix-huitième  et  sa  vingt-quatrième  année.  —  Chaque 
phénomène  prend  parr  là  même  une  signification  que  nous  interprétons, 
qui  nous  dévoile  un  coin  de  l'avenir,  et  sur  laquelle  nous  réglons  notre 
conduite.  Quelle  est  donc  la  puissance  qui  dirige  ainsi  notre  pensée  et 
notre  volonté?  Ces  signes,  nous  ne  leur  donnons  pas  l'existence,  nos 
sensations  viennent  d'un  autre  que  de  nous  ;  elles  viennent  donc  de 
quelque  inconnu.  Cet  inconnu,  nous  devons  nous  le  représenter  à  l'image 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  seul  être  capable  de  cre'er  des  signes,  de  les  entendre,  de  s'en  servir 
pour  communiquer  avec  d'autres  êtres,  à  l'image  de  l'homme.  Il  est  in- 
telligent et  prévoyant,  il  est  tout-puissant  sur  nous,  il  est  notre  maître, 
le  maître,  l'organisateur  et  le  moteur  du  monde  :  il  est  Dieu,  et  l'uni- 
vers est  son  langage.  C'est  sous  l'œil  de  ce  Dieu,  toujours  présent  dans 
chaque  phénomène,  que  nous  vivons;  redoutons  sa  colère,  et  soyons 
justes  pour  mériter  son  indulgence. 

On  voit  par  là  si  cette  philosophie  est  philanthropique,  si  elle  marche 
d'ensemble  vers  un  but  pratique,  trop  pratique  peut-être  pour  la  ma- 
jesté de  ce  Dieu,  créé  tout  exprès  pour  donner  au  monde  des  sens  quel- 
que solidité  ;  trop  pratique  surtout  pour  la  pureté  de  cette  morale,  im- 
parfaitement dépouillée  de  tout  principe  d'intérêt.  — On  voit  aussi  que, 
si  Berkeley  part  d'une  sorte  de  phénoménisme,  c'est  pour  conclure  en 
plaçant  toute  réalité  dans  l'esprit,  humain  et  divin.  Sans  doute,  c'est 
en  qualité  de  sensiialiste  qu'il  a  le  plus  agi  sur  son  siècle  :  c'est  qu'un 
homme  n'agit  pas  sur  son  temps  par  celles  de  ses  idées  qui  lui  sont 
le  plus  chères,  mais  par  celles  qui  conviennent  le  mieux  au  génie  de 
son  temps.  D'ailleurs  on  oublie  trop  l'influence  idéaliste  de  Berkeley;  il 
est  le  premier  peut-être  qui  se  soit  demandé  ce  que  signifie  le  mot  de 
réalité,  appliqué  au  monde  matériel ,  et  il  a  ainsi  préparé  la  fameuse 
distinction  kantienne  du  subjectif  et  de  l'objectif  dans  la  connaissance. 
—  En  somme,  Berkeley  est  le  moins  sensualiste  de  tous  ceux  qui,  éle- 
vés dans  le  sensualisme,  en  sont  sortis  plus  tard.  Dès  ses  premiers 
écrits,  il  ne  pouvait  admettre  que  notre  foi  à  l'ordre  de  l'univers  fût  un 
produit  de  l'expérience;  il  la  faisait  naître  de  la  nature  religieuse  de 
l'homme.  Après  quelques  années  de  solitude,  on  ses  tendances  origi- 
nales purent  se  développer,  il  exposait  dans  le  plus  personnel  de  ses  ou- 
vrages, le  Siris,  des  idées  d'un  idéalisme  élevé,  de  plus  en  plus  dégagé 
de  toute  préoccupation  sensualiste. 

Cette  tendance  domina  en  lui  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie;  elle 
donne  un  caractère  de  vraie  grandeur  à  cette  vieillesse  calme  dont  on 
ne  voit  pas  approcher  la  fin  dans  ce  simple  récit  sans  une  sorte  de 
serrement  de  cœur.  De  toute  cette  vie  de  travail  et  de  bienfaisance,  si 
énergiquement  persévérante  et  si  doucement  résignée,  aussi  bien  que 
de  tous  ces  écrits  inspirés  par  le  plus  noble  désintéressement,  ressort 
une  vérité  qui  les  domine  et  les  éclaire ,  et  qui  a  été  pour  Berkeley  le 
mobile  unique  et  l'unique  consolation  :  il  n'est  pas  un  homme  qui  ne 
tienne  entre  ses  mains  une  parcelle  du  bonheur  de  ses  semblables. 

A.    BURDEAU. 


Le  directeur-gérant,  C.  Buloz. 


ETA  HOLDENIS 


I 


QUATRIÈME   PARTIE     l). 


\, 


Il  est  difficile,  madame,  de  faire  un  bon  tableau;  pourtant,  quand 
on  s'y  applique,  on  y  parvient  quelquefois.  Il  n'est  pas  moins  dif- 
ficile de  sauver  une  femme  qui  se  noie  ;  on  s'en  tire  quand  on  est 
bon  nageur.  On  apprend  à  nager  comme  on  apprend  à  peindre^, 
mais  il  est  un  art  qui  ne  se  laisse  ni  apprendre,  ni  enseigner,  parce 
qu'il  n'a  point  de  règles  certaines  :  on  l'appelle  l'art  de  vivre.  Peut- 
être  avez-vous  à  ce  sujet  des  lumières  supérieures;  je  me  suis  con- 
vaincu, quant  à  moi,  par  ma  petite  expérience,  que  vouloir  calculer 
et  diriger  les  conjonctures  de  ce  bas  monde  est  une  prétention  aussi 
vaine  que  celle  des  astrologues,  et  que  les  futuritions  des  sages 
valent  les  prophéties  des  bohémiennes.  On  réussit-souvent  en  dépit 
de  tout  et  du  bon  sens,  et  souvent  on  échoue  en  ayant  tout  pour 
soi  ;  tel  homme  se  sauve  par  ce  qui  devait  le  perdre,  tel  autre  se 
perd  par  ce  qui  devait  le  sauver.  N'attendons  pas  de  la  philosophie 
qu'elle  nous  instruise  à  gouverner  notre  destinée  ni  celle  des  autres, 
elle  ne  peut  nous  servir  qu'à  nous  désintéresser  de  nos  petites 
affaires.  Encore  faut-il  que  la  vieillesse  lui  vienne  en  aide!  Voilà 
notre  sort,  madame,  ce  qui  ne  m'empêche  pas  de  compter  ferme- 
ment que  nous  mourrons  centenaires,  vous  et  m.oi,  et  que  nous  se- 
rons jusqu'à  la  fin  très  sages  et  très  heureux. 

J'abandonne  mes  réflexions  pour  reprendre  le  fil  de  mon  histoire. 
jjnie  ^Q  Mauserre  m'avait  promis  qu'elle  ferait  un  effort  sur  son 

(1;  Voyez  la  Revue  des  1"  et  15  janvier,  et  du  l"  février. 

TOME  cm.  —  15  FÉVRIER  1873.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chagrin,  qu'elle  renoncerait  dès  le  lendemain  à  sa  migraine  et  à  sa 
réclusion.  Cet  effort  lui  parut  trop  grand,  elle  s'entêta  malgré  mes 
conseils  à  faire  la  malade  et  à  se  cantonner  dans  sa  chambre;  elle 
n'avait  pas  le  courage,  disait-elle,  d'affronter  certains  regards  où 
elle  croirait  lire  sa  condamnation. 

M™^  d'Arci,  étant  allée  prendre  de  ses  nouvelles,  n'eut  pas  be- 
soin de  l'interroger  longtemps  pour  savoir  à  peu  près  ce  qui  s'était 
passé.  Elle  me  rencontra  une  demi-heure  après  et  me  dit  :  —  Eh 
bien  !  ce  que  vous  redoutiez  le  plus  est  arrivé. 

—  Oui,  lui  dis-je;  heureusement  nous  sommes  sans  reproche. 

—  Et  maintenant  qu'allons-nous  faire? 

—  Une  voie  d'eau  s'est  déclarée;  que  chacun  apporte  son  étoupe! 

—  Vous  n^  voulez  plus  agir  de  concert  avec  nous? 

—  M.  d'Arci,  lai  répondis-je,  serait  pour  moi  un  allié  compro- 
mettant; nous  chantons  le  même  air,  m.ais  la  chanson  n'est  pas  la 
même.  Je  vous  rends  votre  liberté,  chère  madame;  laissez-moi  la 
mienne. 

Elle  me  quitta  un  peu  étonnée  de  mes  allures  discrètes. 

Quelques  heures  plus  tard,  M"^  Holdenis  descendit  sur  la  terrasse 
avec  son  élève,  qui  était  remise  de  son  indisposition.  Elle  s'assit  sur 
un  banc  et  la  regarda  sauter  à  la  corde.  M'"*"  d'Arci,  qui  se  prome- 
nait au  bras  de  son  mari  dans  une  autre  partie  du  jardin,  le  quitta 
pour  aller  droit  à  Meta  et  lui  demanda  la  faveur  d'un  instant  d'en- 
tretien. —  Chère  petite,  dit-elle  à  l'enfant,  va  jouer  un  peu  plus 
î^in;  nous  te  rappellerons  tout  à  l'heure. 

—  Il  n'y  a  qu'une  personne  qui  ait  le  droit  de  me  commander, 
repartit  Lulu  eu  consultant  le  visage  de  sa  gouvernante,  dont  les 
yeux  lui  intimèrent  l'ordre  de  s'éloigner.  Elle  obéit  incontinent. 

—  Vous  exercez  sur  cette  petite  fille  un  empire  singulier,  dit 
M""^  d'Arci;  vous  la  menez  à  la  baguette. 

—  Je  l'aime  beaucoup,  madame;  c'est  tout  mon  secret. 

—  Je  suis  persuadée,  mademoiselle,  que  vous  avez  autant  de 
cœur  que  d'intelligence,  et  cela  me  décide  à  vous  présenter  une  re- 
quête en  faisant  appel  à  la  délicatesse  de  vos  sentimens.  Vous  pres- 
sentez sans  doute  ce  que  je  veux  dire? 

—  Non,  madame;  mais  je  suis  prête  à  vous  entendre. 

—  ri  y  a  ici  près  une  femme  qui  est  bien  malheureuse  ;  vous  êtes 
la  cause  involontaire  de  ses  souffrances.  A  tort  ou  à  raison  les  atten- 
tions que  vous  témoigne  mon  père  lui  ont  inspiré  quelque  jalousie, 
et,  comme  ses  impressions  sont  très  vives,  elle  a  conçu  des  alarmes 
qui  sont  exagérées,  j'en  suis  sûre.  Ne  ferez- vous  rien  pour  lui  rendre 
îe  repos  et  le  bonheur? 

—  Que  puis-je  faire,  madame? 


META   HOLDENIS.  739 

—  Partir  le  plus  tôt  possible,  en  emportant  notre  estime  et  nos 
regrets. 

—  M.  de  Mauserre  vous  a-t-il  chargée  de  me  signifier  mon  congé? 
J'obéirais  avec  joie.  Croyez  qu'il  me  tarde  d'avoir  quitté  les  Char- 
milles; j'y  suis,  moi  aussi,  bien  malheureuse. 

—  Mon  père  ne  m'a  chargée  de  rien,  mademoiselle. 

—  Allez  le  trouver,  madame,  et  obtenez  qu'il  m'ordonne  départir; 
je  vous  en  serai  reconnaissante. 

—  Qu' est-il  besoin,  mademoiselle,  d'attendre  cet  ordre?  Votre 
cœur  ne  vous  en  donne-t-il  point? 

—  Si  vous  étiez  mieux  informée,  madame,  vous  sauriez  que  dans 
un  moment  où  j'avais  des  dégoûts,  comme  je  pensais  à  m'en  aller, 
M.  de  Mauserre  m'a  obligée  de  rester,  en  m'arrachant  la  promesse 
d'attendre  son  consentement. 

—  Vous  m'étonnez,  mademoiselle.  Une  telle  promesse  est-elle 
capable  de  vous  retenir  une  heure  de  plus  dans  une  maison  où  vous 
avez,  sans  le  vouloir,  semé  la  zizanie,  apporté  le  trouble  et  le  cha- 
grin? 

—  J'ai  donné  ma  parole,  et  je  ne  me  dégage  pas  ainsi  de  ma  pa- 
role. 

—  J'aurais  cru,  dit  M'"®  d'Arci  en  s' animant,  que  le  devoir  nous 
commandait  de  sacrifier  les  petites  obligations  aux  grandes. 

—  Peut-être  n'avons-nous  pas  la  même  idée  du  devoir,  répondit- 
elle  doucement.  Vous  avez  votre  conscience,  j'ai  la  mienne. 

—  La  vôtre  est  mystérieuse,  mademoiselle;  le  désespoir  de 
M'"^  de  Mauserre  la  laisse  bien  tranquille. 

—  Vous  êtes  téméraire  dans  vos  jugemens,  madame.  Interrogez 
M'"®  de  Mauserre;  elle  vous  dira  si  je  suis  indifférente  à  ses  peines, 
et  puisque  vous  semblez  croire  que  je  vous  dois  compte  de  ma  con- 
duite, c'est  moi,  madame,  sachez-le  bien,  qui  l'ai  conjurée  de  sol- 
liciter et  d'obtenir  mon  renvoi. 

—  Vraiment,  mademoiselle?  Eh  bien  !  voulez- vous  savoir  ce  que 
j'aurais  fait  à  votre  place?  Je  me  serais  tue,  et  je  serais  partie. 

—  Ah  !  madame,  quoi  que  je  fasse,  je  suis  condamnée  d'avance 
dans  votre  esprit.  La  superbe  justice  de  la  comtesse  d'Arci  ne  se 
croit  pas  tenue  d'être  équitable  pour  une  pauvre  fille  qui  n'a  rien  et 
qui  n'est  rien.  Heureusement  il  y  a  là-haut  un  juge  suprême  qui  re- 
garde du  même  oeil  les  grands  et  les  petits. 

—  Mais  enfin,  reprit  avec  vivacité  M'"«  d'Arci,  que  cette  douceur 
obstinée  irritait  de  plus  en  plus,  si  M'"^  de  Mauserre  n'obtient  pas 
votre  renvoi . . . 

—  Elle  l'obtiendra,  n'en  doutez  point,  interrompit-elle  avec  un 
demi-sourire.  Daignez  avoir  un  peu  de  patience;  demain  ou  après- 


7A0  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

demain  je  serai  rentrée  dans  mon  néant,  et  vous  serez  délivrée  à  ja- 
mais de  mon  importune  présence. 

—  Mais  supposons,  je  vous  prie,  que  M'""*  de  Mauserre,  qui  est 
moins  ingénieuse,  moins  persuasive  que  vous,  mademoiselle,  et 
qui  n'entend  rien  à  l'art  de  gagner  ses  procès  par  d'adroites  insi- 
nuations; supposons,  vous  dis-je,  qu'elle  s'y  prenne  gauchement  et 
qu'elle  essuie  un  refus;  —  puis-je  savoir  ce  que  vous  ferez? 

—  J'interrogerai  Dieu  à  genoux,  et  il  me  répondra,  dit-elle  en 
levant  les  yeux  au  ciel. 

M.  d'Arci  s'était  rapproché  peu  à  peu.  Se  mêlant  tout  à  coup  à 
l'entretien  :  —  Yotre  Dieu,  mademoiselle,  s'écria-t-il,  je  le  con- 
nais :  c'est  le  Dieu  des  intrigans  et  des  cafards,  et  quand  vous  l'in- 
terrogerez à  genoux ,  ce  Dieu  très  complaisant,  il  vous  répondra  : 
«  Ne  t'en  va  pas ,  minette;  il  y  a  ici  deux  cent  mille  bonnes  petites 
livres  de  rente  à  gagner,  que  tu  prendras  un  jour  en  pleurant,  car 
tu  as  la  larme  facile  et  il  faut  toujours  pleurer  en  prenant.  »  Mor- 
bleu! ne  puis-je  apercevoir  sur  cette  terrasse  un  athée  de  bonne 
foi,  que  j'aie  le  plaisir  de  l'embrasser  sur  les  deux  joues! 

—  Mon  Dieu  a  horreur  des  blasphèmes,  monsieur,  répliqua-t-elîe 
en  se  levant;  mais  il  pardonne  à  ceux  qui  les  profèrent  quand  ils 
ne  savent  ce  qu'ils  font. 

Gomme  elle  s'en  allait,  il  la  retint  par  le  bras,  il  entendait  vider 
son  dossier;  mais  en  cet  instant  Lulu,  qui  s'était  approchée  d'un 
fourré,  poussa  un  cri.  Sa  gouvernante  courut  à  elle.  —  Une  vipère! 
lui  dit  l'enfant  toute  pâle  en  reculant  et  lui  montrant  du  doigt  le 
plus  innocent  des  orvets. 

—  "Vous  vous  effrayez  à  tort,  lui  repartit  Meta,  qui  la  prit  par  la 
main.  Les  vipères  ont  la  tête  plate  et  un  air  moins  avenant. 

—  Défie-toi,  Lulu,  de  l'histoire  naturelle  de  ta  gouvernante, 
s'écria  M.  d'Arci.  Je  te  montrerai  des  vipères  qui  n'ont  point  la  tête 
plate,  et  dont  le  regard  est  confît  en  douceur. 

Meta  l'interrompit  par  un  gémissement;  attachant  sur  lui  ses 
yeux  pleins  de  larmes,  elle  lui  dit  :  —  Monsieur,  quand  je  suis 
seule,  je  me  mets  à  votre  merci  ;  mais,  de  grâce,  ne  m'insultez  pas 
en  présence  de  cette  enfant. 

Et  elle  emmena  Lulu,  qui,  la  voyant  pleurer,  se  retourna  vers 
M.  d'Arci  et  le  regarda  de  l'air  farouche  d'un  Eliacin  devant  qui  on 
insulte  Jéhovah.  —  Méchant,  tu  la  fais  pleurer,  lui  cria-t-elle,  je 
m'en  plaindrai  à  quelqu'un. 

Comme  la  veille,  ni  M"'  Holdenis,  ni  M'"'  de  Mauserre  ne  paru- 
rent au  dhier,  qui  fut  court  et  silencieux.  En  sortant  de  table,  j'al- 
lai courir  la  campagne.  Résolu  d'avoir  le  soir  même  avec  Meta  une 
explication  décisive,  je  me  proposais  de  la  relancer  dans  son  impé- 


META   UOLDENIS.  741 

nétrable  nursery,  dussé-je  m'y  introduire  par  la  fenêtre;  mais  je 
voulais  attendre  l'heure  où  Lulu  s'endormait. 

Le  parc  avait  deux  issues,  l'une  sur  la  grande  route  qui  conduit 
à  Crémieu ,  l'autre  sur  un  vallon  sauvage  dont  la  mélancolie  et  la 
nudité  rappelaient  à  M.  de  Mauserre  certains  sites  de  la  campagne 
de  Rome.  C'est  dans  cette  solitude  qu'il  promenait  le  soir  ses  rê- 
veries. Il  traversait  le  parc  dans  sa  longueur  et  s'échappait  par  une 
petite  porte  à  poulie  que  fermait  un  simple  verrou.  Aussi  persé- 
vérant que  subtil,  il  avait,  à  force  de  soins,  dressé  son  cheval  à 
pousser  ce  verrou;  il  était  plus  fier  de  ce  résultat  que  d'avoir  écrit 
l'histoire  de  Florence.  Du  sentier  que  je  suivais,  je  le  vis  s'achemi- 
ner le  long  de  l'avenue;  absorbé  dans  ses  pensées,  il  ne  m'aperçut 
point.  Je  le  laissai  prendre  les  devans,  et,  quand  je  sortis  après  lui 
par  la  petite  porte,  il  avait  disparu. 

Quelques  instans  plus  tard,  j'étais  accroupi  sur  le  talus  d'un 
fossé,  au  bord  d'un  chemin  désert.  A  ma  droite,  je  voyais  se  dé- 
ployer l'immensité  de  la  plaine  dans  le  gris  de  la  nuit,  qui  com- 
mençait à  s'épaissir.  Une  clarté  rose  répandue  au  couchant  s'étei- 
gnait de  minute  en  minute.  Quelques  étoiles  apparaissaient  déjà, 
et  la  terre  se  taisait  pour  écouter  le  silence  du  ciel.  Pas  d'autre 
bruit  que  le  chant  d'un  grillon  et  le  cri  d'une  faux  que  repassait 
une  fois  encore  un  faucheur  attardé.  En  face  de  moi  se  dressait  un 
rocher  creux,  aux  arêtes  vives  et  couronné  d'une  touffe  de  char- 
dons de  Notre-Dame  qui  se  profilaient  sur  l'horizon.  A  la  lumière 
douteuse  du  crépuscule ,  les  objets  les  plus  insignifians  prennent 
un  sens  et  un  air;  ils  ont  des  attitudes,  des  gestes.  Ces  chardons 
étaient  au  fait  de  ce  qui  m'occupait,  ils  m'en  disaient  leur  senti- 
ment. La  lune  vint  bientôt  se  mêler  à  notre  conversation.  Elle  se 
leva  dans  l'intervalle  que  laissaient  entre  elles  deux  montagnes;  je 
la  vis  poindre  au  bout  d'une  longue  allée  de  saules,  dont  les  bran- 
ches se  rejoignaient  au-dessus  d'elle  en  forme  de  dais.  Je  m'ima- 
ginai qu'elle  se  détachait  du  ciel  pour  accourir  à  moi ,  et  que  les 
saules  frémissaient  à  son  approche.  C'est  vous  dire,  madame,  que 
mon  esprit  n'était  pas  dans  son  assiette  accoutumée;  je  n'ai  pas 
l'habitude  de  croire  que  la  lune  se  dérange  si  facilement  pour  moi. 
Je  m'étendis  sur  le  revers  du  fossé,  et  je  fermai  les  yeux.  Si  quel- 
qu'un passa  sur  le  chemin,  il  dut  me  prendre  pour  un  homme  en- 
dormi. Je  ne  dormais  pas,  je  songeais  à  m'aftermir  dans  une  ré- 
solution dont  je  calculais  les  hasards.  Je  me  redressai  en  disant 
à  je  ne  sais  qui  :  —  Au  diable  l'ergoteur!  Il  est  certain  que  je  suis 
amoureux,  et  il  est  presque  certain  que  je  suis  aimé. 

Je  venais  de  rentrer  dans  le  parc  par  la  petite  porte;  soudain 
j'aperçus  à  quelque  cent  pas  de  moi  une  ombre  qui  se  dirigeait  ra- 


752  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

pideinent  de  mon  côté.  Elle  courait  plutôt  qu'elle  ne  marchait.  Je 
m'effaçai  derrière  un  tronc  d'arbre,  et  je  la  regardai  s'approcher. 
Je  reconnus  Meta.  Elle  était  enveloppée  d'un  manteau  brun  dont 
elle  avait  relevé  le  capuchon  sur  sa  tête;  elle  portait  un  petit  sac 
de  voyage  à  la  main. 

Comme  elle  allait  me  dépasser,  je  sortis  précipitamment  de  mon 
embuscade,  et  lui  barrai  le  passage.  Elle  fit  un  geste  d'effroi.  —  De 
grâce,  me  dit-elle,  ouvrez-moi  le  chemin. 

—  Où  donc  allez-vous  à  si  grands  pas? 

—  Droit  devant  moi.  Je  m'enfuis  d'une  maison  où  je  suis  mé- 
connue, haïe,  outragée.  Vous  ne  savez  pas  ce  qu'ils  m'ont  dit  ce 
matin.  Que  n'étiez-vous  là!  vous  auriez  aboyé  avec  la  meute. 

—  Je  ne  vous  ai  jamais  insultée,  lai  répliquai -je.  Je  vous  ai  gron- 
dée, durement  peut-être;  n'en  ai-je  pas  le  droit,  puisque  en  dépit 
de  ma  raison,  de  mes  soupçons,  de  mes  justes  colères,  en  dépit  de 
tout,  j'ai  la  sottise  de  vous  aimer  encore? 

Il  lui  échappa  un  soupir,  ou,  pour  mieux  dire,  un  cri  mal  étouffé. 
—  Ne  vous  jouez  pas  de  moi,  balbutia- 1- elle,  et  laissez -moi 
partir. 

—  Je  n'aurais  garde.  Je  m'étais  promis  d'avoir  dès  ce  soir  une 
explication  avec  vous.  Grâce  au  hasard,  qui  me  veut  du  bien,  je 
n'aurai  pas  besoin  d'enfoncer  votre  porte  ou  votre  fenêtre.  Une  seule 
chose  m'inquiète. 

Elle  me  questionna  du  regard.  —  Pourquoi,  lui  dis-je,  avez-vous 
choisi  ce  chemin  pour  vous  en  aller? 

—  Parce  que  je  pensais  n'y  rencontrer  personne. 

—  Permettez ,  vous  étiez  à  peu  près  sûre  d'y  rencontrer  quel- 
qu'un qui  s'y  promène  tous  les  soirs  à  cheval. 

—  J'aurais  bien  su  l'éviter,  repartit-elle  vivement. 

—  Je  me  plais  à  le  croire;  autrement  vos  aboyeurs  vous  accuse- 
raient d'avoir  voulu  vous  ménager  une  rentrée  triomphale. 

Elle  se  récria  d'indignation  :  —  Ne  voyez-vous  pas  que  vous 
m'insultez,  vous  aussi? 

—  Étant  jaloux,  je  suis  soupçonneux.  Et  maintenant,  continuez 
votre  promenade,  si  vous  le  voulez;  je  ne  vous  retiens  plus,  mais 
je  saurai  ce  que  j'en  dois  penser. 

Elle  jeta  son  sac  à  terre  avec  violence,  et  se  laissant  tomber 
sur  un  banc  :  —  Ah!  mon  Dieu,  s'écria-t-elle,  tout  est  donc  im- 
possible ! 

Je  m'assis  auprès  d'elle,  et  je  lui  dis  :  —  Il  y  a  une  chose  pos- 
sible et  qui  arrangerait  tout;  ce  serait... 

—  Oh!  parlez.  Je  suis  si  lasse  de  la  vie  que  je  mène  depuis 
quelques  jours,  que  je  vous  promets  de  faire  ce  que  vous  me  direz. 


META   HOLDEISIS.  /iiS 

—  Eh  !  parbleu,  cette  solution  possible  serait  de  nous  épouser. 
Elle  eut  un  frisson;  elle  releva  lentement  la  tête,  me  regarda 

d'un  air  de  stupeur.  — Je  donnerais  beaucoup,  dit-elle  tout  bas, 
pour  croire  que  vous  me  parlez  sérieusement. 

—  Vous  doutez  toujours  de  mon  sérieux,  lui  répondis-je  en  pas- 
sant doucement  mon  bras  autour  de  sa  taille.  Je  ne  sais  pas  prendre 
le  ton  élégiaque  ni  des  attitudes  penchées;  je  ne  suis  pas  né  saule 
pleureur.  En  revanche,  je  puis  me  rendre  le  témoignage  que  je  n'ai 
jamais  trompé  personne.  Vous  me  connaissez;  vous  savez  que  je 
.suis  un  naïf  et  que  je  n'ai  qu'une  parole.  Ma  conduite  a  été  nette; 
j'ai  cru  trouver  du  louche  dans  la  vôtre,  et  j'avais  juré  de  renoncer 
à  VOUS;  mais  depuis  le  jour  où  vous  avez  voulu  me  noyer  au  fond 
d'un  lac,  que  ma  raison  me  le  pardonne!  je  vous  adore.  La  figure 
que  vous  aviez  en  exécutant  ce  beau  coup  me  hante,  me  poursuit, 
je  la  revois  en  rêve.  Vous  n'avez  pas  réussi  à  mourir  avec  moi;  re- 
venons à  notre  premier  plan,  qui  était  le  plus  sensé,  et  vivons  en- 
semble en  nous  rendant  l'un  l'autre  aussi  heureux  que  «nous  le 
pourrons.  Je  vous  ai  dit  naguère  que  je  n'avais  ja  nais  été  amou- 
reux que  de  Velasquez;  je  me  rétracte,  je  vous  aime  autant  que 
lui,  quoique  d'une  autre  façon,  puisque  je  n'ai  jamais  eu  la  moindre 
envie  de  l'épouser.  Mes  explications  manquent  peut-être  de  clarté; 
mon  idée  pourtant  me  paraît  très  claire.  Vous  serait-il  possible,  de 
votre  côté,  non  de  m'adorer,  —  je  ne  suis  pas  si  exigeant,  —  mais  de 
m'aimer  un  peu  et  de  n'aimer  personne  plus  que  moi?  Je  vous  de- 
mande pour  la  dernière  fois  si  vous  consentez  à  devenir  ma  femme, 
et  je  m'engage  par  la  lune  qui  nous  contemple  à  être  un  mari  très 
dévoué,  très  complaisant  et  très  gentil.  Sommes-nous  d'accord?  Qui 
ne  dit  mot  consent.  Seulement  je  désire  que  cette  afïliire  soit  réglée 
dès  ce  soir;  je  n'entends  pas  vous  laisser  à  vos  hésitations,  ni  rester 
vingt-quatre  heures  de  plus  dans  les  transes  de  mes  perplexités. 
Vous  allez  rentrer  au  château,  où,  après  vous  être  consultée,  vous 
m'écrirez  une  lettre  par  laquelle  vous  me  répondiez  un  oui  aussi 
net,"  aussi  précis,  aussi  tendre  que  possible.  Ne  craignez  pas  d'exa- 
gérer un  peu  vos  sentimens,  ni  d'outrer  vos  expressions;  je  n'abu- 
serai point  de  vos  hyperboles,  je  ne  suis  pas  un  fat.  Demain  je  me 
présenterai  chez  M.  de  Mauserre  votre  lettre  à  la  main,  et  je  lui 
dirai  carrément  ou  rondement,  comme  il  vous  plaira  :  —  M"^  Hol- 
denis  vous  avait  promis  ds  ne  pas  vous  quitter,  elle  ne  dispose  plus 
d'elle-même,  elle  appartient  au  quidam  qui  doit  l'épouser,  et  ce 
quidam,  c'est  moi;  elle  partira  tantôt  pour  Genève,  où  elle  attendra 
le  jour  très  prochain  de  notre  mariage. 

Je  m'interrompis  un  instant,  je  prêtai  l'oreille;  je  crus  entendre 
hennir  un  cheval.  —  Si  vous  n'aimez  pas  écrire,  repris-je,  tout  à 


754  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'heure   quelqu'un  passera  ici,  et  nous  lui  expliquerons  de  vive 
voix... 

—  Oh  !  non,  s'écria-t-elle,  je  ne  veux  pas  le  voir  ni  lui  parler.  11 
y  a  en  lui  je  ne  sais  quoi  qui  m'impose  et  me  fait  peur.  J'aime 
mieux  écrire.  Dieu  soit  avec  nous  ! 

A  ces  mots,  elle  se  leva  en  sursaut;  puis,  s'étant  penchée  vers  moi 
et  de  ses  deux  mains  m'ayant  fermé  hermétiquement  les  deux  yeux, 
elle  m'appliqua  sur  la  bouche  un  long  baiser  qui  me  fit  tourner  la 
tète  comme  une  toupie  de  Nuremberg.  Elle  me  permit  de  le  savou- 
rer, ce  baiser;  mais  elle  ne  voulait  pas  que  je  le  visse.  Quand  elle 
eut  retiré  ses  mains  et  que  j'eus  rouvert  les  yeux,  il  me  sembla 
qu'il  y  avait  au  ciel  deux  ou  trois  lunes,  et  qu'elles  versaient  sur 
tous  les  arbres  du  parc  une  pluie  d'argent  qui  tombait  de  branche 
en  branche  et  de  feuille  en  feuille  en  grésillant. 

Cependant  elle  avait  ramassé  son  sac  de  maroquin  et  s'était  en- 
fuie d'un  pied  léger.  Je  m'élançai  à  sa  poursuite.  Au  bout  de  dix 
pas,  je  m'arrêtai,  posant  la  main  sur  mon  cœur,  qui  battait  à  tout 
rompre.  —  Tony,  me  dis-je,  ne  faisons  pas  follement  une  chose 
raisonnable. 

J'étais  mal  remis  de  mon  émotion  quand  je  vis  se  dessiner  près 
de  moi,  sur  le  sable  de  l'allée,  l'ombre  d'un  cheval  et  d'un  cavalier. 
Une  voix  me  cria  :  —  C'est  vous,  Tony?  Je  suis  bien  aise  de  vous 
rencontrer;  j'avais  un  mot  à  vous  dire.  Ce  matin,  on  s'est  permis 
d'outrager  indignement  une  personne  que  j'estime  et  à  qui  je  dois 
protection,  car  elle  fait  partie  de  ma  maison.  On  a  formé  le  projet, 
paraît-il,  de  la  chasser  d'ici  à  force  de  mauvais  procédés  et  de  dé- 
goûts. Soyez  assez  bon  pour  insinuer  à  l'inventeur  de  ce  petit  com- 
plot qu'il  joue  gros  jeu,  et  qu'il  risque  de  me  pousser  à  des  résolu- 
tions extrêmes,  dont  je  serais  peut-être  le  premier  à  me  repentir. 

Puis,  sans  attendre  ma  réplique,  il  piqua  des  deux,  et  l'épais- 
seur d'une  charmille  le  déroba  bientôt  à  ma  vue. 

Dans  le  courant  de  la  même  soirée,  M"«  Holdenis  se  présentait 
chez  M™"^  de  Mauserre.  Trouvant  le  verrou  tiré,  elle  frappa  timide- 
ment et  murmura  :  —  Ouvrez,  madame,  je  vous  en  supplie;  je 
viens  vous  annoncer  une  bonne  nouvelle. 

La  porte  s'entre-bâilla.  —  Une  bonne  nouvelle  !  répondit  M'"<^  de 
Mauserre,  qui  ne  put  se  résoudre  à  prendre  la  main  que  lui  tendait 
Meta.  Et  c'est  vous  qui  l'apportez? 

—  Que  vous  êtes  pâle,  madame  !  et  que  votre  visage  fait  peine  à 
voir!  Tout  à  l'heure,  quand  vous  m'aurez  entendue,  les  roses  vont 
refleurir  sur  vos  joues,  et  vous  sourirez  comme  autrefois.  Sachez 
«îonc...  Madame,  je  suis  si  troublée  que  je  ne  sais  par  où  com- 
mencer. 


META   HOLDENIS.  7/l5 

Elle  finit  pourtant  par  trouver  son  commencement,  et  de  fil  en 
aiguille  elle  raconta  l'entretien  qu'elle  avait  eu  avec  moi  et  nos 
communes  conclusions.  M'"^  de  Mauserre  eut  un  saisissement  de 
joie,  elle  la  pressa  sur  son  cœur  comme  si  elle  eût  voulu  l'étouffer. 
—  Que  je  vous  aime,  ma  chère!  s'écriait-elle;  vous  le  méritez  bien, 
d'abord  parce  que  vous  êtes  un  cœur  honnête  et  franc  comme  l'or,, 
mais  surtout  parce  que  vous  aimez  Tony,  car  vous  l'aimez,  n'est-ce 
pas?  et  vous  l'épouserez.  Pourquoi  m'en  avoir  fait  un  mystère? 

—  Excusez-moi,  madame;  j'avais  peine  à  démêler  mes  propres 
sentimens.  J'étais  hésitante,  combattue,  incertaine  d'être  aimée. 
La  première  fois  qu'il  m'a  dit  :  Youlez-vous  être  ma  femme?  il  avait 
le  ton  demi- badin,  et  il  me  parut  qu'il  se  moquait  de  moi.  Un  jour, 
il  m'a  parlé  si  durement  que  j'ai  cru  qu'il  me  méprisait.  Je  doutais 
de  lui,  aujourd'hui  je  ne  doute  presque  plus.  Adieu,  madame;  j'ai 
voulu  vous  procurer  une  bonne  nuit,  et  j'y  ai  réussi,  je  pense. 

Elle  se  retirait;  M"*  de  Mauserre  la  rappela.  —  Et  cette  lettre 
qui  doit  tout  sauver,  tout  réparer,  l'avez-vous  écrite? 

—  La  pauvre  tête  que  je  suis!  répondit-elle.  Je  viens  de  passer 
une  heure  devant  ma  table,  cherchant  vainement  à  rassembler  mes 
idées,  qui  dansaient  autour  de  moi  comme  des  écoliers  en  révolte. 
Au  surplus,  la  main  me  tremblait  si  fort  que  ma  pauvre  lettre  n'au- 
rait pas  été  lisible.  Il  vaut  mieux  que  je  m'endorme  sur  mon  émo- 
tion; j'écrirai  demain. 

—  Demain? 

—  Soyez  sans  crainte,  il  aura  ma  lettre  avant  midi. 

—  Non,  ma  chère.  Il  faut  écrire  dès  ce  soir  ;  demain  n'est  pas  à 
nous.  Je  vous  aiderai,  on  se  tire  quelquefois  d'affaire  avec  un  peu 
de  secours,  et,  si  la  main  vous  tremble,  je  vous  servirai  de  secré- 
taire ;  vous  n'aurez  que  la  peine  de  recopier. 

Aussitôt,  malgré  les  protestations  et  les  résistances  de  Meta,  elle 
apporta  sur  la  table  un  encrier,  une  plume,  un  buvard  d'où  elle 
tira  un  cahier  de  papier  rose.  —  Voyez  comme  ce  papier  est  joli! 
disait-elle;  il  va  nous  inspirer,  car  il  faut  que  notre  épître  soit 
très  amoureuse,  n'est-il  pas  vrai? 

—  Il  m'a  recommandé  de  la  faire  aussi  tendre  que  possible, 
répondit  Meta  en  souriant,  et  c'est  là  ce  qui  m'embarrasse  ;  je  suis 
si  novice  dans  ce  genre  de  littérature  ! 

—  Quand  je  vous  dis  que  je  vous  aiderai!  Je  tiens  la  plume; 
comment  débuterons-nous?  Je  vais  écrire  :  Tony,  je  vous  adore. 

—  Ah  !  madame,  je  vous  prie,  ménagez  ma  fierté,  fit-elle  en  lui 
retenant  la  main.  Et  puis  vous  l'appelez  Tony,  vous  en  avez  le 
droit  ;  c'est  une  liberté  que  je  n'ai  jamais  prise  avec  lui... 

—  Et  qu'il  faut  prendre  aujourd'hui,  répliqua  M'"*  de  Mauserre. 


7liG  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

N'oubliez  pas  que  la  lettre  que  nous  allons  composer  est  ce  qu'on 
appelle  en  diplomatie  une  lettre  ostensible. 

Après  bien  des  tergiversations  et  des  discussions,  cette  malheu- 
reuse minute  se  trouva  rédigée  tant  bien  que  mal;  elle  était  ainsi 
conçue  : 

«  Ce  que  la  surprise  et  la  joie  m'ont  empêché  de  vous  dire,  je 
vous  l'écris,  Tony;  mais  pourquoi  faut-il  que  j'écrive?  Je  croyais 
vous  avoir  tout  dit  sans  parler.  Ai-je  rêvé  qu'un  soir  nous  étions 
ensemble,  que  le  hennissement  d'un  cheval  nous  a  fait  tressaillir, 
que  je  me  suis  dégagée  de  votre  bras  enlacé  autour  de  ma  taille, 
et  qu'avant  de  m'enfuir...  Ce  baiser,  ïony,  n'était-il  pas  une 
réponse?  Il  vous  en  faut  une  autre;  il  est  donc  vrai  que  vous  vous 
défiez  de  moi!  Soyez  satisfait,  cette  lettre  vous  apprendra,  si  vous 
l'ignorez,  que  je  vous  aime,  que  depuis  longtemps  mon  cœur  vous 
appartient  tout  entier.  Tony,  je  vous  abandonne  le  soin  de  ma  des- 
tinée, je  suis  prête  à  vous  suivre  au  bout  du  monde.  Ne  me  trom- 
pez pas,  le  jour  où  vous  le  voudrez,  je  serai  votre  femme.  » 

Après  avoir  tracé  le  dernier  mot  de  ce  brouillon,  qu'elle  relut  à 
haute  voix  :  —  C'est  parfait,  s'écria  M"''=  de  Mauserre;  il  ne  manque 
plus  que  la  date.  Vite  à  l'ouvrage,  ma  belle  !  voici  du  papier.  La 
main  vous  tremble-t-elle  encore? 

—  Non,  madame,  répondit  Meta,  qui  trempa  résolument  sa  plume 
dans  l'écritoire. 

—  Permettez,  reprit  M™^  de  Mauserre,  j'oubliais  que  ce  papier 
est  marqué  à  mon  chiffre;  si  on  s'en  apercevait,  on  pourrait  croire 
que  je  suis  pour  quelque  chose  dans  cette  affaire,  et  que  je  vous  ai 
soufflé  votre  leçon...  Vous  écrirez  chez  vous  tout  à  l'heure.  Étes- 
vous  sûre  de  votre  mémoire,  ou  voulez-vous  emporter  ce  petit 
chiffon  rose  ? 

—  C'est  inutile,  madame,  lui  repartit  gaîment  Meta.  Je  sais  ma 
romance  sur  le  bout  du  doigt;  désirez-vous  que  je  vous  la  récite? 

Et  à  ces  mots,  roulant  le  chiffon  rose  en  papillote,  elle  se  dispo- 
sait à  le  brûler  à  la  bougie.  M'"*  de  Mauserre  le  lui  arracha  et  le 
serra  dans  son  buvard.  —  Je  crains  toujours  que  vous  ne  vous  ra- 
visiez. Ce  brouillon  est  un  témoin,  et  j'entends  le  conserver  jusqu'à 
demain  pour  vous  confondre ,  si  votre  copie  n'était  pas  exacte;  au 
besoin,  je  le  montrerais  à  Tony.  Vous  voilà  tenue  de  le  transcrire 
bien  fidèlement;  vous  me  le  jurez  par  toutes  les  larmes  que  vous 
m'avez  coûtées! 

Là-dessus,  elle  lui  prit  et  lui  secoua  les  deux  mains,  et  la  mit  à 
la  porte  en  s'écriant  :  —  Ou  je  suis  bien  abusée,  ou  avant  peu  mon 
malade  sera  guéri,  et  je  serai  la  plus  consolée  des  femmes. 


META    HOLDENIS.  747 


XI. 


Le  lendemain  fut  im  jour  à  grandes  émotions,  dont  je  n'aime 
pas  à  me  souvenir;  heureusement  il  n'y  en  a  pas  beaucoup  de 
semblables  dans  ma  vie.  Je  me  réveillai  dans  les  meilleures  dispo- 
sitions, voyant  en  beau  l'avenir  et  les  gens  qui  se  marient,  content 
de  moi,  de  ma  conduite,  de  ma  sagesse,  de  l'engagement  que 
j'avais  pris.  Loin  de  regretter  ma  douce  liberté,  je  bénissais  l'obli- 
geant collier  que  je  m'étais  passé  moi-même  autour  du  cou. 

J'attendis  toute  la  matinée  la  lettre  de  Meta,  et  je  m'étonnais 
qu'elle  me  la  fît  attendre;  mais  je  ne  concevais  aucune  inquiétude  : 
j'étais  sûr  de  son  cœur  comme  du  mien.  J'avais  préparé  mon  dis- 
cours à  M.  de  Mauserre;  entrée  en  madère,  exorde,  péroraison, 
d'un  bout  à  l'autre  cette  pièce  d'éloquence  était  admirable,  et  me 
paraissait  d'un  effet  irrésistible. 

Midi  sonna;  je  n'avais  encore  rien  reçu,  l'impatience  me  prit.  Je 
sortis  de  chez  moi;  en  passant  devant  l'appartement  de  M.  de  Mau- 
serre, dont  la  porte  était  entr'ouverte,  j'y  aperçus  une  grande 
malle  pleine  de  hardes,  que  son  valet  de  chambre  achevait  de  gar- 
nir. Cette  malle  me  donna  fort  à  penser.  La  supposition  à  laquelle 
je  m'arrêtai  fut  que  M.  de  Mauserre,  ayant  fait  à  son  réveil  de 
sages  réflexions  et  s'étant  avisé  que  les  voyages  sont  le  meilleur 
moyen  d'oublier,  venait  de  se  résoudre  à  partir  pour  le  pays  où  il 
y  a  des  orangers  et  point  de  Meta.  Cette  détermination  me  parut 
honorable  et  digne  de  lui.  J'eus  la  surprise  de  trouver  dans  la  salle 
à  manger  M™^  de  Mauserre,  qui  avait  enfin  rompu  sa  clôture.  Elle 
était  pâle,  sérieuse;  mais  il  y  avait  de  l'espérance  dans  ses  yeux. 

Ma  conjecture  ne  m'avait  pas  trompé  :  M.  de  Mauserre  nous  dit 
pendant  le  repas  qu'il  avait  une  recherche  à  faire  aux  archives  de 
Florence,  qu'il  se  mettrait  en  route  le  soir  même  ou  le  lendemain 
matin.  M.  d'Ârci  fut  assez  maître  de  ses  sentimens  pour  cacher 
l'intime  satisfaction  que  lui  causait  cette  nouvelle.  Je  ne  sais  ce  qui 
allait  échapper  à  M'"^  de  Mauserre,  quand  son  regard  rencontra  le 
mien,  qui  lui  conseillait  le  silence.  Elle  se  tut.  Quant  à  Meta,  je  crus 
remarquer  quelque  altération  dans  sa  figure  et  dans  son  humeur; 
elle  avait  le  visage  allongé,  le  sourcil  mobile,  le  regard  fuyant;  sa 
voix  était  sourde  et  comme  voilée.  Je  connaissais  par  expérience 
les  ondoiemens  singuliers  de  son  caractère,  deux  fois  déjà  ce  ter- 
rain mouvant  m'avait  manqué  sous  le  pied;  mais  ce  jour- là  j'étais 
gai  comme  un  pinson,  et  j'écartai  de  mon  esprit  tout  fâcheux  pro- 
nostic. 


7A8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Après  le  déjeuner,  je  me  trouvai  seul  avec  M'"^  de  Mauserre  au 
salon  :  —  J'imagine,  lui  dis-je,  que  vous  voilà  contente. 

—  Gomment  le  serais-je,  Tony?  Il  l'aime  donc  bien,  puisqu'il  a 
besoin  de  voyager  pour  étourdir  son  chagrin. 

—  Vous  êtes  aussi  trop  exigeante,  lui  dis-je  en  riant.  Otez  une 
poupée  à  Lulu,  vous  lui  permettrez  de  bouder  durant  vingt-quatre 
heures.  En  de  certains  momens,  les  plus  grands  hommes  sont  des 
Lulus. 

—  Et  Dieu  sait  quand  il  reviendra  ! 

—  Il  reviendra,  madame,  aussitôt  que  M""*  Holdenis  ne  sera 
plus  ici. 

—  Ah!  Tony,  j'ai  bien  envie  de  lui  demander... 

—  Ne  lui  demandez  rien,  acceptez  ce  qu'il  vous  offre.  Je  vous  en 
prie,  retirez -vous  dans  votre  appartement,  et,  lorsqu'il  viendra  vous 
faire  ses  adieux,  embrassez-le  tendrement  sans  paraître  ni  le  blâ- 
mer, ni  l'approuver.  L'un  serait  aussi  fâcheux  que  l'autre. 

—  Je  ferai  ce  que  vous  me  conseillez;  n'êtes-vous  pas  mon  sau- 
veur? C'est  vous  qui  l'avez  déterminé  à  fuir  le  péril. 

—  Vous  vous  trompez,  je  ne  suis  pour  rien  dans  sa  décision. 

—  Ne  soyez  donc  pas  si  réservé  avec  moi.  M"®  Holdenis  m'a  in- 
struite de  tout;  convenez... 

Elle  n'en  put  dire  davantage,  M.  de  Mauserre  était  rentré  dans 
le  salon  et  nous  regardait  d'un  œil  défiant.  Ce  regard  la  déconcerta, 
elle  perdit  contenance  et  s'enfuit. 

Il  vint  à  moi  et  me  dit  :  —  Je  suis  fâché,  Tony,  de  vous  déranger 
toujours  dans  vos  mystérieux  colloques  avec  M'"^  de  Mauserre;  mais 
j'ai  une  communication  fort  indiscrète  et  peu  courtoise  à  vous  faire, 
et  vous  me  voyez  dans  un  grand  embarras. 

Il  avait  l'air  si  malheureux  que  je  lui  répondis  :  —  Qu'est-ce  qui 
peut  vous  embarrasser?  Il  me  serait  bien  difficile  aujourd'hui  de 
vous  refuser  quelque  chose. 

—  Je  me  suis  rendu  ce  matin  auprès  de  M"*  Holdenis,  continua- 
t-il,  pour  lui  annoncer  mon  départ  et  la  prier  de  rester  ici  jusqu'à 
ce  que  M""*  de  Mauserre  ait  trouvé  à  la  remplacer.  Elle  y  a  consenti 
par  dévoûrtient  pour  ma  fille,  mais  à  une  condition. 

—  Laquelle,  je  vous  prie? 

—  C'est  que  vous  retournerez  dès  ce  soir  à  Paris,  attendu,  ce  sont 
ses  propres  paroles,  qu'il  lui  est  impossible  de  rester  un  jour  de 
plus  aux  Charmilles  avec  vous. 

Je  demeurai  abasourdi,  hors  de  moi,  suspendu  entre  le  doute  et 
la  colère.  Pendant  deux  ou  trois  secondes,  le  parquet  me  sembla 
rouler  ou  tanguer  comme  le  pont  d'un  navire  bercé  par  les  vagues. 

M.  de  Mauserre  jouissait  malignement  de  ma  déconvenue.  — Que 


META   UOLDENIS.  749 

lui  avez-vous  donc  fait?  reprit-il.  Je  vous  croyais  dans  les  meilleurs 
termes,  elle  et  vous.  Je  l'ai  questionnée,  elle  s'est  retranchée  dans 
un  impénétrable  silence. 

—  Je  ne  suis  pas  plus  instruit  que  vous,  lui  répondis-je  en  com- 
posant tant  bien  que  mal  mon  visage,  qui  sans  doute  grimaçait  un 
peu.  Il  n'importe;  ce  soir  même,  je  ne  serai  plus  ici. 

—  Sans  rancune?  me  dit-il  avec  un  retour  d'affection.  J'en  use 
librement  à  votre  égard  comme  envers  un  vieil  ami;  mais  savez- 
vous?  faites  mieux,  vous  devriez  attendre  jusqu'à  demain  et  m'ac- 
compagner  à  Florence. 

—  Oh!  pour  cela,  non,  repartis-je.  Je  n'ai  pas  de  recherches  à 
faire  aux  archives ,  et  il  me  tarde  de  me  revoir  dans  mon  atelier  de 
Paris. 

Il  me  quitta  là-dessus,  et,  dès  qu'il  se  fut  éloigné,  je  courus  co- 
gner à  coups  redoublés  à  la  porte  de  la  nursery;  point  de  réponse. 
J'essayai  de  forcer  la  consigne;  le  verrou  était  tiré  et  résista  noble- 
ment à  mes  efforts.  J'allai  me  secouer  un  peu  sur  la  terrasse,  j'en 
avais  grand  besoin.  J'aperçus  au  bout  du  potager  Lulu,  qui  n'était 
accompagnée  que  de  sa  bonne.  J'en  conclus  que  sa  gouvernante 
était  retenue  dans  son  dortoir  par  quelque  affaire;  je  retournai  à  sa 
porte,  mais  je  ne  cognai  pas  :  M.  de  Mauserre  était  avec  elle,  et  ils 
causaient  d'un  ton  fort  animé.  Je  repassai  une  heure  plus  tard  ; 
cette  fois  j'entrai,  l'oiseau  n'était  plus  au  nid.  Je  remontai  chez 
moi,  je  commençai  à  faire  mes  malles.  Tout  à  coup  j'avisai  par  la 
fenêtre  mon  invisible,  qui  était  descendue  chercher  son  élève  dans 
le  parc  et  la  ramenait  au  château.  Je  dévalai  en  courant  l'escalier, 
j'arrivai  sur  le  perron  comme  elle  était  au  bas,  gourmandant  une 
femme  de  chambre  d'un  ton  hautain,  qui  contrastait  avec  sa  mo- 
destie accoutumée.  Son  visage,  ses  sourcils,  son  attitude  de  Sémi- 
ramis,  me  frappèrent  de  stupeur.  Quand  elle  eut  fini  de  gronder, 
elle  considéra  quelques  instans  un  épervier  qui  planait  au-dessus 
du  château  en  poussant  des  cris  aigus.  Elle  serrait  les  lèvres  et 
gonflait  ses  narines;  il  me  parut  qu'elle  aussi  flairait  une  proie,  qu'il 
y  avait  dans  son  cœur  un  épervier  qui,  ainsi  que  l'autre,  avait  faim, 
battait  de  l'aile  et  criait. 

Elle  se  mit  à  gravir  les  marches  du  même  pas  qu'on  monte  à 
l'assaut;  ses  pieds  élastiques,  vainqueurs,  semblaient  dire  :  Ce  per- 
ron est  à  nous!  Je  m'étais  adossé  à  la  balustrade;  les  bras  croisés, 
je  l'attendais.  Elle  me  regarda  comme  on  regarde  un  inconnu; 
c'était  à  croire  qu'elle  ne  m'avait  jamais  vu,  jamais  parlé,  qu'elle 
cherchait  à  deviner  qui  j'étais.  Il  n'y  avait  qu'un  conteur  de  coque- 
cigrues  qui  pût  prétendre  que  la  veille  au  soir  elle  m'avait  donné 
par  aventure  un  long  baiser  sur  la  bouche.  Je  n'eus  pas  la  force 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  proférer  un  mot,  elle  me  dépassait.  11  m'eût  été  plus  facile  de 
l'étrangler  que  de  lui  parler. 

Comme  je  regagnais  ma  chambre,  M'"^  d'Arci,  qui  semblait  fort 
agitée,  me  saisit  par  un  bouton  de  mon  habit,  et  m'entraînant  au 
salon  :  —  Que  se  passe-t-il  donc?  me  demanda-t-elle  d'une  voix 
tremblante. 

—  Je  n'en  sais  rien,  et  le  diable  m'emporte  si  je  me  soucie  de 
le  savoir,  lui  répondis-je.  Tout  est  possible  à  commencer  par  l'im- 
possible. 

Je  cherchai  à  m'esquiver,  elle  me  retint.  —  Faites-moi  la  grâce 
de  m'écouter  et  de  me  donner  un  conseil.  Tout  à  l'heure,  avec 
l'assentiment  de  M.  d'Arci,  je  me  suis  présentée  chez  mon  père 
pour  lui  offrir  de  l'accompagner  à  Florence.  M""  Hoîdenis  lui  tenait 
compagnie,  ils  ont  passé  toute  l'après-midi  ensemble,  tantôt  chez 
elle,  tantôt  chez  lui.  En  traversant  l'antichambre,  je  l'ai  entendu 
s'écrier  :  Fournissez- moi  cette  preuve,  et  je  vous  promets  de  ne  pas 
me  venger.  A  ma  vue,  il  s'est  arrêté  court,  et,  lorsqu'il  a  su  ce  qui 
m'amenait,  il  m'a  priée  de  me  retirer  en  disant  :  Je  ne  para  plus. 

—  Je  vous  répète  que  mon  seul  étonnement  est  de  me  trouver 
encore  ici,  repartis-je  en  colère,  mais  je  n'y  serai  plus  longtemps. 
Cette  maison  m'est  odieuse,  je  suis  las  des  femmes  qui  pleurent  et 
qu'il  faut  consoler  par  des  mensonges,  las  des  femmes  qui  mentent 
et  dont  il  faut  déchiffrer  les  rébus,  las  de  voir  deux  hommes  qui  ne 
sont  pas  des  sots  souffrir  qu'une  plaisante  mignonne  leur  passe  à 
tour  de  rôle  la  plume  par  le  bec,  las  de  mes  écoles  et  des  écoles 
des  autres,  las  enfin  d'entendre  tous  les  jours  conjuguer  le  verbe 
partir  :  elle  partira,  je  partirai,  nous  partirons,  —  et  personne  ne 
part,  excepté  m.oi,  morbleu!  Reste  qui  voudra  dans  cet  endiablé 
château,  où  je  perdrais  à  la  fin  ma  gaîté,  ma  jeunesse  et  mon  talent. 

Aussitôt  je  donnai  l'ordre  à  un  domestique  d'aller  retenir  pour 
moi  une  voiture  à  Crémieu,  et  je  remontai  dans  ma  chambre,  bien 
décidé  à  m'y  tenir,  clos  et  couvert  jusqu'à  mon  départ  et  à  ne  faire 
d'adieux  à  personne.  Cependant,  lorsque  j'eus  bouclé  mes  malles,  il 
me  parut  impossible  de  m'en  aller  sans  savoir  ce  qui  était  arrivé, 
quel  prétexte  avait  inventé  Meta  pour  m'éloigner,  pourquoi  M.  de 
Mauserre,  après  nous  avoir  annoncé  son  départ,  ne  partait  plus,  et 
ce  que  signifiaient  ces  mots  :  «  fournissez-moi  cette  preuve,  et  je 
vous  promets  de  ne  pas  me  venger.  »  Je  commençais  à  soupçonner 
qu'il  y  avait  là- dessous  quelque  noire  machination,  et  je  me  per- 
dais en  conjectures.  Le  soleil  venait  de  se  coucher;  je  m'introduisis 
sans  dire  gare  dans  l'appartement  de  M.  de  Mauserre,  que  je  n'y 
trouvai  pas.  J'appris  d'un  domestique  qu'il  était  descendu  chez  sa 
femme,  je  m'y  rendis;  une  scène  bien  imprévue  m'y  attendait. 


META   HOLDENIS.  751 

M'"*  de  Maiiserre  s'était  conformée  à  mes  instructions;  elle  avait 
passé  l'après-midi  au  coin  de  son  feu  sans  échanger  un  mot  avec 
personne,  et  n'était  sortie  que  pour  faire  une  courte  promenade  en 
voiture.  Elle  venait  de  rentrer  et  avait  encore  son  chapeau  sur  la 
tête,  quand  elle  reçut  la  visite  de  M.  de  Mauserre. 

—  Alphonse,  lui  dit-elle,  j'espère  apprendre  de  vous-même  que 
vous  avez  renoncé  cà  votre  voyage. 

—  Vous  apprendrez  de  moi,  lui  répliqoa-t-il,  que  l'homme  le 
plus  sûr  de  sa  volonté  est  sujet  à  changer  d'avis  trois  fois  dans  une 
journée.  Ce  matin,  j'étais  résolu  à  partir  seul;  il  y  a  deux  heures, 
je  comptais  emmener  Luln... 

—  Et  sa  gouvernante?  interrompit-elle  vivement. 

—  Peut-être...  Mais  rassurez-vous,  je  suis  retenu  ici  par  une 
affaire  importante. 

—  Quelle  est  cette  affaire,  Alphonse?  De  quoi  s'agit-il? 

—  Ce  matin  donc,  poursuivit  M.  de  Mauserre  en  s'efforçant  d'être 
calme,  quand  j'ai  communiqué  mon  projet  à  M"*  Holdenis,  elle  n'a 
pu  retenir  un  mouvement  d'effroi,  et  m'a  fait  entendre  que  j'avais 
tort  de  m' éloigner.  L'instant  d'après,  comme  je  la  priais  de  rester 
quelques  jours  encore  aux  Charmilles,  elle  a  mis  pour  condition 
que  M.  Flamerin  s'en  irait  dès  ce  soir  à  Paris.  Il  y  avait  là,  vous  en 
conviendrez,  de  quoi  me  rendre  curieux.  Je  suis  retourné  auprès 
d'elle  cette  après-midi;  je  l'ai  pressée,  accablée  de  questions.  Pen- 
dant plus  d'une  heure,  je  l'ai  tenue  sur  la  sellette,  elle  se  plaignait 
que  je  la  mettais  à  la  torture.  Enfin  je  suis  parvenu  à  lui  extorquer 
son  secret;  mais  une  simple  affirmation  ne  pouvait  me  suffire,  il  me 
fallait  des  preuves.  Pour  les  obtenir,  je  lui  ai  promis  solennellement 
que  je  ne  me  vengerais  pas,  et  même  que  je  partirais  sans  vous 
avoir  parlé  de  rien.  De  telles  promesses  n'engagent  point,  et  je 
serais  incapable  de  tenir  la  mienne;  —  vous  savez  qui  je  suis  et  ce 
que  M.  Flamerin  peut  attendre  de  moi. 

—  Vous  ai-je  bien  entendu?  s'écria-t-elle.  Vous  vous  vengerez 
de  M.  Flamerin  parce  qu'il  a  l'audace  d'aimer  M"*  Holdenis  et  de 
vouloir  l'épouser? 

—  Cette  comédie  est  percée  à  jour,  répondit-il,  et  ne  peut  plus 
vous  servir.  Tony  s'y  est  si  bien  pris  qu'il  m'avait  donné  le  change; 
mais  je  vous  répète  qu'à  cette  heure  je  sais  tout,  et  que  j'ai  en  main 
la  preuve  qu'il  est  votre  amant. 

Elle  demeura  comme  pétrifiée,  n'en  croyant  pas  ses  oreilles  et  se 
demandant  si  elle  rêvait.  Elle  répétait  machinalement  :  —  Vous 
avez  la  preuve  que  M.  Tony!..  Alphonse,  êtes-vous  dans  votre  bon 
sens?  —  Tout  à  coup  un  trait  de  lumière  traversa  son  esprit;  elle 
courut  à  sa  table,  ouvrit  précipitamment  son  buvard. 


752  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Je  vous  ai  devancée,  voici  ce  que  vous  cherchez  !  lui  dit  M.  de 
Mauserre,  et  à  ces  mots  il  tira  d'un  carnet  et  lui  présenta  le  dan- 
gereux papier  rose. 

M'"'  de  Mauserre  m'a  raconté  qu'en  ce  moment  elle  avait  senti 
son  âme  se  déchirer  en  deux,  partagée  qu'elle  était  entre  l'horreur 
d'une  perfidie  qui  dépassait  son  imagination  et  la  joie  folle  de  dé- 
couvrir que  M.  de  Mauserre  l'aimait  encore  assez  pour  être  jaloux. 
Quand  elle  eut  repris  ses  sens,  elle  s'élança  sur  un  cordon  de  son- 
nette qu'elle  secoua  d'une  main  fiévreuse  en  disant  :  —  Il  faut  que 
M"^  Holdenis  vienne  ici;  j'entends  que  ce  soit  elle-même  qui  vous 
explique  tout. 

Au  bout  de  quelques  minutes.  Meta  parut,  et  M'""  de  Mauserre 
fut  étonnée,  comme  je  l'avais  été  peu  auparavant,  du  changement 
subit  qui  s'était  fait  dans  son  maintien  et  dans  son  visage.  La  tête 
haute,  les  lèvres  serrées,  le  parler  bref  et  rapide,  le  regard  dur, 
elle  avait  l'attitude  d'une  personne  qui  vient  de  prendre  une  auda- 
cieuse décision  et  d'engager  avec  le  sort  une  partie  qu'elle  est  dé- 
terminée à  gagner  coûte  que  coûte.  M""  de  Mauserre  l'examina  un 
instant  en  silence. 

—  Je  vous  ai  fait  venir,  ma  chère,  lui  dit-elle,  pour  vous  deman- 
der des  nouvelles  de  votre  mariage. 

—  De  quel  mariage,  madame?  avec  qui? 

—  Avec  M.  Flamerin.  N'en  serait-il  plus  question?  Les  projets  se 
font  et  se  défont  dans  ce  château  avec  une  facilité  inouie. 

—  Celui-ci  ne  m'était  pas  connu,  madame. 

—  II  ne  vous  souvient  plus  qu'hier  vous  avez  eu  dans  le  parc  une 
conférence  intime  avec  Tony,  qu'il  vous  a  demandé  votre  main, 
qu'il  a  été  convenu  entre  vous  deux  que  vous  lui  écririez ,  et  que 
votre  lettre  serait  montrée  à  M.  de  Mauserre? 

—  Je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire,  madame. 

—  Est-ce  moi  qui  vous  parle?  est-ce  vous  qui  me  répondez? 
est-il  faux  qu'hier  au  soir  nous  avons  composé  ensemble  le  brouillon 
de  cette  lettre,  que  nous  étions  assises,  vous  et  moi,  à  cette  table, 
que  je  tenais  la  plume  et  que  j'écrivais  sous  votre  dictée? 

—  Mais  vraiment,  madame,  vous  avez  rêvé  tout  cela. 

M'"^  de  Mauserre  s'approcha  de  Meta,  la  regarda  dans  les  yeux; 
pour  la  première  fois,  elle  en  aperçut  le  fond,  et  ce  qu'elle  y  vit 
l'épouvanta.  — Ah  !  mademoiselle,  lui  dit-elle,  vous  me  faites  peur; 
qui  donc  êtes-vous  ? 

—  Vous  êtes  aussi  trop  exigeante,  lui  dit  M.  de  Mauserre.  Com- 
ment voulez-vous  qu'elle  appuie  de  son  témoignage  une  explication 
si  peu  vraisemblable  ?  Passe  encore  si  vous  aviez  eu  soin  de  la  pré- 
venir et  de  vous  concerter  d'avance  avec  elle... 


META   HOLDENIS.  /i)ô 

En  ce  moment,  je  venais  d'entrer  clans  la  chambre,  et  je  prome- 
nais clans  l'espace  des  yeux  étonnés,  cherchant  à  deviner  quelle 
scène  se  jouait  entre  cet  homme,  qui  affectait  mal  le  sang-froid,  et 
ces  deux  femmes,  dont  l'une  avait  le  visage  d'une  folle,  l'autre  la 
pâleur  et  l'effrayante  rigidité  d'une  statue. 

—  Arrivez  donc,  Tony,  me  cria  M'"*  de  Mauserre.  Il  se  passe  ici 
des  choses  bien  extraordinaires.  Figurez-vous  que  voiis  êtes  mon 
amant,  que  M"=  Iloldenis  l'affirme  et  que  M.  de  Mauserre  le  croit  ! 

Je  me  saisis  du  papier  rose  qu'elle  me  montrait  du  doigt.  Après 
l'avoir  parcouru  des  yeux  :  —  L'homme,  m'écriai-je,  qui  peut  s'i- 
maginer sérieusement  que  cette  lettre  m'a  été  écrite  par  M'"*"  de 
Mauserre  est  un  misérable  fou. 

Elle  vint  à  moi,  et  commença  d'une  voix  entrecoupée  un  récit 
que  j'avais  grand'pelne  à  suivre.  M.  de  Mauserre  nous  interrompit  : 
—  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  nous  expliquer,  me  dit-il  d'un  ton 
d'autorité, — et  il  ajouta  sur  une  note  menaçante  :  —  Sortons;  nous 
viderons  notre  différend  tète  à  tête. 

M'"^  de  Mauserre  courut  se  placer  entre  la  porte  et  lui  :  —  Made- 
moiselle, dit-elle  à  Meta,  soutiendrez-vous  jusqu'au  bout  un  men- 
songe qui  met  deux  vies  en  danger? 

Je  m'avançai  moi-même  vers  Meta;  elle  ne  put  supporter  mon 
regard,  qui  apparemment  était  aussi  terrible  que  celui  d'un  juge 
en  robe  rouge.  Je  vis  sa  figure  se  décomposer  par  degrés.  Son  ac- 
tion était  trop  forte  et  trop  pesante  pour  son  courage,  elle  pliait  sous 
le  faix;  il  me  sembla  que  j'assistais  à  l'écroulement  d'une  volonté. 
Je  crus  que  les  jambes  allaient  lui  manquer,  et  qu'elle  tomberait 
sur  ses  genoux.  Cependant  elle  réussit  à  se  tenir  debout;  elle  con- 
servait' dans  sa  défaillance  je  ne  sais  quelle  sombre  fierté. 

—  Ne  me  regardez  pas,  madame,  dit-elle  à  M'""  de  Mauserre,  qui 
s'était  approchée;  ne  me  parlez  pas,  ou  je  n'avouerai  rien.  Quoi 
que  j'aie  fait  pour  cela,  je  n'ai  jamais  pu  vous  aimer;  vous  êtes 
riche  et  je  suis  pauvre,  vous  êtes  belle,  je  ne  le  suis  pas,  et  il  y 
avait  une  insolence  cachée  dans  vos  bontés.  Il  m'a  semblé  plus 
d'une  fois  que  je  ferais  une  œuvre  méritoire  en  vous  prenant  votre 
bonheur,  qui  est  l'injuste  récompense  d'une  faute,  et  que  vous  avez 
le  tort  de  trop  montrer.  Hier  soir,  votre  joie  m'a  fait  mal,  et  je  suis 
sortie  d'ici  moins  bonne  que  je  n'y  étais  entrée. —  Puis,  s'adressant 
à  M.  de  Mauserre  :  —  Oui,  monsieur,  la  vengeance  que  vous  mé- 
ditez serait  un  crime,  car  je  mentais  tout  à  l'heure;  mais  n'avez- 
vous  pas  menti  vous-même  en  me  donnant  votre  parole  f{ue  vous 
m'aimiez  assez  pour  ne  pas  vous  venger  ? 

A  ces  mots,  elle  se  détacha  de  la  muraille  contre  laquelle  elle 

TOME  cm.  —  1873.  i8 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'appuyait,  et  traversa  la  chambre  pour  gagner  la  porte.  En  passant 
devant  moi,  elle  jeta  un  cri  désespéré  et  balbutia  :  —  Que  ne  suis-je 
morte,  il  y  a  huit  jours,  dans  le  lac  Paladru  ! 

Après  qu'elle  fut  sortie,  M.  de  Mauserre  resta  quelques  instans 
immobile,  sans  couleur  et  sans  voix.  Était-il  content?  était-il  fâché? 
Je  soupçonne  qu'il  était  l'un  et  l'autre.  11  se  trouvait  dans  la  situa- 
tion d'esprit  d'un  homme  qui  a  découvert  une  grosse  erreur  dans 
son  livre  de  comptes,  et  qui  refait  son  addition  en  se  demandant 
comment  il  a  pu  se  tromper,  à  la  fois  confus  de  sa  méprise  et  sa- 
tisfait de  s'en  être  aperçu  à  temps.  Ses  yeux  étaient  cloués  au 
plancher.  Il  les  releva,  et  contempla  la  porte  par  laquelle  venait  de 
sortir  et  de  disparaître  à  jamais  un  rêve  que  peut-être  il  regrettait; 
j'imagine  qu'il  se  consultait  pour  savoir  par  quoi  il  le  remplace- 
rait :  la  nature  humaine  a  horreur  du  vide.  Il  est  possible  aussi 
que  je  m'avance  trop,  et  qu'il  ne  sût  pas  lui-même  où  il  en  était. 
Ce  qui  est  certain ,  c'est  qu'il  revint  à  lui,  m'embrassa,  et  me  dit 
d'une  voix  émue  :  —  Me  pardonnerez- vous  jamais? 

—  ]N'y  comptez  pas,  lui  répondis-je  ;  je  me  propose  d'écrire  un 
livre  intitulé  De  la  bêtise  des  hommes  d'esprit.  J'ajoutai  :  —  Il  y 
a  ici  quelqu'un  dont  l'indulgence  vous  est  plus  nécessaire  que  la 
mienne. 

Et,  le  prenant  par  la  main,  je  le  conduisis  vers  M™^  de  Mauserre. 
Elle  le  regarda  longtemps  avec  un  sourire  indéfinissable,  puis  elle 
fondit  en  larmes  et  me  sauta  au  cou  en  s'écriant  :  —  Il  faut  bien 
que  je  lui  pardonne  tout,  mon  bon  Tony,  parce  qu'il  a  voulu  vous 
tuer  ! 


XII. 


Vous  me  faites  l'amitié,  madame,  de  m'accorder  du  talent  ;  mais 
vous  avez  toujours  douté  de  ma  sagesse.  Je  ne  sais  ce  que  vous  en 
penserez  tantôt;  je  suis  plus  fier  de  ce  que  je  vais  vous  dire  que 
du  meilleur  de  mes  tableaux. 

M.  d'Arci  avait  passé  la  soirée  dans  ma  chambre.  II  était  instruit 
de  tout,  et  je  vous  assure  que  ses  pieds  ne  touchaient  pas  à  la 
terre.  —  Grâce  à  Dieu,  nous  en  sommes  quittes  pour  la  peur,  me  di- 
sait-il. Il  est  donc  vrai  que  le  méchant  fait  quelquefois  une  œuvre 
qui  le  trompe.  En  vérité,  M"^^  Holdenis  est  plus  candide  que  je  ne 
supposais;  elle  a  rejoint  innocemment  ce  qu'elle  voulait  disjoindre 
à  jamais.  Gomment  n'a-t-elle  pas  compris  que  la  jalousie  survit  à 
l'amour  et  dans  certains  cas  le  ressuscite?  Prenez  l'homme  le  plus 


META   HOLDENIS.  755 

dégoûté  de  son  bien,  et  avisez-vous  de  crier  au  voleur;  il  portera 
la  main  à  sa  poche. 

—  Il  y  a  plus,  lui  répondis-je,  M.  de  Mauserre  vient  d'éprou- 
ver qu'il  n'est  pas  si  facile  qu'on  pense  de  se  débarrasser  de  ses 
souvenirs.  11  nous  arrive  de  les  croire  morts  ;  soudain  ils  sortent 
on  ne  sait  d'où  et  nous  happent  à  la  gorge.  Le  mieux  est  de  ne  pas 
se  brouiller  avec  eux. 

—  C'est  possible,  répliquait-il  ;  mais  nous  l'avons  échappé  belle. 
Ah  !  la  gredine  !  —  Et  il  se  frottait  les  mains  avec  acharnement. 

Il  me  quitta  vers  minuit.  Tout  ce  qui  s'était  passé  en  moi  et  au- 
tour de  moi  depuis  vingt-quatre  heures  m'avait  si  fort  remué  que, 
hors  d'état  de  dormir,  je  renonçai  à  me  mettre  au  lit.  Je  tournais  et 
virais  dans  ma  chambre,  et  je  résolus  de  prolonger  cet  exercice  jus- 
qu'au matin.  Je  désirais  assister  du  haut  de  ma  tourelle  au  départ 
de  Meta.  Je  sentais  que  jusqu'alors  je  ne  reprendrais  pas  mon  as- 
siette, que  je  devais  attendre,  pour  respirer  plus  librement,  d'avoir 
vu  de  mes  yeux  disparaître  au  bout  de  la  grande  charmille  la  voi- 
ture qui  emmènerait  cette  ennemie  de  mon  repos.  J'achevais  à 
peine  la  lecture  d'un  chapitre  fort  déplaisant  du  livre  de  ma  vie; 
il  me  tardait  de  tourner  le  feuillet. 

J'allais  donc  et  je  venais,  essayant  de  penser  au  manteau  de  mon 
Boabdil  ou  à  la  théorie  des  couleurs  complémentaires,  et  songeant 
à  tout  autre  chose.  Par  intervalles,  je  m'accoudais  sur  la  tablette 
de  ma  fenêtre.  Je  contemplais  des  massifs  d'arbres  qui  se  décou- 
paient sur  le  ciel  étoile,  une  enfilade  confuse  de  toits  et  deux  gi- 
rouettes que  le  vent  faisait  grincer;  —  il  me  semblait  que  ces  gi- 
rouettes, ces  arbres,  ces  toits  se  ressentaient  d'une  grande  émotion 
dont  ils  tâchaient  de  se  remettre,  et  que  le  château  avait  l'air  effaré 
d'un  poulailler  qui  a  reçu  la  visite  d'une  fouine. 

Tout  à  coup  j'entendis  gratter  à  ma  porte;  je  prêtai  l'oreille.  On 
gratta  de  nouveau;  je  criai  :  Qui  est  là?  La  porte  s'ouvrit,  et  Meta 
Holdenis  m' apparut,  vêtue  de  sa  robe  grise  et  de  sa  guimpe  en  tuile 
plissé,  sur  laquelle  à  son  ordinaire  pendait  une  croix  en  cornaline. 
C'était  sa  toilette  du  matin;  mais  je  crus  m'apercevoir  que  sa 
guimpe,  dont  la  collerette  lui  caressait  le  menton,  était  fraîche, 
qu'elle  l'avait  tirée  exprès  d'un  carton  pour  m'en  faire  les  honneurs. 
Elle-même  me  fit  l'elTet  d'une  Meta  toute  neuve,  que  je  n'avais  pas 
encore  vue.  Son  regard  avait  un  éclat  humide  d'une  douceur  par- 
ticulière; ses  yeux,  qui  avaient  beaucoup  pleuré,  s'étaient  comme 
dilatés  par  la  souffrance  :  ils  étaient  si  grands  qu'ils  mangeaient 
pour  ainsi  dire  le  bas  de  son  visage  et  le  contour  un  peu  anguleux 
du  menton.  Le  front  nageait  dans  la  lumière;  on  eût  dit  que  le  ché- 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rubin  de  la  douleur  ou  du  repentir  y  avait  versé  une  céleste  rosée. 
La  beauté  est  toujours  semblable  à  elle-même;  il  n'est  rien  de  tel 
que  les  figures  à  caractère  pour  se  renouveler  sans  cesse  :  ce  sont 
des  boîtes  à  surprise. 

Madame,  un  artiste  a  comme  tout  le  monde  des  colères,  des  in- 
dignations, des  mépris;  mais  sa  conscience  est  quelquefois  à  la 
merci  de  ses  yeux.  Il  estime  comme  Bridoison  que  la  forme  est  une 
grande  chose,  et  il  a  des  indulgences  pour  les  crimes  qui  sont  ac- 
compagnés de  beaux  effets  de  lumière.  Mon  premier  mouvement 
fut  de  saisir  un  crayon  et  de  dire  à  la  singulière  personne  qui  me 
rendait  une  visite  nocturne  :  —  Restez  là,  comme  vous  voici,  de- 
bout sur  le  seuil  de  cette  porte,  et  ne  bougez  pas  avant  que  j'aie 
iini  de  vous  croquer.  —  Je  me  ravisai  :  si  nouvelle  qu'elle  me  pa- 
rût, mes  souvenirs  s'éveillèrent  et  la  saluèrent  en  l'appelant  par 
son  nom.  Je  reconnaissais  distinctement  une  taille  svelte  et  souple 
que  j'avais  serrée  dans  mes  bras,  deux  mains  qui  s'étaient  posées 
sur  mes  deux  yeux,  une  bouche  à  qui  les  baisers  coûtaient  aussi 
peu  que  les  promesses. 

Je  détournai  la  tête  et  fis  un  grand  geste  très  expressif,  qui  vou- 
lait dire  :  —  Allez-vous-en  bien  vite  !  —  Elle  recula;  puis,  prenant 
courage,  elle  entra  dans  la  chambre,  dont  elle  referma  la  porte.  Et 
la  voilà  seule  avec  moi  et  chez  moi  !  L'horloge  du  château  sonnait 
deux  heures. 

—  Que  me  voulez-vous?  lui  criai-je  brutalement.  Ne  voyez-vous 
pas  que  vous  me  faites  horreur? 

—  Ayez  pitié  de  moi,  me  répondit-elle  d'une  voix  brisée.  Je  veux, 
avant  de  partir,  maudire  ma  faute  devant  vous  et  implorer  à  ge- 
noux mon  pardon. 

Elle  se  jeta  sur  une  chaise,  posa  ses  deux  coudes  sur  la  table,  et 
avec  une  abondance  de  larmes  et  d'adjectifs  dont  je  fus  comme 
accablé,  elle  entama  ce  qu'elle  appelait  sa  confession,  c'est-à-dire 
un  verbeux  discours  plein  d'incohérences  et  de  contradictions,  où 
j'avais  grand'peine  à  démêler  la  vérité  du  mensonge.  Quoi  qu'elle 
pût  dire,  elle  se  croyait  à  moitié  sur  parole;  c'était  moins  une  âme 
fausse  qu'une  conscience  faussée.  Rompue  de  bonne  heure  à  la 
gymnastique  du  sophisme,  elle  y  avait  contracté  une  funeste  sou- 
plesse et  l'habitude  de  se  persuader  tout  ce  qu'il  lui  plaisait.  C'est 
une  bonne  chose  que  la  gymnastique,  madame;  mais  il  en  faut  user 
avec  discrétion.  Ne  souffrez  pas  qu'on  instruise  vos  enfans  à  se  dis- 
loquer les  membres,  ni  à  marcher  sur  la  tête,  et  ne  permettez  pas 
non  plus  qu'on  fasse  trop  raisonner  leur  conscience.  Plutôt  lour- 
daud que  jongleur  !  si  jamais  je  suis  père,  ce  sera  ma  maxime. 


MliTA    llOLDhMS.  757 

Meta  commença  par  battre  humblement  sa  coupe,  se  chargeant 
elle-même  avec  une  impitoyable  dureté  et  flétrissant  sa  conduiLs 
sans  ménager  ses  termes.  Elle  en  vint  peu  à  peu,  sinon  à  se  dis- 
culper, du  moins  à  plaider  les  circonstances  atténuantes,  à  pallier 
ses  torts,  et  ses  excuses  auraient  été  bien  impudentes  si  elles 
n'avaient  été  bien  naïves.  Elle  me  dit  que,  lorsque  M.  de  Mauserre 
s'était  présenté  auprès  d'elle  pour  lui  annoncer  son  départ,  elle 
avait  été  piquée  de  la  facilite  avec  laquelle  il  se  résignait  à  la  quit- 
ter, que  sa  coquetterie  (elle  employa  ce  mot)  s'était  révoltée,  que 
soudain  elle  avait  pensé  au  terrible  usage  qu'elle  pouvait  faire  du 
papier  rose,  qu'elle  en  avait  repoussé  l'idée  avec  horreur,  pour  l'em- 
brasser bientôt  après  avec  une  sorte  de  passion  aveugle  et  irrésis- 
tible. Elle  compara  l'entraînement  fatal  auquel  elle  avait  cédé  à  une 
sorte  d'hallucination  et  à  l'attrait  mêlé  d'épouvante  qu'exerce  un 
précipice  sur  le  malheureux  atteint  de  vertige;  elle  conclut  que 
c'était  une  épreuve  que  Dieu  lui  avait  envoyée,  qu'en  la  faisant  suc- 
comber il  avait  voulu  lui  enseigner  la  vertu  divine  du  repentir 
qu'elle  ignorait  encore. 

Ainsi  parlait-elle.  Je  vous  le  répète,  c'était  une  conscience  qui 
jonglait,  un  bandeau  sur  les  yeux;  les  boules  partaient,  sautaient, 
se  croisaient  dans  l'air.  Tony  Flamerin  eût  applaudi,  s'il  n'eût  pré- 
féré s'indigner. 

—  Fort  bien,  lui  dis- je  en  l'interrompant.  Désormais  le  voleur 
qui  aura  forcé  un  secrétaire' alléguera  qu'il  était  halluciné;  le  fik 
qui  poignardera  son  père  se  plaindra  d'avoir  eu  le  vertige;  le  cou- 
teau avait  son  idée,  la  main  a  suivi,  la  volonté  était  absente,  elle 
ne  sera  pas  en  peine  de  prouver  son  alibi.  Ne  condamnons  ni  les 
escrocs  ni  les  assassins;  Dieu  les  a  induits  à  mal  faire  pour  les  per- 
fectionner par  le  repentir.  Un  point  m'embarrasse  :  ce  n'est  pas 
assez  de  se  persuader  soi-même,  il  faut  persuader  son  juge. 

Elle  m'interrompit  à  son  tour,  et  tirant  de  sa  poche  une  lettre 
qu'elle  avait  reçue  de  son  père  le  matin  :  —  Yoilà  ce  qui  m'a  per- 
due! s'écria-t-elle. 

Je  pris  cette  missive,  qui  était  de  poids,  et  j'en  parcourus  rapi- 
dement les  premiers  feuillets.  M.  Holdenis  y  donnait  à  sa  fille  des 
nouvelles  circonstanciées  de  tout  le  pigeonnier,  lui  parlant  au  long 
de  ses  jeunes  sœurs  et  de  ses  petits  frères,  et  l'assurant,  à  ce  qu'il 
me  parut,  que  Hermann,  aussi  bien  que  Thecla,  Aennchen,  Minn- 
chen  et  Lenchen  faisaient  de  jour  en  jour  de  réjouissans  progrès  en 
idéalité.  —  «  Figure-toi,  ajoutait-il,  qu'hier  notre  cher  petit  Ni- 
klas,  après  avoir  regardé  le  ciel  qui  était  pur  comme  ton  cœur,  s'est 
écrié  :  Bonjour,  le  bon  Dieu!  Cette  naïve  exclamation  nous  a  émus 
jusqu'aux  larmes,  ta  bonne  mère  et  moi.  » 


758  IIEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Quelque  intérêt  que  je  portasse  au  petit  Niklas,  je  lus  plus  atten- 
tivement la  dernière  page  de  la  lettre,  où  il  n'était  plus  question  de 
lui.  Elle  était  ainsi  conçue  : 

«  Les  confidences  que  nous  fait  notre  cher  ange  nous  ont  plongés 
dans  une  perplexité  inexprimable.  Qu'il  y  regarde  à  deux  fois  avant 
de  se  décider  et  de  repousser  les  brillantes  perspectives  qui  s'ou- 
vrent devant  lui.  Tu  nous  insinues  que  ton  cœur  est  pris;  je  te  ré- 
ponds :  ]Ne  crois  pas  trop  facilement  ton  cœur,  chère  enfant.  A  la 
distance  où  nous  sommes  l'un  de  l'autre,  je  suis  embarrassé  à  te 
conseiller;  mais  puis-je  admettre  que  le  ciel  destine  pour  mari  à 
notre  Meta  un  artiste  qui  n'a  pas  d'autre  dieu  que  son  talent,  et 
permets-moi  d'ajouter,  un  homme  qui  s'est  indignement  conduit 
avec  ton  père,  et  ne  lui  sera  jamais  d'aucun  secours?  Plus  je  songe 
à  la  combinaison  de  circonstances  vraiment  providentielles  aux- 
quelles tu  dois  de  connaître  M.  de  Mauserre,  moins  je  peux  me  dé- 
fendre d'y  reconnaître  un  conseil  mystérieux  de  la  souveraine  sa- 
gesse sur  toi  et  sur  cet  homme  distingué;  elle  se  propose  sans  doute 
ïîe  pnrifier  son  cœur  et  l'usage  qu'il  fait  de  ses  biens.  Les  impies 
attribuent  tout  au  hasard  ;  il  n'y  a  point  de  hasard.  Dieu  t'a  visible- 
ment choisie  pour  faire  luire  sa  lumière  devant  le  monde;  ne  serais- 
tu^pas  coupable  envers  lui,  si ,  par  complaisance  pour  un  penchant 
irréfléchi  de  ton  imagination  romanesque,  tu  refusais  la  haute  po- 
sition à  laquelle  il  semble  te  convier?  Cher  ange,  réfléchis  beau- 
coup, et  dans  tes  réflexions  n'oublie  pas  ton  pauvre  père,  qui  t'em- 
brasse comme  il  t'aime.  » 

L'efî'et  que  produisit  sur  moi  cette  lecture  fut  de  tempérer  ma 
colère  par  une  douce  gaîté.  11  y  avait  longtemps  que  je  n'avais  lu 
de  la  prose  de  M.  Holdenis,  et  ses  petites  théories  providentielles 
me  parurent  cadrer  à  merveille  avec  son  visage  de  prédestiné. 

—  Pourquoi  m'avez -vous  montré  cette  lettre?  demandai -je  à 
Meta.  Est- il  possible  que  ce  misérable  chiffon  de  papier  ait  pu 
avoir  la  moindre  influence  sur  vos  décisions?  Que  n'avez- vous  fait 
comme  moi? 

Et  je  déchirai  les  huit  feuillets  en  menus  morceaux;  je  pris  plai- 
sir à  voir  voltiger  dans  la  chambre  cet  essaim  d'aimables  pa- 
pillons. 

—  Je  tenais  à  vous  prouver,  me  répondit- elle,  que  les  apparences 
sont  souvent  trompeuses...  Elle  demeura  court  un  instant,  son 
écheveau  s'embrouillait;  mais  elle  remédia  bien  vite  à  cet  embarras 
de  son  esprit  et  de  sa  langue.  Baissant  les  yeux ,  elle  reprit  :  — 
Cette  lettre  ne  vous  prouve- t-elle  pas  que,  si  j'ai  paru  vous  être  in- 
fidèle, mon  cœur  ne  l'a  jamais  été?  —  Aussitôt,  sans  me  laisser  le 
temps  de  placer  un  mot,  elle  me  raconta  impétueusement  qu'elle 


META    HOLDENIS. 


759 


m'avait  toujours  aimé,  qu'elle  n'avait  pu  se  consoler  de  mon  départ 
de  Genève,  que  mon  image  était  demeurée  gravée  dans  son  cœur, 
qu'elle  était  venue  aux  Charmilles  sur  l'assurance  qu'Harris  lui 
avait  donnée  de  m'y  rencontrer.  Pais  elle  se  plaignit  de  moi  et 
prétendit  qu'elle  n'avait  pas  su  à  quoi  s'en  tenir  sur  mes  sentimens 
pour  elle.  —  Je  l'avais  toujours  pris  sur  un  ton  si  léger,  disait- 
elle,  qu'elle  n'avait  jamais  eu  la  certitude  d'être  aimée;  la  déclara- 
tion un  peu  leste  que  je  m'étais  permis  de  hasarder  dans  le  ci- 
metière l'avait  froissée;  en  agréant  les  empressemens  de  M.  de 
Mauserre,  elle  s'était  proposé  d'exciter  ma  jalousie,  sans  prévoir 
les  néfastes  conséquences  que  ce  jeu  pouvait  avoir;  bref,  il  y  avait 
beaucoup  de  ma  faute  dans  ce  qui  était  arrivé,  et  la  veille  encore, 
après  notre  entrevue  dans  le  parc,  elle  s'était  demandé  si  j'étais 
bien  sérieux,  si  je  ne  saisirais  pas  le  premier  prétexte  venu  pour 
me  dégager  de  ma  parole. 

A  ces  mots,  je  partis  d'un  éclat  de  rire  homérique,  et  m'étant 
installé  dans  un  fauteuil,  aussi  loin  d'elle  que  possible  :  —  C'est 
trop  fort,  ma  chère,  lui  dis-je.  Vous  verrez  que  le  criminel,  c'est 
moi,  que  vous  avez  à  vous  plaindre  de  mes  trahisons  et  de  mes 
perfidies;  que  l'autre  soir,  après  vous  avoir  tendrement  embrassée, 
je  suis  allé  tout  courant  offrir  à  une  autre  femme  mon  cœur  et  mes 
lèvres.  Ne  pourriez-vous  être  sincère  une  fois  dans  votre  vie  et 
m'accorder  que,  si  vous  êtes  plus  sensible  que  tendre,  vous  êtes  en- 
core plus  ambitieuse  que  sensible?  Le  secret  de  votre  conduite  est 
dans  le  mot  de  la  bohémienne.  Convenez  que  les  femmes  de  votre 
caractère  ont  la  manie  de  courir  deux  gibiers  à  la  fois ,  et  que  vous 
vous  êtes  amusée  à  coucher  en  joue  tour  à  tour  un  lapin ,  qui  est 
votre  serviteur,  et  un  lièvre  qui  s'est  appelé  tantôt  le  baron  Grii- 
neck,  tantôt  M.  de  Mauserre.  Le  lièvre  a  gagné  pays;  je  vous  défie 
bien  de  rattraper  le  lapin. 

Elle  jeta  un  cri  d'horreur,  me  somma  de  me  taire,  de  ne  pas  in- 
sulter à  son  amour;  pourtant  elle  finit  par  avouer  qu'il  y  avait  une 
part  de  vérité  dans  mon  explication.  —  Eh  bien!  oui,  je  le  con- 
fesse, s'écria- t-elle  d'une  voix  déchirante,  hier  encore  j'avais  deux 
âmes  qui  se  combattaient  comme  en  champ-clos.  Dieu  soit  loué, 
l'une  a  succombé,  le  malheur  l'a  foudroyée;  il  n'y  a  plus  de  vivant 
en  moi  que  l'âme  qui  vous  aime,  qui  est  à  vous  tout  entière. 

Trois  secondes  après,  avant  que  je  m'en  fusse  avisé,  elle  s'était 
agenouillée  à  mes  pieds,  et  j'eus  beau  me  débattre,  elle  s'empara 
de  vive  force  de  mes  deux  mains.  Que  ne  puis-je  vous  rendre  les 
emportemens  de  son  éloquence!  Elle  me  fit  les  déclarations  les  plus 
tendres,  les  plus  passionnées,  que  ma  modestie  se  refuse  à  répéter, 


760  UEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  savoir  qu'elle  m'adorait,  qu'elle  avait  eu  envers  moi  des  torts 
inqualifiables,  —  que,  si  je  lui  faisais  grâce,  elle  emploierait  sa  vie 
à  les  racheter,  que  je  serais  aimé  comme  jamais  homme  ne  l'avait 
été,  que  je  ne  me  doutais  pas  des  trésors  d'enthousiasme  et  de  dé- 
voûment  que  renfermait  son  cœur,  qu'elle  ne  vivrait,  ne  respire- 
rait que  pour  moi,  que  je  serais  son  tout,  son  univers,  son  idéal  et 
son  dieu. 

Au  risque  d'être  taxé  par  vous  de  fatuité,  j'oserai  avancer  qu'en 
ce  moment  elle  était  sincère;  j'ajoute  que,  sincère  ou  non,  elle  était 
étrangement  belle,  d'une  beauté  qui  tenait  tout  à  la  fois  du  diable 
et  de  l'ange.  La  douleur  et  la  passion  semblaient  modeler  son  vi- 
sage comme  le  doigt  du  sculpteur  la  terre  molle  qu'il  façonne;  il  y 
avait  sur  son  cou,  sur  ses  joues,  sur  son  front,  un  jeu  d'ombres  et 
de  lumières  dont  je  désespère  de  retrouver  le  secret.  Dans  la  viva- 
cité de  son  action,  ses  cheveux  s'étaient  défaits  et  se  répandaient 
en  désordre  sur  ses  épaules;  sa  guimpe  aussi  avait  essuyé  quelque 
avarie  et  laissait  à  mon  regard  une  périlleuse  liberté.  Elle  avait  les 
lèvres  ardentes;  ses  yeux  noyés  ne  quittaient  pas  lés  miens.  Ils  me 
disaient  clairement  :  —  Ne  vois-tu  pas  que  je  suis  à  toi?  Fais  de  moi 
ce  qu'il  te  plaira!  —  Ils  disaient  aussi  par  manière  d'à  jjarte  :  — 
Si  tu  succombes  à  ta  tentation,  tu  me  garderas,  et  je  t'épou- 
serai. 

Ce  fut,  madame,  un  moment  critique.  J'étais  fort  ému,  je  respi- 
rais avec  effort,  ma  tête  s'allumait  comme  une  rampe  d'opéra,  et  je 
ne  sais  en  vérité  comment  cette  scène  aurait  fini,  quand  il  arriva 
tout  à  coup...  Madame,  il  arriva  tout  simplement  qu'un  des  coqs 
du  château  se  mit  à  chanter  à  gorge  déployée  dans  son  pailler,  et 
sa  voix  claire,  perçante,  métallique  et  guerrière  me  fit  bondir  dans 
mon  fauteuil.  Je  revis  mon  père  à  son  lit  de  mort;  il  me  regardait. 
Le  coq  chanta  de  nouveau;  j'entendis  le  tonnelier  de  Beaune  qui 
me  criait  :  —  Tony,  la  vie  est  un  combat;  défie-toi  de  tes  entraî- 
nemens!  —  Et,  le  coq  ayant  pour  la  troisième  fois  sonné  sa  fanfare, 
je  contemplai  fixement  Meta;  il  me  parut  que  ses  grands  yeux  lim- 
pides ressemblaient  à  ces  beaux  lacs  africains  aux  eaux  d'azur,  dans 
lesquels  il  y  a  des  crocodiles. 

Elle  m'observait  avec  anxiété,  se  demandant  à  qui  j'en  avais.  Je 
la  repoussai  doucement,  je  me  remis  sur  mes  pieds,  je  la  contrai- 
gnis d'en  faire  autant;  je  la  pris  par  le  bras,  je  traversai  la  chambre 
avec  elle,  j'ouvris  la  porte,  je  lui  montrai  du  doigt  le  corridor,  l'es- 
calier et  la  lampe  qui  les  éclairait.  Elle  eut  une  défaillance,  elle  en 
triompha  sur-le-champ.  Froissant  ses  cheveux  dans  ses  mains, 
elle  me  cria  d'un  ton  prophétique  et  comme  saisie  subitement  des 


META    HOLDENIS.  761 

fureurs  d'une  sibylle  :  —  Maudite  soit  la  femme  que  tu  aimeras! 
—  Cela  dit,  elle  disparut  comme  un  fantôme. 

Trois  heures  plus  tard,  elle  avait  quitté  les  Charmilles,  où  son 
départ  laissait  quelques  cœurs  soulagés  et  une  petite  fille  tout  à 
fait  inconsolable.  Eu  voyant  s'ébranler  la  voiture  qui  emmenait  sa 
gouvernante,  la  pauvre  enfant  perça  l'air  de  ses  cris. 

Est-il  nécessaire  d'ajouter  que  M.  et  M'"''  de  Mauserre  sont  ma- 
riés? Lulu  n'aura  plus  d'autre  institutrice  que  sa  mère,  qui  depuis 
son  aventure  est  devenue  un  peu  moins  confiante  et  un  peu  plus 
matineuse.  M.  de  Mauserre  est  rentré  dans  la  vie  publique  par  la 
députation;  il  siège  à  la  chambre  dans  la  partie  la  plus  raisonnable 
du  centre  droit,  mais  en  ayant  soin  de  voter  quelquefois  contre  le 
gouvernement.  On  assurait  l'autre  jour  qu'il  était  à  la  veille  d'ob- 
tenir un  poste  considérable. 

Une  nuit  de  l'hiver  dernier,  je  faisais  route  de  Lyon  à  Valence, 
où  j'allais  voir  un  ami.  Je  partis  de  Perrache  seul  dans  mon  wagon, 
dont  la  lampe  éclairait  faiblement.  Je  rabattis  mon  bonnet  fourré 
sur  mes  yeux,  je  m'allongeai  sur  un  coussin,  et  je  me  disposais  à 
dormir,  lorsqu'à  la  gare  des  Terreaux  trois  femmes  montèrent  dans 
mon  compartiment.  A  leur  costume,  je  les  reconnus  pour  des  dia- 
conesses protestantes,  et  par  quelques  propos,  que  je  saisis  à  la  vo- 
lée, je  crus  comprendre  qu'elles  se  rendaient  en  Italie  pour  y  diriger 
une  école  évangélique.  Elles  étaient  jeunes  et  fort  jaseuses;  parlant 
allemand,  elles  ne  firent  pas  difficulté  de  continuer  leur  conversa- 
tion devant  moi.  Le  visage  enfoui  dans  le  collet  de  ma  pelisse,  je 
ne  donnais  aucun  signe  de  vie;  Dieu  sait  pourtant  que  je  les  écou- 
tais. 

L'une  des  trois  paraissait  exercer  sur  les  deux  autres  le  prestige 
d'une  abbesse,  et,  quoique  sa  voix  fût  douce,  elle  avait  un  ton  d'au- 
torité où  il  entrait  une  nuance  de  hauteur.  A  propos  de  la  dernière 
guerre,  elle  en  vint  à  dire  que  les  Français  sont  un  peuple  aimable, 
mais  très  immoral  et  très  corrompu;  comme  pièce  à  l'appui,  elle 
rapporta  et  déposa  qu'elle  était  entrée  comme  institutrice  dans  une 
maison  française  oîi  se  trouvait  un  peintre  de  grand  renom,  que 
dès  le  premier  jour  il  s'était  permis  de  lui  faire  un  aveu  à  la  hus- 
sarde, que  le  père  de  son  élève,  s'étant  déclaré  à  son  tour,  avait 
tout  mis  en  œuvre  pour  la  séduire,  que  ces  deux  coqs  amoureux  et 
fous  de  jalousie  avaient  failli  se  couper  la  gorge,  et  que,  pour  se 
oustraire  à  leurs  obsessions,  elle  s'était  vue  réduite  à  s'enfuir  une 
nuit  à  travers  mille  périls,  dont  la  grâce  du  ciel  l'avait  sauvée. 

Quand  le  train  atteignit  Valence,  la  conversation  avait  cessé.  Les 
deux  plus  jeunes  de  ces  filles  de  Sion  dormaient  du  sommeil  de 


762  REVUE    DES    DE  ex   MONDES. 

l'innocence;  la  troisième,  celle  qui  parlait  si  bien,  les  yeux  à  demi 
clos,  rêvait  à  son  passé  ou  à  son  avenir.  Avant  de  descendre  de 
wagon,  je  me  penchai  vers  elle,  et  à  sa  vive  surprise  je  lui  récitai 
les  deux  premiers  vers  du  Roi  de  Tliulc,  que  je  pris  la  liberté,  — 
Goethe  me  le  pardonne!  —  de  retoucher  un  peu  :  «  Il  y  avait  à 
Thulé,  lui  dis-je  à  l'oreille,  une  petite  souris  qui  mentit  jusqu'à  son 
lit  de  mort.  » 

Es  war  ein  Mauschen  in  Thule 
Das  log  bis  an  das  Grab. 


Vous  me  demanderez,  madame,  si  j'y  pense  encore,  à  cette  sou- 
ris, et  si  dans  le  fond  du  cœur...  Ceci  est  mon  secret;  devinez.  Vous 
me  demanderez  aussi  ce  qu'il  faut  conclure  de  mon  histoire,  car 
vous  n'aimez  pas  les  histoires  qui  ne  concluent  point.  La  mienne 
prouve  qu'il  est  utile  de  savoir  ce  que  signifie  le  chant  du  coq;  si 
mon  père  ne  m'avait  enseigné  cette  belle  science,  je  ferais  peut-être 
aujourd'hui  le  voyage  de  la  vie  avec  une  compagne  bien  distinguée, 
mais  bien  dangereuse.  Ensuite  mon  histoire  vous  explique  pourquoi; 
en  m' offrant  la  main  d'une  charmante  fille  qui  a  des  yeux  célestes, 
vous  m'avez  mis  en  défiance.  J'en  conviens,  les  yeux  célestes  me 
font  peur;  il  y  faut  regarder  de  près  et  jusqu'au  fond.  Dieu  vous 
bénisse,  madame,  vous  qui  n'avez  pas  deux  âmes,  et  qu'il  nous  pré- 
serve à  tout  jamais  des  terrains  glissans,  des  chemins  à  fondrières, 
des  volontés  flottantes,  des  caractères  équivoques,  des  cœurs  trou- 
bles et  des  consciences  subtiles  ! 

Victor  Cherbuliez. 


LES 


ISSIONS  EXTERIEURES 

DE   LA   MARINE 


III. 

LA  STATION  DU   LEVANT  (1). 


in.    —    LES    BRULOTS    GRECS. 


I. 


J'ai  promis  de  raconter  les  exploits  des  marins  grecs  et  de  mon- 
trer le  double  intérêt  que  peut  offrir  l'étude  des  entreprises  dont 
les  officiers  français  employés  dans  les  mers  du  Levant  ont  eu  pen- 
dant sept  années  sous  les  yeux  l'émouvant  et  instructif  spectacle. 
Je  n'aurai  garde  d'oublier  ma  promesse,  mais  les  opérations  des 
flottes  d'Ipsara  et  d'Hydra  sont  intimement  liées  aux  mouvemens 
des  armées  insurgées.  Ces  mouvemens,  je  suis  donc  obligé,  sinon 
dans  leurs  détails,  du  moins  dans  leur  ensemble,  de  les  faire  con- 
naître. On  comprendrait  mal  le  sens  et  la  portée  des  expéditions  ma- 
ritimes, si  l'on  négligeait  de  s'enquérir  du  progrès  et  des  vicissitudes 
de  la  rébellion  sur  le  continent.  Il  me  paraît  également  indispensable 
de  donner  une  idée  générale  de  la  configuration,  de  la  position  re- 
lative, de  l'importance  des  territoires  qui,  après  avoir  servi  d'arène 
aux  combattans,  finiront  par  être  détachés  de  l'empire  dont  ils  su- 

(I)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier. 


764  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

bissaient  le  joug  depuis  près  de  cinq  siècles.  L'exposé  des  événe- 
mens  ne  laisse  dans  l'esprit  que  des  notions  confuses  tant  qu'on 
ne  s'est  pas  rendu  familiers  les  lieux  qui  leur  ont  servi  de  théâtre. 
Je  puis  être  impatient  d'abréger  le  chemin,  d'arriver  par  la  pente 
la  plus  prompte,  par  la  route  la  plus  courte,  au  cœur  de  mon  récit; 
mais,  quelle  que  soit  la  hâte  que  j'en  éprouve,  je  ne  saurais  me 
décider  à  m'engager  dans  ce  labyrinthe  sans  avoir  pris  en  main  le 
lil  qui  doit  me  servir  à  m'y  conduire.  Je  ne  suspendrai  pas  d'ail- 
leurs bien  longtemps  le  cours  de  la  relation  historique  que  le  com- 
bat de  Navarin,  nécessaire  et  glorieux  dénoûment,  viendra  clore. 
Cette  relation,  un  instant  interrompue,  je  l'aurai  rendue,  j'es- 
père, par  les  quelques  lignes  qui  vont  suivre,  plus  facile  à  saisir 
dans  ses  développemens,  plus  aisément  justifiable  dans  ses  con- 
clusions. 

On  comptait  en  1821  3  millions  de  Grecs  environ  dans  toute 
l'étendue  de  l'empire  ottoman ,  2  millions  dans  les  provinces  euro- 
péennes, en  y  comprenant  la  population  de  la  Crète  et  celle  des 
Cyclades.  La  Morée  et  la  Grèce  continentale  réunissaient  à  peine 
1  million  d'habitans.  Ce  fut  néanmoins  cette  fraction  si  peu  consi- 
dérable qui  soutint  tout  le  poids  de  la  lutte.  Les  Grecs  établis  en 
Asie  n'ont  de  place  dans  l'histoire  de  la  guerre  de  l'indépendance 
que  par  l'intérêt  qu'on  ne  saurait  refuser  à  leurs  souffrances  et  à 
leurs  malheurs.  Quelques  mots  suffiront  pour  indiquer  la  configura- 
tion de  la  Morée;  souvent  envahie,  cette  péninsule  semblait  cepen- 
dant avoir  été  mise  par  la  nature  dans  des  conditions  particulière- 
ment favorables  pour  repousser  l'invasion.  Une  langue  de  sable 
dont  la  plus  grande  largeur  n'excède  pas  6  kilomètres  la  sépare 
du  massif  interposé  entre  le  golfe  de  Lépante  et  le  golfe  d'Égine. 
Sans  l'isthme  étroit  qui  la  relie  comm.e  un  pont  à  la  terre  ferme,  la 
Morée  serait  une  île ,  et  cette  île,  par  sa  superficie  aussi  bien  que 
par  le  nombre  de  ses  habitans,  pourrait  être  comparée  à  la  Sar- 
daigne.  Sur  un  territoire  dont  l'étendue  a  été  évaluée  à  21  ou 
22,000  kilomètres  carrés,  la  célèbre  presqu'île,  qui  fut  autrefois  le 
Péloponèse  (1),  ne  renferme  qu'une  population  de  5  à  600,000  âmes. 

(1)  La  Grèce  régénérée  a  repris  pour  un  grand  nombre  de  localités  les  noms  qui 
empruntaient  aux  évéuemens  de  l'antiquité  ou  même  à  ceux  du  bas-empire  une  illus- 
tration dont  il  n'est  pas  sans  quelque  intérêt  de  s'approprier  le  souvenir;  c'est  d'ail- 
leurs le  dernier  vestige  de  la  domination  turque  ou  de  la  domination  latine  qu'on 
efface.  Il  pourrait  résulter  de  ces  dénominations  multiples  quelque  confusion,  si  je  ne 
prenais  soin  de  prévenir  le  lecteur  que,  me  conformant  à  un  usage  assez  général,  il 
m'arrivera  souvent  de  désigner  les  villes,  les  territoires,  les  îles,  les  provinces,  tantôt 
sous  leur  nom  antique,  tantôt  sous  leur  nom  moderne.  Ainsi  Lesbos,  Métélin,  My- 
tilène,  sont  une  seule  et  même  île.  La  Crète  et  Candie,  l'Eubée  et  Négrepont,  Cos  et 
Stancho,  Naxos  et  Kaxie,  Boudroun  et  Halycarnasse,  Napoli  de  Malvoisie  et  Monemba- 


LES   BRULOTS    GRECS.  765 

Les  27,000  kilomètres  carrés  de  la  Sicile  nourrissent  près  de  2  mil- 
lions d'habitans.  Vue  à  vol  d'oiseau,  la  Morée,  rectangle  allongé, 
dentelé  sur  une  seule  de  ses  faces,  me  représente  un  vaste  écrou- 
lement dont  les  débris,  après  s'être  entassés  sur  les  bords  du  canal 
qui  s'étend  du  golfe  de  Patras  au  golfe  de  Corinthe,  auraient  coulé 
par  quatre  brèches  distinctes  vers  le  sud,  et  y  auraient  formé  entre 
de  longs  doigts  montagneux  les  golfes  de  Coron ,  de  Kolokythia  et 
de  Nauplie.  La  côte  septentrionale  offre,  de  l'est  à  l'ouest,  un  dé- 
veloppement de  160  kilomètres  environ.  Les  rivages  occidentaux 
de  l'Élide  et  de  l'Arcadie  tournent  au  contraire  brusquement  au 
sud,  et  font  face  à  la  Mer-Ionienne;  ils  se  prolongent  ainsi  presque 
en  ligne  droite,  sur  un  espace  de  180  kilomètres,  du  golfe  de  Fa- 
tras à  Tîle  de  Sphaktérie.  Cette  île,  qui  couvre  et  défend  de  la  grosse 
lame  de  l'ouest  le  mouillage  de  Navarin,  faisait  autrefois  partie  du 
royaume  de  Nestor;  elle  précède  de  quelques  milles  à  peine  la 
longue  succession  de  ces  baies  profondes  dont  les  promontoires 
descendant  de  la  Messénie,  de  la  Laconie  et  de  l'Argolide  ont  des- 
siné par  leurs  brusques  arêtes  le  contour. 

Les  places  fortes  ne  manquent  pas  sur  ce  littoral.  Les  conquérans 
de  la  Morée  en  ont  édifié  à  l'envi.  Corinthe,  Fatras,  Navarin ,  Mo- 
don,  Coron,  Monembasia,  Nauplie,  ont  leurs  citadelles,  dont  on  ne 
peut  s'emparer  que  par  des  approches  régulières,  à  moins  qu'on 
n'en  réduise  les  garnisons  par  la  famine.  Ce  n'était  point  toutefois 
dans  une  de  ces  forteresses  que  le  pacha  de  la  iMorée  avait  fixé  sa 
résidence.  Le  gouverneur  de  la  province  avait  choisi  une  position 
plus  centrale.  A  630  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  sur  un 
plateau  que  domine  le  mont  Ménale,  les  habitans  de  Mantinée,  de 
Tégée  et  de  Fallantium,  abandonnant  leurs  cités  en  ruines,  s'é- 
taient jadis  réunis  pour  bâtir  une  ville  nouvelle.  Le  souvenir  de 
leur  association  s'est  perpétué  dans  le  nom  de  Tripolitza;  c'est  là 

sia,  l'Épire  et  l'Albanie,  la  Morée  et  le  Péloponèsc,  la  Roumélie  et  la  Macédoine,  sont 
des  équivalens  qu'on  pourra  retrouver  presque  à  chaque  page  de  ce  récit.  En  donnant 
ce-t  avertissement  au  lecteur,  je  prends  peut-être  une  précaution  qui  paraîtra  super- 
flue, car,  s'il  est  un  privilège  acquis  à  ces  localités,  dont  l'histoire  est  familière  à  tout 
esprit  cultivé,  c'est  celui  d'être  connues  sous  les  divers  noms  que  leur  a  fait  porter 
la  fortune. 

Peut-être  serait-il  plus  nécessaire  de  rappeler  que,  par  suite  des  divergences  qui 
existent  encore  entre  les  géographes,  on  rencontrera,  suivant  la  carte  qu'on  aura  la 
fantaisie  de  consulter,  des  golfes  pourvus  de  deux  ou  trois  noms  difïérens.  Le  golfe 
de  Coron  deviendra  tour  à  tour  le  golfe  de  Calamata  ou  le  golfe  de  Messénie,  l'im- 
mense baie  comprise  entre  le  cap  Matapan  et  le  cap  Saint-Ange  s'appellera  golfe  de 
Kolokythia,  de  Laconie  ou  de  Maratho-iNisi.  Viendront  ensuite  les  golfes  de  Nauplie 
ou  d'Argos,  d'Égine  ou  d'Athènes,  de  Lépante  ou  de  Corinthe,  quoique  Egine  et 
Athènes,  Corinthe  et  Lépante,  pussent  être  à  bon  droit  employé(^s  à  désigner,  suivant 
leilr  position  géographique,  des  parties  différentes  d'un  même  golfe. 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'après  la  paix  de  1718  s'était  établi,  à  30  kilomètres  du  golfe 
d'Argos,  à  60  du  golfe  de  Coron,  le  représentant  du  sultan,  le  nou- 
veau chef  de  la  Morée  reconquise.  C'est  là  aussi  que  Kurchid- 
Paclia,  en  partant  pour  l'Épire,  avait  laissé  ses  trésors  ei  son 
harem. 

L'insurrection  trouva,  dès  le  début,  de  nombreux  partisans  en 
Thessalie  et  dans  la  Macédoine.  Elle  agita  jusqu'aux  paisibles  re- 
traites que  les  communautés  orthodoxes  s'étaient  ménagées  sur  le 
mont  Athos;  mais  le  flot,  après  avoir  débordé  trop  loin,  ne  tarda 
pas  à  se  retirer  en-deçà  de  la  ligne  qui  devait  servir  un  jour  de 
frontière  au  royaume  de  Grèce.  Cette  ligne,  sur  un  espace  de 
200  kilomètres,  traverse  l'Acarnanie,  l'Étolie,  la  Phtiotide;  du  golfe 
d'Acta,  on  peut  la  suivre  de  sommet  en  sommet,  jusqu'au  golfe  de 
Yolo.  Quand  nous  parlerons  de  la  Grèce  continentale,  ce  sera  la 
contrée  comprise  entre  cette  barrière  imaginaire  et  le  contour  des 
golfes  de  Fatras,  de  Lépante,  d'Athènes,  de  Négrepont,  que  nous 
voudrons  désigner.  Cette  portion  de  territoire  comprend  dans  son 
périmètre  l'Acarnanie  et  l'Étolie,  la  Phtiotide  et  la  Phocide,  la  Béo- 
tie  et  l'Attique.  Ne  vous  laissez  pas  éblouir  par  ce  dénombrement 
pompeux  :  la  Grèce  continentale,  avec  ses  19,000  kilomètres  car- 
rés, est  encore  moins  vaste  que  le  Péloponèse,  et,  si  en  1845  cette 
péninsule  comptait  521,000  habitans,  le  même  recensement  offi- 
ciel n'en  attribuait  que  266,000  aux  provinces  du  nord.  Dans  ces 
chiffres  ne  sont  compris  ni  la  surface  ni  la  population  de  l'Eubée, 
Zi,000  kilomètres  carrés,  —  la  superficie  de  l'île  Mayorque,  —  avec 
64,000  habitans.  Étroite  et  allongée,  l'île  d'Eubée  forme,  avec  les 
côtes  de  la  Béotie  et  de  la  Locride,  un  sinueux  passage  qui  n'a  pas 
moins  de  190  kilomètres  de  longueur,  et  qui  prend  successivement 
les  noms  de  canal  d'Égripo  et  de  canal  de  Talanti. 

J'ai  comparé  la  Morée  à  la  Sardaigne  et  à  la  Sicile ,  l'Eubée  à 
Mayorque.  On  serait  plus  autorisé  encore  à  opérer,  sous  le  rapport 
de  la  superficie  et  de  la  population,  un  rapprochement  semblable 
entre  la  Crète  et  la  Corse.  La  Crète,  avec  ses  9,000  kilomètres  car- 
rés et  ses  200,000  habitans,  formait  un  pachalik  à  part.  Ce  gouver- 
nement était  divisé  en  trois  commandemens  militaires  qui  avaient 
leur  siège  dans  les  forteresses  de  Candie,  de  la  Canée  et  de  Re- 
thymo.  Le  district  montagneux  de  Sphakia,  sur  la  côte  méridio- 
nale, presque  indépendant  sous  la  domination  vénitienne,  n'avait 
pas  montré  plus  de  déférence  pour  la  domination  turque.  Les  Spha- 
kiotes  en  Crète,  les  Souliotes  en  Épire,  les  Maniotes  en  Laconie, 
étaient  des  sujets  du  sultan,  mais  des  sujets  placés  comme  autant 
de  vers  rongeurs  au  cœur  de  ses  provinces. 

Dans  les  nombreux  débats  qui  ont  signalé  la  courte  existence  des 


LES   BRULOTS    GRECS.  767 

petites  républiques  de  la  Grèce  antique,  dans  les  conflits  moins 
fameux,  mais  plus  acharnés  encore,  dont  furent  témoins,  pendant 
douze  ou  quinze  siècles,  le  bas-empire  et  le  moyen  âge,  les  Gyclades 
ont  joué  un  rôle  dont  il  ne  faudrait  pas  mesurer  l'importance  à  leur 
étendue.  Tout  cet  archipel  réuni  ne  présente  pas  plus  de  7,000  ki- 
lomètres carrés  de  superficie  habités  par  13/i,000  âmes.  Infiniment 
plus  peuplé  autrefois  il  est  vrai,  cet  archipel  a  fourni  des  marins 
aux  flottes  de  tous  les  âges.  11  se  compose  de  trois  chaînes  à  peu 
près  parallèles,  allant  du  cap  Sunium  et  de  la  pointe  méridionale 
de  l'Eubée  rejoindre  les  îles  de  Milo,  d'Anaphi  et  de  Santorin.  Zea, 
Thermia,  Serpho,  Siphante,  l'Argentière,  Milo,  composent  avec 
quelques  rochers  insignifians  le  premier  groupe.  Jura,  Syra,  Paros, 
Anti-Paros,  lo,  Sikino,  Polycandro,  forment  le  second;  Andros, 
Tine,  Miconi,  Naxos,  Amorgos,  Anaphi,  constituent  le  troisième.  Les 
Sapiences,  Cerigo,  Cervi,  Spezzia,  Hydra,  Poros,  Egine,  Salamine, 
Macronisi,  sont  des  îles  contiguës  au  continent  et  distinctes  de  l'ar- 
chipel des  Gyclades,  mais,  comme  ces  dernières,  plus  dignes  d'être 
mentionnées  pour  la  célébrité  qui  s'attache  à  leur  nom  que  pour  la 
place  qu'elles  occupent  dans  le  monde.  Il  faut  sortir  de  la  mer  Egée 
et  se  porter  jusqu'au  groupe  échelonné  le  long  des  rivages  de  l' Asie- 
Mineure  pour  rencontrer  des  parcelles  de  territoire  qui  cessent  d'être 
en  quelque  sorte  de  la  poussière  cosmique.  Chypre  a  une  super- 
ficie dont  n'avait  point  eu  à  rougir  un  royaume  quand  les  royaumes 
n'étaient  que  des  fiefs  relevant,  comme  autant  de  provinces  vas- 
sales, des  empires.  Ghypre  comprend  dans  son  périmètre  6,700  ki- 
lomètres carrés;  Métélin  en  mesure  1,700,  Pihodes  1,372,  Ghio  780, 
Samos  390,  Gos  267.  A  l'exception  de  Samos  et  de  Ghio,  le  vent  de 
révolte  qui  soufflait  de  la  Morée  n'atteignit  aucun  point  de  ces  loin- 
tains rivages.  Plaçons-nous  au  centre  des  Gyclades,  sur  le  sommet  de 
Paros  ou  sur  celui  de  Syra,  décrivons  autour  de  nous  un  cercle  de  30 
ouliO,  de  50  lieues  au  plus  de  rayon;  nous  aurons  touché  de  la  pointe 
de  notre  compas  les  derniers  confins  des  parages  où  nous  conduira 
ce  récit,  les  bords  extrêmes  du  cirque  dans  lequel  les  flottes  et  les 
armées  belligérantes  vont  pendant  des  années  entières  se  mouvoir. 
La  Grèce  continentale,  la  Morée,  l'Eubée,  la  Grète,  les  Gyclades, 
Samos,  unies  dans  une  lutte  mortelle  contre  le  sultan,  c'est  à  peine, 
si  l'on  ne  considère  que  l'importance  territoriale,  la  Gorse,  la  Sar- 
daigne  et  la  Sicile  coalisées  contre  la  monarchie  de  Gharles-Quint 
ou  contre  l'empire  actuel  d'Allemagne.  Ici  encore,  comme  au  temps 
de  l'antiquité,  la  scène  est  étroite,  la  terre  qu'on  se  dispute  est 
exiguë,  la  cause  seule  est  grande,  et  le  juste  intérêt  que  cette  cause 
ex:ite  suffira  pour  préserver  de  l'oubli  le  souvenir  de  combats  qui 
eussent  pu  s'appeler,  —  avec  plus  de  raison  que  les  batailles  livrées 


768  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sur  le  sol  alTranchi  de  l'Amérique  du  Nord,  —  des  rencontres  de 
patrouilles. 

La  fidélité  des  îles  catholiques,  Tine,  Syra,  Naxos,  Santorin, 
n'avait  pas  été  ébranlée  par  l'insurrection  du  Péloponèse.  Les  ca- 
tholiques étaient  trop  disposés  à  rendre  à  César  ce  qui  lui  était  dû; 
ils  voyaient  dans  le  Turc  un  arbitre  généralement  favorable  à  leurs 
prétentions.  Les  orthodoxes  n'en  haïssaient  au  contraire  que  davan- 
tage le  maître  partial  dont  la  balance  semblait  toujours  pencher  du 
côté  de  leurs  ennemis.  La  soumission  des  îles  où  les  Grecs  de  cette 
communion  étaient  en  majorité  ne  pouvait  donc  résulter  que  du 
sentiment  de  leur  impuissance;  mais  cette  impuissance  était  telle- 
ment notoire  que  la  situation  morale  de  l'Archipel  n'avait  jamais 
inspiré  à  Constantinople  la  plus  légère  inquiétude.  Ce  n'était  ni 
Siphante,  ni  Milo,  ni  Paros  qui  oseraient  les  premières  jeter  k  défi 
à  l'empire  ;  le  signal  de  la  révolte  ne  pouvait  venir  que  des  îles 
albanaises  ;  restait  à  savoir  si  ces  îles  voudraient  le  donner.  Riches, 
honorés,  puissans,  les  primats  hydriotes  inclinaient  très  visible- 
ment à  l'abstention,  lis  ne  pouvaient  se  dissimuler  que  la  guerre 
serait  longue  et  sanglante,  qu'ils  auraient  à  en  supporter  tous  les 
frais,  et  que,  l'issue  en  fût-elle  heureuse,  ils  en  sortiraient  proba- 
blement ruinés,  s'ils  réussissaient  à  en  sortir  la  vie  sauve.  Aussi 
avaient-ils  jugé  prudent  de  donner  au  capitan-pacha,  leur  zélé 
protecteur,  un  gage  non  équivoque  de  leurs  dispositions  en  diri- 
geant vers  les  Dardanelles  le  contingent  annuel  qui  leur  était  im- 
posé. Cette  condescendance  ne  fut  pas  goûtée  de  la  masse  du 
peuple.  Un  soulèvement  général  éclata,  et,  sous  la  conduite  d'un 
meneur  énergique,  Antonios  Oikonomos,  que  nos  officiers,  se  con- 
formant à  la  prononciation  moderne,  appellent  dans  leurs  rapports 
Antoine  Économo,  les  classes  inférieures  s'emparèrent  du  pouvoir. 
Les  primats  déchus  n'avaient  qu'un  désir  :  fuir  ces  lieux  dangereux 
et  se  retirer  à  Zante.  Le  peuple  les  retint;  il  gardait  en  leur  per- 
sonne les  finances  de  l'insurrection. 

Pendant  qu'on  s'agitait  à  Hydra,  on  prenait  les  armes  dans  l'île 
voisine.  Le  2Zi  avril  1821,  huit  bricts  spezziotes  enlevaient  à  Milo 
une  corvette  ottomane  de  trente-six  canons  et  un  brick  de  seize  qui 
attendaient  dans  ce  port  le  complément  de  leur  équipage.  En  vain 
les  primats  de  Milo,  effrayés  des  terribles  représailles  auxquelles 
on  les  exposait,  en  vain  le  consul  de  France,  M.  Brest,  dédaigneux 
des  menaces  que  lui  attirait  son  intervention,  essayèrent-ils  de 
sauver  les  prisonniers  turcs.  Cette  guerre  effroyable  ne  connaissait 
pas  la  pitié.  Les  Spezziotes  firent  main  basse  sur  tous  leurs  cap- 
tifs. Les  équipages  des  navires  marchands  qu'ils  avaient  ramassés 
sur  leur  route  furent  massacrés  avec  ceux  qui  montaient  le  brick 


LES   BRULOTS    GRECS.  769 

et  la  corvette  enlevés  dans  le  port  de  Milo.  Spezzia  eut  donc  l'hon- 
neur d'arborer  la  première  le  drapeau  de  l'indépendance,  mais  elle 
fut  aussi  la  première  à  souiller  par  d'odieux  excès  ce  glorieux  em- 
blèmç  de  la  liberté  hellénique.  Une  «  riche  amazone,  »  veuve  du 
capitaine  Bobli,  mis  à  mort  à  Constantinople  où  il  s'était  trouvé 
impliqué  dans  les  persécutions  dirigées  contre  les  hétairistes,  avait 
attisé  à  Spezzia  l'incendie.  Cet  incendie,  il  importait  fort  de  le 
propager,  car  ce  n'était  pas  Spezzia  qui  pourrait  résister  seule  à  la 
flotte  turque.  Pendant  que  la  Bobolina,  «  vêtue  à  la  macédonienne,  » 
aussi  ardente  au  pillage,  aussi  impitoyable  au  massacre  que  le  plus 
farouche  des  Skipetars,  allait  s'établir  en  croisière  avec  quatre  na- 
vires armés  à  ses  frais  devant  Monembasia  et  l'entrée  du  golfe  de 
Nauplie,  d'autres  bâtimens  spezziotes  apportaient  à  Ipsara,  à  Hydra, 
à  Caxos,  les  nouvelles  décisives  que  les  populations  encore  hési- 
tantes de  ces  îles  attendaient  pour  se  prononcer.  Le  mois  d'avril 
n'était  pas  entièrement  écoulé  que  l'insurrection  maritime  était  de- 
venue générale.  De  Ténédos  à  Rhodes,  de  Zante  à  Ténédos,  la  mer 
se  couvrit  de  bricks  et  de  goélettes  grecs  qui  eurent  bientôt  capturé 
tout  navire  turc  assez  imprudent  pour  n'avoir  pas  cherché  immé- 
diatement refuge  dans  un  port. 

Dans  la  voie  où  ils  s'étaient  engagés  à  la  suite  des  Spezziotes,  les 
capitaines  d'Hydra  ne  tardèrent  pas  à  se  fermer  par  les  plus  san- 
glantes violences  tout  retour.  Un  navire  ottoman  chargé  des  pré- 
sens que  le  sultan  Mahmoud  envoyait  à  Méhémet-AIi  fut  rencontré 
sur  la  route  de  l'Egypte  par  deux  bricks  hydriotes  que  comman- 
daient les  capitaines  Sachtouris  et  Pinotzis.  De  nombreux  pèlerins  se 
rendant  à  La  Mecque,  le  grand-mufti  récemment  déposé,  la  suite  et 
la  famille  de  ce  saint  personnage  s'étaient  embarqués  à  Constanti- 
nople sur  le  bâtiment  que  son  mauvais  destin  mettait  à  la  merci  de 
gens  qui  s'étaient  promis  de  n'en  point  faire  aux  Turcs.  Vieillards, 
femmes,  enfans,  tout  fut  égorgé.  C'est  par  de  pareils  actes  que  les 
insurgés  semblèrent  dès  le  début  vouloir  décourager  les  sympathies 
qui  ne  demandaient  qu'à  se  prononcer  pour  eux  :  accusés  par  les 
Francs  de  «  perfidie,  d'astuce,  de  cruauté,  »  on  eût  dit  qu'ils  pre- 
naient à  tâche  de  donner  raison  à  ces  compétiteurs  jaloux  qui,  sui- 
vant les  expressions  mêmes  de  l'amiral  Halgan,  «  ne  le  cédaient 
guère  aux  Turcs  dans  leur  éloignement  pour  les  Grecs.  »  Les  gou- 
vernemens  européens,  aux  oreilles  desquels  il  n'arrivait  du  Levant 
que  des  réclamations  passionnées  ou  des  rapports  sinistres,  devaient, 
on  le  comprendra  sans  peine,  hésiter  beaucoup  à  venir  en  aide  à 
de  pareils  barbares  ;  mais  le  droit  renferme  en  lui-même  une  telle 
puissance  qu'il  est  sans  exemple  que  les  fautes  des  hommes,  les 
préjugés  des  nations  ou  les  égoïsmes  de  la  politique  l'aient  em- 
lOME  cm.  —  1873.  49 


770  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

péché  de  triompher,  quand  il  n'a  pas  désespéré  le  premier  du  suc- 
cès de  sa  cause. 

La  flotte  turque  cependant  pressait  son  armement,  et  on  devait 
s'attendre  à  la  voir  bientôt  paraître  dans  les  îles  avec  les  troupes 
asiatiques  rassemblées  à  Scala-Nova.  Il  était  urgent  de  faire  succé- 
der aux  efforts  isolés  une  entente  entre  les  trois  îles.  Cent  soixante 
naviies,  portant  pour  la  plupart  de  dix  à  quatorze  canons,  s'étaient 
dispersés  dans  l'Archipel.  On  rassembla  la  majeure  partie  de  cette 
force  navale,  et  on  la  plaça  pour  un  an  sous  le  commandement  su- 
prême d'un  primat  hydriote,  Jakomaki  Tombazis.  Douze  bricks  fu- 
rent détachés  sous  la  conduite  d'André  Miaulis  vers  le  golfe  de  Lé- 
pante  avec  mission  de  maintenir  le  blocus  de  Patras  et  de  surveiller 
l'escadre  ottomane  qui  opérait  sur  les  côtes  de  l'Épire.  Trente-sept 
voiles  firent  route  pour  Samos*  Les  grandes  opérations  commen- 
çaient ;  les  efforts  de  la  marine  grecque  vont  mériter  d'être  sérieu- 
sement étudiés. 


II. 


Si  l'on  embrasse  d'un  coup  d'œil  l'histoire  technique  de  la  marine 
moderne,  on  verra  l'artillerie,  à  partir  du  règne  de  Louis  XV,  déci- 
der à  peu  près  seule  du  sort  des  batailles  navales;  mais,  avant  cette 
époque,  les  vaisseaux  sont  très  rarement  réduits  par  le  canon.  Il  les 
faut  enlever  l'épée  à  la  main  ou  les  détruire  en  les  embrasant.  Aussi 
ne  voit-on  presque  jamais  de  flotte  de  guerre  qui  ne  soit  accompa- 
gnée d'un  certain  nombre  de  brûlots.  Telle  est  aussi  la  composition 
des  flottes  grecques.  Lorsque  le  22  juillet  1821  le  capitaine  de  la 
flûte  du  roi  la  Bonite  rencontrera  dans  le  golfe  de  Stancho  soixante- 
cinq  navires  hydriotes  «  armés  de  douze  à  vingt  canons  de  très  faible 
calibre,  »  portant  «  de  100  à  120  hommes  d'équipage,  »  un  des  capi- 
taines de  cette  escadre  n'hésitera  pas  à  lui  dévoiler  le  plan  de  cam- 
pagne des  insurgés.  «  Notre  intention,  lui  dit-il,  n'est  pas  d'engager 
la  flotte  ennemie,  nous  nous  propesons  de  l'incendier.  Des  cent  vingt 
bâtimens  que  nous  avons  réunis  dans  ces  parages,  nous  en  avons 
converti  plus  de  quarante  en  brûlots.  »  Ainsi  faisaient  encore  au 
xvii''  siècle  les  amirautés  de  Hollande,  de  Zélande  et  de  Frise.  Ainsi 
ferons-nous  à  l'avenir.  On  a  pu  maintenir  pendant  de  longs  mois 
le  blocus  de  Sébastopol  et  celui  de  Venise  en  restant  mouillé  de- 
vant l'entrée  de  ces  deux  ports.  H  a  fallu  s'établir  en  croisière  à 
l'embouchure  de  la  Jahde  et  ne  s'arrêter  que  quelques  heures  dans 
la  baie  de  Dantzig  le  jour  où  nos  escadres  se  sont  trouvées  exposées 
à  l'attaque  des  bateaux-torpilles.  Cet  effet  moral,  qui  fait  présager 


LES   BRULOTS   GRECS.  771 

toute  une  révolution  dans  la  conduite  des  opérations  maritimes,  les 
brûlots  le  produisaient  déjà  il  y  a  trois  cents  ans.  L'action  de  ces 
engins  s'exerçait,  pour  ainsi  dire,  à  distance,  et  n'attendait  pas 
pour  être  efficace  le  moment  de  la  mêlée.  De  même  que  le  faucon 
s'élève  en  spirale  dans  les  airs  pour  arriver  à  dominer  le  héron  sur 
lequel  il  veut  fondre,  les  amiraux  de  Charles  II  ou  de  Louis  XIV  de- 
vaient disputer  et  gagner  le  vent  à  l'ennemi  avant  de  pouvoir  son- 
ger à  lancer  contre  lui  leurs  brûlots.  C'était  à  s'assurer  cet  immense 
avantage  que  consistait  jadis  l'habileté  du  commandant  en  chef 
d'une  grande  armée  navale.  Ruiter  eut  des  rivaux  sur  le  champ  de 
bataille;  il  rencontra  peu  d'émulés  dignes  de  lui  dans  ces  luttes 
préliminaires  où  il  apportait  sa  merveilleuse  sagacité  et  sa  fruc- 
tueuse expérience.  La  connaissance  approfondie  qu'il  avait  acquise 
des  bancs  et  des  courans  de  la  côte  de  Flandres  ne  lui  eût  point 
suffi  peut-être  pour  primer  les  Anglais  de  manœuvre  :  il  y  joignait 
cette  sorte  d'intuition  qui  était  autrefois  comme  un  sens  à  part  dé- 
volu au,  marin;  on  le  vit  constamment  pressentir  les  moindres  va- 
riations de  la  brise,  les  pressentir  souvent  vingt-quatre  heures  à 
l'avance,  et  se  mettre  par  les  évolutions  prescrites  à  ses  escadres  en 
mesure  d'en  profiter.  Dans  des  situations  semblables  et  avec  des 
moyens  analogues,  les  amiraux  grecs  ont  montré  les  mêmes  qua- 
lités. C'est  en  manœuvrant  qu'ils  ont  fait  prendre  chasse  aux  flottes 
ennemies,  qu'ils  les  ont  contenues,  entravées  dans  leurs  marches, 
interrompues  dans  leurs  opérations. 

De  toutes  les  marines  du  monde,  la  marine  ottomane  est  assuré- 
ment celle  qui  s'endort  le  plus  volontiers  sur  la  foi  de  ses  ancres; 
il  n'est  guère  de  mouillage  qui  ne  lui  semble  assez  sûr  dès  qu'elle 
y  peut  avoir  l'espoir  d'atteindre  le  fond.  Il  faut  du  calcul  et  une 
certaine  science  pour  sortir  d'embarras  à  l'aide  de  ses  voiles;  il  ne 
faut  que  de  la  foi  et  de  la  résignation  à  la  volonté  divine  quand  on 
a  recours  à  ses  câbles.  Mouiller  est  une  solution  qui  convient  parti- 
culièrement aux  adeptes  du  fatalisme.  L'aiguillon  du  brûlot  ne  tarda 
pas  à  modifier  considérablement  sur  ce  point  les  idées  et  les  allures 
des  Turcs.  On  les  vit  évacuer  soudain  des  rades  où  en  d'autres  temps 
ils  auraient  passé  des  saisons  entières,  errer  à  l'ouverture  des  baies 
où  les  appelaient  les  intérêts  les  plus  sérieux,  où  les  poussaient  les 
brises  les  plus  favorables,  sans  oser  y  aller  jeter  l'ancre.  Les  plus 
grands  avantages  remportés  par  les  Grecs  l'ont  été  par  de  simples 
démonstrations.  Le  jour  où  Ibrahim-Pacha,  indigné  de  ces  folles  ter- 
reurs, aura  obligé  la  flotte  combinée  d'Alexandrie  et  de  Constanti- 
nople  à  passer  outre  en  faisant  au  besoin  la  part  du  feu,  la  Grèce  sera 
perdue  :  elle  le  serait  du  moins,  si  la  France  n'était  pas  là  pour  la 
sauver.  Cette  héroïque  figure  d'Ibrahim  me  rappelle  involontaire- 


772  REVUE  Di;s  deux  mondes. 

msnt  les  Blake,  les  Monk,  les  Guise,  les  d'Estrées,  les  Rupert,  pas- 
sant brusquement  da  commandement  des  armées  au  commandement 
des  flottes,  opposant  leur  courage,  leur  opiniâtreté,  leur  longue  ha- 
bitude des  combats,  à  la  science  supérieure  des  Tromp  et  des  Rui- 
ter.  L'avantage  reste  encore  aux  véritables  hommes  de  mer  dans 
cette  lutte,  et  il  fût  resté  aux  Grecs,  si,  à  bout  de  ressources,  ils 
n'eussent  désarmé  la  majeure  partie  de  leur  flotte  pendant  l'hiver. 
Les  Grecs  jugèrent  trop  légèrement  leurs  ennemis.  Ils  les  crurent 
incapables  de  braver  les  chances  de  la  navigation  dans  une  saison 
qui  n'avait  jamais  vu  de  flottes  ottomanes  à  la  mer.  Ils  avaient 
compté  sans  la  volonté  énergique  d'Ibrahim.  Le  fiis  du  pacha  d'E- 
gypte débarqua  son  armée  en  Morée  en  plein  mois  de  décembre. 
Les  brûlots  arrivèrent  trop  tard  :  ils  réussirent,  il  est  vrai,  à  incen- 
dier quelques  navires  sur  la  rade  de  Modon,  mais  leur  prestige  s'é- 
tait évanoui,  et  le  dommage  matériel  qu'ils  purent  faire  fut  peu  de 
chose  en  comparaison  du  grand  résultat  qu'ils  n'avaient  pu  préve- 
nir, comme  autrefois,  par  la  seule  crainte  qu'ils  inspiraient. 

En  s'aguerrissant,  les  Turcs  devaient  nécessairement  obliger  leurs 
ennemis  à  modifier  des  moyens  d'attaque  qui  ne  pouvaient  avoir  de 
succès  que  contre  un  adversaire  pusillanime  ou  inexpérimenté.  Les 
brûlots  étaient  bien  loin  d'être  l'équivalent  des  bâtimens-torpilles. 
Los  marines  européennes  y  avaient  déjà  renoncé  quand,  le  7  juillet 
1770,  les  Russes  détruisirent  la  flotte  ottomane  dans  la  baie  de 
Tchesmé.  Encore  fallut-il  en  cette  occasion  que  le  canon  eût  con- 
traint les  Turcs  à  couper  leurs  câbles  et  à  s'aller  entasser  au  fond 
d'une  baie  étroite,  dans  une  telle  confusion  qu'une  seule  étincelle 
eût  suffi  pour  embraser  cette  masse  enchevêtrée  de  matières  com- 
bustibles. Le  combat  de  Tchesmé  rappelle  Guétarie,  Palerme,  La 
Hûugue  et  Vigo.  Il  n'a  rien  de  commun  avec  les  grandes  batailles 
de  la  Manche. 

Poursuivi  par  dix  vaisseaux  et  cinq  frégates  russes,  le  capitan- 
pacha  s'était  réfugié  sur  la  côte  de  l' Asie-Mineure,  dans  une  baie 
sans  défense,  située  en  face  de  l'île  de  Chio.  Les  Russes  ne  lais- 
sèrent point  échapper  cette  bonne  fortune.  L'amiral  Spiritof  porta 
droit  sur  le  vaisseau  à  bord  duquel  flottait  le  pavillon  du  capitan- 
pacha.  Exposé  au  feu  d3  toute  l'escadre  turque,  il  eut  près  de  cent 
hommes  tués  ou  blessés  avant  de  pouvoir  se  servir  lui-même  de  ses 
canons.  Il  avait  à  peine  présenté  le  travers  et  commencé  à  faire 
usage  de  son  artillerie,  qu'il  se  trouva  porté  par  la  dérive  bord  à 
bord  du  vaisseau  ottoman.  Les  deux  bâtimens  restèrent  accrochés. 
11  n'était  pas  prudent  à  cette  époque  de  lutter  avec  les  Turcs  corps 
à  corps.  Dès  que  l'équipage  du  vaisseau  ottoman  eut  senti  le  con- 
tact du  navire  ennemi  et  se  trouva  en  mesure  de  combattre  de  pied 


LES   BRULOTS    GRECS.  773 

ferme,  il  sembla  retrouver  comme  Antée  tous  ses  avantages.  Les 
canonniers  abandonnèrent  leurs  pièces  devenues  inutiles,  et  s'élan- 
cèrent par  tous  les  panneaux  sur  le  pont,  le  nom  d'Allah  et  du  pro- 
phète à  la  bouche,  le  sabre  à  la  main.  En  cette  occurrence,  le  capi- 
tan-pacha  avait  jugé  prudent  de  descendre  à  terre  pour  y  surveiller 
de  sa  personne  l'établissement  d'une  batterie.  Son  capitaine  de  pa- 
villon, Hassan  l'Algérien,  resté  seul  à  bord,  exerçait  de  fait  le  com- 
mandement dont  le  vaisseau  qu'il  montait  portait  encore  les  in- 
signes. Il  donna  le  signal  de  l'assaut  et  fut  des  premiers  à  y 
monter.  Les  ponts  des  deux  navires  devinrent  le  théâtre  d'une  lutte 
acharnée,  à  laquelle  les  autres  vaisseaux  prenaient  part  en  faisant 
passer  incessamment  aux  navires  abordés  des  renforts.  Du  haut  des 
vergues,  les  soldats  russes  faisaient  un  feu  violent  de  mousqueterie. 
La  fortune  hésitait,  quand  tout  à  coup  l'incendie  éclate.  Des  tour- 
billons de  fumée  enveloppent  les  deux  navires.  Ce  sont  des  valets 
enflammés,  disent  les  uns,  des  grenades,  disent  les  autres,  qui  ont 
mis  le  feu  aux  voiles  du  vaisseau  russe.  Spiritof,  Feodor  Orlof,  ne 
voulurent  abandonner  leur  navire  que  lorsque  les  débris  fumans 
des  basses  vergues  tombèrent  sur  le  pont.  Grièvement  blessé,  Has- 
san, de  son  côté,  attendit,  pour  se  jeter  à  la  mer,  que  son  vaisseau 
fût  près  de  sauter.  Une  embarcation  le  recueillit  et  alla  le  déposer 
tout  sanglant  sur  la  plage. 

Le  spectacle  de  ces  deux  vaisseaux  se  tordant  au  milieu  des 
flammes,  l'attente  d'une  épouvantable  explosion,  avaient  jeté  l'ef- 
froi dans  le  cœur  des  capitaines  turcs.  Ils  coupèrent  leurs  câbles, 
et  la  flotte  ottomane  dériva  pêle-mêle  au  fond  de  la  rade  dont  elle 
avait  si  imprudemment  entrepris  de  défendre  l'entrée.  Les  amiraux 
russes  tinrent  conseil.  Ils  n'avaient  pas  de  brûlots;  ils  en  prépa- 
rèrent trois  sur-le-champ  et  composèrent  les  équipages  en  partie  de 
marins  grecs  et  de  marins  serbes.  Ces  trois  navires,  commandés 
par  deux  officiers  anglais  et  par  un  officier  russe,  entrèrent  dans  la 
baie  au  milieu  de  la  nuit.  Couverte  par  la  canonnade  de  toute  la 
flotte,  leur  attaque  eut  un  plein  succès.  Les  vaisseaux  turcs  ne  tar- 
dèrent pas  à  sauter  en  l'air  l'un  après  l'autre.  Quand  le  feu  s'étei- 
gnit, il  n'y  avait  plus  à  flot  qu'un  seul  navire  ennemi,  et  ce  navire 
fut  emmené  en  triomphe  par  les  vainqueurs. 

On  n'est  point  d'accord  sur  le  lieu  qui  avait  donné  le  jour  à  l'hé- 
roïque capitaine  dont  le  courage  sauva  pour  la  Turquie  la  honte  de 
cette  défaite.  On  le  connaissait  alors  sous  le  nom  de  Hassan  l'Algé- 
rien. Une  heureuse  expédition  tentée  quelques  mois  plus  tard  à, 
Lemnos  lui  valut  le  surnom  de  Hassan-Gazi,  Hassan  le  victorieux. 
•  C'est  sous  ce  titre  qu'il  a  pris  sa  place  dans  l'histoire;  mais,  qu'il  soit 
né  à  Rodosto  ou  (Ju'il  ait  vu  le  jour  à  Sinope,  ce  qui  est  incontes- 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

table,  c'est  que,  transporté  très  jeune  à  Alger,  il  avait  appris  son 
métier  de  marin  et  de  soldat  à  bord  des  navires  de  la  régence. 

Hassan-Gazi  fut  pendant  près  d'un  quart  de  siècle  l'àme  ds  la 
marine  ottomane,  l'idole  du  peuple,  le  favori  tout-puissant  du  sou- 
verain. Il  fut  sur  le  point  d'opérer  en  Turquie  une  grande  réforme. 
Il  était  d'usage,  dès  que  la  flotte  était  rentrée  dans  le  Bosphore,  de 
congédier  les  matelots  jusqu'au  k  mai.  Hassan  voulait  l'aire  con- 
struire des  casernes  pour  recevoir  les  équipages,  qu'on  ne  rassem- 
blait au  printemps  que  pour  les  dissoudre  à  l'entrée  de  chaque  hi- 
ver. Il  eût  ainsi  constitué  une  marine  permanente  et  devancé  dans 
cette  voie,  au  grand  avantage  de  l'empire,  la  plupart  des  états  eu- 
ropéens; mais  ce  projet  suscita  des  ombrages  devant  lesquels  le 
capitan-pacha  jugea  prudent  de  battre  en  retraite.  L'influence  de 
Hassan-Gazi  ne  s'en  fit  pas  moins  sentir  h  bord  des  vaisseaux  turcs. 
On  les  vit  en  1788,  formés  et  contenus  par  cette  main  vigoureuse, 
accepter  le  combat  en  pleine  mer  contre  la  flotte  de  l'amiral  Wai- 
nowitz  et  obliger  cette  flotte,  bien  inférieure  en  nombre,  il  est  vrai, 
à  rentrer  dans  le  port  de  Sébastopol.  Il  eût  fallu  être  un  hardi 
capitaine  pour  oser  désobéir  à  Hassan.  Le  vainqueur  de  Lemnos 
avait  pris  l'habitude  de  surveiller  l'exécution  de  ses  ordres  le  trom- 
blon  au  côté.  En  1778,  le  plus  beau  navire  de  la  flotte  sombra  dans 
la  Mer-Noire.  Sa  charpente  était-elle  trop  légère,  comme  celle  de 
beaucoup  de  vaisseaux  turcs?  Ses  liaisons  manquaient-elles  de  soli- 
dité? Hassan  n'eut  point  cette  inquiétude,  il  ne  voulut  s'en  prendre 
qu'à  la  défectuosité  du  calfatage.  A  dater  de  ce  jour,  il  exigea  que 
tous  les  capitaines,  sous  peine  de  mort,  assistassent  à  cette  impor- 
tante opération.  Comme  Henri  II,  roi  de  France  par  la  grâce  de 
Dieu,  il  était  d'avis  qu'on  ne  pouvait  prendre  trop  de  précautions 
pour  que  «  la  loyauté  en  cet  endroit  fut  gardée  pour  le  bien  de  la 
chose  publique,  »  et  il  tua  de  sa  propre  main  un  capitaine  qui  avait 
osé  s'absenter  pendant  que  les  calfats  «  besongnaient,  »  suivant 
l'expression  de  l'ordonnance  du  20  juillet  1557,  u  au  fond  du  na- 
vire, qui  est  le  plus  dangereux.  »  Encore  si  c'eût  été  «  aux  mortes- 
œuvres  et  tillacs  d'en  haut  !  » 

Quelque  puéril  que  puisse  nous  paraître  aujourd'hui  le  culte  exa- 
géré du  vaillant  favori  d'Abdui-Hamid  pour  un  art  qui  fut  autrefois 
dans  nos  ports  la  première  «  des  maîtrises,  «  il  est  certain  qu'en 
i821  la  marine  turque  n'existait  qu'en  vertu  du  souffle  de  vie  dont 
Hassan  l'avait  un  instant  animée.  Ses  dernières  traditions  étaient 
celles  de  1788;  son  plus  inaltérable  souvenir  était  celui  du  combat 
de  Tchesœé.  Elle  avait  été  nourrie  dans  la  crainte  des  brûlots,  sans 
avoir  malheureusement  appris  comment  une  escadre  s'en  peut  dé- 
fendre. Les  Grecs  avaient  aussi  gardé  la  mémoire  de  ce  désastre, 


LES    BRULOTS   GRECS.  77S 

car  les  Turcs  avalent  pris  un  excellent  moyen  pour  ne  pas  le  leur 
laisser  oublier.  Dès  que  la  nouvelle  de  la  catastrophe  s'était  répandue 
à  Constantinople  et  à  Smyrne,  le  peuple,  saisi  de  frénésie,  s'était  rué 
sur  les  raïas  et  les  avait  massacrés.  Tchesmé  était  un  nom  qui  de- 
vait éveiller  la  terreur  chez  les  Turcs,  la  soif  et  l'espoir  de  la  ven- 
geance chez  les  Grecs. 


III. 


L'équipement  d'une  flotte  ne  se  fait  pas  seulement  avec  de 
l'enthousiasme.  Les  trésors  des  primats  d'Hydra  avaient  été  mis 
largement  à  contribution  par  les  insurgés.  Les  menaces  du  peuple 
leur  avaient  arraché  dès  les  premiers  jours  près  de  800,000  francs. 
Telle  famille  arma  plus  tard  à  elle  seule,  pour  la  cause  commune, 
jusqu'à  dix  bâlimens  dont  l'entretien  s'élevait  à  environ  â8,000  fr. 
par  mois.  Les  épargnes  des  primats  auraient  été  à  ce  jeu  bientôt 
épuisées.  11  fallait  de  toute  nécessité  songer  à  se  procurer  d'autres 
ressources.  Les  Grecs  les  plus  opulens  résidaient  en  A.sie  et  dans  les 
îles  voisines  du  continent  asiatique.  Les  Hydriotes  résolurent  de  les 
compromettre  et  de  les  engager  malgré  eux,  s'il  le  fallait,  dans  la 
cause  de  l'insurrection.  La  première  tentative  eut  lieu  sur  l'île  de 
Samos. 

C'est  une  admirable  race  que  celle  qui  habite  cette  île.  Sobre, 
vaillante,  dure  à  la  fatigue,  elle  n'a  été  ni  amollie  par  de  trop  fa- 
ciles jouissances,  ni  épuisée  par  de  trop  dures  privations.  Ses  be- 
soins sont  d'ailleurs  aisés  à  satisfaire.  Samos  doit  probablement  à 
son  climat  sec  et  vivifiant,  à  son  atmosphère  pure  et  transparente, 
un  privilège  que  nul  pays  au  monde  ne  possède  peut-être  au  même 
degré  :  une  poignée  d'olives  noires  y  peut  nourrir  un  géant.  Les 
inclinations  des  Samiens  les  disposaient  à  la  révolte  ;  un  sol  mon- 
tueux,  des  rivages  escarpés,  se  prêtaient  dans  leur  île  à  la  résis- 
tance. Un  médecin  établi  depuis  quelques  années  à  Smyrne,  mais 
originaire  de  Samos,  avait  de  longue  date  semé  sur  sa  terre  natale 
les  germes  de  la  sédition;  il  accourut  dès  qu'il  connut  le  soulève- 
ment des  îles  albanaises.  Les  médecins  ont  joué  un  rôle  impor- 
tant dans  la  plupart  des  révolutions;  ici  leur  intervention  était 
d'autant  plus  naturelle  qu'ils  étaient  à  peu  près  les  seuls  Grecs  qui 
eussent  eu  l'occasion  d'aller  s'imprégner  à  l'étranger  des  idées  mo- 
dernes, et  que  les  Turcs  eux-mêmes  avaient  été  les  premiers  à  les 
introduire  dans  le  domaine  de  la  politique.  Le  médecin  de  Samos, 
nommé  Logothetis,  était  homme  de  résolution.  Lorsque  le  30  avril 
1821  un  navire  de  Spezzia,  servant  de  vedette  à  la  flotte,  vint 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mouiller  à  port  Vathi,  Logothethis  appela  ses  compatriotes  aux 
armes,  mais  il  ne  jugea  pas  nécessaire  de  les  appeler  à  se  gouver- 
ner. Le  temps  était  aux  dénominations  antiques.  Pour  mieux  indi- 
quer la  nature  du  pouvoir  qu'il  entendait  exercer,  Logothetis  prit 
le  nom  de  Lycurgue  et  s'attribua  les  fonctions  de  monothète. 

Cette  insurrection  de  Samos,  signalée  comme  tous  les  autres 
soulèvemens  par  le  massacre  des  familles  turques,  eut  un  immense 
retentissement  sur  toute  la  côte  voisine.  A  Constantinople,  on  s'en 
émut  beaucoup  plus  peut-être  que  des  événemens  de  la  Morée. 
Soumettre  l'île  rebelle  devint  dès  ce  moment  la  pensée  dominante 
de  la  Porte.  L'empêcher  de  retomber  sous  l'autorité  du  sultan  fut 
également  la  préoccupation  principale  du  gouvernement  d'Hydra. 
Samos  était  donc  destinée  à  être  en  quelque  sorte,  dès  le  début 
des  hostilités,  Je  pivot  des  opérations  navales,  a  La  révolte  inopinée 
de  cette  île,  écrivait  l'agent  consulaire  de  France  à  Scala-Nova, 
excite  nos  Turcs  à  une  férocité  qu'il  est  difficile  d'apaiser.  Une  par- 
tie des  habitans  grecs  s'est  dispersée,  une  autre  s'est  renfermée 
dans  ses  maisons.  Depuis  quelques  jours,  les  parages  de  Samos 
sont  infestés  par  deux  gros  bâtimens  armés  de  canons.  On  les  croit 
spezziotes.  Ils  ont  déjà  capturé  plusieurs  navires  de  différentes  na- 
tions venant  d'Egypte,  et  notamment  des  Turcs,  dont  ils  ont  rais  à 
mort  les  équipages.  La  conduite  de  ces  forbans  jette  l'alarme  dans 
tous  nos  environs.  » 

Pendant  que  ces  deux  spezziotes  croisaient  à  l'entrée  du  golfe 
d'Éphèse,  tenant  ainsi  en  respect  les  troupes  rassemblées  par  Elez- 
Aga,  sept  navires  ipsariotes,  sous  le  commandement  de  Nikol  Apos- 
tolis,  apportaient  l'épouvante  dans  le  golfe  de  Sniyrne,  et  faisaient 
avorter  l'expédition  prête  à  partir  pour  le  Péloponèse.  —  Le  ii  mai 
1821,  la  flotte  entière,  au  nombre  de  trente-sept  voiles,  fit  son  ap- 
parition sur  les  côtes  de  i'Asie-Mineure.  Elle  se  dirigea  d'abord  vers 
le  canal  de  Ghio.  Tombazis,  qui  la  commandait,  avait  cru  qu'à  son 
appel  les  Chiotes  se  lèveraient,  comme  s'étaient  levés  les  Samiens. 
Pas  un  homme  de  la  campagne  ne  quitta  son  verger  ou  son  champ 
de  mastic  pour  courir  aux  armes,  et  la  ville  que  la  flotte  s'était  pro- 
posé d'attaquer  demeura  immobile  sous  le  canon  de  la  forteresse. 
Pour  mieux  s'assurer  la  fidélité  de  ses  administrés,  le  gouverneur 
de  Chio  avait  fait  arrêter  à  l'avance  l'évêque  et  les  primats  les  plus 
considérables.  Le  19  mai,  la  flotte  dut  rem.ettre  à  la  voile.  Des 
complications  intérieures  la  ramenèrent  momentanément  à  Hydra. 
L'aristocratie  hydriote  avait  pris  bravement  son  parti  :  engagée 
malgré  elle  dans  une  lutte  qu'elle  eût  préféré  éviter,  elle  entendait 
du  moins  la  soutenir  de  son  mieux,  et  avait  hâte  de  ressaisir  le 
pouvoir  dont  un  mouvement  populaire  l'avait  injustement  dépouil- 


LES   BRULOTS    GRECS.  777 

lée.  Cette  aristocratie  comptait  dans  ses  rangs  les  plus  riches  ar- 
mateurs et  les  plus  habiles  capitaines.  Il  lui  fut  facile  de  reprendre 
l'ascendimt  que  le  peuple  n'accorde  jamais  d'une  façon  bien  du- 
rable aux  élus  qu'a  choisis  son  caprice.  Kriezis,  Tombazis  et  Sach- 
touris  se  prononcèrent  avec  éclat  contre  les  démagogues.  L'élévation 
d'Oikonomos  n'avait  pas  été  plus  soudaine  que  ne  le  fat  sa  chute. 
Abandonné  de  tous,  de  ceux  même  qui  l'avaient  le  plus  chaleu- 
reusement acclamé,  ce  favori  d'un  jour  s'enfuit,  trop  heureux  de 
pouvoir  s'enfuir  la  vie  sauve,  et  alla  chercher  sur  le  continent  un 
théâtre  moins  ingrat  pour  son  zèle.  Il  n'y  trouva,  après  mainte 
aventure,  que  la  perte  de  sa  liberté  d'abord  et  bientôt  après  de  la 
vie  :  éternelle  fortune  des  Gracches,  qui  ne  corrigera  pas  leurs 
émules  ! 

La  flotte  ottomane  avait  enfin  quitté  Gonstantinople.  Le  3  juin 
1821,  elle  sortait  du  canal  des  Dardanelles.  Cette  flotte  se  compo- 
sait de  deux  vaisseaux  de  ligne,  de  trois  frégates  et  de  trois  cor- 
vettes. Elle  était  sous  les  ordres  du  riala-bey.  Il  eût  fallu  un 
armement  plus  considérable  pour  amener  le  déplacement  du  capi- 
tan-pacha  ou  du  capitan-bey.  Le  premier  était  l'amiral,  l'autre  le 
vice-amiral  de  la  flotte  du  sultan  ;  le  riala-bey  n'en  était  que  le 
contre-amiral.  Nous  retrouvons  ainsi  chez  les  Turcs  l'organisation 
hiérarchique  des  flottes  du  xvii*  siècle,  chez  les  Grecs  les  procédés 
d'armement  du  xV.  La  marine  d'Angleterre  fut  la  première  à  pos- 
séder un  certain  nombre  de  capitaines  entretenus  et  un  cadre  per- 
manent d'officiers  subalternes;  mais  nulle  puissance  n'eût  mis  une 
flotte  en  mer  sans  lui  donner  pour  la  circonstance  un  amiral  posté 
au  centre  du  corps  de  bataille,  un  vice-amiral  chargé  de  conduire 
la  tête  de  l'armée,  un  contre-amiral  destiné  à  régler  les  mouvemens 
de  l'arrière-garde.  Dès  que  l'amiral  avait  reçu  l'ordre  d'équiper  la 
flotte,  il  délivrait  lui-même  les  commissions  d'officiers  et  de  capi- 
taines. Parmi  les  capitaines,  il  choisissait  ses  deux  lieutenans,  le 
vice-amiral  et  le  contre-amiral.  Ces  désignations  indiquaient  donc 
une  fonction  plutôt  qu'elles  ne  conféraient  un  grade.  L'organisation 
des  plus  grandes  marines  européennes  conserva  un  caractère  es- 
sentiellement temporaire  jusqu'au  milieu  du  xvii"  siècle,  et  c'est 
sur  ce  patron  antique  que  la  marine  ottomane  était  restée  consti- 
tuée. Les  Turcs  n'ont  rien  inventé  que  je  sache;  mais  leur  apathie 
a  montré  une  puissance  de  conservation  qui  jusqu'ici  n'avait  ap- 
partenu qu'aux  cendres  de  Pompeïa  et  aux  laves  d'Herculanum. 

Quant  aux  Grecs,  il  faudrait  peut-être  remonter  jusqu'au  temps 
de  François  I"  pour  se  faire  une  idée  exacte  des  institutions  et  des 
allures  de  la  marine  militaire  qu'ils  venaient  d'improviser.  «  Le 
bourgeois  du  navire  et  l'avitailleur  »  ne  recevaient  pas  toujours  la 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

part  du  butin  qui  leur  avait  été  promise  en  compensation  de  leurs 
avances,  et  o  les  compagnons  de  guerre  »  qui  avaient  reçu  «congé» 
du  gouvernement  d'Hydra  de  «  mettre  navire  sur  mer  pour  faire 
guerre  aux  ennemis»  étaient  aussi  sujets  que  les  «mariniers»  dont 
se  plaignaient  avec  amertume  les  ordonnances  de  1543  et  de  1557  «  à 
dresser  mutinations  et  querelles  à  l'encontre  de  leur  capitaine,  à  lui 
dire  paroles  déshonnêtes  et  malsonnantes,  jusques  à  le  vouloir  quel- 
quefois outrager,  mettant  la  main  aux  armes,  le  contraignant  à  se 
soumettre  à  leur  simple  vouloir,  chose  qui,  observe  fort  judicieuse- 
ment le  roi  Henry  dans  son  édit  daté  du  château  de  Saint-Germain-en- 
Laye,  est  de  très  mauvais  exemple  et  de  pernicieuse  conséquence.  » 
N'a-t-on  pas  dans  ces  quelques  lignes  le  tableau  frappant  des  dés- 
ordres qui  viendront  interrompre  les  plus  importantes  opérations 
des  flottes  grecques,  et  qui  finiront  par  livrer  à  l'invasion  ennemie 
Caxos,  Ipsara  et  le  Péloponèse?  D'un  côté  l'aveuglement,  l'impré- 
voyance, la  lourdeur,  de  l'autre  l'héroïsme  et  l'indiscipline,  voilà 
le  spectacle  que  vont  nous  offrir  les  deux  armées  navales  que  l'in- 
surrection grecque  a  mises  en  présence. 

Le  30  mai  J82!,  la  flotte  de  Tombazis  avait  repris  la  mer.  Partie 
du  canal  d'Hydra,  elle  remontait  l'Archipel  précisément  au  moment 
oiî  la  flotte  ottomane,  longeant  les  côtes  de  la  Troade,  faisait  route 
vers  l'île  de  Samos.  A  l'entrée  de  la  nuit,  les  éclaireurs  gi'ecs  re- 
connurent la  flotte  du  riala-bey.  L'attaquer  sur-le-cbamp  eût  été 
jeu  de  dupes.  Des  bricks  de  dix  à  vingt  canons  ne  pouvaient,  avec 
leur  calibre  inférieur,  livrer  un  combat  d'artillerie  à  des  vaisseaux. 
Leurs  boulets  n'auraient  pas  traversé  ces  murailles  épaisses.  Abor- 
der ces  «  montagnes  mouvantes,  »  —  tel  était  le  nom  que  portait 
un  des  navires  turcs,  —  semblait  tout  au  moins  aussi  impraticable. 
On  ne  passe  pas  aisément  du  pont  d'un  brick  sur  celui  d'un  vais- 
seau, et,  quand  on  y  aurait  réussi,  était-il  bien  prudent  d'aller  af- 
fronter les  Turcs  sur  le  seul  terrain  où  l'énergie  musculaire  et  la 
force  brutale  pouvaient  encore  triompher  de  l'intelligence?  Les 
Grecs  n'eurent  pas  cette  sim.plicité;  ils  montrèrent,  dès  cette  pre- 
mière rencontre,  qu'ils  n'avaient  pas  oublié  les  leçons  d'Ulysse. 
Quand  le  sort  de  la  patrie  est  en  question  ,  il  ne  faut  prendre  que 
des  résolutions  sérieuses,  et  l'héroïsme  lui-même  n'est  pas  de  sai- 
son, s'il  peut  compromettre  un  aussi  vital  intérêt.  Les  Grecs  se 
contentèrent  de  suivre  et  d'observer  la  flotte  ottomane,  attendant 
tout  du  sort,  épiant  l'occasion  favorable  et  comptant  bien  sur  la 
gaucherie  de  leurs  ennemis  pour  la  leur  fournir.  Le  5  juin  en  effet, 
à  la  hauteur  de  Chio,  un  vaisseau  turc  s'était  déjà  séparé  du  gros 
de  la  flotte;  il  faisait  force  de  voiles  pour  la  rejoindre,  quand  les 
Grecs,  aux  premières  lueurs  du  jour,  l'aperçurent.  Lui  donner  la 


LES   BRULOTS    GRECS.  779 

chasse  pour  l'envelopper,  s'il  était  possible,  fut  l'affaire  d'un  in- 
stant. Le  Turc,  épouvanté,  prit  la  fuite  et  s'alla  réCiigier  sur  la  côte 
occidentale  de  l'île  de  Métélin ,  au  mouillage  de  Porto-Sigri.  Les 
bricks  grecs  entrèrent  dans  la  baie  à  sa  suite  et  vinrent  successi- 
vement défiler  à  sa  poupe;  mais  leurs  pièces  impuissantes  produi- 
saient peu  d'effet  sur  ce  colosse  immobile,  qui  ripostait  de  son 
mieux  avec  ses  gros  canons  de  retraite.  L'amiral  ipsariote,  Nikol 
Apostolis,  se  souvint  du  combat  de  Tchesmé.  C'était  avec  des  brû- 
lots qu'on  avait  alors  détruit  les  Turcs;  c'était  encore  avec  des 
brûlots  qu'il  fallait  les  attaquer.  Gn  sait  comment  se  dispose  ce 
vieil  engin  de  guerre.  On  charge  un  bâtiment  de  matières  combus- 
tibles, on  arrose  son  gréeraent  de  poix,  ses  voiles  de  térébenthine; 
on  prépare  une  mèche  qui  puisse  dans  un  temps  donné  mettre  le 
feu  aux  poudres  et  le  communiquer  aux  divers  foyers  de  cette 
fournaise.  Une  plate-forme  est  installée»  sous  la  poupe  pour  qu'a- 
vant l'abordage  l'équipage  tout  entier  s'y  réfugie. 

C'est  de  cet  abri  que  jusqu'au  dernier  moment  on  fait  encore 
mouvoir  le  gouvernail.  Une  embarcation  rapide  suit  à  la  remorque, 
prête  à  recevoir  les  fugitifs.  On  s'avance  protégé  par  la  nuit,  sou- 
vent par  la  fumée  et  la  canonnade  de  la  flotte.  Si  le  vent  ne  fait  pas 
défaut,  si  l'on  n'a  pas  été  découvert,  démâté  ou  coulé  avant  d'avoir 
pu  toucher  le  but,  on  jette  les  grappins  sur  le  bâtiment  ennemi,  on 
s'attache  à  ses  flancs  et  on  met  le  feu  à  la  mèche.  L'instant  cri- 
tique est  venu.  C'est  alors  qu'il  faut  s'élancer  dans  l'embarcation 
halée  sous  la  poupe,  qu'il  faut  ceindre  ses  reins  et  ramer  pour  sa 
vie,  car  il  n'y  a  pas  de  pardon,  même  dans  la  guerre  que  se  font 
entre  eux  les  peuples  civilisés,  à  espérer  de  l'ennemi  qu'on  attaque 
ainsi  dans  l'ombre  et  la  torche  en  main.  Aussi  quelle  émotion  a  fait 
battre  à  cette  heure  les  cœurs  les  plus  intrépides  !  Le  baleinier  prêt 
à  darder  son  harpon  ne  rassemble  pas  avec  plus  de  soin  toute  son 
énergie.  Le  coup  est  porté!  En  arrière!  en  arrière!  si  vous  voulez 
vivre.  Les  convulsions  du  monstre  sont  mortelles  pour  tout  ce  qu'il 
touche.  Bien  des  brûlots  se  sont,  dans  la  guerre  de  l'indépendance 
aussi  bien  que  dans  les  batailles  moins  modernes,  arrêtés  en  che- 
min, ou  se  sont,  après  l'abordage,  consumés  inutiles.  Un  vrai  ca- 
pitaine de  brûlot  était  un  homme  rare,  même  au  temps  où  l'on 
ne  savait  faire  la  guerre  qu'avec  des  brûlots.  Les  deux  premiers 
navires  dirigés  par  les  Grecs  contre  le  vaisseau  turc  pour  l'in- 
cendier dérivèrent  le  long  de  ses  flancs  sans  s'y  accrocher.  Le  troi- 
sième, —  un  brick  de  200  tonneaux,  monté  par  18  hommes,  — 
fut  bravement  conduit  par  son  capitaine  sous  le  bossoir  du  vais- 
seau. Cet  homme  déterminé  mérite  assurément  qu'on  retienne  son 
nom.  Il  s'appelait  Pappa  INikolo.  Il  assujettit  par  une  forte  amarre 


780  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  brûlot  au  vaisseau  abordé,  mit  le  feu  à  la  mèche,  et  sauta 
dans  la  barque  où  déjà  l'attendaient  ses  compagnons.  En  un  in- 
stant, les  flammes  montèrent  jusqu'aux  voiles  du  brick,  la  coque  du 
vaisseau  fut  enveloppée  dans  une  nappe  de  feu  et  de  fumée.  Les 
Turcs  avaient  coupé  leur  câble,  mais  les  deux  navires  dérivèrent 
ensemble  vers  le  fond  de  la  baie,  tous  deux  embrasés,  tous  deux 
confondus  dans  le  même  incendie,  jusqu'au  moment  où  la  soute  à 
poudre  du  vaisseau  fit  explosion.  Les  chaloupes,  chargées  à  cou- 
ler bas,  furent  cependant  insuffisantes  à  recevoir  les  fuyards.  Les 
matelots  turcs  se  jetaient  en  foule  à  la  mer  pour  tenter  de  gagner 
la  rive  à  la  nage.  On  suppose  qu'il  périt  près  de  âOO  personnes, 
victimes  de  ce  premier  sinistre.  Pour  la  marine  du  sultan,  la  leçon 
était  rude;  pour  les  Grecs,  le  secret  de  la  guerre  était  trouvé. 

Bientôt  connu  des  autres  navires  de  la  flotte  ottomane,  le  désastre 
de  Porto-Sigri  terrifia  le  riala-bey.  Il  abandonna  le  projet  d'atta- 
quer Samos  et  se  hâta  d'aller  chercher  la  protection  du  canon  des 
Dardanelles.  Tombazis  ne  se  crut  pas  de  force  à  l'y  poursuivre.  Il 
préféra  conduire  son  escadre  au  mouillage  de  Mosco-iNisi.  Les  îles 
Mosco  forment  à  l'entrée  du  golfe  d'Adramyti,  en  face  de  Métélin, 
une  des  rades  les  plus  sûres  et  les  plus  vastes  de  la  côte  d'Asie. 
Par  le  rude  hiver  de  iSh9,  l'escadre  de  l'amiral  de  Parseval  y  resta 
pendant  quelques  jours  abritée.  Une  ville  de  30,000  âmes,  sortie 
du  néant  depuis  un  demi-siècle,  avait  peu  à  peu  couvert  de  ses 
édifices  le  contour  de  la  baie.  Les  Turcs  appelaient  cette  ville 
Aïvali;  les  Grecs,  qui  l'avaient  fondée,  lui  donnaient  le  nom  de  Cy- 
donia.  Dépendance  du  gouvernement  de  Pergame,  cette  cité,  aussi 
libre  qu'Hydra  et  Spezzia,  avait  grandi  en  silence  aux  extrémités  de 
ce  pays  désert.  C'était  une  sorte  de  petite  république  oubliée, 
peut-être  même  inconnue  de  la  Porte.  On  venait  s'y  instruire  des 
divers  points  de  l'Archipel,  car  ses  écoles  florissantes  avaient  ac- 
quis une  juste  célébrité.  Les  milices  turques ,  qui  s'étaient  mises 
en  marche  à  l'appel  du  sultan  pour  aller  combattre  les  infidèles  sur 
les  bords  du  Danube,  ne  pouvaient  passer  à  portée  d'une  cité  toute 
chrétienne  sans  éprouver  le  désir  de  la  piller.  L'apparition  de  la 
flotte  grecque  leur  en  fournit  l'occasion  et  le  prétexte.  Le  16  juin 
1821,  des  bandes  fanatiques  et  à  demi  sauvages  pénétrèrent  dans 
la  ville. 

Les  Grecs  depuis  deux  jours  s'attendaient  à  cet  assaut.  Les  plus 
riches,  qui  étaient  en  même  temps  et  à  juste  titre  les  plus  effrayés, 
avaient  à  la  hâte  préparé  leur  fuite.  L'eau,  trop  peu  profonde  aux 
abords  de  la  ville,  tenait  malheureusement  les  embarcations  de  la 
flotte  à  une  assez  grande  distance  du  rivage.  Il  fallut  s'embar- 
quer sur  des  radeaux  pour  rejoindre  les  canots  qu'avait  expédiés 


LES    BRULOTS   GRECS.  781 

Tombazis.  5,000  personnes  furent  ainsi  sauvées;  les  Turcs  firent 
main  basse  sur  le  reste.  Quant  à  la  ville,  ils  la  réduisirent  en  cen- 
dres. Tout  ce  qui  ne  fut  point  égorgé  fut  vendu  comme  esclave.  Les 
marchés  de  Brousse,  de  INicomédie,  de  Smyrne,  de  Constantinople, 
regorgèrent  pendant  plusieurs  mois  des  malheureux  survivans  du 
sac  d'Aïvali.  Parmi  les  habitans  qui  avaient  réussi  à  s'échapper, 
bien  peu  avaient  pu  emporter  une  faible  portion  de  leurs  richesses. 
On  vit  des  gens  qui  la  veille  possédaient  une  maison  remplie  de 
serviteurs  contraints  de  servir  eux-mêmes  pour  gagner  le  pain 
amer  de  l'exil.  Cet  affreux  épisode  fit  oublier  à  l'Europe  les  mas- 
sacres du  Péloponèse.  Tout  l'intérêt  passa  du  côté  des  insurgés. 
Quelque  horreur  que  pussent  inspirer  leurs  excès,  on  se  sentit 
porté  à  en  rendre  responsable  cette  puissance  arriérée  qui,  au 
xix^  siècle,  n'avait  pas  encore  aboli  les  pratiques  barbares  d'un 
autre  âge,  et  souffrait  que  des  populations  entières,  quand  elles 
n'avaient  pas  péri  sous  le  sabre,  fussent  vendues  comme  la  part 
la  plus  légitime  du  butin.  De  tels  maîtres  ne  donnaient  point  de 
prise  à  la  pitié,  et  cependant,  parmi  les  victimes  de  l'insurrec- 
tion, plusieurs,  par  leur  âge,  par  leur  innocence,  par  leurs  vertus 
domestiques,  auraient  assurément  mérité  un  meilleur  sort.  Elles 
payèrent  la  faute  des  institutions  les  plus  coupables  qui  aient  ja- 
mais gouverné  des  hommes. 


IV. 


Le  22  juin  1821,  après  cette  démonstration  inutile  et  funeste,  la 
flotte  grecque  était  de  nouveau  retournée  au  port.  La  campagne 
en  somme  avait  été  peu  fructueuse;  mais  à  la  même  époque  une 
autre  division  chassait  du  mouillage  de  Patras  cinq  bâtimens  turcs, 
les  obligeait  à  se  réfugier  sous  le  canon  de  Lépante,  pénétrait  de 
nuit  dans  le  golfe  de  Corinthe,  en  sortait  en  plein  jour,  et  fran- 
chissait ainsi  deux  fois  l'étroit  passage  des  petites  Dardanelles, 
sans  se  laisser  arrêter  par  l'aspect  formidable  des  batteries  du  châ- 
teau de  Roumélie  et  du  château  de  Morée.  Cette  expédition  avait 
été  vivement  menée,  et  n'avait  pas  peu  contribué  à  décider  l'éva- 
cuation de  Missolonghi  par  les  Turcs.  C'était  la  renommée  naissante 
de  Miaulis  qui  se  levait  à  l'horizon.  La  flotte  grecque  devait  avoir 
dans  cet  habile  et  entreprenant  amiral  son  Tourville,  comme  elle 
aurait  dans  l'intrépide  Canaris  son  Jean-Bart. 

Les  opérations  des  flottes  grecques  se  trouvaient  limitées  par 
deux  circonstances  fâcheuses  :  l'exiguïté  des  ressources  financières 
et  l'insubordination  impatiente  des  équipages,  qui,  n'ayant  con- 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

senti  à  s'engager  que  pour  un  mois,  désertaient  ou  se  mutinaient, 
une  fois  ce  délai  expiré.  On  n'avait  donc  jamais  le  temps  de  pour- 
suivre un  succès  ou  de  réparer  un  échec.  Avant  d'accuser  les  chefs 
d'inertie,  il  faudrait,  quand  on  écrit  l'histoire,  tenir  avant  tout 
grand  compte  des  conjonctures  au  milieu  desquelles  il  leur  a  fallu 
se  débattre.  Les  amiraux  turcs  eux-mêmes  auraient  sans  aucun 
doute  droit  à  quelque  indulgence,  quand  on  songe  que  la  révolu- 
tion grecque  leur  avait  tout  d'un  coup  ravi  l'élite  de  leurs  équi- 
pages et  leurs  pilotes,  les  laissant  aux  prises  avec  de  constans 
soupçons  de  trahison.  Le  riala-bey  avait  été  disgracié.  C'était  pro- 
bablement justice;  mais  le  capitan-bey,  Kara-Ali,  qui  lui  succéda, 
ne  paraît  pas  avoir  eu  une  meilleure  fortune.  C'était  cependant, 
assure-t-on,  un  homme  de  résolution  et  un  marin  expérimenté,  — 
aussi  expérimenté  que  pouvait  l'être  à  cette  époque  un  amiral 
turc.  11  ramena  en  toute  hâte  l'escadre  devant  Samos.  Les  vigies 
de  cette  île  signalèrent  dès  le  15  juillet  l'approche  de  trente  voiles. 
Ces  bâtimens  mouillèrent  le  lendemain  devant  la  côte  méridionale 
de  l'île,  vis-à-vis  le  village  de  Cora,  et  non  loin  de  l'entrée  du  dé- 
troit de  Mycale.  Déjà,  par  les  soins  d'Elez-Aga,  les  agens  des  puis- 
sances étrangères  résidant  à  Smyrne  avaient  été  avisés  du  châti- 
ment terrible  qui  menaçait  l'île  rebelle,  et  ils  avaient  dû  en  faire 
retirer  leurs  consuls. 

L'appareil  déployé  par  les  forces  ottomanes  tendait  jusqu'à  un 
certain  point  à  confirmer  ces  menaces.  La  flotte  grecque  leur  laissait 
le  champ  libre,  et  il  allait  falloir  repousser  le  débarquement  corps 
à  corps.  Les  Samiens  intimidés  prenaient  déjà  la  route  de  leurs 
montagnes.  Logothetis,  montrant  un  front  plus  hardi  à  l'orage,  re- 
tint près  de  lui  quelques  braves  qu'il  s'était  appliqué  à  discipliner, 
et,  avec  cette  élite,  soutenu  par  une  batterie  de  quelques  pièces 
légères,  il  entreprit  de  défendre  aux  embarcations  turques  l'accès 
de  la  plage.  Un  succès  presque  inespéré  justifia  son  audace.  Les 
Turcs  firent  de  vains  efforts  pour  prendre  terre,  et  l'amiral  dut  son- 
ger à  faire  venir  de  nouvelles  troupes  de  la  côte  d'Asie.  Neuf  trans- 
ports furent  expédiés  à  Scala-Nova.  Ces  navires  rencontrèrent  en 
route  la  flotte  grecque,  qui  revenait  d'Hydra  plus  forte  que  ja- 
mais, car  elle  comptait  alors  soixante-cinq  bâtimens.  Les  transports 
turcs  évitèrent  la  capture  en  se  jetant  à  la  côte,  mais  ils  n'évitèrent 
pas  la  destruction.  Les  Grecs  y  mirent  le  feu  en  face  des  milices 
hurlant  sur  le  rivage  et  presque  en  vue  de  la  flotte  ottomane,  com- 
posée de  quatre  vaisseaux,  dont  deux  de  quatre-vingts  canons,  de 
cinq  frégates  et  de  douze  bricks  ou  corvettes. 

Cette  flotte  était  trop  prudente  pour  attendre  l'ennemi  au  mouil- 
lage. Les  vents  lui  interdisaient  l'abri  des  Dardanelles.  Elle  se  laissa 


LES   BRULOTS   GRECS.  783 

emporter  vers  le  golfe  de  Cos.  Ce  fut  dans  ces  parages  que  la  flûte 
du  roi  la  Boiiite  la  rencontra  inopinément  le  22  juillet,  et  la  vit  ve- 
nir au  mouillage.  Le  capitaine  de  la  Bonite  put  ainsi  communiquer 
avec  l'amiral  turc  et  juger  de  plus  près  les  navires  que  Kara-Ali 
avait  sous  ses  ordres.  «  Cette  escadre,  écrivait-il,  est  armée  en 
grande  partie  de  Francs.  Les  bâtimens  paraissent  en  bon  état  et 
manœuvrent  passablement.  »  Le  lendemain,  le  même  capitaine, 
se  dirigeant  vers  Samos,  tombait  au  milieu  de  la  flotte  grecque. 
Avertis  par  les  frégates  qu'ils  tenaient  en  observation,  les  Turcs 
avaient  mis  précipitamment  sous  voiles.  Les  Grecs  leur  lancèrent 
en  vain  quelques  brûlots.  La  brise  était  fraîche,  les  vaisseaux  otto- 
mans réussirent  à  les  éviter.  Pendant  que  cette  escadre  inquiète, 
harcelée,  faisait  tous  ses  efforts  pour  se  rapprocher  encore  une  fois 
des  Dardanelles,  les  navires  d'Hydra  faisaient  route  pour  Samos. 

On  évaluait  généralement  à  cent  cinquante  navires,  armés  pour 
la  plupart  en  grands  bricks  de  guerre,  les  forces  navales  des  insu- 
laires d'Hydra,  de  Spezzia  et  d'ïpsara;  mais  ces  navires,  si  nom- 
breux qu'ils  pussent  être,  suffisaient  à  peine  à  leur  tâche.  Ils  avaient 
en  effet  à  conteuir  la  flotte  des  Dardanelles,  à  surveiller  la  division 
sortie  du  golfe  de  Lépante  et  mouillée  à  cette  heure  en  face  de  Cor- 
fou,  à  seconder  enfin  par  un  étroit  blocus  les  opérations  des  divers 
corps  de  troupes  qui  serraient  de  très  près  les  places  du  littoral. 
30,000  hommes  assez  mal  armés  étaient  répartis  en  Morée  de  la 
manière  suivante  :  2,000  observaient  Coron,  3,000  autres  assié- 
geaient Modon  et  Navarin,  4,000  s'étaient  réunis  devant  Patras, 
10,000  sur  les  hauteurs  de  Tripolitza,  8,000  au  pied  de  l'Acro- 
Corinthe;  3,000  Maniotes  cernaient  Monembasia.  On  connaît  la  si- 
tuation de  cette  forteresse,  qui  tour  à  tour  défia,  entre  les  mains 
des  Grecs  et  des  Latins,  tant  de  furieuses  attaques.  Bâtie  sur  un 
îlot  escarpé  entre  le  cap  Saint-Ange  et  le  golfe  d'Argos,  un  pont  la 
relie  à  la  côte  du  Magne.  Le  2  avril,  elle  avait  servi  de  refuge  aux 
familles  des  villages  de  la  Laconie  qui  avaient  pu  échapper  aux 
fureurs  des  Grecs.  Ce  surcroît  d'habitans  venait  mal  à  propos,  car 
la  forteresse  n'était  alors  approvisionnée  que  pour  un  mois.  Si  le 
grand-seigneur  avait  le  soin  de  renouveler  à  des  époques  périodi- 
ques les  vivres  de  ses  places  fortes,  les  gouverneurs  avaient  la  cou- 
tume de  vendre  ces  provisions  au  fur  et  à  mesure  qu'on  les  leur 
livrait.  La  faute  eût  été  facilement  réparable,  si  la  garnison  n'eût 
été  bloquée  que  par  terre;  mais  les  bricks  spezziotes  ne  tardèrent 
pas  à  paraître.  Ils  revenaient  de  leur  première  croisière  chargés 
de  butin;  ils  avaient  capturé  des  navires  barbaresques  et  des  ba- 
teaux candiotes,  des  bâtimens  très  riches  partis  de  Dulcigno.  Déjà 
trois  cents  personnes,  négocians  et  matelots,  avaient  été  conduites 


784  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

à  Spezzia,  où  on  les  avait  égorgées.  Il  restait  à  bord  quelques  pri- 
sonniers; les  Grecs  les  débarquèrent  et  sommèrent  les  habitans 
de  Monembasia  de  se  rendre.  «  Toute  la  Grèce,  disaient-ils,  est 
en  insurrection.  Le  jour  de  la  liberté  est  arrivé,  nous  allons  re- 
conquérir noire  empire.  »  Les  Turcs  se  montrèrent  insensibles  à 
ces  bravades.  «  Ils  n'avaient  aucun  ordre  du  sultan  pour  livrer  la 
place,  et  ils  étaient  décidés  à  soutenir  leurs  droits  jusqu'à  la  der- 
nière goutte  de  leur  sang.  »  Les  bâtimens  grecs  commencèrent  à 
canonner  la  forteresse;  les  Turcs  ripostèrent,  le  dommage  fut  nul 
de  part  et  d'autre.  Avant  de  se  résigner  aux  lenteurs  d'un  blocus, 
les  Spezziotes  eurent  recours  à  l'intimidation.  Ils  firent  fusiller 
par  les  Maniotes,  sous  les  yeux  des  habitans  de  Monembasia,  les 
prisonniers,  hommes  et  femmes,  qu'ils  avaient  débarqués.  Les  as- 
siégés ne  s'en  montrèrent  que  plus  résolus  à  se  défendre.  Quand 
ils  eurent  mangé  les  chiens,  les  chats,  les  chevaux,  les  animaux 
les  plus  immondes,  ils  finirent  par  s'entre-tuer.  Des  enfans  furent 
égorgés  et  dévorés  secrètement.  La  dernière  ressource  fut  la  mousse 
de  mer  attachée  aux  flancs  des  bateaux  :  on  la  faisait  bouillir  avec 
un  peu  d'huile.  La  garnison  tenta  quelques  sorties.  Les  cadavres 
des  Grecs  restés  sur  le  champ  de  bataille  étaient  apportés  dans 
l'enceinte  de  la  ville  et  vendus  publiquement  à  10  et  12  piastres 
l'oque. 

Cette  résistance  désespérée  devait  avoir  un  terme.  Le  frère 
d'Alexandre  Ipsilanti,  le  prince  Démétrius,  venait  d'arriver  en  Mo- 
rée  ;  les  Moréotes  le  mirent  à  la  tête  de  leurs  troupes.  Les  premiers 
actes  du  nouveau  commandant  en  chef  tendirent  à  inaugurer  une 
politique  plus  clémente.  Le  prince  Grégoire  Cantacuzène  fut  auto- 
risé à.  offrir  des  conditions  acceptables  aux  héroïques  défenseurs  de 
Monembasia.  Le  5  août  1821,  les  Grecs  prenaient  possession  de  la 
place;  mais,  s'il  dépendait  du  prince  d'accorder  aux  vaincus  une 
capitulation  digne  de  leur  courage,  il  était  hors  de  son  pouvoir  d'en 
faire  respecter  les  clauses.  Six  cents  prisonniers  avaient  éLé  embar- 
qués sur  trois  bâtimens  spezziotes  qui  devaient  les  conduire  en  Asie; 
ce  fut  à  Gaxos  que  les  Spezziotes  les  débarquèrent.  Ils  les  laissèrent 
sur  ce  rochor  ennemi  sans  vivres,  sans  vêtemens,  après  les  avoir 
complètement  dépouillés.  Elez-Aga  fut  par  bonheur  informé  de  cet 
abandon.  Un  bâtiment  autrichien  nolisé  pour  un  mois  par  un  négo- 
ciant français,  M.  Bjnfort,  se  trouvait  à  Scala-Nova.  Notre  compa- 
triote s'émut  au  récit  que  lui  fit  l'aga  ottoman;  il  consentit  à  se 
rendre  sur-le-champ  à  Gaxos,  et  ce  fut  un  Français  qui,  ramenant 
enfin  le  19  août  les  prisonniers  de  Monembasia  en  Asie,  acquitta 
l'engagement  d'honneur  contracté,  au  nom  de  la  Grèce,  par  le 
prince  phanariote. 


LES   BRULOTS   GRECS.  785 

Ainsi  commençait  par  le  fait  d'une  initiative  privée,  dont  il  était 
bon  de  ne  pas  laisser  périr  le  souvenir,  cette  mission  d'humanité 
à  laquelle  nous  verrons,  pendant  sept  années  consécutives,  nos  ca- 
pitaines se  dévouer  avec  une  abnégation  que  ne  découragèrent  ni 
l'ingratitude,  ni  les  calomnies,  ni  les  atta(|ue3  réitérées  dont  notre 
propre  commerce  devint  l'objet. 


V. 


Les  Moréotes  étaient  peu  estimés  des  autres  Grèce.  Leurs  klepthes 
les  plus  célèbres  avaient  la  réputation  de  s'attaquer  plus  souvent 
à  leurs  compatriotes  qu'aux  Turcs.  Il  faut  faire  cependant  une 
exception  en  faveur  des  Maniotes;  non  moins  prompts  que  les  autres 
au  pillage,  ils  se  distinguaient  du  moins  par  leur  franchise  et  par 
leur  indépendance.  Tel  était  le  caractère  de  ces  Mavromichalis 
dont  presque  toute  la  famille  paya  de  son  sang  la  régénération  de 
la  Grèce.  Le  chef  de  cette  famille,  Petro-Bey,  administrait  le  Magne 
au  nom  du  capitan-pacha.  Avec  sa  parenté  puissante,  avec  la  con- 
sidération dont  il  jouissait  parmi  les  hétairistes,  Petro-Bey  semblait 
destiné  à  être  le  chef  de  l'insurrection;  mais,  pour  garder  ce  poste 
élevé,  il  lui  eût  fallu  une  ambition  mieux  trempée  et  un  naturel 
moiijs  facile.  Les  klepthes  de  la  Morée  ne  tardèrent  pas  à  disputer 
au  chef  des  Maniotes  le  commandement  des  armées  et  la  conduite 
de  la  guerre.  Colocotroni  est  le  type  de  ces  capitaines.  II  avait 
cinquante  ans  au  début  de  la  révolution.  Son  père  avait  été  obligé 
de  chercher  en  1779  un  refuge  dans  le  Magne  ;  il  y  fut  tué  par  un 
détachement  de  troupes  turques  l'année  suivante.  Le  jeune  Coloco- 
troni grandit  au  milieu  des  troubles  du  Magne,  bouleversé  par  des 
luttes  sauvages,  entreprises  pour  obtenir  la  suprématie.  A  l'âge  de 
vingt-sept  ans,  il  était  davenu  brigand  de  profession.  En  1806,  il 
était  contraint  de  se  retirer  aux  îles  ioniennes  et  de  prendre  du 
service  sur  un  corsaire.  En  1810,  Zante  appartenait  aux  Anglais; 
Colocotroni  entra  à  leur  service,  devint  major  au  régiment  grec, 
et  retourna  deux  ans  après  à  son  ancien  métier  de  commerçant 
de  bestiaux.  Les  Russes  se  l'attachèrent,  et  il  fut  de  bonne  heure 
initié  à  tous  les  secrets  de  l'hétairie.  Le  15  janvier  1821,  il  quittait 
Zante  pour  rejoindre  ceux  qui  préparaient  le  soulèvement,  et  dé- 
barquait à  Kardamyle  dans  le  Magne. 

En  Morée,  les  Grecs  avaient  été  bientôt  maîtres  de  tout  le  pays , 

mais  dans  la  Grèce  continentale  les  Armatoles  se  décidèrent  moins 

vite  à  prendre  les  armes  contre  le  sultan ,  au  service  duquel  ils 

avaient  une  solde  élevée.  Beaucoup  de  soldats  chrétiens  ne  vou- 

lOME  cm.  —  1873.  50 


786  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

laient  pas  quitter  le  camp  de  Kurchid  avant  la  chute  de  Janina, 
car  le  seraskier  avait  promis  à  ses  troupes  de  leur  payer  tout  l'ar- 
riéré de  leur  solde  dès  qu'il  se  serait  emparé  des  trésors  d'Ali.  Ge- 
pendant'le  25  avril  1821  toute  la  population  chrétienne  de  la  Grèce 
orientale  avait  pris  les  armes.  Du  cap  Sunium  à  la  vallée  du  Sper- 
chius,  qui  débouche  près  des  Thermopyles  et  touche  aux  confins  de 
la  Thessalie,  dans  des  centaines  de  villages,  les  familles  musulmanes 
furent  entièrement  détruites.  Les  habitans  de  Thèbes  et  de  plu- 
sieurs villages  de  la  Béotie  trouvèrent  un  refuge  dans  la  forteresse 
de  Négrepont. 

Athènes  n'avait  plus  qu'une  importance  secondaire;  cette  ville 
était  l'apanage  du  sérail.  Les  musulmans  y  formaient  environ  le 
cinquième  de  la  population;  la  garde  du  voïvode  se  composait  de 
60  soldats  albanais.  Au  premier  bruit  de  l'insurrection,  les  Turcs 
se  réfugièrent  dans  l'Acropole. 

Missolonghi  fut  la  première  place  qui,  dans  la  Grèce  occidentale, 
épousa  la  cause  de  la  révolution.  Le  1^'  juin,  les  soldats  qui  l'oc- 
cupaient se  retirèrent,  et  le  lendemain  les  habitans  de  Missolonghi 
et  de  Ja  petite  ville  voisine  d'Anatolikon  proclamèrent  leur  adhé- 
sion à  l'indépendance  de  la  Grèce.  La  plus  importante  ville  de  la 
Grèce  occidentale  était  Vrachori,  située  dans  un  district  fertile  sur 
la  route  qui  va  de  Janina  à  Lépante.  Cette  ville  renfermait  500  fa- 
milles musulmanes,  parmi  lesquelles  on  comptait  plusieurs  grands 
propriétaires  terriens  dont  les  ancêtres  avaient  hérité,  au  temps  de 
la  conquête,  des  fiefs  primitivement  possédés  par  les  nobles  francs. 
Le  9  juin  1821,  Yrachori  fut  attaquée  par  2,000  Armatoles,  quel- 
ques jours  après  par  A, 000.  300  Albanais  la  défendaient;  ils  trai- 
tèrent à  part,  et  obtinrent  de  s'éloigner.  Les  Juifs  et  les  Turcs  furent 
presque  tous  massacrés. 

Ainsi  en  trois  mois  les  chrétiens  s'étaient  rendus  maîtres  de  toute 
la  Grèce  au  sud  des  Thermopyles  et  d'Actium,  à  l'exception  des 
forteresses  qui  étaient  bloquées.  Les  forteresses  qui  restaient  entre 
les  mains  des  Turcs  étaient  :  en  Morée,  Tripolitza,  Nauplie,  Go- 
rinthe,  Patras  et  le  château  de  Morée,  Navarin,  Modon,  Goron  et 
Monembasia,  —  dans  la  Grèce  continentale,  Athènes,  Zeiîouni,  Lé- 
pante et  le  château  de  Rouraélie,  Vonitza,  —  dans  l'Eubée,  Négre- 
pont et  Caristo. 

«  En  définitive,  écrivait  l'amiral  Halgan,  quelle  que  soit  l'issue 
de -cette  guerre,  commencée  avec  quelques  bâtimens  de  commerce, 
des  fusils  à  mèche  et  des  bâtons,  le  résultat  actuel  est  celui-ci  : 
le  gouvernement  ottoman  n'existe  plus  dans  .la  Grèce  proprement 
dite  qu'au  sommet  de  quelques  acropoles  que  mine  la  faim.  Au 
milieu  d'un  pays  âpre  où  tout  est  défilé,  montagnes,  embuscades 


LES   BRULOTS    GRECS.  78? 

et  positions  militaires,  des  milliers  d'Asiatiques  auront  à  combattre 
une  population  entière  qui  va  trouver  à  s'armer.  Les  Albanais  de 
1770  auraient  été  plus  redoutables  sans  doute,  et  leurs  fils  n'ont 
point  dégénéré  ;  mais  ils  sont  aujourd'hui  divisés  et  sans  chefs. 
Quand  de  tels  hommes  suivent  un  pacha,  c'est  avec  l'espérance  de 
piller  sans  danger  plutôt  qu'avec  la  certitude  de  combattre  sans 
profit.  La  population  grecque  des  provinces  européennes  trouve 
aujourd'hui  un  auxiliaire  puissant  dans  la  nécessité  où  elle  s'est 
mise  de  n'être  pas  vaincue  pour  n'être  pas  exterminée.  Quant  aux 
Grecs  d'Asie,  il  est  plus  triste  que  difficile  de  conjecturer  quel  sera 
le  sort  de  beaucoup  d'entre  eux.  » 

Le  début  de  toutes  les  insurrections  est  généralement  rempli  d'es- 
pérance :  on  dirait  un  printemps  qui  se  couronne  de  fleurs;  les 
épreuves  ne  viennent  que  plus  tard.  Pour  la  Grèce,  ces  épreuves  se 
présentèrent  avant  la  fin  de  la  première  campagne.  Les  années  qui 
suivirent  ne  firent  que  les  aggraver.  Les  efforts  croissans  de  l'en- 
nemi, les  progrès  de  sa  discipline,  le  désordre  qui  à  la  même  épo- 
que s'introduisait  dans  les  rangs  des  palikares  et  dans  les  conseils 
du  gouvernement,  toutes  ces  faiblesses  de  l'hellénisme,  dont  une 
seule  eût  suffi  à  décider  la  ruine  irréparable  d'une  cause  moins  lé- 
gitime, semblèrent  de  1822  à  1827  se  conjurer  pour  faire  avorter 
l'œuvre  de  régénération  entreprise  sous  les  auspices  sanglans  dont 
je  n'ai  point  exagéré  le  tableau. 

Enivrés  de  leurs  premiers  succès,  les  insulaires  ne  prévoyaient 
pas  les  retours  de  fortune  qui  allaient  bientôt  menacer  leur  exis- 
tence politique.  Ils  ne  songeaient  qu'à  se  livrer  «  avec  toute  la  sé- 
curité de  l'enfance  aux  caprices  de  leur  riante  et  active  imagina- 
tion. »  Leur  premier  soin  avait  été  de  rejeter  bien  loin  le  bonnet  et 
l'habit  de  raïa,  de  laisser  croître  leurs  cheveux  et  de  revêtir  le  cos- 
tume antique  avec  une  sorte  de  casque  sur  lequel  on  pouvait  lire 
ces  mots  :  mort  ou  liberté.  Les  amiraux  s'appelaient  des  navarques, 
et  les  capitaines,  suivant  l'exemple  de  la  Bobolina,  se  montraient 
sur  leur  pont  vêtus  à  la  macédonienne.  Toutes  les  révolutions  ont 
connu  ces  premiers  momens  d'ivresse;  toutes  ont  été  bientôt  rame- 
nées au  sentiment  de  la  réalité  par  des  préoccupations  qui  n'ont 
assurément  rien  de  poétique,  mais  qu'il  n'est  pas  permis  à  la  nature 
humaine  de  négliger.  Ce  qui  fait  triompher  la  cause  des  peuples,  ce 
n'est  pas  l'enlliousiasme,  ce  n'est  pas  même  l'héroïsme  individuel, 
c'est  la  patience.  Les  bergers  moréotes,  si  dédaignés  par  les  fiers 
Armatoles  de  la  Thessalie  et  de  la  Macédoine,  ont  sauvé  l'indépen- 
dance de  la  Grèce  quand  les  insulaires  eux-mêmes  semblaient  prêts, 
à  la  déserter.  S'il  y  a  eu,  durant  cette  longue  guerre,  des  âmes^ 
défaillantes,  des  cœurs  irrésolus,  ce  n'est  pas  dans  cette  popula- 


788  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion  depuis  longtemps  déshabituée  des  armes  qu'on  les  a  trouvés. 

L'insurrection  de  1821  a  eu  d'ailleurs  des  conséquences  poli- 
tiques qu'on  n'en  attendait  pas.  Elle  a  secondé  puissamment  les  pro- 
jets de  réforme  du  sultan.  Ni  la  guerre  de  1769,  ni  celle  de  1790 
n'avaient  été  pour  la  Turquie  une  leçon  suffisante.  Ce  fut  la  régé- 
nération de  la  Grèce  qui  amena  la  transformation  de  la  puissance 
ottomane.  Si  l'empire  échappe  à  la  ruine  qui  le  menace  encore,  il 
ne  le  devra  qu'à  la  secousse  que  lui  ont  imprimée  ces  événemens 
où  l'Europe  avait  cru  entrevoir  les  signes  avant-coureurs  d'une 
chute  irrémédiable.  Comme  la  mosquée  de  Sainte-Sophie,  la  Tur- 
quie s'est  raffermie  sur  sa  base,  après  un  tremblement,  de  terre; 
mais,  comme  la  vieille  basilique,  elle  en  est  restée  légèrement  dé- 
jetée. 11  faut  aujourd'hui  la  redresser  et  l'asseoir  carrément  sur  des 
institutions  nouvelles.  Les  documens  que  j'ai  rassemblés  me  per- 
mettront de  mener  de  front  cette  double  étude  :  l'influence  de  la 
guerre  de  l'insurrection  sur  l'avenir  de  la  Grèce  chrétienne  et  sur 
celui  de  la  Turquie  musulmane.  J'espère  que  l'attention  du  lecteur 
ne  se  lassera  pas  des  développeraens  oii  pourra  m'entraîner  un  si 
vaste  sujet. 

Je  ne  suis  pas  de  ceux,  je  l'avoue,  qui  conseilleraient  à  la  France, 
dans  la  crise  douloureuse  qu'elle  traverse,  de  se  désintéresser  de 
tout  ce  qui  ne  la  touche  pas  directement.  Je  n'ai  pas,  comme  tant 
d'autres,  le  remords  de  notre  générosité.  C'est  à  notre  humeur 
sympathique,  à  notre  esprit  humain  et  chevaleresque,  que  nous  de- 
vons la  place-  importante  qui  nous  a  été  faite  dans  le  monde.  Ne 
nous  corrigeons  pas  de  nos  heureux  défauts;  ne  croyons  pas  que  le 
bien  opéré  puisse  jamais  tourner  au  détriment  de  la  nation  qui, 
négligeant  des  intérêts  égoïstes,  a  su  courageusement  l'accomplir.  Il 
y  a  d'étonnans  retours  de  fortune  pour  les  peuples  qui  ont  contribué 
au  progrès  de  l'humanité.  La  Grèce  en  offre  un  éclatant  exemple. 
La  France,  —  un  poète  l'avait  déjà  fait  ressortir,  —  n'a  eu  d'égal 
à  ses  grandeurs  que  ses  adversités;  mais  le  souvenir  de  ses  œuvres 
s'est  toujours  interposé  à  temps  entre  elle  et  ses  ennemis.  Nous 
sommes  prompts  à  douter  de  nous-mêmes;  nous  montrons  un  fatal 
penchant  à  nous  calomnier,  et  on  pourrait  citer  telle  époque  de 
notre  longue  et  glorieuse  histoire  où  la  moitié  de  la  France  ne  fut 
occupée  qu'à  déshonorer  l'autre.  Ce  qui  me  console,  t'est  que  l'é- 
tranger ne  nous  croit  pas.  Il  faut  avoir  voyagé  dans  ces  pays  où 
passa  notre  épée  et  où  la  mémoire  de  nos  bienfaits,  quoi  qu'on  en 
puisse  dire,  subsiste,  pour  savoir  ce  que  le  monde  attend  encore 
de  nous;  on  dirait  que  l'inquiétude  inspirée  par  nos  revers  n'a  fait 
que  raffermir  le  sentiment  de  notre  nécessité. 

Le  monde  sans  la  France,  ce  serait  l'univers  sans  flambeau.  On  le 


LES   BRULOTS   GRECS.  789 

comprend,  on  le  dit,  et,  si  nous  voulons  vivre,  soyons  bien  convain- 
cus que  chacun  pour  sa  part  nous  y  aidera;  mais  restons,  pour 
l'amour  du  ciel,  ce  que  nous  sommes,  ne  desséchons  pas  nos 
âmes  sous  prétexte  que  nous  avons  été  dupes.  L'attrait  le  plus 
sérieux  que  m'inspire  le  travail  auquel  je  me  livre,  je  le  trouve 
dans  la  satisfaction  que  j'éprouve  à  rencontrer  mon  pays  à  la  tête 
de  toutes  les  démarches  loyales.  Il  n'y  a  pas  dans  cette  longue  pé- 
riode si  confuse,  si  agitée,  si  inquiétante  parfois,  qui  commence 
en  1821  et  se  prolonge  jusqu'en  1830,  un  seul  acte  de  nos  agens 
ou  de  nos  capitaines  que  je  voulusse  répudier.  Je  ne  suis  même  pas 
tenté  de  sourire  de  notre  philhellénisme  ,  les  exagérations  ds  notre 
enthousiasme  m'attendrissent  bien  plus  qu'elles  ne  m'offusquent. 
J'aime  à  voir  sur  la  plage  de  Ghio  le  capitaine  Lalande  «  baiser  la 
vieille  moustache  du  général  Fabvier.  »  J'aime  à  voir  nos  salons 
s'ouvrir  à  la  poésie  des  récits  qui  les  disputent  avec  succès  à  des 
amusemens  plus  frivoles.  J'aime  à  voir  Canaris  recommander  son 
fils  (c  aux  bontés  de  M""®  de  Castellane  »  et  ce  jeune  Thémistocle, 
dont  les  lèvres  balbutient  à  peine  quelques  mots  de  français,  égayer 
le  cercle  charmant  qui  l'entoure  en  voulant  «  couper  la  tête  à 
gros  Turc.»  Oui  certes,  ce  fut  une  grande  époque  que  celle  où  un 
gouvernement  d'ordre  et  d'autorité  prit  en  main  la  cause  d'un 
peuple  presque  anéanti,  et  fit  céder  les  considérations  jalouses  de  la 
politique  à  la  voix  de  l'humanité.  Ce  jour-là,  on  put  reconnaître  la 
France;  on  ne  la  reconnaîtrait  pas,  si,  changeant  sa  devise,  elle  se 
repentait  «  d'avoir  fait  les  œuvres  de  Dieu.  » 

Les  détails  dans  lesquels  je  suis  entré  jusqu'ici  vont  me  per- 
mettre de  marcher  d'un  pas  plus  rapide  dans  la  voie  qui  doit  nous 
conduire  au  récit  des  deux  grands  événemens  de  cette  guerre,  le 
massacre  des  janissaires  et  le  combat  de  Navarin.  Le  premier  de  ces 
événemens  ouvrira  pour  la  Turquie  l'ère  des  transformations;  le  se- 
cond décidera  de  l'affranchissement  de  la  Grèce. 

E.  JuRiEN  DE  La  Grwière. 


LES  ÉCOLES  A  PARIS 


S'il  est  une  question  qui  mérite  d'être  abordée  d'une  façon  abs- 
traite, c'est  celle  de  l'enseignement,  car  d'elle  dépend  l'avenir  même 
de  notre  pays.  Cependant  elle  a  fait  surgir  un  chaos  d'opinions  qui  se 
heurtent  avec  véhémence,  et  rappellent  les  disputes  d'où  naquirent 
les  guerres  de  religion.  Que  sortira-t-il  de  là?  L'instruction  obliga- 
toire sans  nul  doute,  qui  est  le  corollaire  forcé  du  suffrage  uni- 
versel, et  dont  la  nécessité  s'impose  aux  préventions  les  plus  récal- 
citrantes; mais  sur  ce  terrain,  qui  devrait  être  celui  de  la  concorde 
générale,  il  est  à  craindre  qu'on  ne  soit  pas  près  de  s'entendre  :  — 
obligatoire  et  gratuite,  —  obligatoire  seulement,  —  moralement 
obligatoire,  —  obligatoire  et  cléricale,  —  obligatoire  et  laïque;  c'est 
la  tour  de  Babel.  Ceux  qui  parlent  semblent  même  ne  pas  se  com- 
prendre, car  dans  ces  batailles,  où  la  logomachie  tient  plus  de 
place  que  le  raisonnement,  le  grand  problème  de  l'enseignement 
n'est  pas  un  but,  ce  n'est  qu'un  prétexte.  Deux  partis  sont  en  pré- 
sence, deux  frères  ennemis,  qui  voient  dans  la  direction  que  pren- 
dra l'enseignement  la  victoire  ou  la  défaite  de  leur  opinion.  Pour 
l'un,  le  clergé  et  ce  qu'on  peut  appeler  les  ordres  scolaires  repré- 
sentent «  l'obscurantisme,  »  un  vieux  mot  qu'il  serait  bon  de  ne 
plus  jamais  employer;  les  écoles  congréganistes  sont  «  l'enseigne- 
ment mutuel  de  l'abrutissement  et  de  l'hypocrisie.  »  Pour  l'autre, 
l'université  est  «  la  bête  de  l'Apocalypse,  elle  est  la  négation  de 
Dieu,  l'appel  au  matérialisme,  la  grande -prêtresse  du  néant.  » 
Les  esprits  calmes  savent  qu'en  matière  d'instruction  comme  en 
politique  le  clergé  et  l'université  sont  indispensables  :  tous  deux 
répondent  à  des  besoins  parfaitement  distincts  qu'on  a  tort  de 
confondre;  mais  ce  n'est  ni  le  clergé  ni  l'université  qui  souffrent 
et  succombent  dans  ce  combat  à  outrance,  c'est  l'enseignement. 
Jamais  cependant  nous  ne  ferons  assez  d'elforts  pour  le  soutenir, 
pour  le  fortifier,  j'allais  dire  pour  le  créer,  car,  à  bien  regarder  l'é- 


LES   ÉCOLES   A   PARIS.  791 

tat  OÙ  nous  sommes,  on  reconnaît  que  la  France  est  atteinte  de 
trois  maladies  graves  qui  promptement  deviendraient  mortelles,  si 
l'on  n'y  portait  un  remède  énergique  et  rationnel.  Ces  trois  ma- 
ladies sont  l'ignorance,  l'indiscipline  et  la  présomption  ;  celles-ci 
sont  fatalement  engendrées  par  la  première.  Or  le  remède,  c'est 
l'instruction  :  elle  tue  l'ignorance,  discipline  l'âme  et  rendn:iodeste, 
car  elle  apprend  à  se  comparer  et  non  pas  à  se  contempler,  ce  à 
quoi,  pour  notre  malheur,  nous  avons  toujours  excellé. 

L'instruction  est  le  salut  même  de  l'humanité;  elle  a  pour  but 
et  pour  résultat  d'élever  l'homme  au-dessus  de  ses  instincts  natu- 
rels, de  lui  procurer  un  instrument  de  travail  général  et  de  le  mettre 
à  même  de  trouver  dans  ses  facultés,  fécondées,  par  l'étude,  le 
moyen  de  subvenir  aux  exigences  de  la  vie,  et  de  remplir  les  de- 
voirs qui  sont  imposés  à  l'individu  dans  toute  société  civilisée.  Ja- 
mais l'instruction  n'est  assez  répandue,  jamais  assez  multiple;  ja- 
mais assez  profonde  :  ceux  qui  en  ont  peur  sont  des  niais;  la  force 
obtuse  de  l'ignorance  est  plus  redoutable  que  les  ambitions  sou- 
vent désordonnées  du  demi-savoir. 

I.  —  l'enseignement   primaire. 

Le  premier  réformateur  scolaire  est  un  réformateur  religieux, 
Jean  Huss,  qui  impose  à  tous  ses  disciples  l'obligation  de  lire  eux- 
mêmes  la  Bible  traduite  en  langue  vulgaire.  C'est  l'enseigne- 
ment primaire  élevé  à  l'état  de  dogme.  Toutes  les  sectes  protes- 
tantes issues  de  Zwingli,  de  Luther,  de  Calvin,  adoptèrent,  sans 
même  le  discuter,  le  principe  formulé  par  celui  qui  mourut  sur  le 
bûcher  de  Constance.  Si  la  France  n'est  pas  entrée  dans  cette  voie 
féconde  où  ses  voisins  immédiats  de  la  Suisse  et  de  l'Allemagne  la 
précédaient,  elle  le  doit  à  la  Saint- Barthélémy,  à  l'acte  du  15  juil- 
let 1593  et  à  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes.  L'esprit  du  protes- 
tantisme se  fait  jour  en  1560  aux  états  d'Orléans;  la  noblesse  y 
demande  qu'il  soit  levé  «  une  contribution  sur  les  bénéfices  ecclé- 
siastiques pour  raisonnablement  stipendier  des  pédagogues  et  gens 
lettrés,  en  toutes  villes  et  villages,  pour  l'instruction  de  la  pauvre 
jeunesse  du.plat  pays,  et  soient  tenus  les  pères  et  mères,  à  peine 
d'amende,  à  envoyer  lesdits  enfans  à  l'école;  et  à  ce  faire  soient 
contraints  par  les  seigneurs  ou  les  juges  ordinaires.  »  Il  est  diffi- 
cile de  formuler  plus  nettement  le  système  de  l'enseignement  obli- 
gatoire. 

On  devait  attendre  longtemps  avant  de  voir  reprendre  ces  idées, 
si  simples  qu'aujourd'hui  elles  nous  paraissent  naturelles.  Il  fallut 
la  révolution  française,  la  convention,  et  ce  grand  mouvement  théo- 


792  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rique  qui  aborda  de  front  tous  les  problèmes  et  n'en  sut  résoudre 
que  bien  peu.  Dans  un  décret  du  18  août  1792,  l'assemblée  légis- 
lative avait  détruit  toutes  les  corporations,  «  même  celles  qui, 
vouées  à  l'enseignement  public,  ont  bien  mérité  de  la  patrie.  »  En 
1793,  on  proclame  la  liberté  de  l'enseignement;  on  n'organise  pas 
les  écoles,  mais  on  punit  les  parens  qui  n'y  envoient  pas  leurs  en- 
fans;  en  1794,  on  déclare  que  l'enseignement  est  gratuit,  et  en 
1795  on  n'accorde  à  l'instituteur  d'autre  traitement  que  la  rétri- 
bution consentie  par  les  familles.  Un  décret  neutralisait  l'autre  : 
enseignement  obligatoire  sans  écoles,  gratuité  pour  l'élève,  gra- 
tuité pour  le  maître.  La  révolution  voulut  l'enseignement,  ne  fit 
rien  pour  le  créer,  et  détruisit  celui  qui  existait.  On  peut  penser  ce 
qu'était  l'école  dans  la  cacophonie  de  ces  contradictions  légales. 
((  D'après  les  rapports  des  conseils  (en  1796),  il  est  constaté  que 
ces  systèmes  révolutionnaires  et  savans  d'éducation  ne  font  pas  de 
progrès,  qu'il  y  a  maintenant  des  districts  de  80,000  habitans  où 
l'on  ne  peut  se  procurer  un  maître  d'école,  et  que  dans  quelques- 
unes  des  plus  grandes  villes  de  province  les  précepteurs  ne  savent 
pas  l'orthographe  (1).  » 

Sous  la  restauration  et  sous  le  gouvernement  de  juillet,  on  com- 
mence à  s'occuper  d'une  façon  moins  platonique  de  l'enseignement 
primaire.  L'ordonnance  du  29  février  1816,  la  loi  du  28  juin  1833, 
donnèrent  aux  études  élémentaires  une  impulsion  qu'elles  n'avaient 
pas  encore  reçue;  c'était  le  temps  de  la  méthode  Jacottot,  de  l'en- 
seignement mutuel,  et  de  bien  d'autres  systèmes  qui  n'existent 
plus  guère  que  dans  le  souvenir.  Lorsqu'on  discutait  à  la  chambre 
des  pairs  la  loi  de  1833,  Victor  Cousin  n'hésita  pas  à  déclarer  que 
l'obligation  lui  paraissait  devoir  être  adoptée;  en  effet,  il  était 
puéril  de  s'arrêter  devant  des  considérations  spécieuses  qui  n'ont 
fait  reculer  ni  la  Suisse,  ni  l'Allemagne,  ni  la  Suède,  ni  tant  d'au- 
tres pays.  En  1849,  on  faillit  résoudre  affirmativement  cette  grosse 
question.  Une  loi  fut  présentée  à  cet  effet  par  M.  Garnot;  la  com- 
mission, où  siégeaient  MM.  Boulay  de  la  Meurthe,  Jules  Simon, 
Rouher,  Wolovvski,  Gonti,  avait  adopté  le  principe  de  l'obligation; 
M.  de  Falloux  retira  la  loi.  La  matière  fut  réglée  par  la  loi  du 
15  mars  1850,  qui  établissait  la  liberté  de  l'enseignement,  mais 
passait  l'obligation  sous  silence,  tout  en  assurant  par  l'article  14 
la  gratuité  aux  enfans  indigens.  On  peut  savoir  exactement  quelle 
part  chacun  des  gouvernemens  qui  se  sont  succédé  en  France  de- 
puis soixante  ans  a  prise  à  la  création  des  écoles;  on  a  des  documens 
précis  qui,  partant  de  la  fin  de  la  restauration,  aboutissent  aux 

(1)  Taine,  Lettres  d'an  témoin  de  la  révolution,  p.  235. 


LES    ÉCOLES    A    PARIS.  ,  793 

dernières  années  dn  second  empire.  En  1829,  la  Fiance  possède 
30,796  écoles  primaires  publiques,  —  32,520  en  1832,  —  43,843 
en  1850,  —  53,820  en  1808.  Donc,  en  quarante  ans,  le  chiffre  n'a 
augmenté  que  d'un  peu  plus  des  deux  tiers.  Nous  sommes  loin  en- 
core à  cette  heure  d'avoir  atteint  le  nombre  total  des  écoles  qui 
seraient  indispensables  pour  satisfaire  aux  besoins  qui  s'imposent 
chaque  jour  avec  une  intensité  croissante. 

Pour  bien  se  rendre  compte  du  degré  d'instruction  —  ou  d'igno- 
rance —  de  notre  pays,  il  faut  jeter  les  yeux  sur  une  carte  dres- 
sée en  1866,  au  ministère  de  l'instruction  publique,  et  représen- 
tant les  départemens  teintés  selon  le  nombre  des  conscrits  illettrés 
appartenant  à  la  classe  de  1864  :  sept  départemens  où  le  nombre 
des  illettrés  est  au-dessous  du  vingtième,  —  onze  où  le  nombre 
varie  entre  le  vingtième  et  le  dixième,  —  vingt-deux  flottant  entre 
le  dixième  et  le  quart,  —  vingt-trois  entre  le  quart  et  le  tiers,  — 
vingt-six  où  le  total  des  illettrés  dépasse  le  tiers  et  même  la  moitié. 
Sur  cette  lamentable  liste ,  la  Meurthe  est  au  premier  rang  :  2  il- 
lettrés 32  sur  100;  au  dernier,  je  vois  l'Ariége  :  66.65  sur  100;  la 
Seine  n'arrive  que  la  treizième  avec  7.04  sur  100.(1).  Les  choses 
se  sont  bien  peu  modifiées  depuis  cette  époque.  On  a  fait  de  géné- 
reuses tentatives  pour  doter  toutes  nos  communes  des  écoles  pri- 
maires dont  elles  ont  besoin,  mais  on  s'est  brisé  contre  l'apathie 
naturelle  aux  paysans,  contre  l'indifférence  des  municipalités, 
contre  la  vieille  idée  que  le  temps  passé  à  apprendre  est  du  temps 
perdu  qui  ne  rapporte  rien.  Les  efforts  ont  échoué  surtout  et 
échoueront  infailliblement  encore  contre  des  obstacles  matériels 
qu'il  est  du  devoir  du  pays  de  vaincre  à  force  d'argent.  C'est  là  le 
plus  pressé,  il  faut  y  courir. 

On  pourra,  sans  difficultés  trop  sérieuses,  imposer  l'instruction  à 
tous  les  enfans  :  les  parens  qui  n'obéiront  pas  à  la  persuasion  cé- 
deront à  l'amende  et  aux  peines  coercitives;  mais,  pour  exercer 
l'enseignement,  il  faut  deux  choses  indispensables,  un  local  pour 
abriter  les  élèves  et  un  maître  pour  les  instruire.  Or  les  écoles  sont 
tellement  défectueuses  que  plus  d'un  paysan  hésiterait  à  y  remiser 
son  bétail,  et  l'on  rétribue  si  misérablement  le  labeur  ingrat  des 
instituteurs,  qu'on  s'expose  à  n'en  plus  trouver  et  avoir  tarir  la 
source  de  ce  recrutement  si  précieux.  Les  communes,  trop  pauvres 
ou  peu  intelligentes,  refusent  de  payer;  on  s'adresse  au  départe- 
ment, qui  regarde  volontiers  du  côté  des  dépenses  d'apparat  et  fait 

(1)  Elle  est  précédée  par  la  Meurthe,  la  Haute-Marne,  le  Doubs,  la  Meuse,  les  Vosges, 
le  Bas-Rhin,  l'Aube,  le  Jura,  le  Haut-Rhin,  les  Ha'utes-Alpes,  la  Côte-d'Or  et  la  Haute- 
Saône.  La  situation  de  la  Seine  est  meilleure  aujourd'hui;  elle  deviendra  tout  à  fait 
bonne,  si  l'on  persiste  dans  la  voie  où  l'on  est  entré. 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  sourde  oreille.  C'est  l'état  qu'on  sollicite,  et  il  inscrit  à  son  bud- 
get une  somme  destinée  à  soutenir  l'enseignement  primaire.  En 
réunissant  toutes  les  ressources  que  les  communes  votent  en  re- 
chignant, celles  que  les  départemens  n'osent  pas  refuser,  et  celles 
que  le  ministère  de  l'instruction  publique  est  autorisé  à  consacrer 
à  cet  objet,  nous  arrivons ,  pour  la  France  entière ,  à  une  somme 
qui  n'atteint  pas  60  millions.  — L'état  de  New-York,  pour  une  po- 
pulation de  /i,382,759  habitans,  a  donné  à  l'enseignement  50  mil- 
lions en  1870  (1). — «  Avec  cela,  m'écrit  un  homme  de  bien  qui  con- 
sacre sa  vie  à  l'enseignement  primaire  et  qui  mieux  que  tout  autre 
en  a  sondé  les  plaies ,  avec  cela  nous  avons  en  France  des  écoles 
moins  bien  entretenues  que  des  chenils,  des  instituteurs  aussi  bien 
payés  que  les  bons  valets  de  ferme,  des  institutrices  souvent  au- 
dessous  des  femmes  de  chambre  des  chefs-lieux  d'arrondissement.» 
Les  maîtres  congréganistes  ont  600  francs  par  an,  mais  la  vie  en 
commun  leur  permet  de  subsister  sans  trop  de  peine.  Quant  aux  laï- 
ques, qui  sont  au  nombre  de  52,000  environ,  presque  tous  mariés, 
la  moitié  ne  reçoit  pas  plus  de  750  à  800  francs  par  an,  un  bon 
quart  a  de  550  à  600  francs;  reste  un  cinquième  auquel  on  donne, 
—  j'ose  à  peine  le  dire,  —  hbO  francs.  Il  ne  faut  donc  pas  s'éton- 
ner si,  sous  peine  de  mourir  de  faim,  ces  malheureux  se  font  son- 
neurs de  cloche,  tambours  pour  crier  les  actes  publics,  écrivains  à 
l'état  civil,  —  s'ils  vont  faucher  ou  fauciller  avant  que  la  classe  soit 
ouverte,  —  s'ils  vont  glaner  quand  elle  est  close.  Et  ne  méritent-ils 
pas  l'estime  publique,  ces  hommes  humbles,  supérieuj'S  au  milieu 
où  ils  vivent,  continuant  malgré  tout  leur  croisade  contre  l'igno- 
rance ?  Le  soir,  ils  s'en  vont  gratuitement  dans  les  classes  d'adultes 
et  tâchent  d'enseigner  l'A,  B,  G,  D  à  des  paysans  sournois  qui  leur 
rient  au  nez.  M.  Duruy  avait  été  ému  d'un  si  ardent  courage  résis- 
tant à  une  telle  misère;  il  demanda  un  subside  pour  récompenser, 
que  dis-je?  pour  secourir  environ  25,000  instituteurs  qui  se  dé- 
vouaient au-delà  de  leurs  forces;  on  lui  accorda  50,000  francs ,  — 
ho  sous  par  tête. 

Il  est  facile  de  modifier  cette  situation  et  de  la  rendre  enfin  tolé- 
rable,  car  ce  n'est  qu'une  affaire  d'argent.  Pour  donner  aux  insti- 
tuteurs et  aux  institutrices  un  traitement  minimum  de  1,000  fr., 
il  faudrait  que  le  crédit  ordinaire  de  l'enseignement  primaire  fût 
porté  à  80  millions.  Avec  cette  somme,  régulièrement  inscrite  aux 
budgets  annuels,  on  arriverait  aisément  à  disposer  d'un  personnel 
excellent;  mais  la  question  du  matériel  resterait  tout  entière,  celle- 
là  est  fort  lourde,  fort  douloureuse,  et  par  cela  même  elle  demande 

(1)  Emile  de  Laveleye,  l'Instruction  du  peuple,  p.  369. 


LES   ÉCOLES   A    PARIS.  795 

à  être  résolue  immédiatement.  Il  faut  réparer  les  écoles  qui  tombent 
en  ruine  et  les  rendre  habitables,  il  faut  en  construire  de  nouvelles, 
les  outiller,  les  meubler,  leur  fournir  les  instrumens  de  travail  sans 
lesquels  toute  institution  est  vaine.  Pour  doter  la  Fiance  des  écoles 
dont  elle  a  besoin,  quelle  somme  est  nécessaire?  180  millions  au 
moins.  Or  le  minisière  de  l'instruction  publique  dispose  aujour- 
d'hui de  1,200,000  francs  pour  venir  en  aide  aux  communes  qui 
font  bâtir  des  maisons  scolaires  (1).  Si  cet  écart  énorme  n'est  pas 
comblé  d'ici  à  peu  d'années  par  une  subvention  extraordinaire, 
c'est  à  désespérer  de  l'avenir.  Il  ne  faut  pas  lésiner  en  présence 
d'un  tel  péril  ;  l'argent  ainsi  dépensé  rapportera  de  gros  intérêts 
qui,  bien  employés,  formeront  le  capital  intellectuel  de  la  France. 
En  ce  qui  touche  l'enseignement  primaire,  Paris  ne  grèvera  en  rien 
le  budget  de  l'état.  Notre  grande  ville,  si  injustement  calomniée 
parfois,  est  une  mère  inépuisable  pour  ses  enfans;  elle  sait  qu'elle 
a  charge  d'âmes,  et,  si  elle  suit  l'impulsion  qu'elle  s'est  donnée  à 
elle-même,  elle  offrira  un  exemple  admirable.  Elle  ne  demande 
rien  au  gouvernement;  elle  se  suffit,  et,  pour  qu'on  puisse  rega- 
gner le  temps  perdu,  elle  tient  sa  caisse  toujours  ouverte.  Les 
instituteurs  et  les  institutrices  ont  des  émolumens  qui  leur  permet- 
tent de  vivre,  les  écoles  sont  très  bien  outillées,  le  service  si  im- 
portant de  l'inspection  fonctionne  sans  relâche,  et  les  desiderata 
que  nous  aurons  à  signaler  tiennent  à  un  ordre  de  choses  imposé 
par  la  configuration  même  de  Paris  et  par  l'inégale  répartition  de 
sa  population  dans  les  différens  quartiers.  La  gratuité  dans  nos 
établissemens  scolaires  est  absolue  et  ne  souffre  point  d'exception  ; 
non-seulement  on  n'exige  aucune  rétribution  pour  l'enseignement, 
mais  on  fournit  aux  élèves  le  papier,  l'encre,  les  plumes,  les  livres, 
les  modèles  d'écriture  et  de  dessin,  les  cartes  géographiques  et 
tous  les  objets  qui  peuvent  être  utiles  aux  dém.onstrations  des  insti- 
tuteurs. On  ne  saurait  donner  trop  d'éloges  au  conseil  municipal 
et  lui  témoigner  trop  de  gratitude  pour  la  largeur  intelligente  et 
libérale  qu'il  met  à  poursuivre  la  tâche  entreprise.  Il  n'a  rien  refusé 
de  ce  qu'on  lui  a  demandé,  il  a  prévu  les  exigences  avant  qu'elles 
fussent  formulées;  mais  il  convient  de  dire  qu'il  a  trouvé  à  la  tête  de 
l'enseignement  primaire  de  Paris  un  homme  qui  s'est  consacré  à 
cette  œuvre  avec  une  ardeur  et  un  dévoûment  sans  bornes.  En  réu- 
nissant les  ressources  ordinaires  et  extraordinaires,  municipales 
et  départementales,  votées  pour  l'enseignement  et  généreusement 
offertes  par  la  ville,  on  arrive  à  la  somme  vraiment  imposante  de 
30  millions;  cela  suffît,  il  ne  s'agit  que  de  continuer  (2). 

(1)  Le  chiffre  de  1,200,000  francs  se  rapporte  à  Tannée  1872;  le  budget  de  1873  a 
inscrit  1,700,000  francs  pour  cet  article. 

(2)  La  part  du  département  est  de  1 ,500,000  francs. 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Aussi  quel  excellent  usage  on  a  fait  immédiatement  de  cette  ri- 
chesse! Bien  vite  on  a  créé  22,000  places  dans  les  écoles  commu- 
nales, on  a  soutenu  l'enseignement  libre  par  un  subside  spécial, 
augmenté  le  traitement  du  personnel,  développé  le  matériel  clas- 
sique, qui  laissait  tant  à  désirer;  on  a  divisé  les  classes  trop 
nombreuses,  organisé  deux  écoles  normales,  ouvert  une  école 
d'apprentis;  enfin,  imitant  l'exemple  que  l'Angleterre  nous  donne 
depuis  plus  de  trente  ans,  on  a  constitué  un  magasin  scolaire  qui, 
centralisant  tous  les  objets  nécessaires  dans  une  école,  permet  de 
les  distribuer  rapidement,  d'en  surveiller  l'emploi  et  de  réaliser  de 
grosses  économies,  grâce  à  un  atelier  de  réparations  qui  fonctionne 
sans  désemparer.  Il  est  intéressant  de  visiter  ce  magasin,  qui  est 
situé  sur  le  boulevard  Morland,  —  c'est  l'île  Louviers,  réunie  à  la 
terre  ferme  depuis  18Zi3,  —  et  qui  fait  partie  du  garde-meuble  de 
la  ville.  Lorsque  j'ai  pénétré  dans  la  cour,  je  me  suis  arrêté  avec  un 
battement  de  cœur  involontaire,  car  elle  était  pleine  de  tas  de  dé- 
bris noircis  et  comme  carbonisés  qui  représentent  tout  ce  qui  reste 
des  objets  d'art  et  d'orfèvrerie  retrouvés  sous  les  décombres  de 
l'Hôtel  de  "Ville  incendié.  Dans  d'immenses  galeries  divisées  par  des 
planchers  de  sapin  entourés  de  barrières  à  claire-voie,  on  a  rassem- 
blé tous  les  gros  meubles  utiles  dans  les  classes  :  les  chaires  réser- 
vées aux  professeurs,  les  tableaux  noirs  et  les  tables  destinées  aux 
élèves.  Rien  ne  paraît  plus  simple  au  premier  abord  que  de  faire 
des  tables  et  des  bancs  pour  des  écoliers  ;  c'est  pourtant  un  pro- 
blème qu'il  n'est  pas  toujours  facile  de  résoudre,  car  rien  n'est 
plus  contraire  à  l'hygiène,  à.  la  discipline,  à  la  morale  même  et  à 
la  bonne  tenue  des  classes,  c'est-à-dire  à  tout  ce  qui  facilite  l'en- 
seignement, que  ces  longues  tables  où  les  enfans  sont  pressés  les 
uns  contre  les  autres,  comme  je  l'ai  vu  dans  une  école  où  12  en- 
fans,  assis  devant  une  table  longue  de  3'", 75,  n'avaient  pas  la  li- 
berté de  mouvemens  nécessaire  pour  écrire.  Toutefois  il  faut  tenir 
compte  de  l'exiguïté  des  classes  et  du  nombre  des  écoliers;  à  force 
de  tâtonner  et  d'étudier  la  question,  on  s'est  arrêté  à  un  banc- 
table  muni  de  pupitres  qui  au  maximum  pourra  recevoir  5  enfans; 
mais,  toutes  les  fois  que  l'emplacement  le  permettra,  on  isolera 
les  élèves  autant  que  possible  en  leur  créant  à  chacun  une  sorte  de 
petit  bureau  particulier.  Une  autre  galerie,  séparée  en  un  grand 
nombre  de  chambrettes,  renferme  les  livres,  les  cahiers,  les  plumes 
de  fer,  les  crayons,  les  ardoises,  les  cartes,  les  sphères,  les  com- 
pendiums  métriques,  la  craie  et  tout  le  menu  bagage  de  l'élève. 
Cependant  il  ne  suffit  pas  d'outiller  l'élève,  il  faut  outiller  l'école; 
il  faut  des  rideaux  aux  fenêtres,  un  christ  sur  la  muraille,  une  pen- 
dule pour  indiquer  l'heure,  des  balais  pour  nettoyer  les  classes, 
des  arrosoirs  pour  l'arroser;  s'il  y  a  un  jardin,  il  faut  des  râteaux, 


LES   ÉCOLES   A   PARIS.  797 

des  louchets  et  des  pelles;  je  n'en  finirais  pas,  si  je  voulais  énumé- 
rer  tous  les  ustensiles  qui  font  partie  de  ce  qu'on  appelle  le  mobilier 
scolaire.  On  peut  apprécier  l'activité  de  ce  service  i  en  1872,  on  a 
livré  aux  écoles  des  tables- bancs  représentant  16,1/19  places, 
300  bureaux  de  maître,  300  bibliothèques,  325  tableaux  noirs, 
2,461  éponges  à  tableaux,  2,068  paires  de  rideaux;  pour  le  seul 
trimestre  de  janvier- avril  1873,  je  compte  98,75/i  volumes, 
4Zi8,050  cahiers  et  Zi3/i,100  plumes  de  fer.  Si  les  enfans  de  Paris 
ne  s'instruisent  pas,  ils  n'en  accuseront  pas  leur  outillage,  car  on 
ne  le  leur  marchande  guère. 

Grâce  aux  ressources  extraordinaires,  on  a  déjà  créé  22,000  places, 
je  l'ai  dit  tout  à  l'heure;  mais  le  crédit  n'est  pas  épuisé,  et  l'on  va 
en  avoir  23,000  autres  en  construisant  de  nouvelles  écoles.  Lorsque 
ce  progrès  sera  réalisé,  tous  les  enfans  qui  devraient  fréquenter  les 
classes  trouveront-ils  place  sur  les  bancs  de  l'enseignement  pri- 
maire? —  Non.  —  D'après  une  statistique  faite  en  1871,  Paris  pos- 
sède 3/tl  établissemcns  scolaires  élémentaires,  qui  se  subdivisent 
ainsi  :  9û  salles  d'asile,  dont  65  laïques  et  29  congréganistes,  — 
123  écoles  de  garçons,  dont  69  laïques  et  bh  congréganistes, — 
12/i  écoles  de  filles,  65  laïques  et  59  congréganistes;  ceux-ci  sont 
donc  en  minorité,  puisqu'ils  ne  dirigent  que  l/i2  étabhssemens, 
tandis  que  les  laïques  en  possèdent  199.  Ces  Zhl  salles  d'asile  et 
écoles  peuvent  recevoir  89,012  élèves.  Or  le  nombre  des  enfans  en 
âge  de  fréquenter  ces  deux  sortes  d'établissemens  est  de  259,517  (1). 
La  différence  est  notable,  elle  dépasse  170,000  ;  mais,  pour  rester 
dans  la  vérité,  il  faut  se  hâter  d'en  déduire  102,500  enfans  qui  re- 
çoivent l'instruction  première  dans  leur  famille  ou  dans  les  pension- 
nats, et  22,000  auxquels  on  a  fait  place  dans  les  écoles  publiques; 
reste  donc  Zi6,000  enfans  qui  par  suite  de  l'indifférence  des  parens 
ou  du  défaut  de  vacances  dans  les  écoles  échappent  aux  bienfaits 
de  l'enseignement.  Lorsqu'on  aura  mené  à  bonne  fin  les  travaux  qui 
doivent  mettre  23,000  places  au  service  des  nouvelles  générations, 
qu'on  aura  construit  les  35  écoles  ou  groupes  d'écoles  projetées, 
nous  nous  trouverons  en  présence  de  23,000  pauvres  petits  êtres 
qui  ont  besoin  d'apprendre,  et  pour  lesquels  la  ville  ne  se  lassera 
pas  de  mettre  en  pratique  la  maxime  divine  :  Siiute  jjarvulos  ad 
me  venir e  (2). 

L'enseignement  primaire  distribué  dans  les  salles  d'asile  et  dans 
les  écoles  de  Paris  est  excellent  :  il  donne  à  l'enfant  des  notions 

(1)  Ces  chiffres  sont  empruntés  au  dernier  dénombrement  général  de  la  population 
fait  en  1866. 

(2)  Voyez  l'Instruction  primaire  à  Paris  et  dans  le  département  de  la  Seine  (1871- 
1872).  C'est  la  meilleure  page  de  l'histoire  de  la  ville  de  Paris. 


798  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

générales  suffisantes,  et  le  conduit  même  assez  loin  dans  rhistoire, 
le  calcul  et  la  géographie.  Dans  les  salles  d'asile,  où  l'enfant  peut 
séjourner  de  deux  à  six  ans,  l'instruction  qu'il  reçoit  est  fort  em- 
bryonnaire; elle  lui  apprend  à  démêler  un  peu  l'écheveau  de  ses 
pensées,  elle  attire  son  attention  sur  les  objets  usuels,  elle  l'initie 
aux  premiers  principes  de  la  lecture  et  de  l'écriture,  elle  lui  fait  ré- 
soudre de  très  faciles  problèmes  qui  ne  dépassent  pas  la  soustrac- 
tion; par  la  gymnastique  cadencée  qu'elle  lui  impose,  elle  l'amuse, 
rhythme  ses  gestes  et  développe  ses  mouvemens;  par  les  vers  pué- 
rils qu'elle  lui  fait  chanter  sur  des  airs  connus,  elle  met  dans  sa 
petite  tête  des  vocables  dont  il  demande  l'explication,  des  pré- 
ceptes de  morale  et  d'hygiène  quotidienne.  Ne  ferait-elle  que  le 
retenir  et  l'empêcher  de  courir  dans  les  rues,  elle  lui  rend  un  ser- 
vice signalé.  Rien  n'est  plus  divertissant  à  voir  que  ces  bambins 
rangés  à  la  file,  les  mains  sur  les  épaules  les  uns  des  autres,  mar- 
chant bruyamment  en  mesure  et  chantant,  sur  l'air  des  Alsaciennes  : 
ISous  neltoierons  nos  chaussures  et  nous  laverons  nos  mains ^  ou  de 
les  regarder  lorsque,  guidés  par  la  baguette  du  moniteur,  ils  brail- 
lent à  tue- tête  :  Ba,  hé,  hi,  ho,  hul  Parfois,  lorsqu'ils  reniHent  trop 
fréquemment,  on  interrompt  la  leçon  et  on  leur  dit  :  Mouchez- vous! 
Alors  tous  à  la  fois  ils  tirent  de  leur  poche  une  loque  informe  et  se 
mouchent  avec  un  ensemble  extraordinaire,  puis  ils  se  remettent  à 
crier  de  plus  belle  :  Ba,  hé,  hi,  ho,  bu!  Il  faut  être  là  quand  ils  ar- 
rivent de  la  maison  paternelle,  le  petit  panier  au  bras,  la  mine 
fouettée  par  le  froid  du  matin.  La  directrice,  la  sous-maîtresse, 
une  bonne,  les  reçoivent,  les  mènent  près  d'un  grand  lavoir  en 
marbre,  et  leur  donnent  là  des  soins  de  propreté  dont  ils  n'ont  que 
trop  souvent  besoin.  Lorsqu'un  enfant  vient  à  l'asile,  propret,  dé- 
barbouillé, peigné,  il  affirme  par  ce  seul  fait  la  moralité  de  sa 
famille. 

A  l'école,  c'est  plus  sérieux  :  on  ne  chante  plus,  on  ne  marche 
pas  en  cadence;  les  enfans  sont  déjà  de  petits  personnages  péné- 
trés de  l'importance  de  leur  rôle;  cela  ne  les  empêche  nullement 
de  sauter  comme  des  cabris  pendant  les  récréations,  .lorsqu'il  y  a 
une  cour,  ce  qui  ne  se  rencontre  pas  aussi  souvent  qu'on  pourrait 
le  désirer.  Selon  que  les  enfans  sont  plus  ou  moins  nombreux, 
l'école  est  divisée  en  plus  ou  moins  de  classes;  j'en  ai  compté  dix 
à  l'école  de  la  rue  Morand.  La  classe  est  une  grande  salle  éclairée 
par  des  vitrages  latéraux;  le  maître  est  dans  une  chaire  assez  éle- 
vée et  domine  les  écoliers,  qui  sont  assis  sur  des  bancs  placés  de- 
vant des  tables  munies  d'encriers;  sur  la  muraille  se  détache  l'image 
de  celui  qui  recherchait  les  enfans  et  qui  a  dit  :  «  Aimez- vous  les 
uns  les  autres;  »  puissent  accrochés  des  tableaux  noirs,  des  cartes 


LES   ÉCOLES    A    PARIS.  799 

géographiques,  clés  tableaux  d'histoire  naturelle  élémentaire.  Dans 
un  coin,  voici  la  petite  bibliothèque,  sur  laquelle  on  a  placé  une 
sphère  terrestre;  plus  loin,  une  armoire  contient  tous  les  ustensiles 
qui  peuvent  servir  à  démontrer  le  système  métrique,  depuis  le  litre 
jusqu'à  la  chaîne  d'arpentage.  C'est  complet,  et  un  maître  intelli- 
gent peut  tirer  bon  parti  de  cet  outillage.  Dans  les  classes  élémen- 
taires, on  se  contente  de  suspendre  des  tableaux  de  lecture,  dont 
plusieurs  m'ont  paru  conçus  sans  méthode  et  trop  au  hasard  (1). 
On  est  assez  silencieux,  les  devoirs  sont  bien  faits,  les  dictées  sont 
bonnes,  l'orthographe  est  très  souvent  irréprochable,  et  le  corps 
d'écriture  nettement  formé.  On  profite  de  toute  occasion  pour  in- 
culquer aux  enfans  des  idées  de  morale,  de  respect,  de  sobriété. 
Autant  que  l'école  le  permet,  on  mêle  à  l'enseignement  une  dose 
appréciable  d'éducation.  J'ai  entendu  un  instituteur  raconter  l'his- 
toire des  patriarches;  arrivé  à  Noé,  il  sut  parler  de  l'ivresse  en 
termes  que  n'aurait  point  désavoués  un  membre  de  la  Société  de 
tempérance. 

En  général ,  la  leçon  n'est  qu'une  série  d'explications  renouve- 
lées qui  met  le  professeur  en  rapports  constans  et  personnels  avec 
ses  élèves;  plût  au  ciel  que  ce  système  fût  adopté  pour  l'enseigne- 
ment secondaire,  car  il  produit  d'excellens  résultats.  J'ai  été  très 
vivement  frappé  d'entendre  des  fillettes  et  des  garçonnets  de  douze 
à  treize  ans,  interrogés  par  moi  au  hasard,  répondre  très  lestement 
et  sans  erreur  à  des  questions  sur  les  règnes  de  Charles  VI  et  de 
Louis  XI.  J'ai  renouvelé  l'expérience  dans  plusieurs  écoles,  laïques 
ou  congréganistes,  et  j'ai  emporté  cette  conviction,  qu'une  causerie 
du  maître,  interrogeant  tous  ses  élèves  à  la  fois,  excitant  leur  ému- 
lation, posant  la  question  et  disant  :  Qui  veut  la  résoudre?  est  un 
mode  d'enseignement  qui  anime  l'écolier,  l'occupe,  le  réveille  et 
lui  apprend,  —  toute  l'éducation  est  là,  —  à  faire  un  effort  sur  lui- 
même.  Le  programme  d'études  rédigé  par  la  direction  de  l'ensei- 
gnement primaire,  le  journal  des  classes,  l'ordre  des  exercices  im- 
posés, sont  suivis  à  la  lettre;  mais  tant  vaut  le  maître,  tant  vaut 
l'école,  et  les  instituteurs  qui  ne  voient  dans  la  pédagogie  qu'une 
besogne  rebutante  n'auront  jamais  que  de  fort  médiocres  élèves, 
tandis  que  ceux  qui  aiment  leur  métier,  qui  sentent  qu'ils  rem- 
portent une  victoire  toutes  les  fois  qu'ils  fécondent  les  facultés  na- 
tives de  l'enfant,  qui  en  un  mot  ont  le  feu  sacré,  obtiennent  de 

(1)  Notamment  ceux-ci,  que  j'ai  relevés  dans  une  salle  d'asile  :  «  le  merle  noir  et  le 
bel  insecte;  —  Martin,  tu  es  leste,  ôte  ta  veste  et  saute  à  la  mer;  —  il  faut  aimer  la 
vertu;  —  le  brave  monte  à  ta  grande  brèche;  —  le  nègre  prépare  le  sucre  si  bon;  — 
Clémentine  a  du  chagi-in.  »  Autant  que  possible  les  exemples  de  lecture  doivent  être 
composés  de  façon  à  donner  à  l'enfant  une  notion  utile  quelconque. 


800  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

leurs  écoliers  de  véritables  tours  de  force.  Dans  la  Rue-Neuve-Co- 
quenard,  au  fond  d'une  impasse,  un  instituteur  laïque  a  su  inspirer 
la  passion  de  la  géographie  aux  enfans  qu'il  dirige,  et  avec  eux  il 
a  créé  un  chef-d'œuvre.  Sur  les  murailles  du  préau  de  l'école,  il  a 
fait  peindre  par  des  élèves  de  douze  à  quatorze  ans  d.ix-neuf  grandes 
cartes  géographiques  et  vingt  et  une  plus  petites.  On  ne  s'est  pas 
contenté  de  figurer  les  cinq  parties  du  monde,  on  a  pris  l'Europe, 
on  a  pris  la  France,  et  on  les  a  représentées  aux  différentes  phases 
de  leur  histoire;  de  plus,  des  tableaux  réellement  peints  et  dessinés 
donnent  la  hauteur  comparative  des  montagnes  et  le  cours  des  prin- 
cipaux fleuves  du  monde.  Ce  travail  est  admirable  et  a  dû  exiger 
des  études  très  sérieuses  de  la  part  de  ceux  qui  l'ont  exécuté.  — 
Les  tableaux,  couvrent  les  murs  du  préau,  c'est-à-dire  de  l'endroit 
où  les  enfans  mangent,  où  ils  déposent  leurs  casquettes,  où  ils 
jouent,  car  il  n'y  a  pas  de  cour;  ils  sont  donc  dans  l'endroit  le  plus 
exposé  aux  avaries  de  toute  sorte,  —  eh  bien!  toutes  ces  belles 
cartes  sont  indemnes,  pas  une  d'elles  ne  porte  seulement  trace  d'un 
coup  de  crayon  ;  —  me  rappelant  la  façon  dont  nous  traitions  les 
murs  du  collège,  je  n'en  croyais  pas  mes  yeux. 

Il  est  impossible  d'étudier  attentivement  les  écoles  primaires 
sans  reconnaître  que  la  femme  possède  des  facultés  pédagogiques 
bien  supérieures  à  celles  de  l'homme;  chez  elle,  c'est  comme  un 
instinct  :  tout  concourt  à  le  développer,  sa  mission  naturelle  et  ses 
goûts.  Pendant  que  le  petit  garçon  casse  le  nez  de  son  pantin  et  lui 
ouvre  le  ventre  pour  voir  ce  qu'il  y  a  dedans,  la  petite  fille  dorlote 
sa  poupée,  la  couche,  la  soigne,  la  gronde,  l'instruit,  et  bien  sou- 
vent lui  fait  une  morale  dont  elle  aurait  besoin  elle-même.  Cette 
sorte  de  maternité  latente  apparaît  chez  des  institutrices  de  vingt 
ans  et  chez  des  sœurs  de  charité.  Les  Américains  et  les  Suédois  ne 
l'ignorent  pas,  car  c'est  aux  femmes  qu'ils  confient  l'éducation  des 
enfans  des  deux  sexes  jusqu'à  l'âge  de  douze  ans,  et  ils  font  bien. 
Du  reste,  comme  écolières,  les  petites  filles  sont  plus  intéressantes 
que  les  petits  garçons;  bien  plus  que  ceux-ci,  elles  sont  ambi- 
tieuses, ardentes,  primesautières,  elles  veulent  tout  apprendre  et 
demandent  toujours  à  répondre,  même  quand  elles  ne  savent  rien. 
Elles  ont  de  jolies  mines  effarouchées  lorsqu'on  les  gronde,  et  pen- 
dant les  récréations  elles  causent  entre  elles,  se  groupent  comme 
pour  se  recevoir  mutuellement,  et  se  divertissent  fort  à  jouer  à  «  la 
madame.  » 

Lorsqu'on  pénètre  dans  une  école  de  filles,  qu'on  voit  les  esca- 
liers cirés,  les  vitres  bien  transparentes,  les  tables  frottées  à  la  cire, 
il  est  inutile  de  demander  si  l'on  est  chez  des  congréganistes  ou 
des  laïques;  on  est  dans  une  maison  dirigée  par  les  sœurs  de  Saint- 


LES    ÉCOLES   A    PARIS.  801 

Vincent  de  Paul.  Elles  n'ont  pas  d'autre  coquetterie,  mais  elles  sa- 
vent la  pousser  jusqu'aux  extrêmes  limites  du  possible;  la  classe 
est  moins  morose,  les  cuivres  reluisent,  des  rideaux  éclatans  de 
blancheur  tombent  le  long  des  fenêtres,  chaque  encrier  est  entouré 
d'une  rondelle  de  drap  qui  épargne  bien  des  taches  au  pupitre,  et 
contre  la  muraille,  à  la  place  d'honneur,  s'élève  une  statuette  de  la 
Vierge  environnée  de  fleurs  en  clinquant.  Elles  sont  charmantes 
avec  les  enfans,  ces  saintes  filles,  et  s'en  font  adorer,  ce  qui  rend 
le  travail  de  la  classe  singulièrement  facile;  alertes,  fort  jeunes 
pour  la  plupart,  assez  fières  de  la  bonne  tenue  des  salles,  elles  vont 
et  viennent  à  travers  les  bancs  avec  une  prestesse  élégante  que  leur 
gros  vêtement  de  laine  n'alourdit  pas,  donnant  un  conseil,  corrigeant 
une  faute,  très  gaies,  toujours  souriantes  et  fort  occupées  de  leur 
jeune  troupeau.  Dans  une  de  ces  maisons,  j'ai  été  reçu  par  la  su- 
périeure; j'ai  vu  une  femme  d'une  cinquantaine  d'années,  de  façons 
exquises,  aux  traits  fins,  aux  yeux  spirituels  et  doux.  Je  l'ai  regar- 
dée, et  j'ai  reconnu  une  personne  que  j'avais  rencontrée  jeune  fille 
dans  le  monde  au  temps  de  ma  jeunesse.  Son  entrée  dans  les  ordres 
avait  fait  un  certain  bruit  jadis;  elle  s'est  consacrée  au  dur  labeur 
de  soigner  les  malades,  de  secourir  les  pauvres,  d'élever  les  en- 
fans.  Il  y  a  dans  la  pâleur  profonde  de  son  visage  et  dans  son  sé- 
rieux sourire  la  sérénité  d'une  âme  appuyée  sur  des  réalités  iné- 
branlables; sous  fhumble  cornette  et  sous  la  robe  de  bure  de  la 
religieuse,  elle  cache  un  grand  nom  et  un  cœur  que  la  charité  dé- 
vore. Je  me  suis  éloigné  sans  lui  laisser  soupçonner  que  je  l'avais 
reconnue;  ai-je  besoin  de  dire  que  son  école  mérite  d'être  citée 
comme  modèle? 

Le  personnel  enseignant  employé  dans  les  établissemens  com- 
munaux de  Paris  ne  mérite  que  des  éloges  :  il  y  a  bien  par-ci  par- 
là  quelque  directrice  qui  ne  serait  pas  fâchée  de  laisser  entrevoir 
qu'elle  descend  directement  des  Mérovingiens,  ou  quelque  direc- 
teur qui  n'a  d'autres  moyens  de  discipline  que  «  la  majesté  du  re- 
gard, ))  —  le  mot  m'a  été  dit;  —  mais  ce  sont  là  des  défauts  qui 
n'altèrent  en  rien  la  qualité  réelle,  le  dévoûment  sans  relâc>ï€  dont 
les  instituteurs  et  les  institutrices  font  preuve  à  tous  les  degrés.  Si 
les  maîtres  sont  bons,  si  pour  la  plupart  les  écoliers  sont  attentifs, 
si  l'enseignement  est  très  bien  combiné  et  habilement  donné,  que 
manque-t-il  donc  à  beaucoup  de  nos  écoles  pour  être  parfaites?  11 
leur  manque  tout  simplement  d'être  appropriées  à  l'objet  en  vertu 
duquel  elles  ont  été  créées,  —  il  leur  manque  d'être  des  écoles. 
Celles  qui  ont  été  construites  exprès  dans  les  quartiers  nouvelle- 
ment annexés,  ou  dans  ceux  qu'on  a  vivifiés  en  y  traçant  de  larges 
voies  de  communication,  sont  excellentes.  Elles  ont  été  bâties  en 

TOMts  cm.  —  lïi'/j.  51 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vue  d'un  but  défini  qui  a  été  parfaitement  atteint.  Les  écoles  de  la 
rue  de  Puebla,  de  la  rue  Malesherbes,  de  la  place  de  la  Mairie  au 
XIV^  arrondissement,  la  salle  d'asile  de  la  rue  Leclerc,  de  la  Tombe- 
Issoire,  sont  irréprochables;  on  y  trouve  des  préaux,  des  cours  plan- 
tées, de  vastes  classes,  de  l'air  et  de  l'espace,  c'est-à-dire  de  l'hy- 
giène et  une  surveillance  possible.  Il  n'en  est  point  ainsi  partout. 
Rue  Morand,  dans  le  populeux  quartier  de  la  Roquette,  où  les  enfans 
anémiques  et  faibles  ont  besoin  de  soleil  et  de  verdure,  l'école,  re- 
marquablement tenue  du  reste,  renfermait  985  enfans  le  jour  où  je 
l'ai  visitée,  —  j'en  ai  compté  98  dans  une  seule  classe,  —  et  pour 
toute  cette  marmaille  turbulente  et  joueuse,  qu'on  entasse  dans  des 
salles  étroites,  mal  distribuées,  insuffisantes  à  tous  les  points  de 
vue,  on  dispose  de  deux  petites  cours  dont  l'ensemble  représente 
!ik7  mètres  carrés,  emplacement  bon  pour  la  récréation  de  25  ou 
30  enfans. 

Mais  il  est  un  arrondissement  de  Paris,  —  le  plus  riche  peut- 
être,  —  où  les  écoles,  les  salles  d'asile  sont  vraiment  lamentables; 
c'est  le  2%  qui  forme  une  sorte  de  triangle  dont  la  base  est  le  bou- 
levard Sébastopol,  et  dont  le  sommet  aboutit  au  point  d'intersection 
des  boulevards  de  la  Madeleine  et  des  Capucines,  par  la  rue  aux 
Ours,  la  rue  Neuve-des-Pelits-Ghamps,  les  boulevards  des  Italiens, 
Poissonnière  et  Bonne-Nouvelle.  Certes,  dans  les  groupes  parisiens, 
c'est  là  un  des  plus  actifs,  un  des  plus  commerçans,  un  des  mieux 
peuplés;  c'est  précisément  cela  qui  fait  les  écoles  si  défectueuses. 
En  effet,  s'il  n'a  pas  été  difficile  de  trouver  de  vastes  terrains  dans 
les  quartiers  excentriques,  où  la  propriété  n'a  qu'une  valeur  très 
restreinte,  il  n'est  point  aisé  de  découvrir  les  emplacemens  con- 
venables pour  une  école  dans  cet  immense  écheveau  de  rues  étroites, 
où  les  maisons  à  cinq  et  six  étages  sont  si  pressées  qu'elles  sem- 
blent empiéter  les  unes  sur  les  autres  :  aussi  a-t-on  été  obligé 
d'utiliser  les  locaux  que  la  ville  possédait,  et  ils  sont  affreux.  Rue 
de  la  Lune,  dans  une  maison  do  physionomie  douteuse,  on  pousse 
une  porte  bâtarde,  on  gravit  un  escalier  fermé  d'une  petite  bar- 
rière, et  l'on  arrive  à  une  école  telle  qu'il  faut  le  génie  de  sœurs 
de  Saint- Vin  cent  de  Paul  pour  en  tirer  parti.  Rue  du  Sentier, 
grandes  salles  il  est  vrai,  mais  pas  de  cour,  pas  de  jardin  pour  les 
enfans;  un  préau  sans  lumière,  qu'on  est  forcé  de  consacrer  à  une 
classe  supplémentaire,  car  il  y  a  plus  d'écoliers  que  de  places  nor- 
males. Cour  des  Miracles,  dans  cette  ancienne  truanderie  du  moyen 
âge,  où  Louis  XVI  avait  voulu  établir  le  marché  à  la  marée  et  aux 
salines,  le  spectacle  est  navrant;  il  est  vraiment  cruel  de  retenir 
des  enfans  dans  des  conditions  pareilles.  La  maison  scolaire  oc- 
cupe tout  le  fond  de  la  place  :  au  rez-de-chaussée  une  salle  d'asile, 


LES   ÉCOLES    A   PARIS.  803 

au  second  étage  deux  écoles,  les  garçons  d'un  côté,  les  filles  de 
l'autre.  La  salle  d'asile  n'a  pas  de  jardin,  pas  même  une  de  ces 
petites  cours  de  souffrance  comme  il  en  existe  souvent  à  Paris  entre 
les  maisons  mitoyennes;  dans  un  préau  sans  jour  et  sans  lumière, 
infecté,  malgré  tous  les  soins  imaginables,  on  réunit  150  enfans  de 
deux  à  six  ans.  On  a  beau  les  débarbouiller  constamment,  ils  sont 
toujours  malpropres;  on  dirait  que  cette  vieille  masure  les  salit  d'elle- 
même.  Les  exercices  qu'on  leur  fait  faire,  les  mouvemens  gymnas- 
tiques  dont  on  cherche  à  les  amuser,  ne  remplacent  pas  le  jeu  au 
grand  air,  qui  est  indispensable  à  des  bambins  de  cet  âge.  Ils  sont 
tristes,  ils  s'ennuient,  ils  s'endorment  malgré  eux  dans  la  lourde 
atmosphère  qui  les  oppresse.  II  y  a  plus,  le  danger  du  séjour  dans 
ce  mauvais  local  se  révèle  parfois  d'une  façon  redoutable.  Un  en- 
fant a  mal  aux  yeux,  puis  un  second,  puis  un  troisième,  tout  à 
coup  une  épidémie  ophthalmique  se  déclare,  et  l'on  ne  voit  plus  que 
de  pauvres  petites  paupières  rouges  et  tuméfiées.  On  appelle  un 
médecin,  on  le  consulte;  il  répond  :  «  Démolissez  votre  salle  d'a- 
sile et  construisez-en  une  autre.  »  Comme  ce  sont  là  des  remèdes 
qu'on  ne  trouve  pas  chez  l'apothicaire  du  coin,  les  petits  continuent 
à  souffrir.  Les  écoles  sont  dans  des  conditions  semblables.  On  gra- 
vit deux  étages  pour  arriver  à  celle  des  filles,  et  quand  on  demande 
où  jouent  les  enfans,  on  vous  conduit  dans  un  vaste  grenier  dont  on 
a  jeté  les  murs  de  refend  par  terre  pour  en  faire  une  seule  pièce,  si 
grande  maintenant,  si  disproportionnée,  que  le  plancher  a  trop  de 
volant,  et  qu'il  s'effondrerait  sur  l'étage  inférieur,  si  les  enfans,  tou- 
jours surveillés,  n'étaient  forcés  de  modérer  leurs  ébats.  La  direc- 
trice demeure  dans  la  maison;  j'ai  traversé  son  appartement,  il  y 
pleuvait.  Il  y  a  là  un  danger  permanent  dont  il  est  temps  de  se 
préoccuper;  une  telle  école  ne  peut  plus  subsister  dans  Paris,  elle 
est  en  contradiction  flagrante  avec  les  efforts  généreux  que  l'on 
fait  chaque  jour  pour  développer  l'enseignement  primaire.  Il  faut 
tout  simplement  prendre  cette  laide  Cour  des  Miracles  et  y  créer 
un  groupe  scolaire  modèle,  qui  est  dû  à  un  quartier  très  laborieux, 
très  intéressant  et  dont  les  contributions  s'élèvent  à  une  somme 
considérable. 

Les  enfans  reçoivent  donc  dans  nos  écoles,  malgré  l'état  défec- 
tueux de  quelques-unes  d'entre  elles,  une  instruction  très  sérieuse 
et  vraiment  bonne;  —  je  ne  parle  que  de  Paris,  presque  tout  est  à 
faire  dans  les  départemens.  Beaucoup  n'en  profitent  pas  encore  : 
nous  avons  cité  des  chiffres;  il  suffit  du  reste  de  parcourir  certains 
arrondissemens,  de  voir  les  gamins  jouer  dans  les  rues,  pour  se 
convaincre  que  toutes  les  familles  n'ont  pas  compris  la  nécessité  de 
l'enseignement;  mais  cet  enseignement  profite  moins  qu'on  ne  pour- 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rait  le  croire  à  ctux  qui  l'ont  recherché.  Vers  quatorze  ou  quinze 
ans,  l'enfant  quitte  les  classes  et  entre  à  l'atelier.  D'autres  objets 
sollicitent  son  attention,  d'autres  soucis  l'occupent,  et  bien  sou- 
vent, trop  souvent,  le  bénéfice  des  années  scolaires  est  anéanti,  le 
souvenir  s'efface,  et  de  ce  qu'on  avait  appris  jadis  il  ne  reste  plus 
rien.  Quelques-uns,  plus  perspicaces  ou  plus  ambitieux  que  les 
autres,  suivent  les  classes  d'adultes,  ouvertes  le  soir  pour  les  ou- 
vriers; mais  le  cabaret  et  le  reste  ont  tant  de  sollicitations  qu'il 
faut  presque  admirer  les  jeunes  gens  qui,  libres,  ne  désertent  pas 
tout  à  fait  l'école.  Pourtant  la  ville  de  Paris  ne  marchande  guère  les 
encouragemens;  si  elle  a  trouvé  un  écolier  studieux  et  bon  sujet, 
elle  l'admet  à  l'école  Ghaptal,  d'oii  il  peut  entrer  à  l'École  centrale 
ou  même  à  l'École  polytechnique.  Dans  les  deux  cas,  la  ville  n'a- 
bandonne pas  son  pupille  ;  conjointement  avec  le  ministre  de  l'a- 
griculture et  du  commerce  ou  le  ministre  de  la  gnerre,  elle  lui 
fournit  une  bourse  qui  lui  permet  de  sortir  de  ce  long  apprentis- 
sage gratuit  avec  le  diplôme  ou  le  grade  d'ingénieur.  Mercier  écri- 
vait de  son  temps  :  «  Avec  des  nourrices,  des  gouvernantes,  des 
précepteurs,  des  collèges  et  des  couvens,  certaines  femmes  ne 
s'aperçoivent  presque  pas  qu'elles  sont  mères.  »  Mercier  ne  pouvait 
parler  que  des  femmes  riches;  que  dirait-il  aujourd'hui  en  vo^^ant 
que  Paris  accepte,  recherche  cette  délégation  de  maternité?  A  l'en- 
fant qui  vient  de  naître,  elle  ouvre  les  crèches  (1)  et  l'y  garde  jus- 
qu'à l'âge  de  deux  ans;  de  deux  à  six  ans,  elle  le  prend  dans  ses 
salles  d'asile;  de  six  ans  à  quatorze,  elle  lui  donne  l'enseignement 
dans  ses  écoles;  plus  tard,  elle  peut  l'initier  à  l'enseignement  se- 
condaire à  Turgot,  à  Ghaptal,  à  Rollin,  et  le  suivre,  en  subvenant 
à  ses  besoins,  sur  les  bancs  des  écoles  supérieures.  En  réalité,  on  ne 
peut  mieux  faire. 

Les  maires  de  leur  côté  ne  sont  pas  restés  oisifs,  ils  se  sont  as- 
sociés dans  la  mesure  des  ressources  dont  ils  pouvaient  disposer 
aux  efforts  accomplis  par  l'autorité  dirigeante.  Dans  presque  tous 
les  arrondissemens,  on  est  parvenu  à  créer,  à  l'aide  de  dons  volon- 
taires, une  caisse  des  écoles.  Cette  institution,  si  elle  est  dévelop- 
pée avec  persistance,  rendra  de  grands  services.  Grâce  à  elle,  on 
pourra  augmenter  l'outillage  scolaire  et  distribuer  partout  ces  ta- 
l3leaux  d'histoire  naturelle  élémentaire  dont  j'ai  déjà  parlé;  on 
pourra  donner  aux  enfans  des  vêtemens,  des  chaussures  et  certains 
médicamens,  tels  que  l'huiie  de  foie  de  morue  et  le  vin  de  quin- 
quina, dont  ils  n'ont  que  trop  besoin  pour  combattre  leur  débilité 

(1)  Les  crèches  sont  une  fondation  due  à  l'initiative  individuelle;  la  ville  ne  leur 
drnne  qu'une  modeste  subvention  annuelle  de  600  francs.  Cette  œuvre  a  été  établie 
à  Paris  en  1844  par  M.  Marbeau. 


LES   ÉCOLES   A   PARIS,  805 

constitutive,  et  leur  remettre,  au  lieu  de  livres  de  prix,  des  livrets 
de  caisse  d'épargne,  qui  seront  un  encouragement  pour  eux  et  pour 
leurs  païens;  on  les  fera  soigner  gratuitement  lorsqu'ils  seront 
malades,  on  arrivera  même  à  leur  ouvrir  des  carrières  industrielles 
que  la  pauvreté  leur  interdit.  Malheureusement,  pour  remplir  la 
caisse,  c'est  à  l'initiative  individuelle  qu'on  s'adresse,  —  avec  dis- 
crétion, afm  de  ne  point  l'elTaroucher,  car  on  sait  qu'elle  est  vo- 
lontiers récalcitrante.  C'est  là  cependant  une  œuvre  sérieuse  et  très 
bonne  à  laquelle  il  est  généreux  et  opportun  de  s'associer;  il  m'est 
pénible  de  dire  qu'elle  est  accueillie  avec  indifférence,  et  que  dans 
certains  arrondissemens,  malgré  le  dévoûment  et  l'appel  réitéré  des 
maires,  elle  ne  produit  pas  ce  qu'on  est  légitimement  en  droit  d'at- 
tendre. Je  prendrai  pour  exemple  le  VHP  arrondissement,  —  je  le 
connais  spécialement,  et  je  n'avance  rien  d'excessif  en  disant  que 
c'est  un  des  plus  riches  de  Paris;  —  en  1872,  on  n'y  a  récolté  que 
20,390  francs,  offerts  par  231  donateurs;  c'est  fort  médiocre  et  peu 
en  rapport  avec  les  grandes  habitations  des  Champs-Elysées,  du 
boulevard  Haussmann,  du  boulevard  Malesherbes  et  du  faubourg 
Saint-Honoré. 

Ce  grand  mouvement  qui  part  de  la  direction  de  l'enseignement 
primaire,  à  la  ville,  qui  est  noblement  encouragé  par  le  conseil 
municipal  et  favorisé  par  les  maires,  atteindra-t-il  son  entier  déve- 
loppement sans  rencontrer  d'obstacles?  Je  voudrais  pouvoir  l'affir- 
mer, mais  nous  avons  vu  poindre  une  question  qui  peut  paralyseï 
tant  de  beaux  efforts.  Beaucoup  d'esprits  sérieux  veulent  que  l'in- 
struction soit  exclusivement  laïque.  Il  ne  faut  pas  se  faire  illusion, 
il  ne  s'agit  pas  seulement  de  rapporter  la  loi  du  15  mars  1850  et 
de  déposséder  les  congréganisîes  du  droit  d'enseigner;  on  veut 
aller  beaucoup  plus  loin,  et  supprimer  de  l'éducation  tout  ce  qui  a 
trait  à  la  religion  catholique,  car  l'enseignement  laïque  actuel  com- 
porte l'étude  de  l'histoire  sainte  et  du  catéchisme.  Or  je  crois  qu'à 
tous  degrés  l'enseignement  doit  être  libre,  parce  que  la  liberté  crée 
la  concurrence,  que  la  concurrence  détermine  l'émulation,  et  que 
l'émulation  engendre  le  progrès.  Tout  corps  privilégié  s'endort  fa- 
talement dans  ce  qu'il  appelle  la  tradition,  c'est-à-dire  dans  la  pa- 
resse, et  ne  produit  plus;  on  sasse,  on  ressasse,  et  l'on  tourne  dans 
le  même  cercle  où  les  esprits  les  plus  vifs  ne  tardent  pas  à  s'étioler. 
Il  est  donc  fort  utile  que  l'université  et  le  clergé  se  trouvent  face  à 
face,  ne  serait-ce  que  pour  se  réveiller  mutuellement;  mais  à  un 
autre  point  de  vue  on  peut  être  surpris  que  cette  question  ait  été 
soulevée,  car  il  y  a  autant  d'intolérance  à  empêcher  un  homme 
d'aller  à  la  messe  qu'à  le  forcer  d'y  aller.  Ce  qu'il  y  a  d'inconce- 
vable, c'est  que  ceux  qui  demandent  l'enseignement  exclusivement 


806  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

laïque  se  disent  volontiers  libres  penseurs.  La  liberté  est  une  ;  on 
fait  acte  de  libre  pensée  en  croyant  à  une  religion  quelconque  tout 
aussi  bien  qu'en  ne  croyant  à  rien  du  tout.  On  semble  n'avoir  ja- 
mais compris  en  France  que  la  liberté  est  le  droit  qui  appartient  à 
chacun  de  se  conduire  selon  ses  inspirations  intimes  en  se  confor- 
mant aux  lois.  Décréter  un  enseignement  spécialement  laïque  ou 
spécialement  religieux,  c'est  commettre  un  attentat  contre  la  liberté 
de  conscience,  ia  plus  précieuse  de  toutes,  car  c'est  elle  qui  forge 
l'homme  pour  le  grand  combat  de  la  vie. 


II.  —  l'enseignement   secondaire. 

L'enseignement  secondaire  ressemble  en  ce  moment  à  certains 
malades  :  il  subit  une  crise;  il  en  sortira  vivifié,  nous  l'espérons.  Si 
l'enseignement  primaire  est  destiné  à  développer  l'enfant,  le  but  de 
renseignement  secondaire  est  de  former  l'homme;  on  peut  recon- 
naître, sans  être  pessimiste,  qu'il  remplit  fort  mal  sa  tâche  depuis 
longtemps  déjà.  Souvent  on  a  essayé  d'y  introduire  des  modifica- 
tions importantes;  il  faut  croire  que  l'on  a  fait  fausse  route,  car  les 
tentatives  n'ont  abouti  à  rien.  Ce  qui  pèse  sur  l'enseignement  se- 
condaire, c'est  un  système,  une  tradition  si  lourde,  qui  parait  si 
imposante  qu'elle  neutralise  tous  les  efforts.  En  effet,  si  dans  ce 
siècle-ci  on  a  pu  créer  l'enseignement  primaire,  qui  n'existait  réel- 
lement pas,  on  a  reçu  dupasse  une  méthode  d'enseignement  se- 
condaire qui  avait  fait  merveille,  qui  a  été  aveuglément  suivie,  et 
qui  est  absolument  insuffisante  aujourd'hui. 

Lorsque  de  1806  à  1808  Napoléon  reconstitua  l'université,  il 
n'y  avait  plus  de  corps  enseignant  en  France;  les  ordres  religieux 
scolaires,  détruits  et  dispersés  par  la  révolution,  n'avaient  point 
été  relevés  ;  on  avait  ouvert  par-ci  par-là  de  médiocres  pensions 
libres  où  l'on  apprenait  quelques  bribes  de  latin  et  de  français.  On 
se  souvint  alors  que  les  pères  jésuites  avaient  eu  de  grands  succès 
dans  l'enseignement  pendant  le  xviir  siècle,  et  que  tout  ce  qui 
avait  eu  une  valeur  quelconque  était  sorti  de  leurs  mains.  En  effet, 
ils  avaient  excellé  à  faire  ce  qu'on  appelait  des  sujets  brillans,  fils 
de  la  noblesse,  de  la  finance,  de  la  robe,  de  la  bourgeoisie  enrichie, 
qui,  devant  entrer  fort  jeunes  dans  le  monde  et  parler  de  tout  sans 
dire  trop  de  sottises,  effleuraient  la  surface  des  choses  et  n'appro- 
fondissaient rien.  C'est  aux  jésuites  qu'on  doit  les  résumés,  les 
conciones,  les  excerpta,  les  selectœ,  qu'il  suffît  d'avoir  lus  attenti- 
vement pour  avoir  l'air  de  savoir  quelque  chose  :  méthode  très 
facile,  mais  décevante  au  premier  chef,  car  elle  est  tout  extérieure. 


LES    ÉCOLES    A    PARIS.  807 

Ce  système  d'éducation  sembla  une  merveille  dans  un  pays  où  le 
«  pour  paraître  »  du  baron  de  Fœneste  a  toujours  été  le  mot  d'ordre 
le  mieux  obéi.  Par  ce  moyen,  les  professeurs  et  les  élèves  trouvent 
leur  besogne  toute  mâchée  dans  les  livres  et  dans  une  série  de 
dictionnaires  qui  excellent  à  résoudre  les  difficultés.  Ce  mode  d'en- 
seigner fut  imposé  à  l'université;  il  a  prévalu,  il  prévaut  encore. 
En  définitive,  c'est  l'enseignement  mécanique  et  machinal,  qui  sub- 
stitue l'action  de  la  mémoire  à  celle  du  raisonnement.  La  gram- 
maire, la  syntaxe,  l'histoire,  le  grec,  le  latin,  les  sciences  exactes 
même,  tout  fut  «  appris  par  cœur.  »  La  mémoire ,  surchargée  de 
mots,  de  règles  abstraites,  de  phrases  isolées,  de  faits  dégagés  des 
causes  et  des  conséquences,  compte  sur  elle-même  et  se  fait  dé- 
faut; l'enfant  auquel  on  n'a  pas  enseigné  que  toute  éducation  doit 
avoir  pour  principe  trois  termes  corrélatifs  qui  sont  attention,  com- 
paraison, raisonnement,  l'enfant  oublie  à  mesure  qu'il  apprend, 
et  en  général  les  élèves  sortent  du  collège  dans  un  état  d'ignorance 
qu'on  ne  soupçonne  pas,  et  que  nous  aurons  à  constater  en  parlant 
des  examens  du  baccalauréat  ès-lettres. 

C'est  là  le  vice  fondamental  de  notre  enseignement  secondaire,  jl 
surmène  la  mémoire  et  ne  développe  ni  l'esprit,  ni  l'intelligence. 
Aussi,  au  lieu  de  former  des  hommes  ayant  des  notions  générales  et 
pouvant  en  tirer  les  conséquences  logiques,  il  fait  des  savantass  ^s 
qui  ne  savent  rien  et  sont  souvent  incapables,  deux  ans  après  leur 
sortie  des  écoles,  d'expliquer  un  vers  de  Virgile  ou  de  citer  une 
date  d'histoire.  Si  la  méthode  générale  est  vicieuse,  la  méthode 
particulière  appliquée  à  l'enseignement  des  différentes  facultés  que 
l'enfant  doit  s'approprier  n'est  pas  meilleure;  est-il  croyable  que 
l'on  apprenne  encore  la  règle  dite  du  que  retranché,  c'est-à-dire 
une  règle  en  vertu  de  laquelle  les  Latins  supprimaient  un  vocable 
qui  n'existait  pas  dans  leur  langue? 

La  conséquence  du  système  adopté  est  assez  singulière;  personne 
ne  fait  rien,  ni  l'élève,  ni  le  maître  d'étude,  ni  le  professeur.  On 
sait  comment  les  choses  se  passent  :  pendant  les  classes,  le  profes- 
seur dicte  les  devoirs  à  faire  et  indique  les  leçons  à  apprendre; 
pendant  l'étude,  les  élèves  apprennent  leurs  leçons  et  font  leurs 
devoirs.  Donc  le  professeur  leur  donne  à  travailler,  le  maître  les 
regarde  travailler,  mais  en  réalité,  sauf  quelques  honorables  excep- 
tions, personne  ne  les  fait  travailler,  ce  qui  pourtant  est  le  but  su- 
prême de  l'enseignement.  Ah  !  combien  la  méthode  usitée  dans  les 
écoles  primaires  est  meilleure  et  plus  féconde!  Au  lieu  de  laisser 
l'enfant  en  présence  d'une  dictée  maussade,  de  leçons  dont  il  re- 
tient les  mots  sans  en  pénétrer  le  sens,  de  livres  dont  la  vue  seule 


808  REVLL  Dtb  di:lx  mondes. 

l'ennuie,  on  cause  avec  lui,  on  l'interroge,  on  le  met  tout  douce- 
ment sur  la  voie  des  réponses,  on  excite  son  jeune  esprit  à  la  re- 
cherche, au  raisonnement,  on  le  force,  pour  ainsi  dire,  à  faire  con- 
stamment des  découvertes  personnelles  dont  il  est  très  fier,  qui 
l'encouragent  et  lui  prouvent  qu'avec  de  la  réflexion  on  parvient  à 
dénouer  bien  des  difficultés. 

11  y  a  dans  les  apocryphes,  au  chapitre  xlviii  de  l'Évangile  de 
Venfance,  un  passage  qu'il  est  bon  de  citer,  car  il  renferme  une 
méthode  complète  d'enseignement.  Jésus  veut  aller  à  l'école,  on  l'y 
conduit.  «  Quand  le  maître  vit  Jésus,  il  écrivit  un  alphabet  et  lui 
dit  de  prononcer  Alejj/i;  quand  il  l'eut  fait,  il  lui  dit  de  prononcer 
Beih.  Le  seigneur  Jésus  lui  dit  :  Dis-moi  d'abord  quelle  est  la  si- 
gnification d'Aleph,  et  alors  je  prononcerai  Beih.  »  C'est  là  en  effet 
l'élément  même  de  l'instruction  :  expliquer  à  l'enfant  ce  qu'il  est 
ea  train  d'apprendre,  et  s'assurer  qu'il  a  bien  compris  avant  de 
passer  à  une  autre  démonstration.  Pour  parvenir  à  ce  but,  les  classes, 
les  études  de  nos  lycées,  devraient  être  des  sortes  de  conférences  où 
le  professeur,  le  maître  d'étude,  les  élèves,  toujours  en  communica- 
tion, en  conversation,  tiendraient  sans  cesse  les  esprits  en  alerte, 
et  écîairciraient  ensemble  les  points  obscurs  de  toutes  les  matières 
enseignées.  Loin  de  fatiguer  les  écoliers,  on  les  reposerait  de  la 
^èche  discipline,  de  l'uniformité  de  la  vie  de  caserne,  par  ces  exer- 
cices intellectuels  combinés  de  manière  à  ne  faire  entrer  dans  la 
mémoire  que  ce  qui  aurait  déjà  passé  par  le  raisonnement.  Ce  qu'un 
enfiint  a  raisonné,  il  le  retient,  et  plus  tard,  devenu  homme,  il  s'en 
souvient  encore. 

Une  autre  cause  a  eu  sur  l'enseignement  secondaire  une  influence 
désastreuse,  c'est  ce  que  l'on  appelle  le  concours  général.  Tous  les 
ans,  les  diflerens  lycées  de  Paris  envoient  leurs  élèves  les  plus  forts 
à  la  Sorbonne;  là  ila  composent  ensemble,  et  les  plus  habiles  re- 
çoivent des  prix  dans  une  cérémonie  solennelle,  publique,  qui 
s'ouvre  invariabljement  par  un  discours  latin  dont  la  rédaction  est 
confiée  à  un  professeur  de  rhétorique.  L'origine  de  cet  usage  mé- 
rite d'être  rapportée.  Un  ancien  chanoine  de  Notre-Dame  de  Paris, 
nommé  Louis  Legendre,  mort  en  1733,  fit  donation  au  chapitre 
d'une  somme  dont  la  rente  devait  être  employée  à  donner  tous  les 
quatre  ans  des  prix  aux  écoliers  auteurs  des  meilleures  pièces  de 
vers  latins  et  français;  dans  le  cas  où  le  chapitre  n'accepterait  pas, 
les  cordeliers  de  Paris  devaient  lui  être  substitués.  Le  chapitre  et 
les  cordehers  refusèrent,  et  le  testament  fut  attaqué  par  des  colla- 
téraux; le  parlement  débouta  ceux-ci  et  accorda  la  jouissance  du 
legs  à  l'université,  qui  fut  chargée  d'exécuter  les  volontés  du  tes- 


LES    ÉCOLES    A   PARIS.  609 

tateur.  —  Le  procès  avait  duré  longtemps,  car  la  première  distri- 
bution eut  lieu  le  23  août  17Zi7;  elle  se  renouvela  sans  interruption, 
excepté  de  1794  à  1800.  En  1793,  chaque  lauréat  reçut  une  cou- 
ronne dechêne  et  —  un  exemplaire  de  la  constitution!  DepuislSOl, 
cette  cérémonie  s'est  régulièrement  continuée  tous  les  ans.  C'est  la 
grande  fête  de  l'enseignement  secondaire,  et  c'est  de  Là  malheureu- 
sement que  les  maisons  scolaires  publiques  ou  privées  tirent  leur 
bonne  ou  leur  mauvaise  réputation.  Les  conséquences  sont  fort 
graves. 

Plus  une  institution  ou  un  lycée  obtient  de  prix  au  concours  gé- 
néral, plus  il  voit  de  familles  lui  confier  d'enfans.  Aussi  ce  n'est 
pas  entre  les  élèves,  c'est  entre  les  chefs  d'établissemens  que  le 
concours  excite  plus  que  de  l'émulation;  les  proviseurs  de  collège 
et  les  chefs  de  pension  rivalisent  de  zèle,  car  pour  les  uns  c'est  une 
question  de  gloriole,  pour  les  autres  c'est  une  question  d'argent. 
A  cela,  il  n'y  aurait  pas  grand  mal,  si,  afin  de  parvenir  à  ces  prix 
tant  enviés,  on  ne  négligeait  absolument  la  masse  des  élèves  pour 
ne  s'occuper  exclusivement  que  de  ceux  qui,  par  leur  intelligence 
plus  développée  ou  leur  travail  plus  assidu,  sont  aptes  à  être  cou- 
ronnés par  la  main  du  ministre  lui-même,  au  son  de  la  musique, 
dans  la  grande  salle  de  la  Sorbonne.  Dans  une  classe  composée  en 
moyenne  de  cinquante  élèves,  le  professeur  en  soigne  attentive- 
ment, en  chauffe  sept  ou  huit  qui  ont  chance  de  réussir  dans  les 
compositions  solennelles.  «  Aller  au  concours  »  est  une  locution  qui 
revient  incessamment  dans  le  langage  de  tous  les  pédagogues  de 
l'enseignement  secondaire.  Les  autres  élèves,  pendant  qu'on  bourre 
leurs  camarades  favorisés  de  grec  et  de  latin,  lisent  de  mauvais  ro- 
mans (1).  Pour  les  maîtres  de  pensions  particulières,  avoir  des  prix 
au  concours  devient  l'affaire  vitale,  et,  plus  encore  que  dans  les 
collèges,  tout  y  est  sacrifié.  L'âpreté  au  gain  les  surexcite  à  tel 
point  qu'il  n'est  pas  d'efforts  dont  ils  ne  soient  capables,  afin  de 
pouvoir  faire  insérer  des  réclames  retentissantes  à  la  troisième  page 
des  grands  journaux,  où  ils  énumèrent  complaisamment  tous  les 
succès  que  leurs  élèves  ont  remportés.  C'est  pour  eux  une  sorte  de 
nécessité,  ils  y  gagnent  leur  vie,  et  bien  souvent  y  font  fortune. 
Cette  excessive  ambition  a  du  moins  un  bon  côté  qu'on  ne  soup- 
çonne guère;  comme  il  faut  que  leur  maison  soit  célèbre,  du  moins 
qu'elle  ait  meilleur  renom  que  la  maison  voisine,  ils  ont  des  raco- 

(1^  Eu  1817,  M.  Saisset,  professeur  de  philosophie  au  collège  Henri  IV,  quittait  sa 
chaire,  venait  s'asseoir  devant  le  premier  gradin,  où  il  avait  réuni  les  six  plus  forts, 
et  leur  faisait  la  leçon  à  voix  basse;  quand  les  autres  écoliers  parlaient  trop  haut,  il 
s'interrompait  pour  leur  dire  :  «  Ne  faites  pas  tant  de  bruit,  vous  nous  empêchez  de 
causer.  » 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  qui  sont  aux  aguets,  voyagent  en  province  et  leur  amènent 
des  enfans  intelligens,  ouverts  à  l'étude,  mais  dont  les  parens  ne 
sont  pas  assez  riches  pour  acquitter  le  prix  de  la  pension  et  les 
frais  universitaires.  Ces  jeunes  phénix  sont  reçus,  élevés,  instruits 
pour  rien;  ils  paient  en  prix  et  en  accessits.  Certes  c'est  un  grand 
bienfait  pour  eux;  mais  quel  labeur,  et  à  quelle  existence  sont-ils 
condamnés  !  Pas  de  sortie  le  dimanche,  pas  de  promenade  le  jeudi; 
du  grec,  du  latin,  du  latin,  du  grec,  toujours  et  sans  trêve!  Un 
jour,  un  de  ces  malheureux  demandait  à  passer  la  fête  de  la  Pen- 
tecôte dans  sa  famille;  on  lui  répondit  :  «  Y  pensez-vous?  Le  con- 
cours approche;  sachez  au  moins  reconnaître  les  sacrifices  qu'on 
fait  ici  pour  vous.  »  J'en  ai  connu  plusieurs  qui  sont  devenus  célè- 
bres et  qui  ne  parlent  de  ce  temps-là  qu'avec  horreur.  Parfois  cela 
tourne  assez  mal  pour  le  chef  d'institution.  Une  mère  fort  adroite 
et  peu  scrupuleuse  avait  fait  entrer  son  fils  au  pair,  —  cela  se  dit 
ainsi,  —  dans  un  établissement  privé;  l'enfant,  dès  la  première 
année,  obtint  trois  prix  au  concours  général.  La  mère  fit  mine  de 
vouloir  le  placer  dans  une  maison  rivale,  et  elle  joua  si  bien  son 
rôle  que  le  directeur  lui  constitua  une  pension  annuelle  de  1,200  fr. 
à  la  condition  de  ne  pas  retirer  son  fils. 

On  voit  le  résultat  le  plus  clair  du  concours  général;  l'instruction 
des  neuf  dixièmes  des  écoliers  est  outrageusement  négligée  au  pro- 
fit du  très  petit  nombre  qui  peut  augmenter  la  réputation  ou  la 
vogue  d'un  établissement  scolaire;  mais  qui  oserait  parler  de  le 
supprimer?  On  peut  affirmer  que  les  7,500  élèves  qui  suivent  les 
cours  de  nos  six  grands  lycées  et  du  petit  lycée  de  Vanves,  que  les 
13,000  qui  sont  dans  les  pensions  particulières  et  les  2,200  qui  sont 
répandus  dans  les  institutions  relevant  de  l'autorité  ecclésiastique, 
donnent  un  contingent  studieux  singulièrement  restreint.  Ceux-là 
seuls  travaillent  qui  se  destinent  aux  écoles  spéciales,  et  encore  ils 
se  limitent  strictement  aux  connaissances  exigées  par  les  examens. 
Les  autres  traînent  une  enfance  oiseuse  et  pervertie  sur  les  gradins 
des  classes,  où  ils  peuvent  végéter  à  la  condition  de  ne  pas  trop 
troubler  la  discipline.  Quand  l'âge  d'avoir  terminé  leurs  études  aura 
sonné,  ils  apprendront  par  cœur  un  manuel  de  baccalauréat,  afin  de 
subir  sans  échec  cette  formalité  aussi  facile  que  superflue,  puis  ils 
entreront  dans  la  vie,  et  Dieu  seul  peut  savoir  à  quoi  leur  servira 
cet  enseignement,  dont  ils  n'auront  retiré  qu'un  ennui  qui  a  duré 
huit  ans. 

Plus  d'une  fois  on  a  cherché  à  modifier  les  méthodes,  à  les 
rendre  plus  pratiques,  plus  vivantes,  et  à  donner  une  sérieuse 
utilité  au  long  apprentissage  de  l'enfance.  Une  tentative  surtout 
est  restée  célèbre  :  c'est  la  fameuse  bifurcation  entreprise  par 


LES   ÉCOLES   A   PARIS.  811 

M.  Fortoul  en  1852.  Cet  essai  paraissait  rationnel  cependant  et  de 
nature  à  satisfaire  aux  exigences  des  différentes  carrières  qui  s'ou- 
vrent devant  les  jeunes  gens  au  sortir  du  collège.  Vers  le  milieu  de 
leurs  études  scolaires,  il  leur  était  permis  de  bifurquer,  c'est-à-dire 
de  choisir  la  voie  des  lettres  ou  celle  des  sciences,  en  prévision  de 
la  fonction  sociale  qu'ils  voulaient  exercer  plus  tard.  Rien  n'était 
plus  simple  ni  plus  légitime,  et  il  faut  se  reporter  aux  passions  la- 
tentes de  l'époque  pour  comprendre  l'opposition  presque  générale 
que  souleva  cette  mesure.  On  n'y  alla  pas  de  main  morte,  on  accusa 
M.  Fortoul  d'avoir  porté  un  coup  mortel  à  l'université. 

Loin  de  là,  il  la  sauva  peut-être,  car  à  ce  moment  précis  et  très 
troublé  de  notre  histoire  elle  était  condamnée  à  disparaître.  Les  trois 
principaux  acteurs  du  drame  où  se  joua  l'existence  d'une  des  plus 
respectables  institutions  de  notre  pays  sont  morts,  et  l'on  peut  ra- 
conter des  faits  qui  alors  furent  ignorés.  Après  le  coup  d'état  du 
2  décembre  1851,  le  comte  de  Montalembert  fut  un  des  premiers  à 
se  rallier  à  la  politique  nouvelle,  et  il  eut  de  fréquens  entretiens 
avec  le  président.  Il  obtint  de  lui  que  l'université,  qu'il  lui  repré- 
sentait comme  un  foyer  d'opposition  permanente,  comme  la  pépi- 
nière où  se  recrutaient  les  adversaires  de  tout  pouvoir  régulier, 
serait  supprimée,  que  les  colh-ges  même  deviendraient  des  institu- 
tions particulières,  et  l'on  devine  le  parti  que  pouvaient  en  tirer 
ceux  qui  se  croient  exclusivement  appelés  à  diriger  l'enseignement 
en  vertu  de  l'axiome  :  ad  eum  qui  régit  chrisiianam  rempiiblicam, 
scholarimi  regimen  ijei^tinet.  Jamais  l'université  n'avait  couru  un 
danger  pareil,  et  l'on  pouvait  croire  que  c'en  était  fait  de  cette 
vieille  mère  dont  nous  sommes  tous  les  enfans.  Le  décret  de  con- 
fiscation des  biens  de  la  famille  d'Orléans  éloigna  M.  de  Montalem- 
bert de  Louis-Napoléon  ;  avec  une  grande  habileté,  M.  Fortoul  pro- 
fita de  cet  incident.  Il  déclara,  il  prouva  que  l'université  seule  était 
en  mesure  de  donner  l'enseignement  scientifique,  vers  lequel  se  por- 
taient tous  les  esprits;  il  démontra  que,  si  on  la  supprimait,  toutes 
les  écoles  spéciales  allaient  être  bientôt  désertes,  au  grand  détri- 
ment de  la  jeunesse.  Il  invoqua  le  souvenir  du  premier  empire, 
qui  avait  recréé  l'université  ;  il  proposa,  comme  moyen  terme,  la 
bifurcation,  qui  fut  acceptée,  et  par  le  fait  il  sauvegarda  un  ordre  de 
choses  si  gravement  en  péril  qu'il  fallait  «  changer  ou  mourir,  »  —  le 
mot  a  été  dit.  Les  adversaires  immédiats  de  l'université  ont  deviné 
ce  qui  s'était  passé;  ils  se  sont  mis  en  mesure  de  profiter  d'une  oc- 
currence pareille,  si  jamais  elle  se  représentait,  et  avec  un  succès 
croissant,  que  nul  ne  peut  nier,  ils  donnent  l'enseignement  spécial 
qui  ouvre  l'entrée  de  nos  grandes  écoles  scientifiques. 

M.  Fortoul  fit  plus.  La  loi  de  1850  avait  singulièrement  amoindri 


812  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

l'influence  de  l'université  en  détruisant  les  académies  de  province 
pour  constituer  un  rectorat  départemental  dont  les  89  titulaires 
n'avaient  qu'une  importance  administrative  presque  infime.  Par  la 
loi  de  185/4,  il  rétablit  16  académies  provinciales  et  en  plaça  les 
recteurs  dans  une  situation  élevée  qui  leur  permit  de  marcher  de 
pair  avec  les  autres  agens  supérieurs  de  l'autorité.  Les  préfets,  les 
procureurs-généraux,  les  évêques,  se  plaignirent;  le  ministre  ne  se 
laissa  pas  émouvoir,  et  maintint  la  haute  position  qu'il  avait  faite  aux 
fonctionnaires  qui  représentaient  l'université.  On  accusa  M.  Fortoul 
d'avoir  porté  préjudice  à  ces  lettres  classiques  qui  jusqu'à  présent 
sont  le  fond  même  de  l'éducation  française;  je  voudrais  que  ceux 
qui  témoignent  ainsi  contre  lui  pussent  lire  V Instruction  générale  sur 
l'exécution  du  plan  d'étude  des  lycées  du  15  novembre  1854.  C'est 
un  cours  complet  de  pédagogie,  à  la  rédaction  duquel  ont  contribué 
les  plus  hauts  personnages  de  l'enseignement;  si  cette  instruction 
avait  été  suivie,  les  humanités  et  les  sciences  n'auraient  plus  rien 
laissé  à  désirer. 

Aujourd'hui,  avec  d'autres  formules  et  par  d'autres  moyens,  le 
ministre  de  l'instruction  publique  reprend  les  idées  de  M.  For- 
toul. J'ai  bien  peur  que  la  circulaire  du  27  septembre  1872  n'ait 
le  sort  dé  l'instruction  du  15  novembre  1854.  Il  faut  peut-être  une 
nouvelle  génération  pour  qu'une  révolution  sérieuse  et  féconde 
soit  accomplie  dans  l'enseignement  secondaire.  Cette  circulaire  a 
soulevé  bien  des  aniraosités.  Dès  qu'elle  eut  paru,  un  évêque  qui 
doit  beaucoup  à  ses  succès  pédagogiques  déclara  dans  une  lettre 
publique  qu'il  fallait  «  n'en  tenir  aucun  compte.  »  Il  y  a  là  un 
désarroi,  je  le  répète,  dont  l'enseignement  a  cruellement  à  souf- 
frir et  qui,  pendant  de  longues  années,  peut  lui  causer  un  mal 
irréparable.  Il  est  inutile  d'analyser  cette  circulaire;  elle  est 
connue,  tous  les  journaux  s'en  sont  occupés,  et  la  tribune  de  l'as- 
semblée en  a  violemment  retenti.  Elle  poursuit  le  but  que  M.  For- 
toul avait  tenté  de  toucher  ;  elle  ne  laisse  pas  aux  élèves  la 
liberté  de  bifurquer,  mais,  en  décidant  que  nul  ne  pourra  passer 
d'une  classe  inférieure  dans  une  classe  supérieure  sans  avoir  subi 
un  examen  d'aptitude,  elle  arrive  naturellement  au  même  résultat, 
car  l'effet  de  cette  mesure,  si  toutefois  elle  est  appliquée,  —  ce 
qui  est  douteux,  —  sera  de  rejeter  hors  des  humanités  les  enfans 
pour  lesquels  elles  n'ont  point  d'attrait  et  de  les  pousser  vers  les 
sciences,  où  peut-être  ils  rencontreront  une  voie  qu'ils  cherche- 
raient en  vain  ailleurs.  De  ceci,  on  n'a  trop  rien  dit,  peut-être 
parce  qu'on  n'a  pas  vu  jusqu'où  s'étendaient  les  conséquences  des 
prémisses;  mais  la  circulaire  supprime  les  vers  latins,  et  il  n'y  a 
pas  assez  d'anathèmes  contre  le  ministre  qui  ose  porter  la  main 


*  LES   ÉCOLES    A    PARIS.  813 

sur  l'arche  sainte,  en  débarrassant  les  écoliers  d'un  exercice  pure- 
ment mécanique  et  fastidieux.  On  n'a  point  ménagé  les  expres- 
sions, on  a  parlé  de  «  la  ruine  des  humanités  et  du  renversement 
de  la  haute  éducation  intellectuelle  en  France  :  »  ce  n'est  que  puéril; 
le  sort  du  pays  n'est  compromis  en  rien  parce  que  des  enfans  ne 
feront  plus  de  vers  latins  boiteux  et  inintelligibles. 

Loin  de  trouver  cette  circulaire  trop  radicale,  quelques  réfor- 
mateurs ont  estimé  qu'elle  était  trop  timide,  qu'elle  ne  va  pas 
jusqu'au  but,  et  qu'au  moment  de  l'atteindre  elle  hésite,  se 
détourne  et  s'arrête.  En  effet,  elle  passe  devant  le  discours  latin, 
mais  elle  n'ose  pas  le  renverser,  et  cependant  elle  laisse  deviner  ce 
qu'elle  en  pense.  On  dit  que  c'est  se  payer  de  mots,  et  qu'en  réalité 
le  discours  latin,  qui  pouvait  avoir  sa  raison  d'être  au  siècle  der- 
nier à  cause  des  vieux  usages  universitaires  si  longtemps  conservés 
pour  les  examens,  n'a  plus  rien  à  faire  de  notre  temps;  on  dit 
encore  qu'il  soumet  l'élève  à  une  sorte  de  casse-tête  chinois  sans 
profit,  et  que  le  dernier  des  portefaix  romains  de  l'époque  cé- 
sarienne se  pâmerait  de  rire  en  écoutant  nos  meilleures  phrases 
latines.  Sans  être  aussi  absolu,  on  peut  reconnaître  que  de  nos 
jours  il  est  bien  difficile  de  parler  latin.  En  effet,  si  le  discours 
reproduit  des  idées  modernes,  on  ne  peut  le  faire  raisonnable- 
ment, par  l'excellente  raison  que  les  vocables  font  défaut  (1), 
puisqu'il  exprime  des  pensées,  des  considérations,  des  découvertes 
scientifiques  que  l'antiquité  n'a  point  connues  ;  si  au  contraire 
le  discours  porte  sur  des  idées  anciennes,  c'est  nous  qui  sommes 
pris  au  dépourvu,  car  ces  idées  ne  sont  pas  nôtres,  nous  ne  pou- 
vons nous  en  pénétrer,  ni  même  nous  les  assimiler,  par  suite 
d'un  fait  dont  on  ne  semble  tenir  aucun  compte,  à  savoir  que 
le  christianisme  a  modifié  la  morale,  la  philosophie,  la  logique, 
c'est-à-dire  la  manière  d'être  de  l'entendement  humain.  Aussi  les 
métaphores  imaginées  par  les  élèves  ne  sont  plus  qu'une  sorte 
de  jeu  d'esprit;  la  télégraphie  électrique  devient  «  le  fil  forgé 
par  Vulcain,  tendu  par  Iris,  sur  lequel  glisse  la  foudre,  enfin 
domptée  et  obéissante,  »  et  la  montre  est  «  l'aiguille  intelligente 
qui  répète  les  pulsations  du  cœur  de  Chronos.  »  Il  est  probable 
que  l'université  elle-même  finira  par  renoncer  à  ce  vieil  usage; 
tôt  ou  tard  on  reconnaîtra  que,  si  la  translation  du  français  en 
latin  est  indispensable  pour  fixer  dans  l'esprit  de  l'enfant  l'éco- 
nomie de  certaines  règles  grammaticales,  c'est  la  translation  du 

(I)  M.  Michel  Bréal,  dans  son  excellent  livre,  cite  à  ce  sujet  le  début  d'un  thème 
qui  mérite  d'être  rapporté.  «  L'humanité  était  un  sentiment  si  étranger  au  peuple 
romain,  que  le  mot  qui  l'exprime  manque  dans  la  langue.  »  Quelques  mots  sur  Vin- 
struction  publique  en  France,  p.  20". 


81Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

latin  en  français  qui  doit  être  l'occupation  principale  de  l'écolier, 
car  elle  tiendra  son  esprit  éveillé,  lui  apprendra  des  faits  qu'il 
ignore  et  lui  révélera  des  idées  qu'il  ne  connaît  pas. 

Notre  enseignement  secondaire  a  un  défaut  matériel  qu'il  faut  si- 
gnaler, car  il  en  reçoit  un  préjudice  grave  :  je  veux  parler  de  l'ag- 
glomération. 700  ou  800  élèves  et  plus  dans  un  seul  collège,  c'est 
beaucoup  trop.  La  vie  a  beau  être  réglée  comme  celle  d'un  couvent, 
les  maîtres  ont  beau  se  promener  pendant  la  récréation  au  milieu  de 
ces  cours  si  tristes,  si  dénudées,  entourées  de  hautes  murailles  à 
fenêtres  grillées  qui  évoquent  l'idée  de  prison,  le  veilleur  a  beau 
parcourir  la  nuit  les  dortoirs  où  60  enfans  sont  réunis;  tout  souffre 
d'un  tel  encombrement,  l'émulation,  la  discipline,  la  morale.  Sans 
insister  sur  des  périls  qui  ne  sont  que  trop  réels,  on  peut  affirmer 
que  ce  serait  un  grand  bienfait  pour  les  élèves  admis  à  l'enseigne- 
ment secondaire,  s'ils  étaient  dispersés  dans  des  maisons  ne  conte- 
nant pas  plus  de  50  écoliers,  dont  il  serait  facile  de  surveiller  la 
conduite  et  de  diriger  le  travail,  ce  qui  est  impossible  avec  la  po- 
pulation de  nos  lycées.  Je  prendrai  pour  exemple  le  plus  célèbre 
de  nos  collèges,  Louis-le-Grand,  qu'aujourd'hui  on  nomme  le  lycée 
Descartes.  11  y  a  29  classes  quotidiennes  pour  J,179  élèves,  dont 
527  internes;  il  est  inadmissible  que  29  professeurs,  quels  que 
soient  leur  mérite  et  leur  bon  vouloir,  puissent  donner  un  ensei- 
gnement suffisant  à  près  de  1,200  enfans.  Pour  sa  part,  le  collège 
n'a  rien  négligé;  les  dortoirs  sont  très  aérés,  les  quartiers  bien  dis- 
posés; l'infirmerie  est  un  modèle  de  propreté,  le  gymnase  couvert 
est  outillé  presque  avec  luxe,  la  nourriture  est  plus  qu'abon- 
dante, le  recrutement  des  maîtres  d'étude  a  lieu  dans  des  condi- 
tions irréprochables;  mais  tout  cela  ne  fait  pas  qu'un  seul  homme 
puisse  s'employer  utilement  auprès  d'un  nombre  trop  considé- 
rable d'élèves  (1). 

On  ne  peut  bien  pénétrer  les  résultats  du  système  d'études  suivi 
jusqu'à  ce  jour  qu'en  assistant  aux  examens  du  baccalauréat  ès- 
lettres.  L'enseignement  secondaire  s'y  montre  dans  toute  sa  stéri- 
lité. Ce  n'est  pas  sans  émotion  que  j'ai  vu  des  hommes  du  plus 

(1)  Je  prends  la  liberté  d'appeler  l'attention  de  M.  le  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique sur  l'état  de  ce  qu'on  nomme  «  les  arrêts  »  au  lycée  Descartes,  Il  serait  à  désirer 
qu'il  prît  la  peine  de  les  visiter  lui-même,  car  nulle  description  ne  peut  rendre  l'aspect 
de  ces  cabanons,  tous  situés  au  nord,  où  le  plâtre  n'a  même  pas  été  récrépi,  où  l'on 
voit  à  peine  et  où  l'on  grelotte.  Il  est  cruel  et  dangereux,  pour  bien  des  causes,  d'y 
enfermer  des  enfans;  on  peut  les  isoler  et  les  condamner  à  un  pensum  sans  leur  infli- 
ger une  soufl'rance  matérielle.  Que  le  ministre  se  souvienne  de  l'orateur  qui,  le  13  juin 
1865,  plaida  la  cause  des  jeunes  détenus  de  la  Roquette  devant  le  corps  législatif.  Les 
cellules  de  la  maison  de  correction  sont  moins  pénibles  que  celles  des  arrêts  de  Des- 
cartes. 


LES    ÉCOLES    A    PARIS.  815 

sérieux  mérite,  professeurs  en  Sorbonne,  membres  de  l'Institut, 
perdre  un  temps  précieux,  qu'ils  emploieraient  si  bien  ailleurs,  à 
interroger  des  enfans  ahuris  qui  semblent  même  ne  pas  savoir  ce 
qu'on  leur  demande.  Dans  cette  petite  salle  si  humble,  si  terne, 
j'ai  vu  défiler  ces  jeunes  gens  «  qui  ont,  dit-on,  fini  leurs  études,  »  et 
qui  semblaient  ne  pas  les  avoir  commencées.  Les  matières  de  l'exa- 
men ne  sont  pas  bien  compliquées  cependant  :  quelques  fragmens 
de  latin  et  de  grec,  quelques  auteurs  français,  qui  sont  toujours 
Corneille,  Boileau,  Racine,  La  Fontaine  et  Molière,  un  peu  de  phi- 
losophie, quelques  mots  d'histoire  et  de  géographie,  des  mathéma- 
tiques, assez  pour  prouver  qu'on  sait  compter.  L'histoire  est  limi- 
tée à  celle  de  la  France  et  ne  commence  qu'à  Louis  XIV,  de  sorte 
que,  si  l'on  demande  à  l'un  de  ces  enfans  quel  est  le  roi  qui  eut 
l'honneur  d'avoir  Sully  pour  ministre,  il  peut  refuser  de  répondre, 
car  la  question  est  en  dehors  du  programme  fixé  par  un  règlement. 

J'ai  vu  le  doyen  des  lettres  françaises,  un  vieillard  dont  la  vie 
entière  a  été  consacrée  au  travail  et  qui  retrouve  chaque  jour  une 
vigueur  nouvelle  dans  le  culte  des  grandes  choses  de  l'esprit,  faire 
des  efforts  inimaginables,  multiplier  les  questions,  aider  les  candi- 
dats, les  encourager,  les  «  souffler  »  lui-même,  sans  réussir  à  tirer 
d'eux  une  réponse  passable.  J'ai  appris  là,  dans  la  même  journée, 
bien  des  choses  que  j'ignorais,  par  exemple  que,  dans  la  conquête 
de  la  toison  d'or,  Jason  fut  aidé  par  Andromède,  ({n  Amphitryon 
est  une  pièce  de  Racine,  et  que  le  Lutrin  est  une  comédie  de  La 
Fontaine;  je  sais  maintenant  que  le  vers  de  Y  Art  2)oclique  à!Rovd>.Q,t, 
ne...  vcrtatur  Cadmus  in  anguern,  signifie  que  Gadmus  ne  doit  pas 
être  changé  en  poisson! 

Faut-il  plaindre  ou  blâmer  ces  jeunes  gens?  Il  faut  les  excuser, 
car  ils  apportent  là  le  fruit  des  méthodes  d'enseignement  qui  les 
ont  fatigués  sans  les  instruire.  On  les  reçoit  néanmoins  malgré  leur 
médiocrité  en  toutes  choses  et  leur  flagrante  ignorance,  d'abord 
parce  que  l'examen  de  bachelier  ès-lettres  n'est  qu'une  simple  for- 
malité qui  équivaut  à  un  certificat  d'études,  et  qui  n'ouvre  la  porte 
d'aucune  carrière,  —  ensuite  parce  qu'aujourd'hui  la  loi  militaire 
les  talonne,  que  le  régiment  va  les  prendre,  les  éloigner  de  tout 
travail  intellectuel,  qu'ils  sont  arrivés  à  la  limite  d'âge  fixée  pour  les 
débuts  du  service,  qu'il  faut  leur  assurer  le  bénéfice  du  volontariat 
d'un  an,  et  qu'en  présence  de  ces  motifs,  qui  se  fortifient  l'un  par 
l'autre,  les  examinateurs  ont  une  indulgence  excessive. 

Il  me  semble  que  cet  examen  de  bachelier  ès-lettres,  qui  met  fin 
à  l'enseignement  secondaire,  est  bien  mal  combiné;  il  n'est  pas  à 
détruire,  il  est  à  modifier.  Tout  le  monde  paraît  d'accord  aujour- 
d'hui pour  reconnaître  que,  si  l'étude  des  langues  mortes,  —  des 


SIG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lano-ues  immortelles,  comme  on  les  a  nommées,  —  est  excellente, 
celle  des  langues  vivantes  est  indispensable,  et  qu'elle  doit  occuper 
une  place  importante  dans  l'instruction  de  la  jeunesse.  On  a  déjà 
commencé  à  les  introduire  dans  nos  lycées;  mais  ce  n'est  là  encore 
qu'un  germe  qui  recevra  certainement  plus  tard  le  développement 
qui  lui  est  nécessaire.  Je  voudrais  que  le  baccalauréat  fût  divisé  en 
deux  examens  parfaitement  distincts  et  indépendans  l'un  de  l'autre. 
L'enfant  reste  en  moyenne  pendant  huit  ans  au  collège.  Six  années 
suffisent  amplement  pour  lui  faire  apprendre  ce  qu'il  doit  savoir  de 
grec,  de  latin  et  d'histoire,  surtout  si  l'on  consent  à  diminuer  le 
nombre  des  jours  de  congé,  qui  est  excessif,  car  il  dépasse  celui 
des  jours  de  travail  :  anomalie  singulière  qui  s'explique  par  cette 
considération  assez  médiocre  et  peu  avouée,  que,  pendant  que  l'é- 
lève n'est  pas  au  lycée  ou  à  la  pension,  son  entretien  et  sa  nourri- 
ture sont  à  la  charge  de  sa  famille.  Au  bout  de  six  ans,  vers  la  sei- 
zième année,  l'écolier  passerait  un  premier  examen  portant  sur  les 
matières  des  humanités,  et  à  dix-huit  ans  il  aurait  à  subir  une  se- 
conde épreuve,  qui  constaterait  sa  force  en  histoire  naturelle,  dans 
les  langues  vivantes  et  en  géographie.  J'insiste  sur  les  langues, 
qui  sont  un  instrument  de  travail  et  d'avenir  rigoureusement  né- 
cessaire à  notre  époque;  nous  les  avons  toujours  trop  négligées, 
négligées  à  ce  point  que  nous  possédons  l'Algérie  depuis  quarante 
ans,  que  c'est  là  malheureusement  notre  école  de  guerre,  que  tous 
nos  officiers  y  séjournent  à  tour  de  rôle,  et  qu'on  n'a  pas  encore  eu 
l'idée  d'installer  un  cours  de  langue  arabe  à  l'école  militaire  de 
Saint-Cyr. 

Ce  n'est  pas  seulement  aux  examens  de  la  Sorbonne  que  l'on 
peut  apprécier  les  résultats  de  notre  enseignement  secondaire;  cet 
arbre  de  la  science,  tel  que  nous  le  cultivons,  a  eu  des  fruits  amers. 
Il  n'y  a  qu'à  voir  le  degré  d'instruction  et  les  goûts  des  a  classes 
éclairées  »  qui  ont  passé  par  les  collèges  ou  par  des  institutions 
analogues  pour  s'en  convaincre  et  devenir  modeste.  Il  y  a  long- 
temps qu'un  homme  d'un  grand  bon  sens  et  de  beaucoup  d'esprit, 
Edouard  Thouvenel,  me  disait  avec  tristesse  :  a  Le  succès  à^ Orphée 
aux  enfers  me  fait  douter  de  l'avenir  de  la  France.  »  Il  avait  raison; 
répudier  l'amour  du  beau,  se  complaire  au  médiocre,  rechercher 
l'amusant,  rire  de  tout,  ne  croire  à  rien ,  c'est  entrer  dans  la  voie 
au  bout  de  laquelle  il  n'y  a  pas  de  salut. 


LES   ÉCOLES   A    PARIS.  817 


III.  —  l'enseignement  supérieor. 


Il  en  est  de  l'enseignement  comme  de  la  distribution  des  eaux  en 
agriculture.  Il  est  bon  de  faire  des  canaux  d'irrigation  dans  les  prai- 
ries, il  est  utile  de  protéger  la  pente  du  ruisseau,  mais  il  est  indis- 
pensable d'entretenir  avec  un  soin  spécial  la  source  qui  surgit  en 
haut  de  la  montagne,  car  c'est  d'elle  que  vient  toute  fécondité:  si 
on  la  néglige,  elle  s'oblitère  et  se  tarit;  les  terrains  traversés  par 
le  ruisselet  deviendront  stériles,  la  prairie  ne  sera  plus  qu'un  ma- 
récage. —  La  source,  c'est  l'enseignement  supérieur;  on  n'a  d'élèves 
qu'à  la  condition  d'avoir  des  professeurs.  Ce  ne  sont  pas  les  grandes 
institutions  qui  nous  manquent;  nos  facultés  sont  nombreuses,  et 
les  établissemens  scientifiques  ne  nous  font  pas  défaut  :  faculté  de 
théologie,  faculté  des  lettres,  faculté  des  sciences  en  Sorbonne,  fa- 
culté de  droit,  faculté  de  médecine,  École  supérieure  de  pharmacie, 
École  pratique  des  hautes  études.  Collège  de  France,  Muséum 
d'histoire  naturelle.  École  de  langues  orientales  vivantes,  École  des 
chartes.  École  des  mines,  École  des  ponts  et  chaussées,  École  de 
médecine  et  de  pharmacie  militaires.  École  polytechnique.  École 
normale  supérieure,  d'où  sortent  les  professeurs  des  enseignemens 
littéraire  et  scientifique.  C'est  complet,  et  il  y  a  là  de  quoi  féconder 
le  cerveau  de  la  France,  afin  qu'il  puisse  agir  sur  le  corps  tout  en- 
tier. Il  est  triste  d'avouer  que,  dans  cette  douloureuse  question  de 
l'instruction  publique,  plus  on  s'élève,  plus  on  est  exposé  aux  dés- 
illusions. L'enseignement  primaire  à  Paris  est  très  bon,  l'enseigne- 
ment secondaire  est  médiocre,  l'enseignement  supérieur  s'engour- 
dit progressivement,  il  paraît  atteint  d'anémie;  il  meurt  de  pauvreté. 
Les  hommes  d'élite  semblent  l'abandonner,  l'argent  lui  manque; 
il  ne  vit  plus  que  d'expédiens. 

Il  a  été  brillant  jadis,  sous  la  restauration,  pendant  les  pre- 
mières années  de  la  dynastie  de  juillet;  il  a  fait  parler  de  lui;  il  a 
réuni  autour  de  ses  chaires  les  intelligences  du  pays  et  les  savans 
étrangers.  Certaines  voix  parties  de  la  Sorbonne,  du  Collège  de 
France,  de  l'École  de  médecine,  ont  éveillé  des  échos  jusqu'au  bout 
du  monde;  quel  vent  mauvais  a  donc  desséché  cette  moisson  su»- 
perbe?  La  politique,  qui  s'est  infiltrée  dans  l'enseignement,  l'a  pé- 
nétré, l'a  vicié  en  son  principe  même,  et  lui  a  enlevé  le  caractère 
d'utilité  générale,  quoique  abstraite,  qu'il  doit  toujours  conserver 
sous  peine  de  s'altérer  et  de  périr.  A  qui  la  faute?  Je  n'hésite  pas  à 
répondre  :  aux  professeurs  qui  de  leur  chaire  ont  absolument  voulu 
faire  une  tribune  au  pied  de  laquelle  les  partis  adverses  se  don- 

TOUB  cm.  —  1873.  gg 


818  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

naient  rendez-vous  pour  applaudir  ou  pour  siffler,  et  bien  souvent, 
—  je  l'ai  vu  jadis,  —  pour  échanger  des  injures  qui  le  lendemain 
amenaient  des  rencontres  meurtrières.  Les  gouvernemens,  qui  après 
tout  sont  dans  leur  droit  de  légitime  défense  en  ne  voulant  pas  se 
laisser  renverser,  ont  réagi  avec  excès  en  sens  contraire.  Bien  des 
hommes  de  haut  mérite,  dont  la  place  était  indiquée,  n'ont  point  été 
appelés  à  l'enseignement  supérieur  parce  que  l'on  se  méfiait  d'eux. 
Tout  individu  suspect,  quelle  que  fut  du  reste  sa  capacité  person- 
nelle, se  vit  éloigné  des  cours.  Les  élèves  ou,  pour  mieux  dire,  les 
auditeurs  ont  regimbé,  et  ils  ont  sifflé  a  ijriori  des  professeurs  de 
la  valeur  de  Sainte-Beuve;  la  jeunesse  ne  voulait  accepter  que  les 
adversaires  du  pouvoir,  et  le  pouvoir  se  refusait  à  les  admettre.  On 
a  pris  un  moyen  terme ,  qui  n'a  satisfait  personne  et  dont  l'en- 
seignement surtout  a  pâti  :  on  a  choisi  des  hommes  neutres ,  ef- 
facés, qui  n'inspiraient  ni  crainte  aux  uns,  ni  enthousiasme  aux 
autres.  L'indifférence  générale  leur  a  répondu.  Le  dernier  effort 
libéral  de  la  part  du  gouvernement  a  été  fait  en  faveur  de  M.  Re- 
nan, qu'il  y  avait  un  certain  courage  à  installer  dans  une  chaire 
du  Collège  de  France.  Une  phrase  anodine  en  elle  -  même ,  mais 
hétérodoxe  en  son  essence,  commentée,  grossie,  amplifiée  outre 
mesure,  souleva  l'exaspération  de  tout  le  parti  religieux.  Le  pro- 
fesseur de  langue  hébraïque  paya  pour  l'auteur  de  la  Vie  de  Jé- 
sus :  il  avait  fait  une  maladresse  inutile ,  on  commit  un  abus  de 
pouvoir  peu  généreux;  personne  n'y  a  gagné,  et  les  auditeurs  stu- 
dieux ont  perdu  un  cours  qui  eût  été  très  remarquable  et  très  inté- 
ressant. 

Pour  éviter  qu'on  ne  leur  imposât  des  professeurs  dont  les  doc- 
trines leur  eussent  été  hostiles,  les  gouvernemens  ont  renoncé  à  la 
voie  des  concours  et  se  sont  réservé  le  droit  de  nommer  péremp- 
toirement aux  chaires  vacantes,  de  sorte  que  les  candidats  à  ces 
hautes  fonctions  de  l'enseignement  ont  plutôt  cherché,  pour  parve- 
nir à  leur  but,  à  se  créer  des  relations  influentes  qu'à  augmenter 
la  somme  de  leur  savoir,  et  cela  n'a  pas  peu  contribué  à  empêcher 
les  hautes  études  de  s'élever  au-dessus  d'une  moyenne  insuffisante. 
Cependant,  si  le  concours  est  mauvais  et  périlleux  pour  l'enseigne- 
ment secondaire ,  qui  avant  tout  doit  façonner  la  masse  des  éco- 
liers, il  est  excellent  lorsqu'il  s'agit  de  déterminer  une  sélection 
parmi  les  chefs  de  l'enseignement  supérieur,  car  il  force  au  travail, 
il  donne  par  la  publicité  du  débat  une  émulation  ti  es  vive,  et  il  ar- 
rive à  ce  résultat  inappréciable  de  faire  surgir  les  individualités  : 
aussi  je  crois  que  l'on  fera  bien  d'y  revenir.  La  Sorbonne,  le  Collège 
de  France,  les  facultés  en  général  sont  affaissées  et  comme  somno- 
lentes ;  le  rétablissement  du  concours  pour  les  chaires  réveillerait 


LES   ÉCOLES   A   PARIS.  819 

bien  du  monde  et  donnerait  un  coup  de  fouet  salutaire  à  plus  d'une 
ambition;  mais  ce  serait  à  cette  condition  expresse,  que  toute  poli- 
tique serait  absolument  bannie  du  cours  sous  peine  d'interdiction 
immédiate,  car  elle  n'a  rien  à  y  faire,  et  ne  peut  qu'y  créer  des  dan- 
gers sans  compensation. 

La  politique  a  eu  également  sur  le  recrutement  des  profes- 
seurs une  influence  prépondérante  ;  la  gloire  de  M.  Cousin  et  de 
M.  Guizot,  la  fortune  parlementaire  de  M.  Royer-Gollard  et  de 
M.  Yillemain,  étaient  faites  pour  tenter  bien  des  hommes  qui,  parce 
qu'ils  ont  eu^  quelques  prix  au  grand  concours  et  qu'ils  ont  passé 
trois  ans  à  l'École  normale,  se  croient  volontiers  aptes  et  destinés  à 
gouverner  le  monde.  Cette  idée  n'a  rien  d'excessif  chez  des  jeunes 
gens  qui  par  les  succès  qu'ils  ont  obtenus  ont  prouvé  une  supériorité 
sérieuse  sur  leurs  condisciples,  et  elle  est  naturelle  en  France,  où, 
tout  en  reconnaissant  qu'il  faut  un  apprentissage  pour  être  maçon 
ou  cordonnier,  on  admet  qu'il  n'est  besoin  d'aucune  éducation  préa- 
lable pour  être  un  homme  politique.  Une  telle  ambition,  qui  n'a  rien 
que  de  légitime,  éloigne  de  la  câ'rrière  pédagogique  ceux  qui  au- 
raient pu  y  rendre  des  services  signalés.  Tout  ce  qui  se  sentait  ou 
se  croyait  une  valeur  quelconque,  tout  ce  qui  se  trouvait  mal  à 
l'aise  dans  les  liens  étroits  de  la  direction  administrative  se  jeta 
dans  le  journalisme,  dans  la  politique  militante,  et  l'enseignement 
ne  garda  que  les  esprits  les  moins  aventureux.  Nous  y  avons  gagné 
des  écrivains  de  talent,  des  polémistes  remarquables,  et  en  lisant 
leurs  œuvres  la  jeunesse  regrette  peut-être  de  n'avoir  pas  été  diri- 
gée par  eux.  Ceux  qui  ont  résisté  aux  tentations  de  cette  sorte 
sont  entrés  dans  la  route  tracée;  ils  s'y  sont  engagés  avec  rési- 
gnation, cherchant  dans  le  culte  des  lettres,  dans  les  joies  intimes 
et  profondes  qu'on  y  trouve,  une  compensation  au  désagréable  mé- 
tier, ingrat  entre  tous  et  mal  rétribué,  qu'ils  sont  obligés  défaire, 
à  moins  que,  pris  de  dégoût  à  leur  tour  pour  une  carrière  qui  a 
toutes  les  décepLions,  ils  n'aient  ouvert  sur  une  place  fréquentée 
une  boutique  où  l'on  débite  des  boîtes  de  croquets,  ornées  d'une 
étiquette  où  l'on  peut  lire  :  X...,  ancien  élève  de  l'École  normale 
supérieure,  section  des  sciences. 

Les  cours  du  Collège  de  France  ne  conduisent  à  rien  celui  qui  les 
écoute.  Entre  qui  veut  ;  il  n'y  a  point  d'inscriptions  préalables,  2t, 
comme  ces  cours  ne  servent  à  l'obtention  d'aucun  diplôme,  ils  sont 
fort  peu  suivis  par  la  jeunesse  studieuse;  les  auditeurs  sont  en  géné- 
ral des  oisifs,  quelques  femmes,  quelques  rares  personnes  ayant 
conservé  le  goût  des  choses  de  l'esprit.  On  y  a  remarqué  un  fait  déjà 
observé  pour  les  bibhothèques  publiques  :  quand  il  fait  mauvais 
temps,  l'auditoire  est  plus  nombreux,  car  les  passans  sont  venus  se 


820  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mettre  à  l'abri.  Il  faut  retenir  ce  personnel  mobile  et  chez  qui  la 
futilité  domine  ;  on  tâche  alors  de  rendre  la  leçon  «  amusante,  »  on 
multiplie  les  anecdotes,  et  ces  cours,  qui  devraient  toujours  se  tenir 
sur  les  hauteurs  voisines  de  l'abstraction,  finissent  par  devenir  ce 
que  les  Anglais  appellent  des  «  lectures  »  et  ressemblent  à  d'agréa- 
bles causeries  dont  un  seul  interlocuteur  tiendrait  le  dé.  11  n'y  a 
pas  à  morigéner  les  professeurs,  ni  à  les  rappeler  à  la  grandeur 
très  réelle  de  leur  mission  :  ils  savent  à  quoi  s'en  tenir  à  cet  égard; 
mais,  pour  ne  pas  voir  leur  amphithéâtre  absolument  désert,  ils  ont 
été  forcés  d'abaisser  successivement  le  degré  de  leur  enseignement, 
afin  de  se  mettre  au  niveau  du  public  qui  les  écoute.  L'étude  des 
sciences  mathématiques  n'attire  qu'un  nombre  d'étudians  bien  res- 
treint, car  elle  n'ouvre  aucune  voie  aboutissant  à  une  carrière  cer- 
taine :  cela  se  comprend;  tous  les  jeunes  gens  qui  se  sentent  des 
aptitudes  spéciales  sont  accaparés  par  l'École  polytechnique. 

Dans  les  facultés  qui  délivrent  des  diplômes  pour  la  licence  et  le 
doctorat,  il  y  a  un  empressement  nécessité  par  les  exigences  mêmes 
de  la  carrière  choisie;  il  est  impossible  de  déterminer  le  nombre 
des  auditeurs  que  mille  circonstances  étrangères  aux  études  font 
incessamment  varier,  mais  on  connaît  le  nombre  des  élèves  inscrits, 
qui  s'est  élevé  en  1868  au  chiffre  de  25  pour  la  théologie,  de  1,A80 
pour  les  sciences,  de  2,566''pour  les  lettres,  de  2,657  pour  le  droit  et 
de  2,928  pour  la  médecine,  ce  qui  donne  un  total  de  9,650  jeunes 
gens  se  destinant  à  passer  des  examens.  —  Si,  pour  enseigner  les 
lettres,  il  n'est  besoin  que  d'une  chaire  et  de  quelques  bancs,  s'il 
suffît,  à  cet  ameublement  rudimentaire,  d'ajouter  un  tableau  noir 
pour  démontrer  des  problèmes  de  mathématiques,  il  n'en  est  plus 
de  même  dès  qu'on  touche  h  ces  grandes  sciences  qui  ont  pour  but 
de  pénétrer,  de  révéler  les  secrets  de  la  nature,  et  qui  chaque  jour, 
aidées  par  la  méthode  expérimentale,  font  des  découvertes  nou- 
velles. La  chimie,  la  physique,  la  physiologie,  l'histoire  naturelle, 
demandent  un  grand  attirail,  et  sous  peine  d'être  réduites  à  l'état 
de  théorie  platonique,  inutile  et  décevante,  doivent  posséder  des 
laboratoires,  des  instrumens,  des  matières  à  expérience,  des  collec- 
tions, en  un  mot  un  outillage  particulier  et  fort  dispendieux.  Quand 
au  commencement  de  ce  siècle  on  a  organisé  à  Paris  la  plupart 
de  ces  instituts  de  haut  enseignement,  l'appareil  de  la  science 
était  fort  modeste;  il  en  est  de  cela  comme  du  rouet  de  nos  grand'- 
mères,  qui  est  devenu  l'énorme  machine  à  filer  que  l'on  sait.  Si 
Lavoisier  revenait  aujourd'hui,  reconnaîtrait-il  dans  la  chimie,  telle 
qu'elle  est  professée  à  cette  heure,  la  science  qu'il  a  fondée  avant 
de  mourir? 

C'est  en  étudiant  l'École  de  médecine  et  le  Muséum  d'histoire 


LES    ÉCOLES    A    PARIS.  821 

naturelle  qu'on  détermine  avec  le  plus  d'évidence  le  mal  dont  souffre 
l'enseignement  supérieur;  on  reconnaît  qu'il  est  non  pas  neutralisé, 
mais  étrangement  amoindri  par  sa  pauvreté  excessive.  Là  où  il 
faudrait  de  vastes  salles,  de  grandes  galeries,  des  laboratoires  spa- 
cieux ,  nous  trouvons  des  chambrettes  sans  jour  et  radicalement 
insuffisantes.  Sauf  le  grand  amphithéâtre,  tout  est  à  reconstruire  à 
l'École  de  médecine;  la  place  est  tellement  mesurée,  qu'on  passe 
des  thèses  et  qu'on  fait  des  cours  dans  le  cabinet  du  doyen.  Entrons 
à  la  bibliothèque  :  elle  est  fort  riche  et  possède  plus  de  /iO,000  vo- 
lumes; mais  elle  ne  les  renferme  pas,  car  on  ne  saurait  où  les  y 
mettre.  Dans  des  chambres  voisines  de  la  salle  de  lecture,  qui  est 
trop  basse  et  où  l'on  n'y  voit  goutte,  on  a  mis  des  casiers  les  uns 
près  des  autres,  laissant  à  peine  entre  eux  un  espace  suffisant  pour 
livrer  passage  au  bibliothécaire.  Il  me  semblait  revoir  les  magasins 
du  mont-de-piété  :  les  volumes  ont  été  fourrés  partout  où  l'on  a  pu 
les  caser;  il  y  en  a  derrière  les  portes,  il  y  en  a  devant  les  fenêtres. 
Ce  n'est  pas  tout,  on  a  été  obligé  de  faire  cinq  dépôts  extérieurs  : 
chez  le  conservateur,  dans  des  greniers,  dans  un  ancien  bûcher. 
Où  placera-t-on  la  partie  de  la  très  intéressante  bibliothèque  du 
docteur  Daremberg  qui  doit  revenir  à  l'école?  On  se  le  demande 
avec  inquiétude,  car  nulle  réponse  raisonnable  n'a  encore  été  for- 
mulée. 

La  chimie  joue  un  rôle  considérable  dans  la  thérapeutique  ac- 
tuelle, elle  est  indispensable  aux  médecins,  et  notre  École  de  mé- 
decine, qui  a  eu  si  grande  réputation  dans  le  monde  savant  il  y 
a  une  quarantaine  d'années,  devrait  être  à  cet  égard  organisée  de 
main  de  maître;  c'était  le  vœu  de  tous  les  intéressés,  des  élèves, 
des  professeurs,  des  ministres.  Pas  de  place,  pas  d'argent!  Au  petit 
laboratoire  où  Orfila  a  distillé  tant  de  poisons,  on  a  annexé  une 
grande  chambre  où  brûlent  les  fourneaux  à  gaz,  où  les  cornues 
sont  suspendues  aux  murailles,  où  les  baguettes  de  verre  brillent 
sur  les  tables.  Cela  est  suffisant  pour  faire  des  expérimentations  à 
huis-clos,  mais  ce  n'est  point  ainsi  qu'il  faut  procéder  dans  l'ensei- 
gnem.ent.  Préparer  une  expérience  dans  le  laboratoire  et  l'apporter 
aux  élèves  comme  preuve  d'une  démonstration  théorique,  c'est  pour 
ainsi  dire  faire  un  tour  de  passe-passe;  les  étudians  doivent  suivre 
toutes  les  phases  de  l'expérience,  et,  s'ils  peuvent  y  mettre  la 
main,  cela  ne  vaudra  que  mieux,  car  on  accordera  que  la  mani- 
pulation chimique  est,  dans  bien  des  cas,  d'une  importance  excep- 
tionnelle. Le  laboratoire  d'une  école  de  médecine  sérieuse  doit  se 
composer  de  trois  parties  parfaitement  distinctes,  quoique  concou- 
rant au  même  but  :  un  laboratoire  pour  les  commençans,  dans  le- 
quel le  professeur  expérimente  en  leur  présence,  —  un  laboratoire 


822  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

pour  les  élèves  plus  avancés,  où  ils  font  eux-mêmes  les  manipula- 
tions, enfin  un  laboratoire  de  recherches  réservé  au  professeur  et  à 
ses  préparateurs,  qui  y  trouvent  le  recueillement  nécessaire  pour 
opérer  les  découvertes  dont  les  nations  s'enrichissent.  Dans  l'état 
actuel  des  choses,  on  montre  bien  plus  le  résultat  de  l'expérience 
que  l'expérience  elle-même  aux  étudians  entassés  dans  un  amphi- 
théâtre dont  le  dernier  gradin  touche  presque  le  plafond.  J'ai  fort 
mal  cherché  le  laboratoire  de  physique  sans  doute,  car  je  ne  l'ai 
point  trouvé.  La  moitié  de  la  collection  très  complète  de  tous  les 
instrumens  de  chirurgie  inventés  en  France  est  dans  des  tiroirs, 
faute  de  place.  On  a  mis  où  on  a  pu  des  pièces  pathologiques,  des 
animaux  empaillés,  quelques-uns  dans  une  sorte  de  musée,  d'autres 
dans  des  couloirs;  j'en  ai  vu  le  long  des  murs  d'un  escalier  de  ser- 
vice. Telle  est  notre  école  théorique  de  médecine,  où  3,000  jeunes 
gens  environ  se  pressent  chaque  jour. 

Quant  à  l'école  pratique,  c'est  un  charnier.  Établie  sur  une  pe- 
tite portion  de  l'ancien  couvent  des  cordeliers,  elle  s'ouvre  sur  la 
rue  de  l'École-de-Médecine  et  s'étend  jusqu'aux  Cliniques,  dont  elle 
est  mitoyenne.  La  chapelle  a  été  utilisée  tant  bien  que  mal,  et  on  y 
a  installé  un  musée  pathologique  extrêmement  intéressant,  mais  où 
les  objets  sont  tellement  entassés  qu'ils  »échappent  forcément  à 
l'observation.  Dans  une  cour  qui  n'est  pas  plus  ample  qu'il  ne  faut, 
ou  a  construit  des  pavillons  destinés  aux  nécropsies  et  aux  dissec- 
tions; sur  les  tables,  les  cadavres  en  décomposition  ou  conservés 
à^raide  d'injections  d'acide  phénique  répandent  une  épouvantable 
odeur  qui  empoisonne  le  quartier,  et  va  souvent  troubler  jusque 
sur  leur  lit  de  souffrance  les  malades  couchés  dans  l'hôpital  voisin. 
Mettre  un  tel  établissement,  particulièrement  insalubre,  dans  une 
rue  très  populeuse,  au  milieu  d'un  groupe  de  maisons  qui  le  do- 
minent et  qu'il  infecte,  c'est  une  idée  tellement  singulière  qu'elle 
est  inexplicable.  Deux  ou  trois  professeurs  ont  là  leurs  laboratoires 
de  physiologie,  dont  l'un  est  situé  au  second  étage  ;  on  peut  se 
figurer  ce  que  c'est  que  le  transport  des  cadavres  et  des  débris 
humains  dans  des  conditions  pareilles.  Ces  inconvéniens  ne  sont 
ignorés  de  personne;  tout  le  monde  sait  qu'un  laboratoire  de  phy- 
siologie doit  être  de  plain-pied  avec  le  sol,  orienté  au  nord,  muni 
de  larges  fenêtres  et  ventilé  à  outrance.  Soit,  mais  lorsqu'on  n'a 
pas  de  place  pour  mettre  une  salle  au  rez-de-chaussée,  on  la  con- 
struit sur  une  autre;  où  la  superficie  fait  défaut,  on  a  recours  à  la 
superposition.  Dans  ces  sortes  d'endroits  où  la  décomposition  ra- 
pide offre  le  double  danger  de  nuire  à  la  santé  publique  et  de 
paralyser  les  études  des  élèves,  il  est  utile  d'obtenir  une  atmosphère 
froide,  maintenue,  autant  que  possible,  à  une  température  inva- 


LES    ÉCOLES    A    PAKIS.  823 

riable.  L'agent  réfrigérant  par  excellence,  c'est  la  glace.  Il  n'est  pas 
un  laboratoire  de  physiologie  d'outre-Rhin  qui  n'ait  une  ou  plu- 
sieurs glacières;  je  ne  vois  rien  de  semblable  à  notre  école  de  mé- 
decine pratique,  et,  quand  même  on  voudrait  y  organiser  une  gla- 
cière, je  cherche  en  vain  où  l'on  pourrait  la  mettre. 

Le  Muséum  d'histoire  naturelle  est  plus  à  plaindre  encore;  il  est 
littéralement  paralysé,  et,  dans  les  conditions  qu'il  est  obligé  de 
subir,  il  ne  végète  même  plus,  il  meurt.  Ici  nous  avons,  pour  nous 
guider,  un  document  officiel  de  la  plus  haute  importance.  C'est  la 
collection  des  Procès-verbaux  de  la  commission  chargée  d'étudier 
l'organisation  du  Muséum  d'histoire  naturelle.  Cette  commission, 
instituée  par  M.  Rouland,  ministre  de  l'instruction  publique,  en 
vertu  d'un  arrêté  du  21  mai  1858,  était  composée  de  personnages 
compétens,  choisis  dans  les  sciences,  dans  le  haut  enseignement 
et  dans  les  grands  corps  de  l'état.  Tout  ce  qui  a  été  constaté  alors 
dans  ces  pages  douloureuses  existe  encore  à  l'heure  qu'il  est;,  il 
est  facile  d'aller  s'en  assurer.  Dans  la  salle  des  pachydermes,  le 
local  est  tellement  humide  qu'en  hiver  il  est  nécessaire  d'éponger 
les  animaux  empaillés  tous  les  matins;  les  madrépores  sont  placés 
dans  un  ancien  couloir,  au  printemps  et  en  automne  l'eau  ruisselle 
sur  les  vitres  des  armoires  qui  les  contiennent;  dans  un  cabinet  si- 
tué sous  les  combles  et  où  l'on  est  forcé  de  remiser  des  réserves  et 
des  parties  de  collection,  il  pleut  en  hiver  et  l'on  suffoque  en  été; 
«  la  conservation  des  objets  est  impossible  dans  un  pareil  milieu.  » 

En  1851,  l'assemblée  nationale,  en  voie  d'économie,  supprime 
35,000  francs  sur  la  subvention  du  Muséum;  l'alcool  coûtait  cette 
année-là  plus  cher  que  d'habitude,  on  ne  peut  en  acheter;  les  col- 
lections en  bocaux  se  perdent,  deviennent  inutiles,  et  ne  servent 
plus  qu'à  encombrer  les  rayons  des  casiers.  La  ménagerie  des  rep- 
tiles est  moins  bien  disposée  que  les  baraques  foraines  où  l'on 
montre  des  serpens  :  tous  les  boas  y  meurent  promptement,  atteints 
par  le  croup,  maladie  qui  paraît  inhérente  au  local  qui  leur  est  af- 
fecté, car  on  ne  la  rencontre  pas  dans  les  établissemens  zoologiques 
de  l'étranger;  l'espace  réservé  aux  animaux  y  est  tellement  res- 
treint qu'ils  ne  peuvent  atteindre  leur  développement  normal.  Par- 
tout il  en  est  ainsi.  «  La  commission,  avant  de  quitter  ces  locaux, 
croit  devoir  en  constater  l'insuflisance  et  le  délabrement.  Les  plan- 
chers et  plafonds  ont  fléchi,  des  infiltrations  pluviales  tachent  et 
détériorent  les  murs.  Les  employés  et  les  collections  sont  égale- 
ment à  l'étroit.  »  Dans  la  salle  de  l'herbier  général,  en  hiver,  la 
toiture  vitrés  laisse  pénétrer  la  neige,  qui  alors  couvre  les  tables  de 
travail;  100,000  espèces  de  plantes  sont  renfermées  dans  2,336  cases; 
il  n'existe  ni  inventaire  ni  catalogue.  La  bibliothèque  a  vu  en  J8ii8 


82â  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

son  budget  de  10,000  francs  réduit  à  7,500  francs;  cette  somme 
misérable  doit  suffire  aux  achats  et  à  la  reliure.  Quant  aux  cul- 
tures, on  jugera  du  travail  surhumain  qu'elles  exigent  :  aux  en- 
virons de  Paris,  un  hectare  maraîcher  occupe  quotidiennement  six 
ouvriers;  le  Muséum  est  tellement  pauvre  que  pour  la  même  éten- 
due de  terrain  il  ne  peut  employer  que  trois  hommes,  payés  de 
2  francs  à  3  francs  par  tête.  Pour  le  service  des  serres,  le  bud- 
get des  achats  est  de  600  francs  par  an;  il  n'est  donc  pas  étonnant 
que  nos  collections  soient  singulièrem.ent  dépassées  par  celles  des 
industriels  qui  font  métier  de  vendre  des  plantes  rares.  Ces  cages 
vitrées,  si  vastes  qu'elles  soient,  ne  sont  pas  assez  élevées;  on  a  été 
forcé  d'élêler  des  palmiers  qui,  avant  d'avoir  atteint  leur  taille  nor- 
male, allaient  défoncer  les  vitrages  supérieurs;  les  fougères  sont 
grillées  par  le  soleil  ou  déformées  par  la  pression  contre  la  toiture. 
Les  appareils  de  chauffage  sont  bons,  «  mais  ces  appareils  qua- 
drangulaires,  placés  au-dessous  du  niveau  du  sol,  en  sont  isolés, 
des  deux  côtés  seulement,  par  une  tranchée  si  étroite,  que  l'on 
conçoit  malaisément  d'abord  comment  un  homme  peut  s'y  intro- 
duire, et  moins  encore  comment  il  peut  s'y  mouvoir.  Le  remanie- 
ment de  ces  réduits  serait  un  acte  d'humanité.  »  Tous  les  professeurs, 
interrogés  les  uns  après  les  autres,  répondent  invariablement  :  ce 
qui  manque  au  Muséum,  c'est  de  la  place  et  de  l'argent;  si  l'on  ne 
vient  sérieusement  à  son  secours,  il  périt. 

Une  nouvelle  commission,  instituée  en  1863,  reproduit  dans  des 
termes  moins  accentués  toutes  les  observations  présentées  dans  le 
rapport  de  1859;  rien  n'était  changé,  rien  n'est  changé.  On  éponge 
encore  les  pachydermes  empaillés;  l'eau  tombe  encore  du  plafond, 
coule  le  long  des  murailles,  suinte  sur  le  plancher.  Cependant  on  a 
acheté  de  l'alcool  :  en  parcourant  les  salles  en  décembre  1872,  j'ai 
vu  qu'on  remplissait  les  bocaux;  mais  les  collections  sont  invisibles, 
tant  les  animaux  sont  pressés  les  uns  contre  les  autres.  Les  rumi- 
nans  sont  littéralement  en  troupeaux,  tassés  comme  des  moutons 
qui  sentent  le  loup;  les  oiseaux,  si  plaisans  à  regarder,  si  intéres- 
sans  à  étudier,  sont  placés  en  retrait  sur  dix  rangs  de  profondeur; 
les  sauriens,  conservés  en  bocaux,  sont  empilés  dans  d'admirables 
armoires  sculptées  qui  jadis  ont  contenu  la  bibliothèque  de  Buffon, 
mais  dont  les  larges  cadres  de  bois  empêchent  de  voir  ce  qu'ils 
renferment.  La  collection  d'anthropologie  toute  récente,  si  curieuse, 
formée  à  grand'peine  par  un  savant  amoureux  des  belles  notions 
qu'il  professe,  est  non  pas  réunie,  mais  dispersée,  dans  une  ving- 
taine de  pièces  situées  à  différens  étages,  dans  trois  corps  de  logis 
distincts;  elle  est  d'hier,  et  déjà  elle  manque  d'espace.  En  somme 
et  d'un  mot,  les  galeries  sont  des  magasins;  il  n'y  a  pas  de  coUec- 


LES    ÉCOLES    A    PARIS.  825 

tions,  il  n'y  a  que  des  entassemens.  Qui  croirait  que  le  Muséum 
d'histoire  naturelle,  ce  grand  établissement  scientifique  que  Buffon, 
Cuvier,  Geoffroy  Saint-Hilaire,  ont  illustré  à  jamais,  qui  plus  que 
tout  autre  doit  se  tenir  au  courant  des  découvertes  nouvelles  et  les 
provoquer,  n'a  qu'une  somme  de  25,000  fr.  inscrite  à  son  budget 
pour  ((  voyageurs  naturalistes?  » 

C'est  assez;  le  lecteur  doit  être  édifié  et  comprendre  que,  si  les 
instituts  de  l'enseignement  supérieur  sont  dans  cet  état,  l'ensei- 
gnement supérieur  lui-même  ne  vaut  guère  mieux.  INe  pas  donner 
aux  professeurs  les  moyens  matériels  de  démonstration ,  ou  livrer 
bataille  sans  être  armé,  c'est  tout  un.  Si  le  laboratoire  de  l'u- 
niversité de  Heidelberg  n'avait  pas  été  convenablement  outillé, 
MM.  Bunsen  et  Kirchhoff  n'auraient  point  découvert  l'analyse  spec- 
trale, à  laquelle  on  doit  déjà  deux  nouveaux  métaux,  et  M.  Helm- 
holtz  n'aurait  pas  pu  faire  les  expériences  qui  déterminent  les  lois 
de  l'acoustique.  —  A  Paris,  je  ne  vois  que  trois  laboratoires  con- 
venables et  munis  d'appareils  sérieux  :  un  pour  la  physique  à  la 
faculté  des  sciences,  deux  pour  la  chimie  à  l'École  normale  supé- 
rieure et  au  Jardin  des  Plantes.  Il  est  question,  et  depuis  très  long- 
temps déjà,  d'agrandir  le  Muséum  d'histoire  naturelle  et  l'École  de 
médecine.  Ces  deux  établissemens  ne  sont  pas  à  modifier,  ils  sont 
à  remplacer.  On  ne  peut  augmenter  l'un  qu'en  faisant  des  construc- 
tions dans  les  jardins,  qui  lui  sont  indispensables;  on  ne  peut  ac- 
croître l'autre  qu'en  le  laissant  dans  un  quartier  d'où  il  devrait 
disparaître,  et  en  lui  donnant  les  terrains  occupés  actuellement  par 
les  Cliniques,  qu'on  reporterait  alors  à  Necker,  à  Saint-Antoine  ou 
à  Saint-Louis.  Il  y  aurait  mieux  à  faire  et  un  parti  radical  à  prendre. 
Il  ne  faut  pas  se  dissimuler  cependant  que  l'heure  est  douloureuse, 
qu'elle  est  mal  choisie  pour  demander  à  la  France  un  grand  sa- 
crifice; mais  le  jour  viendra  où,  rentrés  dans  notre  richesse  nor- 
male, nous  pourrons  nous  tourner  tout  entiers  vers  les  fécondes 
entreprises  de  la  paix.  Il  sera  bon  alors  de  regarder  du  côté  de  ces 
grands  instituts  scientifiques  dont  nous  avons  été  si  fiers,  qui  ont 
été,  qui  doivent  redevenir  notre  honneur  même,  et  peut-être  fe- 
rions-nous bien  de  commettre  la  sage  folie  de  ne  rien  réparer  et 
de  tout  reconstruire.  Ce  n'est  pas  l'emplacement  qui  manquera  :  il 
est  tout  indiqué,  je  l'ai  déjà  signalé;  j'y  insiste  de  nouveau  en  pré- 
vision de  temps  plus  prospères.  L'entrepôt  des  vins  et  liquides 
n'a  plus  de  raison  d'être,  puisqu'il  est  remplacé  par  l'immense  en- 
trepôt créé  à  Bercy;  la  Salpêtrière,  qui  contient  31  hectares,  abrite 
des  folles  que  l'on  peut  bien  transporter  ailleurs ,  et  des  vieilles 
femmes  qui  seraient  beaucoup  mieux  dans  un  hospice  établi  à  la 
campagne.  C'est  là,  sur  l'emplacement  de  l'entrepôt  et  sur  celui  du 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vieil  hôpital,  qu'on  devrait  construire  un  institut  pour  les  sciences 
naturelles  et  physiologiques  qui  n'aurait  point  de  rival  au  monde; 
les  collections,  les  ménageries,  les  serres,  les  cultures  du  Muséum 
trouveraient  enfin  l'espace  qui  leur  manque;  l'École  de  médecine 
pourrait  avoir  l'ampleur  qui  est  nécessaire  à  ses  amphithéâtres,  à 
sa  bibliothèque,  à  ses  musées,  à  ses  pavillons  de  dissection,  à  ses 
laboratoires  de  chimie,  de  physique,  de  pathologie,  même  à  ses  cli- 
niques, qui,  au  lieu  d'être  comme  aujourd'hui  une  sorte  d'infirmerie 
banale,  devraient  réunir,  pour  l'instruction  des  étudians,  tous  les 
cas  curieux  et  particuliers  disséminés  dans  nos  différens  hôpitaux. 
On  créerait  là  facilement  une  sorte  de  cité  scientifique  (1)  où  les 
élèves  trouveraient  tous  les  élémens  qui  rendent  l'enseignement 
fécond  et  le  travail  attrayant.  On  verrait  alors  quel  beau  dévelop- 
pement nous  prendrions,  et  comme  promptement  nous  ressaisirions 
ce  rôle  d'initiateurs,  qui  a  été  le  nôtre  pendant  si  longtemps,  car  ce 
ne  sont  ni  l'esprit  d'invention,  ni  les  hommes,  ni  le  bon  vouloir  qui 
nous  ont  manqué,  ce  sont  tout  simplement  les  ressources  maté- 
rielles. Parfois  on  a  pu  croire  que  nous  allions  enfin  nous  élancer 
sur  cette  voie  où  d'autres  nous  précèdent  aujourd'hui,  mais  nous 
nous  arrêtions  tout  à  coup  sans  cause  apparente.  Il  en  a  été  de  cela 
comme  de  la  reconstruction  de  la  Sorbonne,  qui  avait  été  décidée; 
solennellement  en  1855  on  posa  la  première  pierre,  la  première 
pierre  attend  toujours  la  seconde. 

L'exemple  nous  a  été  donné  par  nos  adversaires  eux-mêmes;  il 
faut  savoir  le  suivre,  et  leur  disputer,  au  grand  bénéfice  de  l'esprit 
humain  ,  une  supériorité  que  nous  saurons  peut-être  leur  ravir.  Le 
5  juin  1868,  M.  Diiruy,  alors  ministre  de  l'instruction  publique, 
chargea  M.  Wurtz,  membre  de  l'Académie  des  Sciences  et  doyen  de 
la  Faculté  de  médecine,  d'aller  étudier  les  établissemens  scientifi- 
ques des  principales  universités  allemandes.  Le  rapport  de  l'émi- 
nent  professeur  fut  publié  en  1870  (2).  Il  nous  montre  ce  que  nous 
avons  à  faire.  Partout  dans  l'Allemagne  du  sud,  comme  dans  l'Al- 
lemagne du  nord,  chez  les  catholiques  et  chez  les  protestans,  il 
trouve  la  science  à  l'œuvre,  poursuivant  les  recherches  dont  le 
champ  est  illimité,  ne  descendant  pas  des  hauteurs  abstraites  où 
elle  doit  toujours  planer,  honorée  par  les  gouvernemens,  qu'elle 
honore,  encouragée  par  eux  et  mise  en  état  de  ne  pas  rester  une 
stérile  spéculation  de  l'esprit.  A  Heidelberg,  à  Munich,  à  Berlin,  à 

(1)  La  valeur  considérable  des  terrains  occupés  par  l'École  de  médecine,  l'École  pra- 
tique et  les  Cliniques,  arriverait  naturellement  en  défalcation  d'une  partie  des  dépenses 
nécessitées  par  les  reconstructions  que  nous  proposons. 

(2)  Les  Hautes  éludes  pratiques  dans  les  universités  allemandes,  par  Adolphe  Wurtz; 
Paris  1870. 


LES   ÉCOLES   A   PARIS.  827 

Leipzig,  à  Bonn,  à  Gœttingue,  à  Vienne,  il  voit  des  laboratoires  de 
chimie,  de  physique,  de  physiologie,  construits  exprès  et  outillés 
sur  les  indications  des  professeurs  eux-mêmes.  Ce  rapport  a  pré- 
cédé la  déclaration  de  guerre;  j'y  lis  cette  phrase,  dont  les  événe- 
mens  allaient  si  douloureusement  consacrer  la  vérité  :  «  il  s'agit 
d'un  intérêt  de  premier  ordre,  car  la  vie  intellectuelle  d'un  peuple 
alimente  les  sources  de  sa  puissance  matérielle,  et  son  rang  est 
marqué  aussi  bien  par  l'ascendant  qu'il  sait  prendre  dans  les  choses 
de  l'esprit  que  par  le  nombre  et  la  valeur  de  ses  défenseurs.  »  Dès 
le  printemps  de  1867,  les  chambres  saxonnes,  après  les  désastres 
qui  avaient  anéanti  l'autonomie  de  leur  pays,  votent  sans  hésiter 
les  sommes  nécessaires  à  la  construction  du  laboratoire  de  Leipzig, 
qui  s'élève  aujourd'hui  sur  une  superficie  de  5,000  mètres  carrés; 
l'Âutriehe  cherche  à  se  relever  de  Sadowa,  et  consacre  5  millions  de 
florins  (12  millions  1/2  de  francs)  à  la  construction  de  ses  instituts 
scientifiques.  De  tels  faits  ne  sont-ils  pas  propres  à  exciter  notre 
émulation?  Nous  n'avons  rien  de  semblable  même  à  ce  que  je  vois 
dans  une  pauvre  petite  ville  de  Poméranie,  située  tristement  sur  les 
bords  de  la  Baltique  :  Greifswald,  qui  n'a  guère  plus  de  10,000  ha- 
bitans,  possède  un  institut  anatomique  et  physiologique,  un  labo- 
ratoire de  chimie,  un  hôpital  académique  ;  ce  n'était  pas  assez,  on 
vient  d'y  organiser  un  institut  pathologique.  Après  avoir  énuméré 
toutes  ces  richesses,  qu'il  envie  et  qu'il  voudrait  trouver  en  France, 
M.  A.  Wurtz  conclut  :  «  C'est  la  science  qui  féconde  aujourd'hui  le 
travail  des  nations.  Ce  sont  donc  des  dépenses  productives  que  ces 
sommes  consacrées  au  perfectionnement  des  études  scientifiques; 
c'est  un  capital  placé  à  gros  intérêt,  et  le  sacrifice,  comparative- 
ment léger,  qu'il  aura  imposé  à  une  génération  vaudra  aux  généra- 
tions suivantes  un  surcroît  de  lumières  et  de  bien-être.  »  Les  gé- 
nérations contemporaines  en  profitent  les  premières,  et  l'on  aurait 
tort  de  croire  que  les  découvertes  abstraites  restent  longtemps  dans 
le  domaine  de  la  science  pure.  Toutes  les  découvertes  qui  ont  en- 
richi notre  commerce  et  développé  notre  industrie  sont  sorties  de 
l'enseignement  supérieur;  c'est  là  un  fait  qu'on  semble  négliger, 
et  qui  est  d'une  extrême  importance.  Les  travaux  des  Dumas,  des 
Chevreul,  des  Pasteur,  Wurtz,  Berthelot,  Sainte-Claire  Deville,  ont 
amené  dans  la  fabrication  des  teintures,  des  vins,  des  bières,  des 
corps  gras,  dans  l'exploitation  des  vers  à  soie,  dans  les  combinai- 
sons métallurgiques,  des  modifications  qui  rapportent  à  la  France 
un  revenu  net  de  plus  de  100  millions.  En  regard  de  ce  chiffre 
énorme,  il  convient  de  remarquer  que  les  chaires  expérimentales 
ont  pour  frais  de  cours  un  crédit  annuel  qui  varie  de  200  à  1,500  fr. 
La  situation  faite  aux  savans  désintéressés  n'est  vraiment  pas  digne 


8*28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d' en-vie  :  on  ne  les  paie  pas,  on  leur  dispute  les  moyens  de  travail, 
et  on  les  invective  volontiers;  dès  qu'ils  ne  commencent  pas  leur 
leçon  par  une  profession  de  foi  orthodoxe,  on  les  traite  de  matéria- 
listes, et  on  les  accuse  d'attaquer  la  morale  chrétienne,  —  comme  si 
la  religion  et  la  science  n'étaient  point  choses  essentiellement  dis- 
tinctes, comme  si  elles  ne  pouvaient  marcher  parallèlement  sans  se 
heurter  dans  des  champs-clos  où  elles  ne  font  que  se  blesser  mu- 
tuellement sans  profit  pour  personne. 

Par  ce  qui  précède,  on  a  pu  juger  de  la  misère  qui  accable  notre 
enseignement  supérieur;  il  est  bon  néanmoins  de  citer  quelques 
chiffres,  car  les  facultés  rendent  au  trésor  une  partie  de  l'argent 
qu'elles  en  reçoivent.  En  effet,  les  rétributions  versées  par  les  étu- 
dians  pour  inscriptions,  examens,  certificats  d'aptitude,  diplômes, 
n'appartiennent  pas  à  l'instruction  publique,  elles  sont  versées  dans 
les  caisses  de  l'état.  J'ai  sous  les  yeux  les  comptes  des  dix  der- 
nières années;  ils  sont  intéressans  à  étudier.  En  admettant  que  le 
budget  moyen  de  l'enseignement  soit  de  h  millions,  et  en  défal- 
quant le  total  des  sommes  reçues  par  les  facultés,  on  trouve  que  la 
France  a  dépensé  pour  cet  objet  : 

En  1863 595,356  fr.  En  1868 80,061  fr. 

En  1864 490,896  fr.  En  1869 171,554  fr. 

En  1865 180,849  fr.  En  1870 891,951  fr. 

En  1860 231,274  fr.  En  1871 1,200,^78  fr. 

En  1867 258,552  fr.  En  1872 86,311  fr. 

Donc  un  peu  plus  de  1,200,000  francs  dans  une  année  exception- 
nelle où  nos  facultés  sont  désertes,  c'est  là  le  maximum;  le  mini- 
mum ne  s'élève  pas  à  81,000  francs.  Cela  est  de  nature  à  nous  faire 
réfléchir.  Le  ministre  de  l'instruction  publique,  visitant  l'École  pra- 
tique de  médecine  le  3  février  186i,  disait  :  «  Il  faut  que  le  budget 
cède  à  la  science,  et  non  la  science  au  budget.  »  Voilà  un  conseil 
auquel  désormais  il  serait  sage  d'obéir.  Faut-il  procéder  par  an- 
nuités, faut-il  au  contraire  avoir  le  courage  de  faire  une  large  dé- 
pense immédiate?  C'est  ce  que  les  pouvoirs  publics  auront  à  dé- 
cider. Qu'ils  sachent  bien  seulement  qu'ils  se  trouvent  en  présence 
d'une  vieille  construction  qui  se  lézarde,  qui  menace  de  s'écrouler, 
qui  ne  tient  plus  qu'à  force  d'étançons,  et  qu'il  est  urgent  de  la 
reprendre  depuis  les  fondations  jusqu'au  faîtage.  Dans  cette  grosse 
question,  j'ai  peur  qu'on  ne  sacrifie  l'enseignement  supérieur  à 
l'enseignement  primaire,  et  qu'on  ne  lâche  la  proie  pour  l'ombre.  II 
en  est  de  l'instruction  comme  des  pluies  fécondantes,  elle  tombe  de 
haut  et  ne  remonte  jamais.  Après  léna,  lorsque  la  Prusse  n'existait 
réellement  plus,  elle  n'alla  pas  chercher  des  maîtres  d'école,  elle  fit 


LES   ÉCOLES   A    PARIS.  829 

venir  Fichte,  et  lorsqu'elle  vit  que  le  grand  philosophe  acceptairt 
la  direction  de  l'enseignement  supérieur,  elle  se  crut  sauvée,  et  elle 
l'était. 

La  solution  du  problème  se  pose  aujourd'hui  devant  la  France 
avec  une  énergie  redoutable.  Tous  ceux  qui  par  fonction  ont  la 
main  à  la  manœuvre  sont  pleins  d'ardeur;  ils  sentent  très  nette- 
ment que  c'est  affaire  de  vie  ou  de  mort,  et  ils  sont  prêts.  Partout 
j'ai  constaté,  à  tous  les  degrés  de  l'échelle,  un  élan  sérieux  et  réflé- 
chi. Ces  hommes  savent  parfaitement  que  notre  pays  va  livrer  sur 
ce  terrain -là  sa  suprême  bataille,  celle  dont  on  sort  réellement 
régénéré  ou  vaincu  pour  toujours  :  ils  ne  doutent  pas  de  la  vic- 
toire; mais  leur  donnera-t-on  les  moyens  de  la  remporter  et  com- 
prendra-t-on,  comme  disent  les  bonnes  gens,  qu'il  faut  se  sai- 
gner aux  quatre  membres?  Ne  retombons  pas  dans  les  fautes  que 
nous  avons  commises,  et  que  nous  expions  si  rudement.  Lorsqu'en 
1867  on  a  discuté  la  loi  militaire  présentée  par  le  maréchal  Niel, 
il  n'a  pas  manqué  d'hommes  très  autorisés  qui  disaient  :  Prenez 
garde,  vous  désorganisez  l'armée  :  telle  qu'elle  est,  elle  suffit  à 
toutes  les  éventualités;  n'y  touchez  pas!  —  On  les  a  écoutés  ;  où 
en  sont  les  petits-fils  des  vainqueurs  d'Iéna  et  d'Auerstaedt?  Si  en 
matière  d'enseignement  l'on  veut  conserver  les  vieilles  méthodes, 
ne  pas  rajeunir  les  matières  d'instruction  et  la  discipline,  ne  pas 
faire  aux  professeurs  une  situation  qui  leur  permette  de  résister 
sans  peine  aux  sollicitations  des  éducations  particulières  ou  de 
l'industrie,  si  nous  ne  rendons  pas  le  ministère  de  l'instruction 
publique  absolument  indépendant  de  la  politique,  si  l'incohérence 
et  l'hésitation  continuent  à  fatiguer  les  élèves  tout  en  paralysant 
les  maîtres,  si  la  France  ne  consent  pas  un  sacrifice  considérable 
en  faveur  de  ce  qui  constitue  en  somme  les  plus  grandes  gloires 
de  l'esprit  humain,  si  nous  ne  rompons  pas  avec  les  habitudes 
prises,  si  nous  n'appelons  pas  l'intelligence  de  tous  au  goût  des 
choses  sérieuses,  si  nous  continuons  à  nous  contenter  de  savoir 
«  un  peu  de  tout,  à  la  française,  »  comme  a  dit  Montaigne,  nous 
courrons  risque  de  nous  endormir  de  nouveau  dans  la  satisfaction 
de  nous-mêmes  et  de  ne  pas  reconquérir  le  rang  que  nous  avaient 
fait  nos  anciennes  destinées. 

Maxime  Du  Camp. 


LA 


CHANSON  DE  FÉRIZADÉ 


SCENES    DE     LA    VIE    TDRQUE    EN    ANATOLIE. 


Des  montagnes  d'Elvar,  17  août  1871. 

Depuis  plusieurs  mois  que  je  parcours  l'Anatolie,  je  n'ai  pas  vi- 
sité de  région  aussi  pittoresque  que  le  canton  de  l'Elvar.  J'y  suis 
arrivé  avant-hier,  et  je  ne  me  lasse  pas  d'admirer  les  forêts  et  les 
montagnes  de  ce  pays  à  peu  près  inconnu  aux  Européens.  C'est  une 
grande  vallée  qui  s'étend  au  sud  des  sources  de  l'Halys,  entre  Sivas 
et  Arabkir.  Plus  verte  que  la  Suisse,  plus  boisée  que  la  Forêt- 
Noire,  elle  est  arrosée,  comme  le  paradis  terrestre,  par  quatre  ri- 
vières. 

Cependant  il  est  survenu,  le  lendemain  même  de  mon  entrée 
dans  la  vallée  d'Elvar,  un  incident  de  mauvais  augure  qui  eût  fait 
rétrograder  un  Romain.  Le  soir,  j'étais  assis  sous  ma  tente,  en 
compagnie  des  notables  du  village  voisin.  Comme  les  voyageurs 
sont  ici  des  journaux  ambulans,  les  gros  bonnets  de  chaque  loca- 
lité ne  manquent  pas  de  venir  leur  demander  les  nouvelles.  Pen- 
dant que  nous  causions  en  prenant  le  café,  nous  fûmes  interrompus 
par  l'arrivée  d'un  étrange  personnage.  C'était  un  homme  jeune  en- 
core, très  sale  et  très  déguenillé.  Il  brandissait  une  hache  à  deux 
tranchans  qui  indiquait  sa  condition  de  derviche,  et  sa  démarche, 
ses  gestes,  ses  discours,  étaient  ceux  d'un  fou;  derviche  et  fou, 
c'est  un  double  titre  au  respect  de  tout  bon  musulman.  II  fallut 
donc  faire  contre  fortune  bon  cœur,  et  laisser  ce  désagréable  per- 


LA   CHANSON   DE    FÉRIZADÉ.  831 

sonnage  s'établir  près  de  nous  sur  des  coussins.  Habitué  de  longue 
date  aux  mœurs  du  pays,  je  faisais  peu  d'attention  à  la  pantomime 
du  derviche,  qui  roulait  ses  gros  yeux  en  hurlant  de  temps  à  autre 
quelques  formules  religieuses;  mais,  comme  il  s'approchait  de  la 
lumière  placée  sur  un  escabeau  au  milieu  de  la  tente,  je  vis  à  ses 
bras  des  sortes  de  bracelets  noirs  à  plusieurs  anneaux.  C'étaient 
d'affreux  petits  serpens.  Le  dégoût  fut  plus  fort  que  le  respect  des 
bienséances  locales  :  j'ordonnai  à  l'homme  aux  serpens  de  sortir;  il 
ne  répondit  qu'en  fixant  sur  moi  un  regard  moitié  sinistre,  moitié 
railleur.  Perdant  toute  patience,  je  saisis  un  bâton,  et  j'en  menaçai 
le  derviche  en  lui  montrant  la  porte.  Il  se  leva  lentement,  sortit  à 
reculons  sans  détourner  de  moi  son  regard,  et  me  dit  presque  à  voix 
basse  :  —  Infidèle,  fils  d'infidèle,  tu  feras  connaissance  avec  Pehli- 
van-Agha  !  —  Puis  il  disparut. 

Mes  nouveaux  amis  semblaient  consternés  en  me  voyant  malme- 
ner leur  saint.  —  Ah  !  dirent-ils  en  me  quittant,  que  Dieu  te  garde  ! 
Tu  as  offensé  Pehlivan-Agha,  et  il  n'est  pas  bon  d'être  l'ennemi  du 
derviche  fou. 

Malgré  tout,  je  ne  ressentais  guère  d'inquiétude.  Resté  seul,  je 
sortis  pour  respirer  un  moment  l'air  frais  de  la  nuit.  Comme  je  sou- 
levais ma  porte  de  toile,  je  vis  à  l'orient  une  clarté  semblable  à 
cette  étrange  aurore  qu'allume  au  ciel  un  incendie  lointain.  C'était 
tout  simplement  la  lune  qui  se  levait,  mais  quelle  lune  !  la  lune  de 
l'Orient,  épanouie  comme  une  fleur,  radieuse  comme  un  petit  so- 
leil. Au  moment  où  le  bord  inférieur  du  disque  argenté  allait  se 
détacher  de  la  longue  ligne  irrégulière  formée  par  le  faîte  des  mon- 
tagnes, un  son  lointain,  parti  des  profondes  vallées  que  dominait 
le  campement,  s'éleva  dans  l'ombre  et  remplit  l'espace.  Comment 
donner  une  idée  de  cette  note  unique,  pénétrante,  indéfiniment  pro- 
longée? Elle  rappelait  les  plaintes  d'une  harpe  éolienne,  mais  elle 
était  plus  claire,  plus  haute;  elle  semblait  sortir  d'une  poitrine 
d'enfant.  A  ce  prélude  succéda  une  chanson  lente,  mélancolique, 
bizarrement  modulée;  la  mélodie,  presque  aiguë  aux  premières  syl- 
labes du  vers,  descendait  par  des  transitions  insensibles,  et  se  ter- 
minait sur  un  long  point  d'orgue.  Elle  se  maintenait  dans  les  étroites 
limites  du  quart  de  ton,  comme  jadis  la  musique  d'Orphée  et  de 
Sapho.  Quant  aux  paroles,  elles  étaient  si  nettement  prononcées  que 
je  n'en  perdis  pas  une  seule;  c'étaient  celles  d'un  vieil  air  populaire 
dans  toute  l'Anatolie.  Je  me  rappelai  une  chanson  de  mon  en- 
fance : 


Chante,  rossignol,  chante,  si  tu  as  le  cœur  gai  ; 
Mais  moi  je  ne  l'ai  guère,  mon  amant  m'a  quittée! 


832  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

La  complainte  turque  disait  à  peu  près  la  même  chose  : 

Le  printemps  vient,  la  fille  s'en  va  aux  champs; 
Dans  sa  poitrine  chante  un  oiseau  prisonnier. 
Où  es-tu,  mon  amant?  En  Egypte  ou  à  Bagdad? 
J'ai  cueilli  une  azalée  au  lever  du  soleil. 

Peu  à  peu,  la  voix  s'éloigna,  s'affaiblit.  Elle  finit  par  se  confondre 
avec  le  bruit  du  ruisseau  près  duquel  nous  avions  campé.  J'écou- 
tai, immobile,  dans  une  sorte  de  ravissement,  jusqu'à  la  dernière 
note.  Lorsqu'elle  se  fut  éteinte,  un  rossignol,  perché  sur  les  buis- 
sons voisins,  se  mit  à  préluder  à  son  tour.  Pauvre  oiseau  !  tu  per- 
dis bien  ta  peine  :  il  me  semblait  que  tu  chantais  faux.  Mon  ima- 
gination courait  la  campagne  à  la  suite  de  la  chanteuse  de  la 
vallée.  Je  dis  la  chanteuse,  car  une  femme  pouvait  seule  avoir  cette 
merveilleuse  voix... 

Elvar-Kaléci,  19  août. 

Je  n'ai  pas  voulu  quitter  le  canton  sans  voir  le  halé  ou  château 
d'Elvar.  C'est  la  résidence  du  bey  de  la  contrée,  un  vrai  seigneur 
féodal  qui  a  droit  de  haute  et  basse  justice,  et  chez  qui,  dit-on, 
n'osent  guère  s'aventurer  les  publicains  du  sultan.  Il  est  resté 
fidèle  a  toutes  les  vieilles  coutumes;  ces  types-là  deviennent  trop 
rares  pour  qu'on  ne  soit  pas  désireux  de  les  étudier.  C'est  ce  matin 
que  je  suis  entré  dans  la  caverne  du  lion.  J'ai  rendu  visite  au  bey, 
et  il  faut  bien  me  déclarer  enchanté  du  seigneur,  du  château  et  du 
pays  :  j'entrevois  la  vie  turque  sous  un  aspect  que  je  soupçonnais 
à  peine. 

Le  château  s'élève  entre  les  deux  versans  de  la  vallée,  sur  un 
rocher  gigantesque,  isolé  comme  le  Thabor.  Ses  hautes  murailles 
sont  hérissées  de  tours,  de  poivrières,  de  courtines  crénelées.  En 
arrivant  en  vue  de  cette  féodale  forteresse,  on  se  sent  honteux  de 
n'avoir  pas  le  morion  en  tête  et  la  lance  au  poing  comme  un  che- 
valier d'autrefois. 

Je  dressai  ma  tente  au  pied  du  rocher;  puis,  après  avoir  fait 
avertir  le  bey  que  je  désirais  lui  présenter  mes  hommages,  j'esca- 
ladai la  rampe  en  lacets  qui  conduisait  à  la  grande  porte.  On  me  fit 
passer  deux  fossés  à  pont-levis,  deux  voûtes,  et  j'arrivai  à  une 
grande  cour  pleine  de  gens  armés  et  de  villageois;  enfin  j'entrai 
dans  une  salle  également  pleine  de  monde  et  meublée  d'un  large 
divan.  Le  bey  était  assis  dans  l'angle  de  la  chambre  opposé  à  la 
porte. 

C'était  un  beau  vieillard,  maigre,  de  taille  moyenne,  avec  un  long 
nez,  des  yeux  gris  perçans  et  une  barbe  qu'on  aurait  pu  dire  copiée 


LA   CHANSON   DE    FÉRIZADÉ.  833 

sur  celle  de  la  Communion  de  saint  Jérôme.  Il  portait  le  turban  vert 
des  descendans  du  prophète  et  une  vaste  pelisse  fourrée ,  bien  qu'il 
fît  une  chaleur  sénégalienne.  Quand  j'entrai,  Ismaïl-Bey  était  oc- 
cupé à  discuter  un  compte  avec  un  de  ses  tenanciers,  qui  se  tenait 
debout  devant  lui  dans  l'attitude  du  plus  profond  respect.  Il  m'a- 
perçut et  me  salua;  mais  il  ne  se  leva  pas,  et  s'en  excusa  en  allé- 
guant ses  infirmités.  Je  sais  ce  que  vaut  l'excuse;  pour  ces  croyans 
de  la  vieille  roche,  c'est  un  péché  de  quitter  sa  place  à  l'arrivée 
d'un  chrétien.  Sans  me  formaliser  de  ce  scrupule,  je  débitai  le  plus 
beau  compliment  que  je  pusse  tirer  des  cases  de  ma  mémoire.  En 
voyant  un  Franc  parler  un  turc  si  plein  de  mots  arabes,  le  bey  parut 
enchanté.  Il  me  retint  pendant  une  bonne  demi-heure,  quoiqu'il 
fût  interrompu  à  chaque  instant  par  des  gens  qui  venaient  lui  de- 
mander un  ordre  ou  lui  apporter  des  papiers.  J'observais  Ismaïl-Bey 
pendant  les  interruptions  de  notre  dialogue;  chaque  fois  que  ce 
qu'on  lui  disait  paraissait  lai  déplaire,  un  éclair  brillait  dans  ses 
yeux  gris,  et  un  tremblement  de  colère  agitait  tout  son  corps.  Un 
homme  pareil,  habitué  à  un  pouvoir  sans  limite  ni  contrôle,  doit 
être  terrible  lorsqu'il  se  croit  offensé.  Quand  je  pris  congé  de  lui, 
il  me  dit  qu'il  avait  donné  des  ordres  pour  que  l'on  préparât  mon 
appartement  au  château.  Je  répondis  que  ma  tente  était  déjà  dres- 
sée au  pied  du  rocher.  —  Gela  ne  fait  rien,  répliqua-t-il.  —  Comme 
j'insistais,  il  me  prit  la  main,  et,  sans  bouger  de  sa  place,  me  fit 
approcher  de  la  fenêtre  qui  donnait  sur  la  face  orientale  de  l'es- 
carpement; je  pus  voir  que  ses  gens  apportaient  au  kalé  tout  mon 
bagage,  et  qu'ils  travaillaient  à  enlever  la  tente.  —  Je  vous  ai  bien 
annoncé  que  vous  coucheriez  chez  moi  cette  nuit, — dit- il  en  souriant 
dans  sa  barbe.  Me  voilà  donc  établi  à  Elvar  jusqu'à  ce  que  la  ca- 
pricieuse destinée  me  fasse  reprendre  mon  existence  de  voyageur. 

20  août. 

J'ai  pour  logis  un  pavillon  de  pierre  de  taille,  appliqué  contre  le 
rempart  extérieur  du  château.  Au  rez-de-chaussée,  il  y  a  une  grande 
pièce  où  ma  tente  et  mes  bagages  se  reposent  de  leurs  récentes 
fatigues.  Ma  chambre  est  meublée  avec  l'élégante  simplicité  qui 
caractérise  les  habitations  des  Turcs  riches.  L'une  des  fenêtres  do- 
mine le  rempart,  et  m'ouvre  sur  la  campagne  une  splendide  per- 
spective. 

Quand  la  chaleur  du  jour  fut  un  peu  tombée,  j'allai  me  prome- 
ner dans  l'intérieur  du  château.  Elvar-Kaléci  a  une  forte  garnison, 
si  tous  les  gaillards  armés  jusqu'aux  dents  que  je  rencontrais  font 
partie  de  la  milice  seigneuriale.  La  majorité  était  kurde,  mais  cinq 
ou  six  races  différentes  avaient  là  des  représentans.  On  y  voyait  des 

XOUE  ciu.  —  1873.  53 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lazes  trapus,  habillés  de  bure  blanche,  des  Tcherkesses  à  boniiets 
de  fourrures,  des  Turkmen  noirs  comme  des  Arabes,  des  Turcs  de 
la  plaine  en  longs  habits.  Tous  ces  gens- là  étaient  étendus  au  so- 
leil, dans  les  cours  ou  sur  les  remparts,  sans  autre  occupation  que 
celle  de  fumer  leur  pipe  ou  de  regarder  voler  les  mouches.  Les  sé- 
ductions d'une  marmite  de  riz  matin  et  soir  et  des  loisirs  rarement 
interrompus  les  avaient  attirés  et  les  retenaient  dans  le  kalé. 

Le  géomètre  le  plus  habile  ne  pourrait  faire  le  plan  de  cet  entas- 
sement de  constructions  qu'on  appelle  Elvar.  Le  sommet  du  rocher 
étant  fortement  incliné  du  sud  au  nord,  les  bâtimens  grimpent  les 
uns  par-dessus  les  autres,  et  le  premier  étage  de  la  façade  devient 
derrière  la  maison  un  rez-de-chaussée.  Une  vaste  cour  où  se  trouvent 
l'habitation  d'Ismaïl-Bey  et  la  mosquée  est  le  seul  espace  complè- 
tement aplani.  Les  autres  parties  de  l'enceinte  communiquent  entre 
elles  par  des  escaliers  et  des  voûtes,  et  sont  s^^parées  par  des  murs 
crénelés  qui  font  de  ces  bâtisses  autant  de  réduits  que  l'ennemi  de- 
vrait assiéger  un  à  un.  Le  donjon  se  dresse  à  l'extrémité  la  plus 
élevée  delà  plate-forme,  vers  l'orient.  Le  harem  (je  l'ai  su  ensuite) 
se  trouve  tout  à  côté,  au  milieu  d'un  jardin  suspendu  dont  on  voit 
de  loin  les  beaux  arbres;  ce  jardin  domine  une  sorte  d'esplanade 
assez  large  et  d'accès  plus  facile  que  les  autres  points  du  rocher, 
partout  vertical  et  lisse  comme  un  miroir.  Si  étrange  que  cela  puisse 
paraître,  le  style  de  ces  fortifications,  ainsi  que  de  presque  tous  les 
châteaux  d'Anatolie,  est  le  gothique  pur,  celui  des  vieilles  forte- 
resses du  PJiin;  ce  n'est  que  dans  l'ornementation  des  mosquées 
et  des  maisons  d'habitation  que  l'architecture  byzantine  ou  sarra- 
sine  reprend  ses  droits. 

Les  remparts  sont  solides  encore,  et  le  canon  seul  pourrait  les 
ébranler;  mais  où  mettrait-on  les  batteries?  Le  kalé  domine  toute 
la  vallée,  dont  les  versans,  au  nord  et  au  midi,  sont  éloignés 
de  près  d'une  lieue.  Dans  l'embrasure  des  créneaux,  on  voit  de 
vieilles  pièces  semblables  à  la  fameuse  Consulaire  d'Alger,  et  aussi 
des  canons  de  fabrique  anglaise.  Gomment  elles  sont  venues  jas- 
que-là,  c'est  ce  que  je  ne  saurais  dire. 

Je  me  posais  cette  question,  quand  je  m'entendis  appeler.  Je  me 
retournai.  Le  bey  venait  à  moi,  appuyé  sur  le  bras  d'un  personnage 
que  je  n'avais  pas  encore  vu.  C'était  un  homme  de  trente -cinq  ans 
environ,  assez  brun  de  figure,  avec  une  barbe  noire  courte  et 
épaisse.  11  portait  l'habit  des  mollahs.  On  l'appelle  Kiemali-Effendi, 
et  il  exerce  près  du  bey  les  doubles  fonctions  de  chapelain  et  de 
conseiller.  Je  suppose  qu'il  est  ici  surtout  pour  chauffer  à  blanc  le 
fanatisme  de  son  maître.  Il  a  l'air  très  intelligent  et  très  fin;  je  le 
soupçonne  d'appartenir  à  cette  classe  peu  nombreuse  de  musulmans 


LA   CHANSON   DE    FÉRIZADÉ.  835 

qui  comptent  sur  l'aide  de  Dieu,  et  plus  encore  sur  celle  de  leur  cer- 
veau et  de  leurs  deux  bras.  Beau  parleur,  quoique  discret,  on  voit 
qu'il  représente  dans  le  kalé  la  science  et  les  beaux-arts. 

Ismaïi-Bey  me  dit,  en  m' abordant,  qu'il  avait  une  grâce  à  me 
demander.  Sans  me  faire  savoir  de  quoi  il  s'agissait,  il  me  condui- 
sit, en  traversant  tout  le  château,  jusqu'au  pied  du  donjon.  Il  fal- 
lut gravir  l'escalier,  ce  qui  n'était  pas  facile  pour  le  maître  du  lo- 
gis. Au  sixième  palier,  nous  nous  trouvions  dans  une  grande 
chambre  absolument  nue.  Ce  ne  fut  qu'au  bout  de  quelques  se- 
condes que  j'aperçus  dans  la  demi-obscurité,  le  long  d'une  mu- 
raille, le  plus  formidable  appareil  de  roues  dentées,  de  poids  et  de 
chaînes  que  j'aie  vu  de  ma  vie.  Je  me  crus  d'abord  en  présence 
d'un  insti'ument  de  torture  des  anciens  âges;  ce  n'est  qu'après  un 
examen  attentif  que  je  reconnus  le  mécanisme  intérieur  d'une  hor- 
loge. Quel  intérêt  avait  Ismaïl-Bey  à  m'amener  devant  cette  relique 
d'un  passé  lointain  ?  Il  la  contemplait  en  silence  avec  un  air  d'admira- 
tion et  de  regret.  Du  même  ton  qu'il  aurait  pris  pour  me  demander 
de  guérir  son  fils,  il  déclara  qu'il  comptait  sur  moi  pour  faire  mar- 
cher son  horloge.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  rire,  en  l'assurant  que 
j'étais  absolument  étranger  à  la  science  de  l'horlogerie. 

—  Essaie  toujours!  répliqua-t-il. 

Que  répondre?  Pour  un  Turc,  le  corps  humain  et  une  pendule 
sont  deux  machines  également  mystérieuses  que  les  Francs  seuls 
savent  remettre  en  état;  leur  dire  qu'on  n'est  ni  horloger  ni  méde- 
cin, c'est  perdre  son  temps.  D'ailleurs  je  voyais  que  le  bey  tenait 
énormément  à  son  horloge.  Les  Orientaux  sont  de  grands  enfans  à 
qui  une  boîte  à  musique  et  une  montre  à  répétition  semblent  les 
prodiges  du  génie  humain,  ce  qui  ne  les  empêche  pas  d'être  pleins 
de  bon  sens  sous  d'autres  rapports.  —  Après  tout,  pensai-je,  si 
j'examine  avec  soin  cette  ferraille,  j'arriverai  peut-être  à  en  com- 
prendre le  mécanisme  et  à  deviner  ce  qui  l'a  détraqué.  —  Il  ne  faisait 
pas  très  clair  dans  la  chambre,  mais  avec  de  la  bonne  volonté  une 
inspection  sommaire  de  l'horloge  était  possible.  Je  mettais  la  main 
sur  l'une  des  chaînes  qui  supportaient  les  poids,  quand  tout  à  coup 
j'entendis  une  voix,  celle-là  même  qui  m'avait  si  fort  troublé  l'a- 
vant-veiile  de  mon  arrivée  à  Elvar  : 

Le  printemps  vient,  la  fille  s'en  va  aux  champs , 
Dans  sa  poitrine  chante  un  oiseau  prisonnier... 

La  voix  venait  du  pied  de  la  tour,  là  où  j'avais  vu  déjà  les  om- 
brages du  harem.  La  surprise  me  fit  faire  un  mouvement  brusque, 
et  je  tirai  assez  fortement  la  chaîne  que  je  tenais  en  main.  0  sur- 
prise !  il  se  fit  dans  tout  Tappareil  un  travail  inexplicable,  accom- 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pagné  d'un  bruit  de  tourne-broche;  puis  on  entendit  comme  un 
tic-tac  de  moulin.  L'horloge  marchait!  Tous  les  assistans  poussè- 
rent un  machallali  d'admiration.  Le  mouvement  s'arrêta  derechef 
au  bout  d'une  minute;  n'importe,  on  avait  vu  qu'il  me  suffisait  de 
toucher  la  machine  pour  la  faire  revivre. 

Quand  le  tapage  eut  un  peu  diminué,  quelques  stances  de  la 
chanson  parvinrent  encore  à  mon  oreille.  J'aurais  bien  voulu  ren- 
voyer tout  le  monde  et  chercher,  une  fois  seul,  le  moyen  d'aperce- 
voir la  chanteuse;  mais  la  nuit  allait  venir.  Je  redescendis  avec  le 
bey  en  promettant  de  faire  tout  mon  possible  pour  réveiller  sa  ma- 
chine endormie.  Comme  j'ai  maintenant  une  occasion  de  passer 
chaque  matin  plusieurs  heures  dans  le  donjon,  il  serait  bien  éton- 
nant que  je  ne  découvrisse  pas  quelque  chose  de  ma  princesse  in- 
connue. 

Ismaïl-Bey  rentra  chez  lui;  j'invitai  le  mollah  à  venir  prendre  le 
café  dans  mon  appartement.  Comme  nous  fumions  nos  pipes,  Kie- 
mali-Effendi  sortit  quelque  peu  de  sa  réserve,  et  sembla  disposé  à 
parler  plus  librement.  Je  sus  de  lui  que  le  château  passait  déjà 
pour  très  vieux  quand  les  Turcs  seldjoucides  l'enlevèrent  aux 
Bomns  ou  Grecs  du  bas-empire.  Le  premier  seigneur  musulman 
d'EIvar  fut  un  certain  Baïazid-Agha,  qui  pendant  les  croisades 
donna  l'hospitalité  à  un  roi  français  fugitif  dont  je  ne  puis  recon- 
naître le  nom,  grâce  à  la  manière  dont  le  mollah  le  prononce;  il 
s'agit  sans  doute  de  Léon  de  Lusignan,  roi  d'Arménie.  Quant  à 
Ismaïl-Bey,  il  est  resté,  comme  ses  prédécesseurs,  souverain  in- 
contesté de  tout  le  canton.  On  n'a  sans  doute  pas  osé  s'attaquer  à 
lui  lors  de  la  célèbre  expédition  de  Réchid-Pacha  contre  les  Kurdes, 
car  il  ne  semble  pas  qu'un  bataillon  régulier  ait  jamais  pénétré 
dans  la  vallée. 

Je  demandai  à  Kiemali-Effendi  si  le  bey  avait  des  enfans.  —  Il 
n'a  qu'une  fille,  me  répondit-il.  —  Je  finis  par  apprendre  que 
cette  fille  s'appelait  Férizadé,  qu'elle  avait  quatorze  ans,  qu'elle 
était,  il  y  a  quatre  jours,  revenue  au  château  après  un  petit  voyage 
chez  une  de  ses  parentes.  Tout  cela  excite  ma  curiosité.  La  chan- 
teuse de  la  vallée  doit  être  Férizadé. 

22  août. 

Hier  matin,  je  suis  sorti  à  cheval,  accompagné  de  mon  cavas  Te- 
rnir. Un  cavas  est  tout  à  la  fois  gendarme  et  courrier;  il  escorte 
les  voyageurs,  leur  fait  préparer  un  gîte  et  les  défend  au  besoin. 
Il  s'acquitte  généralement  assez  mal  de  cette  dernière  partie  de  sa 
tâche.  Témir  est,  par  exception,  un  très  brave  homme  et  un  homme 
très  brave,  com.me  j'ai  pu  m'en  assurer  en  plusieurs  circonstances. 


LA   CHANSON   DE    FERIZADE, 


837 


Je  l'ai  rencontré,  il  y  a  deux  mois,  dans  les  montagnes  de  Trébi- 
zonde.  Je  l'ai  tiré  de  la  misère,  je  lui  ai  donné  de  belles  armes  et 
de  beaux  habits;  maintenant  je  crois  pouvoir  compter  sans  réserve 
sur  son  dévoûment.  Pendant  la  promenade,  il  m'a  raconté  que  le 
bey  a  perdu  sa  femme  et  ne  l'a  pas  remplacée;  il  ne  peut  se  dé- 
cider à  se  séparer  de  sa  fille  unique  :  aussi  rebute-t-il  tous  les  pré- 
tendans.  Témir  a  entendu  dire  qu'elle  est  belle  comme  le  jour. 

De  cette  région  de  la  vallée  où  j'étais  alors,  j'apercevais  les 
grands  arbres  du  harem,  dont  la  verdure  dépassait  les  créneaux  du 
rempart.  Le  rocher,  qui  partout  ailleurs  est  inaccessible,  descend 
là  vers  la  plaine  en  pente  assez  douce;  il  est  couvert  d'une  épaisse 
végétation  de  buissons  et  d'arbustes.  A.  mi-côte,  on  voit  une  petite 
bâtisse  blanche  semblable  aux  ouali  ou  chapelles  qu'on  édifie  sur 
les  tombeaux  des  saints  musulmans.  J'avais  donc  désormais  deux 
points  de  vue  sur  le  harem;  de  la  plaine,  j'en  découvrais  les  murs, 
et  de  la  tour  de  l'horloge  j'espérais  bien  en  contempler  l'intérieur. 

Aussi  c'est  dans  le  donjon  que  j'ai  passé  toute  la  matinée  d'au- 
jourd'hui. Je  n'ai  pu  m'empêcher  de  rire  en  passant  devant  les 
rouages  infortunés  confiés  à  ma  science.  Pour  le  moment,  je  les 
négligeai;  un  autre  souci  me  préoccupait.  Je  cherchais  un  moyen  de 
monter  jusqu'au  sommet  de  la  tour.  Je  finis  par  découvrir  au  pla- 
fond de  la  chambre  une  sorte  de  trappe  qui  devait  m'y  conduire. 
J'allai  chercher  une  échelle,  et,  quelques  minutes  plus  tard,  j'étais 
sur  la  plate-forme.  De  là  je  pus  voir  dans  tous  ses  détails  le  petit 
jardin.  C'était  une  jolie  pelouse,  avec  une  fontaine  de  marbre  au 
centre,  et  des  massifs  d'arbres  touffus  tout  autour.  Une  muraille 
blanche  apparaissait  à  gauche  à  travers  la  verdure;  ce  devait  être 
le  harem.  Le  donjon  et  le  rempart  habillé  de  lierre  protégeaient 
contre  les  vents  du  nord  cette  oasis  de  verdure,  créée  au  sommet  du 
rocher  par  le  caprice  de  l'un  des  prédécesseurs  de  mon  hôte.  Je 
restai  là  près  d'une  demi-heure  sans  voir  une  âme  vivante  dans  le 
jardin,  et  je  me  retirai  passablement  désenchanté. 

27  août. 

J'ai  passé  quelques  matinées  dans  le  donjon.  Celle  de  mes  entre- 
prises qui  me  tient  le  moins  à  cœur  est  seule  en  bonne  voie;  l'hor- 
loge n'est  guère  que  rouillée,  et  il  sulTira  de  rattacher  une  chaîne 
brisée  pour  remettre  tout  en  état  après  un  consciencieux  nettoyage. 
Si  je  le  voulais,  en  deux  jours  j'aurais  fini  ma  besogne;  mais  je 
compte,  pour  cent  bonnes  raisons,  la  faire  durer  le  plus  possible. 

Quelquefois  je  mange  chez  le  bey,  plus  souvent  chez  moi.  Quand 
je  soulève  le  rideau  qui  sert  de  porte  à  son  salon,  je  le  trouve  tou- 
jours affairé;  mais  en  me  voyant  venir  il  congédie  tout  le  monde. 


838  REVUE    DES  DEUX  MONDES. 

Hospitalier  comme  un  vrai  Turc,  il  prévient  mes  moindres  désirs; 
s'il  ne  parle  pas  beaucoup,  il  veille  attentivement  à  ce  que  je  sois 
traité  comme  lui-même  et  mieux  que  lui-même.  Avec  tout  cela,  il 
n'a  pas  de  moi  une  bien  haute  opinion.  Il  me  traite  paternellement, 
et,  si  ce  que  je  dis  n'est  pas  d'accord  avec  ses  idées,  il  se  contente 
de  sourire  d'un  air  d'indulgence.  En  revanche,  le  mollah  et  moi 
nous  devenons  intimes  :  il  a  vu  le  monde,  c'est  un  dévot  musulman; 
mais  il  remet  au  jugement  dernier  la  punition  de  mes  erreurs.  Il 
m'a  raconté  ses  voyages  à  Damas,  en  Perse,  à  Constantinople;  il  a 
même  poussé  jusqu'à  Venise.  Enfin,  depuis  qu'il  a  découvert  que 
je  ne  suis  pas  du  tout  un  chrétien  fanatique,  il  admet  entre  nous  la 
discussion  religieuse.  Ses  apologies  de  l'islam  sont  très  ingénieuses 
et  vraiment  instructives. 

30  août. 

Ce  matin,  en  revenant  de  la  chasse,  j'ai  visité  le  ouali  que  j'avais 
précédemment  remarqué  à  mi-côte  du  rocher.  Ce  petit  monument 
ne  présentait  à  l'extérieur  rien  de  remarquable,  si  ce  n'est  quelques 
inscriptions  koufiques;  à  l'intérieur,  on  ne  voyait  que  quatre  murs 
nus  et  un  tombeau  surmonté  d'un  turban  de  pierre.  Tout  cela  ne 
m'intéressait  pas  beaucoup  ;  mais  en  sortant  je  jetai  les  yeux  sur 
la  muraille  du  harem  que  j'avais  en  face  de  moi.  Deux  jeunes  filles 
étaient  assises  dans  l'embrasure  d'un  créneau.  L'une  d'elles  était 
une  affreuse  petite  négresse,  l'autre  ne  pou*vait  être  que  Férizadé. 

Caché  dans  l'ombre  du  ouali,  je  la  contemplai  pendant  assez 
longtemps  pour  être  sûr  de  ne  jamais  oublier  un  seul  des  traits  de 
sa  figure,  un  seul  des  détails  de  son  costume.  Toute  mignonne, 
toute  blanche  et  rose,  elle  avait  de  grands  yeux  noirs  d'une  douceur 
ineffable;  son  front,  petit  comme  celui  de  Cléopâtre,  était  à  demi 
caché  sous  un  voile  de  soie  blanche  et  verte,  et  de  longues  tresses 
brunes  tombaient  sur  ses  épaules.  Me  rappelant  les  hyperboles  en- 
thousiastes des  poètes  turcs,  je  comparai  sa  bouche  à  la  rose  amante 
du  rossignol,  sa  poitrine  au  marbre  poli  par  l'eau  courante,  ses 
cheveux  à  des  lacs  d'amour  qui  captivent  les  cœurs. 

Férizadé  était  vêtue  de  cette  étoffe  de  Brousse  qui  est  légère 
comme  une  gaze  de  Cos  et  brillante  comme  la  soie  de  Chine.  Elle 
portait  une  petite  veste  ouverte  sur  la  poitrine  et  de  larges  panta- 
lons iîottans;  une  écharpe  verte  à  étoiles  d'argent  s'enroulait  autour 
de  sa  taille.  On  l'aurait  crue  habillée  d'un  nuage.  La  négresse  pa- 
raissait être  du  même  âge  que  Férizadé.  Elle  avait  le  nez  plat  et  les 
larges  oreilles  des  Nubiennes;  toutes  les  couleurs  de  l'arc-en-ciel 
s'étalaient  sur  son  costume.  Une  cascade  de  perles  de  verre  jaune 
tombait  sur  sa  poitrine  noire  presque  entièrement  découverte.  Elle 


LA    CHANSON   DE    FÉRIZADÉ.  839 

avait  l'air  de  ces  naines  de  cour  qui  portent  la  queue  des  reines  du 
Catiiay  dans  les  romans  de  chevalerie. 

Toutes  deux  caquetaient  comme  de  petites  cailles.  La  négresse 
était  accroupie  un  peu  en  arrière  de  Férizadé;  celle-ci,  assise  dans 
l'embrasure,  s'appuyait  sur  le  merlon  du  créneau.  La  clématite  et 
l'aubépine  qui  montaient  le  long  du  rempart  l'entouraient  de  leur 
verdure  étoilée  de  fleurs  blanches.  D'une  main,  elle  écartait  les 
branches  qui  venaient  effleurer  son  front;  de  l'autre,  elle  émiettait 
du  pain  à  des  colombes  qui  sortaient  d'un  pigeonnier  bâti  dans  le 
jardin  même.  C'étaient  de  jolis  oiseaux  au  plumage  argenté  avec  un 
collier  gris-perle;  ils  voletaient  autour  des  deux  enfans,  se  pen- 
chaient sur  leurs  têtes,  sur  leurs  épaules,  sur  leurs  bras.  J'enten- 
dais quelques  mots  de  la  conversation  ;  elle  n'était  pas  compro- 
mettante :  il  s'agissait  de  la  beauté  et  des  mérites  respectifs  de 
chacune  des  colombes. 

Je  me  suis  rappelé  ensuite  que,  tout  en  contemplant  cette  églogue, 
j'entendais,  sans  l'écouter,  une  sorte  de  musique  bizarre  qui  partait 
d'un  buisson  voisin,  un  peu  en  arrière  de  moi,  du  côté  opposé  au 
donjon.  Peu  à  peu,  les  sons  devinrent  plus  forts  et  plus  prolongés. 
C'était  le  sifflement  doux  et  rhythmé  des  charmeurs  de  serpens.  Au 
même  moment,  les  colombes,  qui  s'étaient  posées  au  pied  de  la  mu- 
raille pour  ramasser  les  miettes  de  pain  tombées  des  mains  de  Fé- 
rizadé, donnèrent  quelques  signes  d'inquiétude;  bientôt  elles  s'en- 
volèrent et  se  réfugièrent  dans  le  pigeonnier.  Une  seule  restait 
posée  sur  le  gazon;  c'était  sans  doute  la  favorite  de  sa  maîtresse, 
car  elle  portait  autour  du  cou  un  large  fil  de  soie  rouge.  Tout  à 
coup  Férizadé,  que  je  ne  quittais  pas  des  yeux,  devint  très  pâle  et 
montra  avec  une  terreur  muette  à  sa  compagne  la  colombe  au  fil 
rouge.  Je  regardai  à  mon  tour  dans  la  même  direction  :  à  dix  pas 
de  l'oiseau,  un  petit  serpent  était  enroulé  sur  lui-même;  sa  tête 
seule  se  dressait  et  se  balançait  en  mesure  suivant  les  cadences  du 
sifflement  qu'on  entendait  dans  le  buisson.  C'était  la  vipère  du  pays, 
autrement  dite  l'aspic,  une  vilaine  bête  à  tête  plate,  à  queue 
mousse,  dont  la  morsure  passe  pour  mortelle.  Le  pauvre  oiseau 
fasciné  s'approchait  peu  à  peu  et  venait  s'offrir  de  lui-même  à  la 
dent  de  son  ennemi.  Quand  même  l'innocente  colombe  n'eût  pas 
appartenu  à  Férizadé,  je  n'aurais  pas  perdu  une  si  belle  occasion 
d'exterminer  le  reptile.  Mon  fusil  était  chargé,  je  tirai,  et  les  tron- 
çons de  ce  qui  avait  été  un  aspic  sautèrent  à  trois  pieds  en  l'air. 
La  colombe,  délivrée  du  charme  qui  l'enchaînait,  regagna  le  pi- 
geonnier. 

La  fumée  de  mon  coup  de  fusil  n'était  pas  encore  dissipée  qu'un 
homme  bondit  hors  du  huisson.  Je  reconnus  Pelilivan-Agha  et  me 


ShO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mis  sur  la  défensive.  Il  s'arrêta  une  seconde  devant  les  restes  ina- 
nimés de  ma  victime,  et  me  lança  un  regard  où  il  y  avait  plus  de 
venin  que  dans  tout  un  nid  de  vipères.  En  même  temps,  il  leva 
deux  doigts  de  sa  main  droite,  et  disparut.  C'était  une  façon  de  me 
dire  qu'il  a  deux  comptes  à  régler  avec  moi. 

Férizadé  avait  pu  assister,  du  haut  de  son  créneau,  à  l'exécution 
de  la  vipère  et  à  l'apparition  du  derviche.  Je  fis  quelques  pas  pour 
me  rapprocher  d'elle;  elle  s'enfuit  aussitôt  en  m'adressant  un  sou- 
rire que  j'interprétai  comme  un  remercîment.  Je  restai  longtemps 
debout  près  de  la  porte  du  ouali,  les  yeux  fixés  sur  la  place  qu'elle 
venait  de  quitter.  Enfin,  comme  la  nuit  approchait,  je  remis  mon 
fusil  sur  mon  épaule,  et,  tout  rêveur,  je  rentrai  chez  moi. 

3  septembre. 

Depuis  que  j'ai  entrevu  Férizadé,  je  ne  puis  me  décider  à  par- 
tir. Je  passe  mon  temps  à  ma  fenêtre,  évoquant,  au  milieu  de  la 
fumée  de  mon  narghilé,  l'image  de  ma  belle  chanteuse.  Quand 
je  reviens  de  la  chasse,  je  m'assieds,  en  vue  du  château,  au  pre- 
mier endroit  ombragé,  et  je  contemple  de  loin,  sur  les  murailles 
grises,  cette  petite  tache  verte  qui  est  le  jardin  de  Férizadé. 

Je  ne  crois  pas  qu'elle  ait  parlé  à  son  père  de  notre  rencontre, 
car  alors  il  faudrait  avouer  qu'elle  s'est  montrée  à  visage  décou- 
vert, et  cette  révélation  serait  grosse  d'orages.  D'ailleurs,  pendant 
toute  cette  semaine,  le  bey  n'a  pas  dû  passer  longtemps  dans  son 
harem.  Je  suppose  qu'il  a  des  démêlés  avec  Gonstantinople.  L'autre 
jour,  il  a  reçu  la  visite  d'un  individu  vêtu  à  la  mode  de  la  réforme 
et  étranger  au  pays;  ce  doit  être  un  agent  de  la  Porte.  Depuis  lors, 
mon  hôte  est  d'assez  mauvaise  humeur  et  difficilement  accessible. 

9  septembre. 

Pour  la  première  fois  depuis  plusieurs  jours,  je  suis  entré  hier 
dans  le  ouali,  en  revenant  de  la  chasse.  J'ai  été  étonné  de  voir  une 
des  pierres  du  dallage  levée  et  appuyée  contre  la  muraille.  Je  me  suis 
approché  de  l'ouverture  béante;  c'était  un  trou  carré,  profond  de 
six  pieds,  au-delà  duquel  s'étendait  un  étroit  corridor.  Curieux  de 
voir  où  aboutissait  ce  passage,  je  m'y  suis  engagé,  et  je  suis  ar- 
rivé un  peu  plus  loin  à  une  galerie  perpendiculaire  au  couloir.  Je 
ne  pouvais  songer  à  l'explorer,  n'ayant  pas  de  flambeau.  Comme 
je  revenais  sur  mes  pas,  un  homme  sauta  au  fond  du  petit  puits 
qui  donnait  accès  dans  le  corridor;  c'était  encore  le  charmeur 
de  serpens,  mais  j'eus  à  peine  le  temps  de  le  voir.  En  moins 
d'une  seconde,  une  lourde  porte  de  pierre  retombait  sur  le  sol  et 


LA    CHANSON    DE   FÉRIZADÉ.  SÛl 

fermait  le  passage,  me  laissant  plongé  dans  une  complète  obscurité. 

Je  fis  d'inutiles  efforts  pour  soulever  l'énorme  monolithe;  il  était 
engagé  dans  de  profondes  rainures  que  je  n'avais  pas  tout  d'abord 
remarquées.  Le  derviche  s'était  vengé;  j'étais  enterré  vivant.  Pen- 
dant une  heure,  je  restai  comme  anéanti.  Cependant  je  finis  par 
retrouver  quelque  énergie,  et  je  me  demandai  s'il  restait  quelque 
espoir  de  salut;  ce  n'était  pas  probable,  car  le  derviche  avait  dû 
bien  prendre  ses  mesures.  Il  fallait  avant  tout  savoir  où  je  me  trou- 
vais. Ce  souterrain  était-il  une  carrière,  une  cave,  une  crypte  fu- 
néraire? Heureusement  j'avais  sur  moi  quelques  allumettes.  J'arra- 
chai de  mon  portefeuille  des  lambeaux  de  papier,  je  les  tordis  et 
j'y  mis  le  feu.  Éclairé  par  la  lueur  de  ces  torches  improvisées,  je 
revins  à  la  galerie  :  elle  s'étendait  au  loin  en  ligne  droite;  taillée 
dans  le  roc  vif,  elle  s'élevait  en  pente  douce.  Je  compris  que  j'étais 
dans  le  souterrain  qui  faisait  communiquer  le  kalé  avec  l'extérieur; 
toutes  les  forteresses  que  j'avais  visitées  en  Anatolie  sont  pourvues 
d'une  issue  analogue,  dont  l'utilité  en  cas  de  siège  est  facile  à  com- 
prendre. 

Je  continuai  rapidement  ma  course  en  ménageant  avec  un  soin 
jaloux  mes  flambeaux  de  papier.  Je  parvins  à  une  haute  et  large 
salle  taillée  également  dans  le  rocher.  Elle  présentait  un  aspect  au- 
quel j'étais  loin  de  m'attendre  :  sur  des  râteliers  étaient  disposés 
en  bon  ordre  plusieurs  centaines  de  fusils  européens.  Au  milieu  de 
la  salle,  on  voyait  une  douzaine  de  canons  sur  leurs  affûts.  Des  ba- 
rils d'armes  et  de  munitions  complétaient  cet  arsenal,  qui  devait 
communiquer  avec  le  château;  mais  je  ne  pouvais  trouver  le  pas- 
sage, et  presque  toutes  mes  feuilles  de  papier  étaient  consumées. 
J'explorai  vainement  la  salle.  Des  niches  latérales  s'ouvraient  sur 
chacune  de  ses  faces,  comme  les  chapelles  d'une  église.  Des  dieux 
de  pierre  renversés  de  leur  piédestal  et  couchés  dans  la  poussière, 
des  bas-reliefs  mutilés,  montraient  que  cette  crypte  avait  jadis  été 
le  sanctuaire  d'une  religion  oubliée.  Épuisé,  découragé,  je  m'assis 
sur  un  tronçon  de  colonne,  et  je  fis  là  pendant  plusieurs  minutes 
les  plus  tristes  réflexions. 

Je  crus  rêver  en  entendant  un  bruit  lointain  de  pas  et  de  voix. 
Cependant  les  voix  se  rapprochèrent,  les  pas  résonnèrent  plus  dis- 
tinctement sous  les  voûtes;  mon  premier  mouvement  fut  de  m'é- 
lancer  au-devant  de  ces  sauveurs  inespérés;  je  réfléchis  ensuite  qu'il 
valait  mieux  savoir  d'abord  à  qui  j'aurais  affaire;  je  me  retirai  au 
fond  de  la  niche,  et  j'attendis.  A  l'autre  extrémité  de  la  salle,  une 
grande  baie  que  j'avais  à  peine  aperçue  s'empourpra  d'une  vive 
lueur;  je  vis  apparaître  le  bey  et  le  mollah,  armés  l'un  et  l'autre 
de  torches  de  résine.  Deux  nègres  muets,  esclaves  du  harem,  les 


8h2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suivaient;  ils  portaient  une  de  ces  caisses  de  métal  dans  lesquelles 
on  enferme  la  poudre  à  bord  des  navires.  Ils  la  déposèrent  à  terre, 
prirent  les  torches  des  mains  de  leurs  maîtres  et  allèrent  se  poster 
debout  devant  la  muraille,  pareils  à  ces  esclaves  de  bronze  qui 
éclairent  le  vestibule  des  palais. 

Ismaïl-Bey  promenait  autour  de  la  salle  un  regard  satisfait.  La 
lumière  des  torches  se  reflétait  sur  les  canons  des  fusils,  sur  les 
lames  des  sabres,  sur  le  cuivre  des  pièces  d'artillerie. — Eh  bien! 
dit  le  bey,  as -tu  plus  de  confiance,  mollah?  Crois-tu  toujours  qu'il 
sera  facile  de  rogner  les  ongles  du  vieux  lion? 

—  Je  suis  un  homme  de  paix,  répondit  le  mollah.  Il  ne  me  con- 
vient pas  d'approuver  les  préparatifs  d'une  guerre  entre  musul- 
mans. Le  Livre  interdit  au  frère  d'attaquer  son  fière. 

—  Je  ne  fais  que  me  défendre.  La  Porte  veut  envoyer  à  Elvar 
ses  officiers  ivrognes,  ses  cadis  apostats.  Voilà  dix  siècles  qu'Elvai- 
est  libre  et  prospère.  Je  ne  puis  y  laisser  entrer,  avec  ces  Turcs 
renégats,  la  misère  du  pays  de  Sivas  et  d'Erzeroum. 

—  Ce  n'est  pas  avec  ces  trois  cents  fusils  que  tu  résisteras  aux 
réguliers.  D'ailleurs,  bien  qu'ils  soient  habillés  comme  les  soldats 
infidèles,  ils  sont  envoyés  par  le  sultan,  à  qui  nous  devons  obéir 
comme  au  commandeur  des  croyans  et  au  vicaire  du  prophète. 

—  Mollah,  regarde- moi  en  face  et  réponds.  Il  y  a  bien  long- 
temps, mon  aïeul,  qui  passait  pour  le  descendant  des  califes, 
vint  à  Elvar  avec  les  Seldjoucides,  et  y  apporta  le  sabre  et  le  Livre. 
Il  avait  vingt  mille  sujets,  de  l'or  autant  que  le  roi  Salomon,  sa 
maison  était  l'asile  des  rois.  Sais-tu  bien  où  on  les  aurait  trouvés  à 
cette  époque-là,  les  pères  de  notre  sultan,  qui  siège  à  la  Porte  de 
félicité?  Ils  gardaient  leurs  moutons  entre  le  Djihoun  et  le  Sihoun, 
et  vivaient  dans  la  steppe,  frottés  de  suif,  habillés  de  peaux,  pillant 
les  caravanes  du  Kharizm.  Et,  parce  que  les  descendans  de  ces 
païens  du  Touran  ont  conquis  Constantinople  et  volé  au  Caire  l'é- 
tendard du  prophète,  ils  se  prétendent  mes  seigneurs!  Je  verrais 
mes  paysans  enrôlés  parmi  ces  troupes  qu'instruisent  des  officiers 
francs  !  Je  devrais  laisser,  comme  dans  le  reste  de  la  Turquie,  chré- 
tiens et  juifs  établir  dans  le  pays  leurs  églises,  leurs  fabriques  et 
autres  monumens  de  l'infidélité  !  Toi,  qui  as  fait  les  trois  pèleri- 
nages et  étudié  les  sciences  qui  viennent  de  Dieu,  peux-tu  m' en- 
gager à  me  soumettre,  et  croire  que  le  prophète  ne  combattra  pas 
pour  moi? 

Le  mollah  soupira  sans  répondre.  — As-tu  au  moins,  dit-il  enfin, 
pris  des  précautions  pour  qu'on  ne  soupçonne  pas  dès  à  présent  tes 
projets  de  résistance? 

—  Sois  tranquille,  ceux  qui  ont  transporté  de  Gérasonte  ici  ces 


LA    CHANSON   DE   FÉRIZADÉ.  843 

caisses  d'armes  ne  savaient  même  pas  de  quel  fardeau  ils  s'étaient 
chargés,  et  je  suis  sûr  de  mes  agens. 

—  Es-tu  sûr  aussi  de  Pehlivan-Âgha,  qui  a  mené  par  tes  ordres 
presque  toute  l'affaire? 

—  Le  derviche  est  le  plus  discret  et  le  plus  fidèle  des  espions. 
Ne  m'a-t-il  pas  annoncé  huit  jours  à  l'avance  l'arrivée  du  caïmakam 
que  le  pacha  de  Sivas  m'a  envoyé  l'autre  jour? 

C'est  bien  malgré  moi  que  j'avais  entendu  toute  cette  conver- 
sation. Dès  les  premiers  mots,  j'avais  pénétré  le  secret  de  mon 
hôte;  il  importait  qu'il  ne  me  sût  pas  si  bien  informé.  Au  reste  ne 
valait-il  pas  mieux  pour  lui  que  j'eusse  découvert  le  mystère  de  ses 
projets?  Je  pouvais,  suivant  les  circonstances,  prévenir  quelques- 
uns  des  dangers  auxquels  il  s'exposait,  ou  le  préserver  des  suites 
de  son  imprudence  :  à  un  certain  moment,  les  conseils  d'un  Européen 
lui  seraient  sans  doute  utiles;  mais  nous  n'en  étions  pas  encore  là. 

Le  bey,  Kieraali  et  les  esclaves  se  retiraient.  Je  les  suivis  de  loin 
et  sans  bruit.  J'arrivai  ainsi  à  un  escalier  en  spirale  dont  la  porte 
restait  ouverte,  et  que  je  montai  derrière  eux.  Quand  les  premières 
lueurs  de  jour  et  les  premières  bouffées  d'air  m'avertirent  que  nous 
allions  sortir  du  souterrain ,  je  m'arrêtai.  Ils  continuèrent  leur 
route,  et  bientôt  je  cessai  de  les  entendre.  J'attendis  patiemment 
pendant  un  grand  quart  d'heure,  puis  je  gravis  une  quinzaine  de 
marches,  et  je  me  trouvai  dans  une  petite  chambre  encombrée  d'ou- 
tils de  jardinage.  La  porte  extérieure  entre-bâillée  me  laissait  voir 
un  coin  de  ciel;  comme  le  voyageur  de  la  Divine  Comédie,  je  saluai 
avec  enthousiasme 

Il  dolce  color  d' oriental  zaffiro. 

Je  me  hasardai  à  jeter  un  regard  au  dehors.  Une  pelouse  avec 
une  fontaine,  de  grands  arbres,  des  murailles  couvertes  de  lierre, 
voilà  ce  que  je  vis  d'abord.  La  masse  noire  d'une  haute  tour  domi- 
nait cette  verdoyante  retraite.  J'étais  arrivé  au  jardin  du  harem. 
Si  j'avais  pu  en  douter,  ce  que  j'entendis  m'aurait  convaincu.  C'é- 
taient des  rires,  des  chansons,  les  phrases  rapides  d'une  conver- 
sation de  femmes.  Un  massif  d'arbres  me  cachait  le  groupe  d'où 
partaient  ces  bruits  joyeux;  puis  il  se  fit  une  sorte  de  silence,  et  le 
son  d'une  voix  aimée,  celle  de  Férizadé,  m' alla  droit  au  cœur.  Elle 
lisait  un  récit  dont  je  saisis  ce  passage  caractéristique  : 

« 11  coupa  la  tête  à  Djafer  le  magicien,  prit  sur  son  cheval  la 

fille  du  roi  et  s'enfuit  vers  le  désert.  Au  milieu  du  jour,  ils  vinrent  à  un 
endroit  où  il  y  avait  sept  palmiers.  Kemer-ez-Zamân  déposa  à  terre  la 


8ii4  BEVUE    DES   DEUX  MONDES. 

fille  du  roi  en  disant  ces  vers  :  —  Fille  du  roi,  tes  sourcils  sont  comme 
les  courbures  de  la  lettre  sad,  et  ta  taille  est  comme  la  lettre  élif.  J'ai 
pleuré  quand  je  t'ai  vue  derrière  le  treillage;  maintenant  je  suis  comme 
un  coureur  épuisé  qui  doit  fournir  une  longue  course.  — 11  s'étendit  sur 
le  gazon  près  de  la  fille  du  roi,  et  la  baisa  sur  l'épaule.  Ce  baiser  parut 
à  la  fille  du  roi  beau  comme  l'or  et  précieux  comme  le  bézoar.  Elle  s'é- 
vanouit, et  reprit  ses  sens  en  disant  les  vers  suivans  :  —  Fils  de  Zeïat,  le 
bonheur  est  doux  quand  la  consolation  suit  l'infortune.  Je  serai  ton  futur 
passé,  et  tu  seras  mon  conditionnel...  » 

A  ce  marivaudage  grammatical,  il  était  aisé  de  reconnaître  l'un 
des  contes  imités  des  Mille  et  une  Nuits.  Le  récit  durait  indéfini- 
ment avec  ces  allures  insensées,  aussi  plein  de  calembours  et  d'in- 
compréhensible dialectique  que  dénué  de  tout  sens  raisonnable.  La 
traduction  du  bon  Galland  habille  les  sultanes  à  l'européenne; 
quant  au  texte  authentique,  on  vient  d'en  voir  un  échantillon. 

J'étais  à  demi  mort  de  fatigue  et  de  faim;  par  bonheur,  je  re- 
trouvai dans  ma  carnassière  un  gâteau  de  maïs  dont  je  m'étais 
muni  le  matin  en  partant  pour  la  chasse.  Ma  faim  apaisée,  je  me 
sentis  pris  d'un  invincible  besoin  de  sommeil  devant  lequel  céda  le 
plaisir  même  que  j'éprouvais  à  entendre  Férizadé.  Je  m'étendis 
dans  un  coin  du  vestibule  de  l'escalier,  sur  un  tas  de  feuilles  sèches, 
et  je  m'endormis  profondément;  c'était  peut-être  le  meilleur  parti 
à  prendre,  car  je  ne  pouvais  songer  à  sortir  avant  la  nuit  du  re- 
doutable endroit  où  le  hasard  m'avait  conduit. 

Un  grand  bruit  me  réveilla;  je  ne  pus  d'abord  me  rappeler  en 
quel  lieu  je  me  trouvais.  J'étais  plongé  dans  une  nuit  profonde.  Un 
éclair,  suivi  d'un  coup  de  tonnerre,  me  rendit  à  moi-même.  La 
lueur  bleuâtre  de  la  foudre  m'avait  en  même  temps  montré  mon  lit 
de  feuilles  sèches,  la  porte  entr'ouverte,  les  épais  massifs  du  jar- 
din. Un  orage  éclatait  sur  la  vallée  :  la  pluie  tombait  à  flots,  les 
branches  pliaient  et  se  brisaient  avec  un  bruit  sinistre.  Je  sortis  de 
ma  retraite,  un  second  éclair  me  fit  voir  la  plaine  bouleversée  par 
la  tempête,  les  eaux  du  torrent  coupant  leurs  digues  et  se  répan- 
dant de  tous  côtés.  Cet  horrible  temps  favorisait  ma  fuite;  par  une 
telle  nuit,  on  était  sûr  de  ne  pas  faire  de  rencontre  dangereuse  au- 
tour du  harem.  Je  songeai  donc  à  traverser  le  jardin,  à  gagner  le 
rempart  à  l'endroit  où  j'avais  vu  Férizadé  jouer  avec  ses  colombes, 
et  à  descendre  jusqu'au  fond  du  fossé  plus  qu'à  demi  comblé.  Mal- 
heureusement je  n'avais  ni  corde  ni  échelle;  quant  à  sauter  du  haut 
en  bas  du  mur,  c'eût  été  une  entreprise  insensée  :  les  créneaux 
étaient  à  vingt  pieds  du  sol.  Pendant  que  je  faisais  ces  réflexions, 
j'aperçus  à  travers  les  feuillages  agités  par  le  vent  une  fenêtre 


LA   CHANSON   DE    FÉRIZADÉ.  845 

éclairée.  Je  me  dirigeai  de  ce  côté  :  je  pensais  que,  dans  le  voisinage 
de  l'habitation,  je  trouverais  peut-être  une  corde,  une  échelle  ou 
même  une  simple  perche  qui  faciliterait  ma  descente.  La  chambre 
éclairée  était  sans  doute  le  salon  principal  de  l'appartement  des 
femmes,  car  j'entrevis  par  la  porte  restée  ouverte  de  riches  tentures 
et  une  décoration  plus  élégante  encore  que  dans  les  autres  salles 
du  château.  Une  lampe  de  cuivre  ciselée  en  forme  d'oiseau  répan- 
dait sur  les  objets  environnans  des  clartés  indécises.  La  corde  de 
soie  qui  suspendait  cette  lampe  au  plafond  était  justement  ce  qui 
me  manquait  pour  assurer  ma  fuite.  L'appartement  m'avait  paru 
inhabité,  j'y  entrai  sans  hésitation. 

Au  centre  du  tapis  étendu  sur  le  plancher,  il  y  avait  un  réchaud 
où  brûlaient  des  parfums.  A  travers  le  nuage  odorant  qu'ils  répan- 
daient dans  la  chambre,  je  vis  sur  un  divan  Férizadé  endormie. 
Accablée  par  la  chaleur  de  cette  nuit  d'orage,  elle  avait  rejeté  à  ses 
pieds  sa  couverture  de  soie  à  grandes  fleurs.  Une  gaze  à  paillettes 
dorées,  étendue  sur  son  visage,  la  mettait  à  l'abri  des  piqûres  des 
moustiques;  ses  longues  tresses  s'échappaient  d'un  mouchoir  brodé 
de  perles;  la  respiration  soulevait  à  temps  égaux  sa  poitrine  à  peine 
voilée  par  la  gaze  de  tiftik  transparent.  Un  petit  pied  rose  appa- 
raissait au  bord  du  divan,  sous  les  plis  de  la  couverture. 

Je  venais  de  passer  des  ténèbres  à  la  lumière,  du  tumulte  de  la 
tempête  à  la  scène  la  plus  paisible  qu'on  puisse  rêver.  L'odeur  pé- 
nétrante du  parfum  d'Yémen  m'enivrait,  moins  peut-être  que  le 
spectacle  que  j'avais  sous  les  yeux.  Immobile  près  de  la  porte,  ap- 
puyé sur  mon  fusil,  je  ne  me  rappelais  plus  le  motif  qui  m'avait 
amené  dans  le  pavillon,  et  je  n'avais  qu'une  préoccupation,  regar- 
der. Cependant  au  dehors  la  tempête  redoublait  de  violence.  La  pluie 
fouettait  les  vitres  de  parchemin,  sonores  comme  des  tambours,  et 
le  vent  enlevait  les  tuiles  du  toit.  Il  pénétrait  j  usque  dans  l'appar- 
tement à  travers  la  porte  et  les  fenêtres  mal  closes,  et  agitait  les 
tentures  aux  vives  couleurs.  Un  coup  de  tonnerre,  retentissant,  pro- 
longé, sembla  ébranler  jusque  dans  ses  fondemens  le  rocher  d'Elvar. 
Férizadé  s'éveilla. 

A  me  voir  ainsi  devant  elle,  debout,  armé,  les  vêtemens  en  dés- 
ordre et  trempés  de  pluie,  je  crus  qu'elle  allait  s'épouvanter  et 
appeler  du  secours.  Il  n'en  fut  rien  :  fille  de  prince,  élevée  dans  la 
sécurité  du  harem,  Férizadé  ne  connaissait  pas  le  danger.  Elle  me 
regarda  avec  ses  grands  yeux  noirs,  et,  plus  étonnée  qu'effrayée, 
me  dit  :  —  Que  fais-tu  là? 

Je  racontai  en  quelques  mots  que  je  m'étais  perdu  dans  les  gale- 
ries souterraines,  ^et  que  j'étais  arrivé  au  jardin  sans  savoir  où 
j'allais. 


846  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  J'ai  cru  d'abord,  répondit-elle,  que  tu  étais  venu  à  travers  les 
airs;  les  Francs  sont  des  magiciens  comme  les  gens  de  l'Hindous- 
tan.  Mais  comment  t'en  iras-tu? 

Je  lui  exposai  mes  projets  et  lui  demandai  si  je  pouvais  prendre 
la  corde  qui  suspendait  la  lampe. 

—  Prends-la,  dit-elle,  et  va-t'en  vite! 

Je  décrochai  la  lampe,  je  m'emparai  du  lien  de  soie;  mais,  quand 
il  fallut  partir,  je  ne  pus  m'y  décider.  Je  m'avançai  vers  Férizadé; 
alors,  pour  la  première  fois,  elle  songea  que  sa  figure  n'était  pas 
voilée.  Elle  rougit,  et  se  couvrit  le  visage  avec  la  gaze  qui  lui  ser- 
vait de  moustiquaire.  —  Comment  t'appelles-tu?  —  deraanda-t-elle 
en  même  temps.  Je  lui  dis  mon  nom;  elle  essaya  inutilement  de  le 
prononcer  à  son  tour.  —  Ton  nom,  reprit-elle,  est  celui  d'un  fou 
ou  d'un  homme  bien  brave.  11  faut  être  l'un  ou  l'autre  pour  arriver 
ici  et  pour  paraître  comme  toi  sûr  d'en  sortir!  Si  mes  nègres  s'é- 
veillaient par  hasard,  sais-tu  à  quel  danger  tu  serais  exposé? 

—  On  en  braverait  bien  d'autres,  Férizadé,  pour  entendre  ta  voix 
et  contempler  un  instant  la  flamme  de  tes  yeux  noirs. 

—  0  Franc!  tais-toi.  Vous  êtes  tous  des  têtes  vides,  à  ce  que  dit 
mon  père,  et  tu  me  montres  qu'il  ne  se  trompe  pas.  —  Elle  rougit 
encore,  car  son  voile  était  retombé.  —  Tu  ne  pars  pas?  reprit-elle. 

—  Je  m'en  vais,  si  tu  me  permets  de  revenir  un  jour. 

—  Essaie,  si  tu  veux  :  on  n'entre  pas  ici  deux  fois  de  suite.  Par  où 
passerais-tu? 

—  Je  n'en  sais  rien  encore;  mais,  si  je  ne  trouve  pas  de  route,  je 
m'en  ferai  une,  ajoutai-je  en  vrai  capitan. 

Je  pris  sa  main  et  je  la  baisai.  Elle  fut  étonnée  de  cet  hommage 
si  contraire  aux  coutumes  de  l'Orient.  —  Les  esclaves  seuls,  dit- 
elle,  baisent  la  main  des  femmes.  —  Pour  ne  pas  rester  sous  le 
coup  de  ce  reproche,  je  l'embrassai  sur  les  joues  avant  qu'elle  pût 
se  défendre. 

L'aube  paraissait;  il  fallut  se  hâter.  Férizadé  traversa  la  chambre, 
et  me  suivit  jusqu'à  la  porte.  —  Que  n'es-tu  de  la  religion  des 
croyans  !  répondit-elle  en  soupirant  quand  je  lui  dis  adieu. 

Je  me  retrouvai  dans  les  ténèbres  extérieures  comme  le  convié 
négligent  de  l'Évangile.  Je  me  dirigeai  à  grand'peine  vers  le  rem- 
part. Je  finis  par  trouver  les  créneaux ,  j'y  attachai  solidement  la 
corde,  et  je  m'apprêtai  à  descendre.  En  me  retournant,  je  vis  Féri- 
zadé debout  devant  la  porte  éclairée.  —  Au  revoir!  — lui  dis-je. 
Elle  ne  répondit  pas,  de  peur  sans  doute  d'être  entendue;  mais  elle 
me  salua  à  la  vieille  mode  turque,  en  mettant  la  main  sur  son  cœur. 

Je  descendis  sans  trop  de  peine,  et  je  laissai  le  cordon  suspendu 
au  créneau.  Férizadé  est  femme,  et  je  compte  sur  elle  pour  empê- 


LA    CHANSON   DE    FÉRIZADÉ.  847 

cher  une  découverte  qui  nuirait  à  elle  comme  à  moi.  Au  bout  d'un 
quart  d'heure,  je  me  retrouvais  chez  moi  sans  avoir  rencontré  per- 
sonne. Ce  bey,  qui  veut  combattre  des  armées  régulières,  n'a  même 
pas  un  factionnaire  sur  ses  murailles;  il  compte  sans  doute  sur  l'ar- 
change Azraël  pour  en  tenir  lieu. 

M  septembre. 

De  tant  d'émotions  diverses,  de  tant  d'obstacles  surmontés,  il  ne 
me  reste  qu'un  souvenir,  Férizadé.  Je  ne  puis  détacher  ma  pen- 
sée de  l'image  de  ses  yeux  noirs  au  regard  brûlant  et  doux.  Com- 
ment ce  regard  peut-il  être  à  la  fois  si  chaste  et  si  plein  de  flamme? 
Férizadé  n'est  pas  ignorante  comme  une  fille  d'Europe  :  en  ces 
pays -ci,  la  liberté  des  conversations  ne  connaît  aucune  limite. 
Cependant  la  critique  la  plus  sévère  ne  trouverait  rien  à  reprendre 
dans  ses  paroles,  dans  ses  gestes,  dans  ses  mouvemens.  Elle  me 
fait  penser  à  ces  vierges  de  l'école  espagnole  qui  montent  au  ciel 
avec  toutes  les  langueurs  des  passions  terrestres  dans  leurs  yeux 
noirs. 

Pendant  ces  deux  jours,  le  château  s'est  dépeuplé.  Ismaïl-Bey  est 
parti  ce  matin  pour  faire  une  tournée  dans  les  villages  de  la  plaine; 
sans  doute  il  veut  s'entendre,  pour  organiser  la  résistance,  avec  les 
mouktars  ou  maires.  J'ai  peur  que  cette  démonstration  ne  précipite 
la  catastrophe;  il  me  revient  de  tous  côtés  que  le  grand-vizir  a 
donné  des  ordres  sévères  pour  faire  rentrer  Elvar  dans  le  droit 
commun.  L'indépendance  de  ce  canton  est  une  anomalie  politique 
qu'on  ne  semble  pas  vouloir  tolérer  plus  longtemps.  Sans  doute  le 
bey  pourrait  résister  plusieurs  mois,  s'il  prenait  bien  ses  mesures; 
mais  il  ne  sait  rien  faire  qu'à  demi  :  ni  les  défilés,  ni  même  les 
abords  immédiats  du  kalé  ne  sont  gardés. 

Je  souhaite  que  la  fortune  ne  soit  pas  trop  sévère  à  mon  vieil 
hôte.  Bien  qu'il  ne  paraisse  pas  faire  grand  cas  de  mes  lumières,  il 
me  traite  avec  beaucoup  de  bonté.  En  l'accompagnant  hier  matin 
pendant  les  premiers  milles  de  son  voyage,  je  lui  ai  dit  que  l'hor- 
loge serait  bientôt  réparée,  et  j'ai  lancé  le  mot  de  départ.  Il  m'a 
interrompu  pour  me  dire  qu'il  ne  l'entendait  pas  ainsi,  et  qu'il 
comptait  me  garder  deux  mois  encore.  Un  aussi  long  séjour  dans 
une  maison  étrangère  n'a  rien  de  contraire  aux  usages  du  Levant. 
Les  habitations  sont  si  vastes,  la  vie  si  peu  coûteuse,  les  nouvelles 
figures  si  rares,  que  je  suis  certain  de  faire  plaisir  à  mes  amis  d'El- 
var  en  prolongeant  mon  séjour  parmi  eux. 

Le  derviche,  qui  doit  me  croire  encore  à  cent  pieds  sous  terre, 
était  parti  avant  son  maître  par  la  route  du  nord,  sans  doute  pour 
s'acquitter  de  quelque  nouvelle  mission.  J'avoue  que  je  respire  plus 


SliS  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

librement  depuis  que  je  le  sais  loin  du  kalé.  Pourtant  je  n'ai  pas 
contre  lui  la  rancune  à  laquelle  on  devrait  s'attendre;  je  lui  dois 
d'avoir  revu  Férizadé.  Le  mollah  est  resté  ici,  nous  mangeons  pres- 
que tous  les  jours  ensemble.  Il  se  montre  de  plus  en  plus  réservé 
quand  nous  mettons  la  conversation  sur  le  terrain  de  la  politique 
locale,  ou  quand  je  parle  du  bey  et  de  sa  fille.  J'ai  pourtant  de 
bonnes  raisons  de  croire  qu'il  a  ses  entrées  dans  le  harem,  ayant 
connu  Férizadé  lorsqu'elle  était  toute  petite  encore. 

L'automne  approche  ;  les  feuilles  se  colorent  de  teintes  rou- 
geâtres,  et  des  troupes  d'hirondelles  traversent  le  ciel.  L'ardent  so- 
leil s'est  attiédi;  la  brume  voile  les  horizons,  et  chaque  soir  le  cou- 
chant se  colore  de  feux  plus  vifs.  C'est  la  belle  saison  de  l'Anatolie. 
Du  matin  au  soir,  je  parcours  les  pittoresques  villages  des  environs; 
je  suis  devenu  l'ami  de  ces  braves  paysans,  qui  m'accueillent  avec 
joie,  m'offrent  leur  lait  le  plus  pur  et  leurs  plus  beaux  fruits. 

En  revenant  d'une  de  ces  promenades,  j'ai  de  nouveau  visité  le 
ouali.  Tout  y  était  en  ordre  comme  le  jour  de  ma  première  visite. 
J'ai  soulevé  la  dalle  mobile,  je  suis  descendu  dans  le  trou  qu'elle 
recouvrait,  et  j'ai  retrouvé  la  porte  de  pierre.  Elle  était  fermée,  et 
j'essayais  iuutilement  de  l'ouvrir,  quand  je  me  suis  rappelé  l'é- 
trange mode  de  clôture  dont  j'ai  examiné  les  traces  aux  tombes 
royales,  près  de  Jérusalem.  Le  souterrain  d'Elvar  était  fermé  par  le 
même  procédé.  11  est  possible  que  le  secret  de  ce  passage  se  soit 
perdu  parmi  les  successeurs  de  ceux  qui  ont  creusé  la  galerie,  et 
que  le  bey  l'ignore.  Quant  à  Pehlivan-Agha,  je  suis  d'autant  moins 
étonné  qu'il  le  connaisse  que  le  ouali  devient  sa  retraite  habituelle 
quand  il  revient  dans  le  pays. 

15  septembre. 

Hier  je  me  suis  rencontré  avec  Férizadé  sous  l'une  des  voûtes  du 
château;  elle  revenait  de  se  baigner  dans  une  source  minârale,  à 
deux  lieues  d'ici.  Elle  semblait  toute  petite,  perchée  qu'elle  était 
siir  une  haute  selle  de  maroquin  rouge,  et  couv^erte  de  la  tête  aux 
pieds  d'un  flot  de  mousseline.  Sa  négresse  l'accompagnait;  derrière 
elles,  une  nourrice  noire  écrasait  un  mulet  infortuné  du  poids  de 
ses  charmes.  A  dix  pas  en  avant  chevauchaient,  le  turban  blanc  en 
tête,  le  sabre  et  l'escopette  au  côté,  les  deux  noirs  muets  que  j'a- 
vais vus  avec  le  bey  dans  l'arsenal.  En  passant  près  de  moi,  Féri- 
zadé laissa  tomber  son  chapelet  d'améthystes.  Je  me  promis  d'aller 
le  lui  rapporter  moi-même. 

Le  même  soir,  à  huit  heures,  j'étais  dans  le  ouali.  Je  levai  le 
disque  de  pierre,  et,  pour  être  sûr  qu'on  ne  l'abaisserait  plus  der- 
rière moi,  je  comblai  la  rainure  avec  du  sable.  Je  m'engageai,  non 


LA.   CHANSON    DE    FÉRIZADÉ.  8^9 

sans  frissonner  au  souvenir  de  mon  aventure  de  la  semaine  der- 
nière, dans  les  sombres  profondeurs  de  la  galerie.  Je  revis  l'arse- 
nal, l'escalier,  le  jardin.  Quand  j'arrivai  là,  il  était  près  de  neuf 
heures.  Depuis  deux  jours,  le  temps  avait  changé  :  septembre  a 
des  semaines  de  chaleur  accablante,  pendant  lesquelles  les  orages 
de  l'équinoxe  s'amassent  dans  le  ciel.  Pas  un  souffle  d'air  ne  ridait 
la  surface  des  eaux  endormies;  on  croyait  respirer  des  vapeurs  de 
plomb. 

Férizadé  n'avait  pu  supporter  la  lourde  atmosphère  de  son  ap- 
partement; je  la  trouvai  dans  le  jardin,  seule,  étendue  sur  une 
couche  de  coussins  flexibles.  Elle  me  vit  arriver  sans  manifester  de 
surprise,  mais  elle  baissa  son  voile.  —  Je  te  rapporte  ton  chapelet, 
lui  dis-je.  —  Elle  le  prit  en  souriant  et  me  remercia.  Je  m'assis  à 
côté  d'elle  :  elle  se  plaignait  de  la  chaleur  qu'il  faisait,  et  s'effrayait 
à  la  pensée  de  l'orage  qui  allait  éclater.  Au  bout  de  quelques  mi- 
nutes, elle  semblait  s'être  apprivoisée  comme  une  gazelle  captive, 
et  ôtait  même  son  voile.  —  Que  tu  es  belle,  Férizadé  !  lui  dis-je 
encore. 

A  quelques  pas  de  nous,  la  fontaine  épanchait  ses  eaux  attiédies 
dans  le  bassin  de  marbre;  la  pelouse  s'inclinait  en  pente  douce  jus- 
qu'aux appartemens  du  harem.  Le  rempart,  le  donjon,  les  tours  en- 
vironnantes, nous  étaient  cachés  par  la  verdure  immobile  du  dôme 
de  feuillage  sous  lequel  nous  étions  abrités.  Nous  n'entendions 
d'autre  brait  que  le  murmure  de  Ja  petite  source,  nous  ne  décou- 
vrions pas  les  étoiles  du  ciel  ;  mais  çà  et  là  brillaient  des  vers  lui- 
sans  au  milieu  du  gazon.  Je  m'étais  rapproché  de  Férizadé.  Depuis 
quelqae  temps,  il  y  avait  dans  notre  conversation,  d'abord  si  ani- 
mée, des  intervalles  de  long  silence.  A  un  certain  moment,  je  me 
sentis  attiré  vers  elle  par  l'irrésistible  fascination  de  ses  yeux  noirs, 
qui  semblaient  éclairer  la  nuit.  Mes  bras  entourèrent  sa  taille,  qui 
fléchit  comme  un  roseau.  Confuse  et  étonnée,  elle  se  dégagea  dou- 
cement en  s'enveloppant  dans  son  burnous.  —  Il  est  temps  de  ren- 
trer, dit-elle.  Toi  aussi  tu  dois  partir. 

Je  ne  partis  pas.  Rapide  comme  un  éclair,  le  vent  souffla  de 
l'ouest  et  agita  les  feuillages  autour  de  la  fontaine.  L'un  des  arbres 
secoua  sur  nous  ses  grandes  fleurs  roses.  Pour  éviter  cette  pluie 
odorante,  Férizadé  fit  un  mouvement  qui  la  rejeta  dans  mes  bras. 
Les  branches  flexibles  se  courbèrent  jusqu'à  terre  autour  de  nous, 
comme  pour  nous  cacher  au  reste  du  monde  que  nous  avions  ou- 
blié. 

Les  rafales  avaient  chassé  les  vapeurs  qui  nous  dérobaient  l'ho- 
rizon; bientôt  le  firmament  nous  apparut  dans  toute  sa  splendeur. 
Deux  étoiles  filantes  traversèrent  le  ciel,  et  vinrent  tomber  dans  les 
TOME  cm.  —  1873,  54 


350  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

eaux  de  la  rivière.  —  Ah!  dit  la  superstitieuse  Férizadé,  voilà  un 
triste  présage;  nous  avons  attiré  sur  nous  la  colère  de  Dieu. 

Des  nuages  épais  ne  tardèrent  pas  à  s'amasser  sur  les  montagnes; 
des  éclairs  silencieux  y  traçaient  de  courts  sillons  de  flamme.  Il  se 
préparait  un  orage  semblable  à  celui  de  la  semaine  passée.  Il  fallut 
nous  dire  adieu.  —  Je  mourrai,  si  tu  me  quittes,  murmura  Férizadé 
en  me  donnant  un  dernier  baiser.  —  Je  lui  promis  de  ne  jamais  l'a- 
bandonner; mais  comment  tenir  parole? 

Depuis  ce  moment,  le  souci  de  l'avenir  me  tourmente  et  m'ac- 
compagne partout. 

19  septembre. 

Presque  chaque  soir,  je  reprends  la  route  du  harem.  Je  sais  que 
c'est  tenter  le  sort;  mais  l'amour  fait  taire  la  prudence.  J'aime  fol- 
lement Férizadé  :  je  me  livre  tout  entier  au  plaisir  de  l'entendre  et 
de  la  voir.  Tant  que  nous  sommes  ensemble,  le  sentiment  de  mon 
bonheur  me  domine  et  m'empêche  de  songer  aux  dangers  qui  nous 
entourent.  Nos  conversations  sont  de  vrais  propos  d'enfans.  Elle 
me  raconte  ses  courses  dans  la  montagne,  lorsque,  toute  petite 
encore,  elle  accompagnait  son  père,  comment,  il  y  a  quatre  ans, 
vint  l'époque  du  moharem,  et  comment  elle  fut  toute  fière  de  de- 
venir une  femme  en  prenant  un  voile  qu'elle  ne  devait  plus  quitter 
hors  de  la  maison.  Puis  ce  sont  des  questions  sans  fin  sur  l'Eu- 
rope, sur  la  vie  des  femmes  dans  l'Occident,  et  surtout  sur  ce  ma- 
gique Paris  dont  le  nom  éblouit  les  imaginations  orientales.  —  Je 
voudrais  bien  y  aller,  dit-elle  souvent,  mais  jamais  je  n'oserais  me 
montrer  habillée  à  la  franque,  le  visage  découvert,  devant  tant 
d'hommes. 

Hier,  au  moment  où  nous  nous  disions  adieu,  une  bague  est  tom- 
bée de  son  doigt  dans  le  bassin  de  la  fontaine;  nous  n'avons  pas  pu 
la  retrouver.  Cet  accident  a  réveillé  toutes  ses  craintes  supersti- 
tieuses, et  lui  a  remis  en  mémoire  les  étoiles  filantes  de  l'autre  soir. 
—  J'ai  peur  de  l'avenir,  dit-elle  quelquefois.  Ma  vie  sera  comme 
les  journées  de  cette  saison-ci;  brillantes  et  calmes  le  matin,  elles 
finissent  par  des  orages. 

Aladja-Keui,  22  septembre. 

Le  bey  est  arrivé  à  Aladja-Keui,  bourgade  à  dix  lieues  d'ici, 
vers  le  nord,  où  se  tient  une  foire  annuelle  très  fréquentée.  Féri- 
zadé a  reçu  l'ordre  d'aller  y  rejoindre  son  père.  Ne  sachant  que 
faire  dans  le  grand  château  vide,  j'ai  pris  le  parti  de  me  rendre,  moi 
aussi,  à  la  foire.  Je  n'avais  pas  grande  espérance  de  la  voir,  entou- 
rée et  surveillée  comme  elle  l'est;  mais  du  moins  je  me  rapprochais 


LA   CHANSON   DE    FÉRIZADÉ.  851 

d'elle,  et  je  transportais  ma  tente  en  vue  des  pavillons  de  son  cam- 
pement. 

Le  bey  tient  ici  cour  plénière.  Tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  pays  de 
gens  importans  vient  lui  rendre  visite.  Vers  le  soir,  il  réunit  sous 
sa  tente  les  chefs  kurdes  et  lazes.  De  tout  cela,  je  n'augure  rien  de 
bon.  Il  suffit  de  regarder  autour  de  soi  pour  se  convaincre  que  cette 
multitude  qui  acclame  le  bey  à  son  passage  est  absolument  indiffé- 
rente à  la  politique.  Le  temps  des  soulèvemens  populaires  est  passé. 
Ïsmaïl-Bey  peut  à  peine  compter  sur  quelques  fanatiques  :  quant 
aux  paysans,  ils  ne  bougeront  pas. 

J'ai  aperçu  Férizadé.  Elle  est  sortie  de  sa  tente,  vers  midi,  ac- 
compagnée de  la  nourrice  et  de  la  petite  négresse.  Je  suis  passé  à 
côté  d'elle;  elle  a  mis  la  main  sur  son  cœur  pour  me  faire  voir 
qu'elle  m'avait  reconnu;  mais  bientôt  elle  est  rentrée,  et  je  me  suis 
retrouvé  seul  dans  la  bruyante  solitude  de  l'immense  champ  de 
foire. 

En  revenant  vers  ma  tente,  j'ai  rencontré  Pehlivan-Agha,  qui 
éblouissait  de  ses  prestiges  ordinaires  tout  un  cercle  de  spectateurs. 
Il  m'aperçut,  perdit  la  tète,  et  se  sauva  sans  même  prendre  le 
temps  de  remettre  ses  serpens  dans  leur  sac.  J'ai  questionné  Kie- 
mali-EiTendi  au  sujet  du  derviche;  mais  mon  discret  ami  s'est  con- 
tenté de  hocher  la  tête  sans  exprimer  d'opinion.  Le  pauvre  mollah 
devient  de  plus  en  plus  triste;  quand  nous  dînons  ensemble  chez  le 
bey,  il  mange  à  peine,  et  reste  les  yeux  baissés,  sans  prendre  part  à 
la  conversation. 

Almadil,  24  septembre. 

Âladja-Keui  m'était  devenu  tout  à  fait  insupportable.  Férizadé 
est  toujours  invisible;  elle  ne  reviendra  à  Elvar  qu'à  la  fm  de  la  se- 
maine. Aussi  ce  matin  je  suis  monté  à  cheval  avant  l'aube,  et  je  me 
suis  dirigé  vers  une  belle  forêt  dont  les  premiers  arbres  ombragent 
Aladja-Keui;  elle  s'étend,  dit-on,  jusqu'à  la  Mer-Noire, 

J'ai  galopé  sous  bois  pendant  plusieurs  heures.  Plus  j'allais, 
plus  les  villages  devenaient  rares.  Bientôt  j'arrivai  à  un  endroit  où 
l'on  n'entendait  ni  une  voix  humaine,  ni  le  bruit  de  la  cognée  des 
bûcherons.  Les  beaux  arbres  qui  m'entouraient  de  toutes  parts 
semblent  avoir  été  respectés  depuis  le  commencement  du  monde. 
Le  sentier  que  je  suivais  avait  sans  doute  été  fréquenté  jadis  par  les 
caravanes  qui  portaient  les  produits  de  l'intérieur  aux  petits  havres 
de  la  côte  :  le  commerce  prend  aujourd'hui  des  routes  plus  faciles, 
et  la  forêt  n'entend  plus  le  bruit  monotone  des  sonnettes  des  bêtes 
de  charge  attachées  l'une  à  l'autre,  en  longue  file.  Les  animaux 
sauvages  ne  craignent  plus  de  voir  troubler  leurs  retraites;  je  ren- 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contrais  souvent  dans  les  clairières  des  troupeaux  de  chevrettes  qui 
paissaient  le  gazon  humide  autour  des  sources. 

J'arrivai  ainsi  jusqu'au  pied  d'une  montagne  assez  haute.  Parvenu 
au  sommet,  je  fus  étonné  et  ravi  de  découvrir,  non-seulement  la 
vallée  verdoyante,  non-seulement  une  suite  de  villages  blancs  qui 
sô  succédaient  au  milieu  des  bois,  mais  encore,  —  bien  loin,  par- 
faitement visible  pourtant  et  bleue  sombre  sous  le  ciel  bleu  pâle,  — 
la  mer  !  Du  haut  sommet  où  je  m'étais  arrêté  se  détachaient,  comme 
les  rayons  d'un  éventail,  des  chaînes  de  collines.  Sur  leurs  flancs 
abrupts  croissaient  non  plus  seulement  le  mûrier,  le  platane  et  le 
myrte,  mais  nos  chênes,  nos  ormes,  nos  châtaigniers  de  France.  Ces 
arbres,  ne  pouvant  pousser  verticalement  à  cause  de  l'inclinaison 
du  terrain,  s'élançaient  obliquement  dans  les  airs  pour  ne  se  re- 
dresser que  vers  leurs  cimes.  L'automne  avait  coloré  leur  feuillage 
de  nuances  changeantes,  rougeâtres,  jaunes,  ou  même  presque  vio- 
lettes. Entre  les  collines  s'ouvraient  de  vastes  espaces  couverts  d'une 
végétation  plus  riche  encore.  Un  rayon  de  soleil  pénétrait  çà  et  là 
à  travers  les  feuilles  jusqu'à  la  surface  des  eaux  murmurantes  qui 
étincelaient  comme  les  fragmens  d'un  miroir  brisé.  Enfin  à  l'ex- 
trême limite  de  l'horizon,  au-delà  du  sable  des  plages,  au-delà  des 
cabanes  d'un  petit  port  de  pêcheurs,  on  avait  la  mer  comme  arrière- 
plan  de  ce  tableau. 

Cette  mer,  que  j'entrevoyais  d'une  façon  si  imprévue,  ne  m'indi- 
quait-elle  pas  la  route  à  suivre?  Ne  me  donnait-elle  pas  le  conseil 
de  fuir  et  de  demander  à  ses  brises  de  nous  conduire,  Férizadé  et 
moi,  vers  des  rivages  où  il  ne  nous  sera  plus  défendu  de  nous  ai- 
mer? Je  descendis  lentement  jusqu'au  plus  prochain  village,  qu'on 
appelle  Almadil.  Il  ressemble  à  ces  hameaux  qu'on  rencontre  parfois 
dans  nos  forêts,  au  milieu  des  défrichemens.  Tout  me  parle  de  la 
France  au  milieu  de  cette  nature  agreste,  presque  septentrionale. 
Le  charme  est  rompu,  je  ne  songe  plus  qu'au  retour.  Férizadé,  qui 
seule  me  retiendrait  en  Turquie,  ne  refusera  pas  de  me  suivre  :  elle 
est  assez  jeune  et  m'aime  assez  pour  pouvoir  changer  de  patrie.  — 
Avec  toi,  m'a-t-elle  dit,  j'irai  jusqu'au  bout  du  monde. 

Elvar-Kaléci,  28  septembre. 

Me  voilà  de  retour  au  château  :  j'y  ai  retrouvé  le  bey  et  sa  fa- 
mille. Cn  souffle  de  guerre  a  passé  sur  les  pacifiques  murailles 
d'Elvar.  Les  canons  sont  installés  dans  les  embrasures,  et  les  cours 
sont  tellement  pleines  de  bachi-bouzoïiks  qu'on  peut  à  peine  y  cir- 
culer; mais  tout  se  passe  en  démonstrations,  et  le  pays  n'est  pas 
mieux  gardé  qu'à  l'époque  de  mon  arrivée.  Le  bey,  sérieux  et  agité, 
frémit  comme  un  vieux  coursier  qui  entend  une  fois  encore  le  bruit 


LA   CHANSON   DE    FÉRIZADÉ.  853 

de  la  trompette.  Une  ou  deux  fois  il  a  fait  allusion  aux  événemens 
qui  se  préparent;  j'ai  cru  qu'il  allait  me  proposer  d'y  jouer  un  rôle. 
Le  mollah  est  plus  triste  et  plus  taciturne  que  jamais.  Pour  Pehli- 
van-Agha,  on  ne  l'a  pas  encore  revu  dans  la  vallée. 

Au  milieu  de  toute  cette  agitation,  je  ne  pensais  qu'à  Férizadé  et 
à  mes  projets  de  fuite.  J'ai  des  remords  de  reconnaître  l'hospitalité 
du  bey  en  lui  enlevant  sa  fille;  mais  ne  serait-il  pas  plus  criminel 
encore  d'abandonner  Férizadé?  D'ailleurs  mon  amour  ne  me  permet 
pas  d'hésiter;  la  pensée  de  partir  sans  elle  me  briserait  le  cœur.  Je 
me  dis  aussi  que  je  ne  puis  la  laisser  exposée  aux  dangers  que  lui 
fera  courir  l'ambition  insensée  de  son  père.  Dans  un  mois,  peut- 
être,  la  guerre  éclatera  dans  le  canton,  et  je  ne  compte  pas,  comme 
le  bey,  sur  les  anges  intercesseurs  pour  préserver  les  habitans  du 
kalé  des  bombes  de  Constantinople. 

Malgré  toutes  ses  préoccupations,  le  bey  n'a  pas  oublié  l'horloge. 
Elle  est  depuis  longtemps  prête  à  marcher.  Ce  matin,  on  a  réuni 
devant  le  donjon  les  notables  présens  au  château  ;  j'ai  donné  une 
impulsion  au  balancier;  les  premiers  mouvemens  de  l'aiguille  ont 
été  salués  par  des  acclamations  enthousiastes.  Ismaïl-Bey  est  ren- 
tré chez  lui  aussi  satisfait  que  s'il  avait  déjà  remporté  une  victoire. 

Je  vais  demain  chez  Férizadé.  J'ai  aperçu  un  fragment  d'étoffe 
attaché  aux  créneaux  du  harem  ;  c'est  le  signal  par  lequel  elle  me 
prévient  que  je  peux  venir  sans  danger,  et  qu'elle  a  éloigné  ses 
femmes. 

29  septembre. 

En  me  voyant  arriver,  Férizadé  me  sauta  au  cou  et  m'embrassa. 
—  Je  croyais  que  tu  m'avais  oubliée,  dit-elle.  —  Je  lui  donnai  une 
bague  de  diamans  que  j'avais  achetée  à  la  foire  d'Aladja-Keui,  pour 
remplacer  celle  qu'elle  avait  perdue.  —  Je  veux  aussi  te  faire  un 
cadeau,  répondit-elle.  —  Agile  et  hardie  comme  une  chèvre,  elle 
courut  au  rempart,  grimpa  sur  le  créneau  et  se  mit  à  ravager  les 
aubépines,  les  clématites,  les  églantiers,  pour  en  faire  un  bouquet. 
Je  la  voyais  à  la  clarté  des  étoiles,  toute  droite  sur  son  créneau, 
s'efforçant  d'atteindre  les  plus  belles  branches,  ou  bien  elle  se  pen- 
chait au-dessus  du  mur  pour  s'emparer  d'une  rose  sauvage  qui 
avait  poussé  dans  les  fentes  des  pierres.  Quand  la  cueillette  fut  ter- 
minée, elle  rassembla  toutes  les  fleurs  dans  un  pan  de  son  man- 
teau, et  revint  à  la  fontaine.  Pour  composer  son  bouquet,  elle  plon- 
geait chaque  branche  dans  le  bassin,  et  l'assortissait  ensuite  avec 
les  autres.  De  temps  en  temps,  une  épine  effleurait  ses  petits  doigts, 
qu'elle  portait  à  sa  bouche  avec  un  geste  d'impatience.  Ensuite  elle 
prit  dans  le  jardin  de  larges  feuilles  découpées  comme  les  acanthes 


854  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

des  chapiteaux  corinthiens,  les  plaça  autour  du  bouquet,  lia  le  tout 
avec  son  chapelet  d'améthystes  et  me  présenta  les  fleurs  toutes 
fraîches  encore  des  perles  de  la  source.  Je  ne  voulais  accepter  que 
le  bouquet;  il  fallut  prendre  aussi  les  améthystes. 

Elle  me  reprocha  mon  air  soucieux.  —  Quelles  peines  as-tu  donc 
aujourd'hui?  dit-elle.  —  Je  m'efforçai  de  lui  exposer  la  situation 
aussi  clairement  que  possible.  La  pauvre  enfant  se  figure  volontiers 
que  le  monde  est  peuplé  de  héros,  de  génies  et  de  fées  comme  les 
contes  arabes  :  le  réel  lui  semble  seul  fantastique.  Je  ne  sais  si  elle 
écouta  'et  comprit  mes  raisonnemens  ;  mais  quand  je  lui  proposai 
de  l'emmener  en  France  :  —  Où  tu  iras,  j'irai,  dit-elle  vivement.  — 
Bientôt  pourtant  elle  devint  rêveuse  et  ajouta,  les  yeux  pleins  de 
larmes  :  —  Que  deviendra  mon  père? 

Je  passai  la  soirée  à  la  rassurer  et  à  la  consoler.  A  la  fin,  elle 
s'assit  près  de  moi,  appuya  sa  tête  sur  ma  poitrine,  et  murmura  : 
—  Je  t'aime  et  je  suis  à  toi  pour  toujours.  Je  te  suivrai  quand  tu 
m'en  donneras  l'ordre  ;  mais  pourquoi  faut-il  que  nous  quittions 
ces  lieux  où  nous  nous  sommes  vus  et  aimés  d'abord?  Nous  aurions 
été  si  heureux  ici,  près  de  mon  vieux  père  !  Et  mes  colombes,  qui 
leur  donnera  leur  repas  de  chaque  jour? 

Pour  l'arracher  à  cette  mélancolie,  je  lui  décrivis  les  merveilles 
qu'elle  verrait  en  Europe,  les  grandes  villes,  leurs  palais,  leurs 
ponts,  leurs  jardins ,  les  voitures  que  la  flamme  fait  marcher,  les 
navires  qui  courent  sans  voiles  ni  rameurs  sur  la  mer  immense. 
L'imagination  de  Férizadé  était  mobile  comme  l'eau  de  cette  ri- 
vière qui  coulait  devant  nous,  au  pied  du  château,  et  les  bril- 
lantes perspectives  que  je  lui  montrais  la  réconciliaient  avec  l'idée 
du  départ. 

Il  est  convenu  que  dans  cinq  jours  nous  partirons.  Demain,  je 
vais  à  Gérasonte  pour  retenir  un  bateau.  Je  reviendrai  prendre  Fé- 
rizadé, et  nous  gagnerons  ensemble  le  port,  en  marchant  à  grandes 
journées.  Je  ne  crains  pas  pour  elle  la  fatigue;  depuis  son  enfance, 
elle  est  habituée  à  monter  à  cheval.  Enfin  mon  cavas  Témir  m'est 
précieux  à  cause  de  sa.  connaissance  du  pays,  et,  en  cas  de  péril, 
je  compte  sur  son  dévoûment. 

Cérasonte,  1"  octobre. 

J'ai  rencontré  sur  le  port  le  patron  d'un  caboteur  qui  m'a  trans- 
porté, il  y  a  plusieurs  mois  déjà,  de  Trébizonde  à  Surmeneh.  Après- 
demain,  son  navire  sera  à  ma  disposition.  Je  n'ai  pas  fait  connaître 
le  but  de  mon  voyage,  mais  il  est  entendu  que  je  dois  être  conduit 
à  un  port  de  la  Mer-Noire  que  je  désignerai  en  m'embarquant.  C'est 
à  Odessa  que  je  compte  me  rendre  avec  Férizadé. 


LA    CHANSON   DE   FÉRIZADÉ.  855 

En  venant  ici,  je  n'ai  cessé  de  bâtir  des  châteaux  en  Espagne. 
Je  jouis  d'avance  des  mille  incidens  de  notre  fuite.  A  Odessa,  je  lui 
ferai  prendre  des  vêtemens  européens,  je  lui  apprendrai  à  manger 
à  la  franque,  nous  rirons  de  la  gaucherie  de  ses  premiers  essais, 
puis,  au  bout  du  voyage,  rayonne  la  splendide  apparition  de  Paris, 
dont  le  nom  est  venu  frapper  les  oreilles  de  Férizadé  jusque  dans 
sa  solitude.  Hélas  !  je  n'en  étais  pas  encore  là.  De  temps  à  autre,  je 
retombais  du  haut  de  mes  rêves,  et  je  me  retrouvais  galopant  au 
bord  des  précipices,  beaucoup  plus  près  d'Elvar  que  de  mon  pays. 
D'autres  images  s'offraient  alors  à  mon  esprit.  Je  me  représen- 
tais l'effarement  des  gens  du  kalé,  quand  on  découvrirait  notre 
fuite,  la  colère  d'Ismaïl-Bey,  la  malédiction  universelle  qui  rendrait 
mon  nom  à  jamais  légendaire  dans  la  vallée.  Malgré  tout,  je  ne 
pouvais  reculer.  On  subit  généralement  l'influence  du  milieu  où 
l'on  vit,  et  le  fatalisme  surtout  s'impose;  en  vrai  Turc,  je  résolus 
de  m'en  remettre  aux  événemens,  et  de  subir  ce  qui  est  inévi- 
table. 

Je  repars  à  l'instant  pour  Elvar.  Jusqu'ici,  tout  a  marché  au 
gré  de  mes  désirs;  puisse  l'avenir  ne  pas  donner  tort  à  mes  espé- 
rances ! 

Trébizonde,  20  janvier. 

II  me  reste  à  faire  connaître  la  catastrophe  qui  a  mis  fin  à  mon 
aventure.  Ce  sera  un  triste  récit,  et,  malgré  le  temps  écoulé,  je 
sens  qu'il  me  faudra  un  certain  courage  pour  ranimer  de  pareils 
souvenirs. 

Eii  revenant  de  Cérasonte,  j'arrivai  à  l'entrée  de  la  vallée  d'Elvar 
avant  le  lever  du  soleil.  La  plaine  était  encore  plongée  dans  les  té- 
nèbres; mais  bientôt  le  soleil  étincelait  à  l'orient  sur  la  cime  des 
montagnes.  Au-dessous  de  moi,  les  créneaux  de  la  forteresse,  les 
flèches  des  minarets  se  coloraient  de  teintes  brillantes,  pendant  que 
le  reste  du  château,  pareil  à  une  vaste  grisaille,  surgissait  lente- 
ment des  profondeurs  de  la  vallée.  Un  rayon  frappa  le  feuillage 
des  arbres  au-dessus  des  murs  du  harem;  il  me  montra  en  même 
temps  sur  l'esplanade,  au  pied  du  rempart,  les  tentes  d'un  cam- 
pement de  soldats;  le  bruit  d'un  clairon  sonnant  la  diane  arriva  jus- 
qu'à moi.  La  lumière  descendit  le  long  des  escarpemens  des  roches, 
jusqu'au  fond  de  la  vallée;  je  reconnus  l'uniforme  des  troupes  tur- 
ques, pareil  à  celui  de  nos  zouaves.  En  peu  à  l'écart ,  je  vis  un 
vaste  pavillon  de  toile  surmonté  du  drapeau  rouge  avec  le  crois- 
sant et  l'étoile. 

Je  mis  mon  cheval  au  galop.  Mon  cavas  Témir  m'attendait  devant 
la  porte  d'un  khan,  à  mi-côte.  Il  me  raconta  que  pendant  mon  ab- 


856  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sence  le  gouverneur-général  de  Slvas  avait  envoyé  une  brigade 
d'infanterie  pour  s'emparer  d'Elvar.  Les  troupes  avaient  traversé 
de  nuit  les  défilés  qui,  comme  d'habitude,  n'étaient  pas  gardés.  A 
Elvar  même,  tout  le  monde  dormait.  Pehlivan,  qui  n'était  autre 
qu'un  espion  du  pacha,  avait  guidé  lui-même  les  troupes  sans  se 
donner  la  peine  de  dissimuler  sa  trahison,  et  les  avait  introduites 
dans  le  château  par  le  ouali  et  le  souterrain.  La  garnison,  surprise, 
n'avait  pas  résisté  ;  mais  le  bey  s'était  réfugié,  avec  un  groupe  de 
serviteurs  fidèles,  dans  la  tour  de  l'horloge;  il  refusait  d'entendre 
les  parlementaires  qui  lui  étaient  envoyés,  et  déclarait  qu'il  se  fe- 
rait tuer  sur  la  brèche  plutôt  que  de  se  rendre.  Il  avait  en  même 
temps  ordonné  à  sa  fille  de  se  retirer  dans  un  village  voisin,  où 
elle  s'était  rendue  la  veille  avec  sa  nourrice  et  ses  servantes. 

Je  n'avais  pas  le  loisir  de  longues  réflexions.  Je  m'empressai  de 
continuer  ma  route;  en  arrivant  aux  avant-postes  des  Turcs,  qui  se 
gardaient  comme  en  campagne,  je  fus  arrêté,  désarmé,  et  des 
soldats,  prenant  la  bride  de  mon  cheval,  me  conduisirent  à  la  tente 
sur  laquelle  flottait  le  pavillon  ottoman.  J'y  trouvai  le  pacha  de  Si- 
vas  lui-même,  assis  à  côté  d'un  livah  ou  général  de  brigade  :  il  se 
leva  et  me  reçut  avec  beaucoup  de  politesse.  Voyant  qu'on  m'ame- 
nait comme  un  prisonnier,  il  feignit  de  se  mettre  en  grande  colère 
contre  le  chaouch  qui  m'avait  arrêté,  l'appela  deux  ou  trois  fois  fils 
de  chien,  et  me  fit  rendre  mes  armes.  Puis  me  prenant  la  main,  il 
me  fit  asseoir  près  de  lui  sur  le  divan  et  me  raconta  comment,  les 
extravagances  du  bey  ayant  dépassé  toute  limite,  l'ordie  était  venu 
de  Gonstantinople  d'étouffer  la  rébellion  imminente. 

Le  pacha,  homme  très  fin  et  très  intelligent,  paraissait  singuliè- 
rement embarrassé  de  sa  mission.  La  Porte,  qui  n'aime  pas  les  ré- 
pressions à  coups  de  canon,  lui  aurait  su  mauvais  gré  de  toute  vio- 
lence contre  un  vieillard  du  rang  d'Ismaïl-Bey;  le  gouverneur 
comptait  donc  s'emparer  sans  tapage  de  sa  personne  et  l'envoyer 
dans  la  capitale  avec  les  honneurs  dus  à  sa  grande  situation.  Le 
hasard  avait  déjoué  cette  combinaison.  L'entêté  vieillard  ne  voulait 
rien  entendre,  et  depuis  deux  jours  le  pacha  tournait  mélancoli- 
quement son  chapelet  entre  ses  doigts,  sans  savoir  comment  se  tirer 
d'embarras.  J'arrivais  donc  à  propos.  L'affection  qu'Ismaïl-Bey  me 
témoignait  n'était  un  mystère  pour  personne  :  le  pacha  me  demanda 
si  je  voulais  essayer  de  ramener  mon  hôte  à  des  sentimens  raison- 
nables. J'acceptai  sans  hésitation. 

Un  officier  me  conduisit  jusque  dans  la  grande  cour  du  château. 
Je  la  trouvai  pleine  de  soldats  occupés  à  enlever  les  canons,  les  fu- 
sils et  les  munitions  de  l'arsenal.  Je  pénétrai  dans  les  appartemens  : 
ils  étaient  déserts;  mais  aucun  meuble  n'avait  été  enlevé.  Quand 


LA   CHANSON   DE    FÉRIZADÉ.  857 

je  traversai  le  petit  jardin,  la  colombe  favorite  de  Férizadé,  éton- 
née sans  doute  de  ne  plus  recevoir  ses  repas  quotidiens,  vint  se 
percher  sur  mon  épaule  comme  si  elle  eût  reconnu  son  sauveur. 
Arrivé  devant  le  donjon,  je  dis  aux  Kurdes  qui  veillaient  sur  le 
rempart  que  j'avais  à  parler  à  leur  maître.  Presque  aussitôt  la  porte 
s'ouvrit.  Dans  la  cour,  et  au  rez-de-chaussée  du  donjon,  je  vis  une 
quarantaine  de  montagnards  tous  armés  jusqu'aux  dents,  mais  par- 
faitement tranquilles  et  résignés.  Je  crois  que  le  monde  croulerait 
sur  ces  gens-là  sans  les  faire  sortir  de  leur  impassibilité. 

Je  trouvai  le  bey  et  le  mollah  assis  devant  leur  narguilé  dans 
la  grande  chambre  du  premier  étage.  Dans  un  coin,  des  noirs  pré- 
paraient les  aiguières  d'argent  destinées  aux  ablutions  du  matin. 
Ismaïl-Bey  les  congédia  en  me  voyant  entrer.  Il  était  calme,  lui 
aussi,  mais  un  feu  sombre  brillait  dans  ses  yeux  gris.  Sous  ses 
fourrures,  je  vis  briller  la  crosse  de  deux  pistolets;  à  côté  de  lui 
étincelait  un  sabre  persan  de  forme  antique.  II  me  souhaita  la  bien- 
venue. —  Tu  seras,  dit -il,  le  dernier  Franc  qui  ait  mangé  le  pain 
des  beys  d'Elvar.  Le  premier  fut  un  roi  de  ta  croyance,  il  y  a  de 
cela  bien  longtemps.  Béni  soit  Dieu! 

Je  lui  expliquai  les  intentions  du  pacha.  —  Il  vous  demande,  lui 
dis-je,  d'aller  passer  quelques  années  à  Constantinople.  Le  sultan 
vous  conserve  vos  revenus,  et  vous  donnera  pour  séjour  l'un  de  ses 
palais  du  Bosphore. 

—  Jamais!  répondit-il. 

J'essayai  en  vain  de  tous  les  argumens.  —  La  résistance  est  im- 
possible, repris-je.  Un  coup  de  canon  ferait  écrouler  cette  tour  où 
nous  sommes.  D'ailleurs  on  vous  prendra  aussi  bien  par  la  faim.  Et 
votre  famille... 

Cette  allusion  à  Férizadé  ne  parut  point  l'émouvoir.  Un  Turc 
n'aime  pas  que  l'on  parle  devant  lui  des  femmes  de  sa  maison; 
d'ailleurs  tout  musulman  zélé  se  croit  l'âme  trop  haute  pour  être 
ému  par  les  sentimens  d'une  vulgaire  tendresse  paternelle.  —  Jeune 
homme,  dit-il,  ne  donne  pas  de  conseils  à  un  vieillard.  J'ai  assez 
vécu  pour  savoir  comment  on  doit  vivre,  et  aussi  comment  on  doit 
mourir.  Betourne  dans  ton  pays,  sois  heureux,  et  n'oublie  pas  ton 
vieil  ami  d'Elvar.  —  Il  se  leva,  me  serra  dans  ses  bras,  et  me  re- 
conduisit jusqu'à  la  porte  en  disant  :  —  Ya,  mon  fils,  avec  la  béné- 
diction du  Miséricordieux  ! 

Le  mollah  descendit  avec  moi.  Quand  nous  fûmes  seuls,  j'entre- 
pris de  le  convaincre  à  son  tour.  —  C'est  peine  perdue,  répondit-il. 
Ni  vous  ni  moi  ne  persuaderons  Ismaïl-Bey.  Autant  vaudrait  entre- 
prendre de  graver  sur  le  marbre  avec  la  pointe  d'un  roseau. 

—  Et  vous,  que  comptez-vous  faire? 


858  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Il  me  regarda  avec  un  sourire  triste.  —  Nous  sommes  tous  ici, 
dit-il,  dans  notre  tombeau.  Si  l'on  donne  l'assaut ,  et  il  faudra  bien 
que  le  pacha  en  vienne  là,  car  il  n'a  pas  le  temps  de  nous  bloquer, 
le  bey  résistera  jusqu'à  sa  dernière  cartouche.  Ensuite  nous  saute- 
rons en  l'air. 

Il  comprit  mon  étonnement.  —  Oh!  ajouta-t-il,  nous  sommes 
trop  bons  musulmans  pour  nous  faire  sauter  nous-mêmes.  C'est  la 
destinée  qui  se  chargera  de  mettre  le  feu  aux  poudres. 

Il  ne  voulut  pas  s'expliquer  davantage.  —  Adieu,  dit-il  en  me 
quittant;  je  retourne  près  de  mon  vieux  maître.  Pendant  le  temps 
qu'il  nous  reste  à  vivre,  nous  reparlerons  souvent  de  vous. 

Le  pacha  fut  consterné  quand  je  lui  rendis  compte  de  l'insuccès 
de  mon  ambassade.  —  Que  faire?  demanda-t-il  au  livah.  —  Je  ne 
voulus  pas  troubler  leur  délibération,  un  autre  souci  m'appelait 
ailleurs.  Je  me  contentai  de  recommander  au  gouverneur  d'agir 
humainement;  ce  conseil  était  inutile,  l'intérêt  même  du  pacha  s' op- 
posant à  l'adoption  de  mesures  violentes.  Il  me  donna  un  passe- 
port, et  je  partis,  suivi  de  Témir,  pour  le  village  de  Karakeui,  où  je 
savais  que  je  trouverais  Férizadé. 

Ce  village  est  situé  dans  une  vallée  latérale.d'où  l'on  ne  peut  aper- 
cevoir le  château.  Presque  tous  les  habitans,  vassaux  d'Ismaïl-Bey, 
avaient  fui,  craignant  la  vengeance  du  pacha.  J'envoyai  Témir  à  la 
découverte.  Il  revint  me  dire  que  la  fille  du  bey  occupait  avec  quel- 
ques domestiques  l'habitation  du  mouktar.  On  avait  jugé  inutile  de 
lui  donner  une  garde;  en  pays  musulman,  un  harem  est  mieux  pro- 
tégé par  sa  sainteté  même  que  par  les  baïonnettes. 

J'appelai  la  vieille  négresse,  et  je  lui  dis  que  j'avais  à  parler  à  Fé- 
rizadé de  la  part  du  bey.  C'était  là  une  grave  atteinte  à  l'étiquette, 
mais  je  n'étais  pas  le  premier  venu  parmi  les  gens  d'Elvar;  d'ail- 
leurs on  voyait  que  j'arrivais  du  château,  et  la  gravité  des  circon- 
stances ne  comportait  pas  les  scrupules.  Bientôt  après,  Férizadé 
seule,  mais  voilée,  paraissait  à  la  fenêtre  du  rez-de-chaussée. 
—  Sois  prête  à  partir  cette  nuit,  lui  dis-je,  vers  trois  heures  du 
matin.  Je  viendrai  vous  prendre  avec  des  chevaux.  Tout  est  prêt 
sur  la  route. 

—  Et  mon  père,  tu  viens  de  le  voir?  Que  fait- il?  Je  ne  puis  son- 
ger à  l'abandonner  dans  un  pareil  moment. 

—  Je  l'ai  vu;  sois  sans  crainte,  il  va  bien,  et  les  réguhers  ont 
l'ordre  de  ne  pas  lui  faire  de  mal.  Cette  nuit,  je  t'en  dirai  da- 
vantage. 

A  l'heure  convenue,  je  laissai  Témir  avec  les  chevaux  à  l'entrée 
du  village  désert,  et  je  m'approchai  sans  bruit  de  la  fenêtre.  Féri- 
zadé ouvrit  le  grillage.  Je  la  soulevai  dans  mes  bras  et  l'attirai  vers 


LA   CHANSON   DE    FÉRIZADÉ.  859 

moi  dans  la  rue  :  ce  n'était  pas  un  lourd  fardeau.  —  Vraiment, 
dit-elle,  je  ne  dois  pas  partir.  Parle-moi  encore  de  mon  père... 

Comme  elle  disait  ces  mots,  une  grande  lueur  éclaira  le  ciel,  et  l'on 
entendit  un  bruit  sourd  pareil  à  celui  d'une  décharge  d'artillerie.  Les 
échos  de  la  vallée  le  répétèrent,  puis  il  s'affaiblit  graduellement,  et 
se  perdit  dans  le  silence  de  la  nuit.  Je  restais  immobile,  me  de- 
mandant si  un  orage  éclatait  au  loin,  et  ne  comprenant  pas  ce 
trouble  du  ciel  au  milieu  d'une  atmosphère  si  calme.  Tout  à  coup 
les  dernières  paroles  du  mollah  me  revinrent  à  l'esprit.  —  Le  châ- 
teau vient  de  sauter,  pensai-je.  —  Je  ne  me  trompais  pas  :  j'ai  su 
plus  tard  que  les  soldats  avaient  forcé  l'entrée  du  kalé;  le  bey  avait 
fait  disposer  dans  la  cour  et  dans  le  rez-de-chaussée  du  donjon  des 
tonneaux  pleins  de  poudre  tout  ouverts.  La  troupe,  fidèle  à  ses  in- 
structions, n'avait  pas  tiré;  mais  il  avait  suffi  d'une  étincelle,  pro- 
duite peut-être  par  le  frottement  d'une  crosse  de  fusil  sur  le  pavé, 
pour  déterminer  l'explosion. 

Férizadé  n'eut  pas  le  temps  de  manifester  son  étonnement.  — 
Prends  garde,  —  dit-elle  en  se  jetant  en  avant  et  en  me  montrant 
un  homme  debout  derrière  moi,  que  la  clarté  des  étoiles  me  permit 
de  reconnaître  :  c'était  le  derviche,  qui,  le  bras  levé,  essayait  de  me 
porter  un  coup  de  poignard.  Je  tirai  mon  sabre;  le  misérable  s'en- 
fuit. Témir,  qui  accourait  au  bruit  de  la  lutte,  lui  barra  le  chemin; 
Pehlivan  hésita  un  moment,  je  courus  à  lui,  et  d'un  coup  de  tran- 
chant je  lui  fendis  la  tête. 

Je  revins  à  Férizadé.  Je  la  trouvai  défaillante,  appuyée  à  la  mu- 
raille. Il  était  naturel  d'attribuer  cette  émotion  à  la  brutale  attaque 
qui  nous  avait  surpris.  Il  fallait  se  hâter  de  fuir,  si  nous  ne  vou- 
lions pas  nous  trouver  en  face  des  domestiques,  que  le  bruit  avait 
sans  doute  éveillés.  Je  mis  Férizadé  en  selle  sur  le  cheval  qui  lui 
était  destiné;  j'y  avais  entassé  des  coussins  qui  la  soutenaient  de 
tous  côtés,  et  devaient  lui  permettre  de  supporter  plus  facilement 
la  fatigue  d'une  course  rapide. —  Pouvons-nous  partir?  lui  deman- 
dai-je.  — Elle  me  pressa  silencieusement  la  main.  Nous  nous  mîmes 
en  route. 

Nous  cheminâmes  pendant  une  heure  environ.  Le  sentier  étant 
assez  large,  je  galopais  auprès  de  Férizadé,  tenant  en  main  la  bride 
de  son  cheval.  Bientôt  nous  fûmes  hors  de  la  vallée,  et  assez  loin 
d'Elvar.  Tout  à  coup  elle  m'appela,  et  me  demanda  de  nous  arrêter 
quelques  instans.  —  Je  souffre,  dit-elle,  je  ne  puis  aller  plus  loin.  — 
Je  sautai  à  terre  et  courus  à  elle.  Elle  s'affaissa  sur  mon  épaule, 
incapable  de  répondre  à  mes  questions,  et  s'évanouit.  Témir  jeta 
au  bord  de  la  route  nos  couvertures  fourrées  ;  nous  y  étendîmes 
Férizadé,  enveloppée  dans  des  manteaux.  Son  évanouissement  per- 


860  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sistait.  Le  cavas  parcourut  les  environs  pour  chercher  du  secours; 
quant  à  moi,  accablé  par  l'horreur  d'une  pareille  situation,  je  res- 
tais agenouillé  près  de  Férizadé,  m' efforçant  de  ranimer  la  chaleur 
vitale  qui  semblait  s'éteindre  en  elle. 

Enfin  Ternir  reparut,  portant  de  l'eau  dans  sa  tasse  de  cuivre,  et 
accompagné  de  deux  Kurdes  dont  il  avait  découvert  l'habitation  à 
un  mille  de  là.  L'aube  commençait  à  poindre;  elle  me  montra  Féri- 
zadé, pâle,  respirant  à  peine,  et  s' agitant  doucement  comme  dans 
la  lutte  silencieuse  d'une  lente  agonie.  J'écartai  les  manteaux  qui 
la  couvraient  et  j'entr'ouvris  sa  robe  :  la  chemisette  de  tiftik  était 
tachée  de  sang.  Sur  la  poitrine,  un  peu  au-dessous  de  l'attache  de 
l'épaule,  je  vis  avec  épouvante  une  blessure,  uae  piqûre  plutôt, 
d'où  s'écoulaient  quelques  gouttes  de  sang.  Je  compris  ce  qui  était 
arrivé  :  Férizadé  avait  paré  avec  sa  poitrine  le  coup  que  le  derviche 
me  destinait,  et  la  lame  étroite  du  poignard  était  entrée  dans  son 
sein  comme  un  aiguillon. 

L'eau  parât  la  ranimer  un  moment;  elle  ouvrit  les  yeux,  m'at- 
tira vers  elle  et  m'embrassa  silencieusement;  mais  le  poumon  de- 
vait être  atteint  :  épuisée,  elle  retomba  sur  sa  couche.  A  mesure 
que  le  jour  grandissait,  ses  joues  devenaient  plus  pâles;  ses  yeux 
ouverts  semblaient  se  perdre  dans  la  contemplation  des  profon- 
deurs du  ciel.  Elle  releva  encore  une  fois  la  tête,  et  ses  regards  s'a- 
baissèrent vers  moi  avec  une  indicible  expression  d'amour  et  de 
regret.  Elle  s'affaissa  de  nouveau  et  poussa  un  grand  soupir.  Elle 
venait  d'expirer. 

Tout  d'abord  je  ne  pus  croire  à  l'étendue  de  mon  malheur.  Le 
vent  du  matin  soulevait  l'étoffe  légère  qui  recouvrait  cette  blanche 
et  frêle  poitrine,  comme  s'il  eût  voulu  y  ramener  le  souffle  de  vie 
qui  venait  de  s'en  échapper.  Graves  et  tristes,  mes  compagnons 
restaient  debout  devant  moi;  à  la  façon  dont  ils  contemplaient  cette 
scène  de  deuil,  je  vis  que  l'espoir  ne  m'était  plus  permis.  Ils  m'em- 
menèrent chez  eux  presque  privé  de  sentiment. 

Férizadé  fut  ensevelie  le  lendemain  à  l'endroit  même  où  elle  était 
«aorte.  Au  milieu  d'une  vallée  étroite,  creusée  en  forme  de  berceau, 
un  entassement  de  pierres  marque  sa  tombe.  Chaque  passant  se 
fait  un  devoir  d'ajouter  sa  pierre  à  ce  rustique  monument,  pareil  à 
celui  des  filles  des  patriarches  et  des  rois  pasteurs.  Quant  à  moi, 
je  restai  longtemps  encore  parmi  les  braves  gens  qui  m'avaient  re- 
cueilli; ce  n'est  qu'au  bout  de  plusieurs  mois  que  je  me  décidai  à 
reprendre  la  route  de  l'Europe. 

Albert  Etnaud. 


LE    PROBLEME 

DES  CAUSES  FINALES 

ET  LA  PHYSIOLOGIE  C0NTE5ÏP0RAINE 


l'industrie  de  l'homme  et  l'industrie  de  la  nature. 


I.  Harmonies  providentielles,  par  M.  Ch.  Lévêque.  —  II.  Leçons  sur  les  propriétés  des  tissus 
vivons,  par  M.  Claude  Bernard.  —  lll.  De  l'appropriation  des  parties  organiques  à  des  actes 
déterminés,  par  M.  Charles  Robin. 


Voilà  bien  des  siècles  que  l'on  prouve  l'existence  de  Dieu  par  les 
merveilles  de  la  nature  ou,  comme  s'expriment  les  philosophes,  par 
les  causes  finales.  Fénelon  a  développé  cette  preuve  avec  éloquence 
dans  un  livre  célèbre;  Cicéron  l'avait  exposée  avant  lui  et  presque 
dans  les  mêmes  termes;  plus  anciennement  encore  Socrate,  nous  le 
savons  par  Xénophon,  avait  fourni  le  premier  texte  que  Cicéron  et 
Fénelon  ont  développé,  et,  s'il  paraît  être  le  premier  philosophe 
qui  ait  employé  cet  argument,  il  est  vraisemblable  que  le  bon  sens 
populaire  l'avait  devancé.  Dans  les  temps  modernes,  nombre  de 
philosophes  et  de  savans  se  sont  appliqués  à  l'étude  des  causes 
finales  (1).  Cette  étude  même  a  donné  naissance  à  toute  une  science, 
la  théologie  physique,  laquelle,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  en 
Hollande,  en  Suisse,  a  produit  des  ouvrages  innombrables,  aussi 
instructifs  qu'intéressans.  Les  esprits  les  plus  libres  et  les  plus 

(1)  Cause  finale,  dans  la  langue  scolastique,  signifie  but.  La  preuve  des  causes 
finales  consiste  à  dire  qu'il  y  a  dans  la  nature  des  buts  et  des  moyens  appropriés  à 
ces  buts  :  ce  qui  implique  prévision  et  sagesse.  A  l'œuvre,  on  connaît  l'ouvrier. 


862  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

hardis  n'ont  pu  échapper  au  prestige  de  cette  preuve.  Voltaire, 
malgré  les  plaisanteries  de  Candide,  y  était  très  attaché,  et  ses 
amis  les  encyclopédistes  l'appelaient  en  le  raillant  le  cause -finalier. 
Un  argument  si  ancien  et  si  universel,  qui  a  pu  réunir  Fénelon 
et  Voltaire  dans  une  adhésion  commune,  que  Kant  lui-même,  tout 
en  îe  critiquant  à  certains  égards,  ne  mentionne  jamais  sans  une 
respectueuse  sympathie,  aura  toujours  une  force  persuasive  et  vic- 
torieuse; il  sera  toujours  utile  et  intéressant  de  le  remettre  sous 
les  yeux  des  hommes  en  l'appuyant  par  des  exemples  nouveaux. 
Toutes  les  générations  doivent  pouvoir  lire  les  Harmonies  de  la 
nature  dans  un  langage  approprié  à  l'état  de  la  science.  Aucun 
philosophe  ne  peut  regarder  comme  au-dessous  de  lui  une  œuvre 
qui  exige  à  la  fois  de  vastes  connaissances,  une  sérieuse  intelli- 
gence du  problème  et  un  tact  assez  exercé  pour  se  faire  accessible 
à  tous  sans  abaisser  la  dignité  de  la  science  et  sans  altérer  la  vé- 
rité des  faits.  Ce  sont  là  les  mérites  du  livre  récent  de  M.  Charles 
Lévêque  sur  les  Harmonies  providentielles ,  œuvre  écrite  à  la  fois 
avec  solidité  et  imagination.  Moins  brillant  que  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  l'auteur  est  plus  exact  et  mérite  plus  de  crédit.  Son  livre 
obtiendra  une  place  distinguée  parmi  les  bons  travaux  de  théologie 
physique,  plus  rares  en  France  que  dans  les  autres  pays.  Ceux  que 
nous  possédons  en  ce  genre  sont  d'ailleurs  en  généra!  plus  éloquens 
que  démonstratifs.  Le  Traité  de  l'existence  de  Dieu  de  Fénelon, 
par  exemple,  est  sans  doute  un  très  beau  livre;  mais  Fénelon,  char- 
mant écrivain,  métaphysicien  raffiné  et  profond,  n'était  pas  versé 
dans  les  sciences  :  les  faits  qu'il  cite  sont  peu  nombreux  et  beaucoup 
trop  vagues,  et  il  s'appuie  plus  souvent  sur  l'ignorance  que  sur  la 
science  pour  nous  faire  admirer  les  merveilles  de  la  nature.  Les 
Etudes  et  les  Harmonies  de  Bernardin  de  Saint- Pierre  sont  plus 
riches  de  faits,  l'auteur  a  sans  doute  une  science  variée  et  éten- 
due ;  seulement  c'est  une  science  aventureuse  et  poétique,  trop 
souvent  inexacte,  et  l'on  ne  peut  se  fier  à  des  affirmations  qui  sont 
ou  peuvent  être  à  chaque  pas  mêlées  d'erreurs.  Enfin  les  abus  ma- 
nifestes que  ces  deux  auteurs  ont  faits  des  causes  finales,  et  qui, 
chez  le  second,  vont  quelquefois  jusqu'au  ridicule,  compromettent 
sérieusement  la  cause  même  qu'ils  défendent.  Le  livre  de  M.  Charles 
Lévêque  au  contraire,  exempt  de  ces  défauts,  est  nourri  de  la 
science  la  plus  solide  ;  les  faits  y  sont  bien  choisis,  exposés  avec 
simplicité,  les  difficultés  ne  sont  pas  éludées,  et,  quoique  le  cadre 
du  livre  n'ait  pas  permis  une  discussion  complète,  elles  sont  abor- 
dées et  résolues  avec  netteté  et  précision.  On  dira  que  c'est  là  de 
la  philosophie  populaire.  C'est  un  grand  éloge.  La  vraie  philoso- 
phie est  celle  qui  sait  se  faire  toute  à  tous,  et  qui  peut  pai'ler  à  la 


LA   PHYSIOLOGIE    CONTEMPORAINE.  863 

fois  la  langue  de  l'école  et  celle  du  foyer.  Rien  de  plus  sublime  que 
la  philosophie  de  Platon,  et  en  même  temps  combien  elle  est  po- 
pulaire! Une  demi-réllexion  nous  éloigne  de  la  philosophie  popu- 
laire; une  réflexion  plus  profonde  nous  y  ramène.  Bossuet  a  dit  : 
«  Malheur  à  la  connaissance  stérile  qui  ne  se  tourne  pas  à  aimer  !  » 
On  peut  dire  aussi  :  Malheur  à  la  philosophie  pure  qui  ne  se  tourne 
pas  à  l'instruction  et  à  l'amélioration  des  hommes  ! 

Cependant  la  critique  et  la  dialectique  ne  perdent  pas  leurs 
droits.  La  philosophie  populaire  va  surtout  aux  résultats;  la  philo- 
sophie savante  recherche  et  sonde  les  principes.  Toute  la  théo- 
logie physique  repose  sur  l'analogie  de  l'industrie  humaine  et  de 
l'industrie  de  la  nature,  de  l'art  humain  et  de  l'art  de  la  nature. 
Les  cause-finaliers  ne  tarissent  pas  en  comparaisons  de  ce  genre  : 
c'est  un  palais,  c'est  une  statue,  c'est  un  tableau,  c'est  une  montre. 
A  chacun  de  ces  exemples,  Fénelon  se  demande  si  ce  peut  être  un 
effet  du  hasard;  puis,  revenant  à  l'univers,  il  nous  le  décrit  plus 
beau  qu'un  palais,  plus  savamment  combiné  qu'aucune  machine 
humaine,  et  de  la  perfection  de  l'œuvre  il  conclut  à  la  perfection 
de  l'ouvrier.  Voltaire  ne  voyait  aussi  dans  l'univers  qu'une  «  hor- 
loge, ))  et  il  s'étonnait  qu'on  pût  croire  «  que  cette  horloge  n'avait 
pas  d'horloger.  »  De  telles  analogies  sont-elles  fondées?  La  science 
vient-elle  ici  à  l'appui  de  la  philosophie  ou  lui  est-elle  contraire  ? 
Nous  permet-elle  de  supposer  à  la  cause  universelle  des  desseins 
et  des  combinaisons,  ou  nous  interdit-elle  cette  hypothèse  ?  Mous 
avons  l'habitude  d'attacher  un  grand  prix  à  ces  confrontations  de 
la  philosophie  et  de  la  science,  et  il  nous  semble  qu'elles  sont  tou- 
jours d'un  grand  profit  pour  l'une  et  pour  l'autre.  Interrogeons  donc 
les  sciences,  et  entre  les  sciences  celle-là  surtout  qui  paraît  être 
le  domaine  propre  de  la  cause  finale  ;  consultons,  sur  la  question 
qui  nous  occupe,  les  maîtres  les  plus  autorisés  de  la  physiologie 
contemporaine. 

I. 

L'ancienne  physiologie,  suivant  les  traces  de  Galien,  s'occupait 
principalement  de  ce  que  l'on  appelait  V usage  des  parties,  c'est-à- 
dire  de  l'utilité  des  organes  et  de  leur  appropriation  aux  fonctions; 
frappée  de  cette  admirable  concordance  qui  existe  la  plupart  du 
temps  entre  la  disposition  de  l'organe  et  l'usage  auquel  il  sert,  elle 
pensait  que  la  structure  de  l'organe  en  révèle  l'usage,  comme  dans 
l'industrie  humaine  la  structure  d'une  machine  peut  en  faire  a 
priori  reconnaître  le  but.  L'anatomie  était  considérée  comme  la 
clé  de  la  physiologie;  par  le  moyen  du  scalpel,  on  démêlait  la  forme 


SQll  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

et  la  structure  des  organes,  et  l'on  déduisait  de  là  les  usages  de 
ces  organes.  Quelquefois  ces  déductions  conduisaient  à  de  vraies 
découvertes  :  c'est  ce  qui  est  arrivé  à  Harvey  pour  la  circulation  du 
sang;  d'autres  fois  ces  déductions  conduisaient  à  l'erreur,  le  plus 
souvent  on  croyait  déduire  ce  qu'en  réalité  on  ne  faisait  qu'obser- 
ver. On  conçoit  le  rôle  considérable  que  jouait  le  principe  des  causes 
finales  dans  cette  physiologie. 

S'il  en  faut  croire  les  maîtres  actuels  de  la  science  (1),  cette 
méthode,  qui  subordonne  la  physiologie  à  l'anatomie,  qui  déduit 
les  usages  et  les  fonctions  de  la  structure  des  organes,  et  qui 
est  par  conséquent  plus  ou  moins  inspirée  par  le  principe  des 
causes  finales,  cette  méthode  a  fait  son  temps;  elle  est  devenue 
inféconde,  et  une  méthode  plus  philosophique  et  plus  profonde 
a  dû  lui  être  substituée.  Rien  de  plus  contraire  à  l'observation 
que  d'affirmer  que  la  structure  d'un  organe  en  fait  deviner  le  rôle. 
On  avait  beau  connaître  à  fond  la  structure  du  foie,  il  était  im- 
possible d'en  déduire  les  fonctions,  ou  du  moins  l'une  des  fonc- 
tions, à  savoir  la  sécrétion  du  sucre.  La  structure  des  nerfs  ne 
révélera  jamais  à  qui  que  ce  soit  que  ces  organes  soient  destinés  à 
transmettre  soit  le  mouvement,  soit  la  sensibilité.  De  plus,  les 
mêmes  fonctions  peuvent  s'exercer  par  les  organes  les  plus  diffé- 
rens  de  structure.  La  respiration,  par  exemple,  s'exercera  ici  par 
les  poumons,  là  par  des  trachées,  même,  chez  certains  animaux, 
par  la  peau,  chez  les  plantes  par  les  feuilles.  Réciproquement  les 
mêmes  organes  serviront  chez  difierens  animaux  à  accomplir  les 
fonctions  les  plus  différentes;  ainsi  la  vessie  natatoire  des  poissons, 
qui  est  le  véritable  analogue  des  poumons  chez  les  mammifères, 
ne  sert  en  rien  ou  presque  en  rien  à  la  respiration,  et  n'est  qu'un 
organe  de  sustentation  et  d'équilibre.  Enfin,  dans  les  animaux  in- 
férieurs, les  organismes  ne  sont  nullement  différenciés;  une  seule 
et  même  structure  homogène  et  amorphe  contient  virtuellement 
l'aptitude  à  produire  toutes  les  fonctions  vitales,  digestion,  respi- 
ration, reproduction,  locomotion,  etc. 

De  ces  considérations,  M.  Claude  Bernard  conclut  que  la  struc- 
ture des  organes  n'est  qu'un  élément  secondaire  en  physiologie, 
bien  plus,  que  l'organe  lui-même  n'est  encore  qu'un  objet  secon- 
daire, et  qu'il  faut  aller  plus  loin,  plus  avant,  pénétrer  plus  profon- 
dément pour  découvrir  les  lois  de  la  vie.  L'organe  aussi  bien  que 
la  fonction  n'est  qu'une  résultante.  Dans  l'ordre  inorganique,  tolis 
les  corps  que  présente  la  nature  sont  toujours  des  corps  composés, 

(1)  Voyez  les  Cours  de  MM.  Claude  Bernard  et  Charles  Robin  dans  la  Revue  des 
cours  scientifiques,  1. 1",  18C3-1864. 


LA    PHYSIOLOGIE    CONTEMPORAINE.  865 

ramenés  par  la  chimie  à  des  élémens  simples;  de  même^  dans 
l'ordre  de  la  vie,  les  organes  sont  des  composés  dont  la  physiolo- 
gie doit  reche'-cher  les  élémens.  Cette  révolution  a  été  opérée  par 
l'immortel  Bichat.  C'est  lui  qui  a  eu  la  pensée  de  rechercher  et 
d'étudier  les  preaiiers  élémens  de  l'organisation,  qu'il  appelle  les 
tissus.  Les  tissus  ne  sont  pas  les  organes  :  un  même  organe  peut 
être  composé  de  plusieurs  tissus;  un  même  tissu  peut  servir  à 
plusieurs  organes.  Les  tissus  sont  doués  de  propriétés  élémen- 
taires qui  leur  sont  inhérentes,  immanentes,  spécifiques  :  il  n'est 
pas  plus  possible  de  déduire  a  priori   les  propriétés  des  tissus 
qu'il  n'est  possible  de  déduire  celles  de  l'oxygène;  l'observation  et 
l'expérience  seules  peuvent  les  découvrir.  Pour  la  physiologie  phi- 
losophique ou  physiologie  générale,  le  seul  objet  est  donc  la  dé- 
termination des  propriétés  élémentaires  des  tissus  vivans.  C'est  à  la 
physiologie  descriptive  de  montrer  comment  ces  tissus  sont  com- 
binés en  différens  organes  suivant  les  différentes  espèces  d'animaux, 
et  d'expliquer  les  fonctions  par  le  jeu  de  ces  propriétés  élémentaires 
de  la  matière  vivante,  dont  elles  ne  sont  que  les  résultantes.  Partout 
où  entre  tel  tissu,  il  y  entre  avec  telle  propriété;  le  tissu  musculaire 
sera  partout  doué  de  la  propriété  de  se  contracter,  le  tissu  nerveux 
sera  partout  doué  de  la  propriété  de  transmettre  des  sensations  ou 
des  mouvemens.  Les  tissus  à  leur  tour  ne  sont  pas  les  derniers  élé- 
mens de  l'organisation;  au-delà  des  tissus,  on  découvre  le  véritable 
élément  organique,  qui  est  la  cellule.  Ainsi  les  fonctions  des  or- 
ganes ne  seront  plus  que  les  diverses  actions  des  cellules  qui  les 
constituent.  On  voit  par  là  que  la  forme  et  la  structure,  quelque  im- 
portantes qu'elles  soientaupoint  de  vue  de  la  physiologie  descriptive, 
ne  jouent  plus  qu'un  rôle  secondaire  dans  la  physiologie  générale. 
Un  autre  physiologiste,  M.  Charles  Robin,  dont  l'autorité  en  his- 
tologie et  en  micrographie  est  bien  connue,  exprime  sur  cette  ma- 
tière des  idées  analogues  à  celles  de  M.  Claude  Bernard,  et  même 
va  plus  loin  que  lui.  M.  Claude  Bernard,  tout  en  Hmitant  la  science 
à  la  recherche  des  propriétés  élémentaires  de  la  matière  vivante, 
n'exclut  nullement  l'idée  d'une  mécanique  savante  dans  la  con- 
struction de  l'organisme.  Pour  M.  Robin  au  contraire,  c'est  une 
idée  surannée  et  tout  à  fait  fausse  de  se  représenter  l'organisation 
comme  une  machine.  Cette  opinion,  répandue  et  mise  en  faveur 
par  l'école  de  Descartes,  a  été  exprimée  en  ces  termes  par  un  cé- 
lèbi'e  médecin  anglais,  Hunter  ;  «  l'organisme,  disait-iî,  se  ramène 
à  ridée  da  l'association  mécanique  des  pariies.  »  C'est  ce  qui  ne 
peut  être  soutenu  dans  l'état  actuel  de  la  science.  On  serait  en  effet 
par  là  conduit  à  penser  qu'il  peut  y  avoir  organisation  sans  qu'il  y 
ait  vie;  ainsi,  suivant  Hunter,  un  cadavre,  tant  que  les  élémens 

TOME  cm.  —  1873.  S5 


8G6  REFUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'en  sont  pas  désassociés,  serait  aussi  bien  organisé  qu'un  corps  vi- 
vant. Grave  erreur!  L'organisation  ne  peut  exister  sans  ses  pro- 
priétés essentielles,  et  c'est  l'ensemble  de  ces  propriétés  en  action 
que  l'on  appelle  la  vie.  L'exemple  des  fossiles  prouve  suffisamment 
que  la  structure  mécanique  n'est  qu'une  des  conséquences  de  l'or- 
ganisation, mais  n'est  pas  l'organisation  elle-même.  Dans  les  fos- 
siles en  effet,  la  forme  et  la  structure  persistent  indéfiniment,  quoi- 
que les  principes  immédiats  qui  les  constituaient  aient  été  détruits 
et  remplacés  molécule  à  molécule  par  la  fossilisation;  il  ne  reste  pas 
trace  de  la  matière  de  l'animal  ou  de  la  plante,  bien  qve  la  struc- 
ture en  soit  mathématiquement  conservée  jusque  dans  ses  moin- 
dres détails.  On  croit  toucher  un  être  qui  a  vécu,  qui  est  encore 
organisé,  et  l'on  n'a  sous  les  yeux  que  de  la  matière  brute.  Non- 
seulement  la  structure  ou  combinaison  mécanique  peut  subsister 
sans  qu'il  y  ait  organisation,  mais  réciproquement  l'organisation 
peut  exister  avant  tout  arrangement  mécanique.  Pour  le  bien  faire 
comprendre,  le  savant  physiologiste  ramène  à  une  échelle  graduée 
la  complication  croissante  des  parties  de  l'organisme  ;  au  plus  bas 
degré  sont  les  clâmens  anatomiqucs  ou  cellules  y  au-dessus  les  tissus, 
puis  les  organes,  puis  les  appareils,  enfin  les  organismes  complets. 
Un  organisme,  par  exemple  un  animal  dans  l'ordre  élevé,  est  com- 
posé d'appareils  différens,  dont  les  actes  s'appellent  des  fonctions; 
ces  appareils  sont  formés  d'organes  différens,  qui  en  vertu  de  leur 
conformation  ont  tel  ou  tel  usage;  ces  organes  à  leur  tour  sont 
composés  de  tissus  dont  l'arrangement  s'appelle  texture  ou  struc- 
ture, et  qui  ont  des  pîvjyriétés;  ces  tissus  enfin  sont  faits  eux-mêmes 
d'élémens  ou  cellules,  qui  tantôt  se  présentent  avec  une  certaine 
structure  et  une  configuration  déterminée  (telles  que  le  corps  de  la 
cellule,  le  noyau,  le  nucléole),  et  prennent  le  nom  d'élémens  orga- 
niques figurés,  tantôt  se  présentent  sans  aucune  structure,  comme 
substance  amorphe,  homogène  :  telles  sont  la  moelle  des  os,  la 
substance  grise  du  cerveau,  etc. 

Suivant  M.  Robin,  ce  qui  caractérise  essentiellement  l'organisa- 
tion, ce  n'est  donc  pas  la  structure  mécanique,  c'est  un  certaia  mode 
d'association  moléculaire  entre  les  principes  immédiats  (1);  aussitôt 
que  ce  mode  d'association  moléculaire  existe,  la  substance  organi- 
sée avec  ou  sans  structure,  configurée  ou  amorphe,  est  douée  des 
propriétés  essentielles  de  la  vie.  Ces  propriétés  sont  au  nombre  de 
cinq  :  nutrition,  accroissement,  reproduction,  contraction,  ini^r- 
vation.  Les  cinq  propriétés  vitales  ou  essentielles  à  l'être  vivant  ne 

(1)  On  appelle  principes  immédiats  des  composés  chimiques,  ternaires  ou  quater- 
naires, propres,  ou  presque  exclusivement  propres  aux  êtres  organisés. 


.     LA    PHYSIOLOGIE    CONTEMPORAINE.  867 

se  trouvent  pas  dans  tous  les  êtres  vivans  ;  mais  elles  peuvent  se 
rencontrer  dans  tous,  indépendamment  de  toute  structure  méca- 
nique. L'étude  des  organes  et  de  leurs  fonctions  n'est  donc  que 
l'étude  des  combinaisons  diverses  des  élémens  organiques  et  de 
leurs  propriétés. 

Si  l'on  considère  maintenant  les  propriétés  vitales  et  la  pre- 
mière de  toutes,  la  nutrition,  on  verra  encore  plus  clairement  la 
différence  essentielle  qui  existe  entre  l'organisation  et  une  ma- 
chine. En  effet,  dans  une  machine  chacune  des  molécules  reste 
fixe  et  immobile  moléculairement,  sans  évolution.  Si  quelque  chan- 
gement de  ce  genre  se  manifeste,  il  amène  la  destruction  du 
mécanisme;  au  contraire  au  changement  moléculaire  est  attachée 
la  condition  môme  d'existence  de  l'organisme.  Le  mode  d'associa- 
tion moléculaire  des  principes  immédiats,  dans  l'organisation, 
permet  la  rénovation  incessante  des  matériaux  sans  amener  la 
destruction  des  organes;  bien  plus,  ce  qui  caractérise  l'organisa- 
tion, c'est  précisément  l'idée  d'évolution,  de  transformation,  de 
développement,  toutes  idées  incompatibles  et  inconciliables  avec  la 
conception  d'une  structure  mécanique. 

En  résumant  le  sens  général  des  théories  physiologiques  que 
nous  venons  d'exposer,  et  qui  paraissent  les  plus  appropriées  à 
l'état  de  la  science,  on  voit  que  non-seulement  la  physiologie  s'af- 
franchit de  plus  en  plus,  dans  ses  méthodes,  du  principe  des  causes 
finales,  mais  encore  que,  dans  ses  doctrines,  elle  se  préoccupe  de 
moins  en  moins  de  la  forme  et  de  la  structure  des  organes,  et  de 
leur  appropriation  mécanique  à  la  fonction  :  ce  ne  seraient  plus  là 
en  quelque  sorte  que  des  considérations  littéraires.  Les  corps  or- 
ganisés, les  appareils  qui  composent  ces  corps,  les  organes  qui 
composent  ces  appareils  ne  sont  plus  que  des  résultantes  et  des 
complications  de  certains  élémens  simples  ou  cellules  dont  on  doit 
rechercher  les  propriétés  fondamentales,  comme  les  chimistes  étu- 
dient les  propriétés  des  corps  simples  :  le  problème  physiologique 
sera  donc,  non  plus,  comme  au  temps  de  Galien,  l'usage  ou  l'utilité 
des  parties,  mais  le  mode  d'action  de  chaque  élément  ainsi  que  les 
conditions  physiques  et  chimiques  qui  déterminent  ce  mode  d'ac- 
tion. D'après  les  anciennes  idées,  l'objet  que  le  savant  poursuivait 
dans  ses  recherches,  c'était  l'animal,  ou  l'homme,  ou  la  plante;  au- 
jourd'hui c'est  la  cellule  nerveuse,  la  cellule  motrice,  la  cellule 
glandulaire,  chacune  étant  considérée  comme  douée  d'une  vie 
propre,  individuelle,  indépendante.  L'animal  n'est  plus  un  être  vi- 
vant, c'est  un  assemblage  d'êtres  vivans,  c'est  une  colonie;  quand 
l'animal  meurt,  les  élémens  meurent  l'un  après  l'autre.  C'est  un  as- 
semblage de  petits  moi,  auxquels  même  quelques-uns  vont  jusqu'à 


868  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prêter  une  sorte  de  conscience  sourde,  analogue  aux  perceptions 
obscures  des  monades  leibniziennes.  En  se  plaçant  à  ce  point  de 
vue,  il  semble  que  la  vieille  comparaison  des  philosophes  entre 
les  organes  et  les  instrumens  de  l'industrie  humaine  ne  soit  plus 
qu'une  idée  superficielle  et  surannée  qui  ne  sert  à  rien  dans  l'é- 
tat actuel  de  la  science.  11  semble  que  la  finalité,  abandonnée  de- 
puis si  longtemps  dans  l'ordre  physique  et  chimique,  soit  des- 
tinée aussi  à  devenir  en  physiologie  un  phénomène  secondaire  et 
sans  portée.  Si  en  effet  une  substance  amorphe  est  capable  de  se 
nourrir,  de  se  reproduire,  de  se  mouvoir,  si  d'un  autre  côte,  comme 
dans  les  nerfs,  on  ne  peut  surprendre  aucune  relation  possible  entre 
la  structure  et  la  fonction,  que  reste-t-il,  si  ce  n'est  à  constater 
que  dans  telle  condition  telle  substance  a  la  propriété  de  se  nour- 
rir, telle  autre  la  propriété  de  sentir,  de  même  que  l'on  établit  en 
chimie  que  l'oxygène  a  la  propriété  de  brûler  et  le  chlore  la  pro- 
priété de  désinfecter:  en  un  mot,  il  ne  reste  plus  que  des  causes  et 
des  effets,  et  rien  qui  ressemble  à  des  moyens  et  des  buts. 

Tandis  que  la  physiologie  moderne,  sur  les  traces  ae  Bichat,  né- 
gligeait la  structure  et  l'usage  des  parties  pour  considérer  les  élé- 
mens  organiques,  l'anatomie,  sur  les  traces  do  Geoffroy  Saint-Hi- 
laire,  négligeait  également  la  forme  superficielle  des  organes  pour 
considérer  surtout  les  élémens  anatomiques  et  leurs  connexions.  La 
loi  des  connexions  reoose  sur  ce  fait,  qu'un  organe  est  toujours 
dans  un  rapport  constant  de  situation  avec  tel  autre  organe  donné, 
lequel  à  son  tour  est  dans  un  rapport  constant  de  situation  avec  un 
autre,  de  sorte  que  la  situation  peut  servir  à  reconnaître  l'organe, 
sous  quelque  forme  qu'il  se  présente.  Si  vous  négligez  ce  lien  phy- 
sique qui  relie,  suivant  une  loi  fixe,  un  organe  à  un  autre,  vous 
vous  laisserez  surprendre  par  les  apparences,  vous  attacherez  une 
importance  exagérée  aux  formes  des  organes  et  à  leurs  jsages,  et 
ces  différences,  si  frappantes  pour  les  yeux  superficiels,  vous  cache- 
ront l'essence  même  de  l'organe;  les  analogies  disparaîtront  sous 
les  différences;  on  verra  autant  de  types  distincts  que  de  formes  ac- 
cidentelles :  l'unité  de  l'animal  abstrait  qui  se  cache  sous  la  diver- 
sité des  formes  organiques  s'évanouira.  Si  au  contraire  vous  fixez 
l'idée  d'un  organe  par  ses  connexions  précises  et  certaines  avec  les 
organes  avoisinans,  vous  êtes  sûr  de  ne  pas  le  perdre  de  vue,  quel- 
que forme  qu'il  affecte.  Vous  avez  un  fil  conducteur  qui  vous  per- 
met de  reconnaître  le  type  sous  toutes  ses  modifications,  et  c'est 
ainsi  que  vous  arrivez  à  la  vraie  philosophie  de  l'apimalité.  Ainsi 
l'anatomie,  comme  la  physiologie,  cherchait  le  simple  dans  le  com- 
posé. L'une  et  l'autre  déterminaient  ces  élémens  simples  par  des 
rapports  d'espace  et  de  temps,  soit  en  indiquant  la  place  fixe  qu'ils 


LA   PHYSIOLOGIE   CONTEMPORAINE.  869 

occupent  dans  l'organisation,  soit  en  décrivant  les  phénomènes  con- 
sécutifs qui  sont  liés  avec  eux  d'une  manière  constante.  On  recon- 
naît ici  la  rigoureuse  méthode  de  la  science  moderne,  dont  l'eflort 
est  de  se  dégager  de  plus  en  plus  de  toute  idée  préconçue  et  se 
réduit  à  constater  des  relations  déterminées  et  constantes  entre 
les  faits  et  les  conditions  antécédentes. 

Il  n'apparUent  pas  à  la  philosophie  de  contester  à  la  science  ses 
méthodes  et  ses  principes,  et  d'ailleurs  il  est  de  toute  vérité  que 
l'objet  de  la  science  est  de  retrouver  dans  les  faits  complexes  de  la 
nature  les  faits  simples  qui  servent  à  les  composer.  On  ne  peut 
donc,  à  tout  point  de  vue,  qu'encourager  la  science  à  la  recherche 
des  élémens  simples  de  la  machine  organisée.  Mais,  si  la  science  a 
le  droit  et  peut-être  le  devoir  d'exclure  toute  recherche  qui  n'a 
pas  pour  objet  les  causes  secondes  et  prochaines,  s'ensuit-il  que  la 
philosophie  et  en  général  l'esprit  humain  doivent  se  borner  à  ces 
causes,  s'interdire  toute  réflexion  sur  le  spectacle  que  nous  avons 
devant  les  yeux  et  sur  la  pensée  qui  a  présidé  à  la  composition  des 
êtres  organisés ,  si  toutefois  une  telle  pensée  y  a  réellement  pré- 
sidé. II  est  facile  de  montrer  que  cette  recherche  n'est  nullement 
exclue  par  les  considérations  précédentes.  Nous  n'avons  en  effet 
qu'à  supposer  que  l'organisation  soit,  comme  nous  le  pensons, 
une  œuvre  préparée  avec  [art,  et  dans  laquelle  les  moyens  ont 
été  prédisposés  pour  des  buts;  eh  bien!  même  dans  cette  hypo- 
thèse, il  serait  encore  vrai  de  dire  que  la  science  doit  pénétrer 
au-delà  des  formes  et  des  usages  des  organes  pour  rechercher  les 
élémens  dont  ils  sont  composés  et  en  déterminer  la  nature,  soit 
par  leur  situation  anatomique,  soit  par  leur  composition  chimique, 
et  ce  sera  toujours  le  devoir  de  la  science  de  montrer  quelles  sont 
les  propriétés  essentielles  inhérentes  à  ces  élémens.  La  recherche 
des  fins  n'exclut  donc  pas  celle  des  propriétés,  et  même  la  sup- 
pose, et  la  recherche  de  l'appropriation  mécanique  des  organes 
n'exclut  pas  davantage  l'étude  de  leurs  connexions.  Y  eût-il,  comme 
nous  le  croyons ,  une  pensée  dans  la  nature  (pensée  consciente  ou 
inconsciente,  immanente  ou  transcendante,  peu  importe  en  ce  mo- 
ment), cette  pensée  ne  pourrait  se  manifester  que  par  des  moyens 
matériels,  enchaînés  suivant  des  rapports  d'espace  et  de  temps  (1); 
la  science  n'aurait  même  alors  d'autre  objet  que  de  montrer  l'en- 

(1)  Nous  négligeons  ici,  pour  la  simplicité  de  la  discussion,  toute  recherche  sur  la 
cause  première  des  m03^ens  et  des  buts  dans  la  nature.  Nos  argumens  valent  au  point 
de  vue  panthéiste  aussi  bien  qu'au  point  de  vue  déiste,  et  ne  sont  dirigés  que  contre 
le  pur  mécanisme  qui  exclut  toute  finalité,  instinctive  ou  providentielle,  interne  ou 
externe. 


870  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chaînement  de  ces  moyens  matériels  suivant  les  lois  de  la  coexis- 
tence ou  de  la  succession.  L'expérimentation  aidée  du  calcul  ne 
peut  rien  faire  de  plus,  et  tout  ce  qui  va  au-delà  n'est  plus  science 
positive,  mais  philosophie,  pensée,  réflexion,  choses  toutes  diffé- 
rentes. Sans  doute,  la  pens^ée  philosophique  se  mêle  toujours  plus 
ou  moins  à  la  science,  surtout  dans  l'ordre  des  êtres  organisés; 
mais  la  science  essaie  avec  raison  de  s'en  dégager  pour  ramener  le 
problème  à  des  rapports  susceptibles  d'être  déterminés  par  l'expé- 
rience. Il  ne  résulte  pas  de  Là  que  la  pensée  doive  s'abstenir  de  re- 
chercher le  sens  des  choses  complexes  qui  sont  devant  nos  yeux, 
et  si  elle  y  retrouve  quelque  chose  d'analogue  à  elle-même,  elle 
ne  doit  pas  s'interdire  de  le  reconnaître  et  de  le  proclamer,  parce 
que  la  science,  dans  sa  sévérité  rigoureuse  et  légitime,  se  refuse  à 
elle-même  de  telles  considérations. 

Cherchez  en  effet  un  moyen  de  soumettre  à  l'expérience  et  au 
calcul  (seuls  procédés  rigoureux  de  la  science)  la  pensée  de  l'uni- 
vers, dans  le  cas  où  une  telle  pensée  y  présiderait.  Quand  l'intelli- 
gence a  pour  se  manifester  des  signes  analogues  aux  nôtres,  elle 
peut  se  faire  reconnaître  par  de  tels  sigjpes  ;  mais  une  œuvre  d'art, 
qui  par  elle-même  n'est  pas  intelligente,  et  qui  n'est  que  l'œuvre 
d'une  intelligence  (ou'  de  quelque  chose  d'analogue),  cette  œuvre 
d'art  n*a  aucua  signe,  aucune  parole  pour  nous  avertir  qu'elle  est 
une  œuvre  d'art  et  non  la  simple  résultante  de  causes  complexes 
et  aveugles.  Un  liomma  parle,  et  nous  avons  par  là  des  moyens  de 
savoir  que  c'est  un  hoinme;  mais  un  automate  ne  parle  pas,  et  ce 
n'est  que  par  analogie,  par  comparaison,  par  interprétation  induc- 
tive,  que  nous  pouvons  savoir  que  cet  automate  n'est  pas  un  jeu 
de  la  nature.  Ainsi  en  est-il  des  œuvres  naturelles  :  fussent-elles 
l'œuvre  d'une  pensée  prévoyante,  ou,  si  l'on  veut,  d'un  art  latent 
et  occulte,  analogue  à  l'instinct,  ces  œuvres  de  la  nature  n'ont  au- 
cun moyen  de  nous  faire  savoir  qu'elles  sont  des  œuvres  d'art,  et 
ce  ne  peut  être  que  par  comparaison  avec  les  nôtres  que  nous  en 
jugeons  ainsi.  La  pensée  dans  l'univers,  en  supposant  qu'elle  se 
manifestât  d'une  manière  quelconque,  ne  pourrait  donc  jamais  être 
reconnue  autrement  que  de  la  manière  où  nous  prétendons  y  arri- 
ver, c'est-à-dire  par  l'induction  analogique,  jamais  elle  ne  sera 
objet  d'expérience  et  de  calcul  :  par  conséquent  la  science  pourra 
toujours  en  faire  abstraction,  si  elle  le  veut;  mais,  parce  qu'elle  en 
aura  fait  abstraction  et  qu'au  lieu  de  chercher  la  signiP cation  ra- 
tionnelle des  choses  elle  se  sera  contentée  d'en  montrer  l'enchaîne- 
ment physique,  peut-elle  croire,  sans  une  illusion  inexplicable, 
qu'elle  a  écarté  et  réfuté  toute  supposition  téléologique?  Montrer, 
comme  elle  le  fait,  que  ces  machines  apparentes  se  réduisent  à  des 


LA    PHYSIOLOGIE    CONTEMPORAINE.  871 

élémens  doués  de  telles  propriétés,  ce  n'est  nullement  démontrer 
que  ces  machines  ne  sont  pas  l'œuvre  d'une  industrie  ou  d'un  art 
dirigés  vers  un  J3ut,  car  cette  industrie  (réfléchie  ou  non)  ne  peut 
en  toute  hypothèse  construire  des  machines  qu'en  se  servant  d' élé- 
mens dont  les  propriétés  sont  telles  qu'en  se  combinant  ils  produisent 
les  effets  voulus.  Les  causes  finales  ne  sont  pas  des  miracles,  ce 
ne  sont  pas  des  effets  sans  causes.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'en 
remontant  des  organes  à  leurs  élémens  on  trouve  les  propriétés 
primordiales  dont  la  combinaison  ou  la  distribution  produit  ces 
effets  complexes  que  l'on  appelle  des  fonctions  animales.  L'art  le 
plus  subtil  et  le  plus  savant,  fût-ce  l'art  divin,  ne  produira  jamais 
un  tout  qu'en  employant  des  élémens  doués  des  propriétés  qui 
rendent  possible  ce  tout.  Le  problème,  pour  le  penseur,  est  d'expli- 
quer comment  ces  élémens  ont  pu  se  coordonner  et  se  distribuer 
de  manière  à  produire  ces  résultantes  finales  que  nous  appelons  une 
plante,  un  animal,  un  homme. 

Puisque  nous  maintenons  comme  légitime  la  vieille  comparaison 
aristotélique  entre  l'art  et  la  nature,  faisons  voir  sur  un  exemple, 
emprunté  à  l'industrie  humaine,  comment  la  méthode  physiolo- 
gique des  élémens  vitaux  n'exclut  nullement  l'hypothèse  de  la 
finalité.  Soit  un  instrument  de  musique  dont  nous  ne  connaîtrions 
pas  l'usage,  et  sans  que  rien  nous  avertît  que  c'est  l'œuvre  de  l'art 
humain;  si  quelqu'un,  dans  cette  ignorance  de  la  vraie  cause,  ve- 
nait cependant  à  supposer  que  c'est  une  machine  disposée  pour 
servir  à  l'art  du  musicien,  ne  pourrait-on  pas  lui  dire  que  c'est 
là  une  explication  superficielle  et  toute  populaire,  que  peu  im- 
porte la  forme  et  l'usage  de  cet  irstrument,  que  l'analyse,  en 
le  réduisant  à  ses  élémens  anatomiques,  n'y  voit  autre  chose  qu'un 
ensemble  de  cordes,  de  bois,  d'ivoire,  que  chacun  de  ces  élé- 
mens a  des  propriétés  essentielles  immanentes  :  les  cordes,  par 
exemple,  ont  celle  de  vibrer,  et  cela  dans  leurs  plus  petites  par- 
ties (leurs  cellules);  le  bois  a  la  propriété  de  résonner,  les  tou- 
ches en  mouvement  ont  la  propriété  de  frapper  et  de  déterminer 
les  sons  par  la  percussion,  etc.  Qu'y  a-t-il  d'étonnant,  dirait-on,  à 
ce  que  cette  machine  produise  tel  effet,  par  exemple  fa^^se  entendre 
une  succession  de  sons  harmoniques,  puisqu'on  définitive  les  élé- 
mens qui  la  composent  ont  les  propriétés  nécessaires  pour  produire 
cet  effet?  Quant  à  la  combinaison  de  ces  élémens,  il  faut  l'attribuer 
à  des  circonstances  heureuses  qui  ont  amené  cette  résultante  si  ana- 
logue à  une  œuvre  préconçue.  Qui  ne  voit  qu'en  ramenant  ce  tout 
complexe  à  ses  élémens  et  à  leurs  propriétés  essentielles  on  n'au- 
rait rien  démontré  contre  la:  finalité  de  l'instrument,  puisqu'elle  y 
réside  en  effet,  et  qu'elle  exige  précisément,  pour  que  le  tout  soit 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

apte  à  produire  l'effet  voulu,  que  les  élémens  aient  les  propriétés 
que  l'on  y  reconnaît? 

Les  savans  sont  en  général  trop  portés  à  confondre  la  doctrine 
de  la  cause  finale  avec  l'hypothèse  d'une  force  occulte  agissant  sans 
moyens  physiques ,  comme  un  deus  ex  machina.  Ces  deux  hypo- 
thèses, loin  de  se  réduire  l'une  à  l'autre,  se  contredisent  for- 
mellement, car  celui  qui  dit  but  dit  en  même  temps  moyen,  et  par 
conséquent  cause  apte  à  produire  tel  effet.  Découvrir  cette  cause, 
ce  n'est  nullement  détruire  l'idée  du  but,  c'est  au  contraire  mettre 
au  jour  la  condition  sine  qua  non  de  la  production  du  but.  Pour 
éclaifcir  cette  distinction,  citons  un  bel  exemple  emprunté  encore 
à  M.  Claude  Bernard.  Comment  se  fait-il,  nous  dit  cet  éminent  phy- 
siologiste, que  le  suc  gastrique,  qui  dissout  tous  les  alimens,  ne 
dissolve  pas  l'estomac  lui-même,  qui  est  précisément  de  la  même 
nature  que  les  alimens  dont  il  se  nourrit?  On  a  fait  intervenir  ici 
pendant  longtemps  la  force  vitale,  c'est-à-dire  une  cause  occulte 
qui  suspendrait  en  quelque  sorte  les  propriétés  des  agens  naturels 
pour  les  empêcher  de  produire  leurs  effets  nécessaires.  La  force  vi- 
tale interdirait  donc,  par  une  sorte  de  veto  moral,  au  suc  gastrique 
de  toucher  à  l'estomac.  On  voit  que  ce  serait  un  véritable  mJracle; 
mais  il  n'y  a  rien  de  semblable.  Tout  s'explique  lorsque  l'on  sait  que 
l'estomac  est  tapissé  d'un  enduit  ou  vernis  inattaquable  à  l'action 
du  suc  gastrique,  et  qui  protège  contre  lui  les  parois  qu'il  couvre. 
Qui  ne  voit  qu'en  réfutant  l'omnipotence  de  la  force  vitale,  bien 
loin  d'avoir  affaibli  le  principe  de  finalité,  on  lui  a  donné  précisé- 
ment un  merveilleux  concours?  Qu'aurait  pu  faire  l'art  le  plus  ac- 
compli pour  protéger  les  parois  stomacales,  sinon  inventer  une  pré- 
caution semblable  à  celle  qui  existe  en  réalité?  Et  quelle  rencontre 
surprenante,  qu'un  organe  destiné  à  sécréter  et  à  employer  un 
agent  des  plus  dangereux  pour  lui-même  se  trouve  précisément 
armé  d'une  tunique  protectrice,  qui  a  dû  toujours  coexister  avec 
lui,  puisque  autrement  il  eût  été  détruit  avant  d'avoir  eu  le  temps 
de  se  procurer  cette  défense,  ce  qui  exclut  l'hypothèse  des  longs 
tâtonnemens  et  des  rencontres  heureuses  ! 

Les  causes  finales  n'écartent  donc  pas,  elles  exigent  au  contraire 
les  causes  physiques;  réciproquement  les  causes  physiques  n'ex- 
cluent pas,  mais  réclament  les  causes  finales.  C'est  ce  que  Leibniz 
a  exprimé  en  termes  d'une  remarquable  précision.  «  Il  est  bon  de 
concilier,  dit-il,  ceux  qui  espèrent  d'expliquer  mécaniquement  la 
formation  de  la  première  tissure  d'un  animal  et  de  toute  la  machine 
des  parles  avec  ceux  qui  rendent  raison  de  cette  même  structure 
par  les  causes  finales.  L'un  et  Vautre  est  bon,  l'un  et  l'autre  peut 
être  utile,  et  les  auteurs  qui  suivent  ces  roules  différentes  ne  de- 


LA    PHYSIOLOGIE    CONTEMPOR\L\E.  873 

vraient  point  se  maltraiter,  car  je  vois  que  ceux  qui  s'attachent  à 
expliquer  la  beauté  de  la  divine  anatomie  se  muqaent  des  autres 
qui  croient  qu'un  naouvement  de  certaines  liqueurs  qui  paraît  for- 
tuit a  pu  faire  une  si  belle  variété  de  membres,  et  traitent  ces  gens- 
là  de  téméraires  et  de  profanes.  Et  ceux-ci  au  cont  aire  traitent 
les  premiers  de  simples  et  de  superstitieux,  semblables  à  ces  an- 
ciens qui  prenaient  les  physiciens  pour  impies  quand  ils  soutenaient 
que  ce  n'est  pas  Jupiter  qui  tonne,  mais  quelque  matière  qui  se 
trouve  dans  les  nues.  Le  vwilleur  serait  de  joindre  l'une  et  Vautre 
considération  (1).  » 

On  n'a  rien  démontré  contre  la  doctrine  des  causes  finales,  lors- 
qu'on a  ramené  les  efl'ets  organiques  à  leurs  causas  prochaines 
et  à  leurs  conditions  déterminantes.  On  dira  par  exemple  qu'il  n'est 
point  étonnant  que  le  cœur  se  contracte,  puisque  le  cc^ur  est  un 
muscle  et  que  la  contractilité  est  la  propriété  essentielle  des  mus- 
cles; mais  n'est-il  pas  évident  que,  si  la  nature  a  voulu  faire  un 
cœur  qui  se  contracte,  elle  a  dû  employer  pour  cela  un  tissu  con- 
tractile, et  ne  serait-il  pas  fort  étonnant  qu'il  en  fût  autrement? 
A-t-on  expliqué  par  là  l'étonnante  structure  du  cœur  et  la  savante 
mécanique  qui  s'y  manifeste?  La  contractilité  musculaire  explique 
que  le  cœur  se  contracte;  mais  cette  propriété  générale,  qui  est 
commune  à  tous  les  muscles,  ne  suffit  pas  à  expliquer  comment  et 
pourquoi  le  cœur  se  contracte  d'une  manière  plutôt  que  d'une 
autre,  et  pourquoi  il  a  pris  telle  configuration  et  non  pas  telle 
autre,  u  Ce  que  le  cœur  présente  de  particulier,  dit  M.  Claude  Ber- 
nard, c'est  que  les  fibres  musculaires  y  sont  disposées  de  manière 
à  former  une  sorte  de  poche  dans  l'intérieur  de  laquelle  se  trouve  le 
liquide  sanguin.  La  contraction  de  ces  fibres  a  pour  résultat  de  di- 
minuer les  dimensions  de  cette  poche,  et  par  conséquent  de  chas- 
ser au  moins  en  partie  le  liquide  qu'il  contenait,  La  disposition  des 
valvules  donne  au  liquide  expulsé  la  direction  convenable.  »  Or  la 
question  qui  préoccupe  le  penseur,  c'est  précisément  de  savoir  com- 
ment il  se  fait  que  la  nature,  employant  un  tissu  contractile,  lui  ait 
donné  la  structure  et  la  disposition  convenables,  et  -comment  elle  a  su 
le  rendre  propre  à  la  fonction  spéciale  et  capitale  de  la  circulation. 
Les  propriétés  élémentaires  des  tissus  sont  les  conditions  néces- 
saires dont  la  nature  se  sert  pour  résoudre  le  problèn^e,  mais  n'ex- 
pliquent nullement  comment  elle  a  réussi  à  le  résopdre.  M.  Claude 
Bernard  ne  peut  lui-même  échapper  à  la  comparaison  inévitable  de 
l'organisation  avec  les  œuvres  de  l'industrie  humaines,  lorsqu'il 

(1)  Leibniz,  Nouvelles  lettres  et  opuscules  inédits,  publiés  par  Foucher  de  Careil, 
Paris  1857,  p.  350. 


874  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

nous  dit .:  «  Le  cœur  est  essentiellement  une  machine  motrice  vi- 
vante, uûe  poynpe  foulante  destinée  à  lancer  dans  tous  les  organes 
un  liquide  qu'on  appelle  le  sang  qui  les  nour.it...  A  tous  les  degrés 
de  l'échelle  animale,  le  cœur  remplit  cette  fonction  d'irrigateur 
mécanique.  » 

Il  faut  distinguer  d'ailleurs,  avec  le  savaiit  physiologiste  que  nous 
venons  de  citer,  la  physiologie  et  la  zoologie.  «  Pour  le  physiolo- 
giste, ce  n'est  pas  l'animal  qui  vit  et  qui  meurt,  ce  sont  seulement 
les  matériaux  organiques  qui  le  constituent.  De  même  qu'un  archi- 
tecte, avec  des  matériaux  ayant  tous  les  mêmes  propriétés  physi- 
ques, peut  construire  des  édifices  très  ditïérens  les  uns  des  autres 
dans  leurs  formes  extérieures,  de  même  aussi  la  nature,  avec  des 
élémens  organiques  possédant  identiquement  les  mêmes  proprié- 
tés, a  su  faire  des  animaux  dont  les  organes  sont  prodigieuse- 
ment variés.  »  En  d'autres  termes,  la  physiologie  étudie  l'abstrait, 
et  la  zoologie  le  concret;  la  physiologie  considère  les  élémens  de  la 
vie,  et  la  zoologie  les  êtres  vivans,  tels  qu'ils  sont  réalisés,  avec 
leurs  formes  innombrables  et  variées.  Or  ces  formes,  qui  les  con- 
struit? Sont-ce  les  matériaux  qui  d'eux-mêmes  se  réunissent  et  se 
coagulent  pour  donner  naissance  à  ces  appareils  si  compliqués  et  si 
savans?  Ce  n'est  pas  nous,  c'est  M.  Claude  Bernard  qui  revient  ici 
à  la  vieille  comparaison  tirée  de  l'architecture.  «  On  pourra,  dit-il, 
comparer  les  élémens  histologiques  aux  matériaux  que  l'homme 
emploie  pour  élever  ses  monumens.  »  C'est  ici  le  cas  de  rappeler 
avec  Fénelon  la  fable  d'Amphion,  dont  la  lyre  attirait  les  pierres  et 
les  conduirait  à  se  réunir  de  manière  à  disposer  d'elles-mêmes  les 
murailles  de  Thèbes.  Dans  le  système  matérialiste,  les  atomes  orga- 
nisés se  réunissent  ainsi  pour  former  des  plantes  et  des  animaux, 
et  il  n'y  a  pas  même  de  lyre  pour  les  attirer.  Sans  doute,  pour 
qu'une  maison  subsiste,  il  faut  que  les  pierres  dont  elle  se  compose 
aient  la  propriété  de  la  pesanteur;  mais  cette  propriété  explique- 
t-elle  comment  les  pierres  forment  une  maison? 

Non -seulement  il  faut  distinguer  la  physiologie  et  la  zoologie, 
mais  dans  la  physiologie  elle-même  on  distinguera  encore,  suivant 
le  même  auteur,  la  physiologie  descriptive  et  la  physiologie  géné- 
rale. C'est  Ja  physiologie  générale  qui  recherche' les  élémens  orga- 
niques et  leurs  propriétés.  La  physiologie  descriptive  est  bien  obli- 
gée de  prendre  les  organes  tels  qu'ils  sont,  c'est-à-dire  comme  des 
résultantes,  constituées  par  la  réunion  des  élémens  organiques.  Or  ce 
sont  ces  résultantes  qui  formeront  toujours  l'objet  de  l'étonnement 
des  hommes,  et  que  l'on  n'a  pas  expliquées  par  la  réduction  aux  élé- 
mens. Sans  doute,  tant  que  les  élémens  anatomiques  ou  organiques 
ne  sont  qu'à  l'état  d' élémens,  nous  n'y  apercevons  pas  le  secret 


LA    PHYSIOLOGIE    CONTEMPORAINE.  875 

des  combinaisons  qui  les  rendent  aptes  à  produire  tel  ou  tel  effet,  et 
il  en  est  peut-être  de  même  pour  les  tissus;  mais  lorsque  les  tissus 
se  transforment  er.  organes,  et  que  les  organes  s'unissent  pour  for- 
mer des  appareils,  et  que  les  appareils  ou  systèmes  s'unissent  pour 
former  des  individualisés  vivantes,  ces  combinaisons  sont  autre 
chose  que  des  complications;  elles  sont  de  véritables  constructions, 
et  plus  l'organisme  se  complique,  plus  elles  ressemblent  à  des  com- 
binaisons savantes,  produit  de  Fart  et  du  calcul. 

Au  reste,  ce  n'est  pas  seulement  par  hasard  et  en  quelque  sorte 
par  oubli  que  M.  Claude  Bernard  revient  à  plusieur"^,  reprises  à  cette 
comparaison  de  l'organisme  à  une  œuvre  de  l'industrie  humaine. 
Lorsqu'il  parle  comme  savant  et  comme  physiologiste,  il  se  borne, 
comme  c'est  son  droit,  à  la  recherche  des  propriétés  élémen- 
taires, et  ne  voit  dans  les  organes  que  des  résultantes;  mais, 
lorsqu'il  parle  en  philosophe,  il  s'exprime  sur  l'organisme  comme 
Aristote,  comme  Kant,  comme  Hegel,  comme  Cuvier,  comme  tous 
les  plus  grands  penseurs  qui  n'ont  pu  se  soustraire  à  l'hypo- 
thèse d'un  art  dont  les  conditions  peuvent  nous  échapper,  et  dont 
les  causes  premières  seront  peut-être  éternellement  cachées,  mais 
qui  ne  peut  se  réduire  au  jeu  spontané  et  fortuit  des  élémens  ma- 
tériels. Citons  cette  page  remarquable,  déjà  célèbre  en  philosophie  : 
«  S'il  fallait  définir  la  vie,  je  dirais  :  la  vie,  c'est  la  création...  Ce 
qui  caractérise  la  machine  vivante,  ce  n'est  pas  la  nature  de  ses 
propriétés  physico-chimiques,  c'est  la  création  de  cette  machine... 
d'après  une  idée  définie  qui  exprime  la  nature  de  l'être  vivant 
et  l'essence  même  de  la  vie...  Ce  groupement  des  élémens  se  fait 
par  suite  des  lois  qui  régissent  les  propriétés  physico- chimiques 
de  la  matière;  mais  ce  qui  est  essentiellement  du  domaine  de  la  vie, 
ce  qui  n'appartient  ni  à  la  chimie,  ni  à  la  physique,  c'est  \icUe  direc- 
trice de  cette  évolution  vitale.  Dans  tout  germe  vivant,  il  y  a  une 
idée  qui  se  manifeste  par  l'organisation...  Les  moyens  de  manifes- 
tation sont  communs  à  tous  les  phénomènes  de  la  nature  et  restent 
confondus  pêle-mêle,  comme  les  caractères  de  V alphabet  dans  une 
boite  où  une  force  va  les  chercher  pour  exprimer  les  pensées  ou  les 
mécanismes  les  plus  divers  (1).  »  Ainsi  la  science  la  plus  profonde 
et  la  plus  récente,  pour  exprimer  son  dernier  mot  sur  la  nature  et 
la  signification  de  l'organisme,  revient,  sans  y  penser,  à  la  vieille  et 
impérissable  comparaison  des  lettres  de  l'alphabet,  qui  ne  feront 
jamais  un  poème,  ni  même  un  seul  vers,  si  une  main  ne  les  dirige 
et  ne  les  combine.  La  recherche  des  conditions  matérielles  de  la  vie 
n'exclut  donc  pas,  mais  au  contraire  implique  et  appelle  la  finalité. 

(1)  Introduciion  à  l'étude  de  la  médecine  expérimentale^  p.  102. 


876  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


II. 


La  doctrine  de  M.  Claude  Bernard,  qui  nous  représente  l'orga- 
nisme comme  une  machine  construite  et  dirigée  par  une  idée  créa- 
tiice,  rencontre  un  adversaire  décidé  dans  M.  Charles  Robin.  L'un 
et  l'autre  de  ces  savans  considèrent  comme  le  rôle  de  la  science  de 
rattacher  chaque  phénomène  à  ses  conditions  antécédentes  et  dé- 
terminantes ;  mais  pour  le  premier  ce  déterminisme  ne  supprime 
nullement  la  pensée  dans  la  nature,  ou  du  moins  dans  la  nature  vi- 
vante, et  il  n'en  est  que  le  mode  de  manifestation;  pour  le  second 
au  contraire,  au-delà  des  conditions  déterminantes,  il  n'y  a  rien  à 
chercher,  ni  même  à  penser,  et  le  principe  des  conditions  d'exis- 
tence exclut  absolument  le  principe  des  causes  finales;  toutes  les 
inductions  d'ailleurs  que  l'on  tire  de  la  comparaison  de  l'organisme 
à  une  machine  sont  erronées,  puisque  l'organisation  n'est  pas  une 
machine,  et  que  la  substance  organisée  peut  vivre  et  manifester 
toutes  les  propriétés  de  la  vie  sans  structure  et  appropriation  mé- 
caniques. 

Il  importe  peu  à  notre  point  de  vue,  —  et  même  il  ne  lui  im- 
porte en  aucune  façon,  —  que  l'organisation  soit  essentiellement  et 
par  définition  une  combinaison  mécanique.  Il  nous  suffit  de  savoir 
que  dans  la  plupart  des  cas,  et  à  mesure  qu'elle  se  perfectionne,  la 
substance  organisée  se  crée  à  elle-même,  pour  exercer  ses  fonctions, 
des  agens  mécaniques.  Sans  doute  la  substance  organisée  dont  est 
composé  l'œil,  ou  le  cœur  ou  l'aile,  n'est  pas  en  elle-même  une  ma- 
chine, mais  elle  est  capable,  par  une  virtualité  qui  est  en  elle,  de  se 
former  des  instrumens  d'action  où  se  manifeste  la  plus  savante  mé- 
canique; le  problème  reste  donc  tout  entier,  quelque  idée  que  l'on 
se  forme  de  l'organisation  en  elle-même  et  dans  son  premier  état. 
Admettons,  si  l'on  veut,  que  l'organisation  soit  en  essence  telle 
combinaison  chimique,  il  reste  toujours  à  savoir  comment  cette 
combinaison  chimique  réussit  à  passer  de  cet  état  amorphe,  par  le- 
quel on  dit  qu'elle  commence,  à  cette  structure  complète  et  si  sa- 
vamment appropriée  que  l'on  remarque  à  tous  les  degrés  de  l'é- 
chelle des  êtres  vivans. 

La  structure  des  organes  n'en  révèle  pas  toujours  les  fonctions. 
Ainsi  on  a  pu  déterminer  par  des  travaux  rigoureux  la  forme  géo- 
métrique des  celkdes  nerveuses  qui  composent  soit  les  nerfs  sen- 
sitifs,  soit  les  nerfs  moteurs,  sans  trouver  aucun  rrpport  entre  la 
figure  de  ces  cellules  et  leurs  fonctions;  quel  rapport  par  exemple 
peut-il  y  avoir  entre  la  forme  triangulaire  et  la  sensibilité,  la  forme 
quadrangulaire  et  l'influence  motrice  ?  Ces  rapports  même  ne  sont 


LA    PHYSIOLOGIE    CONTEMPORAINE.  877 

pas  constans,  car  chez  les  oiseaux  on  remarque  une  disposition  pré- 
cisément inverse  :  les  cellules  motrices  y  sont  triangulaires  et  les 
cellules  sensitives  quadrangulaires.  On  voit  donc  que  ces  formes 
ont  en  réalité  peu  d'importance,  et  que  l'on  ne  peut  déduire  ici  la 
fonction  de  la  structure  :  cela  est  évident.  Mais  d'une  part  la  forme 
géométrique  ne  doit  pas  être  confondue  avec  la  disposition  méca- 
nique, de  l'autre  la  structure  elle-même  doit  être  distinguée  du 
fait  de  l'appropriation.  Ainsi,  quelle  que  soit  la  signification  de  la 
figure  des  cellules  nerveuses,  et  n'eût-elle  aucun  rapport  avec  une 
fonction  donnée,  toujours  est -il  que  les  nerfs  doivent  avoir  une  dis- 
position telle  qu'ils  mettent  en  communication  le  centre  avec  les 
organes,  et  par  ceux-ci  avec  le  milieu  externe  :  cette  disposition  de 
convergence  et  de  divergence  des  parties  au  centre  et  du  centre 
aux  parties  a  donc  un  rapport  évident  avec  la  sensibilité  et  la  loco- 
motion, lesquelles  en  ont  un  non  moins  évident  avec  la  conserva- 
tion de  l'animal.  De  plus,  lors  même  que  la  structure  elle-même  n'a 
aucune  signification,  le  fait  de  l'appropriation  ne  subsiste  pas  moins. 
Par  exemple,  je  ne  sais  si  la  structure  des  glandes  salivaires  et  celle 
des  glandes  mammaires  ont  un  rapport  quelconque  avec  les  sécré- 
tions spéciales  opérées  dans  ces  deux  sortes  d'organes;  cependant 
n'y  eût-il  rien  de  semblable,  le  fait  de  la  sécrétion  salivaire  n'en 
est  pas  moins  dans  un  remarquable  rapport  d'appropriation  et  d'ac- 
cord avec  la  fonction  nutritive,  et  la  sécrétion  du  lait,  laquelle  ne 
s'opère  qu'au  moment  où  elle  est  utile  et  par  une  heureuse  coïnci- 
dence avec  l'acte  de  la  parturition,  n'en  présente  pas  moins  l'ap- 
propriation la  plus  frappante  et  l'accord  le  plus  saisissant  avec  le 
résultat  final,  qui  est  la  conservation  du  petit. 

Ce  n'est  pas  du  reste  au  hasard  que  la  substance  organisée  passe 
de  ce  premier  état  homogène,  amorphe,  indéterminé,  qui  paraît 
en  être  le  début,  à  cet  état  de  complication  savante  où  elle  se  mani- 
feste dans  les  animaux  supérieurs;  c'est  suivant  une  loi,  la  loi  du 
perfectionnement  progressif  des  fonctions  en  raison  de  la  difleren- 
tiation  progressive  des  organes.  C'est  cette  loi  que  M.  Milne  Edwards 
appelle  ingénieusement  loi  de  la  division  du  travail  (1),  et  dont  il 
a  fait  remarquer  la  haute  importance  dans  le  développement  pro- 
gressif de  l'animalité.  Par  l'expression  même  de  cette  heureuse  for- 
mule, on  voit  à  quel  point  il  est  difficile  à  la  science  d'échapper  à 
cette  comparaison  du  travail  humain  et  du  travail  d3  la  nature, 
tant  il  est  évident  que  ces  deux  sortes  de  travail  ne  sont  que  les 
degrés  d'un  seul  et  même  fait.  Cette  loi  constitue  une  ressemblance 
de  plus  entre  les  deux  industries.  Dans  l'humanité  en  effet,  tous  les 

(1)  Introduction  de  zoologie  générale,  chap.  III. 


878  REVCE    DES    DEUX    MONDES. 

besoins, toutes  les  fonctions,  sont  d'abord  en  quelque  sorte  confon- 
dus. Il  n'y  a  de  diversité  de  fonctions  que  celle  qui  résulte  dans 
chaque  individu  de  la  diversité  des  organes  et  des  besoins.  Ainsi  la 
première  division  du  travail  est  celle  qui  a  été  instituée  par  la  na- 
ture; mais,  à  mesure  que  les  besoins  se  iriultiplient,  les  actions  et 
les  fonctions  des  individus  se  séparent,  et  les  moyens  d'exercer  ces 
actions  diverses  avec  plus  de  commodité  et  d'utilité  pour  l'homme 
se  multiplient  à  leur  tour.  C'est  ainsi  que  l'industrie  humaine  n'est 
autre  chos3  que  la  prolongation  et  le  développement  du  travail  de 
la  nature,  la  nature  fait  des  organes  de  préhension,  les  bras  et 
les  mains;  l'industrie  les  prolonge  par  le  moyen  des  pieux,  des  bâ- 
tons, des  sacs,  des  seaux  et  de  toutes  les  machin  s  à  abattre,  à 
creuser,  puiser,  fouiller,  etc.  La  nature  crée  des  organes  de  tritura- 
tion mécanique  desalimens;  l'industrie  les  prolonge  par  les  instru- 
mens  qui  servent  à  couper,  à  déchirer,  à  dissoudre  d'avance  ces  ali- 
mens,  par  le  feu,  par  l'eau,  par  toute  sorte  de  sels,  et  l'art  culinaire 
devient  comme  le  succédané  de  l'art  digestif.  La  nature  nous  donne 
des  organes  du  mouvement,  qui  sont  déjà  des  merveilles  de  méca- 
nique, si  on  les  compare  aux  organes  rudimentaires  des  mollusques 
et  des  zoophytes;  l'industrie  humaine  prolonge  et  multiplie  ces 
moyens  de  locomotion  par  toutes  les  machines  motrices,  et  par  les 
animaux  employés  comme  machines.  La  nature  nous  donne  des  or- 
ganes protecteurs,  nous  y  ajoutons  par  l'emploi  des  peaux  des  ani- 
maux et  par  toutes  les  machines  qui  servent  à  les  préparer.  La  na- 
ture enfin  nous  donne  des  organes  des  sens,  l'industrie  humaine  y 
ajoute  par  d'innombrables  instrumens  construits  d'après  les  mêmes 
principes  que  les  organes  eux-mêmes,  et  qui  sont  des  moyens  soit 
de  remédier  aux  défaillances  et  aux  infirmités  de  nos  organes,  soit 
d'en  accroître  la  portée,  d'en  perfectionner  l'usage. 

On  oppose  sans  cesse  la  nature  à  l'art,  comme  si  l'art  n'était  pas 
lui-même  quelque  chose  de  naturel.  En  quoi  les  villes  construites 
par  l'homme  sont-elles  moins  dans  la  nature  que  les  huttes  des 
castors  et  la  cellule  des  abeilles?  En  quoi  nos  berceaux  seraient-ils 
moins  naturels  que  les  nids  des  oiseaux?  En  quoi  nos  vêtemens 
sont-ils  moins  naturels  que  les  cocons  des  vers  à  soie?  En  quoi  les 
chants  de  nos  artistes  sont-ils  moins  naturels  que  le  chant  des  oi- 
seaux? S'il  y  a  une  opposition  entre  l'homme  et  la  nature,  c'est 
dans  l'ordre  moral,  dans  l'ordre  de  la  liberté  et  du  droit  et  aussi 
dans  l'ordre  religieux;  mais  sur  le  terrain  de  l'art  efl;  de  l'indus- 
trie l'homme  agit  comme  un  agent  naturel  :  l'industrie  humaine 
n'est  que  la  prolongation,  la  continuation  de  l'industrie  de  la  na- 
ture, l'homme  faisant  sciemment  ce  que  la  nature  a  fait  jusque-là 
par  instinct.  Réciproquement  on  peut  donc  dire  que  la  nature,  en 


LA    PaYSIOLOGIE    CONTEMPORAINE.  879 

passant  de  l'état  rudimentaire,  où  se  manifeste  d'abord  toute  sub- 
stance organisée,  jusqu'au  plus  haut  degré  de  la  division  du  travail 
physiologique,  a  procédé  exactement  comme  l'art  humain,  inven- 
tant des  moyens  de  plus  en  plus  compliqués  à  mesure  que  de  nou- 
velles difficidtés  se  présentaient  à  résoudre. 

Nous  sommes  loin  de  soutenir  que  la  vie  ne  soit  autre  chose 
qu'un  agrégat  mécanique  :  au  contraire  c'est  un  de  nos  principes 
que  la  vie  est  supérieure  au  mécanisme;  mais,  sans  être  elle-même 
une  combinaison  mécanique,  elle  se  construit  des  moyens  mécani- 
ques d'action,  d'autant  plus  délicats  que  les  difficultés  sont  plus 
nombreuses  et  plus  complexes.  C'est  ce  fait  qu'il  s!agit  d'expliquer. 
On  a  bien  raison  de  distinguer  les  machines  naturelles  ou  organes, 
et  les  machines  artificielles,  en  ce  que  dans  les  unes  le  mouvement 
des  molécules  est  constant,  tandis  que  dans  les  autres  la  situation 
des  molécules  est  fixe.  Gela  certainement  constitue  une  grande  dif- 
férence; elle  est  tout  à  l'avantage  de  l'art  naturel  comparé  à  l'art 
humain.  C'est  un  argument  a  fortiori  en  faveur  de  la  finalité, 
comme  l'a  très  bien  vu  Fénelon  :  «  Qu'y  a-t-il  de  plus  beau  qu'une 
machine  qui  se  répare  et  se  renouvelle  sans  cesse?..  Que  pense- 
rait-on d'un  horloger,  s'il  savait  faire  des  montres  qui  en  produi- 
sissent d'autres  à  l'infini?  » 

Cependant  de  ses  vues  générales  sur  l'organisation  M.  Charles 
Robin  croit  pouvoir  déduire  une  théorie  sur  l'appropriation  des  or- 
ganes aux  fonctions  qui  exclurait  absolument  toute  idée  de  plan, 
d'art,  d'industrie,  pour  ne  laisser  subsister  que  le  principe  des  con- 
ditions d'existence.  L'appropriation  est,  suivant  lui,  un  de  ces  phéno- 
mènes généraux  de  la  matière  organisée  que  l'on  peut  appeler  avec 
Blainville  ^es,  phénomènes-résultats.  De  ce  genre  sont,  par  exemple, 
la  calorifîcation  animale  et  végétale,  l'hérédité,  la  conservation  des 
espèces,  etc.  Ces  phénomènes  ne  sont  pas  les  actes  d'un  appareil 
déterminé  et  isolé  :  ce  sont  des  résultantes  qui  résument  l'ensemble 
des  phénomènes  de  la  nature  vivante,  et  qui  tiennent  à  la  totalité 
des  conditions  de  l'être  organisé.  Suivant  M.  Robin,  la  physiologie 
est  arrivée  à  pouvoir  déterminer  rigoureusement  les  conditions  de 
cette  appropriation,  qui  est  devenue  par  là  un  fait  positif,  et  toute 
hypothèse  sur  la  finalité  des  organes  est  absolument  inutile. 

11  écarte  d'abord  une  doctrine  qu'il  appelle  «  aristotélique,  »  et 
qui  est  celle  de  la  physiologie  allemande  contemporaine,  celle  de 
Burdach  et  de  Muller,  et  que  ne  répudierait  probablement  pas 
M.  Claude  Bernard,  à  savoir  que  «  l'œuf  ou  le  germe  est  l'orga- 
nisme en  puissance.  »  Cette  doctrine  ne  diffère  pas  sensiblement, 
suivant  lui,  de  celle  de  la  pré  formation  des  organes  ou  de  l'em- 
boîtement des  germes,   développée  au  xviii*  siècle  par  Bonnet. 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

D'après  ce  philosophe,  le  germe  contiendrait  déjà  pn  miniature 
l'animal  entier,  et  le  développement  ne  serait  qu'accroissement  et 
grossissement.  Oi%  dire  que  l'œuf  est  l'animal  en  puissance,  n'est-ce 
pas  dire  à  peu  près  la  même  chose,  sous  une  autre  forme?  Et  com- 
ment serait-il  virtuellement  l'animal  entier,  s'il  n'en  contenait  pas 
déjà  une  certaine  préformation?  Mais  l'expérience,  selon  M.  Ro- 
bin, est  absolument  contraire  à  toutes  ces  hypothèses.  Le  germe, 
vu  au  microscope  le  plus  grossissant,  ne  présente  aucune  appa- 
rence d'un  organisme  formé  :  bien  plus,  au  premier  degré  de  leur 
évolution,  tous  les  germes  sont  absolument  identiques,  et  il  n'y 
a  aucune  différence  entre  celui  de  l'homme  et  celui  des  animaux 
les  plus  bas  placés  dans  l'échelle.  Enfin  dans  l'hypothèse  de  la 
préformation  ou  dans  celle  de  l'organisme  en  puissance,  tous  les 
organes  devraient  apparaître  en  même  temps,  tandis  que  l'expé- 
rience nous  fait  voir  les  organes  se  formant  pièce  à  pièce  par  une 
addition  extérieure,  et  naissant  l'un  après  l'autre.  Telle  est  la  doc- 
trine de  Yépigénèse  acceptée  aujourd'hui  par  l'embryologie  et  qui 
a  définitivement  fait  disparaître  celle  de  la  préform.ation.  S'il  en 
est  ainsi,  ce  n'est  pas  le  tout  qui  précède  les  parties,  ce  sont  les 
parties  qui  précèdent  le  tout;  le  tout  ou  l'organisme  n'est  pas  une 
cause,  il  n'est  qu'un  effet.  Que  devient  rhy;:othèse  de  Kant,  de 
Cuvier,  de  Millier,  de  Burdach,  qui  tous  s'accordent  à  supposer 
que  dans  l'organisme  les  élémens  sont  commandés,  conditionnés, 
déterminés  par  l'ensemble?  Que  devient  Vidée  créatrice,  directrice, 
de  M.  Claude  Bernard?  Cette  hypothèse  est  encore  léfutée  par  ce 
fait,  que  les  déviations  du  germe  primitif,  déviations  qui  produisent 
les  monstruosités,  les  difformités,  les  maladies  congéniales,  sont 
presque  aussi  nombre;:»ses  que  les  formations  normales,  et,  suivant 
l'expression  énergique  de  M.  Robin,  «  le  germe  oscille  entre  les 
monstruosités  et  la  mort.  »  Enfin  les  monstruosités  elles-mêmes 
sont  des  productions  vitales  qui  naissent,  se  développent  et  vi- 
vent tout  aussi  bien  que  les  êtres  normaux,  de  sorte  que,  si  l'on 
admet  les  causes  finales,  il  faudrait  admettre  «  que  le  germe  con- 
tient en  puissance  aussi  rigoureusement  le  mouFtre  que  l'être  le 
plus  parfait.  » 

Ce  sont  là  de  sérieuses  considérations,  toutefois  elles  ne  sont  pas 
décisives.  Pour  que  je  puisse  dire  en  effet  qu'une  maison  est  une 
œuvre  d'art,  il  n'est  nullement  nécessaire  que  la  piemière  pierre, 
la  pierre  fondamentale,  soit  elle-même  une  maison  en  miniature, 
que  l'édiflce  entier  soit  préfoimé  dans  la  première  de  ses  parties. 
Il  n'est  pas  nécessaire  davantage  que  cette  première  pierre  con- 
tienne la  maison  tout  entière  en  puissance,  c'est-à-dire  qu'elle  soit 
habitée  par  une  sorte  d'architecte  invisible  q  li  de  ce  premier  point 


LA.    PHYSIOLOGIE   CONTEMPORAINE.  881 

d'appui  dirigerait  tout  le  reste.  On  peut  donc  renoncer  à  la  théorie 
de  la  préformation,  sans  pour  cela  renoncer  à  la  finalité.  Bien  plus, 
il  semble  que  la  doctrine  de  la  préformation  serait  encore  plus  fa- 
vorable à  l'exclusion  de  la  finalité,  car,  étant  donné  un  organisme 
en  miniature,  je  comprendrais  encore  à  la  rigueur  que  l'accroisse- 
ment et  le  grossissement  se  fissent  par  des  lois  purement  méca- 
niques; mais  ce  que  je  ne  comprends  pas,  c'est  qu'une  juxtaposi- 
tion ou  addition  de  parties  qui  ne  représente  que  des  rapports 
extérieurs  entre  les  élémens  se  trouve  peu  à  peu  avoir  produit  une 
œuvre  que  j'appellerais  une  œuvre  d'art,  si  un  Vaucanson  l'avait 
faite,  et  qui  est  bien  autrement  compliquée  et  délicate  qu'un  auto- 
mate de  Vaucanson.  Sans  doute,  même  dans  l'hypothèse  de  la  pré- 
formation, il  faudrait  toujours  expliquer  le  type  contenu  dans  le 
germe  ;  mais  pour  la  même  raison  il  faut  pouvoir  expliquer  le  type 
réalisé  par  l'organisme  entier,  et  peu  importe  qu'il  soit  préformé 
ou  non,  le  problème  est  toujours  le  même.  Dans  l'hypothèse  de 
la  préformation,  le  type  paraît  formé  tout  d'un  coup  ;  dans  celle 
de  l'épigénèse,  il  se  forme  pièce  à  pièce;  mais  de  ce  qu'une 
œuvre  d'art  se  forme  pièce  à  pièce  (ce  qui  tient  à  la  loi  du  temps, 
loi  de  toutes  les  choses  temporelles  et  périssables),  il  ne  s'ensuit 
nullement  qu'elle  ne  soit  pas  une  œuvre  d'art,  et  l'évolution  gra- 
duelle n'exige  pas  moins  une  idée  directrice  et  créatrice  que  l'éclo- 
sion  subite  du  tout,  en  supposant  qu'une  telle  éclosion  fût  possible. 
Ainsi,  pour  qu'il  soit  permis  de  dire,  avec  M.  Claude  Bernard, 
qu'une  idée  directrice  et  créatrice  préside  à  l'organisme,  et  avec 
MûUer  et  Kant,  que  le  tout  commande  et  conditionne  les  parties,  il 
n'est  point  nécessaire  que  cette  idée  créatrice  soit  dessinée  d'a- 
vance aux  yeux  sensibles  dans  le  noyau  primitif  de  l'être  futur. 
De  ce  que  je  ne  vois  pas  d'avance  le  plan  d'une  maison,  il  ne  s'en- 
suit pas  qu'il  n'y  en  ait  pas.  Dans  un  tableau  composé  par  un 
peintre,  les  premiers  linéamens  ou  les  premières  touches  ne  con- 
tiennent pas  le  tabieau  tout  entier  et  n'en  sont  pas  la  préformation, 
et  cependant  ici  c'est  bien  l'idée  du  tout  qui  détermine  l'apparition 
de  ces  premières  parties.  De  même  l'idée  peut  être  immanente  à 
l'organisme  entier  sans  être  exclusivement  présente  dansl'œufoule 
germe,  comme  si  le  point  initial  de  l'organisation  eut  dû,  sous  ce 
rapport,  être  plus  privilégié  que  les  autres  parties  de  l'organisme. 
Quant  à  la  difficulté  tirée  des  déviations  du  germe,  elle  ne  serait 
décisive  contre  la  linalité  que  si  l'organisme  était  présenté  comme 
un  tout  absolu,  sans  aucun  rapport  avec  le  reste  de  l'univers, 
comme  un  empire  dans  un  empire,  imperium  in  imperio,  a  dit 
Spinoza.  En  ce  cas  seulemeijt,  il  y  aurait  contradiction  à  ce  que 
les  actions  et  les  réactions  du  milieu  amenassent  des  déviations 

TOME  cm.  —  1S73.  5li 


882  RtVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

dans  ce  tout  absolu.  L'oigaaisme  n'est  qu'un  toat  relatif  :  ce  qui 
le  prouve,  c'est  qu'il  ne  se  suffit  pas  à  lui-même,  et  qu'il  est  lié 
nécessairement  à  un  milieu  extérieur;  dos  lors  les  modifications  de 
ce  milieu  ne  peuvent  point  ne  pas  agir  sur  lui,  et  si  elles  peuvent 
agir  dans  le  cours  de  la  croissance,  il  n'y  a  pas  de  raison  pour 
qu'elles  n'agissent  pas  également  lorsqu'il  est  encore  à  l'état  de 
germe.  Il  en  résulte  des  déviations  primordiales,  tandis  que  les 
altérations  qui  ont  Leu  plus  tard  ne  sont  que  secondaires,  et  si  les 
monstruosités  continueni-à  se  développer  aussi  bien  que  les  èwes 
normaux,  c'est  que  les  lois  de  la  malière  organisée  coniinuent  leur 
action  lorsqu'elles  sont  accidentellement  détournées  de  leur  but, 
ainsi  qu'une  pierre  lancée  qui  rencontre  un  obstacle  change  de 
direction  ei,  poursuit  néanmoins  sa  course  en  vertu  de  la  vitesse 
aniérieurement  acquise. 

Le  vrai  problème  pour  le  penseur,  ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  des 
monstres,  c'est  qu'il  y  ait  des  êtres  vivans;  de  môme  que  ce  qui 
m'étonne,  ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  des  fous,  mais  c'est  que  tous  les 
hommes  ne  naisoent  pas  fous,  l'œuvre  de  construire  un  cerveau 
pensant  étant  abandonnée  à  une  matière  qui  ne  pense  pas.  —  Ils  ne 
vivraient  pas,  dira-t-ou,  s'ils  naissaient  fous.  —  Aussi  dirai-je  : 
comment  se  fait-il  qu'il  y  ait  des  hommes,  et  qui  pensent?  —  Le 
germe  oscdle,  nous  dit-on,  entre  les  monstruosités  et  la  mort.  — 
Qu'il  oscille  tant  qu'il  voudra,  il  se  fixe  cependant,  car  la  vie  l'em- 
porte sur  la  mon,  puisque  les  espèces  durent,  et  que,  d'oscillation 
en  oscillation,  la  ndture  est  arrivée  à  créer  la  machine  humaine,  la- 
quelle à  son  tour  crée  tant  d'autres  machines.  Le  tâtonnement  d'une 
nature  aveugle  peut-il,  quoi  qu'où  fasse,  aller  jusque-là?  Môme 
dans  l'humanité,  les  tâtonnernens  ne  réussissent  à  produire  d'effets 
déiermiaés  et  à  profiter  des  chances  heureuses  qu'à  la  condition 
d'être  conduits  et  limités  par  l'intelligence.  C'est  ainsi  par  exemple 
que  l'empirisme,  et  non  la  science,  a  trouvé,  dans  les  âges  précé- 
dens,  la  plupart  de  nos  procédés  industriels.  C'est  une  suite  de 
chances  heureuses,  si  l'on  veut,  et  non  un  art  réfléchi  et  systéma- 
tiquement conduit,  qui  a  mené  à  de  tels  résultats;  mais  au  moins 
fallait-il  une  intelligence  pour  remarquer  ces  chances  heureuses  et 
pour  les  reproduire  à  volonté.  On  raconte  que  l'un  des  plus  curieux 
perfection nemens  de  la  machine  à  vapeur  est  dû  à  l'étourderie  d'un 
jeune  enfant,  qui,  voulant  aller  flâner,  imagina  je  ne  sais  quel  jeu 
de  ficelles  pour  suppléer  à  sa  présence  et  à  sa  surveillance  :  in- 
vention qui  plus  tard  fut  mise  à  profit.  C'est  là  un  hasard,  dira- 
t-on;  non,  sans  doute,  car  déjà  fallait-il  une  intelligence  pour  in- 
venter cet  artifice,  et  il  en  fallait  encore  pour  le  reuiarquer  et 
l'imiter.  Jetez  au  hasard  dans  un  creuset  les  élémens  dont  se  coin- 


LA   PHYSIOLOGIE    CONTEMPORAINE.  883 

pose  une  machine,  et  laissez-les  osciller  indéfiniment  a  entre  les 
monstruosités  et  la  mort,  »  c'est-à-dire  entre  des  formes  inutiles 
et  le  chaos,  elles  oscilleront  ainsi  pendant  l'éterniLé  sans  jamais 
se  fixer  à  aucune  forme  précise,  et  sans  même  produire  l'apparence 
d'une  machine. 

M.  Robin  passe  ensuite  à  l'explication  du  phénomène  de  l'ap- 
propiiation  des  organes,  et  il  l'explique  par  les  faits  suivans  :  la 
subdivision  et  individualisation  des  élémens  anatomiques,  engendrés 
les  uns  par  les  autres,  et  leur  configuration,  d'où  dérive  la  situa- 
tion qu'ils  prennent  Ijs  uns  à  côié  des  autres,  —  l'évolution  à  la- 
quelle ils  sont  assujettis,  nul  organe  n'étant  d'abord  ce  qu'il  sera 
plus  tard,  et  l'apparition  successive  des  cellules,  tissas,  organes,  ap- 
pareils et  systèmes,  —  la  consubstantialité  priuiordiale  de  toutes 
les  propriétés  vitales,  qui,  étant  immanentes  à  toute  matière  orga- 
nisée, Svi  retrouvent  dans  toutes  les  métamorphoses  de  cette  ma- 
tière, —  la  rénovation  moléculaire  par  voie  de  nutrition  et  l'action 
du  milieu  interne  ou  externe,  d'où  résulte  fatalement  une  accommo- 
dation avec  ce  double  milieu,  —  enfin  la  contiguïté  et  continuité 
deû  tissas  vivans,  d'où  naît  le  consensus  mejveilleux  que  l'on  remar- 
que dans  l'organisation  animale.  Telles  sont  les  principales  causes 
qui  expliquent,  suivant  M.  Robin,  l'appropriation  des  organes  aux 
fonctions,  causes  du  reste  que  nous  avons  recueillies  çà  et  là  dans 
son  écrit,  car  il  invoque  tantôt  l'une,  tantôt  l'autre,  sans  les  coor- 
donner d'une  manière  régulière  et  systématique. 

Toutes  ces  causes  peuvent  se  ramènera  deux  principales  :  d'une 
part  l'individualisation  ou  spécification  des  élémens  anatomiques, 
avec  distribuiion  forcément  déterminée  par  leur  structure,  —  ce 
qui  explique  la  diversité  des  organes  et  par  là  la  diversité  des  fonc- 
tions, —  d'autre  part  la  contiguïté  des  tissus  vivans,  d'où  naît  le 
consensus  ou  l'harmonie  de  l'organisme  en  général.  Les  autres  causes 
sont  là  pour  faire  nombre  :  celles-ci,  inutiles,  n'expliquent  rien  ; 
celles-là  ne  sont  que  le  fait  même  à  expliquer.  En  elfjt,  la  rénova- 
tion moléculaire  ou  nutrition  ne  sert  qu'à  la  conservation  des  or- 
ganes, mais  n'en  explique  pas  la  formation  et  l'appropriation  ;  de 
même  l'action  du  milieu,  interne  ou  externe,  ne  sert  qu'à  limiter 
et  circonscrire  les  possibilités  organiques,  et  ne  rend  nullement 
compte  des  combinaisons  déterminées.  Quant  à  l'évolution  des  or- 
ganes, qui  ne  sont  jamais  d'abord  ce  qu'ils  seront  plus  tard,  quant 
à  l'apparition  successive  des  élémens,  des  tissus,  des  organes,  des 
appareils  et  des  systèmes,  c'est  là  précisément  le  fait  à  expliquer. 
Nous  savons  bien  que  l'organisme,  en  se  développant,  va  du  simple 
au  composé.  Gomment  ce  composé,  au  lieu  de  devenir  un  chaos, 
se  distribue  en  systèmes  régulier.s,  coordonnés  et  appropriés,  c'est 


88Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

précisément  ce  qu'il  s'agit  de  savoir.  Enfin,  la  consubstantialité 
et  immanence  des  propriétés  vitales  explique  bien  que  tous  les  or- 
ganes soient  doués  de  vie,  et  possèdent  en  puissance  ces  proprié- 
tés, et  non  pas  comment  elles  se  divisent,  se  combinent  en  organes 
spéciaux.  Restent  donc,  je  le  répète,  les  deux  causes  que  nous  avons 
indiquées. 

Si  maintenant  nous  cherchons  à  nous  rendre  un  compte  philoso- 
phique des  deux  causes  signalées  par  M.  Charles  Robin,  nous  ver- 
rons qu'elles  reviennent  à  dire  que  la  succession  explique  l'ap- 
propriation, et  la  contiguïté  l'harmonie.  Substituer  toujours  des 
rapports  d'espace  et  de  ten::ps  à  des  rapports  intelligibles  et  har- 
moniques, tel  est  le  caractère  de  la  science  positive  :  œuvre  très 
légitime  d'ailleurs,  si  elle  sait  s'y  borner,  mais  usurpatrice,  si  elle 
prétend  limiter  là  la  portée  de  la  pensée  humaine.  Il  est  dans  la 
aiature  de  l'esprit  humain,  doué  de  sensibilité,  de  ne  concevoir  les 
choses  qu'en  se  les  représentant  par  des  symboles  d'espace  et  de 
temps  :  ce  sont  là  les  conditions  matérielles  de  toute  pensée,  et 
c'est  l'objet  de  la  science  de  les  déterminer;  mais  reste  à  savoir 
si  la  pensée  n'est  pas  tout  autre  chose,  et  si  son  objet  propre  n'est 
pas  précisément  ce  qui  ne  se  représente  pas  par  l'espace  et  par  le 
temps. 

Ainsi  le  savant  physiologiste  dont  nous  résumons  les  idées  nous 
inontre  les  élémens  anatomiques  naissant  les  uns  des  autres,  avec 
telle  configuration  particulière,  et,  à  mesure  qu'ils  naissent,  se  grou- 
pant d'une  certaine  manière  en  raison  de  leur  structure.  D'une  telle 
structure  doit  naître,  dit-il,  une  suite  d'actes  déterminés.  Or  il  est 
très  vrai  que  la  formation  d'un  organe  ne  peut  pas  se  comprendre 
sans  l'apparition  successive  d'élémens  spéciaux,  configurés  d'une 
certaine  façon  ;  mais  déterminés  ne  veut  pas  dire  appropriés,  et  il 
reste  toujours  à  savoir  comment  ces  actes  déterminés  sont  précisé- 
ment ceux  qui  conviennent,  et  non  pas  d'autres.  On  ne  résout  pas 
îa  difficulté  en  disant  que,  si  ce  n'étaient  pas  précisément  des  actes 
compatibles  avec  la  vie,  l'animal  ne  vivrait  pas,  car  il  n'y  a  nulle 
contradiction  à  ce  qu'un  animal  ne  vive  pas,  c'est-à-dire  à  ce  qu'il 
îi'y  en  ait  pas  du  tout;  et  ce  qui  est  étrange,  c'est  précisément  qu'il 
y  en  ait.  L'histohe  de  l'évolution  embryologique,  quelque  intéres- 
sante qu'elle  soit,  ne  détruit  donc  en  rien  les  inductions  que  nous 
avons  tirées  des  profondes  analogies  de  l'art  humain  et  de  l'art 
vital,  car  de  côté  et  d'autre  il  y  a  des  élémens  spéciaux,  configurés 
<î'une  manière  déterminée,  et  rendant  possible  la  production  de  tels 
ou  tels  actes;  mais  dans  l'art  humain,  il  y  a  quelqu'un  qui  fait  un 
choix  entre  tous  ces  possibles.  Pourquoi  dans  l'art  vital  le  substra- 
Jtum  matériel  serait-il  dispensé  de  la  nécessité  du  choix  et  trouve- 


LA   PHYSIOLOGIE   CONTEMPORAINE.  88& 

rait-il  spontanémert  la  combinaison  utile  qui  est  commandée  par 
l'intérêt  du  tout?  Dans  les  œuvres  humaines,  les  conditions  maté- 
rielles sont  reconnues  impuissantes  à  se  coordonner  par  rapport  à 
un  effet  précis;  pourquoi  dans  l'organisme  les  conditions  matérielles- 
seraient  elles  douées  d'un  si  extraordinaire  privilège?  Dire  que,  les 
élémens  étant  donnés,  il  va  de  soi  qu'ils  se  forment  en  tissus,  et 
que,  les  tissus  étant  donnés,  il  va  de  soi  qu'ilc  se  forment  en  or- 
ganes, c'est  comme  si  on  disait  que,  des  fils  de  soie  étant  donnés, 
ils  se  distribueront  spontanément  en  pièces  d'étoffe,  et  que,  lors- 
qu'on a  une  pièce  de  drap,  c'est  comme  si  on  avait  un  habit;  or^ 
quoique  le  drap  soit  apte  à  devenir  un  habit,  et  les  fils  du  ver  à  soie 
aptes  à  former  de  l'étoffe,  cette  aptitude  à  un  acte  déterminé  n'équi- 
vaut pas  à  la  production  de  l'acte,  et  il  faut  une  cause  motrice 
pour  la  faire  passer  de  l'état  virtuel  à  l'état  actuel.  Dans  l'industrie 
humaine,  nous  voyons  cette  cause  motrice,  qui  est  en  nous;  dans^ 
l'industrie  de  la  nature,  nous  ne  la  voyons  pas,  mais  elle  est  aussi 
nécessaire  d'un  côté  que  de  l'autre. 

J'en  dirai  autant  de  l'explication  qui  consiste  à  rendre  compte 
du  consensus  vital  par  la  contiguïté  des  parties  organiques;  c'est 
ramener  un  rapport  tout  intellectuel  à  un  rapport  extérieur  et  ma- 
tériel. Ici  encore,  dire  que  l'harmonie  du  corps  vivant  s'explique 
parce  que  les  parties  se  touchent,  c'est  comme  si  on  disait  qu'un 
habit  va  bien  parce  qu'il  n'a  pas  de  trous.  L'accommodation  de 
l'habit  au  corps  et  la  correspondance  des  parties  n'ont  aucun  rap- 
port avec  la  continuité  de  la  pièce  d'étolfe,  car  cette  continuité 
existait  dans  la  pièce  même  avant  qu'elle  fût  disposée  en  vêtement, 
La  continuité  peut  expliquer,  si  l'on  veut,  la  sympathie  des  or- 
ganes et  la  communication  des  impressions,  mais  non  la  coopéra- 
tion et  la  correspondance  des  organes  et  des  fonctions;  enfin  la 
continuité  pourrait  encore,  à  la  rigueur,  rendre  compte  de  l'adap- 
tation des  parties  voisines,  par  exemple  de  l'articulation  des  os, 
mais  non  de  l'action  commune  en  même  temps  que  différente  des- 
parties  éloignées. 

C'est  encore  en  ce  point  que  réside  la  différence  des  deux  grandes 
lois  zoologiques  découvertes  et  proclamées,  l'une  par  Geoffroy  Saint- 
Hilaire,  l'autre  par  Guvier,  la  loi  des  connexions  et  la  loi  des  cor- 
rélations. On  sait  en  quoi  consiste  la  loi  de  Guvier;  elle  repose  sur 
cette  idée  si  simple  et  si  évidente,  que  dans  un  être  organisé 
toutes  les  parties  doivent  être  d'accord  pour  accomplir  une  action 
commune.  Nous  avons  vu  que  la  loi  des  connexions,  de  son  côté, 
repose  sur  ce  fait,  qu'un  organe  est  dans  un  rapport  constant  de 
situation  avec  te"  autre  organe  donné.  La  corrélation  est  un  rap- 


886  REVUE    DES    DEUX    MOi\DES. 

port  d'action,  de  coopération,  de  finalité;  la  conrexion  est  un  rap- 
port tout  physique,  tout  mécanique,  de  position,  d'engrennge  en 
quelque  sorte.  Dans  une  machine,  les  parties  les  plus  éloignées  peu- 
vent être  en  corrélation  ;  les  seules  qui  s'avoisinent  sont  en  connexion. 
La  connexion  n'explique  pas  la  corrélation,  et  ne  peut  pas  la  rempla- 
cer; en  d'autres  termes,  la  contiguïté  des  parties  ne  rend  pas  compte 
du  consensus  dans  l'être  vivant.  L'organisme  reste  toujours,  comme 
le  définissaient  Kant  et  Cuvier,  «  un  tout  dont  toutes  les  parties  sont 
réciproquement  but  et  moyens  (1),  »  d'où  il  suit  que  l'organisme  est 
essentiellement  et  en  soi  l'Idée  d'une  finalité.  Et  cette  coordina- 
tion des  parties  au  tout  se  retrouve,  non  pas  seulement  dans  ^e  tout 
en  général,  mais  dans  chaque  partie  considérée  isolément,  car  les 
parties  elles-mêmes  sont  des  tou(s  secondaires  coordonnés  au  tout 
principal.  Ainsi  les  organes  du  mouvement  sont  en  rapport  avec  les 
organes  de  nutrition  ;  mais  en  outre,  dans  les  organes  du  mouve- 
ment, les  muscles,  les  nerfs  et  les  os  sont  également  en  rapport,  et 
ainsi  jusqu'aux  derniers  élémcns  de  l'organisme  ;  ce  qui  a  fait  dire  à 
Leibniz  que  les  êtres  organisés  sont  des  machines  composées  de 
machines.  Pour  ma  part,  je  ne  puis  comprendre  cette  coordination 
que  si  !e  tout  a  préexisté  sous  forme  de  plan,  et  a  prédéterminé  les 
parties.  Autrement,  ces  parties,  qui  ne  sont  après  tout  que  de  la 
matière  minérale,  se  seraient  donc  combinées  et  entendues  de  ma- 
nière à  produire  des  systèmes  si  savamment  disposés  que  c'est  à 
peine  si  l'art  humain  peut  les  imiter,  et  même  qu'il  est  des  cas  où  il 
ne  le  peut  pas  (par  exemple  le  vol  des  oiseaux)  :  c'est  là  ce  que  l'es- 
prit humain  n'a  jamais  consenti  et  ne  consentira  jamais  à  admettre. 
Par  exemple,  que  la  matière,  obéissant  à  ses  lois  prim.ordiales,  pro- 
duise des  dents  tranchantes,  c'est  ce  que  je  comprends  sans  trop 
d'efforts;  mais  (\mq.  la  même  matière,  dans  le  même  être,  produise 
des  griffes  et  non  des  sabots,  c'est  ce  qu'on  comprendra  difficile- 
ment, ^il'on  n'accorde  que  les  griffes  et  les  dents  ont  une  harmonie 
préétablie,  qui  est  d'une  part  la  préhension,  de  l'autre  le  déchire- 
ment de  la  proie,  —  et  si  l'on  ajoute  que  toutes  les  autres  parties 
sont  également  coordonnées,  comme  nous  l'apprend  Cuvier,  nous 
en  conclurons  qu'elles  doivent  être  préordonnées,  et  il  sera  permis 
de  dire  que  la  nature  agit,  dans  ce  cas,  exactement  comme  si  elle 
avait  voulu  faire  un  animal  Carnivore. 

La  suite  des  idées  nous  aurait  amenés  ici  à  examiner  la  théorie 

(1)  Cela  n'implique  pas  du  tout,  comme  le  suppose  M.  Robiu,  que  ciiaque  partie 
ne  puisse  pas  avoir  une  vie  propre,  indépendante  du  tout  ;  mais  cela  signifie  qu'aus- 
sitôt qu'elle  est  engagée  dans  le  système  tlle  vit  par  le  tout,  et  elle  contribue  à  faire 
vivre  le  tout. 


LA    PllYSrOLOGlE    CONTEMPORAINE.  8S7 

de  Darwin;  mais  c'est  un  trnvall  que  nous  avons  tlrjà  fait  f  t  auquel 
nous  renvoyons  le  lecteur  (1).  Disons  seulement  rue  le  système  de 
Darwin,  l^in  d'exclure  l'hypothèse  des  causes  finales,  nous  paraît 
l'exiger  imp(^rieusement,  sous  peine  (^e  faire  jouer  au  hasard  un 
rôle  exorbitant.  Ce  serait  alors  la  formation  des  pspèces  qui  serait 
une  œuvre  d'art;  nous  n'aur'ons  qu'à  y  appliquer  ce  q'ie  nous 
avons  dit  de  la  formation  de  l'individu,  et,  l'œuvre  étant  bien  au- 
trement compliquée,  puisqu'il  s'agit  de  la  totalité  des  êtres  vivans, 
l'argnment  îi'en  serait  que  plus  fort.  D'ailleurs  cette  hypothèse  re- 
pose elle-même  sur  l'analogie  de  l'art  et  de  la  nature,  puisqu'elle 
prête  à  celle-ci  une  sélection  semblable  à  la  sélection  artificielle 
de  nos  éleveurs,  c'est-à-dire  t^ne  véritable  industiie.  Ici  encore, 
l'art  humain  ne  serait  que  le  prolongement  et  l'imitation  de  l'art 
naturel,  et  celui-ci  le  pressentiment,  ou  plutôt  le  type  et  îe  modèle 
de  celui-là. 

On  ne  pent  drnc  é<  happer  à  l'obsession  de  cette  idée,  qu'il  y  a 
un  art  dans  'a  nature;  or  tout  art  suppose  un  artiste.  Que  cet  ar- 
tiste soit,  comme  le  supposait  Âristote,  la  mture  elle-même,  ou 
qu'il  soit  extérieur  et  supérieur  à  la  nature,  qu'il  agisse  par  in- 
stinct et  pour  ainsi  dire  par  inspiration,  ou  qu'il  agisse  avec  pré- 
voyance et  suivant  un  plan  préconçu,  c'est  un  nouveau  problème 
qiii  se  présentp;  c'est  un  nouvel  ordre  de  recherches  qui  s'impose 
aux  métaphysiciens,  et  dont  la  solution  suppose  d'autres  considé- 
rations que  celles  qui  précèdent.  Qutlle  que  soit  la  solution  que 
l'on  donne  de  ce  problème,  toujours  est-il  que  l'art  de  la  nature 
est  aussi  évident  que  l'art  humain  :  sur  ce  terrain  commun,  théisme 
et  panthéisme  peuvent  et  doivent  s'entendre  contre  le  matéiialisme, 
et  ils  ont  un  intérêt  commun. 

Quant  à  choisir  entre  ces  deux  hypothèses,  celle  d'an  instinct 
primordial  inhérent  à  la  nature,  ou  celle  d'une  pensée  suprême  su- 
périeure à  la  nature,  n'oublions  pas  qu'Aristote,  en  soutenant  la  pre- 
mière, la  rattachait  en  même  temps  à  la  seconde,  car,  s'il  prêtait  à 
la  nature  un  art  secret  et  intérieur,  incapable  de  d.  libération  et  de 
réflexion,  c'était  cependant  par  l'action  mystérieuse  de  la  pensée 
suprême  que  cet  instinct  artiste  de  la  nature  était  sollicité  et  n.ême 
dirigé  :  c'était  le  désir  aveugle  sans  doute  et  sans  conscience, 
mais  déterminé  par  la  cause  souveraine  et  par  l'attrait  irrésistible 
du  bien,  qui  entraînait  la  nature  à  monter  de  forme  en  forme  et 
d'être  en  être  jusqu'à  ce  bien  suprême,  en  créant  progressivem.ent 
à  chaque  degré  de  l'échelle  les  moyens  dont  elle  avait  besoin  pour 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  décembre  18G3, 


888  RlvVUE    DES    DEUX    MONDES, 

monter  plus  haut.  De  même  dans  la  doctrine  de  Leibniz,  la  création 
de  l'univers  par  une  cause  suprême  n'exclut  pas  des  causes  se- 
condes qui,  obéissant  à  une  sorte  d'instinct  et  de  tendance  obscure, 
poursuivent  des  buts  par  des  moyens  appropriés.  L'instinct  de  la 
nature  et  la  Providence  suprême  n'ont  donc  rien  de  contradictoire, 
et  doivent  pouvoir  se  concilier  dans  une  doctrine  supérieure.  Quant 
à  ceux  qui  sacrifient  absolument  l'une  de  ces  causes,  et  suppri- 
ment dans  l'être  suprême  l'intelligence  au  profit  de  l'instinct,  on  ne 
voit  pas  quel  avantage  ils  peuvent  trouver,  au  point  de  vue  scien- 
tifique, à  écarter  une  cause  qui  nous  est  nettement  connue,  pour 
en  substituer  une  autre  qui  n'est  qu'un  mot.  L'instinct  en  effet  n'est 
qu'une  qualité  occulte,  le  signe  d'une  notion  vide  et  qui  fait  dé- 
faut dans  notre  esprit.  Tous  ceux  qui  ont  voulu  éclaircir  cette  no- 
tion ont  essayé  de  la  ramener  soit  au  mécanisme,  soit  à  l'intel- 
ligence. Le  mécanisme  aveugle  des  élémens  étant  écarté  d'un 
commun  accord,  l'intelligence  reste  la  seule  cause  connue  à  laquelle 
nous  puissions  rapporter  l'art  de  la  nature,  l'imagination  n'étant 
elle-même  qu'une  forme  ou  un  degré  de  l'intelligence.  Est-ce  à  dire 
que  la  cause  des  causes  ait  une  intelligence  semblable  à  la  nôtre? 
Est-ce  à  dire  que  nous  soyons  autorisés  à  affirmer  qu'il  n'y  a  rien  au- 
delà  de  l'intelligence,  et  que  le  grand  artiste  ne  puisse,  dans  la  créa- 
tion de  ses  œuvres,  obéir  à  des  lois  dont  nous  ne  nous  formons  au- 
cune idée?  Nombre  de  métaphysiciens  ont  pensé  le  contraire  et  ont 
supposé  en  Dieu  une  série  de  perfections  se  dépassant  les  unes  les 
autres,  sans  qu'aucune  analogie  pût  nous  les  représenter  en  nous- 
mêmes.  Peut-être  les  raisons  suprêmes  de  l'ordre  de  la  nature  sont- 
elles  dans  ce  fond  dernier  et  insondable  que  toute  théologie  suppose 
à  l'arrière-plan  de  ses  mystères.  Tout  ce  que  nous  pouvons  dire, 
c'est  que  la  cause  la  plus  analogue  que  nous  puissions  comparer  à 
la  cause  suprême,  c'est  l'intelligence.  L'art  de  la  nature  provient 
donc  d'une  cause  qui  est  au  moins  une  intelligence,  si  elle  n'est  pas 
quelque  chose  de  plus. 

Paul  Janet, 


CRISSA 


UNE    PROVINCE    ANGLAISE    DE    L'INDS. 


0)  isM,  by  W.  Ilunter,  2  vol.  in-8»,  Londres  1872. 


Oiissa  est  une  province  du  Bas-Bengale,  située  sur  la  côte  orien- 
tale de  l'Hindoustan,  qui  par  les  phénomènes  physiques  et  météo- 
rologiques dont  elle  est  le  théâtre,  par  la  multiplicité  et  les  mœurs 
des  races  qui  l'habitent,  offre  un  spectacle  des  plus  curieux,  et  peut 
donner  une  juste  idée  des  vicissitudes  auxquelles  sont  soumises  les 
populations  de  ces  contrées.  Un  livre  récemment  publié  par  M.  Hun- 
ier nous  éclaire  sur  ces  divers  points.  Il  est  le  résultat  d'un  travail 
de  statistique  ordonné  en  1855  par  la  cour  des  directeurs  et  repris 
en  1867  conformément  aux  ordres  du  gouverneur-général.  Ce  tra- 
vail, qui  ne  s'applique  encore  qu'à  la  seule  province  d'Orissa,  dont 
l'étendue  est  à  peu  près  celle  de  l'Ecosse,  mérite  d'être  signalé, 
car  il  montre  les  difficultés  en  présence  desquelles  les  Anglais  se 
trouvent  journellement  dans  l'Inde  et  le  rôle  qu'ils  ont  à  y  remplir. 
Il  ne  s'agit  plus,  ainsi  que  faisait  la  compagnie  des  Indes,  de  re- 
garder ces  pays  comme  une  simple  source  de  revenus;  on  doit 
désormais  s'occuper  de  rendre  la  justice,  de  secouer  la  torpeur  des 
habitans  par  un  vaste  système  d'instruction,  d'organiser  un  ser- 
vice sanitaire  pour  arrêter  la  marche  des  maladies  épidémiques,  de 
combattie  les  sécheresses  et  les  inondations,  de  mettre  fin,  par  la 
création  de  voies  de  communication,  aux  famines  qui  désolent  pé- 
riodiquemert  certaines  provinces,  en  un  mot,  de  bov.straire  une  po- 
pulation de  200  millions  d'hommes  à  la  perspective  continue  d'une 
mort  imminente.  Alors  seulement  l'Inde  pourra  être  considérée 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coTnme  un  pays  cîvrisé,  et  les  capitaux  anglais  pourront  s'y  aven- 
turer en  toute  sécurité.  , 

I. 

La  province  d'Orissa  est  divisée  en  deux  parties  bien  distinctes, 
l'nne  de  plaines  et  de  marais,  située  le  long  de  la  mer,  l'autre  de 
montagnes  se  reliant  au  plateau  de  l'Inde  centrale.  La  partie  m,on- 
tagneuse,  qui,  d'après  les  traditions  hi^tonques,  était  jadis  bai- 
gnée par  la  mer,  en  e?t  aujourd'hui  séparée  par  une  plaine  d'al- 
luvion  de  250  kilomètres  de  longueur  sur  80  de  largeur.  Trois 
grands  cours  d'eau,  qi:i  prennent  leur  sonrce  dans  l'intérieur,  la 
traversent  presque  parallèlement  en  se  dirigeant  de  l'ouest  à  l'est 
pour  se  déverser  dans  le  golfe  du  Bengale.  Ce  sont,  en  commençant 
par  le  sud,  le  Mahanadi,  le  Crahmani  et  la  Baitarani.  Ils  forment 
des  vallées  pittoresques,  qui  tantôt  s'élargissent  en  plaines  cou- 
vertes de  rizières,  tantôt  se  resserrent  entre  des  rochers  qui  pendant 
la  saison  des  pluies  fori^ent  le  fleuve  à  s'élever  à  une  prodigieuse 
hauteur.  Le  Mahanadi,  dont  la  largeur  varie  de  2  à  3  kilomètres, 
est  partout  navigable  par  les  bateaux  plats,  et  forme  une  route 
excellente  pour  pénétrer  dans  l'Inde  centrale.  Cette  région,  qui 
n'est  soumise  que  nominalement  à  l'autorité  britannique,  est  peu- 
plée de  tribus  sauvages,  débris  des  anciennes  races  de  l'Inde, 
vivant  côte  à  côte,  les  unes  nomades,  les  autres  sédentaires,  si  i- 
vant  qu'elles  appartiennent  à  des  âges  d'ffcrens  de  la  civilisation. 

En  débouchant  dans  la  plaine,  les  trois  fleuves  se  divisent  en  une 
multituile  de  bras  qui  s'entre-croisent  et  se  contournent  sur  eux- 
mêmes  avant  de  se  rendre  à  la  mier,  au  milieu  d'une  région  de  ma- 
rais, d'étangs  et  de  lacs,  dont  le  plus  considérable  est  le  lac  Chllka, 
dans  la  partie  méridionale  de  la  province  d'Orissa.  Ce  Ir.c,  qui  reçoit 
un  des  bras  du  Mahanadi,  est  séparé  de  l'Océan  par  une  étroite 
bande  de  sable.  A  l'ouest,  il  est  entouré  de  montagnes  qui  descen- 
dent perpendiculairement  dans  les  flots  ou  bien  lancent  en  avant 
leurs  promontoires  de  rocher«i;  au  nord,  il  se  perd  dans  une  rég'on 
amphibie,  moitié  terre,  moiiié  eau,  formant  une  suite  interminable 
de  bas-fonds,  de  rivages  coaverts  de  joncs,  d'îles  qui  s'élèvent  à 
peine  hors  de  l'eau,  et  que  !a  vase  entraînée  par  les  fleuves  fait 
chaque  année  surgir  du  fond  des  mers.  Il  a  une  étendue  de  890  ki- 
lomètres carrés  pendant  la  saison  sèche,  de  1,170  kilomètres  carrés 
pendant  cel'e  des  pluies;  la  profondeur  n'excède  point  2  mètres. 
Une  brèche  étroite  ouverte  dans  la  bande  de  sable  le  réunit  à  la 
mer,  qui  pendant  la  marée  haute  y  envoie  des  vagues  couvertes 
d'écume.  Au  moment  des  pluies,  les  rivières  gonflées  se  précipi- 


UNE    PROVINCE    ANGLAISE    DE    l'iNDE.  891 

tent  de  tous  côtés  dans  le  lac,  en  chassent  l'eau  de  la  mer,  et  le 
tran.'- forment  en  un  lac  d'eau  douce.  Pendant  les  six  mois  que  souffle 
la  mousson  du  sud,  l'Océan  pousse  vers  le  rivage  des  amas  de 
sable  tiré  de  ses  profondeurs  et  soutient  une  lutte  violente  avec  le 
fleuve;  il  en  repousse  les  eaux,  et  les  force  à  dépose  r  la  vase  dont  elles 
sont  chargées.  Lorsque  le  fleuve  l'emporte,  celui-ci  refoule  à  son  tour 
l'Océan  et  se  creuse  un  canal  à  travers  les  bancs  de  sable  accu- 
mulés ;  enfin,  lorsque  ces  forces  opposées  viennent  à  s'éqnilibrer, 
la  mer  forme  une  barre  à  quelque  distance  de  l'enihouchure  du 
fleuve,  qui  abandonne  des  dépôts  a.  droite  tt  à  gauche  et  augmente 
son  delta.  Par  leur  antagonisme  même,  la  mer,  qui  rejette  son 
sab'e,  et  les  rivières,  qui  charrient  de  la  vase,  concourent  ensemble 
à  l'accroissement  successif  de  la  terre  aux  dépens  de  l'eau.  Toute  la 
côte  du  Bengale  présente  ainsi  une  série  de  promontoires  reliés 
entre  eux  par  des  baies  arrondies  dont  le  fond  est  occupé  par 
l'embouchure  des  fleuves.  Lorsc|ue  par  i'élajgissement  de  son  lit 
le  fleuve  a  perdu  de  sa  force,  la  victoire  définitive  reste  à  la  mer; 
alors  les  marées  chargées  de  sable  et  les  courans  de  la  baie  font 
surgir  au  travers  de  l'embouchure  un  banc  qui  arrête  l'écoulement 
des  eaux  et  qui  forme  un  lac  intérieur.  Telle  a  été  l'origine  da  lac 
Chi'ka,  qui  pei  t  être  regardé  commue  une  ancienne  baie  du  golfe 
de  Bengale  en  voie  d'atterrissement.  La  bande  de  sable  qui  le 
sépare  de  la  mer  n'avait,  il  y  a  cinquante  ans,  que  1  kilomètre  à 
peine  de  large,  elle  en  a  3  aujourd'hui.  En  1780,  elle  avait  encore 
une  ouvert!  re  susceptible  d'être  franchie  par  les  grands  bâti- 
mrns;  en  1825,  il  a  fallu  creuser  un  canal  artificiel  qui  est  déjà 
presque  comblé.  —  Toute  la  plaine  d'Orissa,  sur  une  largeur  de 
80  kilomètres,  a  une  formation  analogue. 

En  général,  à  l'embouchure  des  fleuves  da  Bengale,  le  sol  est 
couvert  de  jungles  épais,  entrecoupés  de  canaux  d'où  s'échappent 
des  miasmes  pestilentiels.  On  dirait  que  la  nature  s'est  arrangée 
pour  faire  son  œuvre  en  secret,  et  qu'elle  ne  veut  pas  être  troublée 
dans  ses  créations.  Quand  cette  œuvre  est  finie,  et  que  les  conti- 
nens  sont  créés,  elle  les  livre  à  l'homme;  mais  jusque-là  elle  l'é- 
loigné par  des  exhalaisons m^'^phiiiques.  Le  M.-.hanadi  semble  pour- 
tant faire  exception,  car  les  terres  à  peine  émergées  sont  envahies 
par  des  populations  que  pousse  en  avant  le  flot  humain  du  con- 
tinent. Autour  du  lac  Chilka  en  iffet  habitent  des  communautés 
d'hommes  aussi  divers  dans  leur  nature  et  leur  histoire  que  les 
formations  géologiques  qui  l'entourent.  Sur  le  bord  occidental, 
où  les  montagnes  surplombent  le  lac,  des  races  sauvages  vivent 
comme  elles  peuvent  au  milieu  des  jungles,  chassant,  coupant  les 
bois,  faisant  la  guerre  aux  bêtes  sauvages  et  cultivant  leurs  vallées 


892  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  manière  intermittente,  en  émigrant  d'un  lieu  à  un  autre.  Des 
hameaux  de  pêcheurs  et  de  fabricans  de  sel  sont  épars  sur  la  bande 
comprise  entre  le  lac  et  la  mer,  et  tirent  une  maigre  récolte  de  riz 
des  bas-fonds  momentanément  desséchés  du  lac.  Au  sud-ouest,  des 
villages  de  bateliers  font  métier  de  transporter  le  surplus  de  la  pro- 
duction d'Orissa  vers  le  rivage  de  Ganjam,  dans  des  bateaux  plats 
en  forme  de  cerceuils.  A  l'extrémité  opposée,  là  où  les  fleuves  dé- 
bouchent dans  le  lac,  des  communautés  d'habiles  cultivateurs  s'a- 
britent derrière  leurs  digues  et  récoltent  de  belles  moissons,  quand 
elles  ne  sont  pas  enlevées  par  l'inondation  avec  leurs  bestiaux  et 
leurs  maisons. 

Les  îles  Parikud,  situées  au  sud  du  lac  Chilka,  émergent  à  peine 
de  l'eau;  elles  sont  cultivées  et  sur  certains  points  couvertes  d'ar- 
bres qui  leur  donnent  l'aspect  d'un  parc  anglais.  11  y  a  cent  ans, 
elles  étaient  habitées  par  une  population  si  misérable,  que  les 
troupes  qui  les  traversèrent  durent  emporter  avec  elles  le  bois  de 
chauffage  et  les  vases  de  terre  pour  la  cuisson  des  alimens;  même 
aujourd'hui,  les  conditions  de  la  vie  y  sont  très  difficiles.  Bu  côté 
de  la  mer,  les  rives  de  sable  ne  produisent  rien;  du  côté  du  lac, 
elles  donnent  de  riches  moissons  de  riz,  pourvu  que  l'année  soit 
humide  sans  cependant  amener  d'inondations  :  autrement  la  dé- 
tresse y  est  à  son  comble.  Elles  n'ont  ni  rivière  d'eau  douce,  ni  fon- 
taines, il  n'y  a  que  des  puits  qui  ne  peuvent  servir  aux  irrigations. 
La  population  agricole  est  de  race  aryenne;  elle  parle  le  sanscrit 
et  est  restée  fidèle  aux  anciens  rites  et  aux  anciennes  divinités.  Le 
rajah  exerce  une  autorité  héréditaire  et  incontestée  sur  54  commu- 
nautés agricoles,  dont  les  900  feux  sont  groupés  par  villages.  Il 
touche  pour  la  location  des  terres  une  redevance  qui  varie  de 
30  centimes  à  7  fr.  50  par  acre  ou  kO  ares,  suivant  la  classe  à  la- 
quelle appartiennent  les  tenanciers;  les  classes  inférieures  paient, 
bien  entendu,  plus  que  les  autres.  Les  terres  ainsi  louées  sont  un 
sable  gras,  facile  à  labourer,  quoique  sujet  à  la  sécheresse.  Quand 
l'humidité  est  suffisante,  elles  produisent  une  moisson  splendide; 
mais  les  habitans  sont  à  la  merci  de  quelques  pouces  d'eau  de  plus 
ou  de  moins.  Lorsque  la  pluie  se  fait  attendre,  tout  est  brûlé,  tan- 
dis que,  quand  elle  tombe  avec  un  peu  trop  d'abondance,  la  contrée 
est  inondée  et  ruinée  par  l'eau  salée,  comme  elle  le  fut  en  1866,  où, 
sur  3,000  hectares  cultivés,  2,800  ont  été  couverts  par  les  Ilots.  A 
l'est  se  trouve  la  mer  avec  ses  cyclones  et  ses  vagues  immenses,  à 
l'ouest  le  Chilka  avec  ses  rivières  irrégulières,  se  frayant  un  pas- 
sage à  travers  les  champs  de  riz.  Sur  les  côtes  habitent  quelques 
communautés  de  pêcheurs  et  de  bateliers  qui  gagnent  leur  vie  à 
fabriquer  des  filets;  ils  appartiennent  à  la  tribu  des  Telingas  des 


UNE    PROVINCE    ANGLAISE    DE    l'INDE.  8^3 

environs  de  Madras  et  descendent  des  races  aborigènes  du  pays; 
ils  parlent  une  autre  langue  et  adorent  d'autres  dieux  que  la  popu- 
lation agricole,  dont  ils  vivent  absolument  séparés. 

La  seule  industrie  de  Parikud  est  celle  du  sel.  On  obtient  cette 
précieuse  denrée  soit  par  l'évaporalion  solaire,  soit  par  l'ébulli- 
tion;  le  premier  procédé  était  autrefois  seul  en  usage,  et  le  gou- 
vernement eut  beaucoup  de  peine  à  introduire  le  second  en  1815. 
L'Indien  piétend  que  le  sel  produit  par  le  soleil  esl  plus  pur  que 
celiii  qui  est  dû  aux  procédés  artificiels  de  l'homme,  et  n'en  veut 
pas  d'autre  dans  les  temples.  Le  sel  fabriqué  à  Liverpool  revient 
dans  l'Inde  à  très  bon  marché  :  envoyé  à  Calcutta  comme  lest,  il  en 
a  chassé  le  sel  indigène;  mais  à  Orissa  l'orthodoxie  religieuse  re- 
pousse un  article  produit  par  les  mains  des  infidèles,  car  toute  la 
vie  des  habitans  se  passe  en  exercices  spirituels,  et  le  sel  joue  un 
grand  rôle  dans  la  purification  des  âmes.  La  fabrication  c(/mmence 
avec  la  saison  chaude  dans  la  dernière  quinzaine  de  mars.  On 
creuse  depuis  le  lac  Chilka  un  canal  avec  des  cuvettes  larges  et  peu 
profondes  de  chaque  côté.  Ces  cuvetLes  sont  à  angle  droit  avec  le 
canal,  par  rangées  de  quatre,  et  ont  chacune  7  mètres  carrés.  Le 
premier  jour,  on  introduit  l'eau  du  canal  dans  la  première  cuvette  de 
chacune  des  rangées;  elle  y  reste  vingt-quatre  heures,  et,  comme  la 
profondeur  n'est  que  de  kb  ceutimèlres,  l'évaporalion  se  fait  rapi- 
dement. Le  lendemain,  la  saumure  passe  dans  la  seconde  cuvette, 
qui  a  60  centimètres  de  profondeur,  et  ainsi  de  suite  d'une  cuvette 
à  l'autre  jusque  dans  la  quatrième,  qui  a  90  centimètres.  Le  cin- 
quième jour,  on  la  fait  passer  dans  des  étangs  de  liô  décimètres 
carrés  et  de  15  centimètres  de  profondeur,  où  elle  reste  pendant  la 
chaleur  du  jour.  L3  soir,  la  fabricaiion  est  complète,  et  le  sel  retiré 
des  étangs.  Ces  diflerentes  phases  de  la  fabrication  se  succèdent 
sans  discontinuité.  Chaque  établissement  est  conduit  par  5  hommes 
qui  gagnent  un  peu  plus  de  25  centimes  par  jour  ou  7  fr.  50  par 
mois.  La  production  est  de  15  tonnes  la  première  semaine,  et,  si  la 
fabrication  marche  sans  interruption ,  elle  peut  atteindre  80  tonnes 
en  quinze  jours  ;  mais  c'est  une  industrie  aléatoire,  car  une  simple 
pluie  suffit  pour  arrêter  l'opération  et  forcer  à  vider  les  fosses.  Le 
prix  de  fabrication  est  de  16  francs  65  cent,  par  tonne,  qui,  ajouté 
au  droit  fiscal  de  216  francs,  porte  le  prix  de  revient  de  la  tonne  à 
233  francs. 

Les  habitans  de  la  province  d'Orissa  sont  constamment  à  la  veille 
de  mourir  de  faim,  soit  par  suite  des  sécheresses,  soit  par  suite  des 
inondations.  Les  pluies,  qui,  réparties  sur  l'année  tout  entière,  se- 
raient bienfaisantes,  ne  durent  que  quelques  semaines  et  font  dé- 
faut le  reste  du  temps;  il  survient  alors  des  sécheresses  qui  brident 


89/i  KEVUt    DKS    DEUX    MONDES. 

les  recultes  sur  pied.  En  1770,  10  millions  de  paysans  périrent  dans 
le  Bengale  en  subissant  toutes  bs  tortures  de  la  faim,  et  pendant 
plus  de  vingt  ans  le  tiers  des  terres  resta  inculte.  Depuis  cette 
époque,  il  se  produisit  en  1830, 1839,  18/iO,  18(55,  des  sécheresses 
qui  furent  presque  aussi  meurtrières. 

Si  terribles  que  soient  les  sécheresses,  les  inondations  le  sont  da- 
vantage encore.  iNous  avons  dit  que  les  trois  ileuves  qui  traversent 
Orissa,  après  avoir  drainé  dans  leur  parcours,  depuis  l'intérieur  du 
plaLeau  central,  les  pluies  d'un  bassin  de  1Z|7,500  kilomètres  car- 
rés, Vont  en  se  rapprochant  peu  à  peu  les  uns  des  autres  jusqu'à 
ne  plus  être  séparés  que  par  un  intervalle  de  A8  kilomètres  à  peine, 
et  qa'iis  lancent  leurs  flots  accumulés  sur  le  district  de  Catiack.  La 
rapidité  que  ces  eaux  avaient  dans  la  montagne  se  trouvant  subite- 
ment arrêtée  quand  elles  arrivent  sur  le  terrain  plat  du  Delta,  elles 
se  séparent  en  une  multitude  de  bras  qui  s'entre-croisent,  comme 
ferait  le  liquide  contenu  dans  une  cruche  lancée  contre  terre  avec 
violence. 

Le  Mahanadi,  littéralement  le  grand  fleuve,  prend  sa  source 
dans  rinde  centrale,  et  reçoit  d'innombrables  aflluens.  Tant  qu'il 
reste  dans  la  région  montagneuse,  il  coule  toujours  au  fond  des 
vallées  en  contournant  les  montagnes;  mais,  lorsqu'il  débouche 
dans  la,  ])laine  près  de  Catiack,  le  lit  s'élève  au-dessus  du  niveau 
des  teries  voisines,  et  s'encaisse  dans  des  berges  qui  forment  comme 
des  chaînes  de  collines  parallèles  ;  au  lieu  de  recevoir  des  aflluens, 
le  fleuve  donne  naissance  à  des  bras  qui  lui  impriment  le  carac- 
tère deltaïque,  inconnu  à  l'Europe.  Ce  phénomène  tient  à  ce  que, 
par  suite  de  la  rapidité  de  leur  cours  dans  la  partie  montagneuse, 
lea  eaux  entraînent  une  prodigieuse  quantité  de  limon,  qui  se  dé- 
pose quand  le  changement  de  pente  rend  le  courant  moins  violent. 
Le  lit  s'élève  ainsi  peu  à  peu  jusqu'à  former  un  canal  qui  coule  au- 
dessus  des  plaines  voisines,  et,  connue  les  dépôts  terreux  sont 
plus  abondans  dana  le  lit  que  sur  les  bords,  la  capacité  du  canal 
diminue  sans  cesse.  Le  même  elTet  se  produisant  dans  chacun  des 
bras  du  fleuve,  la  masse  d'eau  qui  arrive  trouve  de  jour  en  jour  un 
écoulement  moins  facile.  Pendant  l'été,  alors  que  les  aflluens  su- 
périeurs ne  fournissent  qu'un  faible  contingent,  les  canaux  suffi- 
sent à  débiter  les  eaux;  mais  pendant  la  saison  des  pluies  des  tor- 
rens  gonflés  se  précipitent  de  toutes  les  vallées  latérales  dans  celle 
du  Mahanadi,  et  y  accumulent  une  masse  liquide  bien  supérieure 
à  celle  qui  peut  s'écouler  naturellement.  A  ce  moment,  le  fleuve 
a  un  volume  de  50,900  mètres  cubes  par  seconde,  un  tiers  de  plus 
que  le  Gange,  ei,  comme  les  canaux  du  Delta  ne  peuvent  en  débi- 
ter que  la  moitié,  le  surplus  passe  par-dessus  les  bords  et  inonde 


U-NE    PKOVliNCt    A.NGLAISE    DE    L'IiNDE.  895 

la  contrée.  Les  rivières  étaat  plus  élevées  qae  les  plaines,  les  eaux 
ne  peuvent  plusrenirer  dans  leur  lit,  e.  couvrent  les  champs  long- 
temps encore  après  que  leo  rivières  ont  repris  leur  niveau;  elles 
resoeai  stagnantes,  fonnani,  des  marais,  noyant  les  récolles,  em- 
poisonnant l'air  de  miasmes  délétères  jusqu'à  ce  que  le  soleil  les 
ait  évaporées,  ou  qu'elles  aient  trouvé  ver6  la  mer  un  écoulement 
accidentel. 

En  486(3,  la  province  d'Orissa  sortait  à  peine  de  la  terrible  famine 
de  1805-06;  le  ])euple  avait  épuisé  ses  derniers  apj)rovisiunnemens, 
et  voyait  dans  la  recoUe  future  un  espoir  de  salut,  quand  tout  à 
coup  les  rivières  fondirent  sur  le  pays  et  inondèrent  les  plaines 
voisines.  Dans  les  trois  districts  d'Orissa,  2,700  kilomètres  carrés 
ont  eue  submergés  pendant  une  durée  de  trente  et  parfois  de  soixante 
jours.  L'eau  n'avait  pas  moins  de  1  mètre  de  profondeur,  et.  sur 
beaucoup  de  points  elle  en  atteignait  cinq.  Une  population  de 
1,308,000  individus  fut  subitement  chassée  de  ses  demeures  et 
ibolée  au  mUieu  d'un  océan  furieux.  Des  milliers  de  personnes  cher- 
chaient leur  salut  dans  des  canots,  sur  des  radeaux  de  bambous, 
sur  des  troncs  d'arbres  ou  sur  des  meules  de  riz  qui  menaçaient  de 
s  écrouler.  Personne  cependant  ne  lut  noyé  dans  le  premier  mo- 
nient  de  lenvahissenient  des  eaux,  car  les  malheureux  habilans, 
sachant  par  expérience  ce  qui  les  attend,  sont  toujo-urs  préparés  à 
ce  malneur  ;  dans  beaucoup  de  villages,  des  bateaux  sont  attachés 
HU\  njaisons,  et  les  toits  en  bambous  sont  très  élevés  et  disposés 
de  hiçon  à  jjouvoir  servit'  de  refuges.  Les  banyans  avaient  des 
gra|>[)es  d'êtres  humains  dans  leurs  branches,  où  venaient  aussi  se 
lemgiei-  les  serpens,  les  fourmis,  les  lézards  et  tous  les  autres  pe- 
tits animaux  de  la  création,  qui  couvrirent  les  plus  faibles  rameaux 
jisq  j'à  ce  que  la  famine  les  eut  fait  disparaître  successivement.  Le 
bétail  souifrit  beaucoup,  les  moutons  et  les  chèvres  furent  emportés 
par  troupeaux,  et  leurs  cadavres  flottaient  couverts  de  vautours  qui 
se  disputaient  cette  proie.  Le  spectacle  le  plus  triste  était  celui  des 
animaux  de  labour,  qui,  appuyés  sur  des  arbres,  se  tenaient  debout 
sur  leurs  jambes  de  derrière,  et  rejetaient  l'eau  |jar  leurs  narines 
jusqu'à  ce  qu'ils  tombassent  épuisés  dans  le  goulfre. 

Telle  fut  l'inondation  de  1866,  qui  n'eut  d'exceptionnel  qu'une 
durée  plus  longue  et  les  calamités  qui  en  lurent  la  suite.  Après  l'é- 
coulement des  eaux,  les  survivans  se  retrouvèrent  au  milieu  d'une 
légion  désolée,  couverte  d'une  boue  fétide  et  de  moissons  pourries. 
Les  récoltes  pour  une  valeur  de  77  millions  de  francs  furent  dé- 
truites. Lue  famine  d'autant  plus  épouvaatable  que  l'inondation 
avait  succédé  à  la  sécheresse  en  fut  la  conséquence,  et  le  quart  de 
la  population  d'Orissa  mourut  de  faim;  dans  tout  le  Bengale,  le 


896  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nombre  des  victimes  du  fléau  fut  de  750,000.  Si  ce  chiffre  est 
moins  élevé  que  celui  de  1770,  cela  tient  à  ce  que  les  voies  de 
communication  créées  depuis  lors  permirent,  quoique  trop  tard, 
d'apporter  des  secours. 

Le  gouvernement  anglais  ne  pouvait  rester  le  témoin  impassible 
de  pareilles  calamités  sans  encourir  le  reproche  de  manquer  aux 
premiers  devoirs  de  l'humanité,  et  par  ses  ordres  diverses  tentatives 
ont  été  faites  pour  combattre  ces  fléaux,  ou  tout  au  moins  pour  en 
atténuer  les  effets.  On  eut  d'abord  recours  au  moyen  qui  paraissait 
le  plus  naturel,  l'établissement  de  digues  longitudinales,  grands 
amas  de  terre  accumulés  sur  les  boids  des  fleuves  et  d'une  largeur 
de  plusieurs  kilomètres.  Sous  l'administralion  indigène,  chaque 
village  devait  entretenir  les  digues  situées  sur  son  territoire;  mais 
depuis  la  domination  anglaise  ce  soin  incombe  au  gouvernement, 
car  il  n'est  pas  juste  d'imposer  à  certaines  communes  lv3s  dépenses 
nécessaires  à  la  protection  du  pays  tout  entier.  Pendant  les  quinze 
dernières  années,  la  dépense  a  été  de  2,/i37,050  fr.  Ce  n'est  pas 
la  seule  charge  que  les  inondations  imposent  au  gouvernement  bri- 
tannique. Celui-ci  est  en  effet,  après  ces  désastres,  obligé  de  con- 
sentir à  des  rédactions  de  taxes  qui,  de  1852  à  1866,  se  sont  éle- 
vées à  2,638,/iOO  francs,  non  compris  la  perte  résultant  des  terres 
que  la  crainte  de  l'inondation  a  fait  laisser  incultes.  Ce  n'est  en- 
core que  peu  de  chose  en  présence  de  la  diminution  progressive 
des  ressources  de  la  province,  des  récoltes  détruites,  de  la  misère 
des  habitans,  de  la  mort  à  laquelle  des  millions  de  sujets  anglais 
sont  incessamment  exposés. 

Le  gouvernement  a  compris  que,  pour  triompher  du  fléau,  il  fal- 
lait adopter  des  mesures  d'ensemble,  et  il  a  ordonné  les  études  né- 
cessaires. D'après  les  projets  présentés,  il  y  aurait  trois  séries  de 
travaux  à  entreprendre.  La  première  aurait  pour  objet  de  régulari- 
ser les  cours  d'eau  par  la  construction  de  digues  protectrices;  mais, 
comme  des  doutes  subsistent  encore  sur  l'efficacité  de  ces  digues, 
le  gouvernement  hésite  à  engager  des  sommes  considérables  pour 
un  résultat  qui  peut  être  négatif.  La  seconde  série  consisterait  dans 
l'ouverture  de  canaux  ayant  pour  objet  de  dériver  les  eaux  et  de  les 
utiliser  pour  les  irrigations  de  la  navigation.  Trois  barrages  mas- 
sifs, de  2  kilomètres  de  large,  ont  été  jetés  au  travers  des  trois 
bras  du  Mahanadi,  au-dessus  de  Gattack.  Des  réservoirs  ainsi  for- 
més partent  quatre  grands  canaux;  l'un  se  dirige  vers  Ganjam  en 
passant  par  le  lac  Chilka,  deux  se  rendent  à  la  mer  en  traversant 
le  delta  sous  des  angles  différens,  et  le  quatrième  contourne  les 
montagnes,  au  nord  des  districts  de  Cattack  et  de  Balasor,  et  doit 
plus  tard  déboucher  dans  l'Hugli,  au-dessous  de  Calcutta.  Sur  les 


UNE    PROVINCE    ANGLAISE    DE    l'iNDE.  897 

402  kilomètres  que  doit  avoir  ce  dernier,  120  sont  construits  et  en 
état  d'irriguer  par  des  canaux  secondaires  environ  36,000  hectares 
de  terre.  Ces  travaux  avaient  été  commencés  par  une  compagnie 
dans  l'espoir  que  les  concessions  d'eau  faites  aux  cultivateurs  don- 
neraient de  grands  bénéfices;  il  n'en  a  pas  été  ainsi,  parce  que  ces 
concessions  étaient  d'un  prix  trop  élevé,  et  que  les  Indiens,  peu 
prévoyans,  hésitent  à  faire  à  l'avance  des  sacrifices  pour  se  mettre 
à  l'abri  des  sécheresses.  Le  gouvernement  a  donc  piis  cà  son  compte 
les  travaux  exécutés  et  en  a  ouvert  de  nouveaux.  H  a  déjà  dépensé 
pour  cela  32  millions  de  francs.  —  La  troisième  série  de  travaux  doit 
avoir  pour  objet  de  faciliter  l'accès  de  la  province  aux  produits  du 
dehors  pour  atténuer  les  conséquences  des  mauvaises  récoltes.  Les 
rivières  envasées  ne  sont  plus  navigables,  les  côtes  sont  inabor- 
dables pendant  les  six  mois  de  la  mousson  d'été,  et,  comme  le  vent 
commence  à  souffler  avant  qu'on  ait  pu  se  rendre  compte  de  l'état 
des  récoltes,  la  malheureuse  province,  en  cas  d'insuffisance,  reste 
abandonnée  à  elle-même,  séparée  du  reste  du  monde  comme  un 
navire  désemparé  et  sans  provisions  au  milieu  de  l'océan.  Dans  le 
Bengale,  des  routes  et  des  chemins  de  fer  peuvent,  s'il  survient  une 
famine,  apporter  des  denrées  de  tous  les  points  de  l'Inde;  mais  pour 
Orissa  c'est  chose  impossible,  et  les  ressources  qui  pourraient  venir 
du  dehors  font  défaut.  Il  importe,  pour  rompre  cet  isolement,  de 
mettre  les  rivières  d'Orissa  en  communication  avec  celles  du  Ben- 
gale, de  créer  des  chemins  de  fer,  surtout  de  creuser  de  nouveaux 
ports  qui,  à  l'abii  des  moussons,  soient  accessibles  pendant  toute 
l'année. 

Tous  ces  travaux  coûtent  cher,  et  ne  peuvent  être  entrepris  que 
si  les  habitans  consentent  à  payer  la  plus-value  qui  en  résultera 
pour  leurs  terres;  autrement  il  faudra  obérer  le  trésor  d'une  somme 
de  plus  de  50  millions  de  francs.  Le  gouvernement  britannique  fail- 
lirait à  son  titre  de  gouvernement  civilisé,  s'il  restait  inerte  devant 
des  catastrophes  qui  font  périr  d'un  seul  coup  plusieurs  centaines 
de  mille  hommes;  d'un  autre  côté,  il  ne  peut  entreprendre  les  tra- 
vaux nécessaires  pour  les  prévenir  sans  s'imposer  d'énormes  sacri- 
fices. C'est  un  des  nombreux  problèmes  qui  dans  l'Inde  se  posent  à 
l'administration  anglaise,  et  dont  la  solution  est  encore  à  trouver. 

IL 

Les  plus  anciens  documens  parlent  d'Orissa  comme  d'un  royaume 
maritime  s'étendant  de  l'embouchure  du  Gange  à  celle  du  Krishna. 
C'était  une  bande  de  côtes,  séparée  de  l'Inde  proprement  dite  par 
une  barrière  de  montagnes  et  de  forêts.  Moitié  boue,  moitié  eau, 

TOME  CTII.   ~   1873.  57 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

couverte  de  lacs  et  de  marais,  sillonnée  de  rivières  au  cours  in- 
certain ,  cette  contrée  était  habitée  par  des  hommes  appartenant 
aux  races  non  aryennes.  Leurs  descendans  vivent  encore  aujour- 
d'hui sous  leurs  anciens  noms,  dans  les  jungles  et  les  montagnes 
du  centre,  sans  avoir  rien  changé  à  leurs  mœurs  ni  à  leur  reli- 
gion. Longtemps  ils  luttèrent  contre  l'invasion  aryenne  venant  du 
nord  ;  mais  ils  succombèrent  et  furent  repoussés  loin  des  lieux 
habités  par  les  vainqueurs.  Considérés  par  ceux-ci  comme  ap- 
partenant à  une  race  impure  et  inférieure,  jamais  ils  ne  se  mêlè- 
rent à  eux,  et  ils  sont  représentés  dans  les  livres  sanscrits  comme 
un  objet  d'horreur.  La  religion  des  Aryens  était  le  brahmanisme, 
dont  la  principale  divinité  est  Siva,  l'universel  destructeur;  les 
rites  religieux  avaient  surtout  pour  objet,  non  d'implorer  sa  bonté, 
mais  de  détourner  sa  colère.  Ce  culte,  qui  était  celui  des  classes 
privilégiées,  maintenait  impitoyablement  la  distinction  des  castes, 
et  couvrit  la  province  de  villages  brahmanes,  dont  les  habitans 
avaient  un  caractère  quasi  religieux.  Plus  tard,  sans  qu'on  puisse 
préciser  à  quelle  époque,  survinrent  des  migrations  bouddhistes, 
qui  s'opérèrent  non  par  les  armes,  mais  par  une  infiltration  insen- 
sible. Les  sectateurs  de  Bouddha  vécurent  d'abord  dans  les  mon- 
tagnes et  les  rochers,  où  ils  creusèrent  des  habitations  qui  subsis- 
tent encore,  et  dont  les  plus  récentes  datent  du  v^  siècle  avant  l'ère 
chrétienne.  Le  culte  de  Bouddha  est  beaucoup  plus  humain  que 
celui  de  Siva  et  plus  spiritualiste.  Les  missionnaires  de  cette  religion 
avaient  quelque  ressemblance  avec  les  moines  chrétiens  du  moyen 
âge  ;  comme  eux,  ils  rayonnaient  autour  des  lieux  où  ils  s'étaient 
établis,  prêchant  à  tous  l'amour  du  créateur  et  sans  imposer  d'au- 
tres prescriptions  que  la  charité  pour  tous  les  hommes,  l'obéis- 
sance aux  parens  ,  le  respect  de  la  vie  et  la  propagation  de  la  vraie 
foi.  Pendant  de  longs  siècles,  les  deux  religions  vécurent  côte  à 
côte,  et,  suivant  que  les  princes  d'Orissa  appartenaient  à  l'une  ou 
à  l'autre,  elles  eurent  des  alternatives  de  prospérité  et  de  délaisse- 
ment. Gomme  en  Europe,  c'est  du  x*^  au  xiii*^  siècle  que  l'architec- 
ture religieuse  atteignit  son  apogée;  mais  les  monumens  de  l'Inde 
surpassent  de  beaucoup  en  beauté  ceux  que  nous  avons  sous  les 
yeux. 

Lorsque  les  musulmans  envahirent,  au  xvi''  siècle,  la  province 
d'Orissa,  ils  détruisirent  les  temples,  brisèrent  les  statues  et  trans- 
formèrent les  palais  indiens  en  écuries  pour  leurs  chevaux.  Néan- 
moins leur  domination  ne  fut  jamais  assez  complète  pour  imposer 
aux  habitans  une  nouvelle  religion.  Le  culte  de  Bouddha  resta  celui 
de  la  plus  grande  partie  de  la  population;  mais  il  se  transforma  et 
se  modifia  suivant  les  dispositions  spéciales  de  ses  sectateurs.  Dans 


UNE    PROVINCE   ANGLAISE   DE    l'iNDE.  899 

quelques  parties  montagneuses  occupées  par  les  Aryens,  il  prit  la 
forme  hautement  spiritualiste  du  jainisme;  ailleurs,  il  se  confondit 
avec  le  culte  de  Vichnou,  qui  impose  aux  fidèles  l'adoration  du 
soleil  ou  de  l'une  des  autres  incarnations  de  la  Divinité.  A  Orissa,  ce 
dernier  supplanta  peu  à  peu  tous  les  autres,  grâce  cà  la  facilité  avec 
laquelle  il  admit  dans  ses  temples  tout  le  panthéon  indien.  Par 
l'ingénieuse  invention  des  incarnations  successives,  Yichnou  se 
trouve  être  le  centre  d'un  cycle  entier  de  systèmes  religieux,  et 
confond  parmi  ses  adorateurs  des  hommes  appartenant  aux  races 
les  plus  diverses  et  aux  civilisations  les  plus  éloignées.  Sans  perdre 
son  identité,  il  cumule  les  attributs  de  neuf  des  dieux  les  plus  po- 
pulaires de  l'Inde,  et  ses  prêtres  ont  une  dixième  incarnation  en 
réserve  pour  mettre  d'accord  les  superstitions  du  peuple  avec  le 
théisme,  que  l'éducation  anglaise  a  répandu  dans  les  classes  éle- 
vées. Le  vichnouvisme  se  prête  ainsi  à  toute  évolution  religieuse. 
Loin  de  prétendre  à  l'immuabilité,  il  accepte  les  idées  nouvelles 
sans  renier  l'idée  première;  il  construit  de  nouveaux  temples  à  de 
nouveaux  dieux  sans  abattre  les  anciens,  et  allie  les  innovations 
les  plus  radicales  au  conservatisme  le  plus  prononcé.  Malheureuse- 
ment, au  lieu  de  rester  dans  cette  région  si  élevée  et  si  philoso- 
phique, les  prêtres  ont  accepté  également  les  rites,  les  supersti- 
tions et  les  cérémonies  grotesques  ou  ignobles  des  autres  cultes.  Ils 
ont  eux-mêmes  perdu  de  leur  caractère  spirituel,  et  se  sont  aban- 
donnés aux  jouissances  de  ce  monde,  au  désir  d'accroître  leurs  ri- 
chesses. 

Orissa  a  toujours  été  considérée  comme  la  terre-sainte  des  Hin- 
dous. Les  anciens  livres  ne  tarissent  pas  sur  ce  pays  enchanteur  : 
s-^s  heureux  habitans  sont  sûrs  d'entrer  dans  le  monde  des  esprits, 
les  eaux  sacrées  de  ses  fleuves  effacent  les  péchés  de  ceux  qui  s'y 
plongent,  les  fleurs  y  sont  odorantes,  les  fruits  exquis;  quel  plus 
grand  éloge  d'ailleurs  peut-on  en  faire  que  de  dire  que  Dieu  lui- 
même  a  daigné  l' habiter?  On  trouve  des  temples  pour  tous  les 
cultes,  des  pèlerinages  pour  tous  les  dévots.  Chaque  circonscrip- 
tion administrative  possède  une  communauté  de  cénobites,  chaque 
village  a  des  terres  affectées  au  clergé.  Des  milliers  de  monastères 
couvrent  la  province,  et  l'étranger  lui-même  qui  parcourt  le  pays 
s'aperçoit  aussitôt  qu'il  est  sur  une  terre  sacrée. 

C'est  à  Pari,  la  ville  aimée  de  Vichnou,  que  se  trouve  le  temple 
de  Jagannath,  objet  de  la  vénération  universelle.  Construite  sur  le 
rivage  même  de  la  mer,  protégée  d'un  côté  par  les  brisans,  de 
l'autre  par  des  marais  et  des  inondations,  cette  ville  s'est  presque 
toujours  trouvée  à  l'abri  des  invasions.  Après  avoir  été  pendant  dix- 
huit  siècles  le  refuge  de  la  religion  hindoue,  elle  est  devenue  la  ville 


900  REVUE    DES    DLUX    MONDES. 

sainte  de  Bouddha,  dont  elle  a  conservé  la  dent  d'or  pendant  un 
laps  de  temps  très  considérable.  La  première  mention  historique  de 
Jagannath  date  de  l'année  318  de  notre  ère,  quand  les  prêtres  se 
réfugièrent  à  Puri  avec  la  statue  sacrée  de  ce  dieu  pour  la  sauver 
des  pirates.  Pendant  cent  cinquante  ans,  cette  statue  resta  enter- 
rée dans  les  jungles,  trois  fois  elle  fut  cachée  dans  le  lac  Ghilka; 
soit  que  les  pirates  de  la  mer  vinssent  exercer  leurs  déprédations, 
soit  que  les  cavaliers  afgans  envahissent  le  pays,  c'était  le  dieu 
qu'on  cherchait  d'abord  à  sauver.  En  1558,  un  général  musulman, 
étant  parvenu  à  s'emparer  de  la  statue,  pensa  s'en  débarrasser  en 
en  faisant  une  pile  de  pont  sur  le  Gange  ;  mais  le  fleuve,  reconnais- 
sant son  dieu,  l'entraîna  dans  sa  course  jusqu'à  ce  qu'un  prêtre  le 
recueillît  et  le  ramenât  à  Orissa. 

Jagannath  est  la  divinité  du  peuple  devant  laquelle  tous  sent 
égaux.  Un  homme  des  castes  inférieures  ne  peut  entrer  dans  un 
village  ni  avant  neuf  heures  du  matin,  ni  après  quatre  heures,  de 
peur  que  les  rayons  obliques  du  soleil  ne  projettent  son  ombre  sur 
les  pas  d'un  brabmane;  mais  en  présence  de  Jagannath  le  prêtre 
et  le  paysan  se  valent.  Dans  les  cours  du  temple,  des  milliers  de  pè- 
lerins se  partagent  la  nourriture  sacrée  sans  distinction  de  caste 
ou  de  race,  et  le  prêtre  peut  y  donner  la  main  à  un  chrétien.  Comme 
dans  les  églises  catholiques,  personne  n'est  trop  élevé,  personne 
n'est  trop  humble  pour  n'y  pas  entrer.  Tous  les  anciens  cultes  y 
ont  successivement  trouvé  un  abri  et  célébré  leurs  cérémonies  di- 
verses sous  les  yeux  de  Vichnou,  auquel  s'adressent  tous  ces  hom- 
mages, sous  quelque  nom  qu'on  les  lui  décerne. 

Le  temple  de  Jagannath  fut  construit  de  11 74  à  1198  par  le  roi 
Assang  Bhim  Deo,  qui  voulut  par  là  expier  le  meurtre  involontaire 
qu'il  avait  commis  sur  la  personne  d'un  brahmane;  il  coûta  environ 
12  millions  de  francs,  acquit  bientôt  une  immense  réputation  de 
sainteté,  et  attira  de  nombreux  pèlerins.  Les  musulmans,  qui  au 
xvi^  siècle  avaient  détruit  les  autres  monumens  religieux,  ne  tou- 
chèrent pas  à  celui-ci,  mais,  en  taxant  les  pèlerins,  ils  s'en  firent 
une  source  importante  de  revenu.  Par  de  nombreuses  donations, 
le  temple  de  Jagannath  devint  fort  riche,  et  dès  1810  il  fallut 
que  le  gouvernement  anglais  intervînt  pour  surveiller  l'adminis- 
tration des  biens  qu'il  possédait.  Le  revenu  que  produisent  les  of- 
frandes est  de  1,700,000  fr.;  mais,  comme  d'habitude,  la  richesse 
amena  la  démoralisation  des  prêtres  et  la  multiplication  des  mo- 
nastères. Ily  a  aujourd'hui  6,000  individus  employés  dans  le  temple 
comme  prêtres,  gardiens  ou  guides,  et  le  nombre  de  ceux  qui  ha- 
bitent les  monastères  est  d'au  moins  20,000,  tous  au  service  de 
Jagannath. 


UNE    PROVINCE    ANGLAISE    DE    l'iNDE.  SOI 

L'enceinte  sacrée  a  la  forme  d'un  carré  de  200  mètres  de  long 
sur  190  de  large;  elle  est  protégée  contre  les  regards  profanes  par 
un  mur  massif  de  6  mètres  de  haut.  Dans  l'intérieur  sont  120  tem- 
ples dédiés  aux  diverses  formes  sous  lesquelles  les  Hindous  se  sont 
figuré  la  divinité;  mais  la  grande  pagode  est  celle  de  Jagannath  : 
c'est  une  tour  conique,  sculptée  avec  art,  de  58  mètres  de  haut, 
noircie  par  le  temps  et  couronnée  de  la  roue  mystique  de  Vichnou. 
Le  temple  se  compose  de  quatre  chambres  communiquant  l'une  avec 
l'autre.  La  première  est  la  salle  des  offrandes,  la  deuxième  celle 
des  danseuses  et  des  musiciens;  la  troisième  est  la  salle  d'audience, 
d'oii  les  pèlerins  contemplent  le  dieu,  la  quatrième  enfin  est  le  sanc- 
tuaire surmonté  de  la  tour  conique  :  c'est  là  qu'est  Jagannath  avec 
son  frère  Balabhadra  et  sa  sœur  Subhadra,  ornée  de  bijoux.  Ce  sont 
des  blocs  de  bois  grossièrement  taillés  et  représentant  un  buste 
humain;  ils  sont  couverts  de  vêtemens  d'or,  mais  n'ont  ni  pieds  ni 
bras,  parce  que,  disent  les  prêtres,  le  maître  du  monde  n'en  a  pas 
besoin  pour  exécuter  ses  desseins.  Les  offrandes  consistent  en  fleurs, 
en  fruits,  en  produits  de  toute  espèce,  destinés  à  la  nourriture  du 
dieu;  pendant  ses  repas,  les  portes  sont  fermées,  et  les  pèlerins 
relégués  dans  les  premières  salles,  où  ils  récitent  leurs  prières. 
Vingt -quatre  fêtes,  dont  la  principale  est  celle  du  char,  pendant 
laquelle  on  promène  la  dent  de  Bouddha,  ont  lieu  chaque  année, 
et  attirent  de  toutes  les  parties  de  l'Inde  des  multitudes  de  pèle- 
rins. 

Ce  désir  de  visiter  le  berceau  de  la  religion  n'est  pas  particulier 
aux  populations  indiennes.  Voir  les  lieux  que  Dieu  a  habités,  se 
plonger  dans  les  eaux  où  il  s'est  baigné,  s'arrêter  sous  les  arbres 
séculaires  qui  l'ont  abrité,  prier  sur  la  montagne  qui  a  entendu 
ses  enseîgnemens,  suivre  sur  le  roc  la  trace  de  ses  pas,  ce  fut 
toujours  l'ambition  de  tous  les  vrais  croyans,  à  quelque  religion 
qu'ils  appartiennent.  Au  moyen  âge,  les  nations  européennes  en- 
core barbares,  oubliant  leurs  discordes,  s'en  allèrent  ensemble  à  la 
conquête  des  sanctuaires  du  christianisme.  Elles  rougirent  de  leur 
sang  les  sables  de  la  Syrie,  et  même  à  notre  époque  peu  enthou- 
siaste un  courant  de  pèlerins  venant  d'Asie,  d'Europe,  d'Améri- 
que, de  Turquie,  des  montagnes  torrides  de  l'Abyssinie,  se  préci- 
pite vers  la  terre -sainte  au  moment  des  fêtes  chrétiennes.  Tout 
bon  musulman  veut  avoir  vu  La  Mecque,  et  ne  recule  devant  aucune 
privation  pour  atteindre  son  but;  mais  nulle  part  cet  amour  du 
pèlerinage  ne  se  manifeste  au  même  degré  que  dans  l'Inde.  Jour  et 
nuit,  des  troupes  de  dévots  arrivent  à  Puri,  et  campent  dans  les  vil- 
lages à  plus  de  300  milles  en  avant,  sur  les  routes  conduisant  à 
Orissa.  Ils  forment  des  bandes  de  200  à  300  qui,  aux  approches  des 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grandes  fêtes,  se  suivent  de  si  près  qu'elles  vont  presque  jusqu'à  se 
confondre.  Ils  marchent  en  ordre,  conduits  par  leurs  chefs  spiri- 
tuels. Les  9/10^*  sont  des  femmes,  et  95  sur  100  sont  à  pied.  On  y 
voit  des  dévots  de  plusieurs  sortes,  les  uns  couverts  de  cendre, 
d'autres  presque  nus;  quelques-uns  ont  les  cheveux  nattés  teints 
en  jaune,  d'autres  ont  le  front  rayé  de  rouge  et  de  blanc,  un  col- 
lier autour  du  cou  et  un  fort  bâton  dans  la  main.  Çà  et  là,  des- 
voitures  couvertes,  traînées  par  les  grands  bufQes  de  l'Inde  su- 
périeure ou  par  la  race  plus  petite  du  Bengale,  roulent  lentement 
en  faisant  craquer  leurs  roues  de  bois.  Celles  des  provinces  du 
nord,  comme  le  veut  la  loi  musulmane,  sont  strictement  fermées  et 
cachent  les  femmes  à  tous  les  yeux.  Les  Bengalaises  au  contraire 
font  du  pèlerinage  un  plaisir,  et  regardent  curieusement  ce  qui  se 
passe  au  dehors.  Ici,  c'est  une  dame  de  quelque  village  des  envi- 
rons de  Dehli,  qui,  vêtue  d'une  robe  voyante,  trotte  sur  son  poney, 
suivie  de  son  mari  et  d'une  servante  qui  porte  dans  un  panier  de 
l'eau  du  Gange.  Plus  loin,  c'est  une  suite  de  palanquins  renfer- 
mant un  banquier  de  Calcutta  avec  ses  femmes,  et  dont  les  nom- 
breux porteurs  font  entendre  dans  la  nuit  un  chant  monotone.  Le 
plus  beau  cortège  est  celui  d'un  rajah  du  nord  avec  sa  caravane 
d'éléphans,  de  chameaux,  de  chevaux,  d'hommes  d'épée,  dans 
sa  chaise  à  porteurs,  au  milieu  de  la  confusion  et  du  bruit  dans 
lesquels  se  complaît  toute  royauté  indienne.  Cette  grande  armée 
spirituelle,  qui  s'avance  pendant  des  centaines  et  des  milliers  de 
kilomètres  sur  les  routes  brûlantes,  traversant  des  rivières  sans 
ponts,  passant  dans  les  jungles  et  les  marais,  se  recrute  aussi  ré- 
gulièrement qu'une  armée  ordinaire.  Des  émissaires  spéciaux,  at- 
trxhés  au  temple  au  nombre  de  3,000,  vont  dans  les  provinces  faire 
la  chasse  aux  pèlerins,  en  prêchant  la  croisade  contre  le  péché. 
Chacun  d'eux  conduit  sa  troupe,  et  reçoit  des  émolumens  en  pro- 
portion au  nombre  des  fidèles  qu'il  amène  à  Puri. 

L'arrivée  d'un  racoleur  de  pèlerins  est  un  événement  dans  la  vie 
monotone  d'un  village  indien.  On  ne  peut  s'y  méprendre;  sa  tête  à 
moitié  chauve,  sa  tunique  d'une  étoffe  grossière,  sa  coiffure  sur  les 
oreilles,  son  sac  sur  le  dos,  la  feuille  narcotique  qu'il  mâche  en 
marchant,  dénotent  à  tous  un  envoyé  de  Jagannath.  Il  ne  fait  pas 
d'exhortations  publiques,  mais  attend  que  les  hommes  soient  aux 
champs  pour  aller  trouver  les  femmes,  dont  il  cherche  à  frapper 
Tesprit  en  faisant  appel  tantôt  à  la  crainte,  tantôt  à  l'espérance.  Il 
n'a  pas  de  peine  à  se  faire  écouter,  car  les  femmes  âgées  désirent 
toutes,  et  depuis  longtemps,  voir  face  à  face  le  dieu  qui  remet  les 
péchés,  leur  ambition  est  de  laisser  leurs  os  dans  l'enceinte  du 
temple;  des  motifs  plus  mondains  agissent  sur  les  plus  jeunes,  qui 


UNE   PROVINCE    ANGLAISE    DE    l'iNDE.  903 

trouvent  dans  ce  voyage  à  travers  des  pays  étranges  une  distrac- 
tion à  leur  vie  monotone;  les  femmes  stériles  sont  mues  par  le 
désir  de  manger  le  fruit  du  banyan  sacré,  qui  donne  la  fécondité. 
Une  agitation  générale  se  produit  donc  dans  le  village  à  l'arrivée  de 
l'étranger,  et  les  femmes  frappent  de  leur  tête  les  barreaux  de  leurs 
cages.  Les  hommes  sont  moins  faciles  à  persuader,  et  n'entrent 
guère  que  pour  1/10^  dans  le  chiffre  total  des  pèlerins. 

La  première  partie  du  voyage  est  assez  agréable,  la  nouveauté 
du  paysage,  des  races,  des  langages  et  des  coutumes  intéresse  les 
voyageurs.  Beaucoup  d'entre  eux  se  servent  du  chemin  de  fer  pen- 
dant une  partie  du  trajet,  les  pèlerins  du  nord  font  ainsi  1,000 
ou  l,/iOO  milles;  mais  en  général  il  reste  de  300  à  600  milles  à 
parcourir  à  pied,  et  longtemps  avant  d'avoir  atteint  le  but  leur 
force  est  épuisée.  Les  vigoureuses  femmes  de  l'Hindoustan  chantent 
jusqu'à  ce  qu'elles  tombent;  celles  du  Bengale  se  traînent  piteuse- 
ment en  poussant  d'un  moment  à  l'autre  un  sanglot.  Le  guide  l;;s 
encourage  à  faire  chaque  jour  leur  étape,  afin  d'arçiver  à  temps 
pour  les  fêtes.  Beaucoup  néanmoins  restent  en  route,  les  autres 
n'atteignent  le  but  qu'estropiées,  les  pieds  sanglans  et  enveloppés 
de  chiffons. 

A  la  vue  de  la  cité  sainte,  tout  est  oublié.  Les  pèlerins  se  préci- 
pitent en  criant  sur  le  vieux  pont  construit  par  les  Mahrattes,  et  se 
jettent  avec  transport  dans  les  eaux  sacrées  du  lac.  A  chaque  in- 
stant, ce  sont  pour  eux  de  nouveaux  spectacles.  En  passant  à  la 
porte  du  Lion,  un  homme  de  la  caste  des  balayeurs  les  frappe  de 
son  balai  pour  leur  enlever  leurs  péchés,  et  les  force  de  promettre, 
sous  peine  de  perdre  tout  le  bénéfice  du  voyage,  de  ne  raconter  ni 
les  événemens  de  la  route,  ni  les  secrets  du  sanctuaire.  Dans  les 
premiers  jours  de  l'excitation,  rien  ne  peut  arrêter  la  libéralité  des 
pèlerins  envers  leur  guide  ;  mais  bientôt  en  songeant  au  retour  leur 
munificence  se  ralentit,  et  les  attentions  dont  ils  sont  l'objet  dimi- 
nuent en  proportion.  Chaque  jour,  ils  se  baignent  dans  un  des  lacs 
sacrés,  construits  artificiellement  avec  des  murs  en  maçonnerie; 
l'un  d'eux  peut  contenir  jusqu'à  5,000  baigneurs,  et  les  bords  sont 
couverts  de  personnes  qui  attendent  leur  tour  d'y  entrer.  Au  centre 
du  lieu  consacré  est  un  vieux  banyan,  la  demeure  d'une  ancienne 
divinité  forestière,  que  les  pèlerins  se  rendent  favorable  en  plaçant 
des  fleurs  rouges  dans  les  crevasses  du  tronc.  Un  autre  lieu  visité 
par  eux  est  la  parle  du  ciel;  c'est  là  que  les  Indiens  des  basses 
classes  enterrent  leurs  morts  et  que  les  autres  les  brûlent. 

La  maladie  et  la  mort  font  des  ravages  épouvantables  parmi  les 
voyageurs.  Pendant  leur  séjour  à  Puri,  ils  sont  mal  logés  et  mal 
nourris.  La  nourriture  est  exclusivement  préparée  dans  les  cuisines 


90/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  temple,  elle  consiste  surtout  dans  du  riz,  'et  elle  est  présentée  à 
Jagannath  pour  être  sanctifiée  avant  d'être  donnée  aux  fidèles; 
quand  elle  attend  vingt-quatre  heures,  elle  fermente  et  devient 
très  malsaine.  Dans  cet  état  de  putréfaction,  elle  est  abandonnée 
aux  mendians,  qui  errent  par  centaines  autour  du  sanctuaire. 

La  mauvaise  alimentation  n'est  pas  la  seule  cause  des  maladies. 
Puri  est  situé  au  bord  de  la  mer,  sur  des  sables  marécageux;  les 
maisons  sont  construites  sur  des  plates-formes  de  boue,  au  centre 
desquelles  sont  des  égouts  pour  les  ordures;  il  s'en  dégage,  par  des 
chaleurs  de  !iO  ou  50  degrés,  des  émanations  dont  on  n'a  aucune 
idée  dans  les  climats  tempérés.  Les  maisons  se  composent  de  deux 
ou  trois  cellules,  sans  fenêtres  ni  ventilation  d'aucune  sorte,  dans 
lesquelles  les  pèlerins  sont  entassés  d'une  façon  révoltante  pour  l'hu- 
manité. Chacun  d'eux  n'a  que  la  place  strictement  nécessaire  pour  se 
coucher,  et  quelquefois  moins;  ils  ne  peuvent  alors  s'étendre  qu'à 
tour  de  rôle.  L'infection  de  ces  maisons  est  incroyable,  et  les  scènes 
qui  s'y  passent  défient  toute  description.  Aussi  n'est-il  pas  étonnant 
que  de  pareilles  cavernes  deviennent  des  foyers  d'épidémie  cholé- 
rique. Le  nombre  des  maisons  est  d'environ  6,000,  et  celui  des 
pèlerins,  qui  est  de  300,000  par  an,  est  souvent  de  90,000  à  la 
lois,  ce  qui  fait  en  moyenne  15  ou  18  personnes  par  maison. 

Pendant  la  saison  sèche,  beaucoup  de  pèlerins  couchent  dans  la 
rue,  réunis  par  troupes,  enveloppés  de  la  tête  aux  pieds  du  vête- 
ment de  coton  blanc  qu'ils  portent  pendant  le  jour.  La  rosée  du 
matin  est,  il  est  vrai,  très  pernicieuse,  mais  la  possibilité  de  pouvoir 
passer  la  nuit  en  plein  air  est  un  moyen  d'échapper  à  la  rapacité 
des  logeurs.  Par  contre,  la  fi'te  du  char,  la  plus  grande  de  l'année, 
tombe  au  commencement  de  la  saison  des  pluies.  En  quelques 
heures,  les  rues  deviennent  des  torrens  ou  des  mares  qui  tiennent 
en  suspension  les  ordures  accumulées  pendant  les  chaleurs.  Les 
malheureux  pèlerins  sont  alors  forcés  de  rester  enfermés  dans  les 
maisons,  où  le  choléra  vient  invariablement  exercer  ses  ravages,  où 
les  vivans  et  les  malades  restent  couchés  côte  à  côte  sur  un  plan- 
cher de  boue  et  sous  un  toit  de  feuilles.  Si  ;misérable  que  soit  au- 
jourd'hui le  sort  des  pèlerins,  il  l'était  bien  plus  encore  avant  que  le 
gouvernement  n'eût  pris  certaines  mesures  de  police  pour  amélio- 
rer leur  situation.  Il  y  a  des  descriptions  des  rues  de  Puri,  datant 
d'un  certain  nombre  d'années,  qu'on  ne  peut  lire  sans  frissonner. 
Les  champs  autour  de  la  ville  étaient  couverts  de  cadavres  dévorés 
par  les  vautours  et  par  les  chiens  sauvages;  dans  les  rues,  des  mil- 
liers de  corps  de  femmes  presque  nus  étaient  entraînés  par  les  pluies; 
d'autres,  collées  contre  les  murs  des  maisons,  attendaient  sans  se 
plaindre  leur  dernier  moment. 


UNE    PROVINCE    ANGLAISE    DE    L  INDE.  905 

Mais  c'est  au  retour  que  l'état  des  voyageurs  est  îe  plus  af- 
freux. Dépouillés  par  les  prêtres,  dont  la  rapacité  est  proverbiale, 
ils  plient  sous  une  charge  de  nourriture  sacrée,  qu'ils  rapportent 
chez  eux,  dans  des  linges  souillés  ou  dans  des  pots  de  terre;  ils 
tiennent  en  outre  une  ombrelle  en  feuille  de  palmier  et  un  faisceau 
de  bâtons  sous  les  coups  desquels  ils  ont  fait  pénitence  à  la  porte 
du  Lion.  Comme  la  fête  du  char  coïncide  avec  le  commencement 
des  pluies,  ils  ont  à  traverser  le  réseau  gonflé  des  rivières  du 
Delta;  ceux  même  qui  ont  assez  d'argent  pour  payer  les  bacs  at- 
tendent parfois  plusieurs  jours  sous  la  pluie  qu'un  bateau  vienne 
les  prendre.  Un  voyageur  anglais  a  compté,  près  d'une  simple  ri- 
vière, plus  de  hQ  cadavres  corrompus  et  dévorés  par  les  fourmis. 
Lorsque  les  pèlerins  ont  dépensé  le  peu  d'argent  qui  leu'r  reste, 
ils  n'ont  plus  qu'à  mourir.  Quand  ils  traversent  des  villages,  ils 
obstruent  les  rues  et  couchent  à  la  pluie  sans  abri,  sous  des  ar- 
bres, se  berçant  pendant  la  nuit  d'un  chant  monotone  et  plaintif, 
attendant  le  jour  pour  continuer  leur  pénible  voyage;  ceux  qui 
ne  peuvent  se  relever  sont  abandonnés  et  meurent  sur  la  route. 
Chaque  jour,  la  troupe  laisse  ainsi  derrière  elle  quelques-uns  des 
siens;  les  plus  heureux  atteignent  une  station  anglaise,  où  on  les 
recueille  dans  des  hôpitaux  spéciaux.  Quelquefois  des  bandes  de 
voleurs  enlèvent  des  femmes  pour  les  revendre  aux  musulmans  de 
l'ouest.  Parmi  celles  qui  parviennent  à  rentrer  dans  leurs  foyers,  la 
plupart  ont  contracté  des  maladies  incurables,  dont  elles  souffri- 
ront toute  leur  vie.  On  n'évalue  pas  à  moins  de  10,000  le  nombre 
des  victimes  qui  périssent  ainsi  chaque  année,  certaines  évalua- 
tions le  portent  même  à  50,000. 

Le  gouvernement  n'est  point  resté  impassible  devant  un  pareil 
spectacle.  Il  n'essaya  pas  d'interdire  les  pèlerinages,  car  il  eût 
violé  les  droits  en  vertu  desquels  il  est  maître  de  l'Inde,  et  mé- 
connu la  liberté  religieuse  de  150  millions  de  sujets  britanniques; 
mais  en  Î867  il  cherchait  à  éclairer  les  classes  intelligentes  sur  les 
dangers  de  ces  pratiques.  Le  vice-roi  envoya  une  circulaire  aux 
officiers  du  Bengale;  malheureusement  les  réponses  qu'il  reçut  ne 
laissèrent  aucun  espoir  d'arriver  à  une  suppression  volontaire.  11  ne 
restait  plus  d'autre  moyen  à  employer  qu'une  surveillance  sanitaire 
et  l'établissement  d'une  quarantaine  pour  réduire  autant  que  pos- 
sible le  nombre  des  victimes.  Les  mesures  que  l'on  prend  sont  de 
trois  espèces  :  elles  ont  pour  objet  de  diminuer  le  nombre  des  pè- 
lerins, d'amoindrir  les  dangers  de  la  route,  de  prévenir  les  épidé- 
mies à  Puri. 

Lorsqu'une  épidémie  se  manifeste,  le  gouvernement  invite  les 
fidèles,  par  des  avis  insérés  dans  les  journaux  indigènes,  à  remettre 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  voyage,  à  une  autre  année;  pendant  la  famine  de  1866,  il  les  a 
même  arrêtés  sur  la  route  et  leur  a  fait  rebrousser  chemin  sans  que 
son  intervention  ait  été  considérée  comme  abusive;  toutefois  dans 
cette  direction  son  action  est  très  bornée.  Les  mesures  destinées  à 
diminuer  le  danger  du  voyage  sont  plus  efficaces.  On  a  construit  pour 
cela  le  long  des  grandes  routes  des  hôpitaux  dans  lesquels  les  mu- 
nicipalités sont  tenues  de  recueillir  et  de  soigner  les  pèlerins  hors 
d'état  d'aller  plus  loin.  Les  officiers  anglais  s'acquittent  de  cette  tâche 
avec  beaucoup  de  zèle,  et  ramassent  des  centaines  de  malheureux 
qui,  faute  de  soins,  mourraient  dans  les  vingt-quatre  heures.  Il  se- 
rait désirable  qu'on  établît  un  service  de  patrouilles  dans  toute  l'é- 
tendue de  la  province;  mais  les  frais  seraient  très  élevés.  Bien  des 
personnes  d'ailleurs  s'opposent  aux  dépenses  de  cette  nature,  sous 
prétexte  qu'il  est  injuste  de  faire  payer  à  la  communauté  les  con- 
séquences des  actes  que  les  pèlerins  commettent  de  leur  plein  gré. 
11  ne  faut  pas  perdre  de  vue  pourtant  qu'en  temps  de  choléra  c'est 
la  santé  publique  qui  est  en  jeu.  Un  autre  moyen  d'atténuer  le 
danger  consiste  à  interdire  aux  pèlerins  l'entrée  des  villes  et  de 
préserver  ainsi  celles-ci  de  l'épidémie;  Cattack,  la  capitale  d'Orissa, 
autrefois  régulièrement  décimée,  est,  depuis  l'application  de  cette 
mesure,  à  l'abri  du  fléau.  En  dehors  du  cordon  sanitaire,  des  mar- 
chands vont  vendre  aux  pèlerins  la  nourriture  dont  ils  ont  besoin. 
Ce  serait  à  Puri  même  qu'il  importerait  surtout  de  combattre  le  mal, 
puisque  c'est  là  qu'il  prend  naissance.  Cependant  ce  n'est  qu'en 
1867  qu'un  médecin  y  fut  installé.  Il  faudrait  avant  tout,  par  l'é- 
tablissement de  campemens  extérieurs,  empêcher  l'entassement  des 
pèlerins  dans  les  maisons.  Des  baraques  mobiles  de  bois  ou  de 
fer,  fréquemment  nettoyées,  répondraient  à  ce  but.  La  construction 
d'hôpitaux,  l'exécution  de  certains  travaux  de  drainage,  contribue- 
raient puissamment  à  rendre  plus  sain  ce  foyer  d'infection.  Ce  sont 
là  des  entreprises  très  dispendieuses  et  que  le  gouvernement  serait 
obligé  de  prendre  à  sa  charge,  car  la  ville  de  Puri  elle-même  est 
très  pauvre,  les  sommes  énormes  qu'apportent  les  pèlerins  étant  en- 
fouies dans  les  coffres  du  sanctuaire,  d'où  les  collecteurs  n'ont  au- 
cun moyen  de  les  faire  sortir.  On  a  proposé  aussi  de  réglementer 
les  auberges  et  de  les  soumettre  à  l'inspection  des  officiers  de  santé; 
mais,  si  l'on  fermait  tous  les  logemens  insalubres,  les  pèlerins  ne 
trouveraient  plus  à  s'abriter,  et  seraient  forcés  de  rester  dans  les 
rues.  Ces  mesures  seraient  vues  d'un  très  mauvais  œil. 

Le  gouvernement  britannique  se  trouve  donc  ici  encore  en  pré- 
sence, d'une  part,  de  l'ignoraace  et  de  la  méfiance  du  peuple, 
d,ont  il  faut  ménager  les  préjugés,  de  l'autre,  des  dépenses  colos- 
sales qu'entraîneraient  les  travaux  publics  à  exécui;<^r  et  les  me- 


UNE    PROVINCE    ANGLAISE    DE    L'iNDE.  907 

sures  sanitaires  à  prendre.  Toutefois  il  n'a  pas  le  droit  d'hésiter 
plus  longtemps,  et  il  faudra  bien  qu'il  se  résigne  à  faire  ces  sacri- 
fices. L'Europe  entière  est  d'ailleurs  intéressée  dans  la  question,  et 
elle  est  en  droit  d'exiger  qu'on  prenne  des  mesures  pour  empêcher 
le  choléra  de  sortir  des  lieux  où  il  est  endémique  et  d'envahir  le 
monde.  On  ne  peut  admettre  que  l'incurie  des  pèlerins  et  le  manque 
de  soin  qu'ils  ont  de  leur  propre  vie  compromettent  des  existences 
bien  plus  précieuses  que  les  leurs,  et  deviennent  un  danger  pour 
tous  les  autres  peuples. 

III. 

La  province  d'Orissa  ne  fut  soumise  qu'en  1803  à  la  domination 
anglaise;  jusqu'alors,  elle  était,  au  moins  de  nom,  sous  celle  des 
Mahrattes,  peuplade  musulmane  qui  l'opprimait  et  l'écrasait  d'im- 
pôts. Les  Mahrattes  ayant  fait  plusieurs  incursions  sur  le  terri- 
toire britannique,  on  résolut  de  les  expulser  du  delta  :  le  duc  de 
Wellington  (alors  marquis  de  Wellesley)  entreprit  contre  eux  une 
expédition  qui  le  rendit  maître  de  Gattack,  la  clef  du  delta,  qu'il 
conserva  jusqu'à  ce  que  la  bataille  de  Plassey  lui  eût  livré  tout  le 
Bengale  avec  ses  hO  millions  d'habitans.  Une  fois  maîtres  du  pays, 
les  Anglais  durent  se  préoccuper  de  trouver  des  gens  disposés  à  le 
cultiver,  ce  qui  n'était  pas  chose  facile,  car  la  domination  mahratte 
avait  découragé  les  habitans,  qui  s'étaient  enfuis.  La  première  règle 
qu'ils  s'imposèrent  fut  de  respecter  partout  les  mœurs  et  les  insti- 
tutions, et  de  ne  violenter  aucune  croyance  ;  mais  pour  donner  une 
idée  des  difficultés  en  présence  desquelles  ils  se  sont  trouvés,  de 
la  complication  administrative  que  crée  pour  eux  la  différence  des 
races,  il  suffira  de  dire  que  la  seule  province  d'Orissa  exige  trois 
systèmes  d'administration  différens.  Le  premier  de  ces  systèmes 
s'applique  aux  états  qui  occupent  la  partie  montagneuse  d'Orissa,  et 
qui  sont  habités  par  les  débris  des  anciennes  raxes  autochthones  dé- 
possédées des  terres  qui  avaient  été  leur  berceau. 

Parmi  ces  races  diverses,  celle  des  Indiens  Uriyas  est  la  plus  ré- 
cente et  la  plus  civilisée;  ils  habitent  les  vallées,  cultivent  le  sol 
et  monopolisent  le  commerce  de  la  contrée,  mais  ils  sont  eux-mêmes 
comme  des  étrangers  au  milieu  des  fragmens  de  races  plus  an- 
ciennes. Celles-ci  à  leur  tour  appartiennent  à  des  époques  d'une 
antiquité  plus  ou  moins  reculée,  et  diffèrent  entre  elles  par  le  de- 
gré de  misère,  de  dégradation  au-dessus  duquel  elles  n'ont  jamais 
pu  s'élever.  Trois  seulement  ont  une  nationalité  bien  déterminée 
et  une  histoire  dans  les  profondeurs  de  laquelle  on  peut  à  la  rigueur 
pénétrer.  Ce  sont  les  Kols,  qui  s'étendent  depuis  Orissa  jusqu'à 
200  milles  plus  au  nord,  les  Sava?^s,  qui  paraissent  être  les  Suari 


908  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Pline  et  les  Sabarai  de  Ptolémée,  habitant  les  régions  presque 
inexplorées  comprises  entre  le  Chilka  et  le  Godavari,  et  dont  plu- 
sieurs débris  se  rencontrent  jusque  dans  l'Inde  centrale, — enfin  les 
Kandhs,  qui  habitent  entre  les  Kols  et  les  Savars.  Ces  trois  peuples 
sont  depuis  quinze  cents  ans  établis  dans  les  mêmes  lieux,  mais  entre 
leurs  frontières  des  tribus  étrangères  et  plus  récentes  se  sont  fau- 
filées :  c'est  ainsi  que  les  Indiens  Uriyas  se  sont  emparés  des  meil- 
leurs territoires.  Les  Kols  et  les  Savars,  plus  anciens  que  les  Kandhs, 
sont,  aux  yeux  de  ceux-ci,  d'une  classe  inférieure,  comme  ils  le 
sont  eux-mêmes  pour  les  Hindous.  Quelques-unes  de  ces  tribus, 
comme  celle  des  Malhars  par  exemple,  occupent  le  dernier  rang 
de  l'échelle  sociale,  sans  avoir  pu,  depuis  plusieurs  milliers  d'an- 
nées, et  malgré  les  exemples  qu'elles  ont  sous  les  yeux,  en  fran- 
chir un  seul  échelon.  Aujourd'hui  comme  il  y  a  trois  mille  ans,  les 
Malhars  n'ont  pas  de  demeure,  vivent  dans  les  bois,  couchent  sous 
les  arbres,  se  nourrissent  de  miel,  de  résine  et  de  quelques  autres 
produits  des  jungles;  leurs  femmes  n'ont  aucun  vêtement,  elles  se 
couvrent  seulement  de  quelques  feuilles  qui  pendent  par  devant  et 
par  derrière,  attachées  par  une  corde  liée  autour  des  reins. 

Les  Kandhs  sont  bien  supérieurs  à  ces  diverses  races;  ils  ont  été 
refoulés  dans  les  montagnes  par  l'invasion  hindoue,  et  jusqu'en 
1835  le  gouvernement  anglais  ne  songea  pas  à  eux.  A  la  suite 
d'une  insurrection  survenue  à  celte  époque,  il  fut  conduit  à  les  an- 
nexer à  ses  autres  possessions,  et  dut  s'occuper  de  trouver  une  forme 
de  gouvernement  qui  pût  leur  convenir.  Chez  les  Kandhs,  l'organi- 
sation sociale  comprend  trois  degrés,  la  famille,  la  branche  et  la 
tribu.  La  famille  est  l'élémenÉ  primordial  de  la  société,  la  branche 
est  for. née  par  la  réunion  de  plusieurs  familles  issues  d'une  même 
souche,  enfin  l'agglomération  de  plusieurs  branches  qui  sont  sup- 
posées descendre  d'un  ancêtre  commun  forme  la  tribu  ;  elle  est  gou- 
vernée par  un  patriarche  qui  représente  cet  ancêtre.  Dans  chaque 
famille,  le  père  exerce  l'autorité  absolue;  les  fiîs,  durant  la  vie  de 
leur  père,  ne  jouissent  d'aucune  propriété,  vivent  tous  sous  le  même 
toit  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfans;  à  sa  mort,  ils  se  séparent, 
deviennent  les  chefs  de  familles  indépendantes.  La  réunion  d'un  cer- 
tain nombre  de  familles  forme  un  village,  et  les  chefs  de  ces  familles 
constituent  l'assemblée  du  village,  de  même  que  l'assemblée  de  la 
tribu  est  composée  des  chefs  des  différentes  branches.  Le  patriarche 
exerce  en  môme  temps  les  fonctions  sacerdotales,  et  ne  jouit  pour 
cela  d'aucun  traitement  ni  d'aucune  prérogative;  il  vit  de  la  vie 
commune,  sans  autre  privilège  que  la  considération  dont  il  est  en- 
touré. Il  est  le  protecteur  de  l'ordre  public  et  l'arbitre  des  contes- 
tations privées. 

Il  est  admis  en  principe  que  les  Kandhs  sont  en  guerre  avec 


UiNE   PROVINCE    ANGLAISE    DE   l'iNDE.  909 

toutes  les  tribus  avec  lesquelles  la  paix  n'a  pas  été  l'objet  d'une 
convention  spéciale.  La  revanche  du  sang  existe  parmi  eux,  mais 
un  meurtre  peut  être  racheté  à  prix  d'argent.  L'adultère  est  puni 
par  la  mort  du  coupable  et  par  le  renvoi  de  la  femme  chez  ses  pa- 
rens;  le  vol  entraîne,  pour  la  première  fois,  la  restitution  de  l'objet 
volé,  et  en  cas  de  récidive  le  renvoi  de  la  tribu.  Quant  aux  terres, 
elles  sont  au  premier  occupant,  qui  peut  les  cultiver  sans  payer  de 
rente  à  qui  que  ce  soit.  Lorsque  le  sol  s'appauvrit ,  la  tribu  aban- 
donne les  villages  et  va  s'installer  ailleurs,  ce  qu'elle  fait  d'ordi- 
naire tous  les  quinze  ans. 

Les  deux  qualités  maîtresses  des  Kandhs  sont  leur  fidélité  et  leur 
valeur.  De  même  leur  hospitalité  ne  connaît  pas  de  limites;  l'hôte 
pour  eux  est  plus  qu'un  enfant,  et  quand  un  étranger  arrive  dans 
un  village,  tous  les  chefs  de  famille  le  sollicitent  de  partager  leur 
toit;  il  y  reste  aussi  longtemps  qu'il  le  juge  convenable,  sans  qu'on 
songe  jamais  à  le  renvoyer.  Leur  taille  élevée,  leurs  muscles  bien 
développés,  leurs  pieds  légers,  leur  front  large,  leur  lèvre  pleine 
sans  être  épaisse,  leur  donnent  un  air  de  force,  d'intelligence,  de 
détermination  et  de  bonne  humeur  qui  dénote  des  compagnons  aussi 
agréables  pendant  la  paix  que  redoutables  pendant  la  guerre.  Leur 
seul  vice  est  l'ivrognerie;  aucune  fête  ne  se  passe  sans  que  tous  les 
hommes  soient  ivres. 

Le  Kandh  ne  connaît  que  deux  métiers,  la  charrue  ou  les  armes; 
il  dédaigne  tous  les  autres,  qui  sont  exercés  par  des  individus  ap- 
partenant à  des  races  inférieures  autrefois  vaincues  par  eux,  et  qui 
se  groupent  autour  de  leurs  villages.  Ces  villages  sont  toujours 
agréablement  situés,  au  pied  d'une  colline  boisé,  ou  dans  une  val- 
lée ombragée.  Ils  se  composent  de  deux  rangs  de  maisons  formant 
une  rue  large,  tortueuse  et  fermée  aux  extrémités  par  des  barrières 
de  bois.  Les  castes  inférieures  groupent  leurs  maisons  hors  de  ces 
barrières. 

La  religion  des  Kandhs  est  une  religion  de  sang.  Des  dieux  nom- 
breux et  terribles  habitent  sur  terre  et  sous  terre,  peuplent  les  eaux 
et  le  ciel;  ils  sont  en  guerre  permanente  avec  les  hommes  et  ne  peu- 
vent être  apaisés  que  momentanément  au  moyen  de  sacrifices.  Cette 
religion  est  une  transition  entre  le  culte  grossier  des  races  primitives 
et  l'édifice  plus  compliqué  des  croyances  aryennes;  elle  comporte 
des  sacrifices  humains,  soit  publics,  soit  privés.  Les  premiers  se 
font  au  printemps  et  après  la  moisson,  ainsi  qu'en  temps  de  cala- 
mités publiques;  les  autres  ont  pour  objet  d'attirer  sur  les  familles 
la  bienveillance  du  dieu  qu'on  invoque.  Les  victimes  sont  des  en- 
fans  de  l'un  ou  de  l'autre  sexe,  que  des  pourvoyeurs,  appartenant 
à  la  tribu  des  Pans,  vont  acheter  aux  pauvres  Hindous.  Ces  victimes 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  bien  traitées  jusqu'au  moment  du  sacrifice,  que  le  patriarcîie 
accomplit  en  prononçant  ces  paroles  :  nous  vous  avons  achetés  à  prix 
d'argent;  aucun  péché  ne  pèse  plus  sur  nous, 

La  conquête  de  ces  provinces  en  1836  ne  modifia  en  rien  la  con- 
stitution intérieure  des  tribus,  qui  conservèrent  leurs  patriarches 
et  leurs  territoires,  mais  qui  furent  reliées  entre  elles  par  le  lien 
supérieur  du  gouvernement  anglais,  représenté  par  un  officier  que 
soutient  une  police  respectable.  Le  gouvernement  n'intervient  que 
pour  empêcher  les  luttes  sanglantes  entre  les  tribus  et  pour  réprimer 
les  crimes  contre  les  personnes;  il  n'a  pas  même  cru  pouvoir  empê- 
cher directement  les  sacrifices  humains;  cependant  il  est  arrivé  au 
même  résultat  par  une  voie  détournée,  c'est-à-dire  en  poursuivant 
les  pourvoyeurs  d'enfans.  Il  leva  des  troupes  chez  les  Kandhs  pour 
maintenir  les  autres  tribus  dans  le  devoir,  ouvrit  des  routes  et  créa 
des  marchés.  Aujourd'hui  les  négocians  hindous  pénètrent  avec  leurs 
buffles  chargés  de  sel,  de  coutellerie  et  de  vêtemens  jusque  dans 
les  parties  les  plus  reculées,  et  les  échangent  contre  des  teintures 
précieuses  et  autres  productions  de  la  montagne.  Ces  peuplades  ne 
paient  aucun  impôt. 

Le  second  système  de  gouvernement  adopté  par  les  Anglais  est 
celui  des  états  tributaires.  11  consiste  à  laisser  à  la  tête  de  chacun 
de  ces  états  leur  prince  héréditaire  ou  rajah,  qui  moyennant  un 
tribut  modique  s'assure  la  protection  de  l'Angleterre  contre  les  at- 
taques du  dehors  et  contre  les  révoltes  du  dedans.  11  conserve  son 
autorité  dans  tout  ce  qui  concerne  l'administration  intérieure  de 
l'état,  juge  tous  les  procès  civils,  mais  ne  peut  infliger  de  peines 
supérieures  à  sept  années  d'emprisonnement;  les  peines  plus  éle- 
vées sont  sanctionnées  par  le  gouverneur.  Il  n'y  a  dans  ces  états 
aucune  ville,  on  n'y  trouve  que  de  simples  villages.  Les  tribus  agri- 
coles paient  une  légère  redevance  au  rajah,  et  jouissent  de  la  terre 
comme  si  elles  en  étaient  propriétaires.  Les  autres  errent  autour  des 
forêts,  vivant  dans  des  huttes  de  feuillage;  elles  mettent  le  feu  aux 
jungles,  font  quelques  récoltes  de  riz  ou  de  coton,  et,  quand  le  sol 
est  épuisé,  s'en  vont  plus  loin  recommencer  la  même  opération.  Les 
efforts  tentés  pour  les  fixer  ont  été  infructueux.  Ces  sauvages  ne  de- 
mandent à  la  terre  que  ce  qu'elle  peut  produire  sans  aucun  travail 
et  passent  leur  temps  à  festoyer,  à  danser  et  à  dormir  étendus  au 
soleil  devant  leurs  huttes.  S'ils  ont  momentanément  besoin  d'ar- 
gent, ils  vont  dans  la  forêt  voisine,  coupent  quelques  arbres,  et  les 
vendent  aux  marchands  de  la  plaine  pour  le  quart  de  la  valeur. 
Ils  refusent  de  payer  aucun  droit  pour  jouir  d'une  terre  qu'ils  con- 
sidèrent comme  à  eux  depuis  le  commencement  et  dont  ils  ne  veu- 
lent pas  se  laisser  déposséder.  Depuis  quelque  temps,  le  gouverne- 


UNE   PROVINCE    ANGLAISE    DE    l'iNDE.  911 

ment  anglais  leur  fait  distribuer  des  vètemens  de  coton,  afin  de 
leur  apprendre  à  se  couvrir  et  de  leur  donner  des  habitudes  plus 
civilisées. 

Le  troisième  système  d'administration  est  celui  qui  est  employé 
dans  la  partie  de  la  province  d'Orissa  comprise  entre  les  montagnes 
et  la  mer,  partie  intégrante  de  l'empire  de  l'Inde,  et  qui  occupe 
20,000  kilomètres  carrés  avec  une  population  de  2  millions  1/2  d'ha- 
bitans.  Elle  forme  trois  districts,  ceux  de  Cattack,  de  Puri  et  de 
Balasor,  dont  chacun  est  administré  par  un  officier  collecteur,  en- 
touré de  quelques  assistans,  et  qui  relèvent  eux-mêmes  d'un  com- 
missaire supérieur  fixé  à  Cattack.  Le  gouvernement  anglais  se  con- 
sidère ici  comme  propriétaire  du  sol,  et  il  en  exerce  les  droits 
aussi  bien  que  les  devoirs.  11  a  droit  à  une  rente,  mais  il  est  tenu 
de  protéger  les  habitans  contre  toute  violence  armée,  et  d'adminis- 
trer la  justice. 

Sous  les  princes  hindous,  Orissa  était  divisée  en  districts,  à  la  tête 
desquels  étaient  des  fonctionnaires  qui  représentaient  le  prince, 
faisaient  exécuter  ses  ordres  et  rentrer  les  impôts.  Ils  détenaient 
les  registres  des  villages  et  avaient  en  main  toute  l'organisation 
financière.  Pendant  la  domination  musulmane,  la  plus  grande  con- 
fusion régnant  dans  l'administration,  ces  employés,  maintenus  à 
leur  poste,  ne  tardèrent  pas  à  s'affranchir  de  la  surveillance  du 
gouvernement ,  et  finirent  par  transmettre  leurs  fonctions  par  voie 
d'hérédité.  Indépendans  dans  leurs  domaines,  ils  prirent  ainsi  peu 
à  peu,  sous  le  nom  de  zamindars,  le  caractère  de  véritables  pro- 
priétaires qui  répartissaient  à  leur  gré  les  taxes  entre  lee  divers 
tenanciers.  Ces  quasi-propriétaires  exercent  encore  leurs  fonctions 
sous  la  domination  anglaise,  mais  ils  sont  tenus  de  s'entendre  avec 
les  officiers  anglais  pour  fixer  la  taxe  à  imposer  aux  différens  vil- 
lages; ils  répartissent  ensuite  cette  taxe  entre  les  cultivateurs  avec 
le  concours  des  chefs,  qui  touchent  eux-mêmes  les  impôts. 

Les  cultivateurs  se  divisent  en  résidans  et  non  résidans;  les 
premiers  ne  peuvent  être  dépossédés  de  leurs  terres  tant  qu'ils  en 
paient  la  rente;  les  autres  sont  des  individus  qui,  trop  écrasés 
d'impôts  dans  leurs  propres  districts,  sont  allés  s'établir  ailleurs, 
pour  payer  moins.  Les  zamindars  s'efforcent  en  effet,  par  des  réduc- 
tions de  taxes,  d'attirer  chez  eux  des  étrangers,  afin  de  mettre  en 
culture  les  terres  vagues  qui  ne  leur  rapportent  rien  ;  mais,  si  ces 
individus  paient  de  moindres  impôts  que  les  résidans,  ils  n'ont  pas 
la  même  garantie  de  stabilité  :  ils  peuvent  être  dépossédés  de  leurs 
terres  et  n'ont  pas  le  droit  de  les  transmettre  à  leurs  enfans.  Indé- 
pendamment de  ces  deux  catégories,  les  villages  renferment  un 
certain  nombre  d'artisans,  appartenant  aux  classes  inférieures  et 


912  KEVUE    DES    DEUX    xMONDES. 

exerçant  leur  métier  de  père  en  fils.  Quoique  leurs  tissus  ne  puis- 
sent lutter  contre  ceux  de  Manchester  pour  le  bon  marché,  ils  sont 
bien  supérieurs  pour  la  durée,  et  les  bijoux  qu'ils  fabriquent  à  la 
main  ont  un  cachet  dont  ceux  qui  viennent  d'Angleterre  n'appro- 
chent pas. 

Si  le  gouvernement  anglais  jouit  de  ses  droits  comme  proprié- 
taire du  sol  en  touchant  les  impôts,  il  n'a  pas  hésité  d'un  autre  côté 
à  remplir  ses  devoirs.  Avant  la  conquête,  les  Mahrattes  opprimaient 
le  pays  et  ne  reculaient  devant  aucune  violence  et  aucune  extorsion. 
Depuis,  des  impôts  réguliers  ont  été  établis,  et  la  sécurité  publique 
se  trouve  assurée.  La  contrée,  qui  était  dévastée  par  les  tigres  et 
les  éléphans  sauvages,  en  est  aujourd'hui  débarrassée,  car  la  popu- 
lation, qui  a  doublé  depuis  cinquante  ans,  a  transformé  les  jungles 
en  champs  de  riz  et  chassé  ces  animaux  de  leurs  anciennes  re- 
traites. L'administration  de  la  province,  qui  comprend  la  justice,  la 
police,  la  construction  de  routes,  coûte  annuellement  au  gouverne- 
ment 8,700,000  francs,  sans  compter  33  millions  de  francs  employés 
jusqu'ici  à  l'ouverture  des  canaux. 

Les  progrès  moraux  n'ont  pas  été  moindres  que  les  progrès  ma- 
tériels. Pendint  des  siècles,  la  population  d'Orissa,  éminemment 
religieuse,  était  en  même  temps  très  ignorante.  Les  brahmanes 
monopolisaient  l'instruction,  et  nulle  part  la  séparation  des  castes 
n'était  plus  marquée.  Des  hommes  ayant  les  mêmes  occupations 
sont  quelquefois  séparés  par  un  tel  abhne  social  que  tout  contact 
entre  eux  est  une  souillure;  celui  de  la  caste  supérieure  ne  peut  se 
servir  d'un  objet  fabriqué  par  un  homme  d'une  caste  inférieure  sans 
avoir  purifié  cet  objet  en  lui  faisant  toucher  la  terre.  Les  mission- 
naires protestans  ont  commencé  à  lutter  contre  ces  préjugés;  par 
leurs  écoles  et  leurs  écrits,  ils  ont  fait  pénétrer  dans  la  population 
de  nouvelles  idées  et  ont  ouvert  aux  intelligences  un  nouvel  horizon. 
Pendant  la  famine  de  1866,  ils  ont  recueilli  des  milliers  d'orphe- 
lins qu'ils  ont  sauvés  de  la  mort,  et  qu'ils  élèvent  dans  la  religion 
chrétienne.  Jusqu'en  1838,  il  n'existait  pas  d'école  digne  de  ce  nom; 
quiconque  savait  écrire  une  sentence  sur  une  feuille  de  palmier 
passait  pour  un  lettré.  A  cette  époque,  le  gouvernement  ouvrit  à 
Puri  une  école  anglaise  et  une  école  de  sanscrit,  depuis  il  en  a 
créé  plusieurs  autres;  mais  jusqu'en  1869  ces  tentatives  furent 
contrecarrées  par  les  brahmanes,  dont  elles  diminuent  l'influence. 
Cependant  aujourd'hui  ces  écoles  sont  plus  suivies,  et  l'instruction 
tend  à  se  généraliser,  comme  le  prouve  le  nombre  des  lettres  mises 
à  la  poste,  qui  en  1870-1871  s'est  élevé  à  348,872.  Toutes  ces 
améliorations  exigent  de  grandes  dépenses,  et  celles-ci  rendront 
nécessaires  de  nouveaux  impôts.  C'est  là  un  des  problèmes  les  plus 


UNE   PROVINCE    ANGLAISE    DE    l'INDE.  913 

ardus  que  l'administration  anglaise  ait  à  résoudre.  C'est  surtout 
de  la  question  de  salubrité  qu'il  devra  se  préoccuper.  La  dyssen- 
terie,  le  choléra,  les  fièvres,  sont  des  maladies  endémiques  dans  le 
delta,  et  il  ne  peut  en  être  autrement  avec  le  genre  de  vie  que 
mènent  les  habitans.  Beaucoup  de  villages  sont  au  milieu  des  ma- 
rais, et  pendant  plusieurs  mois  une  partie  du  pays  est  noyée;  Teau 
à  boire,  pondant  les  chaleurs,  est  chargée  de  détritus  organiques  et 
de  matières  insalubres,  La  mauvaise  nourriture  des  habitans  ne 
leur  permet  pas  de  résister  à  l'influence  délétère  des  miasmes  qu'ils 
respirent;  la  graisse  leur  fait  absolument  défaut,  et  le  sol  est  in- 
suffisant à  entretenir  la  charpente  humaine.  La  cachexie  succède 
aux  fièvres,  et  ,  le  corps  aflfaibli,  la  face  bouffie,  ils  deviennent  in- 
capables d'aucun  efTort  physique  ni  moral,  La  maladie  la  plus 
remarquable  est  l'éléphantiasis,  qui  afTecte  également  les  hommes, 
les  femmes  et  les  enfans;  elle  consiste  dans  un  accroissement  anor- 
mal des  extrémités,  accompagné  d'accès  de  fièvre  et  d'inflammation 
des  glandes  lymphatiques.  La  petite  vérole  fait  également  de  grands 
ravages,  car  les  Indiens  repoussent  la  vaccine. 

On  voit,  par  ce  qui  précède,  en  présence  de  quelles  difficultés 
se  trouve  le  gouvernement  anglais  dans  l'Inde,  et  à  quelles  dé- 
penses il  est  entraîné  pour  assurer  sa  domination.  C'est  un  lieu- 
commun  de  dire  que,  si  la  race  anglo-saxonne  est  plus  apte  à 
coloniser  que  toute  autre,  c'est  parce  qu'elle  refoule  les  indigèries, 
auxquels  elle  se  substitue.  Nous  venons  de  voir  que,  loin  de  re- 
pousser les  Indiens  et  de  les  anéantir,  l'Angleterre  s'efTorce  au  con- 
traire de  leur  conserver  leur  autonomie,  et  qu'elle  exerce  autant 
que  possible  son  autorité  par  l'intermédiaire  des  chefs  indigènes. 
Nous  avons  vu  aussi  que  le  système  d'abstention  qu'elle  voulait 
pratiquer  d'abord  a  des  limites,  que  tous  les  jours  de  nouveaux 
intérêts  surgissent  qui  l'obligent  à  intervenir  de  plus  en  plus  direc- 
tement. C'est  la  salubrité  publique  à  sauvegarder,  des  voies  de 
communication  à  ouvrir,  les  inondations  à  prévenir,  les  famines  à 
conjurer,  des  écoles  à  créer  pour  répandre  l'instruction  dans  le 
peuple,  la  sécurité  des  personnes  à  assurer  au  moyen  d'une  police 
organisée,  en  un  mot  ce  sont  tous  les  services  que  réclament  les 
peuples  civilisés  qu'il  faudra  successivement  établir.  L'Angleterre  a 
conquis  l'Inde  par  la  force,  son  honneur  exige  qu'elle  la  conquière 
aujourd'hui  sur  les  fléaux  qui  en  compromettent  l'existence.  N'est-ce 
pas  le  cas  de  rappeler  le  mot  de  Wellington  :  «  ce  serait  un  crime 
que  de  mal  gouverner  l'Inde;  mais  c'est  la  ruine  que  de  la  gou- 
verner bien.  » 

J.  Clâvé. 

TOîJE  rm.  —  1873.  58 


LES  NOUVELLES  THEORIES 


SUR   LES   FERMENS 


ET    LES    FERMENTATIONS 


I.  Reelierches  sur  la  fermentalion,  par  M.  Dumas,  IS'Ta.  —  II.  Etudes  sur  le  vin;  ses  mala- 
dies, causes  qui  les  provoguent,  par  M.  Pasteur,  1872.  —  III.  Notions  générales  de  zymolo- 
gie,  par  M.  Monoyer,  1873.  —  IV.  Discussions  récentes  à  l'Académie  des  Sciences  de  Paris 
entre  MM.  Pasteur,  Trécul  et  Frémy.  —  V.  Travaux  récens  de  MM.  Béchamp,  Blondeau, 
Bouley,  Chauveau,  Davaine,  Engel,  Liebig. 


I. 

Jusqu'à  ces  derniers  temps,  toutes  les  fermentations  étaient  con- 
sidérées comme  produites  par  la  décomposition  spontanée  d'une 
matière  organique  au  sein  du  liquide  fermentescible.  On  disait 
qu'au  contact  de  l'air  cette  matière  organique  éprouve  une  alté- 
ration particulière  qui  lui  donne  le  caractère  de  ferment;  on  voyait 
en  celui-ci  un  agent  capable  de  communiquer  un  mouvement  de 
décomposition.  La  levure  de  bière,  il  est  vrai,  était  depuis  long- 
temps connue  :  on  savait  qu'elle  est  formée  de  cellules,  qu'elle 
est  organisée;  mais  on  n'établissait  point  de  solidarité  entre  cet 
état  d'organisation  et  les  phénomènes  de  fermentation  qu'elle  dé- 
termine au  sein  des  liquides  sucrés  tels  que  le  jus  de  raisin  ou  le 
moût  de  bière.  Turpin  et  après  lui  Cagniard-Latour,  dans  le  pre- 
mier tiers  de  ce  siècle,  avaient  essayé  vainement  de  démontrer 
l'existence  d'une  pareille  solidarité;  on  refusa  toujours  de  voir  dans 
la  fermentation  alcoolique  autre  chose  qu'une  opération  analogue  à 
toutes  les  décompositions  lentes  rangées  parmi  les  fermentations. 
On  a  reconnu  de  nos  jours  que  la  fermentation  alcoolique,  au  Tieu 


LES  FERMENS  ET  LES  FERMENTATIONS.  915 

d'être  une  exception,  est  au  contraire  le  type  même  des  phéno- 
mènes dont  il  s'agit  ici,  que  les  cellules  de  levure,  au  lieu  d'y 
être  indifférentes,  y  jouent  un  rôle  essentiel,  enfin  que  dans  toutes 
les  fermentations  il  intervient  des  organismes  inférieurs,  des  cor- 
puscules microscopiques  plus  ou  moins  analogues  à  ceux  de  la  le- 
vure. Tel  est  du  moins  le  premier  résultat  des  recherches  accom- 
plies dans  ces  quinze  dernières  années  par  plusieurs  savans,  au 
premier  rang  desquels  il  convient  de  citer  M.  Pasteur. 

C'est  par  l'étude  de  la  fermentation  alcoolique  que  M.  Pasteur  a 
commencé,  en  1858,  la  série  de  ses  travaux.  11  a  mis  hors  de  doute 
que,  dans  le  cas  du  jus  de  raisin  et  du  moût  de  hière,  aussi  bien  que 
dans  celui  de  tout  liquide  sucré  abandonné  à  l'air,  la  production 
plus  ou  moins  rapide  d'alcool  est  toujours  corrélative  du  dévelop- 
pement d'un  champignon  microscopique,  composé  de  globules  ar- 
rondis mesurant  quelques  millièmes  de  millimètre.  Ces  globules, 
connus  sous  le  nom  de  levure  de  bière ^  se  multiplient  dans  le 
liquide  en  fermentation  aux  dépens  des  matières  organiques  qui  y 
sont  contenues  et  déterminent,  par  les  échanges  nutritifs  auxquels 
ils  donnent  lieu,  la  décomposition  du  sucre  en  alcool,  acide  carbo- 
nique, acide  succinique  et  glycérique.  Tels  sont  les  quatre  produits 
coiJStans  de  la  fermentation  alcoolique.  Le  sucre  est  l'aliment  du 
gl  obule  de  levure;  ces  produits  en  sont  les  excrétions.  On  ne  con- 
naît pas  encore  les  lois  du  mécanisme  intérieur  qui  les  élabore. 
Tout  porte  à  croire  cependant  que  les  cellules  de  levure  sécrètent 
une  sub.stance  plus  ou  moins  analogue  à  celles  qui,  chez  les  ani- 
maux supérieurs,  opèrent  le  phénomène  de  la  digestion.  La  fermen- 
tation alcoolique  serait  ainsi  une  espèce  de  digestion  intra- globu- 
laire du  sucre. 

M.  Dumas,  qui  a  marqué,  il  y  a  un  demi-siècle,  son  entrée  dans 
la  carrière  des  sciences  de  la  nature  par  de  mémorables  décou- 
vertes de  physiologie  microscopique,  est  revenu  depuis  peu  à  des 
études  du  même  ordre,  justement  à  propos  des  fermentations.  11  a 
entrepris  à  ce  sujet,  dans  le  laboratoiie  de  M.  Pasteur,  à  l'École 
normale,  des  recherches  dont  les  résultats  publiés  tout  récemment 
témoignent  que  l'illustre  savant  n'a  perdu  ni  sa  sûre  industrie 
dans  l'institution  expérimentale,  ni  son  lucide  génie  dans  la  con- 
ception doctrinale.  M.  Dumas  a  cherché,  entre  autres  choses,  à  dé- 
terminer la  force  décomposante,  le  degré  d'activité  propre  à  chaque 
cellule  de  ferment  alcoolique.  Il  a  mesuré  pour  cela  la  quantité  de 
sucre  décomposé  dans  un  temps  donné  par  un  certain  poids  de  le- 
vure de  bière,  et  il  a  trouvé,  —  après  avoir  établi  préalablement 
qu'il  y  a  environ  2,772,000  cellules  dans  un  millimètre  cube  de 
cette  levure,  —  que  la  force  de  iOO  milliards  de  cellules  représente 
l'énergie  capable  de  décomposer  25  centigrammes  de  sucre  en  une 


916  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

heure.  Si  l'on  essayait,  d'après  cette  évaluation,  d'exprimer  en 
chiffres  le  nombre  de  cellules  qui  sont  employées  à  produire  le  vin, 
la  bière  et  le  cidre  que  nous  consommons  chaque  année,  dit  M.  Du- 
mas, on  ferait  reculer  même  les  astronomes. 

Ce  rôle  d'agent  capable  de  provoquer  la  décomposition  du  sucre 
et  la  formation  consécutive  de  l'alcool  n'appartient  pas  exclusive- 
ment aux  cellules  de  la  levure  de  bière.  Plusieurs  agens  chimiques 
peuvent  aussi  le  remplir;  certaines  cellules  végétales  y  sont  égale- 
ment propres.  Lorsque  les  fruits  sont  placés  dans  un  milieu  plein 
d'oxygène,  ils  absorbent  ce  gaz,  et  donnent  lieu  à  un  dégagement 
d'acide  carbonique;  si  au  contraire  on  les  abandonne  dans  le  gaz 
acide  carbonique  ou  dans  un  autre  gaz  inerte,  ils  déterminent  une 
production  d'alcool.  Les  fruits  restent  fermes,  durs,  n'éprouvent 
aucune  modification  extérieure,  mais  le  sucre  qu'ils  contiennent  se 
transforme  partiellement  en  alcool.  Gomment  expliquer  le  phéno- 
mène? Dans  l'air  ordinaire,  la  cellule  du  fruit  se  nourrit  d'oxygène; 
si  ce  dernier  gaz  vient  à  lui  manquer,  elle  est  obligée  d'emprunter 
des  matériaux  nutritifs  au  liquide  qui  la  baigne,  c'est-à-dire  au  jus 
sucré.  Ce  dernier  est  alors  décomposé.  M.  Pasteur  a  reconnu  qu'une 
fermentation  alcoolique  semblable  a  lieu  dans  d'autres  organes 
végétaux,  par  exemple  dans  les  feuilles,  et,  dans  tous  les  cas,  il  a 
constaté  que  le  phénomène  est  dû  aux  cellules  elles-mêmes  du  vé- 
gétal, et  non  point  à  des  globules  de  levure.  Loin  de  compromettre 
la  doctrine  physiologique  de  la  fermentation,  ces  faits  singuliers 
concourent  à  l'affermir,  tout  en  lui  donnant  un  caractère  plus  pro- 
fond et  plus  général. 

On  vient  de  voir  que  la  fermentation  du  sucre  donne  de  l'alcool. 
Ce  dernier,  lorsqu'on  le  place  au  contact  de  certaines  substances 
poreuses,  comme  la  mousse  platine  par  exemple,  peut  absorber 
l'oxygène  de  l'air  et  se  transformer,  par  oxydation,  en  acide  acé- 
tique. C'est  un  phénomène  de  ce  genre  qui  a  lieu  quand  le  vin  s'ai- 
grit. L'alcool  contenu  dans  le  vin  est  converti  en  acide  acétique. 
Seulement  l'agent  de  cette  transformation  est  ici  une  plante  mi- 
croscopique constituée  par  de  petits  globules  allongés,  mesurant 
quelques  millièmes  de  millimètre.  Ces  globules,  ces  mycodermes 
se  développent  à  la  surface  du  vin  laissé  à  l'air  libre,  et  y  forment 
une  couche  dont  le  rôle  est  d'emmagasiner  une  certaine  quantité 
d'oxygène  qui  est  employée  ensuite  à  déterminer  l'acétification  du 
liquide.  Cette  couche,  qu'on  appelle  la  mère  de  vinaigre^  n'agit 
qu'autant  qu'elle  communique  avec  l'air.  Sitôt  qu'on  la  submerge, 
elle  devient  inefficace,  et  l'acétification  s'arrête.  La  formation  du 
vinaigre  dans  la  fermentation  acétique  se  réduit  donc  à  une  oxy- 
dation de  l'alcool,  dans  laquelle  des  cellules  microscopiques  sont.les 
véhicules  de  l'oxygène. 


LES   FERMENS    ET   LES    FERMENTATIONS.  917 

Quand  le  lait  tourne  et  s'aigrit,  le  phénomène  est  dû  aussi  à  la 
formation  d'un  acide,  l'acide  lactique.  Ce  corps  provient  du  dé- 
doublement du  sucre  contenu  dans  le  lait,  et  ce  dédoublement  est 
encore  une  fermentation.  L'être  microscopique  qui  la  provoque  af- 
fecte plusieurs  formes;  tantôt  il  est  constitué  par  des  cellules  qui 
présentent  beaucoup  d'analogie  avec  la  levure  de  bière,  tantôt  il 
consiste  en  bâtonnets  droits  extrêmement  ténus.  Le  lait  renferme 
en  outre  du  caséum,  c'est-à-dire  la  substance  qui  compose  le  fro- 
mage. Or,  lorsque,  dans  le  lait,  la  fermentation  du  sucre  est  termi- 
née, celle  du  caséum  commence.  Après  Tacide  lactique,  il  se  produit 
de  l'acide  butyrique.  En  examinant  au  microscope  le  caséum  qui 
se  transforme  en  acide  butyrique,  on  y  remarque  de  petits  bâton- 
nets dont  la  largeur  est  de  deux  millièmes  de  millimètre,  et  la 
longueur  de  deux  à  cinq  fois  plus  grande;  c'est  le  ferment  bu- 
tyrique, lequel,  concurremment  avec  d'autres  végétaux  microsco- 
piques, détermine,  dans  les  divers  fromages,  la  production  lente 
do  l'acide  butyrique  et  de  quelques  acides  analogues,  non  moins 
odorans.  Enfin,  pour  citer  un  dernier  exemple,  lorsque  l'urine  se 
décompose  et  donne  lieu  à  un  abondant  dégagement  de  gaz  am- 
moniacaux, cela  résulte  encore  d'une  fermentation  :  sous  l'influence 
de  cellules  plus  petites  que  celles  de  la  levure  de  bière,  l'urée 
contenue  dans  l'urine  se  transforme  en  carbonate  d'ammoniaque, 
qui  rend  le  liquide  très  alcalin  et  lui  communique  une  odeur  très 
forte.  Bref,  les  fermentations  que  nous  venons  de  caractériser,  et 
bien  d'autres  du  même  genre,  sont  solidaires  de  la  nutrition 
et  du  développement  d'êtres  microscopiques,  dont  la  dimension 
moyenne  est  de  quelques  millièmes  de  millimètre,  et  qui  se  pré- 
sentent sous  la  forme  tantôt  de  globules  sphéroïdes  ou  ovoïdes  (my- 
codermes,  torulacées),  tantôt  sous  la  forme  de  bâtonnets  droits, 
incurvés  ou  flexueux  (vibrions,  bactéries).  Ces  petits  êtres  engen- 
drent le  ferment  au  sein  même  du  liquide  fermentescible  au  fur  et 
à  mesure  qu'ils  s'y  multiplient. 

Il  est  une  autre  classe  de  fermentations  où  l'on  ne  constate  point 
d'intervention  immédiate  de  corpuscules  figurés.  Ainsi  la  fermen- 
tation diastasique  consiste  dans  la  transformation  de  l'amidon  en 
sucre  sous  l'influence  d'une  matière  amorphe,  jaunâtre,  qu'on  ap- 
pelle la  diastase.  La  fermentation  amygdalique  est  celle  où  l'amyg- 
daline  devient  de  l'essence  d'amandes  amères  par  l'effet  d'un  fer- 
ment analogue  qu'on  appelle  la  synaptàse.  La  première  s'accomplit 
dans  l'embryon  végétal  lorsque  la  matière  amylacée  de  la  graine  y 
est  changée  en  un  sucre  soluble  qui  imprègne  les  tissus  naissans  de 
la  plante.  La  seconde  a  lieu  lorsqu'on  broie  des  amandes  amères 
avec  de  l'eau.  Au  contact  de  ccliquide,  le  mélange  de  ces  graines 
inodores  acquiert  l'odeur  caractéristique  de  l'essence  d'amandes 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

amères;  mais  celle-ci  provient  de  la  fermentation  de  l'amygdaline. 
On  considère  aussi  comme  des  fermentations  un  certain  nombre  de 
phénomènes  analogues  qui  peuvent  être  réalisés  dans  les  vaisseaux 
d'un  laboratoire  et  se  réalisent  constamment  dans  les  organismes 
vivans,  et  dont  la  cause  est  une  substance  zymotique.  Il  existe  par 
exemple  dans  la  salive  un  principe  qu'on  appelle  la  ptyaline,  et  qui, 
comme  la  diastase,  transforme  la  matière  amylacée  en  sucre  (1).  Le 
suc  gastrique  contient  un  autre  principe,  la.  pepsine,  dont  l'elfet  est 
de  liquéfier  les  matières  albuminoïdes  pour  les  mettre  en  état  d'être 
absorbées.  Le  suc  pancréatique  renferme  un  principe  qui  agit  d'une 
manière  semblable.  La  digestion  se  ramène  ainsi  à  une  série  de 
fermentations,  comme  l'avaient  justement  pressenti  les  anciens  chi- 
mistes. Ces  phénomènes  divers  ont,  aussi  bien  que  ceux  où  inter- 
viennent des  organismes,  les  deux  caractères  généraux  des  fer- 
mentations :  ils  ne  s'accomplissent  que  dans  certaines  limites  de 
température,  et  le  poids  de  la  matière  fermentescible  est  toujours 
bien  supérieur  à  celui  du  ferment  suffisant  pour  la  décomposer. 

En  résumé,  les  fermentations  provoquées  dans  certains  milieux, 
par  le  fait  du  développement  et  de  la  nutrition  de  microzoaires  ou 
de  microphytes  déterminés,  présentent  un  ensemble  de  caractères 
bien  définis.  Elles  suivent  docilement  toutes  les  variations  qui  peu- 
vent survenir  dans  l'activité  physiologique  des  êtres  microscopiques 
contenus  dans  le  liquide.  Celui-ci  ne  fermente  pas  immédiatement; 
il  attend  plus  ou  moins,  et  le  mouvement  moléculaire  s'y  accuse 
graduellement.  Le  phénomène  est  évolutif.  Yoilà,  ce  semble,  ce  qui 
caractérise  les  fermentations  alcoolique,  lactique,  acétique,  buty- 
rique, glycérique,  putride,  bref,  toutes  celles  que  M.  Pasteur  a  étu- 
diées avec  une  rigueur  si  décisive.  En  est-il  de  même  de  la  trans- 
formation des  matières  amylacées  en  sucre  sous  l'influence  de  la 
diastase  ou  de  la  ptyaline,  de  la  dissolution  des  substances  protéiques 
par  la  pepsine,  de  la  métamorphose  de  l'amygdaline  en  essence 
d'amandes  amères  au  contact  de  la  synaptase?  Évidemment  non. 
Ces  phénomènes  ont  une  physionomie  différente;  ils  ne  présentent 
point  de  phases  évolutives.  Sans  doute,  ils  demandent  un  certain 
temps  pour  s'accomplir,  mais  ils  s'accomplissent  tout  d'une  pièce 
et  sans  rapport  avec  l'air  ambiant. 

Ces  différences  entre  les  deux  classes  de  fermentations  tiennent 
manifestement  à  ce  que  dans  la  première  le  phénomène  est  subor- 
donné aux  conditions  et  aux  progrès  de  la  vie  des  corpuscules  or- 
ganisés qui  élaborent  le  ferment  au  sein  même  des  liquides  fermen- 

(1)  La  salive  est  d'ailleurs  le  siège  d'autres  fermentations.  Sous  l'influence  d'une 
espèce  de  bactérie  très  allongée  {leptothrix),  les  détritus  amylacés  et  albuminoïdes 
s  y  transforment  en  acide  lactique,  lequel  joue,  comme  l'ont  montré  les  expériences 
de  M.  le  docteur  Magitot,  un  grand  rôle  dans  la  carie  dentaire. 


LES  FERMENS  ET  LES  FERMENTATIONS.  Pi9 

tescibles,  tandis  que  dans  la  seconde  le  phénomène  est  déterminé 
par  un  ferment  tout  formé,  tout  préparé.  Mais  ce  dernier  ferment 
n'est  pas  moins  d'origine  organique;  lui  aussi  provient  d'êtres  vi- 
vans,  végétaux  ou  animaux.  Soit  qu'il  émane,  comme  la  diastase, 
des  jeunes  cellules  de  la  graine,  soit  qu'il  provienne,  comme  la 
pepsine,  d'un  travail  accompli  dans  l'appareil  digestif,  il  est  l'ou- 
vrage de  la  vie,  aussi  bien  que  s'il  avait  été  fabriqué  par  des  glo- 
bules de  levure  ou  des  faisceaux  de  bactéries.  Ainsi  les  ressorts  effec- 
tifs de  toutes  les  fermentations  sont  les  mêmes.  Tous  les  fermens 
sont  au  fond  semblables,  qu'ils  soient  procurés  directement  au 
liquide  fermentescible  par  les  corpuscules  microscopiques  qui  l'ha- 
bitent, ou  qu'ils  émanent  de  corpuscules  qui  habitent  ailleurs.  La 
vraie  doctrine  des  fermentations  est  là. 

Il  est  permis  dès  lors  de  considérer  les  fermens  comme  les  pro> 
duits  d'une  fécondité  intra-cellulaire,  comme  des  sécrétions  élabo- 
rées par  ces  myriades  de  corpuscules  infiniment  petits,  les  uns 
serrés,  pressés,  condensés  dans  les  organes  palpables  des  animaux 
et  des  plantes,  les  autres  libres  et  mobiles,  disséminés,  comme 
nous  le  verrons,  dans  l'espace  immense  et  intangible.  L'énergie 
qui  caractérise  les  microphytes  et  les  microzoaires  appartient  aussi 
aux  élémens  microscopiques  des  trames  vivantes  des  animaux  su- 
périeurs. Il  faut  élever  cette  propriété,  jusqu'ici  particulière,  à  la 
dignité  d'attribut  universel  et  fondamental  des  cellules  organisées. 
Il  faut  voir  dans  les  transmutations  et  les  opérations  les  plus  com- 
plexes de  la  nutrition,  chez  les  espèces  supérieures,  la  même  in- 
dustrie et  les  mêmes  forces  primitives  que  dans  la  subtile  activité 
des  humbles  et  imperceptibles  monades. 

Sans  doute  les  corpuscules  de  diverses  espèces  auxquels  on  ra- 
mène en  dernière  analyse  les  animaux  et  les  plantes,  de  toute 
sorte  et  de  tout  degré,  ne  sont  pas  identiques.  Chaque  espèce  a  sa 
structure  propre,  son  énergie  spécifique,  son  mode  de  nutrition, 
ses  sécrétions  déterminées,  caractères  qui  sont  d'ailleurs  variables 
avec  les  milieux  et  les  circonstances.  Cependant  on  peut  signaler 
plus  d'une  analogie  intéressante  entre  certaines  de  ces  espèces  qui 
paraissent  remplir  des  fonctions  bien  distinctes  et  occuper  des 
rangs  bien  différens  dans  l'immense  concert  des  monades  de  vie. 
Les  cellules  des  fruits,  placées  dans  certaines  conditions,  se  com- 
portent, on  l'a  déjà  vu,  comme  celles  de  la  levure  de  bière  :  les 
unes  et  les  autres  décomposent  le  sucre  et  donnent  de  l'alcool.  Il 
est  permis  de  rapprocher,  non  moins  étroitement,  comme  l'ont  fait 
M.  Blondeau  et  M.  Pasteur,  les  mycodermes  acétiques  et  les  glo- 
bules du  sang  :  les  uns  et  les  autres  servent  de  véhicule  à  l'oxy- 
gène, les  premiers  pour  la  combustion  lente  de  l'alcool,  .les  autres 
pour  la  combustion  lente  des  matières  aibuminoïdes  des  tissus  ani- 


tȔO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

maux.  Il  est  même  probable  qu'il  y  a  dans  les  mycodermes  un  prin- 
cipe analogue  à  l'hémoglobine  du  globule  sanguin  et  doué  d'une 
affinité  particulière  pour  l'oxygène  (1).  Quoi  qu'il  en  soit,  les  rap- 
prochemens  de  ce  genre  ouvrent  une  voie  nouvelle  à  la  physiolo- 
gie. Gomme  celle-ci  se  ramène  en  définitive  à  l'explication  de  ce 
qui  a  lieu  dans  les  élémens  microscopiques  des  organes,  il  est  évi- 
dent que  rien  ne  lui  saurait  être  plus  salutaire  que  l'étude  de  ces 
organismes  uni-cellulaires,  où  les  phénomènes  sont  d'une  simpli- 
cité extrême,  où  la  vie  est  réduite  en  quelque  sorte  à  ses  facteurs 
premiers.  Il  est  de  plus  en  plus  manifeste  que  le  progrès  de  la  con- 
naissance des  animaux  supérieurs  est  étroitement  lié  à  celui  de  la 
connaissance  des  mécanismes  nutritifs  dans  les  unités  rudimentaires 
de  la  vie,  dans  les  plus  petits  êtres  qu'il  nous  soit  donné  de  con- 
templer. 

II. 

D'où  viennent  maintenant  ces  corpuscules  organisés  microscopi- 
ques auxquels  nous  avons  vu  qu'il  fallait  attribuer  un  grand  nombre 
de  métamorphoses  de  la  matière  organique?  Les  opinions  sont  en- 
core aujourd'hui  partagées  sur  ce  grand  problème.  Ni  les  observa- 
tions longues,  ni  les  expériences  minutieuses,  ni  les  débats  appro- 
fondis, n'ont  manqué.  Cependant  les  uns  croient  toujours  que  ces 
corpuscules  naissent  par  génération  spontanée  au  sein  des  liquide^ 
fermentescibles,  les  autres  affirment  et  prétendent  démontrer  qu'ils 
viennent  de  germes  contenus  dans  l'air.  Assurément  la  première 
opinion  n'a  en  soi  rien  de  contradictoire  et  d'impossible.  Ceux  qui 
la  repoussent  par  la  question  préalable,  au  nom  de  je  ne  sais  quelle 
doctrine  mystique  de  la  vie,  ne  méritent  même  pas  d'être  écoutés 
dans  l'enquête.  Il  aurait  pu  se  faire  que  des  êtres  organisés  naquis- 
sent de  toutes  pièces  dans  un  milieu  destitué  d'organisation  ;  mais 
l'expérience  prouve  que  cela  ne  se  fait  pas.  Il  faut  donc  recevoir 
l'autre  opinion,  l'opinion  panspermiste,  c'est-à-dire  admettre  que 
les  germes  des  végétaux  et  animaux  microscopiques,  auxquels  sont 
liés  tant  de  fermentations  et  de  corruptions,  existent  dans  l'air.  C'est 
une  des  conclusions  et  peut-être  la  plus  légitime  et  la  plus  féconde 
des  belles  études  de  M.  Pasteur. 

M.  Pasteur  en  a  la  gloire  justement  parce  qu'il  n'en  a  pas  la 
priorité.  En  effet  le  premier  qui  a  eu  cette  idée  n'en  a  pu  avoir  et 
n'en  a  eu  qu'une  confuse  intuition  ;  il  n'en  a  pu  mesurer  ni  l'impor- 
tance ni  les  conséquences.  L'importance  et  les  conséquences  d'une 
grande  idée,  quelle  qu'elle  soit,  n'apparaissent  que  quand  celle-ci, 

(i)  Il  serait  aisé  de  vérifier  si  les  mycodermes  acétiques  se  comportent  comme  les 
globules  de  sang,  soit  en  présence  de  l'oxyde  de  carbone,  soit  avec  le  spectroscope. 


LES    FERMONS    ET    LES    FERMEKTATIOiNS.  9*21 

ayant  déjà  subi  une  certaine  évolution,  acquiert  la  précision,  la  cer- 
titude et  la  solidité  qu'une  longue  expérience  peut  seule  lui  con- 
férer. Il  faut  qu'une  conception  ait  déjà  un  certain  âge  dans  la 
science  pour  y  prendre  une  certaine  autorité,  et  procurer  de  la 
gloire  à  ceux  qui  en  comprennent  et  en  font  comprendre  toute  la 
grandeur  et  toute  la  vertu.  Depuis  longtemps  la  circulation  du  sang 
était  entrevue  dans  les  écoles  de  physiologie  quand  Harvey  la  dé- 
montra avec  une  complète  rigueur.  Depuis  longtenips  la  gravitation 
était  pressentie  et  cherchée  quand  Newton  en  donna  le  système 
parfait.  De  même  la  conception  panspermiste,  délaissée  et  mécon- 
nue depuis  ceux  qui  la  formulèrent  jadis,  —  et  parmi  lesquels  As- 
tiei-  (1813)  doit  être  surtout  rappelé,  —  n'a  été  établie  définitive- 
ment de  nos  jours  que  grâce  aux  expérimentations  de  M.  Pasteur. 
Les  expériences  de  M.  Pasteur,  multipliées  et  variées  de  mille  ma- 
nières, se  ramènent  toutes  à  rechercher  comparativement  ce  que  de- 
vient un  même  liquide  fermentescible  au  contact  de  l'air  ordinaire, 
rempli  de  poussières,  et  au  contact  de  l'air  purifié.  M.  Pasteur  place 
par  exemple  une  certaine  quantité  d'un  liquide  éminemment  alté- 
rable dans  des  ballons  de  verre  à  l'intérieur  desquels  on  peut  faire 
passer  un  courant  d'air.  La  fermentation  et  le  développement  de  pe- 
tits organismes  ne  tardent  pas  d'avoir  lieu  dans  les  ballons  où  circule 
de  l'air  ordinaire;  mais  si  l'air  qu'on  y  dirige  a  préalablement  traversé 
un  tampon  de  coton,  on  n'observe  aucune  altération  du  liquide. 
Lorsque  le  volume  d'air  qu'on  a  filtré  ainsi  à  travers  le  coton  est 
considérable,  celui-ci  est  imprégné  de  tant  de  poussières  qu'il  en 
devient  noir.  Or  ces  poussières  contiennent,  outre  un  grand  nombre 
de  particules  minérales  et  de  détritus  variés,  des  spores  et  des 
germes  à  fermons;  la  preuve,  c'est  qu'il  suffit  d'en  semer  la  moindre 
quantité  dans  la  liqueur  pure  pour  y  déterminer  la  fermentation. 
Voici  une  expérience  d'un  autre  type.  M.  Pasteur,  au  moyen  d'une 
disposition  ingénieuse,  retire  et  fait  arriver,  dans  une  ampoule  de 
verre  remplie  d'air  pur,  le  jus  de  l'intérieur  d'un  grain  de  raisin,  de 
façon  que  ce  jus  ne  communique  durant  la  manipulation  ni  avec  la 
surlace  du  grain,  ni  avec  l'air  atmosphérique.  Le  jus  ainsi  obtenu 
n'éprouve  pas  trace  de  fermentation;  il  reste  inaltéré  tant  que  l'am- 
poule est  fermée;  mais,  si  l'on  vient  à  ouvrir  celle-ci  ou  à  en  mélan- 
ger le  contenu  avec  quelques  gouttes  d'eau  ayant  servi  à  laver 
l'extérieur  du  grain ,  la  fermentation  s'y  établit  immédiatement. 
C'est  que  la  surface  des  grains  de  raisin  est  toujours  recouverte  de 
germes  de  levure,  alors  môme  que  les  grappes  ont  été  soumises 
à  l'action  de  pluies  persistantes.  Ici  donc  la  fermentation  est  due 
manifestement  aux  germes  en  suspension  dans  l'air  ou  déposés  à  la 
surface  des  grains  et  du  bois  de  la  grappe.  M.  Pasteur  extrait  par 
un  procédé  analogue  du  sang  des  veines  d'un  animal,  et  l'introduit 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  un  ballon  au  contact  de  l'air  pur.  Ce  sang  reste  frais  pendant 
des  années.  En  somme,  M.  Pasteur  affirme  et  démontre  expéri- 
mentalement que  le  jus  de  raisin,  le  lait,  l'urine,  le  sang  et  tous  les 
liquides  les  plus  altérables  dans  les  conditions  ordinaires  sont  in- 
capables de  fermenter  dans  l'air  pur,  c'est-à-dire  débarrassé  des 
corpuscules  qu'il  contenait. 

M.  Pasteur  a  fait  encore  une  autre  série  d'expériences.  Il  a  pro- 
voqué le  développement  des  fermens  dans  des  liqueurs  privées  de 
matières  albuminoïdes.  Avant  ses  recherches,  on  croyait  que  les 
cellules  observées  dans  la  fermentation  du  jus  de  raisin  provien- 
nent de  la  métamorphose  des  matières  albuminoïdes  contenues 
dans  ce  suc  naturel.  M.  Pasteur  prépare  une  solution  de  sucre,  de 
tartrate  d'ammoniaque  et  de  quelques  autres  sels,  et  y  sème  quel- 
ques globules  de  levure.  Ces  globules  bourgeonnent,  se  dévelop- 
pent et  se  multiplient  dans  ce  milieu  artificiel  tout  aussi  bien  que 
dans  le  jus  de  raisin.  On  croyait  de  même  que  dans  la  fei'mentation 
acide  du  lait  le  ferment  est  un  produit  de  l'altération  du  caséum. 
M.  Pasteur  démontre  l'inanité  de  cette  hypothèse  en  réalisant  la 
culture  du  ferment  lactique  dans  un  liquide  artificiel,  ne  renfer- 
mant pas  trace  de  caséum.  Ces  expériences,  fort  délicates,  n'ont 
pas  contribué  seulement  au  succès  de  la  panspermie,  elles  sont  en- 
core d'un  grand  prix  pour  la  physiologie  végétale  (l). 

On  a  fait  à  M.  Pasteur,  au  sujet  de  ses  théories  sur  l'origine  des 
fermens,  un  grand  nombre  d'objections  auxquelles  il  a  presque 
toujours  répondu  par  des  faits  rigoureux  et  par  des  argumens  so- 
lides, bien  que  parfois  il  se  soit  donné,  vis-à-vis  de  ses  adver- 
saires, le  tort  d'être  âpre  et  dédaigneux  dans  la  dispute.  La  vérité 
est  assez  forte  pour  être  plus  indulgente  et  charitable  envers  l'erreur. 
Les  principales  de  ces  objections  ont  roulé,  il  faut  le  dire,  sur  des 
problèmes  qui  ne  touchent  point  au  fond  même  du  débat  entre  l'hé- 
térogénie  et  la  panspermie.  M.  Trécul,  l'habile  et  éminent  micro- 
graphe, M.  Béchamp  et  d'autres  ont  démontré  par  exemple  que 
M.  Pasteur  se  trompe  sur  les  évolutions  et  les  transformations  que 
subissent  les  miciophytes  dans  les  milieux  fermentescibles.  Cer- 
tainement M.  Pasteur  a  commis  à  ce  sujet  plus  d'une  erreur,  et  il 
existe  probablement  entre  certains  corpuscules  à  ferment  plus  de 
parenté  qu'on  ne  le  croit  au  laboratoire  de  l'École  normale;  mais 
cela  ne  change  rien  au  caractère  fondamental  de  la  doctrine.  — 
On  fait  remarquer  aussi  que  des  corpuscules,  ayant  une  structure 
déterminée,  peuvent  naître  de  toutes  pièces,  sans  germes,  dans 
certains  liquides.  Assurément,  mais  à  la  condition  que  ces  liquides 

(1)  M.  Raulin,  un  des  élèves  les  plus  distingués  de  M.  Pasteur,  a  obtenu  de  son  côté 
le  développement  de  plusieurs  espèces  de  moisissures  dans  des  milieux  artificiels. 


LES  FERMENS  ET  LES  FERMENTATIONS.  923 

soient  vivans.  Sans  doute  le  cambium  des  végétaux,  le  blastème  des 
animaux,  et  en  général  toutes  les  liqueurs  protoplasmiques,  sont 
des  lieux  féconds  d'éclosion  où  se  développent  spontanément  les 
cellules  et  les  fibres  des  trames  vivantes.  C'est  ainsi  que  les  pre- 
miers élémens  de  l'embryon  apparaissent  dans  l'ovule  des  ani- 
maux. Les  travaux  de  M.  Robin,  de  M.  Trécul,  de  MM.  Legros  et 
Onlmus,  et  d'un  grand  nombre  d'autres  observateurs,  sont  d'ail- 
leurs à  cet  égard  péremptoires;  mais  la  vie  appartient  à  ces  proto- 
plasmas; ils  dépendent  d'un  système  organisé.  C'est  à  l'abri  de 
l'air,  c'est  dans  les  profondeurs  de  l'organisme  qu'ils  travaillent  à 
la  création  des  corpuscules  microscopiques.  Qu'on  les  place  au 
contact  de  l'air  pur,  dans  les  ballons  de  M.  Pasteur,  et  alors  ils  se- 
ront inféconds. 

On  objecte  enfin  à  M.  Pasteur  que,  si  les  germes  de  tous  les  mi- 
crophytes  et  microzoaires  sont  dans  l'atmosphère,  on  doit  les  y  re- 
trouver et  les  y  reconnaître.  Or,  en  examinant  les  poussières  de 
l'air  au  microscope,  on  ne  découvre  point,  tant  s'en  faut,  tous  les 
rudimens  de  cette  flore  et  de  cette  faune  infiniment  petite  dont  les 
fermentations  et  les  putréfactions  de  la  matière  organique  attestent 
l'existence.  M.  Pasteur  n'a  jusqu'ici  opposé  à  cet  ai-gument  que  le 
témoignage  de  ses  expériences,  lesquelles  démontrent  qu'au  con- 
tact de  l'air  purifié  ni  les  fermentations,  ni  les  putréfactions  ne  sont 
possibles.  Cela  suffit  à  la  rigueur,  mais  on  peut  aller  plus  loin.  De 
ce  que  beaucoup  de  germes  ne  sont  pas  visibles  au  microscope,  on 
ne  saurait  aucunement  conclure  qu'ils  n'existent  point.  D'abord  on 
en  constate  avec  certitude  un  certain  nombre  d'espèces  dans  les 
poussières  atmosphériques.  II  est  par  conséquent  permis  de  présu- 
mer que,  si  les  autres  échappent  à  notre  œil  armé  de  verres  gros- 
sissans,  cela  prouve  simplement  qu'ils  sont  plus  petits  que  les  pre- 
miers; mais  peut-être  n'est-ce  pas  ainsi  qu'il  convient  de  voir  le 
problème.  Nous  pensons  que  les  germes  visibles  sont  des  excep- 
tions, c'est-à-dire  des  êtres  déjà  parvenus  à  un  certain  degré  de 
développement,  et  qu'en  réalité  tous  les  vrais  germes  sont  d'une 
dimension  à  jamais  inaccessible  à  l'observation  microscopique, 
même  si  l'on  supposait  les  lentilles  beaucoup  plus  puissantes  en- 
core qu'elles  ne  sont  aujourd'hui.  Le  microscope  ne  nous  permet 
guère  d'apercevoir  que  des  points  ayant  au  moins  un  dix-millième 
de  millimètre.  Les  germes  primitifs  de  la  vie  ne  doivent  pas  même 
approcher  d'un  millionième  de  millimètre  (i).  La  physique  et  la 
métaphysique  prouvent  qu'il  faut  renoncer  ici  à  mesurer  et  à  esti- 
mer les  choses  d'après  la  capacité  de  nos  sens  bornés.  Il  faut  faire 


(1)  Plusieurs  physiciens  éminens  attribuent  la  couleur  bleue  de  l'atmosphère  à  la 
réflexion  de  la  lumière  par  ces  germes  qu'il  est  impossible  d'apercevoir  directement. 


024  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

effort  pour  suivre  avec  l'œil  de  l'esprit  les  grandeurs  constam- 
ment décroissantes,  ne  pas  s'arrêter  là  où  l'imagination  est  épui- 
sée, et  reconnaître  enfin  combien  sont  reculées  les  limites  du  mi- 
crocosme. Quand  cette  faculté  de  nous  étendre  au-delà  des  bornes 
de  notre  nature,  qui  est  une  des  plus  belles  prérogatives  de  notre 
entendement,  ne  nous  abandonne  point,  nous  arrivons  à  nous  re- 
présenter les  monades  vitales  de  Leibniz,  les  molécules  organiques 
de  Buffon,  à  comprendre  l'existence  des  proto-organismes  répandus 
dans  le  monde  par  milliards  de  milliards,  et  à  concevoir  l'infini- 
ment  petit  dans  l'infiniment  petit. 

Ainsi,  de  même  que  l'univers  infini  où  roulent  les  sphères  est 
rempli  de  particules  invisibles  d'une  matière  subtile  à  laquelle  les 
physiciens  et  les  astronomes  donnent  le  nom  à'éther  et  qui  est  le 
seul  moyen  de  comprendre  les  phénomènes  cosmiques,  l'univers  fini 
où  se  déploie  l'organisation  est  rempli  de  corpuscules  également  in- 
visibles, formant  ce  que  l'illustre  Ehrenberg  appelle  la  voie  lactce  des 
organismes  inférieurs,  et  non  moins  nécessaires  pour  expliquer  les 
opérations  dont  nous  venons  de  tracer  l'ensemble.  De  même  qu'il  y 
a  un  éther  destitué  de  vie,  il  y  a  un  éther  doué  de  vie,  un  éther  vi- 
tal. L'un  et  l'autre  sont  incontestables;  ils  passent  la  raison,  mais  la 
raison  ne  saurait  s'en  passer.  Ils  échappent  à  la  prise  immédiate  de 
l'expérience;  cependant  l'expérience  ne  permet  pas  d'y  échapper. 
Ils  sont  invisibles,  et  sans  eux  il  n'y  aurait  point  de  choses  visibles. 
L'esprit  y  adhère  d'une  adhésion  énergique,  peut-être  parce  qu'il 
se  sent  avec  eux  une  secrète  et  mystérieuse  affmité,  peut-être  parce 
qu'il  est  au  fond  de  même  essence. 

III. 

Notre  atmosphère  est  donc  le  réceptacle  de  myriades  de  germes 
d'êtres  microscopiques  qui  jouent  dans  le  monde  organisé  un  rôle 
coHsidérable.  Agens  pénétrans  de  corruption,  sinistres  ouvriers  de 
maladie,  ils  épient  sans  cesse  l'occasion  de  s'insinuer  dans  l'économie 
des  plantes  et  des  animaux  pour  y  provoquer  des  désordres  plus  où 
moins  graves.  Souvent  la  vie  leur  résiste  ou  leur  échappe,  mais 
rien  ne  saurait  leur  en  disputer  les  dépouilles.  Le  cadavre  est  leur 
aliment  naturel;  la  mort  est  leur  laboratoire  de  prédilection.  C'est 
là  que  ces  êtres  infimes  accomplissent  leur  destinée  vraiment  gran- 
diose dans  le  drame  éternel  du  renouvellement  des  existences  or- 
ganiques. 

Quand  la  fine  pellicule  qui  recouvre  les  fruits  sucrés  se  déchire 
en  un  point,  la  porte  est  ouverte  aux  germes  atmosphériques.  Des 
cellules  à  ferment  pénètrent  à  l'intérieur  du  fruit,  et  y  provoquent  la 
fermentation  du  sucre,  c'est-à-dire  la  formation  d'un  peu  d'alcool; 


LES  FERMENS  ET  LES  FERMENTATIONS.  925 

celui-ci  à  son  tour  est  susceptible  d'éprouver  la  fermentation  acé- 
tique et  de  donner  à  la  pulpe  une  saveur  acide.  Enfin  la  pulpe  elle- 
même  est  détruite  par  diverses  moisissures.  Lorsqu'un  fruit  se  gâte 
et  acquiert  un  goût  plus  ou  moins  désagréable,  cela  tient  donc  à 
l'intervention  de  cellules  à  ferment  d'origine  atmosphérique,  et  à  la 
production  de  matières  alcooliques  ou  acides.  Un  habile  micro- 
graphe,  M.  Engel,  qui  a  étudié  récemment  avec  soin  ces  phéno- 
mènes, a  trouvé  que  les  cellules  à  ferment  qui  déterminent  ainsi 
la  fermentation  alcoolique  des  sucs  de  fruits  présentent  quelques 
légères  différences  d'un  fruit  à  un  autre  et  n'ont  pas  non  plus  les 
mêmes  caractères  morphologiques  que  celles  du  moût  de  raisin  ou 
du  moût  de  bière.  Il  se  forme  ici  des  variétés,  correspondantes  aux 
milieux  divers  dans  lesquels  se  fait  la  nutrition  du  petit  champi- 
gnon. 

Les  champignons  microscopiques  de  l'atmosphère  jouent  un  rôle 
non  moins  intéressant  dans  l'altération  des  vins.  Ceux-ci  s'aigris- 
sent, tournent,  deviennent  filans  et  huileux ,  ou  encore  acquièrent 
une  amertume  prononcée.  Toutes  ces  maladies  tiennent  au  déve- 
loppement de  divers  microphytes  reconnus  et  décrits  par  M.  Pas- 
teur; toutefois  ce  savant  ne  s'est  pas  borné  à  déterminer  la  nature 
de  ces  maladies,  il  a  cherché  à  les  prévenir.  S'appuyant  sur  d'an- 
ciennes observations  d' Appert,  il  a  eu  l'idée  de  soumettre  les  vins 
à  l'action  d'une  température  élevée,  afin  d'y  anéantir  les  germes 
de  ferment.  11  n'y  avait  pas  de  doute  possible  touchant  la  destruc- 
tion de  ces  germes  et  la  suppression  de  toute  altération  ultérieure, 
mais  on  pouvait  se  demander  si  la  délicatesse  et  le  bouquet  de  cer- 
tains cépages  ne  seraient  pas  compromis  par  l'elTet  du  chauf- 
fage. L'expérience,  et  une  expérience  prolongée,  a  prouvé  que  le 
chauffage  non-seulement  est  un  excellent  moyen  de  prévenir  les 
maladies  des  vins,  mais  encore  qu'au  lieu  d'en  compromettre  les 
qualités  exquises,  il  les  développe  et  les  fortifie.  Les  procès-verbaux 
des  dégustations  opérées  dans  le  courant  de  l'année  dernière  par 
plusieurs  membres  de  la  commission  syndicale  des  vins,  à  l'insti- 
gation de  M.  Pasteur,  renferment  à  ce  sujet  des  témoignages  pé- 
remptoires.  Des  vins  fins  de  Bourgogne,  chauffés  en  bouteille  à  une 
température  comprise  entre  55  et  65  degrés,  il  y  a  sept  ans,  ont 
paru,  au  bout  de  ces  sept  années,  supérieurs  aux  mêmes  vins  non 
chauffés.  «  Des  personnes  plus  ou  moins  autorisées,  dit  M.  Pasteur, 
avaient  déclaré  que  le  chauffage  enlèverait  avec  le  temps  de  la 
couleur  au  vin.  C'est  le  contraire  qui  est  vrai,  quand  on  opère  à 
l'abri  de  l'air  :  la  couleur  s'avive  par  le  chauffage.  Elles  avaient 
dit  :  le  chauffage  altérera,  avec  le  temps,  le  bouquet  des  grands 
vins;  cette  opération  les  fera  sécher,  vieillarder.  Tout  au  contraire, 
le  bouquet  paraît  s'exalter  avec  les  années  et  plus  sûrement  que 


926  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

si  on  ne  les  chauffe  pas.  Pour  les  chambertin  notamment  et  poul- 
ies volnay,  ce  fait  a  été  très  remarqué  par  les  dégustateurs.  »  — 
M.  Pasteur  a  été  amené  par  ces  études  à  rechercher  les  causes  du 
vieillissement  des  vins,  et  il  a  reconnu  que  ce  phénomène  est  dû  à 
une  oxydation  lente.  Du  vin  conservé  dans  des  tubes  de  verre 
bien  pleins  et  scellés  hermétiquement  ne  vieillit  pas.  En  augmen- 
tant et  en  réglant  l'aération  do  vin,  et  surtout  en  la  combinant 
avec  le  chauffage,  M.  Pasteur  est  anivé  à  fabriquer  en  un  mois 
d'excellent  vin  vieux.  Bref,  l'oxygène  et  la  chaleur,  agissant  dans 
de  certaines  proportions  sur  le  vin,  favorisent,  au  lieu  de  l'entra- 
ver, le  développement  des  principes  volatils  auxquels  ce  liquide 
doit  son  parfum  et  une  partie  de  sa  saveur;  mais  cette  découverte 
est  de  surcroît.  Ce  que  M.  Pasteur  a  cherché  principalement  et  ce 
qu'il  a  trouvé,  en  donnant  des  règles  précises  et  méthodiques  pour 
le  chauffage  des  vins,  c'est  un  procédé,  applicable  sur  une  vaste 
échelle ,  de  prévenir  les  maladies  dont  souffrent  si  souvent  les  cé- 
pages ordinaires,  et  cette  heureuse  application  est  une  suite  de  ses 
recherches  sur  la  fermentation  en  général.  C'est  de  mêm.e  à  la  suite 
de  ses  recherches  sur  le  rôle  des  organismes  microscopiques  dans 
les  maladies  des  vers  à  soie  que  M.  Pasteur  a  été  conduit  à  donner 
un  moyen  pratique  d'entraver  le  développement  de  ces  organismes, 
et  par  suite  de  prévenir  la  maladie. 

Lorsqu'on  injecte  dans  le  tissu  cellulaire  sous-cutané  d'un  animal 
vivant  un  liquide  putréfié  ou  septiqiie,  c'est-à-dire  renfermant  les 
corpuscules  filiformes,  connus  sous  le  nom  de  vibrions  et  de  bacté- 
ries, il  arrive  quelquefois  que  l'animal  n'en  éprouve  aucun  incon- 
vénient. Les  chiens  surtout  résistent  fortement  à  l'influence  toxique 
d'un  pareil  liquide;  mais  chez  d'autres  espèces,  et  principalement 
chez  le  lapin,  il  n'en  est  pas  de  même.  L'économie  devient  le  siège 
de  phénomènes  graves,  habituellement  mortels,  et  dont  l'ensemble 
constitue  l'affection  à  laquelle  on  a  donné  le  nom  de  septicémie. 
Les  organismes  microscopiques  empoisonnent  dans  ce  cas  l'animal, 
non-seulement  par  le  fait  même  de  leur  présence  dans  le  sang,  mais 
encore  et  surtout  parce  qu'ils  s'y  développent  et  s'y  multiplient 
avec  une  rapidité  extraordinaire,  de  la  même  façon  que  la  levure 
de  bière  se  multiplie  dans  le  moût  d'orge.  Toutefois  ce  qu'il  y  a  de 
plus  singulier  dans  ces  fermentations  pathologiques,  c'est  le  fait 
signalé  pour  la  première  fois  par  MM.  Coze  et  Feltz  il  y  a  quelques 
années,  et  dont  M.  Davaine  a  repris  l'étude  l'année  dernière.  M.  Da- 
vaine  démontre,  par  des  expériences  faites  sur  des  lapins  et  des  co- 
chons d'Inde,  qu'une  goutte  de  sang  d'un  animal  septicémie  est 
capable  de  communiquer  la  même  affection  à  un  deuxième  animal 
auquel  on  l'inocule,  qu'une  goutte  prise  à  celui-ci  peut  transmettre 
la  maladie  à  un  troisième  individu,  et  ainsi  de  suite.  De  plus,  — 


LES  FERMENS  ET  LES  FERMENTATIONS.  927 

chose  étrange,  —  l'énergie  toxique  du  sang  de  ces  animaux  aug- 
mente au  fur  et  à  mesure  qu'on  avance  dans  la  série  des  inocula- 
tions. La  culture  du  virus  en  exalte  les  propriétés  malfaisantes. 
Cet  accroissement  graduel  de  la  puissance  virulente  est  tel  qu'en 
empruntant  une  goutte  de  sang  à  un  animal  qui  représente  le 
vingt -cinquième  terme  d'une  série  d'inoculations  successives,  et 
en  diluant  cette  goutte  dans  de  l'eau  de  façon  qu'une  goutte  de  la 
dilution  corresponde  à  un  trillionième  de  la  goutte  primitive,  on  a 
un  liquide  dont  la  plus  petite  quantité  manifeste  encore  une  activité 
mortelle.  Ces  expériences  de  M.  Davaine,  dans  lesquelles  on  voit  le 
degré  de  nocuité  s'accroître  en  raison  inverse  de  la  quantité  appa- 
rente du  poison,  ont  été  répétées  et  confirmées  par  plusieurs  phy- 
siologistes éminens,  entre  autres  par  M.  Bouley;  elles  ont  produit 
dans  les  écoles  de  physiologie  et  de  médecine  une  émotion  qui  dure 
encore.  Indépendamment  de  la  difficulté  intrinsèque  de  concevoir 
l'influence  de  ces  doses  infinitésimales,  on  y  a  vu  un  argument 
de  nature  à  fortifier  les  assertions  de  l'homœopathie.  Si  cette  dif- 
ficulté est  réelle,  quoique  surmontable,  cet  argument,  disons- le, 
n'a  aucune  valeur.  Examinons  d'abord  la  difficulté.  Cette  goutte 
encore  mortelle,  et  qui  ne  représente  qu'une  fraction  infiniment 
petite  de  la  quantité  primitive  de  matière  toxique  dont  elle  est 
parente  éloignée,  cette  goutte  ne  laisse  plus  apercevoir  aucun  cor- 
puscule. Cela  est  vrai;  mais  elle  en  contient  des  germes,  et  des 
germes  dont  la  dimension,  le  nombre  et  la  fécondité  sont  tels  que 
rien  ne  les  empêche  de  repulluler  indéfiniment,  en  dépit  de  tous 
les  efforts  tentés  pour  les  faire  disparaître.  Les  discussions  qui 
viennent  d'avoir  lieu  à  l'Académie  de  médecine  sur  ce  grave  su- 
jet, presque  en  même  temps  qu'on  débattait  dans  l'Académie  des 
Sciences  la  question  des  fermons,  ne  laissent  aucun  doute  sur  la 
réalité  de  cette  repullulation  des  germes  virulens  par  la  culture. 
Est-ce  maintenant  un  argument  pour  les  homœopathes?  Pas  le 
moins  du  monde.  Les  homœopathes  attribuent  des  effets  curatifs  à 
des  doses  extrêmement  petites  de  certaines  substances  inorganiques 
dont  l'inertie  est  évidente,  et  qui  ne  peuvent  en  aucune  façon  se 
reproduire.  Si  les  élémens  de  la  virulence  déterminent  des  pertur- 
bations si  profondes  dans  les  organismes  animaux,  ce  n'est  pas  à 
cause  de  leur  extrême  petitesse,  c'est  parce  qu'ils  se  multiplient 
avec  une  rapidité  prodigieuse  au  sein  même  des  tissus  et  des  hu- 
meurs, où  ils  travaillent  dans  un  dessein  contraire  à  l'harmonie  du 
corps. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  vibrions  et  les  bactéries  jouent  un  rôle  in- 
contestable dans  la  production  des  maladies  de  l'homme.  On  les 
trouve  dans  le  sang  des  individus  atteints  de  maladies  infectieuses, 
et  s'ils  n'ont,  avec  beaucoup  de  celles-ci,  que  des  rapports  de  con- 


928  REVUE    DES    DEUX    MOJXDES. 

comitaiice,  ils  ont  avec  d'autres  clés  rapports  de  causalité  nettement 
établis.  Ainsi  les  recherches  de  M.  Davaine  démontrent  que  les  ma- 
ladies dites  charbonneuses,  si  redoutables  chez  l'homme  et  chez  les 
animaux,  sont  dues  au  développement  abondant  d'une  espèce  de 
bactéries  dans  le  sang.  La  fièvre  typhoïde  paraît  reconnaître  aussi 
une  cause  du  même  genre.  Les  lapins  succombent  à  l'inoculation 
du  sang  provenant  d'hommes  atteints  de  cette  maladie.  Nos  con- 
naissances sur  ce  difficile  sujet  sont,  il  faut  le  confesser,  encore  peu 
avancées,  malgré  l'ardeur  avec  laquelle  on  travaille  à  les  étendre 
depuis  quelques  années.  Les  illusions  du  microscope  et  les  exagé- 
rations de  l'esprit  de  système  compromettent  trop  souvent  la  va- 
leur des  travaux  entrepris  dans  cette  direction.  Sans  aller  jusqu'à 
l'opinion  de  ceux  qui  attribuent  toutes  les  maladies  à  des  corpus- 
cules microscopiques  et  considèrent  tous  les  phénomènes  morbides 
comme  des  fermentations,  il  fa,ut  admettre  en  tout  cas  que  ces 
corpuscules,  disséminés  dans  l'air,  ont  une  grande  place  parmi  les 
ennemis  éternels  de  la  santé.  De  tout  temps,  les  chirurgiens  et  les 
médecins  ont  reconnu  le  danger  de  la  pénétration  de  l'air  ordi- 
naire à  l'intérieur  de  l'organisme,  par  la  voie  des  plaies  ou  autre- 
ment. On  sait  aujourd'hui  expliquer  le  péril.  Ce  ne  sont  pas  les 
gaz  de  l'air  qui  sont  dangereux.  C'est  aux  proto-organismes  que 
ce  fluide  recèle  qu'il  faut  attribuer  l'influence  funeste  qu'il  exerce 
dans  les  traumatismes.  L'infection  putride  n'a  pas  d'autre  origine. 
Aussi  la  préoccupation  des  praticiens  est-elle  maintenant  de  sous- 
traire les  plaies  à  l'accès  des  germes  de  l'air,  soit  au  moyen  de 
vernis  imperméables,  soit  au  moyen  de  pansemens  antiseptiques 
(alcoolisés,  phéniqués),  soit  par  l'occlusion  pneumatique,  soit  enfin 
par  la  filtration  de  l'air  même  à  travers  le  coton.  Sous  l'influence 
des  idées  définitivement  introduites  dans  la  science  par  les  travaux 
que  nous  venons  de  résumer,  plusieurs  pratiques  chirurgicales  su- 
bissent des  modifications  profondes. 

Après  avoir  examiné  les  altérations  produites  sur  les  vivans,  il  faut 
considérer  celles  que  les  fermens  déterminent  chez  les  morts.  Quand 
la  vie  s'est  peu  à  peu  retirée  de  toutes  les  parties  d'un  être  orga- 
nisé, quand,  toutes  les  morts  partielles  ayant  eu  lieu,  la  mort  to- 
tale a  envahi  les  profondeurs  de  l'être  et  brisé  tous  les  ressorts  de 
son  activité,  l'œuvre  de  la  putréfaction  commence.  Il  s'agit  de  dé- 
faire ce  cadavre,  d'en  détruire  les  formes  et  d'en  dissocier  les  ma- 
tériaux. Il  s'agit  de  le  désorganiser,  de  le  réduire  en  solides,  en  li- 
quides et  en  gaz,  capaliles  de  rentrer  dans  l'immense  réservoir  d'où 
émane  sans  cesse  une  vie  nouvelle.  Telle  est  la  besogne  que  la  cha- 
leur, l'humidité,  l'air  et  les  germes  vont  entreprendre  de  concert. 
Tout  cela  se  fait  avec  la  plus  grande  diligence.  La  nature  ne  tem- 
porise pas  :  sitôt  que  le  corps  est  glacé,  le  vernis  protecteur  qui 


LES  FERMENS  ET  LES  FERMENTATIONS.  929 

en  recouvre  toute  la  surface,  c'est-à-dire  l'épithélium,  se  corrompt 
par  endroits,  surtout  dans  les  régions  humides.  Les  ouvriers  de 
désorganisation,  vibrions  et  bactéries,  ou  plutôt  les  germes  de  ces 
corpuscules  filiformes,  pénètrent  dans  la  peau,  s'insinuent  dans  les 
petits  vaisseaux,  envahissent  tout  le  sang  et  peu  à  peu  tous  les  or- 
ganes. Bientôt  ils  grouillent  partout,  presque  aussi  nombreux  que 
les  molécules  chimiques  au  milieu  desquelles*  ils  s'agitent  en  tour- 
billonnant. Les  matières  albuminoïdes  sont  décomposées  en  gaz 
fétides  qui  se  répandent  dans  l'atmosphère.  Les  sels  fixes,  alcalins 
et  alcalino-terreux,  se  séparent  lentement  des  substances  organi- 
ques, avec  lesquelles  ils  concouraient  à  former  les  tissus.  Les 
graisses  s'oxydent,  rancissent;  l'humidité  se  dégage.  Tout  ce  qui 
est  volatil  s'évanouit  et  au  bout  d'un  certain  temps  il  ne  reste  plus, 
outre  le  squelette,  qu'un  mélange  informe  de  principes  minéraux, 
une  sorte  d'humus,  prêt  à  engraisser  la  terre.  Or  toutes  ces  opéra- 
tions compliquées  ont  exigé  absolument  l'intervention  des  infusoires 
de  la  putréfaction.  Dans  l'air  pur  et  privé  de  germes  vivans,  elles 
n'auraient  point  eu  lieu.  Pour  supprimer  les  fermentations  putrides, 
pour  assurer  le  maintien  des  matières  végétales  ou  animales  dans 
un  état  de  complète  intégrité,  il  n'y  a  qu'un  moyen,  mais  un  moyen 
infaillible,  c'est  de  les  soustraire  rigoureusement  à  l'accès  des 
germes  aériens  de  vibrions  et  de  bactéries.  Soit  que,  pratiquant  la 
méthode  d'Appert,  on  soumette  préalablement  ces  matières  à  l'action 
d'une  haute  température  pour  les  conserver  ensuite  dans  des  vases 
hermétiquement  fermés,  soit  que,  comme  l'a  fait  voir  tout  récem- 
ment encore  M.  Boussingault,  on  les  introduise  dans  un  milieu 
très  froid,  soit  qu'on  les  imprègne  de  sels  doués  de  vertus  antisep- 
tiques, dans  tous  les  cas  on  les  préserve  d'altération  en  paralysant 
l'effet  des  organismes  inférieurs.  La  putréfaction  des  animaux  n'est 
pas  plus  possible  que  la  fermentation  du  jus  de  raisin ,  du  moût 
d'orge,  du  lait,  etc.,  quand  les  germes  sont  mis  dans  l'impossibi- 
lité d'agir.  C'est  encore  là  un  fait  démontré  par  M.  Pasteur. 

Nous  venons  de  prononcer  le  mot  de  substances  antiseptiques, 
c'est-à-dire  capables  de  détruire  les  germes,  d'entraver  l'action 
des  fermens.  On  conçoit  l'intérêt  qui  s'attache  à  de  semblables  pro- 
duits. De  fait,  ils  sont  aujourd'hui  le  principal  objectif  des  investi- 
gations thérapeutiques.  En  même  temps  que  les  physiologistes  et 
les  chimistes  s'occupent,  avec  un  zèle  persévérant,  d'étudier  la 
fonction  des  corpuscules  microscopiques  dans  la  nature  vivante,  les 
médecins,  qui  en  aperçoivent  la  multiple  et  funeste  activité  patho- 
génique,  recherchent  le  moyen  de  les  atteindre  et  de  les  détruire. 
Tout  le  monde  connaît  les  principes,  comme  l'acide  phénique, 
qu'on  extrait  du  goudron  et  qui  se  trouvent  aussi  dans  la  fumée,  à 

TOME  cm.  —  1873.  59 


930  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

laquelle  ils  communiquent  des  propriétés  antiseptiques  utilisées  de 
temps  immémorial.  On  a  découvert  dernièrement  d'autres  sub- 
stances non  moins  remarquables  par  l'énergie  antifermentescible  et 
anti virulente.  De  ce  nombre  sont  les  sulfites  et  hyposulfîtes  alca- 
lins, qui  ont  fait  l'objet  de  recherches  très  intéressantes  de  la  part 
d'un  médecin  italien,  M.  Polli,  les  borates  et  silicates  de  potasse  et 
de  soude,  sur  lesquels  M.  Dumas  appelait,  l'année  dernière,  l'atten- 
tion des  physiologistes,  l'acétate  de  potasse,  etc.  Jusqu'ici,  on  n'é- 
tudiait l'énergie  physiologique  des  principes  actifs  que  sur  les  ani- 
maux d'un  rang  supérieur;  M.  Dumas  a  fait  voir  tout  l'intérêt  qu'il 
y  aurait  à  examiner  l'influence  qu'ils  exercent  sur  les  organismes 
inférieurs  chargés  d'élaborer  les  fermens  et  sur  les  fermons  eux- 
mêmes.  De  telles  recherches  non-seulement  contribuent  à  mieux 
faire  connaître  le  mécanisme  même  suivant  lequel  ces  principes 
modifient  le  système  des  phénomènes  vitaux,  mais  encore  procu- 
rent les  indications  les  plus  utiles  pour  la  thérapeutique.  En  effet, 
à  partir  du  moment  où  M.  Dumas  et  d'autres  chimistes  ont  fait 
connaître  le  résultat  de  leurs  investigations  à  ce  sujet,  moment  qui 
a  coïncidé  d'ailleurs  avec  les  expériences  de  M.  Davaine  sur  la 
septicémie,  un  vaste  ensemble  d'essais  a  été  institué,  dans  les  hô- 
pitaux et  dans  les  laboratoires ,  pour  reconnaître  dans  quelles  me- 
sures ces  substances  antifermentescibles  entravent  les  fermentations 
morbides.  Ces  essais  sont  en  voie  d'exécution.  Nous  n'y  pouvons 
pas  insister;  mais  on  est  autorisé  à  dire  dès  maintenant  qu'ils  ne 
seront  pas  stériles  pour  l'art  de  guérir.  Ici,  comme  dans  tous  les 
autres  départemens  de  l'activité  scientifique,  on  voit  les  études 
abstraites  abouth*  à  des  découvertes  utiles. 

En  définitive,  tout  cet  immense  ouvrage  des  fermentations,  des 
putréfactions  et  des  corruptions  de  la  matière  organique  est  ac- 
compli dans  le  monde  par  un  petit  nombre  d'espèces  de  cellules  et 
de  filamens  microscopiques,  par  des  champignons  et  des  algues  de 
l'ordre  le  plus  infime,  dont  les  germes  remplissent  notre  atmo- 
sphère. C'est  là  une  des  plus  solides  acquisitions  de  la  science  mo- 
derne, une  des  plus  importantes  au  point  de  vue  de  la  philosophie 
de  la  nature ,  une  des  plus  fécondes  pour  les  arts  qui  se  préoccu- 
pent d'améliorer  la  condition  humaine.  On  peut  la  regarder  aujour- 
d'hui comme  définitivement  établie;  n'oublions  pas  que  cet  établis- 
sement a  coûté  deux  siècles  de  recherches  et  d'efforts.  Leuwenhoek, 
le  premier,  au  milieu  du  xvii^  siècle,  révéla  le  monde  microscopique 
des  airs  et  en  pressentit  le  rôle  considérable.  Que  de  pénibles  la- 
beurs, que  de  luttes,  que  de  longues  épreuves,  depuis  les  observa- 
tions du  micrographe  hollandais,  jusqu'aux  expérimentations  de 
notre  compatriote  et  contemporain  M.  Pasteur! 

Fernand  Papillon. 


LES 


MARIS  DE  MADAME  SKAGGS 


I.    —    DANS    l'ouest. 

Le  soleil  se  levait,  esquissant  d'un  trait  de  feu,  à  l'est  d'Angel,  la 
masse  noire  de  la  sierra;  mais  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  le 
matin  était  venu  deux  heures  auparavant  avec  la  diligence  de  Pla- 
cerville.  La  nuit  californienne,  sèche,  froide,  sans  rosée,  s'attardait 
alors  dans  les  plis  et  les  gorges  de  la  Table-Mountain;  sur  la  route, 
l'air  était  vif,  et  le  besoin  urgent  pour  les  voyageurs  de  se  réconfor- 
ter fit  qu'à  la  station  le  buvetier,  qui  dormait  debout,  dut  apporter 
des  bouteilles  et  des  verres.  Il  est  juste  de  dire  que  le  premier  ré- 
veil de  la  vie  se  faisait  sentir  dans  les  buvettes;  sans  doute  quelques 
oiseaux  babillaient  parmi  les  branches  des  sycomores  le  long  du 
chemin,  mais  le  cliquetis  des  verres  et  le  glouglou  des  bouteilles 
avaient  devancé  leurs  gazouillemens. 

Le  café  de  la  mansion-house  demeurait  encore  éclairé  par  une 
lampe  suspendue,  fumeuse  et  de  mauvaise  mine,  qui  n'allait  pas 
mieux  pour  avoir  veillé  toute  la  nuit.  La  ressemblance  de  cette 
lampe  avec  un  ivrogne  blafard  assoupi  au-dessous  d'elle  était  frap- 
pante; tous  deux  ronflaient  et  vacillaient  à  l'envi  l'un  de  l'autre, 
de  sorte  que  le  buvetier,  avec  beaucoup  de  logique,  s'empressa, 
aussitôt  qu'un  premier  rayon  de  soleil  eut  percé  les  vitres,  d'é- 
teindre celle-ci  et  de  mettre  à  la  porte  celui-là.  Puis  le  soleil  monta 
orgueilleusement  dans  le  ciel;  quand  il  eut  dépassé  la  crête  orien- 
tale, il  commença  selon  sa  coutume  à  faire  des  siennes  au-dessus 
d'Angel,  forçant  le  thermomètre  d'escalader  vingt  degrés  en  autant 
de  minutes,  et  les  mules  de  chercher  l'ombre  avare  des  corrals  (1) 
ou  des  palissades,  rendant  incandescente  la  poussière  rouge,  et  re- 

(1)  Parcs  à  bestiaux. 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nouvelant  ses  éternelles  attaques  contre  les  pointes  des  sapins  qui, 
sous  la  forme  d'un  bouclier  convexe,  défendent  Table-Mountain.  Là 
s'était  réfugiée,  vers  neuf  heures  du  matin,  toute  la  fraîcheur,  et, 
quand  passa  la  diligence  de  Wingdam ,  les  martyrs  de  l'impériale 
plongeaient  leurs  visages  brûlans  dans  cette  ombre  aromatisée 
comme  dans  de  l'eau.  C'était  l'habitude  du  conducteur  de  mettre 
ses  chevaux,  pour  leur  entrée  en  ville,  au  pas  extravagant  que  les 
gravures  sur  bois  de  la  buvette  représentent  à  l'humanité  crédule 
comme  le  train  ordinaire  des  diligences.  En  ce  moment  solennel,  il 
exagérait  encore  l'expression  de  froide  arrogance  et  de  morgue 
officielle  qui  sur  le  siège  ne  l'abandonnait  jamais;  aussi  les  plus 
hardis  s'aventuraient-ils  seuls  à  lui  parler.  Cette  fois  l'honorable 
juge  Beeswinger,  membre  de  l'assemblée  de  l'état,  prit  peut-être 
trop  audacieusement  avantage  de  ses  éminentes  fonctions  pour  lui 
demander,  tandis  qu'il  descendait  lentement  :  —  Eh  bien!  Bill, 
quelles  nouvelles  politiques  nous  apportez-vous  de  là-bas? 

—  Bien  peu,  répondit  Bill  avec  une  majestueuse  gravité.  Le  pré- 
sident des  États-Unis  n'est  pas  encore  remis  de  votre  refus  d'accep- 
ter cette  place  au  conseil  des  ministres.  Le  sentiment  général  dans 
les  cercles  politiques  est  un  sentiment  de  regret. 

L'ironie,  même  de  cet  ordre-là,  était  trop  commune  à  Angel 
pour  exciter  ni  sourire  ni  froncement  de  sourcil;  à  peine  éveilla- 
t-elle  un  faible  esprit  d'imitation.  Toujours  majestueux,  Bill  entra 
dans  la  salle  au  milieu  d'un  profond  silence. 

—  Ce  n'est  pas  encore  aujourd'hui  que  vous  nous  amenez  cet 
agent  de  Rothschild?  demanda  le  buvetier  en  manière  de  vague 
contribution  aux  plaisanteries  de  rigueur. 

—  Non,  répliqua  Bill  pensif,  il  a  dit  qu'il  ne  pouvait  engager  des 
fonds  dans  le  placer  de  Johnson  sans  consulter  d'abord  la  Banque 
d'Angleterre. 

Le  Johnson  en  question  n'était  autre  que  le  buveur  attardé  qui 
venait  d'être  mis  à  la  porte,  et  son  placer  passait  pour  n'offrir 
aucun  attrait  aux  capitalistes.  On  s'attendait  à  une  riposte,  mais 
Johnson  répondit  simplement  qu'il  «  le  prendrait  sucré,  »  en  mar- 
chant vers  le  comptoir  d'un  pas  inégal  comme  s'il  se  fût  agi  d'ac- 
cepter une  invitation  à  boire.  Disons  à  la  louange  de  Bill  qu'il 
n'entreprit  pas  de  lui  démontrer  son  erreur.  Après  avoir  trinqué 
avec  lui  en  disant  :  —  Un  clou  de  plus  à  ta  bière  !  —  toast  joyeux 
auquel  les  autres  répondirent  non  moins  gaîment  :  —  A  la  chute  de 
ton  dernier  cheveu!  —  il  jeta,  d'un  mouvement  de  tête  et  de  coude 
plein  d'énergie,  le  rhum  dans  son  gosier,  et  se  redressa  rafraîchi. 
—  Eh!  vieux  tambour-major,  cria-t-il  en  posant  son  verre,  es-tu  là? 

A  ces  mots,  un  jeune  garçon,  soupçonnant  que  l'épithète  s'adres- 


LES  MARIS  DE  MADAME  SRAGGS.  933 

sait  à  lui,  battit  en  retraite  de  côté  jusqu'à  la  porte,  dont  il  se  mit 
à  frapper  le  montant  avec  son  chapeau  d'un  air  d'indifférence  que 
démentaient  ses  joues  en  feu  et  ses  yeux  noirs  pétillans  sous  leurs 
paupières  baissées.  Peut-être  était-ce  à  sa  petite  taille,  peut-être 
à  sa  tête  de  chérubin,  ou  bien  encore  à  sa  physionomie  confiante 
et  candide,  qu'il  devait  de  ne  point  paraître  avoir  beaucoup  plus 
de  la  moitié  de  son  âge;  en  réalité,  il  avait  quatorze  ans.  Tout  le 
monde  à  Angel  connaissait  ce  garçon,  soit  par  le  sobriquet  que 
lui  avait  donné  Bill,  soit  comme  Tommy  Islington,  d'après  le  nom 
de  son  père  adoptif.  Sa  présence  dans  l'établissement  servait  de 
thème  à  maint  commentaire;  son  entêtement  dans  une  indolence 
capricieuse  et  surtout  son  amabilité  naturelle,  qualité  si  rare  parmi 
les  pionniers  d' Angel  qu'elle  leur  inspirait  de  la  méfiance,  avaient 
été  souvent  des  sujets  de  discussion.  La  majorité  le  considérait 
comme  un  futur  gibier  de  potence,  une  minorité  moins  honorable 
s'amusait  de  sa  gentillesse  sans  se  soucier  beaucoup  de  son  ave- 
nir; un  ou  deux  individus  enfin  ne  s'étonnaient  ni  ne  s'effrayaient 
des  prédictions  néfastes  de  la  majorité. 

—  Rien  pour  moi,  Bill?  demanda  le  jeune  garçon  presque  ma- 
chinalement, comme  s'il  eût  répété  une  plaisanterie  convenue 
d'avance  entre  lui  et  le  conducteur. 

—  Rien  pour  toi  ?  répéta  Bill  d'un  ton  sévère,  qui  ne  parut  faire 
sur  Tommy  que  peu  d'impression.  Rien  pour  toi?  Ma  foi  non!  et 
m'est  avis  qu'il  n'y  aura  rien  pour  toi  tant  que  tu  traîneras  dans 
les  cabarets  à  perdre  ton  temps  avec  les  flâneurs  et  les  ivrognes. 
Attrape!  —  La  réprimande  fut  accompagnée  d'un  geste  menaçant, 
—  Bill  brandit  une  carafe,  —  devant  lequel  l'enfant  se  sauva 
d'un  air  de  bonne  humeur.  Bill  fit  mine  de  le  poursuivre.  —  Le 
diable  m'emporte,  s'il  n'est  pas  parti  avec  cet  abruti  de  Johnson  î 
ajouta-t-il  en  regardant  sur  la  route. 

— '■  Qu'est-ce  donc  qu'il  attend?  demanda  quelqu'un. 

—  Une  lettre  de  sa  tante.  Je  parie  qu'il  n'aura  jamais  fini  d'at- 
tendre. On  n'est  pas  fâché  probablement  d'être  débarrassé  de  lui. 

—  11  mène  ici  une  vie  de  fainéantise,  fît  observer  le  membre  de 
l'assemblée,  une  vie  sans  but. 

—  Sans  but,  je  vous  l'accorde,  puisqu'il  ne  demande  aucune  place 
à  des  commettans  éclairés,  —  riposta  Bill,  qui  ne  permettait  à  per- 
sonne qu'à  lui-même  d'insulter  son  protégé.  Cette  flèche  du  Parthe 
une  fois  lancée,  aussi  directement  que  possible,  le  conducteur  cligna 
de  l'œil  au  buvetier,  remit  les  énormes  gants  de  peau  de  daim  qui 
donnaient  à  chacun  de  ses  doigts  l'aspect  d'un  membre  horrible- 
ment enflé,  regagna  la  porte  à  grandes  enjambées  sans  regarder 
personne,  cria  :  En  route  !  d'un  ton  de  suprême  indifférence  pour 


REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'effet  que  produirait  son  invitation ,  remonta  sur  som  perchoir  et 
reprit  les  rênes,  impassible. 

Peut-être  n'eut-il  pas  tort  de  disparaître,  car  après  son  départ  la 
conversation  ne  fut  rien  moins  que  favorable  au  pauvre  Tomniy. 
On  insinua  que  la  tante  de  ce  dernier  n'était  autre  que  sa  véritable 
mère,  et  l'on  ne  craignit  pas  d'ajouter  que  l'oncle  prétendu  de 
Tommy  n'avait  du  reste  avec  lui  aucun  lien  de  parenté,  ce  qui  ne 
laissait  pas  que  de  scandaliser  le  bon  goût  et  la  haute  moralité 
d'Angel.  L'opinion  publique  accusait  en  outre  Isliogton,  le  père 
adoptif,  de  garder  comme  récompense  de  sa  propre  discrétion  cer- 
taines sommes  qui  lui  étaient  adressées  pour  l'entretien  de  l'enfant. 
—  Ce  n'est  pas  Tommy  qui  le  ruine,  dit  le  buvetier,  qui  devait  savoir 
pertinemment  où  disparaissait  la  meilleure  partie  de  ces  sommes.  — 
Mais,  comme  il  abordait  son  réquisitoire,  quelques-uns  des  dis- 
euteurs  éprouvèrent  le  besoin  de  se  réconforter,  et  il  passa  d'une 
conversation  frivole  à  des  devoirs  plus  sérieux. 

Mieux  valait  aussi  que  le  sentiment  des  convenances,  qui  s'était 
éveillé  momentanément  chez  Bill,  ne  fût  pas  exaspéré  par  la  con- 
duite subséquente  de  son  protégé.  Que  serait-il  arrivé,  s'il  eût  vu 
Tommy  soutenir  Johnson,  fort  mal  assuré  sur  ses  jambes,  en  répri- 
mant ses  tendances  à  s'allonger  sur  la  route  embrasée,  jusqu'au 
bout  du  corral  le  plus  proche  de  la  mansion-house?  Là  se  trouvaient 
une  pompe  et  une  auge  pour  les  chevaux.  Ce  fut  devant  cette  auge 
que,  sans  mot  dire,  mais  conformément  à  une  vieille  habitude, 
Tommy  conduisit  son  compagnon.  Avec  l'aide  de  l'enfant,  Johnson 
se  dépouilla  de  son  habit,  de  sa  cravate,  abaissa  le  col  de  sa  che- 
mise et  courba  sa  tête  sous  la  pompe,  que  Tommy  se  mit  en  devoir 
de  faire  jouer.  Pendant  quelques  secondes,  les  éclaboussures  de 
l'eau  et  le  grincement  régulier  de  la  machine  rompirent  seuls  le 
silence.  Enfin  Johnson  profita  d'une  interruption  pour  porter  la 
main  à  sa  tête  ruisselante,  et  la  tâta  comme  si  elle  eût  appartenu 
à  un  autre;  puis  il  leva  les  yeux  vers  son  jeune  ami. 

—  Cela  doit  la  faire  revenir?  dit  celui-ci,  répondant  au  regard 
qui  l'interrogeait. 

—  Si  elle  n'est  pas  revenue,  repartit  Johnson  d'un  ton  bourru, 
comme  s'il  se  fût  trouvé  quitte  désormais  de  toute  responsabilité 
en  cette  affaire,  c'est  qu'elle  est  allée  au  diable,  voilà  tout.  —  Elle 
se  rapportait  apparemment  à  la  physionomie  naturelle  de  Johnson, 
qu'on  avait  fait  revenir  par  le  procédé  ci-dessus  décrit.  La  tête  qui 
s'était  placée  sous  la  pompe  était  démesurément  grosse,  hérissée 
de  cheveux,  en,  broussaille  d'une  couleur  indécise;  le  visage  était 
enflammé,  boursouflé,  stupide,  les  yeux  injectés  de  sang  et  noyés 
de  larmes.  La  tête  qui  après  la  douche  se  releva  paraissait  être 


LES    MABIS    DE    MADAME    SKAGGS.  935 

diminuée,  de  forme  différente,  couverte  de  cheveux  droits,  bruns 
et  fins,  les  joues  s'étaient  creusées,  pâlies,  les  yeux,  très  brillans 
d'abord,  avaient  pris  une  expression  inquiète.  On  eût  dit  un  ascète 
hagard  et  nerveux  plutôt  que  le  Bacchus  qui  un  instant  auparavant 
s'était  courbé  sous  ce  jet  d'eau  fraîche.  Quelque  accoutumé  que 
Tommy  dût  être  à  ce  spectacle,  il  ne  put  s'empêcher  de  regarder 
dans  les  profondeurs  de  l'auge  comme  s'il  se  fût  attendu  à  y  voir  la 
trace  du  Johnson  de  tout  à  l'heure.  Une  bande  étroite  de  saules, 
d'aulnes  et  de  marronniers,  frange  poudreuse  et  enchevêtrée  du 
manteau  vert  qui  drape  les  formidables  épaules  de  la  Table-Moun- 
tain, bordait  le  corralj  les  deux  compagnons  silencieux  se  hâtèrent 
de  gagner  cet  abri,  tout  insuffisant  qu'il  fût  contre  la  fureur  du 
soleil.  Ils  avaient  à  peine  fait  quelques  pas  lorsque  Johnson,  qui 
marchait  en  avant,  se  retourna  brusquement  avec  un  hem  interro- 
gatif. 

—  Je  n'ai  pas  parlé,  dit  Tommy. 

—  Qui  donc  dit  que  tu  aies  parlé?  répliqua  Johnson,  lui  jetant 
un  coup  d'oeil  rusé.  Bien  entendu,  tu  n'as  pas  parlé,  et  je  n'ai  pas 
parlé  non  plus.  Personne  n'a  parlé.  Qu'est-ce  qui  te  fait  croire  que 
tu  aies  rien  dit?  continua-t-il,  ses  yeux  curieusement  plongés  dans 
ceux  de  Tommy.  —  Le  sourire  qui  habituellement  y  brillait  s'étei- 
gnit soudain,  tandis  que  l'enfant  se  rapprochait  de  son  singulier 
compagnon  pour  lui  prendre  le  bras.  —  Bien  entendu,  tu  n'as  pas 
parlé,  fit  Johnson  d'une  voix  attendrie.  Ce  n'est  pas  toi  qui  te 
moquerais  d'un  vieux  biberon  comme  moi.  C'est  pour'quoi  je  t'aime, 
c'est  pourquoi  je  me  suis  dit  dès  le  premier  moment  que  je  t'ai 
vu  :  Voici  un  garçon  qui  ne  se  moquera  pas  de  toi,  Johnson;  tu 
peux  compter  sur  lui  pour  tout,  même  pour  ce  que  tu  ne  confierais 
pas  à  un  buvetier.  Voilà  ce  que  je  me  suis  dit...  hein?  —  Cette 
fois  Tommy  évita  prudemment  de  relever  l'interrogation,  et  Johnson 
poursuivit  :  —  Si  je  te  posais  une  question,  tu  ne  te  moquerais  pas 
de  moi  non  plus,  dis,  Tommy  ? 

—  Non. 

—  Si  je  te  demandais,  continua  Johnson  sans  tenir  compte  de 
la  réponse,  mais  avec  une  anxiété  croissante  du  regard  et  un  fré- 
missement nerveux  des  lèvres,  si  je  te  demandais  :  «  est-ce  un 
lièvre  à  oreilles  d'âne  (1)  qui  vient  de  passer?  »  tu  me  répondrais 
oui  ou  non  selon  le  cas  ;  tu  ne  tromperais  pas  un  vieillard  ? 

—  Non,  dit  tranquillement  Tommy;  c'était  bien  un  lièvre  à 
oreilles  d'âne. 

—  Si  je  te  demandais,  reprit  encore  Johnson  :  «  porte-t-il  un  cha- 

(I)  Jack-ass  rabbit,  variété  de  lièvre  californien  dont  la  chasse  est  une  des  princi- 
pales distractions  des  mineurs. 


936  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

peau  vert  à  rubans  jaunes?  »   tu  me  répondrais  non...,  à  moins, 
ajouta-t-il  insidieusement,  que  ce  ne  fût  la  vérité. 

—  C'est  la  vérité. 

—  La  vérité? 

—  Certainement,  répliqua  Tommy  avec  aplomb,  un  chapeau 
vert  à  rubans  jaunes,  et  à  rosette  cerise. 

—  Tiens!  je  n'avais  pas  vu  la  rosette,  murmura  Johnson  d'un 
air  de  lente  et  consciencieuse  délibération  qui  n'excluait  pas  un 
soulagement  visible;  mais  je  ne  nie  pas  qu'elle  y  fût.  Hein?.. 

Tommy,  toujours  calme,  regarda  son  compagnon.  Il  y  avait  de 
grosses  gouttes  de  sueur  sur  son  front  livide  et  à  toutes  les  pointes 
denses  cheveux  plats  ;  la  main  qu'agitait  dans  la  sienne  un  tremble- 
ment spasmodique  était  froide  et  humide,  l'autre,  restée  libre, 
avait  une  sorte  d'activité  vague,  saccadée,  inutile,  comme  si  elle 
eût  dépendu  de  quelque  mécanisme  dérangé.  Sans  prendre  aucun 
souci  apparent  de  ces  phénomènes,  Tommy  s'arrêta,  et,  s'asseyant 
sur  un  fagot,  fit  à  son  compagnon  une  place  auprès  de  lui.  John- 
son la  prit  docilement.  Quoique  ce  fût  là  un  acte  sans  importance, 
aucun  incident  de  leur  singulière  camaraderie  n'indiquait  aussi 
bien  la  domination  exercée  par  cet  enfant  indolent,  douillet,  néan- 
moins maître  de  lui,  sur  cet  homme  volontaire  et  surexcité, 
;  — ^Ge  n'est  pas  naturel,  dit  Johnson  après  une  pause,  en  écla- 
tant de  rire,  —  son  rire  n'était  ni  gai  ni  musical,  il  mit  en  fuite 
certain  lézard  qui  avait  regardé  le  couple  avec  une  curiosité  effa- 
rée, —  ce  n'est  pas  naturel  que  les  lièvres  portent  des  chapeaux, 
Tommy. 

—  Mon  Dieu,  dit  Tommy  sans  rien  perdre  de  son  flegme,  cela 
dépend;  les  animaux  sont  si  drôles  !.. 

Là-dessus  il  entreprit  un  récit  animé,  mais,  je  regrette  de  le 
dire,  complètement  inexact  et  indigne  de  foi,  sur  les  mœurs  de  la 
faune  californienne.  Johnson  l'interrompit.  —  Mais  les  serpens, 
Tommy,  les  serpens?  demanda-t-il  d'un  air  fixe,  les  yeux  rivés  au 
sol  devant  lui. 

—  Les  serpens?..  bah!  ils  ne  mordent  pas,  du  moins  l'espèce 
que  vous  voyez.  Là!  ne  bougez  pas,  oncle  Ben,  ne  bougez  pas!., 
les  voilà  partis,  et  il  est  temps  que  vous  preniez  votre  drogue. 

Johnson  s'était  levé  précipitamment  comme  pour  sauter  sur  le 
fagot,  mais  Tommy  l'avait  non  moins  vivement  arrêté  par  le  bras, 
tandis  que  de  son  autre  main  il  tirait  un  flacon  de  sa  poche.  John- 
son lorgna  le  flacon.  —  Si  tu  veux,  mon  garçon,  murmura -t- il , 
tandis  que  ses  doigts  se  crispaient  nerveusement  autour  du  goulot, 
—  dis  quand  j'en  aurai  pris  assez.  —  11  éleva  le  flacon  jusqu'à  ses 
lèvres  et  but  une  gorgée. 


LES    MARIS    DE    MADAME    SKAGGS.  937 

L'enfant  l'observait.  —  Assez!  dit-il  soudain. 

Johnson  tressaillit,  rougit  et  lui  rendit  le  flacon,  mais  la  couleur 
qui  avait  monté  à  ses  joues  s'y  arrêta,  son  œil  prit  une  expression 
moins  fiévreuse,  et,  comme  ils  s'éloignaient  de  nouveau,  la  main 
appuyée  sur  l'épaule  de  Tommy  était  plus  calme. 

Leur  route  contournait  le  flanc  de  la  Table-Mountain;  ce  n'était 
qu'un  sentier  serpentant  dans  une  solitude  sauvage  que  l'on  eût 
pu  croire  vierge  sans  les  barriques  à  huîtres,  les  boîtes  à  levure  et 
les  bouteilles  vides  semées  par  la  première  immigration.  Au  tronc 
rugueux  d'un  énorme  sapin  pendaient  quelques  toufles  de  poil  gris 
qu'un  ours  avait  accrochées  en  passant,  et  au  pied  du  même  arbre 
roulait  un  flacon  vide  de  ces  incomparables  bilters,  chefs-d'œuvre 
de  l'hygiène,  blasonné  aux  armes  de  la  république.  La  tête  d'un 
serpent  à  sonnettes  sortait  d'une  caisse  qui  avait  contenu  du  tabac 
et  qu'enluminait  encore  l'efligie  éclatante  d'une  danseuse  popu- 
laire; un  peu  au-delà,  le  sol  était  rompu  et  déchiré,  il  y  avait  une 
masse  confuse  de  bois  grossièrement  coupé,  une  ligne  irrégulière 
de  canaux,  un  tas  de  gravier  et  de  boue,  une  cabane  et  le  placer 
de  Johnson. 

La  cabane  n'avait  sur  la  nature  agreste  qui  l'environnait  d'autre 
avantage  que  celui  d'abriter  tant  bien  que  mal  contre  la  pluie  et  le 
froid.  Elle  était  aussi  simplement  construite  que  le  gîte  d'un  ani- 
mal quelconque  sans  ofî'rir  les  mêmes  qualités  pittoresques;  les  oi- 
seaux qui  venaient  y  chercher  leur  nourriture  devaient  se  sentir,  en 
la  voyant,  des  architectes  supérieurs.  Bien  que  neuve,  elle  était 
sale  et  délabrée,  d'un  aspect  lugubre,  la  lumière  du  soleil  ne  lui 
rendant  visite  que  mal  à  propos,  d'une  façon  incommode,  désa- 
gréable, comme  si  elle  eût  désespéré  de  l'embellir  ou  seulement 
de  la  colorer  en  l'éclairant.  Le  placer  où  travaillait  Johnson  dans 
ses  intervalles  de  sobriété  était  représenté  par  une  demi -dou- 
zaine d'excavations,  grossièrement  pratiquées  sur  le  versant  de  la 
montagne,  avec  un  tas  de  déblais,  roc  et  gravier  à  l'entrée  de 
chacune  d'elles.  Ces  excavations  ne  témoignaient  pas  d'un  grand 
effort  de  génie,  elles  révélaient  surtout  les  essais  inhabiles  et  suc- 
cessivement abandonnés  par  leur  entrepreneur.  Aujourd'hui  elles 
servaient  à  un  autre  but,  car,  tandis  que  le  soleil  chauffait  ou  plu- 
tôt incendiait  la  petite  cabane  jusqu'à  retrousser  les  longs  bardeaux 
secs  du  toit  et  à  faire  jaillir  des  larmes  résineuses  des  poutres  de 
sapin  vert,  Tommy  conduisit  Johnson  dans  l'une  des  plus  larges 
cavernes,  et  avec  un  vif  sentiment  de  satisfaction  se  jeta  pantelant 
sur  le  sol  rocheux.  Çà  et  là,  l'humidité  formait  des  mares  immo- 
biles ou  bien  dégouttait  d'en  haut  avec  un  bruit  monotone  et  doux. 
Au  dehors  brillait  le  soleil  fixe,  clair,  intense  et  sans  couleur. 
Pendant  quelques  minutes,  ils  restèrent  appuyés  sur  leurs  coudes 


9^38  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  une  contemplation  béate  de  la  chaleur  à  laquelle  ils  venaient 
d'échapper.  —  Que  penserais-tu,  demanda  Johnson  sans  regarder 
son  compagnon,  comme  s'il  se  fût  adressé  rêveur  au  lointain  pay- 
sage, que  penserais-tu  de  mille  dollars  en  partie  liée  ? 

—  Faites  cinq  mille  dollars,  répliqua  Tommy,  parlant  aussi  au 
paysage,  et  j'en  suis. 

—  Qu'est-ce  que  je  te  dois?  reprit  Johnson  après  un  silence  pro- 
longé. 

—  Cent  soixante-quinze  mille  deux  cent  cinquante  dollars,  ré- 
pondit Tommy  avec  la  gravité  qui  convient  aux  affaires. 

—  Eh  bien!  dit  Johnson  après  des  réflexions  proportionnées  à 
l'importance  de  la  transaction,  si  tu  gagnes,  ce  sera  cent  quatre- 
vingt  mille  dollars  tout  ronds.  Où  sont  les  cartes? 

On  les  tira  d'une  vieille  boîte  de  fer-blanc  logée  dans  une  cre- 
vasse du  rocher  au-dessus  de  leurs  têtes  ;  elles  étaient  grasses  et 
usées  à  force  d'avoir  servi.  De  sa  main  di'oite  incertaine,  qui  n'était 
rappelée  à  l'ordre  que  par  un  effort  nerveux  énergique,  Johnson  les 
battit  et  les  laissa  tomber  autour  de  Tommy  plutôt  qu'il  ne  les 
donna;  cependant,  malgré  son  incapacité  pour  une  manipulation 
honnête,  Johnson  tourna  sournoisement  un  valet  caché  sous  le 
paquet;  il  est  vrai  qu'il  le  fit  avec  tant  d'effronterie  et  de  mala- 
dresse que  Tommy  lui-même  fut  obligé  de  tousser  et  de  regarder 
d'un  autre  côté  pour  dissimuler  son  embarras.  Peut-être  en  ma- 
nière de  correction  le  jeune  garçon  se  vit-il  forcé  d'ajouter  un  atout 
à  son  propre  jeu,  sans  tenir  compte  du  nombre  voulu  des  cartes  lé- 
gitimes; mais  le  jeu  n'en  eut  pas  plus  d'entrain  ni  d'intérêt,  il  se 
traîna  lentement,  Johnson  gagnant  toujours.  Ce  fait  fut  consigné  par 
lui,  avec  le  chiffre  du  gain  en  liiéroglyphes  tremblotes,  à  l'aide 
d'un  vrai  chicot  de  crayon  sur  son  agenda  de  poche.  Une  longue 
pause  s'ensuivit,  puis  Johnson  tira  encore  quelque  chose  de  sa  poche 
et  le  tint  devant  son  jeune  ami.  C'était  apparemment  une  pierre 
d'un  rouge  terne. 

—  Si,  dit  lentement  Johnson  avec  son  regard  rusé,  si  tu  ramassais 
par  hasard  un  caillou  comme  celui-ci,  Tommy,  que  croirais -tu  bien 
que  ce  peut  être? 

—  Je  ne  saurais  pas. 

—  Tu  penserais  peut-être  que  c'est  de  l'or  ou  de  l'argent? 

—  Ni  l'un  ni  l'autre. 

—  Ou  bien  du  vif-argent?  Si  un  de  tes  amis  savait  d'où  en  tirer 
dix  tonnes  par  jour,  chaque  tonne,  entends-tu,  de  deux  mille  dollars, 
ne  dirais-tu  pas  que  ce  gaillard  a  eu  la  main  heureuse? 

—  Mais,  demanda  l'enfant,  allant  droit  au  fait,  savez-vous  donc 
où  trouver...  avez-vous  découvert  la  mine,  oncle  Ben? 

Johnson  regarda  autour  de  lui.  avec  précaution.  —  J'ai  trouvé, 


LES   MARIS    DE    MADAME    SKAGGS.  939 

Toramy.  Ecoute,  je  sais  où  l'on  en  peut  charger  de  pleines  char- 
rettes, mais  il  n'en  existe  hors  de  terre  qu'un  autre  échantillon, 
semblable  à  celui-ci  et  qui  est  parti  pour  Frisco  (1).  Un  agent  doit 
venir  dans  un  jour  ou  deux  examiner  l'endroit.  Je  l'ai  envoyé  cher- 
cher... Hein?.. 

Ses  yeux  brillans  et  inquiets  étaient  braqués  sur  le  visage  de 
Tommy,  qui  n'exprimait  ni  intérêt,  ni  surprise,  ni  souvenir  surtout 
des  plaisanteries  que  l'arrivée  attendue  de  l'agent  avait  inspirées  à 
Yuba  Bill. 

—  Personne  ne  le  sait,  chuchota  Johnson,  personne  ne  le  sait 
que  toi  et  l'agent  de  Frisco.  Les  gars  qui  travaillent  aux  environs 
passent  et  voient  le  bonhomme  gratter  un  terrain  qui  n'a  pas  l'air 
aurifère...  Non,  il  n'y  a  aucun  indice,  pas  même  du  quartz  pourri; 
les  gars  qui  flânent  autour  de  la  mansion-house  voient  le  bon- 
homme vautré  dans  la  buvette,  et  ils  rient,  ils  se  moquent,  sans  se 
douter  de  rien.  Crois-tu  qu'ils  se  doutent  de  quelque  chose?  de- 
manda tout  à  coup  Johnson  avec  un  regard  soupçonneux. 

Tommy  leva  le  nez,  secoua  la  tête,  et  jeta  sans  répondre  une 
pierre  à  un  lapin  qui  passait. 

—  Quand  je  t'ai  vu  pour  la  première  fois,  Tommy,  continua 
Johnson,  apparemment  rassuré,  quand  pour  la  première  fois  tu  as 
pompé  sur  la  tête  d'un  étranger  à  qui  tu  ne  devais  rien,  je  me  suis 
dit  :  —  Johnson,  Johnson,  voici  un  garçon  à  qui  tu  peux  te  fier, 
voici  un  garçon  qui  ne  se  jouera  pas  de  toi,  un  brave  garçon  net  et 
carré,  —  ce  furent  mes  propres  paroles,  Tommy,  net  et  carré.  —  Il 
s'an'êta  une  seconde,  puis  continua  tout  bas,  confidentiellement  : 

—  Je  me  suis  dit  :  Tu  as  besoin  de  capital,  Johnson,  pour  tirer 
parti  de  tes  ressources,  et  tu  as  besoin  d'un  partenaire.  Le  capital, 
tu  l'attendras;  quant  au  partenaire,  Johnson,  le  partenaire  est 
trouvé,  son  nom  est  Tommy  Islington.  Ce  furent  mes  propres  pa- 
roles. •=  Il  s'arrêta  encore,  frotta  ses  mains  moites  sur  ses  genoux. 

—  Il  y  a  six  mois  que  nous  sommes  associés;  depuis,  je  n'ai  pas 
tâté  une  veine,  lavé  une  poignée  de  terre,  retourné  une  pelletée  de 
gravier  sans  penser  à  toi.  Part  à  deux,  part  égale  !  Aussi,  quand 
j'ai  écrit  à  mon  agent,  j'ai  écrit  au  nom  de  mon  partenaire  Tommy 
Islington  comme  au  mien.  Que  ledit  Tommy  soit  un  homme  ou  un 
enfant,  cela  ne  le  regarde  pas.  —  Il  s'était  rapproché  du  jeune 
garçon  comme  pour  appuyer  sur  son  épaule  une  main  caressante; 
mais  il  y  avait  même  dans  cette  affection  manifeste  un  mélange  de 
réserve,  presque  de  crainte,  une  gêne  qui  arrêtait  ses  complètes 
confidences,  la  perception  obscure  de  quelque  barrière  insuniion- 
table.  Peut-être  entrevoyait-il  vaguement  que  dans  les  yeux  de 

(i)  San-Francisco. 


940  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Tommy  arrêtés  sur  les  siens  il  y  avait  beaucoup  d'intelligence,  de 
bonne  humeur  et  de  pitié,  rien  de  plus.  L'embarras  augmentant 
cet  état  nerveux  qui  lui  était  ordinaire,  il  continua  donc  avec  un 
effort  pour  paraître  calme  que  le  tremblement  de  ses  lèvres  pâles, 
de  ses  mains  amaigries  rendait  à  la  fois  pathétique  et  grotesque  : 
—  Il  y  a  chez  mon  banquier  un  acte  de  vente  selon  la  loi,  qui  t'as- 
sure une  moitié  du  placer;  tu  me  l'as  payée  deux  cent  cinquante 
mille  dollars,  des  dettes  de  jeu,  des  dettes  de  jeu  de  moi,  Johnson, 
comprends-tu?  à  toi,  Tommy... —  Jamais  œil  n'exprima  plus  de  ruse 
que  celui  de  Johnson  en  cet  instant.  —  Et  puis,  il  y  a  un  testament... 

—  Un  testament?  répéta  d'un  ton  de  surprise  Tommy,  qui  s'a- 
musait. 

Johnson  prit  l'air  effrayé.  —  Quel  testament  ?  demanda~t-il  avec 
précipitation;  qui  a  parlé  de  testament? 

—  Personne,  répondit  Tommy,  redevenu  impassible. 
Johnson  passa  la  main  sur  son  front  glacé,  tordit  une  mèche  de 

cheveux  humides,  et  continua  :  —  Dans  le  temps,  quand  j'avais 
mon  accès  comme  aujourd'hui,  les  gars  d'ici  disaient,  toi-même  tu 
as  peut-être  dit  :  «  c'est  le  whisky;»  mais  ce  n'était  pas  le  whisky, 
c'était  le  poison,  le  poison  du  vif-argent.  Voilà  ce  que  j'ai,  je  suis 
empoisonné!..  Sûrement,  reprit-il,  toi  qui  as  lu,  tu  dois  savoir 
cela.  Les  hommes  qui  travaillent  dans  le  cinabre  subissent  tôt  ou 
tard  cette  influence,  ils  sont  pénétrés,  saturés  de  mercure. 

—  Et  que  ferez-vous  contre  cela  ?  demanda  Tommy. 

—  Quand  l'agent  sera  venu,  et  que  je  commenc*erai  à  exploiter 
ma  mine,  dit  Johnson  contemplatif,  j'irai  à  New-York.  Je  demanderai 
au  bavetier  de  l'hôtel  de  me  conduire  chez  le  plus  grand  médecin. 
Il  m'y  conduira.  J'expliquerai  mon  cas  :  «  Pénétré,  saturé  de  mer- 
cure, un  an  de  service  ;  combien  pour  me  guérir  ?  —  Cinq  mille 
dollars;  prenez  deux  de  ces  pilules  en  vous  couchant,  un  nombre 
égal  de  ces  poudres  à  vos  repas,  et  revenez  dans  une  semaine.  » 

—  Au  bout  de^la  semaine,  je  suis  guéri,  et  je  signe  un  certificat 
dans  ce  sens.  —  Encouragé  par  l'attention  de  Tommy,  il  continua  : 

—  Me  voilà  donc  guéri.  Je  dis  au  buvetîer  :  u  Montrez-moi  la  plus 
grande,  la  plus  élégante  maison  qui  soit  en  vente  ici.  »  Il  me  la 
montre.  Alors  je  dis  :  «  Quel  prix  demande-t-on  pour  cette  mai- 
son ?  »  Naturellement  le  propriétaire  me  toise  de  la  tête  aux  pieds 
avec  dédain  :  «  Passez  votre  chemin,  vieux  fou.  »  Je  lui  donne  un 
coup  de  poing  sur  l'œil  gauche,  il  me  fait  des  excuses,  et  je  lui  paie 
son  prix.  Je  meuble  la  maison  d'acajou,  j'y  entasse  des  provisions, 
et  nous  demeurons  là,  toi  et  moi,  Tommy,  toi  et  moi  ! 

Le  soleil  n'éclairait  plus  le  versant  de  la  montagne,  l'ombre  des 
pins  commençait  à  s'étendre  sur  le  placer  de  Johnson,  et  l'air  deve- 
nait froid  dans  la  caverne.  A  travers  le  crépuscule  croissant,  deux 


LES   MARIS   DE   MADAME    SKAGGS.  941 

prunelles  étincelaient.  —  Un  jour  vient  où  nous  donnons  un  grand 
dîner;  nous  invitons  des  gouverneurs,  des  membres  du  congrès,  des 
messieurs  à  la  mode,  et  parmi  eux  j'invite  un  homme  qui  porte 
haut  la  tête,  un  homme  que  j'ai  connu  autrefois,  mais  il  ne  sait  pas 
que  je  le  connais,  et  lui  ne  se  souvient  pas  de  moi  seulement  !  11 
vient  donc,  et  il  s'assied  en  face  de  moi,  et  je  l'observe.  Il  est  toute 
aisance,  cet  homme,  et  toute  gaîté,  et  il  s'essuie  la  bouche  avec  un 
mouchoir  blanc,  et  il  sourit;  enfin  nos  yeux  se  rencontrent.  —  «  Un 
verre  de  vin  avec  vous,  monsieur  Johnson  !  »  —  Il  remplit  son  verre, 
je  remplis  le  mien,  et  nous  nous  levons.  Alors  je  lui  jette  au  visage, 
à  son  damné  visage  qui  ricane,  le  vin,  le  verre  et  tout...  Il  bondit 
sur  moi,  car  il  est  très  agile,  cet  homme,  très  agile,  mais  quelqu'un 
le  retient,  et  il  dit  :  —  «  Qui  donc  êtes-vous?  »  —  Et  je  dis  :  — 
«  Skaggs  !  Dieu  te  damne  !  Skaggs  !  regarde-moi  !  Rends-moi  ma 
femme,  rends-moi  mon  enfant,  rends-moi  l'argent  que  tu  as  volé, 
rends-moi  l'honneur  que  tu  m'as  pris,  rends-moi  ma  santé  que  tu 
as  détruite,  rends-moi  les  douze  dernières  années,  rends-moi  tout. 
Dieu  te  damne  !  et  vite,  avant  que  je  ne  t'arrache  le  cœur  !»  —  Et 
naturellement,  Tommy,  comme  il  ne  peut  rien  me  rendre,  je  lui  ar- 
rache le  cœur,  mon  garçon,  je  lui  arrache  le  cœur! 

La  fureur  purement  animale  de  son  regard  était  redevenue  de  la 
ruse.  —  Tu  crois  qu'on  me  pendra  pour  cela,  Tommy?  Point  du 
tout.  Je  vais  droit  au  plus  grand  avocat,  et  js  lui  dis  :  —  «  Empoi- 
sonné par  le  mercure,  vous  entendez,  saturé  de  mercure  !  »  —  Alors 
il  cligne  de  l'œil,  court  chez  le  juge,  et  lui  explique  le  cas.  —  «  Ce 
malheureux  n'est  pas  responsable,  le  poison  lui  a  fait  perdre  l'es- 
prit. »  —  Il  produit  des  témoins,  tu  viens,  toi,  Tommy,  et  tu  dis 
comment  tu  m'as  vu  dans  mes  accès;  le  docteur  vient,  et  dit  qu'il 
m'a  vu  aussi, -^  effrayant!..  Et  le  jury,  sans  même  délibérer,  pro- 
nonce un  verdict  d'acquittement  pour  cause  d'aliénation  mentale, 

—  bourré,  saturé  de  mercure! 

Dans  son  excitation  croissante,  il  s'était  dressé  sur  ses  pieds, 
mais  serait  tombé,  si  Tommy  ne  l'eût  saisi  et  poussé  au  grand  air. 
A  la  clarté  plus  vive,  l'enfant  remarqua  sur  son  visage  d'un  jaune 
pâle  un  changement  singulier  qui  l'alarma.  En  toute  hâte,  il  l'en- 
traîna vers  la  cabane;  arrivé  là,  il  réussit  à  le  coucher  sur  une  rude 
planche  qui  servait  de  lit,  et  d'un  air  anxieux  le  regarda  trembler. 

—  Écoutez,  oncle  Ben,  dit-il,  je  cours  à  la  ville,...  à  la  ville,  vous 
comprenez,...  chercher  le  docteur.  Vous  ne  vous  lèverez  ni  ne  bou- 
gerez sous  aucun  prétexte  jusqu'à  mon  retour.  Entendez-vous?  — 
Johnson  fit  violemment  un  signe  de  tête  affirmatif.  —  Je  serai  de 
retour  dans  deux  heures.  —  L'instant  d'après,  il  était  parti. 

Pendant  une  heure,  Johnson  tint  parole;  puis  il  se  mit  tout  à 
coup  sur  son  séant,  et  contempla  fixement  un  coin  de  la  cabane. 


942  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

Peu  à  peu  un  sourire  se  dessina  sur  ses  lèvres,  du  sourire  il  passa 
aux  paroles,  des  paroles  aux  cris,  des  cris  aux  malédictions  et  aux 
sanglots.  Puis  de  nouveau,  il  se  coucha  tranquille,  si  tranquille  que 
pour  des  yeux  humains  il  eût  été  endormi  ou  mort;  mais  un  écu- 
reuil, qui,  se  fiant  au  silence,  avait  pénétré  dans  la  chambre  par  le 
toit,  s'arrêta  court  sur  une  poutre  au-dessus  du  lit,  car  il  avait  vu 
le  pied  de  cet  homme  immobile  chercher  le  plancher  lentement, 
avec  précaution,  et  il  s'était  aperçu  que  les  yeux  de  l'homme  étaient 
aussi  éveillés  que  les  siens.  Les  deux  pieds  furent  bientôt  à  terre, 
sans  bruit,  ensuite  la  planche  craqua,  et  l'écureuil  disparut  sous  le 
larmier.  Quand  de  nouveau  il  s'avança  craintif,  tout  était  tranquille, 
l'homme  parti. 

Une  heure  plus  tard,  deux  muletiers  passèrent  sur  la  route  de 
Placerville  auprès  d'un  homme  échevelé,  en  sueur,  aux  yeux  rou- 
laDs  dans  leurs  orbites,  aux  habits  déchirés  par  les  ronces  et  souillés 
de  poussière  rouge.  Ils  le  poursuivirent;  mais  tout  à  coup  il  se  tourna 
comme  une  bête  enragée  sur  celui  qui  courait  derrière  lui,  arracha 
son  pistolet  et  reprit  la  fuite.  Plus  tard  encore,  quand  le  soleil 
s'abaissa  derrière  la  crête  de  Payne,  les  broussailles  qui  couvrent 
la  rampe  de  Deadwood  craquèrent  sous  un  pas  furtif,  mais  rapide. 
Ce  devait  être  un  animal  dont  la  silhouette  confuse  apparaissait  de 
ci  de  là  dans  l'obscurité,  fuyant  au  hasard;  ce  ne  pouvait  être  qu'un 
animal  qui  fît  entendre  cette  plainte  incohérente,  monotone,  inces- 
sante. Cependant  quand  le  son  se  rapprocha  et  que  le  chapparal  (1) 
s'éclaircit,  cette  bête  fauve  se  trouva  être  un  homme,  et  cet  homme 
était  Johnson. 

Dominant  les  aboiemens  de  la  meute  fantastique  qui  le  pressait 
sans  trêve  ni  merci,  et  le  claquement  du  fouet  fantôme  qui  cinglait 
ses  membres,  sifflait  à  son  oreille,  le  chassait  en  avant,  et  les  hur- 
lemens  de  la  foule  immonde  amassée  autour  de  lui,  dominant  tout 
cela,  il  distinguait  encore  un  bruit  réel,  le  b^'uit  que  font  en  s' élan- 
çant les  eaux  tumultueuses  de  la  rivière  Stanislaus.  A  mille  pieds 
au-dessous  de  lui  se  précipitaient  les  flots  jaunissans;  en  dépit  de 
toutes  les  vacillations  de  son  esprit  égaré,  il  s'était  cramponné  à 
une  idée  fixe  :  atteindre  la  rivière,  y  plonger,  y  nager  au  besoin, 
pourvu  qu'il  la  mît  à  jamais  entre  lui  et  les  spectres  qui  le  har- 
celaient, pourvu  qu'il  noyât  à  jamais  ses  persécuteurs  dans  ces 
profondeurs  troubles,  pourvu  qu'il  lavât  toutes  les  taches,  tous  les 
souvenirs  du  passé.  Maintenant  il  bondissait  d'un  galet  à  une  souche 
noircie,  d'un  buisson  à  un  autre,  tantôt  accroché,  retenu  un  instant 
par  les  lianes,  tantôt  disparaissant  dans  des  ravins  poudreux,  jus- 
qu'à ce  qu'en  roulant,  en  dégringolant,  en  trébuchant,  il  atteignit 

(1)  Taillis,  fourré. 


LES  MARIS   DE   MADAME   SKAGGS.  943 

la  rive,  où  il  tomba,  se  releva,  chancela,  et  retomba  les  bras  éten- 
dus sur  un  rocher  qui  barrait  le  courant  impétueux,  et  là  il  resta 
comme  privé  de  vie. 

Quelques  étoiles  se  montrèrent  hésitantes  au-dessus  de  la  rampe 
de  Deadwood,  un  vent  froid  qui  s'était  élevé  au  coucher  du  soleil 
les  fit  momentanément  étinceler  d'un  coup  d'éventail  qiii  balaya 
les  flancs  brûlans  de  la  montagne  et  qui  rida  les  flots.  L'endroit  où 
l'homme  était  tombé  dessinait  une  courbe  très  brusque,  de  sorte 
que  l'eau,  à  mesure  que  s'épaississaient  les  ombres  du  soir,  sem- 
blait bondir  de  l'obscurité  pour  s'y  engouffrer  de  nouveau.  Du  bois 
pourri  qui  s'en  allait  à  la  dérive,  troncs  d'arbres  et  fragmens  de 
sluîce  (1)  apportés  de  loin,  glissaient,  un  moment  visibles  pour  dis- 
paraître aussitôt.  Tous  les  débris  recueillis  dans  une  longue  course 
à  travers  les  camps  et  les  chantiers,  tous  les  rebuts  d'une  civilisa- 
tion grossière  et  déréglée  passaient  pour  se  perdre  bien  vite  dan 
la  nuit;  on  eût  dit  que  les  vagues  impures  soulevées  par  le  vent 
voulaient  atteindre  le  rocher  où  gisait  l'homme  inanimé  pour  en 
arracher  aussi  cette  épave  et  l'emporter  vers  la  mer. 

Le  calme  était  complet;  dans  l'air  d'une  incomparable  limpidité 
le  son  d'une  trompe  à  un  mille  de  distance  se  fit  entendre  distinc- 
tement. Un  cliquetis  d'éperons  et  un  éclat  de  rire  sur  la  grande 
route  par-delà  la  crête  de  Payne,  vibrèrent  à  travers  la  rivière.  La 
diligence  de  Wingdam  fut  précédée  de  plusieurs  minutes  par  un 
bmit  de  galop;  enfin  ses  lanternes  étincelantes  passèrent  à  quel- 
ques pieds  du  rocher.  Puis  un  silence  d'une  heure  environ  se  réta- 
blit, la  lune  ronde  et  pleine  s'éleva  au-dessus  des  sommets  serrés 
les  uns  contre  les  autres;  ce  fut  le  pic  de  Deadwood  qui  brilla  le 
premier,  blanc  comme  une  tête  de  mort.  Peu  après,  les  ombres  de 
la  crête  de  Payne,  projetées  sur  la  rampe,  reculèrent,  laissant  les 
tronçons  d'arbres  informes,  les  fissures  poudreuses,  les  aflleure- 
mens  de  la  rampe  ressortir  en  noir  et  argent.  Glissant  toujours 
avec  une  douce  lenteur,  le  clair  de  lune  descendit  jusqu'au  rivage, 
caressa  le  rocher  et  fit  étinceler  les  flots.  L'homme  n'était  plus  sur 
le  rocher,  mais  la  rivière  continuait  sa  course  vers  la  mer. 

—  Y  a-t-il  quelque  chose  pour  moi?  demanda  Tommy  Islington, 
quand  huit  jours  après  la  diligence  fit  halte  devant  la  mansion- 
house.  —  Bill,  qui  entrait  à  la  buvette,  ne  répondit  pas  d'abord, 
mais,  se  tournant  vers  un  étranger  qui  le  suivait,  lui  montra  du 
doigt  le  jeune  garçon.  A  son  tour,  l'étranger  se  retourna  d'un  air 

(1)  Le  sluice  est  un  canal  de  trois  planches,  pavé  dy  bois  raboteux  et  où  passe  un 
courant  d'eau;  la  terre  aurifère  y  est  jetée,  l'eau  emporte  le  sable,  et  l'or  tombe  au 
fond,  où  il  adhère,  saisi  par  le  mercure  qu'on  }■  a  déposé.  Après  un  temps  déterminé, 
on  arrête  l'eau  et  on  relève  l'or. 


Çhh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

curieux  et  empressé  pour  regarder  Tommy  avec  surprise.  —  Y  a-t-il 
rien  pour  moi?  répéta  Tommy,  un  peu  troublé  de  ce  silence  et  de  cet 
examen. 

Bill  marcha  droit  au  comptoir,  puis,  s'y  adossant,  dévisagea 
Tommy  d'un  air  de  satisfaction  contenue.  —  Si,  dit-il  lentement, 
si  cent  mille  dollars  comptant  et  un  demi-million  en  perspective 
sont  quelque  chose,  il  y  a  quelque  chose  pour  toi.  en  effet,  major  ! 


II.    —   DANS    l'est. 

Il  est  caractéristique  des  mœurs  et  de  l'esprit  d'Angel  que  la 
disparition  de  Johnson  et  l'héritage  inespéré  de  Tommy  n'émurent 
la  colonie  que  faiblement  en  comparaison  de  ce  miracle,  que  John- 
son eût  rien  à  laisser.  La  découverte  d'un  filon  de  cinabre  à  Angel 
absorba  tous  les  faits  et  détails  accessoires;  des  camps  environnans 
on  accourut  en  foule,  le  versant  de  la  montagne  à  un  mille  de  cha- 
que côté  du  placer  de  Johnson  fut  fouillé,  retourné,  le  commerce 
reçut  un  élan  nouveau;  selon  la  rhétorique  enthousiaste  des  Annales 
hebdoynadaires,  «  une  ère  nouvelle  s'ouvrait  pour  Angel.  »  —  «  Jeudi 
dernier,  ajouta  cette  feuille,  la  buvette  de  la  mansion-house  a  fait 
plus  de  500  dollars  de  recette.  »  —  Quant  au  sort  de  Johnson,  il 
n'était  pas  douteux.  Les  gens  qui  voyageaient  sur  l'impériale  de  la 
diligence  de  nuit  prétendaient  l'avoir  vu  couché  sur  le  galet  du  ri- 
vage, et,  le  nommé  Finn  de  Robinson's  Ferry  (1)  ayant  déclaré  qu'il 
avait  tiré  trois  coups  de  revolver  à  un  objet  noir  qui  luttait  contre 
le  courant  près  du  bac,  objet  qu'il  soupçonnait  d'être  un  ours,  la 
question  parut  définitivement  résolue.  Son  jugement  pouvait  être 
sujet  à  erreur,  mais  il  visait  juste,  ceci  était  incontestable.  L'opi- 
nion générale  que  Johnson,  après  s'être  emparé  de  l'arme  du  mu- 
letier, avait  fait  un  mauvais  coup,  donnait  à  cette  histoire  certain 
aspect  de  justice  rétributive  qui  plaisait  au  camp. 

Autre  trait  caractéristique  :  aucun  sentiment  d'envie  ou  de  mal- 
veillance ne  fut  provoqué  par  la  bonne  fortune  de  Tommy  Is- 
lington.  Qu'il  eût  connu  dès  le  début  la  découverte  de  Johnson,  et 
que  son  dévoûment  eût  été  le  résultat  d'un  calcul  intéressé,  la 
majorité  n'en  doutait  pas,  et  il  est  remarquable  que  cette  convic- 
tion éveilla  le  premier  sentiment  d'estime  que  Tommy  eût  inspiré. 
—  Ce  n'est  pas  une  bête,  Yuba  Bill  avait  vu  cela  tout  de  suite,  dit 
le  buvetier.— Ce  fut  Yuba  Bill  qui  servit  de  tuteur  à  Tommy,  et  dont 
les  billets  furent  endossés  par  les  plus  riches  de  Calaveras.  Ce  fut 

(1)  Ferry,  —  bac. 


LES   MARIS    DE    MADAME    SKAGGS.  945 

Yuba  Bill  qui,  lorsque  Tommy  se  rendit  dans  l'est  pour  achever 
son  éducation,  l'accompagna  jusqu'à  San-Francisco.  Avant  de  se 
séparer  de  lui  sur  le  pont  du  bateau  à  vapeur,  il  lui  dit  :  —  Quand 
tu  auras  besoin  d'argent  au-delà  de  ta  pension,  tu  m'écriras,  et 
si  tu  m'en  crois,  —  sa  voix,  de  sévère  qu'elle  était,  fut  étranglée 
tout  à  coup  par  l'émotion, — si  tu  m'en  crois,  tu  te  dépêcheras  d'ou- 
blier tous  les  vieux  coquins  débauchés  que  tu  as  connus  ou  ren- 
contrés à  Angel,  tous,  Tommy,  tous  sans  exception.  Là-dessus  aie 
soin  de  toi-même,  et...  et...  Dieu  te  bénisse,  —  le  diable  m'em- 
porte... brute  que  je  suis!..  — Ce  fut  encore  Yuba  Bill  qui,  après  ce 
beau  discours,  promena  autour  de  lui  un  regard  sauvage,  des- 
cendit à  terre  en  bousculant  d'une  épaule  agressive  la  foule  qui  se 
pressait  sur  la  planche  volante,  chercha  querelle  à  son  cocher  de 
fiacre,  et,  après  avoir  poussé  d'un  coup  de  poing  ce  fonctionnaire 
dans  son  propre  véhicule,  prit  les  rênes  en  fouettant  les  chevaux 
avec  furie  jusqu'à  son  hôtel.  —  Gela  m'a  coûté,  dit  Bill,  lorsqu'il 
raconta  plus  tard  cet  incident,  cela  m'a  bien  coûté  vingt  dollars 
devant  le  juge  le  lendemain  matin,  mais  au  moins  j'ai  eu  le  plaisir 
d'apprendre  quelque  chose  de  nouveau  à  cette  canaille  de  Frisco 
sur  la  manière  de  conduire.  Il  n'y  a  pas  eu  de  tapage  dans  la  rue 
Montgomery  pendant  dix  minutes...  non  ! 

Peu  à  peu  le  souvenir  des  deux  premiers  propriétaires  du  grand 
filon  de  cinabre  s'effaça  de  la  mémoire  des  mineurs  d' Angel;  en 
cinq  années,  leurs  noms  furent  oubliés;  en  sept  ans,  la  ville  avait 
elle-même  changé  de  nom  ;  en  dix  ans,  elle  avait  changé  de  place, 
et  la  cheminée  de  la  fonderie  de  l'Union  lançait  la  nuit  comme  des 
feux  follets  de  cimetière  au  lieu  même  où  s'était  élevée  la  cabane 
de  Johnson,  empoisonnant  le  jour  les  exhalaisons  des  sapins.  La 
7nansion-house  elle-même  fut  démantelée ,  la  diligence  de  Wing- 
dam  abandonna  la  grande  route  pour  un  chemin  plus  court  par 
Quicksilver-City  (1).  La  crête  nue  de  Deadwood-Hill  tranchait  seule 
comme  autrefois  sur  le  ciel  bleu,  et  à  sa  base,  comme  autrefois,  la 
rivière  Stanislaus,  turbulente,  infatigable,  babillait,  chuchotait  et 
se  précipitait  vers  la  mer. 

Une  journée  d'été  commençait  à  poindre  paresseusement  sur 
l'Atlantique.  W  n'y  avait  pas  assez  de  vent  pour  pousser  les  vapeurs 
au  large  chargé  de  brume,  mais  là  où  l'immensité  vague  rejoignait 
le  ciel  violet,  il  y  avait  des  raies  d'un  rouge  terne  qui,  devenant 
brillantes  peu  à  peu,  finirent  par  effacer  les  étoiles.  Bientôt  les  ro- 
ches brunes  de  Greyport  apparurent  faiblement  teintées,  puis  toute 
la  ligne  cendrée  de  côte  déserte  s'éclaira,  et  les  phares  s'éteigni- 

(1)  Ville  du  vif-argent. 
TOME  cm.  —  1873.  60 


9iS6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rent  un  à  un.  Alors  cent  voiles  invisibles  jusque-là  émergèrent  de 
l'horizon  vaporeux,  s'empressant  vers  le  rivage.  C'était  le  matin, 
et  quelques  personnes  de  la  meilleure  société  de  Greyport,  ayant 
veillé  toute  la  nuit,  jugeaient  qu'il  devait  être  temps  d'aller  dor- 
mir. En  flamboyant,  le  soleil  semblait  mettre  le  feu  aux  toits  rouges 
agglomérés  d'une  habitation  pittoresque  située  près  des  sables  et 
dont  les  fenêtres  ouvertes  et  les  balcons  illuminés  avaient  prêté 
toute  la  nuit  musique  et  clarté  à  la  plage;  il  faisait  scintiller  les  vi- 
tres d'une  grande  serre  qui  donnait  sur  une  pelouse  ravissante  où 
toute  la  nuit  les  parfums  réunis  de  la  mer  et  du  rivage  étaient 
montés  vers  la  lune  d'été;  mais  il  couvrit  de  confusion  les  lampes 
de  couleur  rangées  sur  la  longue  vérandah,  et  mit  en  fuite  un 
groupe  de  dames  qui  avaient  été  le  voir  se  lever  des  fenêtres  du 
salon.  L'astre  du  matin  était  si  indiscret  et  si  sincère  à  sa  manière, 
que  l'incomparable  miss  Gillyflower  ayant  aperçu,  tandis  qu'elle 
montait  en  voiture,  son  visage  dans  la  glace  ovale,  baissa  les  stores 
en  toute  hâte,  après  quoi  la  belle  des  belles  appuya  les  plus  blan- 
ches épaules  de  Greyport  contre  les  coussins  de  satin  cramoisi 
pour  dormir. 

—  Comme  tout  le  monde  est  hagard  !  Rose,  ma  chère,  vous  avez 
l'air  d'un  esprit,  dit  Blanche  Masterman. 

—  J'espère  bien  que  non,  répondit  Rose  simplement.  Les  levers 
de  soleil  sont  une  rude  épreuve.  Voyez  donc  comme  tout  ce  rose 
éteint  M'"^  Brown,  ses  cheveux  et  le  reste! 

—  Les  anges,  dit  M.  de  Nugat,  avec  un  geste  élégant  vers  le 
ciel,  doivent  trouver  ces  célestes  combinaisons  bien  peu  propices  à 
leur  toilette. 

—  Ils  sont  sûrs  de  leur  fraîcheur  comme  M.  Islington,  dit  Blanche 
en  riant.  A-t-il  bonne  mine  !  C'est  impertinent  pour  nous! 

—  Le  soleil  m'épargne  parce  qu'il  ne  reconnaît  pas  en  moi  un 
rival,  dit  modestement  le  jeune  homme;  le  fait  est,  ajouta-t-il,  que 
j'ai  vécu  beaucoup  en  plein  air,  et  que  j'ai  besoin  de  très  peu  de 
sommeil. 

—  Délicieux  !  dit  M™^  Brown  d'un  ton  où  se  mêlaient  agréable- 
ment l'enthousiasme  d'une  fille  de  dix-sept  ans  et  l'expérience  pra- 
tique d'une  coquette  de  trente,  délicieux!  A  quels  levers  de  soleil 
vous  avez  dû  assister,  et  dans  des  sites  si  sauvages,  si  romantiques  ! 
Combien  je  vous  envie!  Mon  neveu,  qui  était  votre  camarade  de 
collège,  m'a  souvent  raconté  vos  aventures.  Ne  nous  direz-vous  pas 
quelques-unes  de  ces  charmantes  histoires?  Je  vous  en  prie!  Ah! 
vous  devez  être  bien  las  de  nous  et  de  cette  vie  artificielle  que 
nous  menons  ici,...  une  vie  horriblement  artificielle!  répéta-t-elle 
à  demi-voix  comme  en  confidence,...  et  quand  vous  pensez  aux  jours 


LES   MARIS    DE    MADAME   SKAGGS.  9A7 

OÙ  VOUS  erriez  dans  ce  grand  ouest,  au  milieu  des  Indiens ,  des  bi- 
sons et  des  ours  gris!.,  car  naturellement  vous  avez  vu  des  ours 
gris  et  des  bisons?.. 

—  Naturellement,  dit  Blanche  avec  un  peu  d'impatience  en  je- 
tant un  manteau  sur  ses  épaules,  sa  première  enfance  a  été  char- 
mée par  les  bisons,  et  il  est  fier  d'avoir  eu  l'ours  gris  pour  com- 
pagnon de  ses  jeux.  Venez  avec  moi,  ma  chère,  et  je  vous 
raconterai  tout  cela.  Gomme  c'est  aimable  à  vous,  ajouta-t-elle, 
s'adressant  à  Islington,  tandis  qu'il  la  reconduisait  à  sa  voiture, 
comme  c'est  bien  de  ressembler  aux  animaux  dont  vous  nous  par- 
lez, de  n'avoir  pas  conscience  de  toute  votre  force  !  Votre  expé- 
rience et  notre  crédulité  aidant,  quels  contes  vous  pourriez  faire! 
Et  vous  préférez  marcher?..  Bonne  nuit  alors!..  —  Une  fine  main 
gantée  lui  fut  tendue  franchement  par  la  portière;  l'instant  d'après, 
la  voiture  était  partie. 

—  Est-ce  qu'Islington  ne  perd  pas  là  une  benne  occasion  ?  dit  le 
capitaine  Merwin  sur  la  terrasse. 

—  Peut-être,  répondit  de  Nugat,  a-t-il  reculé  devant  la  présence 
de  mon  aimable  tante  ;  mais  bah  !  il  est  l'hôte  du  père  de  Blanche, 
et  il  me  semble  que  ces  jeunes  gens  se  voient  bien  assez  comme 
cela. 

—  N'est-ce  pas  une  situation  dangereuse? 

—  Pour  lui  peut-être,  bien  que  ce  soit  un  garçon  bizarre  et  dia- 
blement vieux  pour  son  âge.  Quant  à  elle,  adulée,  recherchée 
comme  elle  l'est  par  tous  les  hommes  disponibles  des  deux  hémi- 
sphères, à  finir  par  Nugat  ici  présent,  que  lui  importe  un  amoureux 
de  plus  ou  de  moins  ! 

Islington  ne  parut  pas  entendre.  Il  se  détourna  négligemment, 
et  se  dirigea  d'un  pas  leste  vers  la  mer,  puis  le  long  de  la  plage  vers 
les  falaises,  où,  rencontrant  un  obstacle  sous  la  forme  d'un  mur 
de  jardin,  il  le  franchit  avec  l'aisance  d'un  gamin,  et  continua 
sa  course  vagabonde.  La  meilleure  société  de  Greyport  n'étant 
pas  matinale,  la  présence  de  ce  violateur  de  la  propriété,  en  ha- 
bit de  bal,  ne  provoqua  d'autre  critique  que  celle  de  quelques 
palefreniers  qui  rôdaient  autour  des  écuries  ou  des  femmes  de 
chambre  proprettes  occupées  le  long  des  larges  vérandahs,  les- 
quelles selon  les  lois  de  l'architecture  de  Greyport  donnent  invaria- 
blement sur  la  mer.  Ce  ne  fut  qu'en  franchissant  les  limites  de 
Gliffvvood-Lodge,  la  propriété  du  riche  Remvyck  Masterman,  qu'il 
s'aperçut  que  quelqu'un  l'épiait;  mais  aussitôt  la  personne  qu'il 
n'avait  pas  eu  le  temps  de  reconnaître  rentra  vivement  dans  la 
maison.  Évitant  l'allée  qui  conduisait  de  ce  côté,  Islington  suivit 
les  falaises  jusqu'à  ce  qu'il  atteignit  le  pavillon  rustique  qui  s'éle- 


948  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

vait  à  la  pointe  d'un  petit  promontoire;  là  il  s'assit  et  contempla  la 
mer. 

Peu»  à  peu  une  paix  inexprimable  l'envahit  tout  entier.  Excepté 
sur  les  rochers  que  venait  lécher  mollement  la  vague  au-dessous 
de  lui,  l'étendue  immense  n'offrait  pas  un  sillon,  elle  se  soulevait 
en  une  seule  nappe  unie  par  un  mouvement  de  somnolence 
rhythmée;  l'atmosphère  était  remplie  d'une  buée  lumineuse  qui  ar- 
rêtait au  passage  et  retenait  les  rayons  directs  du  soleil.  Dans  le 
calme  profond,  il  lui  semblait  que  toute  la  culture,  toute  l'opu- 
lence, tous  les  raffînemens  de  la  civilisation  dépensés  depuis  tant 
d'années  sur  ce  rivage  favorisé,  eussent  étendu  leur  magie  jusqu'à 
la  mer  elle-même.  Qu'il  était  caressé,  cajolé,  flatté,  fêté  de  toute 
façon,  ce  vieil  océan  !  Une  réminiscence  bizarre  de  la  Stanislaus 
bourbeuse,  roulant  agitée  sous  les  grands  pins  austères,  et  de  la 
silhouette  sinistre  de  Deadwood-Hill  glissa  devant  Islington  et  lui 
fit  trouver  par  le  contraste  une  beauté  presque  tropicale  à  la  ver- 
dure jaunâtre  de  la  pelouse  veloutée,  au  feuillage  élégant  des  ave- 
nues. —  Comme  il  regardait  à  quelques  pas  de  lui,  une  jeune  fille 
élancée  lui  apparut,  contemplant,  elle  aussi,  la  mer;  c'était  Blanche 
Masterman.  Elle  avait  cueilli  quelque  part  une  large  feuille  en 
forme  d'éventail  dont  elle  se  servait  pour  abriter  les  masses 
blondes  de  sa  chevelure  et  ses  yeux  d'un  gris  bleuâtre.  Sa  robe  de 
bal  traînante  et  tout  en  falbalas  avait  été  changée  pour  une  robe  de 
chambre  coupée  presque  à  l'antique  et  si  collante  qu'elle  eût  trahi 
les  défauts  d'un  corps  moins  souple  et  moins  gracieux.  Dans  cet 
attirail,  la  nymphe  de  Greyport  s'avança  cordialement  vers  le  jeune 
homme,  qui  s'était  levé.  L'avait-elle  vu  d'abord  ?  Je  l'ignore. 

Tous  deux  s'assirent  sur  le  banc  rustique,  IVP"^  Blanche  admirant 
la  mer  sous  la  feuille  qu'elle  tenait  en  guise  de  parasol. 

—  Je  ne  sais  vraiment  pas  combien  de  temps  je  suis  resté  ici, 
dit  Islington,  et  si  je  n'ai  pas  rêvé.  La  matinée  m'a  paru  trop  belle 
pour  la  perdre  à  dormir  dans  un  lit.  Mais  vous? 

Derrière  sa  feuille,  M"^  Blanche  expliqua  qu'elle  s'était  lassée  de 
poursuivre  un  moustique  installé  dans  sa  chambre,  et  que,  son 
petit  chien  Odin  ayant  sur  ces  entrefaites  gratté  avec  insistance  à 
la  porte,  elle  s'était  décidée  à  sortir  avec  lui.  D'ailleurs,  le  sommeil 
du  madn  rougissait  les  yeux,  et  elle  avait  une  visite  à  faire  de 
bonne  heure...  et  puis  la  mer  était  belle! 

—  Je  suis  bien  aise  de  vous  trouver  ici,  quelle  que  soit  la  cause 
qui  vous  ait  amenée,  dit  Islington  avec  sa  franchise  d'autrefois. 
C'est  aujourd'hui,  vous  le  savez,  le  dernier  jour  que  je  passe  à  Grey- 
port, et  mieux  vaut  encore  se  dire  adieu  sous  ce  ciel  bleu  qui  est  à 
tout  le  monde  que  sous  les  belles  fresques  de  monsieur  votre  père. 


LES   MARIS   DE    MADAME    SKAGGS.  9/19 

—  Je  sais,  dit  Blanche  non  moins  nettement,  que  les  maisons  sont 
un  des  inconvéniens  de  notre  civilisation;  mais  je  n'avais  jamais 
entendu  encore  exprimer  aussi  agréablement  cette  idée.  Où  donc 
allez-vous? 

—  Je  l'ignore.  J'ai  plusieurs  plans.  Peut-être  partirai-je  pour 
l'Amérique  du  Sud,  oii  je  deviendrai  président  d'une  république, 
qui  sait?  peu  m'importe  laquelle.  J'ai  de  l'argent,  mais  dans  la  par- 
tie de  l'Amérique  qui  est  en  dehors  de  Greyport,  chaque  homme, 
riche  ou  pauvre,  doit  travailler;  mes  amis  prétendent  qu'il  me  faut 
avoir  un  but.  Bah!  je  suis  né  vagabond,  et  vagabond  je  mourrai 
probablement. 

—  Je  ne  connais  personne  dans  l'Amérique  du  Sud,  dit  Blanche 
languissamment.  Il  nous  est  venu  deux  jeunes  filles  de  là-bas  du- 
rant la  saison  dernière,  mais  elles  ne  portaient  pas  de  corset  et  elles 
s'habillaient  mal.  Si  vous  y  allez,  écrivez-moi. 

—  Volontiers.  Et  dites-moi  donc  le  nom  de  cette  fleur,  que  j'ai 
trouvée  dans  votre  serre.  On  dirait  une  plante  de  Californie. 

—  Peut-être  en  est-ce  une.  Mon  père  l'a  achetée  d'un  voyageur, 
un  pauvre  homme  à  moitié  fou  qui  passait.  Le  connaîtriez-vous, 
par  hasard  ? 

Islington  se  mit  à  rire.  —  Je  crains  bien  que  non  ;  mais  je  l'ai 
cueillie  pour  vous. 

—  Merci  1  Rappelez-moi  de  vous  en  donner  une  en  échange  avant 
votre  départ,  ou  préférez-vous  la  choisir  vous-même? 

Tous  deux  s'étaient  levés.  —  Adieu!  —  La  main  de  Blanche, 
fraîche  comme  un  lis,  reposa  un  instant  dans  celle  de  Tommy. 

—  Vous  me  feriez  plaisir,  dit  le  jeune  homme ,  d'éloigner  de 
votre  visage,  avant  que  je  ne  vous  quitte,  cette  feuille  qui  vous  sert 
d'écran. 

—  C'est  que  mes  yeux  sont  rouges;  je  fais  peur. 

Après  quelque  hésitation,  la  feuille  s'envola,  et  de  beaux  yeux, 
très  observateurs,  très  clairvoyans,  se  fixèrent  sur  ceux  d'Isling- 
ton,  qui  détourna  la  tête.  Quand  il  eut  surmonté  son  trouble,  elle 
était  partie. 

—  Monsieur  Hislington!  dit  un  groom  anglais  accourant  hors 
d'haleine,  —  puisque  monsieur  est  seul...  je  demande  pardon  à 
monsieur,  mais  il  y  a  une  personne... 

—  Une  personne?  Que  diable  voulez-vous  dire?  Expliquez  vous.,t 
Non,  taisez- vous  plutôt,  dit  Islington  de  mauvaise  humeur. 

—  J'ai  dit  une  personne,  monsieur,  pardon,  un  individu...  pas 
un  gentleman  enfin...  dans  la  bibliothèque... 

Malgré  sa  colère  contre  lui-même  et  une  sensation  d'isolement 
qui  avait  soudain  pesé  sur  son  cœur,  Islington  ne  put  s'empêcher 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  sourire.  Tout  en  marchant  vers  la  maison  :  —  Pourquoi  n'est-ce 
pas  un  gentleman  ? 

—  Pardon,  monsieur,  mais  il  n'entend  rien  aux  usages.  Il  a  pris 
mes  deux  mains  comme  je  descendais  du  siège,  devant  la  porte,  et, 
les  tirant  très  fort  :  «  Allons,  mettez-les  dans  vos  poches,  jeune 
homme.  Vous  attendez-vous  donc  à  rencontrer  un  inspecteur,  que 
vous  tenez  vos  bras  croisés  comme  ça?  Prenez  garde,  mon  fils,  si 
vous  vous  gonflez  tant,  vous  crèverez  votre  précieuse  peau.  »  Et  il 
demande  monsieur.  Par  ici,  monsieur! 

Ils  pénétrèrent  dans  le  long  vestibule  gothique,  et  Islington  ou- 
vrit la  porte  de  la  bibliothèque.  Au  milieu  de  cette  chambre,  un 
homme  était  assis,  les  yeux  baissés  sur  un  large  chapeau  jaune  à 
bords  immenses  et  raides  qu'il  avait  déposé  devant  lui.  Ses  mains 
pendaient  entre  ses  genoux;  mais  l'un  de  ses  pieds  était  ramené 
de  côté  vers  sa  chaise  d'uue  façon  toute  particulière  qui  rappela 
aussitôt  à  Islington  l'attitude  d'un  conducteur  de  diligence.  L'in- 
stant d'après  il  s'élançait ,  les  deux  mains  tendues,  en  criant  :  — 
YubaBilll 

L'homme  se  leva,  saisit  Islington  par  les  épaules,  le  fit  pirouetter, 
l'embrassa,  lui  tâta  les  côtes  à  la  manière  d'un  ogre  bon  enfant,  lui 
secoua  les  mains  avec  frénésie,  éclata  de  rire,  puis  d'un  air  con- 
sterné :  —  Comment  m'as-tu  donc  reconnu?  demanda-t-il. 

Voyant  que  Yuba  Bill  se  figurait  être  déguisé  avec  art,  Islington, 
riant  à  son  tour,  allégua  que  ce  devait  être  l'instinct. 

—  Et  toi,  dit  Bill,  le  tenant  à  la  longueur  du  bras  et  l'exami- 
nant avec  curiosité,  toi!.,  penser...  penser...  un  polisson  qui  n'é- 
tait pas  plus  haut  que  le  trait,  parbleu!  et  que  je  chassais  de  la 
route  à  coups  de  fouet,  un  petit  déguenillé,  —  car  tu  n'as  jamais 
eu  d'habits  qui  vaillent  la  peine  qu'on  en  parle,  —  un  petit  va-nu- 
pieds  changé  en  sporisman!  —  Avec  horreur,  Islington  constata 
qu'il  était  encore  en  habit  de  bal. 

—  Tiens!  tu  es  beau  comme  un  garçon  de  restaurant...  Al- 
phonse !  un  pâté  de  foie  gras  et  une  omelette.  Dieu  te  damne  ! 

—  Cher  vieux  camarade!  disait  Islington,  qui  riait  aux  larmes  et 
qui  essayait  d'appuyer  sa  main  sur  la  bouche  barbue  de  Bill,  mais 
vous,...  il  me  semble  que  vous  n'êtes  plus  tout  à  fait  le  même;.., 
vous  êtes  malade,  Bill,  ou  vous  avez  du  chagrin. 

En  effet,  lorsqu'il  se  tourna  vers  la  lumière,  Bill  montra  des  yeux 
caves  et  beaucoup  de  cheveux  blancs. 

—  C'est  peut-être  mon  harnais  neuf,  dit-il  avec  beaucoup  d'em- 
barras. Quand  je  mets  cette  gourmette-là,  et  il  montrait  une  cliaîne 
massive  à  gros  anneaux  d'or,  quand  j'arbore  cette  étoile  du  matin, 
—  il  appuya  le  doigt  sur  une  épingle  si  lai'ge  qu'elle  avait  l'aspect 


LES    MARIS    DE    MADAME    SKAGGS.  951 

d'un  emplâtre  appliqué  sur  toute  la  chemise,  —  cela  me  pèse, 
vois-tu!  Autrement  je  suis  bien  ,  mon  garçon,  très  bien.  —  Mais  il 
évitait  le  regard  perçant  d'Islington,  et  se  détournait  du  jour. 

—  Vous  avez  quelque  chose  à  me  dire,  Bill,  reprit  Islington  brus- 
quement; parlez  donc! 

Bill  fit  un  mouvement  vers  son  chapeau. 

—  Non,  vous  n'avez  pas  fait  trois  mille  milles  sans  m' avertir  pour 
me  parler  du  vieux  temps,  quelque  plaisir  que  cela  dût  me  causer. 
Ce  n'est  pas  votre  manière,  vous  le  savez  bien.  Personne  ne  viendra 
nous  déranger  ici,  répondit-il  à  un  regard  interrogateur  que  Bill 
dirigeait  vers  la  porte,  et  je  suis  prêt  à  vous  entendre. 

—  D'abord  donc,  dit  Bill,  tirant  sa  chaise  contre  la  sienne,  ré- 
ponds à  une  question,  franchement  et  carrément. 

—  Questionnez,  fit  Islington  en  souriant. 

— Si  je  te  disais,  Tommy,  si  je  te  disais  aujourd'hui,  ici  même  : 
Il  faut  que  tu  viennes  avec  moi,  que  tu  quittes  cet  endroit  pour  un 
mois,  une  année,  deux  années  peut-être,  qui  sait?  pour  toujours, — 
est-ce  que  rien  ne  te  retiendrait?  n'y  aurait-il  rien,  mon  garçon, 
que  tu^ne  pusses  quitter? 

—  Non,  dit  tranquillement  Tommy.  Je  suis  ici  en  visite.  Je  pen- 
sais partir  aujourd'hui. 

—  Mais  s'il  s'agissait  d'aller  avec  moi  en  Chine,  au  Japon,  dans 
l'Amérique  du  Sud  peut-être,  irais-tu? 

—  Oui,  répondit  Islington,  après  une  pause. 

—  Il  n'y  aurait  rien,  dit  Bill  se  rapprochant  et  baissant  la  voix 
confidentiellement,  j'entends  aucune  femme,  tu  comprends,  Tommy, 
qui  te  retiendrait?  Elles  sont  diantrement  jolies  par  ici,  et  qu'un 
homme  soit  jeune  ou  vieux,  Tommy,  il  y  a  toujours  une  femme  qui 
est  pour  lui  le  mors  ou  le  fouet... 

Dominé  par  l'émotion  amère  avec  laquelle  il  proférait  cette  vé- 
rité abstraite,  Bill  ne  vit  pas  que  le  jeune  homme  rougissait  légère- 
ment lorsqu'il  répondit  :  Non. 

—  Eh  bien!  écoute.  Il  y  a  sept  ans,  Tommy,  je  conduisais  la  di- 
ligence des  pionniers  de  Gold-Hill.  Comme  je  me  tenais  devant  le 
bureau  des  messageries,  le  shérif  du  comté  vient  à  moi  et  me  dit  : 
«  J'ai  ici  un  pauvre  diable  dont  je  suis  chargé,  qu'il  faudrait  con- 
duire à  l'asile  de  Stockton.  Il  est  doux  et  tranquille,  mais  les  voya- 
geurs de  l'intérieur  ne  se  soucient  pas  de  l'avoir  pour  compagnon. 
Auriez-vous  quelque  répugnance  à  le  prendre  sur  le  siège  avec 
vous?  —  Je  dis  :  —  Non,  qu'il  vienne.  »  Quand  je  l'eus  sur  le  siège, 
je  vis  que  cet  homme,  Tommy,  cet  homme  tranquille  et  doux, 
c'était  Johnson!  —  Il  ne  m'avait  pas  reconnu,  mon  garçon,  conti- 
nua Yuba  Bill ,  se  levant  et  posant  ses  mains  sur  les  épaules  de 


952  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Tommy.  Il  ne  savait  plus  rien  de  toi,  ni  d'Angel,  ni  du  filon  de  vif- 
ardent,  ni  même  son  propre  nom.  Il  me  dit  que  son  nom  était 
Skaggs,  mais  je  savais  bien  que  c'était  Johnson.  Il  y  a  eu  un  temps, 
Tommy,  où  l'on  m'aurait  jeté  à  bas  de  mon  siège  avec  une  plume, 
un  temps  où,  si  les  vingt-sept  voyageurs  de  ma  diligence  s'étaient 
trouvés  à  la  nage  dans  la  rivière  d'Amérique  à  cinq  cents  pieds  au- 
dessous  de  la  route,  je  n'aurais  jamais  pu  expliquer  pourquoi  à  la 
compagnie,  jamais... 

—  Le  shérif,  reprit  Bill  rapidement  comme  pour  empêcher  Isling- 
ton  de  l'interrompre,  le  shérif  me  dit  qu'on  l'avait  amené  au  camp 
de  Murphy  trois  ans  auparavant,  ruisselant  d'eau  et  blessé  à  la  tête,  le 
cerveau  dérangé;  les  gens  de  l'endroit  l'avaient  soigné.  Quand  j'ap- 
pris au  shérif  que  je  le  connaissais,  il  consentit  à  me  le  confier;  je 
l'ai  conduit  à  Frisco,  Tommy,  à  Frisco,  où  je  l'ai  remis  aux  meil- 
leurs médecins,  payant  sa  pension  de  ma  poche.  Il  n'a  manqué  de 
rien...  ne  me  regarde  pas  comme  cela,  mon  cher  garçon,  je  t'en 
prie... 

—  Oh,  Bill  !  et  Islington,  qui  s'était  levé,  marcha  en  chancelant 
vers  la  fenêtre,  —  pourquoi  m'avoir  caché?.. 

—  Pourquoi?  parce  que  je  n'étais  pas  une  bête.  Tu  faisais  ton 
chemin  au  collège,  tu  t'élevais  dans  le  monde,  tu  y  tenais  bien  ta 
place,...  etlui,  un  vieux  vagabond,  mort  oupeu  s'enfaut,  et  qui  dans 
tous  les  cas  aurait  dû  l'être  depuis  longtemps!  Mais  tu  l'as  toujours 
aimé  plus  que  moi,  dit  Bill  amèrement. 

—  Pardonnez-moi,  fit  le  jeune  homme,  lui  prenant  les  deux 
mains,  je  sais  que  vous  avez  agi  pour  le  mieux;  mais  continuez... 

—  Il  n'y  a  pas  beaucoup  plus  à  dire,  et,  autant  que  j'en  peux 
juger,  ce  que  je  dis  ne  servira  pas  à  grand'chose.  11  était  incurable, 
ont  assuré  les  docteurs,  étant  atteint  de  ce  qu'ils  appellent  mono- 
manie, parlant  toujours  de  sa  femme,  de  sa  fille,  que  quelqu'un  lui 
avait  volées  autrefois,  et  complotant  des  vengeances  contre  ce  quel- 
qu'un-là.  Et  puis,  il  y  a  six  mois,  le  gueux  s'est  évadé.  J'ai  suivi 
ses  traces  à  Carson,  à  Sait  Lake-City,  à  Omaha,  à  Chicago,  à  New- 
York,  et  ici. 

—  Ici! 

—  Ici  !  et  c'est  ce  qui  m'amène  aujourd'hui.  Qu'il  ait  ou  non  son 
bon  sens,  qu'il  te  cherche  ou  qu'il  en  cherche  un  autre,  il  faut  que 
tu  t'éloignes.  Tu  ne  dois  pas  le  revoir.  Nous  allons  partir  ensemble 
pour  trois  ou  quatre  ans;  quand  nous  reviendrons,  il  sera  mort  ou 
il  aura  disparu.  Viens  !  — Yuba  Bill  se  leva. 

—  Ami,  dit  Islington,  se  levant  aussi  et  lui  prenant  la  main  avec 
la  même  obstination  tranquille  qui  jadis  l'avait  rendu  cher  à  Bill, 
en  quelque  lieu  qu'il  soit,  ici  ou  ailleurs,  raisonnable  ou  monomane, 


LES    MARIS    DE    MADAME    SKAGGS.  953 

je  le  chercherai,  je  le  trouverai.  Chacun  des  dollars  que  je  possède 
lui  appartiendra,  chacun  des  dollars  que  j'ai  dépensés  lui  sera 
rendu.  Je  suis  encore  jeune.  Dieu  merci  !  je  peux  travailler,  et,  s'il 
y  a  moyen  de  le  tirer  de  ce  misérable  état,  je  l'en  tirerai. 

—  Je  savais,  dit  Bill  avec  une  aigreur  qui  cachait  mal  son  admi- 
ration évidente  pour  une  si  ferme  volonté,  je  savais  quelle  espèce 
de  fou  tu  étais,  et  je  ne  m'attendais  à  rien  de  mieux  de  ta  part. 
Adieu  donc  !  Seigneur  !  qu'est-ce  qui  vient  là  ? 

Il  était  à  moitié  chemin  de  la  porte-fenêtre,  mais  tout  à  coup  il 
recula ,  le  visage  pâle  comme  s'il  n'y  fût  pas  resté  une  goutte  de 
sang,  les  yeux  démesurément  ouverts.  Islington  regarda  :  une  jupe 
blanche  venait  de  disparaître  au  coin  de  la  vérandah. 

—  Ce  doit  être  M"^  Masterman,  dit- il  à  Bill  presque  évanoui 
dans  un  fauteuil.  Qu'avez-vous  donc? 

—  Rien ,  dit  Bill  faiblement.  As-tu  un  peu  de  whisky  à  me 
donner  ? 

Islington  alla  chercher  des  spiritueux  qu'il  fit  boire  à  Yuba  Bill  : 
—  Qui  est  M"*"  Masterman?  demanda  ensuite  ce  dernier. 

—  La  fille  de  M.  Masterman,  sa  fille  adoptive,  plutôt,  je  crois. 

—  Son  nom? 

—  Je  n'en  sais,  ma  foi,  rien,  dit  Islington,  plus  contrarié  qu'il 
n'eût  voulu  l'avouer  de  cet  interrogatoire. 

Bill  se  dirigea  de  nouveau  vers  la  fenêtre,  la  ferma,  retourna  vers 
la  porte,  regarda  Islington  en  dessous,  hésita,  puis  se  rassit... 

—  Je  ne  t'ai  pas  dit  que  je  m'étais  marié,  n'est-ce  pas?  de- 
manda-t-il  tout  à  coup  en  essayant  de  rire. 

—  Non,  répliqua  le  jeune  homme,  moins  surpris  encore  de  cette 
nouvelle  que  de  la  manière  dont  elle  lui  était  communiquée. 

—  Au  fait,  il  y  a  trois  ans  de  cela,  Tommy,  trois  ans. 
Islington,  voyant  qu'il  s'attendait  à  ce  qu'il  répondît  quelque 

chose,  demanda  vaguement  :  —  Pourquoi  vous  êtes-vous  marié? 

—  C'est  cela!  c'est  bien  cela!  Je  ne  peux  le  dire  exactement, 
mais  j'ai  épousé  une  diablesse,.,  la  femme  d'une  demi-douzaine 
d'autres  individus. 

Habitué  apparemment  à  voir  ses  malheurs  conjugaux  tournés  en 
ridicule,  et  n'apercevant  aucune  trace  de  moquerie  sur  le  visage 
grave  d'Islington,  il  changea  de  ton,  et,  avec  moins  d'affectation  à 
l'insouciance,  continua,  en  rapprochant  encore  sa  chaise  de  celle 
du  jeune  homme  :  —  Tout  est  sorti  de  là.  Nous  descendions  la  pente 
de  Watson  à  fond  de  train  une  nuit,  quand  le  messager  me  dit  :  «  Il 
y  a  une  querelle  dans  l'intérieur;  mieux  vaudrait  arrêter.  »  J'ar- 
rête, et  je  vois  sauter  dehors  une  femme,  puis  deux  ou  trois  indi- 
vidus qui  juraient,  tempêtaient  et  s'efforçaient  d'entraîner  quel- 


954  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'un.  On  s'explique;  j'apprends  que  le  mari  de  cette  femme  était 
ivre,  qu'il  l'avait  insultée,  frappée  même  dans  la  diligence,  et  pour 
cela  on  voulait  le  déposer  sur  la  route.  Sans  moi,  il  y  serait  resté  en 
effet;  mais  j'arrangeai  les  choses,  et  je  fis  monter  la  femme  à  côté  de 
moi  sur  le  siège.  Nous  voilà  repartis.  Elle  était  très  blanche,  Tommy; 
quant  à  cela,  on  ne  peut  dire  le  contraire;  elle  était  de  ces  femmes 
très  blanches  qui  ne  rougissent  jamais;  elle  ne  pleurait  jamais  non 
plus.  D'autres  auraient  pleuré;  c'était  drôle,  elle  ne  pleurait  pas... 
J'en  fis  la  réflexion  ce  soir-là.  Elle  était  grande,  avec  beaucoup  de 
cheveux  qui  tombaient  derrière  sa  tête,  longs  comme-un  fouet  de 
peau  de  daim  et  à  peu  près  de  la  même  couleur.  Elle  avait  des  yeux 
qui  fusillaient  les  gens  à  cinquante  pas,  de  petites  mains,  de  petits 
pieds.  Enfin,  quand  elle  sortit  de  l'état  nerveux  où  elle  était,  qu'elle 
s'échauffa  un  peu  et  devint  gaie,  par  Dieu!  elle  était  belle,  oui, 
ma  foi,  elle  l'était!..  —  Un  peu  honteux  et  troublé  de  son  propre 
enthousiasme,  il  s'arrêta  et  reprit  négligemment  :  —  Ils  sont  des- 
cendus à  Murphy. 

—  Et  puis?  dit  Islington. 

—  Et  puis  je  l'ai  rencontrée  souvent  ensuite,  et,  quand  elle  était 
seule,  elle  montait  toujours  sur  le  siège  pour  me  confier  ses  peines, 
et  que  son  mari  buvait,  la  maltraitait.  Lui,  je  ne  le  voyais  guère, 
car  il  était  parti  pour  Frisco;  mais  avec  elle,  Tommy,  je  jouais  franc 
jeu.  J'avais  pris  l'habitude  de  la  voir,  et  un  jour  je  me  dis  :  —  Bill, 
ça  ne  peut  pas  durer  ainsi.  —  Je  demande  mon  changement  sur 
une  autre  route.  As-tu  jamais  connu  Filltree,  Tommy?  demanda 
Bill,  s'interrompant  brusquement. 

—  Non. 

—  C'est  que  tu  aurais  pu  entendre  parler  de  lui? 

—  Non,  répliqua  Islington,  impatienté. 

—  Eh  bien!  Filltree  conduisait  le  courrier  de  White  à  Summit,  à 
travers  la  North-Fork.  Un  jour  il  me  dit  :  «Bill,  c'est  un  mauvais 
gué  que  celui  de  la  Nortli-Fork.  —  Je  lui  réponds  :  —  Je  te  crois. 
—  J'y  resterai  un  jour  ou  l'autre  pour  sûr,  me  dit-il.  — Je  ré- 
ponds :  —  Pourquoi  ne  passes-tu  pas  le  gué  plus  bas?  —  Est-ce 
que  je  sais?  dit-il;  mais  je  ne  peux  pas.  »  —  Après  cela,  quand 
nous  nous  rencontrions,  il  me  criait, toujours  :  «  La  North-Fork 
ne  m'a  pas  encore!  »  Un  jour  que  j'étais  à  Sacramento,  voilà  Fill- 
tree qui  vient  à  moi;  il  me  dit:  «J'ai  renoncé  à  conduire  le  cour- 
rier à  cause  de  la  North-Fork;  mais  elle  m'aura  tout  de  même, 
Bill,  bien  sûr!  »  Il  riait.  Quinze  jours  après,  on  trouva  son  corps 
au-dessous  du  gué  qu'il  avait  voulu  traverser  en  descendant  de 
Summit.  Les  gens  ont  dit  que  c'était  sa  bêtise;  je  prétends,  moi, 
que  c'était  sa  destinée. 


LES  MARIS'  DE   MADAME   SKAGGS.  955 

Le  lendemain  du  jour  où  j'avais  changé  de  route  pour  prendre 
celle  de  Placerville,  voilà  que  cette  femme  sort  de  l'hôtel ,  près  du 
bureau  des  messageries.  Son  mari,  me  dit-elle,  était  malade  à 
Placerville,  — voilà  ce  qu'elle  me  conta,  —  mais  c'était  ma  desti- 
née, Tommy,  ma  destinée.  Trois  mois  après,  le  mari  avait  pris  une 
dose  trop  forte  de  morphine  pour  se  débarrasser  du  delirhim  ire- 
7nens,  et  il  était  mort.  11  y  a  des  gens  qui  disent  qu'elle  lui  a  donné 
la  morphine;  mais  c'était  sa  destinée! 

Un  an  après,  je  l'épousais,...  la  destinée,  Tommy,  la  destinée!.. 
J'ai  vécu  trois  mois  avec  elle,  continua-t-il  après  un  long  soupir, 
trois  mois!  Ce  n'est  pas  long  pour  un  homme  heureux!  J'ai  vu  de 
bien  mauvais  jours  dans  ma  vie,  mais  il  y  eut  des  jours  dans  ces 
trois  mois-là  qui  me  parurent  plus  longs  qu'aucun  autre  jour  de 
ma  vie,  des  jours,  Tommy,  où  je  me  demandais  lequel  de  nous 
deux  tuerait  l'autre.  J'ai  fini.  Tu  es  jeune,  Tommy,  et  je  ne  vais 
pas  te  conter  des  choses  que,  vieux  comme  je  le  suis,  je  n'aurais 
pas  crues  possibles  il  y  a  trois  ans. 

Il  garda  le  silence,  son  visage  farouche  tourné  vers  la  fenêtre, 
ses  poings  fermés  sur  ses  genoux.  Islington  eût  voulu  savoir  où 
était  sa  femme. 

—  Ne  m'en  demande  pas  davantage,  mon  garçon.  J'ai  dit  ce  que 
j'avais  à  dire.  —  Avec  le  même  geste  que  s'il  eût  jeté  ses  rênes  de- 
vant lui,  Bill  se  leva. 

—  Tu  comprends,  Tommy,  pourquoi  une  petite  promenade  au- 
tour du  monde  me  fera  du  bien.  Si  tu  ne  viens  pas  avec  moi,  peu 
importe,  je  partirai  seul. 

—  Pas  avant  déjeuner,  j'espère,  dit  une  très  douce  voix,  et 
Blanche  Masterman  entra  tout  à  coup.  Mon  père  ne  me  pardonne- 
rait pas,  si  en  son  absence  je  permettais  à  un  ami  de  M.  Islington 
de  s'en  aller  ainsi.  Vous  resterez,  n'est-ce  pas?  Je  vous  en  prie! 
Voulez -vous  me  donner  le  bras?  Quand  M.  Islington  aura  fini  de 
s'étonner,  il  nous  suivra  dans  la  salle  à  manger,  et  vous  pré- 
sentera. 

—  Je  suis  folle  de  votre  ami,  dit  M'"  Blanche  à  Islington  tandis 
qu'ils  regardaient  de  la  fenêtre  du  salon  Bill  qui,  sa  pipe  courte  à 
la  bouche,  flânait  sous  les  arbres,  mais  il  fait  de  singulières  ques- 
tions. Figurez-vous  qu'il  voulait  savoir  le  nom  déjeune  fille  de  ma 
mère! 

—  C'est  un  honnête  garçon,  dit  gravement  Islington. 

—  Vous  vous  soumettez  bon  gré  mal  gré;  mais  vous  m'en  voulez 
au  fond  de  vous  garder,  vous  et  votre  ami;  vous  ne  pouviez  cepen- 
dant partir  avant  le  retour  de  mon  père. 


956  RETUE  DES  DECX  MONDES. 

Islington  sourit  d'un  air  contraint. 

—  Et  puis  je  trouve  décidément  qu'il  vaut  mieux  nous  séparer 
sous  ces  fresques.  N'est-ce  pas  votre  avis?  —  Elle  lui  tendit  sa 
main  effilée.  —  Dehors,  au  soleil,  quand  j'avais  les  yeux  rouges, 
vous  teniez  terriblement  à  me  regarder,  ajouta-t-elle  d'une  voix 
dangereuse. 

Islington  leva  ses  yeux  tristes  sur  les  siens;  quelque  chose  qui 
brillait  entre  les  cils  de  la  jeune  fille  trembla  une  seconde  et  tomba. 

—  Blanche! 

Ses  joues  pâles  étaient  devenues  roses,  elle  voulait  retirer  sa  main; 
mais  Islington  ne  le  permit  pas,  il  prit  même  dans  ses  bras  Blanche 
tout  entière,  tandis  qu'elle  disait  :  —  Étes-vous  bien  sûr  qu'il  n'y 
ait  rien,  une  femme  s'entend,  rien  qui  puisse  vous  retenir? 

—  Blanche!  s'écria  Islington  d'un  ton  de  reproche. 

—  S'il  plaît  aux  gens  de  hurler  leurs  secrets  à  la  fenêtre,  tandis 
qu'une  dame  est  couchée  sur  le  divan  de  la  vérandah  en  train  de 
lire  un  mauvais  roman,  ils  ne  doivent  pas  s'étonner  que  la  dame 
prête  plus  d'attention  à  leur  entretien  qu'à  son  livre. 

—  Alors  vous  savez  tout,  Blanche? 

—  Je  sais,...  voyons,  je  sais  quelle  espèce  de  fou  vous  êtes,  et 
je  n'attendais  de  vous  rien  de  mieux!  dit-elle,  citant  les  paroles  et 
imitant  l'accent  de  Yuba  Bill.  Adieu! 

Elle  glissa  de  ses  bras  comme  un  innocent  serpent  de  lait,  et 
s'enfuit. 

III. 

Au  doux  bruit  des  vagues,  de  la  musique  et  des  voix  légères,  la 
lune  dorée  des  nuits  d'été  se  leva  de  nouveau  sur  Greyport.  Elle 
vit  des  masses  de  rochers  et  de  verdure,  de  vastes  pelouses,  de 
longues  plages,  une  éblouissante  étendue  d'eau;  elle  distingua  en 
fait  d'objets  particuliers  une  voile  blanche  près  du  rivage,  un  globe 
de  cristal  sur  la  pelouse  et  quelque  chose  qu'elle  fit  étinceler  entre 
les  dents  d'un  être  humain  qui  escaladait  le  petit  mur  de  Gliffwood- 
Lodge.  Comme  un  jeune  homme  et  une  jeune  femme  passaient  de 
l'ombre  projetée  par  le  feuillage  dans  une  allée  ouverte  au  clair  de 
lune,  cette  silhouette,  accroupie  un  instant,  bondit  enbas  du  mur  et 
resta  droite,  immobile.  C'était  un  vieillard  aux  yeux  égarés  :  sa 
main  tremblotante  tenait  un  long  couteau  pointu,  et  dans  cette  at- 
titude il  était  moins  terrible  que  triste  à  voir,  il  faisait  pitié  plutôt 
que  peur;  mais  la  seconde  d'après  son  couteau  lui  fut  arraché,  et 
il  ploya  sous  la  vigoureuse  étreinte  d'un  homme  qui  apparemment 
venait  de  s'élancer  du  mur  derrière  lui. 


LES    MARIS    DE    MADAME    SKAGGS.  957 

— Dieu  te  damne,  Masterman,  cria  le  vieillard  d'une  voix  rauque, 
je  te  tuerai  à  armes  égales  ! 

—  Je  m'appelle  Yuba  Bill,  dit  l'autre  tranquillement;  il  est 
temps  que  ces  mauvaises  plaisanteries  cessent. 

—  Oh!  Je  te  connais...  Tu  es  un  ami  de  Masterman!  Lâche- 
moi,  Dieu  te  damne!  lâche-moi  donc,  que  je  lui  arrache  le  cœur... 
Où  est  ma  Mary?  où  est  ma  femme?..  La  voici  !  là  !  là-bas!  Mary! 

Il  aurait  crié,  mais  Bill  appuya  sa  puissante  main  sur  ses  lèvres, 
en  se  tournant  vers  le  point  que  paraissait  regarder  le  vieillard  : 
la  forme  de  Blanche  appuyée  au  bras  d'Islington  se  dessinait  au  clair 
de  la  lune,  sur  le  sable  de  l'allée. 

—  Rends-moi  ma  femme  !  gémissait  sourdement  Johnson  entre 
les  doigts  qui  l'étouffaient.  Où  est-elle? 

Une  expression  de  rage  passa  sur  les  traits  de  Yuba  Bill.  —  Où 
est  ta  femme?  répéta- t-il,  repoussant  le  vieillard  contre  le  mur  et 
le  tenant  là  comme  dans  un  étau.  Où  est  ta  femme?  —  Johnson 
ferma  les  yeux,  épouvanté  de  son  rire  sardonique  et  de  son  regard 
féroce.  —  Où  est  la  femme  de  Jack  Adam  ?  Où  est  ma  femme  ?  Où 
est  la  diablesse  qui  a  rendu  fou  un  homme,  qui  de  sa  propre  main 
a  envoyé  l'autre  en  enfer,  qui  m'a  désolé,  ruiné,  perdu  pour  ja- 
mais? Où?  Tu  le  demandes?  Eh  bien!  elle  est  en  prison  à  Sacra- 
mento,  en  prison,  entends-tu  ?  en  prison  pour  meurtre,  Johnson, 
pour  meurtre  ! 

Le  misérable  fit  un  effort  pour  respirer,  se  raidit,  puis  s'affaissa 
comme  une  masse  inerte  aux  pieds  de  Yuba  Bill.  Par  une  révolu- 
tion de  sentiment  soudaine,  celui-ci  tomba  sur  les  genoux  à  ses 
côtés,  et,  le  soulevant  avec  angoisse  :  —  Regarde,  Johnson,  regarde 
pour  l'amour  de  Dieu!  c'est  moi,  Yuba  Bill,  et  là-bas  c'est  ta  fille 
et  Tommy,  ne  te  rappelles-tu  pas  Tommy,  le  petit  Tommy  Is- 
lington  ?.. 

Les  paupières  de  Johnson  s'entr'ouvrirent  lentement.  Il  mur- 
mura :  —  Tommy,...  oui,  Tommy!  Assieds-toi  à  côté  de  moi, 
Tommy,  moins  près  du  bord  seulement...  N'entends-tu  pas  comme 
la  rivière  siffle?  Ne  vois-tu  pas  comme  elle  me  fait  signe,  comme 
elle  écume  par-dessus  les  rochers?  Elle  monte  encore,...  tiens-moi, 
Tommy,  tiens-moi  ferme,  ne  me  laisse  pas  aller!  Nous  vivrons 
pour  lui  arracher  le  cœur,  Tommy,  nous  vivrons,  nous... 

Sa  tête  retomba,  et  la  rivière  rapide,  invisible  à  tous  les  yeux, 
sauf  aux  siens,  bondit  sur  lui  du  sein  de  la  nuit  et  l'emporta,  non 
plus  dans  les  ténèbres,  mais  par-delà  les  ténèbres,  vers  la  mer 
lointaine,  paisible  et  lumineuse. 

Bret  Harte. 


CHRONIQUE   DE  LA  QUINZAINE 


14  lévrier  1873. 

La  politique  est  décidément  une  singulière  chose,  et  on  fait  à  notre 
malheureux  pays  une  étrange  condition.  Depuis  deux  ans  bien  comptés 
maintenant,  la  France  en  est  là,  se  relevant  sans  doute  d'elle-même,  par 
un  effort  de  vitalité  intime  et  invincible,  mais  réduite  aussi  trop  sou- 
vent à  rester  la  spectatrice  fatiguée  et  désabusée  de  ces  prétentions,  de 
ces  combinaisons  inutiles  qui  se  déroulent  devant  elle,  qui  ne  lui  re- 
présentent que  du  temps  perdu  et  des  déceptions  toujours  nouvelles. 
Elle  ne  songe  qu'à  vivre,  cette  France  éprouvée  et  convalescente,  elle 
n'aspire  qu'à  se  raffermir,  à  retrouver  cette  sécuriLé  suffisante  et  du- 
rable à  laquelle  a  bien  droit  une  grande  nation  qui  ne  veut  pas  rester 
livrée  au  hasard,  et  on  ne  néglige  rien  pour  lui  promettre  ou  lui  pré- 
parer des  crises  inévitables,  pour  lui  faire  sentir  qu'elle  n'a  pas  de  len- 
demain. On  s'ingénie  à  la  tenir  en  suspens  entre  un  définitif  qu'on  ne 
peut  pas  lui  donner,  pour  lequel  il  est  dilTicile  qu'elle  ait  un  goût  pro- 
noncé, puisqu'on  ne  peut  pas  même  le  lui  définir,  et  un  provisoire  qu'on 
s'efforce  de  déconsidérer,  de  ruiner  en  le  prolongeant.  Elle  demande  aux 
partis  une  certaine  pitié  pour  ses  souffrances,  un  peu  de  raison,  le  sacri- 
fice momentané  de  leurs  fantaisies  à  l'intérêt  public,  et  les  partis  n'ont 
à  lui  donner  que  des  préjugés,  des  divisions,  des  haines  égoïstes,  une 
impuissance  égale  à  leurs  vaines  passions.  Elle  demande  au  moins  à 
ceux  qui  ont  ses  destinées  entre  leurs  mains  de  s'occuper  de  ses  affaires, 
d'avoir  une  idée  simple  et  nette,  de  savoir  dire  ce  qu'ils  veulent,  et 
ceux  qui  la  gouvernent  ou  qui  ont  la  prétention  de  la  gouverner  n'ont  à 
lui  offrir  que  cette  situation  où  tout  reste  à  la  merci  d'un  conflit  obscur, 
d'une  déUbération  imprévue.  Que  se  passe-t-il  entre  la  commission  des 
trente  et  le  gouvernement?  Quelles  subtilités  nouvelles  de  rédaction 
est-on  arrivé  à  découvrir?  A  quels  amendemens  ou  sous-amendemens 
s'est-on  enfin  arrêté?  Tout  est  là.  Tantôt  c'est  la  paix,  tantôt  c'est  la 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  95t> 

guerre.  Un  jour,  on  est  tout  près  de  s'entendre,  on  s'est  déjà  entendu; 
un  autre  jour,  on  est  sur  le  point  de  rompre,  on  touche  à  un  éclat  dans 
la  confusion  universelle.  C'est  la  grande  politique,  à  ce  qu'il  paraît I 

Croit-on  par  hasard  que  ce  soit  là  pour  un  pays  un  régime  des  plus 
sains  et  des  plus  réparateurs?  Ne  voit-on  pas  qu'on  arrive  ainsi  sans  le 
vouloir  à  creuser  une  sorte  d'abîme  entre  ce  qu'on  appelle  la  politique 
des  régions  officielles  et  la  France  elle-même?  On  s'agite  dans  une  at- 
mosphère factice,  on  s'observe  ou  l'on  se  neutralise,  on  déploie  toutes 
les  ressources  de  la  tactique  ou  de  l'escrime  parlementaire,  et  la  France, 
qui  n'est  pas  toujours  au  courant  de  ces  savantes  combinaisons,  qui  est 
comme  un  patient  entre  des  médecins  plus  préoccupés  de  se  contredire 
que  de  la  guérir,  la  France  finit  par  se  demander  définitivement  où 
tendent  toutes  ces  expériences,  ces  habiletés,  ces  antagonismes,  dont  elle 
n'a  pas  le  secret.  Pendant  qu'on  fait  de  la  stratégie  sans  avantage  pour 
personne,  le  public,  le  vrai  public,  qui  est  en  dehors  du  tourbillon,  en 
vient  peut-être  tout  simplement  à  être  assez  sceptique,  à  laisser  passer 
les  conflits  dont  il  n'attend  rien,  à  juger  les  choses  et  les  hommes  pour 
ce  qu'ils  sont.  A  travers  cette  vie  laborieuse  et  incertaine  à  laquelle  on 
le  soumet,  il  peut  se  faire  une  sorte  d'éducation  en  voyant  les  partis  à 
l'œuvre  au  moment  présent  comme  dans  le  passé.  Ce  que  la  commission 
des  trente  se  propose  de  lui  offrir  comme  le  fruit  de  sa  prévoyance  po- 
litique, il  le  saura  bientôt.  En  attendant,  une  circonstance  récente  lui  a 
permis  du  moins  de  voir  dans  quelles  mains  ont  été  ses  affaires  pendant 
quelque  temps,  et  de  comprendre  jusqu'à  un  certain  point  comment 
toutes  les  forces,  toutes  les  ressources  mises  en  mouvement  pendant  la 
guerre  n'ont  eu  d'autre  résultat  que  d'aggraver  les  désastres  dont  le 
gouvernement  impérial  reste  le  premier  auteur  devant  la  France  et  de- 
vant le  monde. 

Lorsque  la  commission  d'enquête,  créée  par  l'assemblée  dès  ses  pre- 
mières séances,  entreprenait  cette  grande  révision  de  toutes  les  opéra- 
tions et  de  tous  les  marchés  de  la  guerre,  elle  commençait  naturellement 
par  l'empire,  et  les  radicaux  trouvaient  alors  qu'elle  accomplissait  une 
œuvre  de  justice  patriotique,  salutaire.  La  commission  devait  tout  aussi 
naturellement  rencontrer  devant  elle  le  radicalisme  tout-puissant  à  Lyon, 
à  Marseille,  à  Toulouse,  pendant  les  cinq  mois  douloureux  qui  suivaient 
le  k  septembre.  C'est  là  le  nouveau  procès  instruit  par  la  commission  et 
porté  récemment  devant  l'assemblée,  oii  s'est  déroulée  pendant  trois 
jours  la  discussion  la  plus  ardente  et  la  plus  tumultueuse  à  l'occasion 
des  marchés  de  Lyon.  Au  demeurant,  de  quoi  s'agit-il?  Ce  que  la  patrio- 
tique population  de  Lyon  a  pu  faire  ou  tenter  pour  la  défense  n'est 
point  en  question.  Malheureusement  ces  efforts  mêmes  d'une  population 
toujours  courageuse  ne  pouvaient  qu'être  paralysés  par  une  domination 
démagogique  dont  la  commission  a  nécessairement  retracé  l'histoire 


Ô60  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

avec  une  sévère  et  impartiale  fermeté.  Cette  dictature,  née  du  h  sep- 
tembre, établie  à  Lyon,  à  côté  du  préfet,  fonctionnant  le  plus  souvent 
contre  lui  ou  au-dessus  de  lui,  ne  s'est  pas  contentée  d'arborer  un  dra- 
peau qui  n'était  pas  le  drapeau  français,  qui  n'avait  qu'une  significa- 
tion révolutionnaire;  elle  s'est  livrée  à  toute  sorte  de  dépenses  fantas- 
tiques. Il  s'agit  aujourd'hui  de  savoir  par  qui  ces  dépenses  seront 
supportées,  si  l'état  paiera  les  frais  de  la  démagogie  lyonnaise.  La 
commission  a  fait  équitablement  deux  parts  en  distinguant  les  dépenses 
qui  pouvaient  être  justifiées  de  celles  qui  ne  pouvaient  être  admises,  et 
en  proposant  de  renvoyer  la  question  ainsi  posée  au  gouvernement 
chargé  de  l'examiner,  de  soutenir  au  besoin  les  droits  de  l'état.  C'était 
au  début  une  affaire  de  marchés  ;  bientôt,  on  le  comprend,  la  politique 
s'en  est  mêlée,  les  passions  se  sont  animées,  les  récriminations,  les 
apostrophes,  ont  jailli  comme  des  éclairs  de  la  droite  et  de  la  gauche. 
L'ancien  préfet,  qu'on  n'avait  pourtant  pas  traité  trop  sévèrement  parce 
qu'il  avait  été  lui-même  le  prisonnier  des  démagogues  lyonnais,  M.  Chal- 
lemel-Lacour,  a  cru  devoir  se  défendre,  et  il  a  fini  par  rester  exposé 
à  l'accusation  la  plus  grave,  celle  d'avoir  donné  l'ordre  sommaire  de  fu- 
siller des  mobiles  de  la  Gironde  commandés  par  M.  de  Carayon-Latour. 
Un  ancien  membre  du  conseil  de  Lyon,  M.  Ferrouillat,  s'est  défendu,  lui 
aussi,  longuement,  compendieusement.  Le  rapporteur  de  la  commission, 
M.  L.  de  Ségur,  a  maintenu  avec  une  habile  modération  tout  ce  qu'il 
avait  dit.  M.  le  duc  d'Audiffret-Pasquier  lui-même  s'est  porté  au  feu,  re- 
prenant une  offensive  hardie.  Bref,  sur  toute  la  ligne,  la  politique  l'a 
emporté,  et  une  discussion  de  finances  s'est  terminée  par  le  vote  d'un 
ordre  du  jour  dont  le  premier  mot  est  la  réprobation  du  drapeau  rouge 
arboré  à  Lyon  pendant  la  guerre.  Ce  vote,  il  faut  le  dire,  a  réuni  plus 
de  500  voix.  Le  drapeau  rouge  a  été  abattu  d'un  coup  de  scrutin  tout 
comme  s'il  flottait  encore  sur  l'hôtel  de  ville  de  Lyon. 

Rien  de  mieux,  l'assemblée  a  voulu,  puisqu'elle  en  trouvait  l'occa- 
sion, frapper  une  fois  de  plus  le  sinistre  emblème  de  la  guerre  civile. 
L'intérêt  politique  a  été  satisfait;  mais,  si  la  politique  a  joué  le  plus 
grand  rôle  dans  cette  discussion  passionnée,  ce  n'est  point  en  vérité  le 
côté  le  plus  curieux  de  ces  affaires  de  Lyon.  Ce  qu'il  y  a  de  caracté- 
ristique, de  profondément  instructif,  c'est  cette  gestion  administrative 
et  financière  dont  la  commission  a  raconté  la  prodigieuse  histoire.  Ainsi 
on  remet  de  l'argent  à  un  aventurier  qui  en  garde  la  moitié  après  être 
allé  se  mettre  en  sûreté  à  Genève,  et  à  cet  émissaire  de  confiance  on 
fait  souscrire  une  obligation  de  remboursement  à  l'état,  qui  est  censé 
lui  avoir  prêté  la  somme  simplement  dérobée!  On  a  besoin  de  fusils,  on 
expédie  en  Italie,  à  Turin,  un  menuisier,  membre  du  conseil  municipal. 
Ce  menuisier,  envoyé  en  mission  par  la  commune  lyonnaise,  se  garde 
bien  naturellement  de  recourir  au  consul  de  France,  c'eût  été  trop  com- 


REVUE.    CllROiNIQUE.  961 

pliqiié!  Il  s'adresse  directement  à  un  oflicier  italien  pour  la  vérification 
des  armes.  Or  cet  officier  vérificateur  d'armes,  c'est  tout  simplement  le 
vendeur  lui-même  qui  a  négocié  l'opération  sous  un  prête-nom,  et  qui 
fait  payer  plus  de  30  francs  à  la  ville  de  Lyon  ce  que  le  gouvernement 
français  a  déjà  refusé  au  prix  de  18  francs.  Les  armes  arrivent  enfin, 
elles  ont  subi  des  avaries,  il  faut  les  réparer  :  cette  fois  on  choisit  dans 
le  conseil  municipal  un  tulUste  pour  présider  à  la  réparation!  11  y  a  dans 
cette  histoire  des  marchés  un  personnage  suédois  qui  traite  avec  la  ville, 
avec  le  préfet ,  pour  une  fabrication  de  cartouches.  On  lui  avance 
200,000  francs,  il  fournit  en  deux  mois  ce  qu'il  aurait  dû  fournir  en  un 
seul  jour;  on  ne  lui  témoigne  pas  moins  la  plus  grande  confiance,  au 
point  de  renouveler  les  marchés  qui  ne  sont  pas  exécutés,  et  les  traités 
sont  si  bien  passés  que  la  ville  de  Lyon  vient  d'être  condamnée  récem- 
ment par  les  tribunaux  à  payer  près  de  500,000  francs  au  fabricant  de 
cartouches,  qui  n'a  rien  fourni,  mais  qui  a  pu  prouver  que  c'était  la 
faute  du  comité  lyonnais. 

Ainsi  on  procède,  dépensant  l'argent  sous  toutes  les  formes,  encoura- 
geant et  payant  toute  sorte  d'inventions  bizarres,  les  «  camps  roulans,  » 
les  «  sacs-boucliers,  »  les  «  cuirasses,  »  etc.  Les  plus  sincères  ou  les 
plus  naïfs  de  cette  administration  avouent  qu'ils  manquaient  d'expé- 
rience, qu'on  vivait  dans  un  temps  où  il  fallait  à  tout  prix  des  armes, 
des  munitions,  et  oii  ceux  qui  venaient  en  réclamer  parlaient  de  fusiller 
aussi  facilement  qu'ils  auraient  dit  :  «  Gomment  vous  portez-vous?  » 
C'était  en  effet  un  temps  étrange.  Il  n'y  a  point  eu  de  malversations, 
dit-on.  Il  se  peut,  la  commission  n'est  point  allée  jusqu'à  élever  une 
semblable  accusation.  C'est  simplement,  si  Ton  veut,  le  règne  de  l'ar- 
bitraire dans  le  domaine  financier,  de  l'incapacité  dans  l'administration 
d'une  ville  qui  porte  aujourd'hui  la  responsabilité  de  ce  qu'elle  n'a  pas 
pu  empêcher;  mais  ce  qu'il  y  a  de  grave  et  de  peu  rassurant,  c'est  que  les 
intérêts  de  Lyon  sont  restés  dans  les  mêmes  mains  et  courent  les  mêmes 
dangers,  si  bien  que  cette  discussion  récente  des  marchés,  en  révélant 
un  si  triste  passé,  a  fait  renaître  plus  que  jamais  la  question  de  l'orga- 
nisation municipale  de  la  grande  cité  du  Rhône.  L'assemblée  s'en  est 
émue,  M.  le  ministre  de  l'intérieur  n'a  point  caché  ses  préoccupations, 
il  a  nettement  déclaré  qu'on  ne  pouvait  pas  laisser  se  prolonger  cette 
situation,  que  le  moment  était  venu  d'aviser.  C'est  le  résultat  le  plus 
clair  de  ce  procès  des  marchés  de  Lyon,  où  le  radicalisme  s'est  montré 
dans  le  faste  de  son  incapacité,  et  où  le  pays,  lui  aussi,  a  pu  voir  ce 
que  deviendraient  ses  affaires  le  jour  où,  sous  prétexte  de  consacrer  le 
triomphe  de  ce  qu'on  a  bien  voulu  appeler  les  h  nouvelles  couches  so- 
ciales, »  l'esprit  de  désorganisation  révolutionnaire  entrerait  en  maître 
dans  l'administration  des  intérêts  locaux. 

On  gagnerait  beaucoup  plus  à  s'occuper  de  toutes  ces  affaires  sérieuses 

TOME  C1!I.  —  Wl3.  Cl 


962  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Tordre  administratif,  moral,  politique,  financier,  dût  l'esprit  de  parti 
s'y  mêler  parfois,  qu'à  se  jeter  dans  les  conflits  de  pouvoirs  et  dans 
toutes  ces  questions  insolubles  d'organisation  définitive  ou  provisoire 
qui  ne  font  que  tenir  les  passions  en  éveil  et  créer  une  incertitude  uni- 
verselle. La  commission  des  trente  est  aujourd'hui  le  grand  tribunal 
devant  lequel  s'agitent  ces  questions  insolubles,  en  attendant  qu'elles 
aillent  se.dérouler  devant  l'assemblée  elle-même.  Or,  depuis  deux  mois 
et  plus  qu'elle  est  réunie,  cette  commission,  à  quoi  est-on  arrivé?  Le 
vote  du  29  novembre  qui  lui  a  donné  naissance  disait  qu'elle  devrait 
chercher  les  conditions  de  la  responsabilité  ministérielle  et  régler  les 
attributions  des  pouvoirs  publics.  C'était  un  moyen  de  concilier  la  poli- 
tique dont  la  commission  Kerdrel  avait  été  l'expression  trop  accentuée 
et  la  politique  du  gouvernement,  qui  croyait  nécessaire  de  ne  pas  se  bor- 
ner à  une  question  unique,  de  donner  à  la  situation  actuelle  la  garantie 
d'une  organisation  plus  complète,  mieux  définie.  Malheureusement  la 
difficulté  consistait  à  découvrir  le  point  de  jonction  de  ces  deux  politi- 
ques, à  résoudre  un  problème  déjà  fort  épineux  et  aggravé  par  toutes 
les  arrière-pensées,  par  tous  les  sous-entendus  qui  se  cachaient  sous  le 
vague  même  des  expressions.  A-t-on  réussi  par  le  fait  à  trouver  les  con- 
ditions vraies  de  cette  responsabilité  ministérielle  qu'on  veut  fonder? 
Â-t-on  songé  sérieusement  à  délimiter  la  sphère  respective  et  les  attri- 
butions des  pouvoirs  publics  ?  Est-on  parvenu  enfin  à  opérer  une  trans- 
action entre  la  majorité  et  le  gouvernement? 

Certes  cette  œuvre  de  la  commission  des  trente  est  une  des  choses  les 
plus  curieuses  qui  existent.  On  a  commencé  d'abord  par  s'observer,  la 
commission  paraissant  attendre  ce  que  M.  le  président  de  la  république 
pourrait  proposer,  le  gouvernement  de  son  côté  attendant  que  la  com- 
mission dévoilât  ses  intentions.  On  s'est  mis  peu  à  peu  à  discuter  ;  on  a 
cheminé  péniblement,  laborieusement,  à  travers  les  complications  qu'on 
se  créait  le  plus  souvent  à  soi-même.  La  commission  a  cédé  un  peu,  résisté 
beaucoup  et  dissimulé  ses  réserves  sous  un  appareil  de  dispositions  et 
d'amendemens,  conçus  de  façon  à  rendre  à  peu  près  impossible  ou  illu- 
soire ce  qu'on  a  l'air  de  faire.  M.  le  président  de  la  république  est  allé  ex- 
poser ses  idées,  ses  préoccupations;  il  a  parlé  avec  sa  familière  et  spiri- 
tuelle habileté,  en  homme  qui  sonde  le  terrain,  qui  sait  mêler  la  franchise 
à  la  finesse,  l'esprit  de  conciliation  à  une  certaine  ténacité,  et  en  fin  de 
compte  on  est  peut-être  moins  avancé  que  le  premier  jour.  On  a  trouvé 
le  moyen  de  faire  l'œuvre  la  plus  étrange  du  monde,  une  œuvre  inco- 
hérente, puérile  et  inefficace,  parce  qu'elle  se  ressent  d'une  méfiance 
mutuelle,  parce  qu'elle  s'est  accomplie  au  milieu  des  préventions,  des 
susceptibilités,  des  excitations  de  l'esprit  de  parti,  représenté  dans  la 
commission  sans  nul  doute,  et  toujours  aux  aguets  autour  de  cette  réu- 
nion des  trente  pour  envenimer  les  choses  les  plus  simples  par  les  in- 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  963 

terprétations  passionnées  et  excitantes.  C'est  là  en  effet  un  des  côtés  cu- 
rieux et  un  des  dangers  de  cette  situation  où  l'on  semble  passer  le 
temps  à  compliquer  les  difficultés  en  paraissant  les  éluder.  La  concilia- 
tion, elle  est  toujours  sans  doute  une  sorte  de  nécessité  supérieure  qui 
s'impose,  qui  fait  sentir  sa  puissance  aux  plus  récalcitrans;  au  fond,  on 
la  désire,  on  doit  la  désirer.  Ce  qui  la  compromet,  c'est  l'intervention 
incessante  de  l'esprit  de  parti  dénaturant  tout,  ravivant  de  son  mieux 
les  divisions  et  les  mésintelligences,  mettant  aux  prises  les  amours- 
propres  et  les  susceptibilités. 

Depuis  qu'on  est  à  la  poursuite  de  cette  conciliation  nécessaire,  l'es- 
prit de  parti  est  occupé  à  défaire  chaque  matin  par  les  commentaires 
et  les  excitations  ce  qu'on  avait  cru  fait  la  veille.  Que  M.  Thiers  ac- 
cepte les  conditions  auxquelles  on  veut  le  soumettre,  qu'il  se  fasse  un 
devoir  de  dissiper  tous  les  ombrages,  d'aplanir  toutes  les  difficultés, 
aussitôt  les  partisans  de  la  majorité  de  la  commission  ne  dissimulent 
plus  leur  orgueil,  ils  triomphent  de  ce  qu'ils  appellent  la  défaite  du 
pouvoir  exécutif!  Ils  ont  réussi  à  réduire,  à  humilier  le  président  de 
la  république!  ils  ont  raturé  le  message  et  contraint  M.  Thiers  à  se 
désavouer,  à  faire  amende  honorable!  Que  les  concessions  viennent  de 
la  commission,  aussitôt  on  triomphe  d'un  autre  côté  en  représentant 
ces  concessions  comme  une  marque  de  faiblesse,  comme  une  retraite 
intéressée  devant  l'animadversion  du  pays.  On  raille  les  trente  sur 
leurs  prétentions  qu'ils  n'osent  pas  pousser  jusqu'au  bout;  on  encou- 
rage M.  Thiers  à  tenir  ferme,  à  ne  rien  céder,  à  braver  le  conflit,  s'il 
doit  y  avoir  conflit,  et  on  irait  presque  jusqu'à  lui  suggérer  des  pen- 
sées de  dictature  contre  l'assemblée.  Ces  excitations  en  sens  contraire 
ne  produisent  pas  tout  leur  effet  sans  doute,  elles  dénaturent  tout  et 
obscurcissent  tout  en  faisant  renaître  les  défiances  et  les  malaises.  Ce 
qu'on  avait  accepté  pour  le  bien  de  la  paix,  on  ne  l'accepte  qu'à  demi, 
on  ne  l'accepte  plus  même  quelquefois  sous  la  pression  des  partis,  sous 
le  coup  des  interprétations  injurieuses,  et  c'est  ainsi  qu'on  arrive  à  ne 
plus  même  savoir  si  on  s'entend  ou  si  on  ne  s'entend  pas.  M.  le  duc  de 
Broglie,  qui  vient  d'être  nommé  rapporteur  de  la  commission  des  trente, 
aura  certes  rendu  un  service  éminent,  s'il  porte  la  lumière  dans  ces  con- 
fusions, s'il  apaise  toutes  ces  dissensions  par  l'habileté  modérée  de  son 
langage,  et  surtout  s'il  ramène  à  des  termes  simples  et  équitables  la 
transaction  qui  se  négocie  si  péniblement  depuis  deux  mois. 

Cette  transaction  est  toujours  nécessaire.  Le  meilleur  moyen  de  la 
réaliser,  c'est  de  rester  dans  la  simple  vérité  d'une  situation  qui  n'est 
point  facile  assurément,  mais  qu'on  n'améliore  pas  en  méconnaissant  ou 
en  essayant  de  violenter  la  nature  des  choses.  Que  la  commission  des 
trente  réserve  dans  un  préambule  à  l'assemblée  un  droit  constituant 
que  personne  ne  lui  dispute  sérieusement,  soit;  puisqu'on  ne  se  sent  pas 


96h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  mesure  d'user  de  ce  droit,  encore  faut-il  savoir  se  prêter  à  cette  né- 
cessité des  choses  dont  on  subit  l'inexorable  loi.  Que  veut-on  faire?  Il  y 
a  dans  l'œuvre  de  la  commission  des  trente  une  partie  aussi  malheu- 
reuse que  possible,  c'est  celle  à  laquelle  on  attache  le  plus  de  prix,  dont 
on  s'est  le  plus  occupé,  qui  reste  visiblement  le  premier  et  le  dernier 
mot  d'un  projet  si  laborieusement  combiné,  c'est  la  partie  qui  touche  à 
ce  qu'on  appelle  le  règlement  des  attributions  des  pouvoirs  publics.  Cela 
signifie  tout  bonnement  la  définition,  c'est-à-dire  la  restriction  des  rap- 
ports de  M.  Thiers  avec  l'assemblée.  M.  Thiers,  on  le  sait,  ne  communi- 
querait plus  avec  l'assemblée  que  par  des  messages,  et  même,  s'il  est 
autorisé  à  comparaître  par  exception,  le  discours  qu'il  pourrait  pronon- 
cer ne  serait  encore  qu'un  message  oral.  Ses  interventions  sont  prévues, 
réglées,  limitées,  comme  dans  un  code  de  l'étiquette.  La  majorité  des 
trente  a  cru  prendre  toutes  ses  précautions,  et  elle  ne  fait  en  définitive 
qu'une  œuvre  assez  puérile  qui  risquerait  fort  d'exposer  les  pouvoirs  de 
notre  pays  à  un  rôle  un  peu  ridicule,  en  les  assimilant  à  des  Chinois 
cérémonieux,  selon  la  malicieuse  expression  de  M.  le  président  de  la 
république  lui-même,  linagine-t-on  en  effet  l'assemblée  s'arrêtant  tout 
à  coup  dans  une  discussion  parce  que  le  chef  du  gouvernement  mani- 
feste par  un  message  le  désir  d'être  entendu,  le  président  de  la  ré- 
publique arrivant  le  lendemain  pour  prononcer  son  discours,  puis  se 
retirant,  laissant  l'assemblée  à  sa  délibération,  sauf  à  demander  par 
un  second  message  à  se  faire  entendre  de  nouveau?  Est-ce  bien  sérieux? 
Tout  cela  valait-il  qu'on  discutât  avec  un  chef  de  gouvernement  sur 
des  mots,  sur  des  nuances  d'expression?  On  parle  souvent  du  carac- 
tère tout  personnel  de  la  situation  et  du  pouvoir  de  M.  Thiers;  c'est 
justement  la  commission  qui  se  plaît  à  mettre  en  relief  et  à  consacrer 
ce  caractère  tout  personnel.  Elle  fait  une  ombre  de  constitution,  une 
organisation  politique  pour  un  homme,  et  cela  est  si  vrai  que,  si 
M.  Thiers  disparaissait,  s'il  y  avait  un  autre  chef  de  gouvernement , 
même  avec  la  république  plus  ou  moins  provisoire  que  nous  avons, 
toutes  ces  combinaisons  s'évanouiraient  d'elles-mêmes.  On  laisse  trop 
voir  que  c'est  à  la  puissance  de  parole,  à  l'éloquence  de  M.  Thiers 
qu'on  veut  mettre  le  frein,  et  quand  on  dit  qu'on  espère  ainsi  éviter 
les  conflits  qui  peuvent  naître  des  hasards  d'une  discussion,  ce  n'est 
pas  encore  bien  sérieux,  puisqu'on  n'évite  rien,  puisque  ces  conflits 
peuvent  certainement  se  produire,  que  M.  Thiers  assiste  ou  n'assiste 
pas  à  une  discussion.  M.  le  président  de  la  république  avait  donc 
raison  de  dire  :  «  Vous  ne  vous  êtes  occupés  que  de  moi.  »  Il  parlait 
dans  un  esprit  de  conciliation  patriotique  lorsqu'il  ajoutait  :  u  Je  me  ré- 
signe à  ce  qui  a  l'air  d'une  attaque  dirigée  contre  moi.  »  Comment 
veut-on  que  le  pays  attache  quelque  importance  à  ces  combinaisons  fra- 
giles, à  ces  toiles  d'araignée  tendues  autour  d'un  homme  qu'on  veut 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  965 

réduire  au  silence  en  acceptant  ses  services,  parce  qu'on  ne  croit  pas 
pouvoir  faire  autrement? 

M.  Thiers  se  résigne  cependant,  il  se  soumet  à  ce  qu'on  veut  lui  im- 
poser; mais  à  quelle  condition?  Il  l'a  dit  à  la  commission  des  trente  : 
il  accepte  tout  ou  peu  s'en  faut,  à  la  condition  que  ce  qui  a  trait  à  sa  si- 
tuation personnelle  soit  complété  par  un  programme  que  M.  Dufaure  a 
lu,  qui  contient  l'obligation  de  s'occuper  «  à  bref  délai  »  de  la  création 
d'une  seconde  chambre,  d'une  loi  électorale,  de  l'organisation  du  pou- 
voir exécutif  dans  l'interrègne  entre  la  dissolution  de  l'assemblée  ac- 
tuelle et  la  réunion  de  deux  chambres  nouvelles.  Ici  le  gouvernement  à 
son  tour  n'a-t-il  pas  donné  un  prétexte  à  toutes  les  interprétations? 
Cette  expression  «  à  bref  délai,  »  qui  a  été  mal  comprise,  qui  a  sonné 
aux  oreilles  de  certains  membres  de  la  commission  «  comme  le  glas  fu- 
nèbre de  l'assemblée  actuelle,  »  cette  expression  n'est-elle  pas  au  moins 
inutile?  De  toute  façon,  que  l'expression  soit  dans  la  loi  ou  qu'elle  n'y 
soit  pas,  il  faudra  toujours  un  certain  temps  pour  élaborer  toute  cette 
organisation  dont  on  parle,  et  ce  n'est  pas  la  peine  de  se  placer  sous  le 
coup  de  ce  «  bref  délai;  »  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  grave, c'est  cette  pré- 
vision d'un  interrègne  pendant  lequel  le  pouvoir  exécutif  resterait  seul 
chargé  de  la  direction  des  affaires  du  pays.  Il  y  a  ici  évidemment  une 
méprise  de  langage.  11  n'y  a  pas,  il  ne  peut  pas  y  avoir  d'interrègne. 
L'assemblée  actuelle  n'a  point  à  se  dissoudre  avant  la  réunion  de  l'as- 
semblée qui  lui  succédera,  ou  des  deux  chambres  qui  partageront  après 
elle  le  pouvoir  législatif.  C'est  ce  qui  arrivait  en  1849  lorsque  l'assem- 
blée constituante  faisait  place  à  l'assemblée  législative  sous  un  régime 
déjà  constitué.  Qu'on  ait  la  pensée  de  lier  à  un  certain  ensemble  d'in- 
stitutions organiques  la  prolongation  des  pouvoirs  de  M.  Thiers,  c'est 
une  autre  question;  mais  alors  mieux  vaut  aller  droit  au  but  et  for- 
muler nettement  une  proposition  qui  s'explique  d'elle-même  par  les 
éminens  services  de  M.  le  président  de  la  république.  La  commission 
des  trente  a  bien  facilem-ent  saisi  ce  prétexte  pour  écarter  au  moins 
une  partie  du  programme  lu  par  M.  le  garde  des  sceaux.  Le  gouverne- 
ment, de  son  côté,  maintiendra-t-il  ce  programme  dans  son  intégrité? 
En  d'autres  termes,  arrivera-t-on  d'accord  devant  l'assemblée,  ou  bien 
commission  et  gouvernement  porteront-ils  de  nouveau  leur  différend 
devant  la  chambre  comme  au  29  novembre?  Voilà  la  question.  Il  res- 
tera toujours  vrai  que  tout  ce  travail  plein  d'arrière-pensées,  de  réti- 
cences et  de  sous-entendus,  semble  bien  peu  en  rapport  avec  la  situa- 
tion réelle  du  pays,  qu'au  lieu  de  se  perdre  dans  toutes  les  subtilités  de 
l'esprit  de  parti  depuis  deux  mois,  le  mieux  eût  été  de  voir  simplement 
les  choses,  d'accepter  ce  qu'on  ne  peut  éviter,  d'opposer  l'accord  perma- 
nent, nécessaire,  de  l'assemblée  et  du  gouvernement  à  toutes  les  diffi- 
cultés extérieures  ou  intérieures  dont  la  France  est  réduite  à  triompher 
chaque  jour  laborieusement. 


QQ6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  affaires  du  monde  vont  comme  elles  peuvent  pour  les  plus 
heureux  aussi  bien  que  pour  les  plus  éprouvés.  Les  favorisés,  les  victo- 
rieux, n'ont-ils  pas  eux-mêmes  leurs  embarras,  qui  naissent  parfois 
de  leurs  succès?  Tant  qu'il  ne  s'agit  que  de  se  partager  des  lauriers  et 
des  milliards,  tout  va  bien  en  Allemagne,  et  pendant  que  nous  en 
sommes  à  savoir  ce  qui  sortira  de  la  commission  des  trente,  la  Prusse 
s'occupe  de  consacrer  une  partie  de  la  rançon  que  nous  lui  payons,  — 
sur  laquelle  on  vient  encore  de  lui  compter  200  millions,  —  au  déve- 
loppement de  ses  forces.  Le  conseil  fédéral  vient  de  voter  une  somme 
de  255  millions  de  francs  pour  la  transformation  et  l'agrandissement 
des  places  fortes  de  l'empire.  D'autres  sommes  considérables  ont  été 
affectées  à  ces  malheureuses  places  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine  qu'on 
peut  fortifier  aujourd'hui  contre  nous.  Est-ce  à  dire  cependant  que  tout 
soit  facile  dans  la  situation  intérieure  de  la  Prusse,  que  M,  de  Bismarck 
lui-même,  le  premier  personnage  de  l'empire  après  l'empereur,  soit 
aussi  assuré  qu'on  le  croirait  dans  ce  pouvoir  qu'il  s'est  fait?  Tout  in- 
dique au  contraire  qu'il  y  a  des  difficultés  intimes  dont  la  dernière  crise 
ministérielle  de  Berlin  a  été  le  symptôme,  et  qui  survivent  à  cette  crise. 
M.  de  Bismarck  a  récemment  prononcé  devant  la  chambre  prussienne 
deux  discours  oii  il  s'efforce  de  tout  expliquer,  de  tout  pallier,  et  où  il 
ne  laisse  pas  moins  entrevoir,  à  travers  les  habiletés  de  son  langage, 
qu'il  a  des  luttes  à  soutenir,  des  embarras  à  surmonter.  Depuis  qu'il  a 
cessé  d'être  président  du  conseil  de  Prusse,  sa  position  n'a  pas  diminué, 
puisqu'il  est  toujours  chancelier  de  l'empire;  il  est  assez  sensible  toute- 
fois qu'il  n'est  pas  entièrement  satisfait,  que  son  ambition  est  mal  à 
l'aise,  qu'il  n'a  peut-être  pas  obtenu  l'omnipotence  qu'il  rêvait,  et  il  ne 
laisse  pas  d'avoir  quelquefois  d'assez  singulières  libertés  de  langage  à 
l'égard  du  maître  qu'il  a  fait  empereur.  11  est  vrai  que,  par  une  com- 
pensation naturelle,  dans  l'entourage  de  l'empereur,  dans  le  parti  mili- 
taire, on  ne  se  gêne  guère  à  l'égard  du  chancelier,  dont  on  ne  conteste 
pas  les  services,  mais  qu'on  accuse  volontiers  de  se  faire  la  part  du  lion 
dans  des  succès  dont  il  n'a  été  que  l'auxiliaire,  qu'on  aurait  obtenus 
sans  lui.  Il  n'y  a  pas  bien  longtemps,  un  membre  de  la  famille  royale 
disait  de  lui  :  «  Il  ne  croit  pas  avoir  été  assez  récompensé,  il  nous  con- 
sidère comme  des  ingrats,  et,  si  les  circonstances  s'y  prêtaient,  il  serait 
un  nouveau  Wallenstein.  » 

C'est  beaucoup  dire;  mais  enfin  cela  prouve  qu'il  y  a  des  gens  qui  se 
détestent  à  Berlin,  et  d'un  autre  côté  on  en  vient  à  s'apercevoir  que 
dans  cette  vertueuse  Allemagne,  où  l'on  parle  si  souvent  des  corrup- 
tions de  la  France,  il  y  a  des  fonctionnaires  qui  vendent  des  conces- 
sions de  chemins  de  fer,  comme  vient  de  le  prouver  une  discussion 
curieuse  qui  a  eu  lieu  dans  les  chambres  prussiennes.  On  finit  par  re- 
connaître que  tout  ce  qu'il  y  a  d'immoralité  dans  le  monde  n'est  pas  à 
Paris,  que  la  dépravation  se  déploie  à  Berlin  dans  des  proportions  crois- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  867 

santés,  au  point  de  devenir  un  sujet  de  préoccupation  et  une  menace. 
L'excès  de  la  population  dans  la  capitale  amène  une  altération  des 
mœurs  et  des  troubles  qui  ne  sont  pas  toujours  sans  danger,  tant  il 
est  vrai  que  la  victoire  elle-même  ne  préserve  pas  de  ces  accidens  ia- 
térieurs  qui  à  un  moment  donné  peuvent  devenir  pour  un  pays  une  vé- 
ritable faiblesse  ! 

Voilà  donc  une  révolution  nouvelle  en  Espagne,  mais  celle-ci  est  en 
vérité  d'une  espèce  particulière.  Elle  n'est  pas  sortie  d'une  sédition  po-. 
pulaire  ou  militaire,  elle  s'est  accomplie  sans  effort,  comme  la  consé- 
quence naturelle  de  toute  une  situation.  Le  roi  Amédée  1"=''  vient  tout 
simplement  d'abdiquer  la  couronne  qu'il  a  portée  deux  ans.  Tout  ce 
qu'on  peut  dire,  c'est  que  pendant  ces  deux  années  il  a  joué  son  rôle 
en  prince  modeste  et  honnête.  Roi  constitutionnel,  soutenu  au  pouvoir 
par  les  radicaux,  il  a  vu  passer  les  chambres  et  les  ministères,  et  ne  s'est 
jamais  refusé  à  rien  dès  qu'il  distinguait  une  apparence  de  majorité.  Il  a 
essayé  de  tout;  le  moment  est  venu  oii  il  s'est  aperçu  qu'il  ne  pouvait  plus 
rien,  que,  par  sa  qualité  d'étranger,  il  aurait  de  la  peine  à  trouver  la 
popularité  dans  le  pays  le  plus  susceptible  et  le  plus  jaloux  de  sa  natio- 
nalité, que,  par  son  bon  sens,  par  sa  fidélité  aux  lois,  il  ne  pouvait  rendre 
la  paix,  l'ordre  à  cette  nation  toujours  agitée;  se  laisser  entraîner  d'un 
autre  côté  vers  les  coups  d'état,  il  ne  le  voulait  pas.  Alors  il  a  préféré  se 
retirer  comme  un  fonctionnaire  dégoûté  d'une  position  ingrate;  tout 
cela ,  il  l'a  fait  aussi  régulièrement  que  possible ,  il  a  notifié  sa  résolu- 
tion aux  certes  par  un  dernier  message,  et  il  a  pris  le  chemin  de  fer, 
laissant  l'Espagne  libre  de  disposer  d'elle-même  comme  elle  le  voudrait, 
mais  fort  embarrassée  à  coup  sûr  de  cette  liberté  qu'elle  retrouve  dans 
les  conditions  les  plus  difficiles,  les  plus  périlleuses  où  elle  se  soit  trouvée 
placée  depuis  longtemps. 

Que  bien  des  causes  diverses  aient  contribué  à  inspirer  cette  résolu- 
tion suprême  au  roi  Amédée,  ce  n'est  pas  douteux.  11  y  a  ce  qu'on  pour- 
rait appeler  la  cause  générale,  la  situation  même  faite  à  la  péninsule 
par  le  règne  prolongé  du  radicalisme,  cette  situation  où  en  quelques 
années  l'Espagne  s'est  vue  avec  sa  grande  colonie  de  Cuba  à  peu  prè? 
perdue,  avec  sa  dette  doublée,  avec  son  crédit  menacé  et  sa  tranquillité 
intérieure  toujours  en  péril.  Il  y  a  aussi  les  causes  plus  immédiates, 
celles  qui  ont  déterminé  la  dernière  crise.  La  plus  apparente  de  celles-ci 
est  ce  qui  est  arrivé  au  sujet  d'un  général  d'artillerie  qui  avait  été  com- 
promis autrefois  dans  une  insurrection,  et  dont  la  promotion  récente  à 
un  commandement  supérieur  en  Catalogne  a  provoqué  la  démission  de 
tout  le  corps  d'officiers  de  l'artillerie  espagnole.  C'est  sur  ce  dernier 
point,  à  ce  qu'il  paraît,  que  le  roi  et  son  ministère  se  sont  trouvés  en 
conflit.  Le  roi  tenait  à  respecter  les  susceptibilités  de  tout  un  corps  d'of- 
ficiers, et  il  ne  voulait  pas  laisser  au  général  Hidalgo  le  commandement 
qu'on  lui  avait  donné.  Le  ministère  a  essayé  de  peser  sur  la  volonté  du 


968  REVUW    DES    DEUX   MONDES. 

souverain  en  se  faisant  décerner  un  vote  de  confiance  dans  les  chambres 
justement  au  sujet  de  cette  nomination  du  général  Hidalgo;  il  voulait  ac- 
cepter la  démission  de  tous  les  officiers  de  l'artillerie,  au  risque  de  dés- 
organiser cette  partie  de  l'armée.  Le  roi  s'est  senti  blessé  dans  sa  di- 
gnité, il  a  compris  le  danger  qu'il  pouvait  y  avoir  à  jeter  dans  l'armée 
ce  ferment  de  désordre,  et  il  a  préféré  partir.  Le  premier  usage  que  les 
chambres  ont  fait  de  leur  pouvoir  a  été  la  proclamation  de  la  république 
et  l'organisation  d'un  gouvernement  où  figurent  les  re'publicains  les  plus 
connus  de  TEspagne,  M.  Figueras,  M.  Pi  y  Margall,  M.  Erailio  Gastelar. 

Voilà  donc  une  république  nouvelle  naissant  à  l'improviste  au-delà 
des  Pyrénées.  On  ne  pouvait  peut-être  pas  faire  autrement  dans  l'état  de 
lîrofonde  désorganisation  oîi  sont  tous  les  partis  monarchiques;  mais,  il 
ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  cette  république  se  trouve  en  face  de  sin- 
gulières difficultés  dès  sa  naissance,  et  la  première  de  toutes,  c'est  l'in- 
surrection carliste  qui  a  depuis  un  an  envahi  les  provinces  du  nord, 
qui  dans  ces  derniers  temps  a  pris  un  caractère  menaçant  en  Catalogne, 
en  Navarre,  dans  les  provinces  basques.  La  république  proclamée  à 
Madrid  risque  bien  de  donner  des  forces  nouvelles  à  cette  insurrection, 
et  pour  combattre  les  carlistes  on  va  se  trouver  avec  un  régime  inspi- 
rant peu  de  confiance,  avec  des  partis  prompts  à  saisir  l'occasion  de  re- 
paraître sur  la  scène,  avec  une  armée  désorganisée  et  des  finances  coni'- 
promises.  Que  la  république  ne  soit  pas  le  premier  acte  d'une  guerre 
civi-le  universelle  au-delà  des  Pyrénées,  c'est  pour  le  moment  tout  ce 
qu'on  peut  souhaiter  de  mieux  à  l'Espagne. 

11  y  a  des  problèmes  d'équilibre  entre  les  peuples  qui  s'agitent  un  peu 
partout  et  sous  toutes  les  formes.  La  reine  d'Angleterre,  en  ouvrant  ces 
jours  derniers  le  parlement,  faisait  une  allusion  discrète,  mais  suffisam- 
ment significative,  à  une  queslion  de  ce  genre,  dont  la  presse  anglaise 
s'est  vivement  émue,  dont  la  diplomatie  elle-même  s'est  occupée  et 
s'occupe  encore,  puisque  c'est  pour  cela  qu'un  envoyé  spécial  du  tsar, 
le  comie  Schouvalof,  est  allé  récemment  à  Londres.  Il  est  vrai  qu'il  ne 
s'agit  point  ici  de  l'Europe,  il  s'agit  de  l'Asie  centrale,  oii  la  puissance 
anglaise  et  la  puissance  russe,  toujours  en  conflit  d'influence,  s'obser- 
vent depuis  longtemps  avec  l'arrière-pensée  qu'elles  pourront  se  voir 
de  plus  près  et  se  heurter  à  un  moment  donné. 

Évidemment,  c'est  une  grosse  affaire,  quoiqu'on  puisse  dire  que  c'est 
l'affaire  de  l'avenir  bien  plus  que  du  présent.  La  question  de  l'avenir 
est  de  savoir  quelle  est  l'influence  ou  la  domination  qui  finira  par  pré- 
valoir dans  ces  contrées  à  peine  explorées,  toujours  agitées  du  centre  de 
l'Asie,  qui  sont  entre  la  Chine  et  la  mer  Caspienne ,  entre  le  Syr-Daria 
et  la  Perse,  qui  se  débattent  sous  la  surveillance  de  ces  terribles  voi- 
sins, les  Anglais  et  les  Russes.  Depuis  un  siècle,  l'Angleterre  a  sans  cesse 
accru  son  empire  de  l'Inde  ;  depuis  quarante  ans  surtout,  elle  a  étendu 
ses  possessions  vers  le  nord  et  l'ouest,  tantôt  par  la  conquête  et  l'an- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  969 

nexion  directe,  tantôt  par  une  protection  imposée  à  des  états  vassaux  et 
subordonnés.  Elle  est  arrivée  ainsi  à  fonder  sa  prépondérance  dans 
l'Afghanistan,  dont  elle  a  fait  son  poste  avancé  vers  la  Perse  et  la  Tar- 
tarie  indépendante.  La  Russie,  de  son  côté,  a  marché  à  pas  de  géant; 
elle  s'est  établie  sur  la  mer  d'Aral.  Il  y  a  quelques  années  déjà,  elle  al- 
lait jusqu'à  Taschkend,  Khojend  et  Samarkand.  11  est  bien  clair  que 
dans  ce  double  mouvement  des  Anglais  vers  le  nord,  des  Russes  vers  le 
sud,  on  doit  finir  par  se  rencontrer;  mais  on  n'en  est  pas  là.  Entre  la 
Russie  et  l'Angleterre,  il  y  a  cette  région  du  Turkestan,  cette  fourmi- 
lière de  peuplades  barbares,  ces  espaces  immenses  aussi  difficiles  à 
franchir  pour  une  armée  régulière  que  pour  le  commerce.  Ce  n'est  pas 
de  sitôt  qu'on  pénétrera  définitivement  dans  ce  monde  rebelle  à  la  ci- 
vilisation. Dès  ce  moment  cependant,  cette  question,  que  l'avenir  seul 
résoudra,  apparaît  par  intervalles  comme  une  menace.  Le  Turkestan  est 
un  ensemble  de  principautés,  de  khanats,  dont  les  plus  importans  sont 
ceux  de  Khiva,  de  Bokhara.  Il  y  a  là  mille  difficultés  obscures,  insaisis- 
sables, de  souveraineté  ou  de  protectorat ,  qui  intéressent  la  Russie  et 
l'Angleterre  aussi  bien  que  la  Perse  et  la  Chine.  Ces  khans,  dont  quel- 
ques-uns sont  tributaires  des  Russes  ou  des  Anglais,  qui  sont  souvent 
occupés  à  se  faire  la  guerre  entre  eux ,  s'entendent  du  moins  sur  un 
point  :  ils  rançonnent,  ils  pillent  les  voyageurs,  ils  retiennent  les  étran- 
gers prisonniers,  et  ils  les  réduisent  quelquefois  en  esclavage.  C'est  la 
grande  raison,  ou,  si  l'on  veut,  le  prétexte  des  interventions  et  en  défi- 
nitive des  progrès  de  la  Russie;  c'est  encore  pour  cela  que  se  prépare 
une  expédition  nouvelle  contre  Khiva.  La  Russie  veut  aller  délivrer  des 
prisonniers  que  retient  le  khan  de  Khiva;  elle  veut  imposer  le  respect  de 
ses  nationaux  et  des  étrangers,  s'assurer  des  garanties  qu'elle  se  char- 
gera de  rendre  efficaces. 

C'est  là  justement  que  la  question  se  précise  et  s'aggrave.  L'expédition 
russe  projetée  pour  le  printemps  aura-t-elle  pour  résultat  l'occupation  de 
Khiva?  Si  la  Russie,  en  se  rapprochant,  parvient  à  exercer  sa  prépotence 
sur  la  Perse  soit  par  la  pression  de  la  force,  soit  par  des  traités,  si  elle 
s'avance  vers  Bokhara,  n'est-elle  pas  en  position  de  menacer  sérieuse- 
ment Hérat,  la  clé  de  l'Afghanistan,  Caboul,  Péshawer,  les  possessions 
britanniques  de  l'Inde?  L'espace  qui  sépare  les  deux  puissances  n'est-tl 
pas  dangereusement  diminué?  De  là  les  vives  préoccupations  qui  se  sont 
manifestées  à  Londres.  Les  Anglais  voudraient  que  la  campagne  qui  se 
prépare  n'aboutît  pas  à  une  occupation  permanente,  qu'entre  la  Russie 
et  l'Inde  britannique  il  restât  toujours  une  certaine  zone  neutralisée. 
L'expédition  de  Khiva  a  ravivé  ces  inquiétudes;  en  réalité,  il  y  a  entre 
les  deux  gouvernèmens  une  négociation  à  peu  près  permanente  à  ce  su- 
jet depuis  plusieurs  années.  Lord  Clarendon  s'en  était  déjà  occupé  lors- 
qu'il était  ministre  des  affaires  étrangères.  Au  mois  u  août  dernier,  lord 
Grandville  adressait  à  l'ambassadeur  d'Aagletcire  à  Saint-Pétersbourg, 


970  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  dépêche  par  laquelle  il  proposait  un  arrangement  fixant  une  limite 
que  la  Russie  ne  pourrait  franchir,  et  le  prince  Gortchakof  acceptait  vo- 
lontiers le  principe  de  la  délimitation  en  modifiant  quelque  peu  la  li- 
mite elle-même.  Le  comte  Schouvalof  n'est  allé  récemment  à  Londres, 
comme  envoyé  confidentiel  du  tsar,  que  pour  rassurer  les  Anglais,  pour 
prodiguer  les  explications  au  sujet  de  cette  expédition  de  Khiva  qui  a 
réveillé  tous  les  ombrages.  On  en  est  là  maintenant. 

L'Angleterre  a-t-elle  obtenu  toutes  les  garanties  qu'elle  désire?  Est- 
elle arrivée  à  une  solution  diplomatique  précise?  Aucun  acte  ne  l'in- 
dique. La  Russie  sera  modérée,  elle  n'imposera  pas  au  khan  de  Khiva  des 
conditions  de  nature  à  justifier  une  occupation,  elle  ne  s'avancera  pas 
plus  qu'il  ne  faut.  Pour  le  moment  on  est  rassuré,  puisqu'on  veut  l'être; 
mais  il  est  évident  que  dans  l'esprit  des  Anglais  il  reste  un  certain 
doute,  comme  une  vague  méfiance  de  l'avenir.  Ils  sentent  que  cette 
question  n'es-t  qu'ajournée,  qu'elle  renaîtra,  que  cet  antagonisme  qui 
s'agite  dans  l'Asie  centrale  n'est  point  apaisé  parce  qu'il  ne  peut  pas 
l'être.  Dans  toutes  les  affaires  qu'ils  ont  eues  depuis  quelque  temps,  et 
qui  ont  été  pour  eux  la  source  d'assez  cuisantes  déceptions,  c'est  de  leur 
puissance  qu'il  s'agit,  quelquefois  de  leur  orgueil,  et  ce  qu'il  y  a  de  ca- 
ractéristique, c'est  que  les  mécomptes  de  l'Angleterre  commencent  avec 
les  désastres  de  la  France  :  tant  il  est  vrai  qu'il  y  a  une  intime  solida- 
rité entre  les  peuples  faits  pour  représenter  la  civilisation  libérale,  qu'il 
ne  suffit  pas  d'abandonner  un  allié,  de  se  retrancher  dans  une  indiffé- 
rence égoïste  pour  garder  le  monopole  du  succès  et  du  bonheur  dans  ses 
propres  affaires!  ch.  de  mazade. 


REVUE  DRAMATIQUE. 

THÉÂTRE-FRANÇAIS.   —   Reprise   de  M  A  RI  ON   DELORME, 

par  M.  Victor  Hugo. 

«  C'est  quelque  chose,  c'est  beaucoup,  c'est  tout  pour  les  hommes 
d'art,  dans  ce  moment  de  préoccupations  politiques,  qu'une  affaire  litté- 
raire soit  prise  littérairement.  »  Ainsi  parlait  M.  Victor  Hugo,  lorsqu'il 
publiait  au  mois  d'août  1831  ce  drame  de  Marion  Delorme,  qui  venait 
d'être  représenté  à  la  Porte-Saint-Martin.  On  devine  le  plaisir  que  nous 
éprouvons  à  retrouver  ces  paroles  dans  la  préface  du  drame,  au  moment 
où  la  Comédie-Française  le  remet  sous  nos  yeux.  Oui,  prenons  littérai- 
rement les  choses  littéraires,  ne  mêlons  pas  la  politique  à  l'art,  n'appe- 
lons pas  des  manifestations  de  parti  au  secours  d'un  poète  qui  est  de 
taille  à  se  défendre  lui-même.  Quiconque  tient  une  plume  est  intéressé 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  971 

au  respect  de  ce  principe  :  il  s'agit  à  la  fois  et  de  la  dignité  de  la  poésie 
et  de  la  liberté  de  la  critique. 

Nous  sommes  donc  libres  d'apprécier  Marion  Delorme  et  ses  nouveaux 
interprètes,  nous  pouvons  louer  sans  embarras  et  blâmer  sans  scrupule, 
bieu  assuré  qu'on  ne  nous  accusera  ni  de  passion  ni  de  parti-pris.  Blâme 
ou  éloge  d'ailleurs,  est-ce  bien  de  cela  qu'il  est  question  aujourd'hui? 
Est-ce  que  tout  n'a  pas  été  dit  depuis  longtemps  sur  la  valeur  et  les 
défauts  de  cette  œuvre  juvénile?  En  reprenant  le  plus  ancien  et,  selon 
de  très  bons  juges,  le  meilleur  des  drames  que  M.  Victor  Hugo  ait  écrits, 
la  Comédie-Française  nous  fournit  l'occasion  d'une  étude  très  particu- 
lière. Il  s'agit  moins  de  juger  un  ouvrage  que  de  comparer  les  impres- 
sions d'autrefois  avec  celles  de  l'heure  présente,  de  chercher  ce  qui  a 
vieilli  et  ce  qui  est  resté  jeune,  d'examiner  si  telle  partie  qui  nous  pa- 
raît longue  et  froide  était  mieux  reçue  de  nos  aînés,  si  la  critique  d'il 
y  a  quarante  ans  avait  négligé  ses  devoirs,  enfin  si  les  modifications  du 
goût  public  attestent  un  progrès  ou  une  décadence. 

En  1873  comme  en  1831,  la  première  impression,  comment  le  nier? 
c'est  celle  d'une  œuvre  pleine  de  poésie,  non  pas  de  cette  poésie  qui 
vient  de  l'âme,  qui  jaillit  des  élans  du  cœur,  qui  atteste  la  connais- 
sance ou  l'instinct  de  la  vie  morale,  mais  de  celle  qui  relève  surtout  de 
l'imagination  et  qui  se  manifeste  par  la  richesse  du  style.  L'auteur  de 
Marion  Delorme  n'est  pas  un  génie  dramatique,  c'est  un  poète  en  quête 
de  poésie.  Il  lui  faut  des  occasions  de  faire  sonner  ses  rimes  et  de  dé- 
ployer ses  images.  Il  cherche  des  situations  où  le  virtuose  puisse  se 
donner  carrière.  Il  y  a  en  lui  une  force  lyrique  impatiente,  rugissante, 
qui  va  grandir  et  se  déchaîner  pendant  près  d'un  demi-siècle;  voyez-la 
•s'agiter  déjà  dans  le  personnage  de  Didier,  mais  ne  demandez  pas  à  ce 
chantre  puissant  la  science  et  l'art  d'un  Shakspeare.  Si  le  poète  eût  vu 
dans  son  drame  autre  chose  qu'une  symphonie,  s'il  eût  été  plus  attentif 
au  sujet  qu'à  la  forme,  il  eût  pris  soin  de  nous  intéresser  à  Didier  et  à  Ma- 
rion. En  vérité,  on  ne  s'intéresse  à  personne.  On  écoute  avec  curiosité, 
avec  plaisir  très  souvent,  avec  le  plaisir  littéraire  que  donne  une  langue 
vigoureuse  et  hardie;  on  ne  s'enflamme  ni  pour  Didier  ni  pour  Marion. 
C'est  que  rien  n'est  préparé,  rien  n'est  justifié;  comment  est  venu  l'a- 
mour de  Didier  pour  Marion?  Comment  ce  capitaine  a-t-il  pu  prendre  la 
courtisane  tapageuse  pour  un  lis  de  pureté  caché  à  tous  les  yeux? Quoi! 
pas  un  mot,  pas  un  signe,  aucun  indice  ne  l'a  averti  de  son  erreur  !  Il 
l'a  vue  un  soir  au  détour  d'une  rue,  il  l'a  rencontrée  plusieurs  fois  de- 
puis ce  premier  soir,  il  a  pu  lui  parler,  il  l'a  retrouvée  à  Blois  par  ha- 
sard, et,  comme  ses  yeux  sont  doux,  comme  ses  discours  sont  tendres, 
le  voilà  persuadé  que  cette  belle  inconnue,  qui  lui  donne  rendez-vous  à 
minuit  dans  sa  chambre,  est  un  ange  d'innocence,  une  madone  mystique 
qu'il  faut  adorer  à  genoux!  Notez  bien  que  Didier  n'est  pas  un  de  ces 
êtres  naïfs  qui  ne  se  défient  jamais  du  mal  et  sont  dupes  de  tous  les 


972  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

mensonges;  c'est  un  misanthrope,  il  a  voyagé,  il  a  vu  les  hommes,  il 
en  a  pris 

En  haine  quelques-uns  et  le  reste  en  mépris. 

Gomme  tout  cela  est  logique  !  Je  ne  parle  pas  de  l'anachronisme  qui 
place  au  temps  de  Corneille  et  de  Richelieu,  dans  ces  jours  de  sève  où 
toutes  les  forces  se  déploient,  un  personnage  à  la  Werther,  un  frère  de 
René  et  d'Obermann,  un  ténébreux  rêveur  fatigué  des  hommes  et  de  la 
vie.  L'histoire  fût-elle  plus  étrangement  défigurée,  on  passerait  condam- 
nation, si  la  vérité  des  sentimens  était  respectée  par  l'auteur.  Mais  non, 
il  n'a  voulu  qu'une  chose  :  un  thème  de  poésie,  un  motif  de  chants  ou 
de  clameurs,  une  occasion  de  faire  gémir  l'amour  et  crier  la  colère. 

En  cela  du  moins ,  il  réussit  à  souhait.  Didier  est  ridicule  quand  il 
agit;  quand  il  parle,  il  nous  enchante.  Pourquoi  ce  misanthrope  défiant 
donne-t-il  son  âme  à  la  première  venue,  et  comment  cette  fille  aux 
allures  suspectes  lui  apparaît-elle  avec  une  auréole  de  pureté?  Encore 
une  fois,  cela  est  inexplicable;  mais  écoutez-le  exprimer  son  amour,  la 
mélodie  de  son  langage  vous  ravira.  Pourquoi  se  bat-il  avec  le  marquis 
de  Saverny,  qu'il  a  sauvé  d'un  guet-apens?  Parce  que  Saverny  a  regardé 
Marion  en  la  saluant.  L'incident  est  b,rusque  et  l'invention  est  gauche, 
mais  écoutez  Didier  dans  la  prison,  voyez  comme  il  se  console  en  pen- 
sant à  la  mort  et  à  la  vie  future.  Quel  mépris  du  corps  !  quel  spiritua- 
lisme confiant  !  Ici  du  moins  Didier  est  de  son  temps,  non  par  le  langage, 
mais  par  les  idées;  il  a  pu  lire  le  Discours  de  la  méthode.  Saverny  a 
raison  de  dire  à  son  compagnon  de  captivité  :  «  Vous  êtes  philosophe,  » 
et  Didier  justifie  ce  compliment  quand  il  répond  : 

Que  le  bec  du  vautour  déchire  mon  étoflc 

Ou  que  le  ver  la  ronge  ainsi  qu'il  fait  d'un  roi, 

C'est  l'affaire  du  corps;  mais  que  m'importe,  à  moi! 

Lorsque  la  lourde  tombe  a  clos  notre  paupière. 

L'âme  lève  du  doigt  le  couvercle  de  pierre 

Et  s'envole... 

Conduite  absurde  et  langage  excellent,  pauvre  tête  et  bouche  d'or,  voilà 
Didier.  On  peut  dire  la  même  chose  de  Marion  Delorme  et  du  marquis 
de  Nangis.  Leur  action  est  presque  toujours  à  côté  du  vrai,  leur  parole 
est  le  plus  souvent  expressive  et  touchante.  Le  marquis  de  Nangis,  baron 
breton  de  quatre  baronnies,  baron  du  mont  et  de  la  plaine,  capitaine  de 
cent  lances,  a  conservé  certains  privilèges  féodaux,  entre  autres  celui  de 
marcher  toujours  accompagné  d'une  escorte  armée.  Quand  ce  digne 
homme  croit  que  son  neveu  Saverny  a  été  tué  en  duel ,  n'est-ce  pas  une 
idée  puérile  de  nous  le  montrer  en  grand  deuil,  silencieux,  accablé,  er- 
rant au  milieu  des  charmilles  de  son  parc,  et  toujours  suivi  de  ses  neuf 
gens  d'armes?  Gardez-vous  d'en  faire  reproche  à  l'organisateur  de  la 
scène,  ne  croyez  pas  qu'il  y  ait  là  quelque  souvenir  de  l'Opéra,  le  texte 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  973 

du  livret,  —  pardon,  —  le  texte  du  poème  le  veut  ainsi  :  «  —  Passe  au 
fond  du  théâtre  le  vieux  marquis  de  Nangis  :  cheveux  blancs,  visage 
pâle,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine;  habit  à  la  mode  de  Henri  IV;  grand 
deuil.  La  plaque  et  le  cordon  du  Saint-Esprit.  Il  marche  lentement  et 
traverse  le  théâtre.  Neuf  gardes,  vêtus  de  deuil,  la  hallebarde  sur  l'é- 
paule droite  et  le  mousquet  sur  l'épaule  gauche,  le  suivent  sur  trois 
rangs  à  quelque  distance,  s'arrêtant  quand  il  s'arrête  et  marchant  quand 
il  marche.  »  On  ne  croyait  pas  qu'une  douleur  si  profonde  pût  être  si 
cérémonieuse,  et  l'on  a  été  étonné  de  la  quantité  de  gens  d'armes  exi- 
gée par  la  promenade  d'un  baron  solitaire.  On  n'a  pas  été  moins  surpris 
de  voir  ces  mêmes  soldats  accompagner  le  vieux  gentilhomme  jusqu'au 
seuil  du  cabinet  du  roi ,  quand  le  marquis  de  Nangis  vient  demander  à 
Louis  Xlll  la  grâce  de  son  neveu  Gaspard.  Eh  bien!  oubliez  ces  bizarre- 
ries de  l'action,  ces  enfantillages  de  la  mise  en  scène,  écoutez  le  mar- 
quis, et  dites  s'il  n'y  a  pas  dans  ses  plaintes  une  admirable  éloquence. 
Aussi  longtemps  que  durera  la  langue  française,  on  se  souviendra  de 
ces  beaux  vers  : 

Je  dis  qu'il  est  bien  temps  que  vous  y  songiez,  sire, 

Que  le  cardinal-duc  a  de  sombres  projets 

Et  qu'il  boit  le  meilleur  du  sang  de  vos  sujets. 

Votre  père  Henri,  de  mémoire  royale, 

N'eût  pas  ainsi  livré  sa  noblesse  loyale. 

Il  ne  la  frappait  point  sans  y  fort  regarder. 

Et,  bien  gardé  par  elle,  il  la  savait  garder. 

Il  savait  qu'on  peut  faire  avec  des  gens  d'épées 

Quelque  chose  de  mieux  que  des  tètes  coupées. 

Qu'ils  sont  bons  à  la  guerre.  Il  ne  l'ignorait  point, 

Lui  dont  plus  d'une  balle  a  troué  le  pourpoint. 

Ce  temps  était  le  bon.  J'en  fus,  et  je  l'honore. 

Un  peu  de  seigneurie  y  palpitait  encore. 

Jamais  à  des  seigneurs  un  prôtre  n'eût  touché. 

On  n'avait  point  alors  de  tête  à  bon  marché. 

Sire!  en  des  jours  mauvais  comme  ceux  où  nous  sommes, 

Croyez  un  vieux,  gardez  un  peu  de  gentilshommes. 

Vous  en  aurez  besoin  peut-être  à  votre  tour. 

Ilélas!  vous  gémirez  peut-être  quelque  jour 

Que  la  place  de  Grève  ait  été  si  fêtée, 

Et  que  tant  de  seigneurs  de  bravoure  indomptée. 

Vers  qui  se  tourneront  vos  regrets  envieux. 

Soient  morts  depuis  longtemps  qui  ne  sei'aient  pas  vieux! 

De  tels  vers  font  penser  à  don  Diègue,  au  vieil  Horace,  au  Géronte  du 
Menteur;  c'est  la  même  force,  la  môme  autorité.  Il  est  beau  d'avoir  dé- 
robé à  Corneille  ces  accens  de  la  vieillesse  auguste  et  souveraine.  Si 
jamais  M.  Hugo  a  été  créateur  au  théâtre,  ce  fut  assurément  dans  cette 
virile  émulation.  Et  ce  n'est  pas  une  inspiration  de  hasard;  ce  grand  type 
une  fois  retrouvé,  le  poète  l'a  reproduit  sans  tomber  dans  les  redites. 
Le  marquis  de  Nangis,  le  premier  en   date,  annonce  le  Ruy  Gome 


974  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'Hernani  et  le  Saint-Vallier  du  Roi  s'amuse  (1),  Seulement,  pour  ne  pas 
faire  tort  à  Richelieu,  pour  ne  pas  sacrifier  les  grandes  choses  de  notre 
histoire  à  l'imprudente  invective  du  poète,  il  faut  relire,  après  le  discours 
du  vieux  Nangis,  une  scène  très  belle  de  la  Diane  de  M.  Emile  Augier, 
une  scène  tout  à  fait  historique ,  la  scène  du  quatrième  acte  entre 
Louis  XIII  et  Richelieu.  "Voilà  le  vrai  Richelieu  et  le  vrai  Louis  XIII;  je 
dis  vrais  selon  les  convenances  combinées  de  l'histoire  et  de  la  poésie. 
Tous  les  deux,  le  roi  et  le  ministre,  ils  ont  servi  la  France,  le  ministre 
en  dominant  le  roi,  le  roi  en  se  résignant  au  joug  du  ministre. 

On  pourrait  suivre  l'idée  que  j'indiquais  tout  à  l'heure  et  montrer 
que  tous  les  personnages  de  Marion  Delorme,  maladroits  ou  ridicules 
quand  ils  agissent,  se  relèvent  dès  qu'ils  parlent.  Est-ce  que  la  conduite 
de  Marion  n'est  pas  un  défi  au  sens  commun?  Elle  a  quitté  brusquement 
Paris,  elle  s'est  réfugiée  à  Blois,  pourquoi  cela?  Sans  doute  pour  rompre 
des  liens  qui  désormais  lui  sont  odieux,  pour  aimer  d'amour  vrai  ce 
fier  jeune  homme  qui  croit  à  sa  vertu,  pour  se  refaire  une  âme  par  cette 
affection  pure,  enfin  pour  se  cacher  à  tous  les  regards  et  commencer 
une  vie  nouvelle.  Rien  de  mieux;  seulement,  dès  la  première  scène» 
l'auteur  oublie  son  programme.  Dans  cette  paisible  cité  provinciale, 
nous  avons  déjà  vu  ce  que  Marion  imagine  ;  elle  fait  venir  Didier  chez 
elle  à  l'heure  oii  tout  repose,  où  le  moindre  bruit  est  un  indice  accusa- 
teur, où  sonnent  les  douze  coups  de  minuit,  et  c'est  en  escaladant  la  fe- 
nêtre que  Didier  doit  pénétrer  chez  la  vestale.  Bien  plus,  quelques  mi- 
nutes avant  l'arrivée  de  Didier,  un  autre  gentilhomme  était  sorti  par  le 
même  chemin.  Voilà  comment  Marion,  la  convertie,  comprend  la  soli- 
tude et  la  vie  cachée!  Marion  n'est  pas  moins  étrange  au  troisième  acte 
lorsque,  pour  échapper  à  la  police  de  Richelieu,  elle  s'engage  avec  Di- 
dier dans  une  troupe  de  comédiens.  Plaisante  façon  de  se  dérober!  Ces 
comédiens  courent  la  campagne  dans  le  pays  même  où  on  cherche  les 
deux  fugitifs.  Il  ne  se  passera  pas  un  jour  avant  que  le  secret  soit  connu. 
Oubliez  toutes  ces  contradictions,  pardonnez  toutes  ces  maladresses,  et 
voyez  aux  derniers  actes  le  rachat  de  la  créature  dégradée,  le  rachat  de 
Marion  Delorme  par  l'amour  et  le  sacrifice.  Quels  accens  de  passion  ! 
quel  sentiment  de  sa  honte  !  quel  dévoûment  à  celui  qu'elle  aime  ! 

Frappc-raoi,  laisse-moi  dans  l'opprobre  où  je  suis, 
Repousse-moi  du  pied,  marche  sur  moi,  mais  fuis! 

Un  seul  personnage,  soit  qu'il  parle,  soit  qu'il  agisse,  est  fidèle  à  la  lo- 
gique de  son  rôle,  c'est  le  marquis  Gaspard  de  Saverny,  jeune  fou,  tête 
et  cœur  à  l'évent. 

Avec  des  caractères  ainsi  conçus,  est-il  besoin  de  dire  ce  que  peut  être 
l'action?  L'action  est  nulle.  Il  y  avait  certes  un  sujet  de  drame  tou- 

^     (1)  On  sait  que  le  drame  de  Marion  Delorme,  représenté  en  1831,  avait  été  terminé 
juin  1829,  quelques  mois  avant  Uernani, 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  975 

chant  et  vrai  dans  cette  idée  de  la  purification  par  l'amour  et  la  souf- 
france, mais  le  sujet  n'est  pas  traité,  la  pensée  première  s'éparpille,  et 
d'inutiles  épisodes  où  s'amuse  l'imagination  du  poète  prennent  la  place 
qu'eût  exigée  le  développement  de  la  passion.  A  quoi  bon  ces  disserta- 
tions sur  Corneille?  L'auteur  veut  faire  montre  d'érudition  littéraire,  il 
veut  persuader  au  public  que  son  œuvre  est  une  peinture  exacte  de  la 
réalité,  qu'on  est  bien  là  en  plein  Louis  XIII,  qu'on  assiste  aux  conver- 
sations de  l'année  1638,  et  pour  avoir  le  plaisir  de  citer  tous  les  poètes 
contemporains  de  l'auteur  du  Cid,  il  oublie  la  peinture  de  la  vérité  qui 
appartient  à  tous  les  temps.  Cette  scène,  comme  celle  des  comédiens  à 
l'acte  suivant,  est  d'une  froideur  insupportable.  Le  poète  croit-il  du 
moins  nous  faire  illusion  sur  la  valeur  de  cette  érudition  inopportune? 
il  faudrait  beaucoup  de  bonne  volonté  pour  s'y  laisser  prendre.  Si  l'on 
y  regarde  de  près,  c'en  est  fait  des  prétentions  du  savant.  Jamais  on  n'a 
pu  dire  en  1638  : 

Mais,  pasque  dieu!  c'est  de  la  bergerie 
Que  ces  amitiés-là!  c'est  du  Segrais  tout  pur. 

Segrais,  en  1638,  était  un  écolier  de  quatorze  ans  absolument  inconnu 
du  marquis  de  Saverny.  M.  Victor  Hugo  a  confondu  Segrais  avec  Racan; 
la  pièce  pastorale  que  Racan  a  intitulée  les  Bergeries  est  de  l'année  1625, 
et  M.  de  Saverny  pouvait  bien  l'avoir  lue.  Partout  ailleurs  ceci  ne  serait 
qu'une  vétille;  on  ne  chicane  pas  Shakspeare  sur  ses  erreurs  d'histoire, 
mais  Shakspeare  est  Shakspeare,  et  il  n'y  a  pas  dans  ses  œuvres  la 
moindre  trace  de  pédanterie. 

Ces  impressions  que  nous  avons  ressenties  l'autre  soir  sont  tout  à  fait 
conformes  à  celles  de  nos  devanciers.  Lorsque  Marion  Delorme  fut  re- 
prise en  1839,  et  passa  de  la  Porte-Saint-Martin  à  la  Comédie-Française, 
Gustave  Planche  disait  ici  même  :  «  A  notre  avis,  Marion  Delorme  est  de 
tous  les  drames  de  M.  Hugo  le  seul  qui  renferme  quelques-uns  des  élé- 
mens  de  la  poésie  dramatique.  Marion  et  Didier,  qui  occupent  le  pre- 
mier plan,  expriment  leurs  pensées  sous  une  forme  exclusivement  ly- 
rique, mais  la  nature  même  de  leurs  pensées,  de  leur  caractère,  pouvait 
donner  lieu  à  des  développemens  dramatiques.  »  Il  y  avait  donc  là  le 
sujet  d'une  étude  qui  eût  pu  révéler  un  maître;  l'étude  a  fait  défaut,  et 
le  maître  n'est  pas  venu.  Gustave  Planche  ajoute  :  «  Le  malheur  de  Ma- 
rion se  comprend  à  peine,  tant  elle  paraît  avoir  oublié  ses  premiers  dés- 
ordres. Pour  que  ce  personnage  fût  humainement  réel,  sinon  historique- 
ment, il  eût  fallu  que  le  spectateur  assistât  aux  premiers  développemens 
de  l'amour  de  Marion  pour  Didier  et  vît  la  passion  effacer  peu  à  peu  les 
souillures  de  la  débauche,  rajeunir  et  purifier  l'àme  de  la  courtisane.  » 
C'est  la  vérité  même,  et  toutes  les  reprises  qu'on  serait  tenté  de  faire 
de  Marion  Delorme  confirmeront  le  jugement  du  critique.  On  aura  beau 
apporter  à  l'exécution  les  soins  les  plus  scrupuleux,  confier  tous  les  rôles 


976  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  acteurs  les  plus  habiles,  charmer  les  yeux  par  la  beauté  des  décors 
et  le  luxe  des  costumes,  on  ne  fera  qu'accuser  davantage  la  froideur  de 
l'œuvre. 

Quand  eut  lieu  cette  reprise  de  1839,  le  public  venait  de  voir  repa- 
raître nos  chefs-d'œuvre  du  xvu^  siècle,  et,  grâce  à  une  tragédienne  in- 
spirée, il  avait  senti  l'immortelle  jeunesse  des  maîtres.  On  n'avait  pas 
éprouvé  chose  pareille  depuis  Talma.  C'était  le  moment  oîi  Alfred  de 
Musset,  signalant  les  débuts  de  M"^  Garcia  aux  Italiens  et  de  M"«Rachel 
aux  Français,  les  saluait  de  ses  vers  charmans  : 

0  jeunes  cœurs,  remplis  d'antique  poésie! 

Nous  n'avons  pas  vu,  comme  en  ce  temps-là,  de  jeunes  cœurs  révé- 
ler l'antique  poésie  aux  générations  nouvelles,  mais  nous  avons  vu 
Andromaque,  le  Ciel,  Britannlcas,  représentés  avec  les  plus  louables  ef- 
forts, et  ce  même  public,  si  froid  hier  pour  Marion  Delorme,  en  recevait 
une  impression  profonde.  Que  les  formes  eussent  vieilli,  que  le  cadre 
ne  fût  plus  de  mode,  il  s'agissait  bien  de  cela!  l'énergie  du  fond  défie 
tous  les  caprices  du  goût.  Les  vieilles  querelles  sont  donc  à  jamais 
finies;  il  n'est  pas  question  de  comparer  un  système  à  un  autre  sys- 
tème, d'opposer  Racine  à  Shakspeare  ou  Shakspeare  à  Racine.  La  grande 
règle  de  toutes  les  règles,  dit  excellemment  Molière,  c'est  de  plaire, 
d'intéresser,  d'attacher,  et  au  théâtre  on  attache  surtout  par  l'action, 
par  le  naturel  et  la  rapidité  de  l'action.  Voilà  précisément  ce  que  M.  Vic- 
tor Hugo  perd  de  vue  au  milieu  de  ses  effusions  lyriques.  Il  confond  le 
mouvement  tumultueux  de  la  scène  avec  cette  action  intérieure  et  in- 
tense dont  le  poème  dramatique  ne  peut  se  passer.  A  l'aide  de  quatre 
ou  cinq  personnages,  le  poète  dC Andromaque  ne  laisse  pas  l'action  lan- 
guir un  seul  instant  ;  malgré  le  nombre  des  figures  qui  passent  et  re- 
passent sur  le  théâtre,  l'action  est  sans  cesse  interrompue  dans  Marion 
Delorme. 

La  Comédie-Française  n'avait  rien  négligé  pour  assurer  le  succès  de 
cette  reprise,  et  le  poète  n'aura  aucun  reproche  à  lui  faire;  la  mise  en 
?cène  est  splendide,  les  décors  sont  des  tableaux  de  maître.  Quant  aux 
acteurs,  elle  a  donné  certainement  ce  qu'elle  avait  de  mieux.  S'ils  n'ont 
pas  tous  réussi,  ce  n'est  pas  le  zèle  qui  leur  a  manqué.  Peut-être  après 
tojt  y  a-t-il  des  difficultés  insurmontables  dans  une  œuvre  comme  Ma- 
rion Delorme.  Quand  M"''  Favart,  si  accoutumée  à  produire  des  émo- 
tions poignantes,  s'efforce  de  vaincre  la  froideur  du  public,  quand  elle 
veut  absolument  l'intéresser  au  sort  de  Marion,  elle  a  recours  çà  et  là 
aux  plus  fâcheux  procédés,  à  des  éclats  de  voix,  à  des  contrastes  subits, 
à  je  ne  sais  quel  débit  inintelligible  tant  il  est  précipité.  Est-ce  toujours 
la  faute  de  l'actrice?  Ces  efforts  désespérés  ne  sont-ils  pas  la  critique  de  la 
pièce?  M.  Mounet-SuUy  a  complètement  échoué  dans  le  rôle  de  Didier.  Sa 
voix  est  toujours  harmonieuse  et  vibrante,  mais  on  dirait  qu'il  a  renoncé  à 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  977 

la  conduire.  Elle  lui  échappe  en  quelque  sorte,  et,  soit  qu'elle  gronde, 
soit  qu'elle  chante,  il  semble  que  le  hasard  l'ait  voulu  ainsi.  11  y  a  pour- 
tant une  chose  qui  lui  appartient  en  propre,  car  il  la  reproduit  si  con- 
stamment que  ce  doit  être  un  parti-pris  :  c'est  l'étrange  procédé  qui 
consiste  à  enfler,  à  prolonger  démesurément  les  dernières  syllabes  des 
mots  sur  lesquels  s'arrête  la  phrase.  De  là  d'incroyables  fautes  de  pro- 
nonciation. Il  dénature  la  langue,  il  estropie  les  vers,  il  crée  des  termes 
qui  n'ont  ni  sens  ni  figure.  M.  Mounet-SuUy,  très  inégal  sans  doute,  mais 
si  original  parfois  dans  les  rôles  d'Oreste,  de  Rodrigue  et  de  Néron,  n'a 
eu  qu'un  seul  accent  de  passion  vraie  dans  le  personnage  de  Didier,  c'est 
lorsque,  Saverny  le  félicitant  d'être  le  préféré  de  Marion  Delorme,  il 
jette  ce  cri,  moitié  riant,  moitié  sanglotant  :  «  Est-ce  pas  que  je  suis 
bien  heureux!  »  Le  jeune  comédien  a  grand  besoin  de  se  surveiller 
sévèrement,  s'il  ne  veut  pas  s'exposer  au  dédain  des  vrais  juges.  La 
manière  peut  faire  illusion  quelque  temps,  elle  ne  tarde  pas  à  devenir 
intolérable.  M.  Maubant  a  dit  avec  gravité  les  éloquentes  remontrances 
du  marquis  de  Nangis.  M.  Got,  dans  le  rôle  du  bouffon  L'Angély,  a 
seulement  quelques  vers  à  prononcer;  cela  lui  suffit  pour  graver  un 
dessin  à  l'eau-forte.  M.  Bressant,  avec  sa  parole  de  plus  en  plus  traî- 
nante et  ennuyée,  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  représenter  le  Louis  XIII 
de  M.  Victor  Hugo;  ce  n'est  pas  sa  faute  si  le  quatrième  acte  a  paru  si 
long.  M.  Febvre  rend  avec  précision  la  physionomie  sinistre  du  lieute- 
nant-criminel. Nous  finissons  par  M.  Delaunay,  qui  a  eu  les  honneurs  de 
la  soirée;  il  est  impossible  d'exprimer  avec  plus  de  jeunesse,  d'étour- 
derie  et  de  bonne  grâce  le  caractère  du  marquis  de  Saverny.     s.  r. 


LES  TRAITES  DE  PAIX  AVEC  L'ALLEMAGNE 

APRÈS     LA     GUERRE     DE     1870-71 


Re<;iteil  des  traités,  conventions,  lois,  décrets  et  autres  actes  relatifs  à  la  paix 
avec  l'AUemayne,  2  vol.  gr.  in-8»;  Imprimerie  nationale. 

Plus  de  quatre-vingts  ans  se  sont  écoulés  depuis  qu'à  la  tribune  de 
la  première  assemblée  nationale  Mirabeau  annonçait  une  ère  de  liberté, 
de  fraternité  des  peuples  et  de  paix  universelle  ;  les  temps  qui  ont  suivi 
ont  montré  si  la  réalisation  de  ces  théories  généreuses  éiait  proche  ou 
même  possible.  A  peine  le  grand  orateur  avait-il  fermé  les  yeux,  que,  la 
révolution  déchaînant  ses  tempêtes,  l'Europe  enliàre  était  livrée  à  la 
guerre  pendant  plus  de  vingt  ans;  puis  suivit  une  longue  accalmie,  du- 
rant laquelle  on  put  croire  que  la  paix  serait  sinon  éternelle,  du  moins 
TOME  cui.  —  1873.  02 


978  REVUE    DES   DEUX    MONDES, 

assurée  pour  de  longs  jours.  Tout  sembla  refleurir  sous  l'influence  de 
cette  illusion  ;  les  arts,  la  littérature,  la  science,  les  doctrines  libérales, 
prirent  dans  tous  les  sens  un  développement  prodigieux.  Le  droit  des 
gens  ne  pouvait  échapper  aux  influences  cosmopolites,  qui  précipitaient 
ce  mouvement.  On  reprit,  on  scruta  les  anciens  auteurs,  on  soumit 
leurs  doctrines  à  l'esprit  critique  du  siècle;  on  écrivit  la  philosophie 
du  droit  comme  celle  de  toutes  choses,  pour  montrer  le  chemin  par- 
couru depuis  Grotius  et  ceux  qui  l'avaient  précédé  ;  les  modernes  doc- 
teurs se  mirent  à  tracer  les  règles  qui  devaient  désormais  prévaloir 
dans  les  rapports  des  peuples  et  des  armées  le  jour  oi^i  le  malheur  des 
temps  jetterait  de  nouveau  l'Europe  dans  les  convulsions  de  la  guerre. 
Cependant,  si  l'Europe  jouissait  des  bienfaits  de  la  paix,  il  se  passait 
bien  quelque  part,  en  dehors  d'elle ,  des  luttes  qui  pouvaient  déjà  faire 
douter  les  esprits  attentifs  du  sort  réservé  aux  élucubrations  humani- 
taires. On  avait  vu  dans  les  guerres  d'Afrique  et  dans  celles  de  l'Asie, 
dans  l'Inde,  en  Chine,  les  armées  régulières  aux  prises  avec  les  hordes 
et  les  tribus  indisciplinées;  on  savait  comment  s'y  prennent  les  peuples 
civilisés  pour  avoir  raison  des  peuples  barbares. 

Mais  on  pouvait  se  dire  que  les  exécutions  en  masse  ou  à  la  gueule 
du  canon,  les  razzias,  les  confiscations,  la  destruction  systématiques, 
n'étaient  imposées  qu'à  ceux  qui  les  accomplissaient  lorsque  la  soumis- 
sion ne  pouvait  être  obtenue  qu'au  prix  de  ces  mesures  terribles.  On  était 
bien  sûr  que,  si  la  guerre  venait  à  éclater  entre  les  peuples  de  cette  vieille 
Europe,  si  supérieure  par  ses  lumières  et  la  politesse  de  ses  mœurs  aux 
autres  parties  du  monde,  on  n'assisterait  plus  aux  mêmes  scènes,  que  la 
guerre  serait  réduite  à  une  sorte  de  duel  à  armes  courtoises  où  celui  qui 
désarmerait  l'autre  lui  tendrait  aussitôt  une  'main  généreuse  et  lui  di- 
rait, comme  Auguste  à  Cinna  :  «  Soyons  amis.  »  La  France  avait  pu 
faire  croire  à  ce  rêve  par  sa  conduite  après  les  guerres  de  Crimée  et 
d'Italie;  aujourd'hui  ces  illusions  n'existent  plus.  On  a  vu  pendant  six 
mois  deux  grandes  nations  épuiser  l'une  contre  l'autre  tous  les  moyens 
de  la  force,  et  celle-là  même  que  la  victoire  aurait  dû  rendre  clémente 
remettre  en  vigueur  toutes  les  anciennes  lois  de  la  guerre  sans  en  excep- 
ter aucune,  la  prise  d'otages,  ce  procédé  si  cher  aux  nations  barbares,  le 
massacre  des  prisonniers,  le  pillage  organisé,  et,  comme  résultat  final, 
la  conquête  telle  qu'on  l'entendait  au  xv<^  siècle,  il  faudrait  peut-être 
dire  dans  l'antiquité,  sauf  l'esclavage.  En  effet,  si  les  individus  ont  pu  se 
soustraire  par  la  fuite  à  un  ordre  de  choses  détesté,  les  territoires  ont  été 
démembrés  et  les  populations  annexées  sans  qu'il  ait  été  tenu  compte  ni 
de  cette  loi  de  liberté  qui  défend  de  violenter  les  consciences,  ni  de  cette 
loi  de  solidarité  qui  veut  dans  la  société  moderne  que  celui  qui  profite 
de  l'actif  assume  son  contingent  de  charges. 

On  sait  de  reste  ce  que  devient  chaque  jour  dans  la  pratique  ce 
prétendu  droit  d'option  reconnu  aux  Alsaciens-Lorrains  par  le  traité 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  979 

de  Francfort  pour  conserver  la  nationalité  française.  Ceux  que  cette 
faculté  intéresse  le  plus,  les  mineurs,  ne  peuvent  en  profiter,  alors 
même  que  l'option  a  été  autorisée  par  leurs  parens;  ceux  qui,  après 
avoir  opté ,  retournent  en  Alsace  po  ur  y  revoir  leur  famille  ou  leurs 
amis,  sont  incorporés  dans  l'armée  allemande;  en  ce  qui  concerne  les 
personnes  majeures,  on  répute  leur  option  nulle  alors  même  qu'elles 
ont  eu  soin  de  se  pourvoir  d'un  passeport  visé  par  les  agens  alle- 
mands; ceux  qui,  sans  être  originaires  de  l'Alsace-Lorraine,  y  étaient 
seulement  do  miciliés  au  moment  de  l'annexion,  ont  dû  transporter  leur 
domicile  en  France,  faute  de  quoi  ils  sont  considérés  comme  Aile 
mands.  On  pourrait  croire  à  l'inverse  que  les  personnes  originaires 
de  l'Alsace-Lorraine,  mais  qui  ne  l'habitaient  point  à  la  paix,  qui  l'a- 
vaient quittée  depuis  longtemps,  depuis  des  années,  pour  résider  soit 
en  France,  soit  même  à  l'étranger,  dans  une  autre  hémisphère,  échap- 
paient aux  rapacités  de  la  conquête  :  il  n'en  est  rien.  Tout  individu 
né  dans  l'Alsace-Lorraine  à  quelque  époque  que  ce  soit,  habitât-il  la 
Chine  ou  la  terre  des  Patagons  depuis  son  enfance,  est  tenu  de  faire  op- 
tion, s'il  veut  rester  Français.  On  chercherait  vainement  de  pareils  ef- 
fets de  la  conquête  dans  les  anciens  traités.  Quant  à  l'incorporation  des 
territoires,  on  ne  sait  pas  assez  qu'elle  a  eu  lieu  sans  que  l'Allemagne 
ait  pris  à  sa  charge  aucune  part  de  la  dette  générale  de  l'état  français. 
Ainsi  les  départemens  annexés  apportent  à  TAUemagne  un  contingent 
d'impôts,  de  valeurs  actives,  qui  n'ont  point  de  passif  corrélatif,  de  telle 
sorte  que,  contrairement  à  tous  les  principes  du  droit  des  gens  et  à  tous 
les  précédens  modernes,  la  conquête  a  été,  comme  jadis,  un  moyen  de 
s'enrichir.  Le  même  reproche  du  reste  peut  être  adressé  à  l'indemnité 
de  5  milliards,  qui,  dépassant  de  beaucoup  les  dépenses  ou  les  pertes 
du  vainqueur,  n'a  été  que  l'application  du  système  de  la  guerre  comme 
moyen  de  lucre  condamné  par  les  publicistes  de  l'Allemagne  elle-même. 

Le  droit  des  gens  ne  serait-il  donc  qu'une  vaine  formule,  une  sorte  de 
desideratum,  une  chimère  poursuivie  par  des  esprits  généreux,  et  qui 
vient  constamment  expirer  devant  la  réalité?  Non,  sans  doute;  ce  serait 
trop  dire.  Cependant  un  homme  qui  joignait  à  un  esprit  élevé  un  grand 
sens  pratique,  Rossi,  reprochait  au  droit  des  gens  d'en  être  encore  aux 
misères  de  l'empirisme,  a  Cette  science,  disait-il,  manque  de  principes, 
de  déductions  qui  satisfassent  l'intelligence  et  qui  commandent  la  con- 
viction, de  règles  qui  ne  soient  étouffées  par  de  nombreuses  exceptions, 
de  doctrines  qui  ne  transigent  souvent  et  à  de  dures  conditions  avec 
des  doctrines  contraires.  » 

La  sévérité  de  ce  jugement  peut  être  contestée  pour  les  temps  de  paix. 
La  civilisation  a  de  nos  jours  fait  pénétrer  dans  le  droit  des  gens  un 
certain  nombre  de  règles  qui  tendent  à  uniformiser  les  rapports  sociaux 
des  états  modernes.  C'est  ainsi  que  le  droit  commercial,  l'extradition, 
la  propriété  littéraire,  celle  des  œuvres  d'art,  la  poste,  les  télégraphes. 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  chaque  jour  l'objet  de  nouvelles  conventions  qui  effacent  les  vieux 
antagonismes.  En  un  mot,  le  code  international  de  la  paix  se  fait  peu 
à  peu  et  par  la  force  mêmls  des  choses;  mais,  il  faut  bien  l'avouer,  si 
le  droit  des  gens  pacifique  présente  ces  brillans  côtés  et  peut  être  in- 
voqué à  plus  d'un  titre  par  les  amis  de  l'humanité  et  les  apôtres  du 
progrès,  on  n'en  saurait  dire  autant  du  droit  de  la  guerre,  ou  plutôt  du 
droit  de  la  force.  Une  simple  observation  suffit  pour  démontrer  combien 
le  principe  théorique  qui  voudrait  atténuer  les  effets  de  la  guerre  est 
fragile  en  lui-même  et  offre  peu  de  garantie.  On  admet  généralement 
que,  lorsqu'une  nation  en  guerre  se  livre  contre  son  adversaire  à  des 
actes  plus  ou  moins  répudiés  par  l'état  de  nos  mœurs  et  le  degré  de  civi- 
lisation où  nous  sommes  parvenus,  les  représailles  employées  par  l'autre 
nation  constituent  un  droit  incontestable.  Voilà  donc  un  droit  engendré 
par  un  fait,  et,  comme  il  est  assez  difficile  de  déterminer  exactement  à 
quel  moment  ou  dans  quelle  limite  les  actes  de  guerre  d'où  sont  nées 
les  représailles  sont  sortis  de  la  catégorie  des  actes  légitimes  pour  de- 
venir répréhensibles,  on  peut  se  trouver  tout  d'un  coup  en  présence 
d'une  succession  de  faits  atroces  qui  se  légitiment  les  uns  par  les  autres, 
bien  que  les  uns  et  les  autres  soient  en  dehors  des  principes.  Ainsi  l'es- 
prit sceptique  et  bienveillant  de  Montaigne  justifiait  l'usage  de  la  guerre 
permettant  de  punir  de  mort  ceux  qui  s'obstinent  à  défendre  une  place 
qui,  d'après  les  règles  militaires,  ne  peut  plus  être  défendue.  Autre- 
ment, dit-il,  sous  l'espérance  de  l'impunité,  «  il  n'y  aurait  poulailler 
qui  n'arrestât  une  armée.  » 

11  sera  toujours  difficile  de  préciser  les  droits  et  les  devoirs  des  belli- 
gérans,  parce  que  dès  le  point  de  départ  on  tombe  de  la  théorie  dans 
les  faits,  et  que,  quoi  qu'on  prétende,  la  guerre  n'étant  qu'un  fait  et  un 
fait  atroce,  les  conséquences  suivent  et  s'aggravent  dans  le  même  sens 
à  mesure  que  la  lutte,  en  se  prolongeant,  excite  les  passions  furieuses 
des  deux  parties,  et  entre  dans  l'inévitable  voie  des  excès,  au  bout  de 
laquelle  le  droit  de  représailles  légitime  tout.  C'est  donc  bâtir  sur  le 
sable,  c'est  caresser  une  illusion  que  de  croire  qu'on  peut  tracer  à  l'a- 
vance des  règles  destinées  à  dompter  ces  passions  qui  sont  communes  à 
l'homme  et  à  la  brute.  Toute  guerre  qui  dure  est  fatalement  destinée  à 
donner  au  monde  le  spectacle  de  tous  les  abus  de  la  force.  D'ailleurs 
tous  les  élémens  de  la  nature  ne  sont  qu'un  perpétuel  combat  :  l'homme, 
en  se  jetant  dans  cette  extrémité  de  la  guerre,  que  la  raison  condamne 
et  qualifie  de  démence,  ne  ferait-il  qu'accomplir  cette  loi  mystérieuse, 
éternelle,  de  la  création  qui  tire  le  bien  du  mal  et  fait  sortir  le  mouve- 
ment et  la  vie  de  la  destruction  et  de  la  mort  ? 

Ces  réflexions  et  bien  d'autres  se  pressaient  dans  notre  esprit  en  par- 
courant les  deux  volumes  publiés  par  l'imprimerie  nationale  et  qui  com- 
prennent l'ensemble  de  tous  les  actes  relatifs  à  la  paix  avec  l'Allemctgue. 
Ce  triste  et  intéressant  recueil,  qui  pourrait  s'appeler  le  livre  de  nos 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  981 

douleurs  et  qui  est  comme  le  bilan  de  nos  désastres,  a  été  conçu  à  un 
point  de  vue  plus  complet  que  les  publications  de  ce  genre  faites  jus- 
qu'à ce  jour  en  France  ou  en  Allemagne.  On  se  borne  en  général  à  re- 
produire les  traités  ou  les  arrangemens  diplomatiques  comme  si  l'œuvre 
de  la  paix  y  était  contenue  tout  entière.  On  n'a  ainsi  qu'un  côté  du  ta- 
bleau. Les  actes  diplomatiques  ne  sont  guère  destinés  qu'à  régler  les 
conséquences  de  la  lutte  qui  a  pris  fin,  les  effets  de  la  conquête  dans 
les  rapports  internationaux  ;  mais  il  est  tout  un  ordre  de  faits  relevant 
de  la  législation  intérieure  qui  viennent  parachever  les  travaux  des  di- 
plomates. Il  ne  s'agit  pas  seulement  de  réparer  des  désastres  matériels; 
la  bombe  et  la  mitraille  n'ont  pas  seulement  broyé  des  membres  hu- 
mains, détruit  des  édifices,  ravagé  des  villes.  Autrefois  les  effets  de  la 
guerre  se  révélaient  surtout  par  l'aspect  des  ruines,  par  la  destruction 
des  hommes  et  des  choses  visibles  à  l'œil;  de  nos  jours,  où  le  commerce 
a  pris  un  si  grand  développement  de  peuple  à  peuple,  oij  les  intérêts 
publics  et  privés  sont  si  intimement  liés  qu'on  ne  peut  toucher  aux  uns 
sans  compromettre  les  autres,  la  guerre,  lorsqu'elle  éclate  entre  deux 
grandes  nations,  fait  sentir  son  influence  sur  toutes  les  transactions,  et 
affecte  indistinctement  toutes  les  classes  de  la  société.  Il  n'est  pas  un 
contrat  peut-être  sur  lequel  l'état  de  guerre  n'ait  exercé  des  effets  dé- 
sastreux. La  vie  commerciale  a  été  atteinte  non  pas  seulement  à  Paris 
et  dans  les  territoires  envahis,  mais  dans  toute  la  France.  La  délégation 
de  Tours  a  dû,  comme  le  gouvernement  central  à  Paris,  rendre  une  série 
de  décrets  pour  proroger  les  échéances  des  effets  de  commerce,  et  cet  état 
de  choses  n'a  pas  cessé  avec  la  guerre  :  il  a  continué  postérieurement 
pendant  un  certain  temps.  L'exécution  des  lois  sur  les  saisies  de  biens, 
le  cours  des  prescriptions,  ont  été  arrêtés.  A  Paris,  les  décrets  sur  les 
loyers  ont,  par  une  exception  unique  peut-être,  troublé  pendant  près 
d'un  an  les  rapports  entre  propriétaires  et  locataires.  Lorsque  la  paix 
survient,  il  faut  redonner  la  vie  et  le  mouvement  à  ces  existences  sus- 
pendues, ranimer  ces  forces  expirantes,  guérir  toutes  ces  plaies  à  peine 
fermées.  C'est  à  quoi  l'assemblée  nationale  et  le  gouvernement,  chacun 
dans  sa  sphère ,  se  sont  efforcés  de  pourvoir  par  une  foule  de  lois  et 
d'actes  destinés  à  la  reconstitution  morale  et  matérielle  du  pays.  Cet 
ensemble  se  retrouve  dans  le  Recueil,  et  l'on  a  ainsi  le  tableau  complet 
de  l'œuvre  de  la  paix. 

Les  traités  relatifs  à  la  paix  se  composent  surtout  de  quatre  grands 
actes,  la  convention  d'armistice  du  28  janvier  1871,  les  préliminaires 
de  paix  du  26  février,  le  traité  de  Francfort  du  10  mai  et  la  convention 
additionnelle  du  11  décembre;  mais  une  foule  d'arrangemens  acces- 
soires viennent  se  joindre  à  ces  principaux  actes  :  du  mois  de  janvier 
au  mois  de  décembre  1871,  on  en  compte  vingt-huit.  La  plupart  de  ces 
conventions  étaient  inédites;  placées  dans  l'ordre  chronologique,  elles 
font  assister  jour  par  jour  à  la  réorganisation  du  pays,  à  la  remise  en 


982  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

place  de  tous  ces  élémens  bouleversés  par  la  guerre,  la  poste,  les  télé- 
graphes, le  ravitaillement  de  Paris,  les  démarcations  entre  les  armées, 
l'évacuation  successive  du  territoire,  la  remise  des  prisonniers,  l'ad- 
ministration des  départemens  occupés,  l'entretien  des  troupes  alle- 
mandes, etc. 

Un  des  points  les  plus  intéressans  pour  les  hommes  d'affaires,  parmi 
ceux  qui  ont  été  résolus  par  les  arrangemens  de  Francfort,  a  été  la  re- 
mise en  vigueur  des  traités  passés  antérieurement  avec  les  gouverne- 
mens  allemands,  et  qui  avaient  été  rompus  par  la  guerre.  Avant  que 
M.  de  Bismarck  n'eût  fondu  d'abord  dans  la  confédération  du  nord  après 
Sadowa,  puis  dans  l'unité  de  l'empire  après  Sedan,  les  divers  états  qui 
composaient  l'ancienne  confédération  germanique,  ceux-ci  avaient  con- 
servé, outre  leur  autonomie  intérieure,  leur  représentation  diplomatique 
à  l'étranger  et  le  droit  de  conclure,  sinon  des  traités  concernant  la  poli- 
tique générale  de  l'union  fédérale,  du  moins  des  conventions  relatives 
aux  divers  intérêts  d'économie  sociale  particulières  à  chacun  d*e  ces  états. 
Il  en  existait  avant  la  guerre  sur  toute  sorte  de  matières,  le  com- 
merce, la  navigation,  les  chemins  de  fer,  la  poste,  l'extradition,  la  pro- 
priété des  œuvres  d'art  et  de  littérature,  etc.  L'article  18  de  la  conven- 
tion additionnelle  de  Francfort,  du  11  décembre  1871,  a  stipulé  la 
remise  en  vigueur  d'une  soixantaine  de  ces  actes  diplomatiques  et  con- 
tient une  disposition  particulière  dont  les  effets  sont  fort  importans 
pour  l'Alsace-Lorraine.  Ces  deux  provinces,  formant  une  partie  nouvelle 
de  l'Allemagne,  ayant  une  sorte  d'existence  propre  et  n'ayant  été  ratta- 
chées spécialement  à  aucun  des  états  germaniques,  se  trouvaient  dès 
lors  sans  attache  extérieure  avec  la  France  sur  plusieurs  points  fort  in- 
téressans. Le  régime  douanier  avait  été  réglé  par  des  conventions  spé- 
ciales (celle  dite  de  Berlin  du  12  octobre  1871);  mais  l'extradition,  la 
propriété  littéraire,  l'exécution  des  jugemens  n'étaient  point  garanties. 
Le  dernier  point  se  recommandait  d'autant  plus  à  l'attention  que  la 
législation  française,  en  ce  qui  concerne  le  droit  civil  proprement  dit, 
a  été  conservée  en  Alsace-Lorraine.  11  était  du  plus  grand  intérêt  pour 
les  justiciables  d'assurer  l'exécution  en  France  ou  dans  l'Alsace-Lorraine 
des  jugemens  rendus  par  les  tribunaux  respectifs;  mais  quels  traités  con- 
venait-il de  prendre  comme  type,  pour  atteindre  ce  but? 

Pour  l'exécution  des  jugemens,  le  choix  n'était  pas  difficile  à  faire. 
Les  traités  sur  cette  matière  sont  fort  rares,  et  avec  les  états  alle- 
mands la  France  n'en  avait  conclu  qu'un  seul,  celui  avec  le  grand- 
duché  de  Bade  du  16  avril  1846.  Il  a  été  décidé  que  cet  acte  devien- 
drait applicable  à  l'Alsace-Lorraine.  Pour  l'extradition  et  la  propriété 
littéraire,  on  n'avait  que  l'embarras  du  choix,  de  nombreux  traités  sur 
ces  matières  existant  avant  la  guerre.  La  convention  d'extradition  du 
21  juin  1845  avec  la  Prusse  a  été  désignée.  C'est  un  choix  qui  n'est 
pas  heureux.  La  convention  franco-prussienne  de  1845  n'est  plus  en 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  983 

rapport  avec  les  progrès  qu'a  faits  l'extradition  dans  les  relations  in- 
ternationales. Le  traité  conclu  avec  la  Bavière  le  29  novembre  1869, 
qui  est  un  des  types  les  plus  complets  des  arrangemens  de  ce  genre, 
aurait  pu  être  adopté  avec  avantage.  Ce  choix  aurait  été  d'autant  mieux 
compris  que  la  Bavière  est  limitrophe  des  territoires  annexés,  et  que, 
pour  ce  qui  regarde  la  propriété  littéraire,  on  a  pris  avec  raison,  comme 
devant  assurer  à  TAlsace-Lorraine  les  garanties  les  plus  larges  et  les 
plus  libérales,  la  convention  du  2k  mars  1865  avec  ce  même  pays. — 
Peu  de  semaines  avant  la  guerre  de  1870,  des  arrangemens  sunl'assis- 
tance  judiciaire  pour  les  indigens  des  deux  pays  avaient  été  conclus  avec 
la  Bavière  et  le  Wurtemberg.  Il  est  à  regretter  que  les  conventions  de 
Francfort  aient  passé  sous  silence  ces  arrangemens,  et  n'aient  pas  étendu 
cette  institution  bienfaisante  à  l'Alsace-Lorraine  en  prenant  pour  type 
le  traité  bavarois  ou  wurtembergeois.  Le  Recueil  nous  apprend  du  reste 
que  cette  dernière  convention  n'a  pas  été  promulguée.  Par  une  espèce 
de  dérision  du  sort,  les  ratifications  de  cet  acte  émané  d'une  pensée 
éminemment  charitable  étaient  échangées  le  19  juillet,  le  jour  même  ou 
la  tribune  retentissait  du  cri  de  guerre  qui  devait  le  rendre  stérile. 

Sauf  ce  qui  a  été  fait  spécialement  pour  l'Alsace-Lorraine,  l'état  de 
choses  antérieur  est  rétabli  en  ce  qui  concerne  les  traités.  Chaque  état 
allemand  reprend  ceux  qu'il  avait  conclus,  et  c'est  d'après  leurs  stipu- 
lations particulières  que  doivent  être  résolues  les  questions  internatio- 
nales qui  surgissent  entre  eux  et  la  France.  Il  résulte  de  là  une  situa- 
tion assez  bizarre  :  bien  que,  comme  nous  le  disions,  les  traités  subsis- 
tent et  soient  applicables  séparément,  les  rapports  officiels  ont  lieu  non 
pas  avec  chacun  des  états,  mais  avec  la  chancellerie  de  l'empire.  C'est  là 
évidemment  une  situation  transitoire  qui  se  régularisera  sans  doute  à 
mesure  que  l'unité  allemande  se  consolidera,  s'il  doit  en  être  ainsi. 

L'éditeur  du  Recueil  des  traités  avec  l'Allemagne  a  su,  par  la  combi- 
naison des  textes,  rassembler  dans  un  étroit  espace,  —  moins  de  cent 
pages ,  —  la  teneur  de  tous  les  actes  remis  en  vigueur,  qui,  à  eux  seuls, 
exigeraient  un  gros  volume,  si  on  voulait  les  reproduire  en  entier.  Deux 
tables,  l'une  par  ordre  de  matières,  l'autre  par  ordre  des  états  contrac- 
tans,  permettent  de  se  retrouver  rapidement  dans  ce  dédale  de  textes, 
de  sorte  que  le  lecteur  peut  embrasser  d'un  coup  d'œil  l'ensemble  et 
le  détail  de  toutes  les  conventions  franco-allemandes  actuellement  ap- 
plicables. 

Les  protocoles  inédits  de  la  conférence  de  Francfort  donnent  l'expli- 
cation d'un  grand  nombre  de  clauses  des  traités  portant  sur  des  ques- 
tions dont  on  s'était  borné  à  donner  la  solution  de  principe  sans  en  or- 
ganiser l'application.  Du  reste,  ces  protocoles  ne  s'appliquent  qu'à  la 
convention  du  11  décembre  1871,  qui  n'est  qu'une  annexe  du  traité  de 
paix.  Il  n'existe  point  de  procès-verbaux  de  la  convention  d'armistice  du 
28  janvier,  ni  du  traité  de  paix  proprement  dit.  Le  premier  do  ces  actes 


9Sâ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

a  été  conclu  par  M.  Jules  Favre,  d'après  ses  entretiens  avec  M.  de  Bis- 
marck, et  en  vertu  des  pleins  pouvoirs,  du  blanc-seing,  qui  lui  avait  été 
donné  par  le  gouvernement  de  Paris,  et  dont  on  trouve  le  texte  en  tête 
du  premier  volume  du  Recueil.  Quant  au  traité  de  paix  du  10  mai  1871, 
la  date  explique  suffisamment  sous  l'empire  de  quelles  impressions  et  en 
vertu  de  quelles  nécessités  il  a  été  souscrit.  Alors  la  commune  était  maî- 
tresse de  Paris;  ce  n'était  guère  le  moment  de  dresser  des  protocoles  et 
de  faire  de  la  diplomatie.  Le  vainqueur  était  là,  imposant  sa  dure  loi,  et 
il  fallait  la  subir  sans  qu'il  fût  même  permis  de  la  discuter.  On  signa 
en  réservant  à  un  arrangement  complémentaire  le  soin  de  résoudre  les 
points  laissés  en  suspens  et  particulièrement  les  questions  d'affaires 
qui  ne  concernaient  pas  la  politique.  Tel  a  été  l'objet  de  la  convention 
additionnelle  de  Francfort  du  11  décembre  1871,  qui,  à  la  différence 
de  ses  aînées,  a  pu  être  débattue  dans  des  discussions  dont  il  est  resté 
une  trace  officielle.  Les  procès-verbaux  qui  en  ont  été  dressés  sous  le 
nom  de  protocoles,  comme  on  dit  en  langage  diplomatique,  sont  fort 
intéressans  à  consulter;  ils  le  sont  surtout  sur  un  des  points  les  plus 
douloureux  de  ces  tristes  négociations,  et  qui  seront  un  des  épisodes  les 
plus  marquans  de  la  conquête  violente  de  l'Alsace-Lorraine.  L'article  2 
du  traité  de  paix  avait  posé  le  principe  de  l'option  pour  les  personnes 
originaires  des  territoires  cédés,  qui  voudraient  conserver  la  nationalité 
française  ;  cela  semblait  être  un  nouvel  hommage  rendu  au  principe  mo- 
derne de  la  libre  volonté  des  populations  pour  se  choisir  un  gouverne- 
ment, un  progrès  sur  l'ancienne  théorie  du  droit  de  conquête.  On  sait 
en  effet,  sans  qu'il  soit  besoin  de  remonter  plus  haut  que  les  traités  de 
1815,  que  les  annexions  de  territoires  obtenues  à  la  suite  d'une  guerre 
avaient  pour  résultat  de  faire  passer  sous  la  nouvelle  souveraineté  tout 
ce  qui  se  trouve  sur  ces  territoires,  hommes  et  choses.  D'après  ce  prin- 
cipe, tous  les  individus  qui  résidaient  dans  les  pays  réunis  (moins  les 
étrangers,  bien  entendu),  épousaient  de  jwe  la  nationalité  de  l'état  vain- 
queur. C'est  sur  cette  base  qu'ont  été  rédigés  les  traités  de  1815,  qui, 
sans  examiner  l'origine  des  individus,  se  sont  bornés  à  décider  que  les 
habitans  des  pays  alors  détachés  de  la  France  et  réunis  à  d'autres  états 
auraient  la  faculté,  pendant  un  délai  de  six  ans,  de  réaliser  leurs  biens 
et  de  se  retirer.  Les  traités  de  Francfort  paraissaient  avoir  été  conçus 
dans  un  esprit  plus  libéral.  11  ne  suffisait  pas  d'être  habitant  ou  domi- 
cilié seulement  dans  les  territoires  annexés  pour  être  astreint  à  l'option, 
il  fallait  de  plus  être  originaire  de  ces  territoires,  c'est-à-dire  y  être  né, 
d'après  une  définition  donnée  par  l'autorité  allemande  elle-même.  Cette 
solution  résultait  du  texte  du  traité  ;  elle  était  formellement  expliquée  et 
confirmée  dans  les  protocoles.  Le  procès-verbal  de  la  première  séance 
constate  en  effet  que  sur  la  question  faite  par  les  plénipotentiaires  fran- 
çais, à  savoir  si  les  individus  domiciliés,  mais  non  originaires  des  terri- 
toires cédés,  seraient  tenus  de  faire  option,  les  plénipotentiaires  aile- 


LEVUE.    —    CiinOxMQLE.  ,  985 

mands  avaient  répondu  que  ces  individus  seraient  considt^rés  comme 
Français  sans  être  tenus  de  faire  une  déclaration  d'option  (1).  On  sait 
que,  nonobstant  ces  engagemens  solennels,  les  Français  domiciliés  au 
moment  de  l'annexion  dans  l'Alsace-Lorraine,  bien  qu'ils  n'y  fussent  pas 
nés,  ont  été  mis  en  demeure,  s'ils  voulaie-nt  conserver  la  qualité  de 
Français,  de  se  retirer,  ce  qui  pour  beaucoup  était  la  ruine,  faute  de 
quoi  ils  seraient  considérés  comme  Allemands.  Il  est  vrai  qu'en  procé- 
dant ainsi  le  gouvernement  allemand  a  prétendu  ne  pas  se  mettre  en 
contradiction  avec  les  engagemens  pris  à  Francfort.  Il  ne  s'agit  pas 
d'option  pour  les  domiciliés,  a-t-il  été  répondu  à  ceux  qui  se  plaignaient, 
il  s'agit  d'une  catégorie  d'étrangers  à  l'égard  desquels  des  précautions 
particulières  doivent  être  prises.  Le  raisonnement  vaut  la  peine  d'être 
reproduit;  l'ancienne  sophistique  n'eût  pas  mieux  dit. 

La  question  des  mineurs  est  un  autre  exemple  des  déceptions  qui 
étaient  réservées,à  nos  compatriotes.  On  a  aussi  examiné  dans  les  con- 
férences de  Francfort  le  point  de  savoir  si  et  comment  les  mineurs  au- 
raient la  faculté  d'option.  Également  sur  la  demande  des  commissaires 
français,  les  commissaires  allemands  avaient  expliqué  que  les  mineurs 
auraient  la  faculté  d'option,  sans  qu'il  y  eût  à  distinguer  entre  ceux  qui 
seraient  émancipés  et  ceux  qui  ne  le  seraient  pas  ,  que  la  seule  obliga- 
tion imposée  aux  uns  et  aux  autres  était  l'assistance  de  leurs  représen- 
lans  légaux,  pères  ou  tuteurs  (2).  Ces  engagemens  n'ont  pas  été  respec- 
tés davantage.  Les  mineurs  n'ont  été  admis  à  faire  choix  pour  la  nationalité 
française  qu'autant  que  leurs  pères  optaient  pour  elle.  Les  enfans  n'ont 
pu,  malgré  toutes  leurs  réclamations  appuyées  de  celles  de  leurs  repré- 
sentans  légaux,  jouir  de  la  faculté  d'option  qui  leur  avait  été  reconnue 
en  principe  et  qui,  pour  exister  réellement,  impliquait  dans  l'application 
la  liberté  de  leur  choix  personnel.  Ceux  dont  les  pères,  par  des  nécessi- 
tés d'existence  ou  de  position,  sont  restés  Allemands,  ont  dû  suivre  cette 
nationalité.  C'est  ainsi  que  les  clauses,  libérales  en  apparence,  du  traité 
de  Franfort  sont  en  fait  au-dessous  des  dispositions  des  traités  de  1815. 
Ceux-ci  du  moins  donnaient  un  délai  de  six  ans  pour  faire  l'option  et  se 
choisir  un  autre  domicile.  Aucun  obstacle  n'était  apporté  à  l'émigration 
des  membres  d'une  même  famille,  quel  que  fût  leur  âge,  et  par  suite  à 
leur  changement  de  nationalité.  On  comprend  du  reste  combien  la  lon- 
gueur de  ce  délai  de  six  ans  procurait  aux  intéressés  de  facilités  pour 
prendre  un  parti  et  éviter  le  désastre  d'une  liquidation  anticipée.  Les  Al- 
saciens-Lorrains n'ont  eu  qu'un  délai  d'un  an.  L'arbitraire  le  plus  com- 
plet a  présidé  à  la  vérification  des  options  :  le  Courrier  du  Bas-Rhin 
annonçait  récemment  que,  sur  /i,950  déclarations  d'option  faites  dans 
l'arrondissement  de    Ribeauvillé ,   Zi,135  avaient  été   annulées.  Ainsi 


(1)  Tome  1"  du  Recueil,  p.  133. 

(2)  Pages  133  et  i-i3  du  Ilecuti!. 


986  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'homme,  comme  aux  époques  féodales,  reste  attaché  à  la  glèbe.  Nous 
sommes  loin  du  xviii''  siècle,  où  Montesquieu  définissait  le  droit  de  con- 
quête «  un  droit  nécessaire,  légitime  et  malheureux,  qui  laisse  toujours 
à  payer  une  dette  immense  pour  s'acquitter  envers  la  nature  humaine.  » 

Tous  les  traités  de  paix  contiennent  une  clause  d'amnistie,  consécra- 
tion de  cette  loi  d'oubli  destinée  à  ne  rien  laisser  survivre,  autant  que 
possible,  des  vengeances  et  des  rancunes  du  passé.  Les  protocoles  de 
Francfort  attestent  les  vains  efforts  tentés  par  nos  plénipotentiaires  pour 
donner  à  cette  clause  l'extension  qu'elle  comportait  naturellement.  Le 
traité  de  paix  du  10  mai  avait  stipulé  seulement  qu'aucun  habitant  des 
territoires  cédés  ne  pourrait  être  inquiété  à  raison  de  ses  actes  pendant  la 
guerre.  Le  gouvernement  français  voulait  étendre,  comme  cela  se  fait 
d'ordinaire,  le  bénéfice  de  cette  clause  à  toutes  les  condamnations  pro- 
noncées antérieurement  à  la  paix  pour  des  faits  autres  que  des  crimes 
communs.  Cette  proposition  avait  d'abord  été  acceptée  par  les  Allemands, 
mais  avec  ce  sous-entendu,  qu'elle  aurait  pour  effet  d'étendre  l'amnistie 
aux  Français  compromis  pendant  la  guerre  pour  des  actes  de  connivence 
avec  les  autorités  allemandes.  Les  débats  qui  se  sont  déroulés  depuis  deux 
ans  devant  les  cours  d'assises  de  plusieurs  de  nos  départemens  ont  mal- 
heureusement démontré  qu'un  nombre,  hélas!  trop  grand,  de  nos  com- 
patriotes, qui  n'avaient  pas  eu  honte  de  se  mettre  au  service  de  l'ennemi, 
auraient  été  appelés  à  bénéficier  de  cette  clause.  Nos  plénipotentiaires, 
nous  les  en  louons,  ont  cru  devoir  repousser  cet  article,  et  les  pléni- 
potentiaires allemands  se  sont  alors  renfermés  dans  le  cercle  étroit  de 
l'article  2  du  traité  de  paix.  Ainsi  s'explique  pourquoi  nos  prisonniers  de 
guerre  et  nos  otages  internés  en  Allemagne  y  sont  restés  détenus  bien 
après  la  conclusion  définitive  de  la  paix.  11  aurait  fallu  acheter  leur  liberté, 
cette  liberté  que  la  paix  leur  donnait  de  plein  droit,  au  prix  de  la  tolérance 
et  du  pardon  pour  les  crimes  des  misérables  qui  pendant  la  guerre  avaient 
pu  oublier  qu'ils  étaient  Français.  On  n'a  pas  été  plus  heureux  pour  les 
contributions  forcées  et  les  atteintes  à  la  propriété  autres  que  celles 
provenant  des  nécessités  de  guerre  qui  ont  été  prélevées  ou  commises 
pendant  la  guerre  et  même  après  la  signature  des  préliminaires  de  la 
paix.  Ces  réclamations,  plusieurs  fois  reprises  dans  le  cours  des  confé- 
rences, ont  été  constamment  repoussées  par  les  commissaires  allemands. 

Passons  rapidement  sur  cette  triste  partie  du  Recueil  qui  contient  le 
texte  des  capitulations  militaires  et  des  avis  du  conseil  d'enquête.  Voici 
les  lois  et  actes  relatifs  à  l'Alsace-Lorraine  et  à  la  reconstitution  de  ses 
membres  épars,  la  suppression  de  la  cour  de  Metz,  les  concessions  de 
terres  en  Algérie  aux  émigrans  des  territoires  cédés,  la  formation  du 
nouveau  département  de  Meurthe-et-Moselle,  la  réfection  des  circon- 
scriptions administratives,  toute  la  série  des  lois  qui  ont  suspendu  ou 
modifié  les  effets  des  contrats  et  des  obligations,  les  échéances,  les  con- 
cordats amiables,  les  loyers,  les  procédures  de  saisie,  les  prescriptions, 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  9S7 

les  discussions  de  l'assemblée  nationale  sur  les  préliminaires  et  sur  le 
traité  de  paix,  puis  les  lois  de  finances,  les  emprunts,  la  reconstitution 
des  actes  de  l'état  civil,  la  liste  funèbre  des  1,694  communes  et  des 
1,597,000  âmes  que  la  guerre  nous  a  enlevées. 

Une  des  parties  du  RecAieil  les  plus  dignes  d'attention  est  celle  qui  a  rap- 
port aux  lois  d'indemnité.  Lors  de  l'importante  discussion  qui  a  eu  lieu 
à  l'assemblée  nationale  sur  la  loi  des  100  millions  accordés  aux  victimes 
de  la  guerre,  les  thèses  les  plus  contradictoires  se  sont  fait  jour.  La 
question  de  savoir  si  l'état  doit  réparer  les  maux  de  la  guerre  en  in- 
demnisant les  particuliers  des  pertes  qu'ils  ont  subies  est  fort  débattue 
dans  le  droit  des  gens,  et  on  en  comprendra  l'importance  au  point  de 
vue  international,  si  l'on  réfléchit  que  dans  beaucoup  de  pays  les  étran- 
gers résidans  peuvent  s'y  trouver  intéressés.  Là,  comme  on  l'a  vu  chez 
nous  pendant  la  commune,  les  préjudices  peuvent  résulter  aussi  bien 
de  la  guerre  intérieure  que  de  la  guerre  étrangère.  Y  a-t-il  lieu  de  faire 
une  distinction  entre  ces  deux  causes,  de  telle  sorte  qu'il  y  ait  obliga- 
tion de  réparer  dans  un  cas  et  non  dans  l'autre?  ou  bien  y  a-t-il  iden- 
tité dans  les  espèces,  et,  ce  point  résolu,  faut-il  admettre  ou  repousser 
l'obligation  d'indemniser  les  victimes  de  ces  luttes?  Suivant  qu'on  se 
décide  pour  ou  contre  ces  doctrines  différentes,  il  est  clair  que  le  droit 
de  l'étranger  de  réclamer  une  indemnité  doit  être  affirmé  ou  rejeté.  Le 
rapport  de  la  commission  de  l'assemblée  sur  la  loi  du  6  septembre  1871, 
qui  accorde  un  subside  de  106  millions  aux  victimes  de  la  guerre  et  de 
l'insurrection  de  Paris  (100  millions  d'une  part  et  6  de  l'autre),  s'était 
prononcée  catégoriquement  pour  l'obligation  de  réparer.  Il  ne  s'agissait 
dès  lors  de  rien  moins  que  de  faire  dresser  l'état  des  pertes  et  d'indem- 
niser intégralement  les  victimes;  mais  dans  le  travail  de  la  commission 
il  n'était  question  que  des  dommages  de  la  guerre  étrangère.  Ce  projet 
a  subi  une  transformation  complète  dans  le  cours  des  débats  de  l'as- 
semblée. Les  orateurs  du  gouvernement,  M.  Victor  Lefranc,  alors  mi- 
nistre du  commerce,  et  le  président  de  la  république  notamment,  se 
sont  attachés  à  réfuter  la  thèse  de  la  commission,  et,  tout  en  admettant 
que  l'humanité  et  les  inspirations  d'une  bonne  politique  conseillaient 
de  diminuer  autant  que  possible  les  maux  de  la  guerre  en  indemnisant 
ceux  qui  en  avaient  le  plus  souffert  ou  qui  étaient  les  pins  malheureux,  ils 
ont  nettement  refusé  d'accepter  ce  devoir  comme  l'acquittement  d'une 
véritable  dette,  dans  le  sens  propre  du  mot.  La  chambre  paraît  avoir 
penché  vers  cet  ordre  d'idées,  puisqu'elle  a,  au  moins  provisoirement, 
limité  l'allocation  à  100  millions.  Chacun  sait  que  la  question  va  reve- 
nir sur  le  tapis,  plusieurs  députés  ayant  repris  la  proposition  antérieure 
et  se  promettant  d'en  développer  de  nouveau  les  motifs  devant  l'as- 
semblée. 

Le  Recueil  donne  dans  un  appendice  spécial  une  série  de  documens 
allemands  fort  curieux.  La  loi  allemande  du  8  juillet  1872,  avec  l'exposé 


988  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  motifs,  nous  fait  connaître  l'emploi  présumé  de  l'indemnité  de 
5  milliards.  Les  premières  rentrées  doivent  être  consacrées  jusqu'à  con- 
currence de  160  millions  à  la  réfection  et  à  l'armement  des  places  fortes 
de  TAlsace-Lorraine.  On  impute  ensuite  les  dépenses  dites  communes 
aux  divers  états  de  l'empire,  et  qui  sont  principalement  représentées 
par  les  prestations  militaires  et  autres  frais  de  guerre,  puis  1  milliard  1/2 
sont  partagés  entre  ces  états  dans  une  proportion  basée  sur  les  presta- 
tations  militaires  et  sur  la  population.  Un  mémoire  présenté  au  parle- 
ment allemand  évalue  à  378,700,000  thalers  environ  (1  milliard  ^20  mil- 
lions de  francs)  le  montant  des  dépenses  de  guerre  de  la  confédération 
du  nord  jusqu'à  la  fin  de  l'année  1871. 

Veut-on  savoir  ce  que  nous  a  coûté  la  guerre  en  sommes  versées  ou 
à  verser  à  l'Allemagne  et  comme  indemnités  ou  dommages  à  réparer? 
En  voici  le  compte  approximatif  : 

Indemnité  de  guerre 5,000,000,000  fr. 

Intérêts  de  3  milliards  (deux  ans) 300,000,000  fr. 

Entretien  des  troupes  allemandes  jusqu'au  l*""  juillet  1872.  .  .  273,037,000  fr. 
Contributions  de  guerre  payées  par  les  départemens  autres  que 

la  Seine 39,053,000  fr. 

Impôts  perçus  par  l'autorité  allemande  dans  les  départemens 

autres  que  la  Seine 49,149,000  fr. 

Valeur  des  réquisitions  faites  dans  les  départemeas  autres  que 

la  Seine 327,581,000  fr. 

Estimation  des  dégâts  et  pertes  dans  les  départemens  autres 

que  la  Seine 141,130,000  fr. 

Valeur  des  titres  et  objets  mobiliers  enlevés  sans  réquisition.  .  204,172,000  fr. 

Contribution  de  guerre  de  Paris 200,000,001)  fr. 

Évaluation  des  pertes  dans  le  département  de  la  Seine.  .  .  .  70,000,000  fr. 
Reliquat  à  la  charge  de  la  France  du  compte  des  impôts  en 

retard 6,089,000  fr. 

Indemnités  à  la  gendarmerie  et  autres 3,000,000  /r. 

Total 6,673,811,000  fr. 

Dans  ce  mémoire  ne  sont  pas  compris  les  pensions  nationales,  le  mon- 
tant des  réquisitions  faites  par  les  autorités  françaises  et  dont  le  rem- 
boursement a  été  ordonné  par  la  loi  du  15  juin  1871,  les  réparations 
faites  ou  à  faire  dans  les  propriétés  de  l'état,  les  dépenses  de  guerre  de 
l'armée  française,  effectif,  réorganisation  et  réfection  du  matériel,  etc. 
On  peut  être  sûr  que  le  chiffre  de  10  milliards  au  total  est  au-dessous  de 
la  réalité. 

Telle  est  la  charge  accablante  sous  laquelle  la  France  a  paru  un  mo- 
ment devoir  être  écrasée.  On  a  pu  le  croire  en  effet  tant  que,  livrée  d'un 
côté  à  l'invasion  étrangère,  et  de  l'autre  à  la  guerre  intérieure,  sa  vie 
semblait  suspendue  et  ses  mouvemens  paralysés;  mais  à  peine  était-elle 
débarrassée  en  partie  de  ces  oppressions,  qu'elle  renaissait,  et  que  sa  vi- 
talité reprenait  le  dessus.  Il  lui  a  suffi  de  frapper  la  terre  du  pied  pour 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  989 

en  faire  sortir  non-seulement  des  millions,  mais  des  milliards.  Aujour- 
d'hui elle  a  presque  effectivement  réuni  la  somme  qui  doit  amener  son 
entière  délivrance,  et,  si  les  traités  ne  nous  imposaient  pas  le  paiement 
en  numéraire  ou  en  valeurs  étrangères,  dont  la  recherche,  en  créant  un 
nouvel  obstacle,  retarde  encore  l'acquittement  de  notre  dette,  le  terri- 
toire pourrait  être  considéré  comme  :\  la  veille  d'être  libéré.  La  France 
est  donc  encore  toute-puissante  sous  le  rapport  matériel;  mais  cela  ne 
suffit  pas  pour  lui  rendre  le  rang  qu'elle  a  perdu  au  point  de  vue  poli- 
tique, et  qu'il  lui  faut  recouvrer  dans  l'intérêt  général  de  la  civilisation 
autant  que  dans  le  sien  propre.  Cette  richesse,  qui  est  une  partie  de 
notre  force,  est  en  même  temps  une  partie  de  notre  faiblesse.  Si  la  sa- 
tisfaction des  besoins  matériels,  les  jouissances  du  luxe,  les  prospérités 
du  commerce  et  de  l'industrie  adoucissent  les  mœurs  et  rapprochent  lés 
hommes,  elles  portent  en  même  temps  les  germes  corrupteurs  des  so- 
ciétés. Le  gouvernement  qui  donnera  l'ordre  rendra  certainement  à  la 
France  sa  splendeur  matérielle;  mais  ce  que  l'ordre  et  la  richesse  ne 
donnent  pas  par  eux-mêmes,  ce  sont  les  senlimens  qui  font  la  grandeur 
morale  des  nations,  le  patriotisme,  l'esprit  de  renoncement  et  de  sacri- 
fice, le  dévoûment  au  devoir,  le  sentiment  du  juste  et  d'un  certain  idéal 
qui  fait  la  patience  dans  l'infortune  et  écarte  le  découragement.  Au  point 
de  vue  politique,  qui  nous  délivrera  de  l'esprit  de  faction  et  de  révolte? 
Au  point  de  vue  social,  qui  nous  débarrassera  des  utopistes  et  des  fai- 
seurs d'expériences?  Ce  n'est  pas  la  loi  toute  seule.  La  vertu  ne  se  dé- 
crète point,  et  il  ne  suffit  pas  de  sept  cent  cinquante  législateurs,  réunis 
à  Paris  ou  à  Versailles,  pour  nous  donner  ce  qui  nous  manque  ou  nous 
rendre  ce  que  nous  avons  perdu.  Le  remède  est  dans  l'âme  de  chacun 
de  nous.  C'est  à  chaque  citoyen  de  scruter  sa  conscience,  de  profiter  des 
fautes  commises  et  des  leçons  du  passé  pour  refaire  l'éducation  natio- 
nale, éloigner  l'esprit  du  mal,  restituer  lui-même  par  l'exemple  au  prin- 
cipe d'autorité  ce  qui  lui  revient  légitimement  sans  étouffer  la  liberté, 
et  imprégner  de  ces  senîimens  la  génération  actuelle,  qui  les  léguera  à  la 
génération  suivante.  a. 


0.  Glagau,  Die  russiscite  Lilcratur  und  Iwan  Turçieniew,  Berlin  1S72. 

La  littérature  russe,  telle  qu'on  l'a  vue  se  développer  depuis  un 
siècle,  peut  se  comparer  à  une  plante  exotique  qui  fait  d'incessans 
efforts  pour  prendre  racine  dans  le  sol  national.  A  l'exception  d'un  très 
petit  nombre,  les  écrivains  de  quelque  mérite  étaient  des  hommes  du 
monde  qui  transportaient  dans  leurs  œuvres  des  goûts  et  des  tendances 
qu'ils  puisaient  dans  une  éducation  cosmopolite.  Il  en  est  résulté  dès  le 
principe  une  certaine  sobriété  de  bon  ton,  une  réserve  élégante,  qui 


990  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

caractérisent  la  plupart  des  bons  auteurs  russes;  mais  la  sève  populaire 
leur  fait  généralement  défaut.  «  Celui  qui  chercherait  les  Russes  dans 
leur  littérature,  disait  il  y  a  trente  ans  le  prince  Viésemski,  en  arrive- 
rait à  croire  qu'ils  ne  méritent  pas  encore  le  nom  de  peuple,  et  que  ce 
qu'on  appelle  la  nation  russe  n'est  qu'une  colonie  étrangère  établie  au 
milieu  des  tribus  slaves.  »  Encore  aujourd'hui,  le  nombre  des  auteurs 
vraiment  populaires  est  très  restreint;  on  ne  peut  guère  citer  comme  de 
véritables  produits  autochthones  que  les  poésies  de  Krylof,  de  Lermon- 
tof,  d'Alexeï  Koltzof,  et  certaines  œuvres  de  Pouchkine,  de  Gogol,  d'Ivan 
Tourguénef. 

Ce  dernier,  qui  est  sans  contredit  à  cette  heure  le  plus  connu  et  le 
plus  lu  des  romanciers  russes,  et  celui  dont  les  ouvrages  ont  été  le 
plus  souvent  traduits,  avait  débuté  par  une  série  de  fines  esquisses  où 
il  étudiait  la  vie  des  serfs  sous  ses  divers  aspects  gais  ou  tristes,  et  qui 
furent  plus  tard  réunies  sous  ce  titre  :  Mémoires  d'un  chasseur.  Aucune 
de  ses  productions  postérieures  ne  nous  a  fait  retrouver  la  limpidité,  la 
chaude  couleur,  le  charme  poétique  de  ces  historiettes  qui  nous  intro- 
duisent au  cœur  de  l' existence  du  paysan  et  du  gentilhomme  campa- 
gnard. Peu  à  peu  M.  Tourguénef  a  délaissé  ses  héros  rustiques  pour 
s'appliquer  à  la  peinture  des  mœurs  d'une  société  corrompue,  blasée, 
plus  raffinée  que  civilisée;  il  se  laisse  aller  aux  dissertations,  à  la  po- 
lémique, il  soutient  des  thèses.  C'est  avec  raison  qu'un  critique  alle- 
mand qui  vient  de  lui  consacrer  une  étude  assez  étendue  lui  reproche 
des  tendances  pessimistes.  «  Ses  œuvres,  dit  M.  Glagau,  nous  représen- 
tent la  Russie  malade  qui  s'en  va,  et  non  celle  qui  refleurit  pleine  d'es- 
pérances. Ses  héros  sont  des  êtres  faibles,  maladifs,  grands  seulement 
dans  leurs  erreurs  ou  leurs  fautes,  égoïstes  et  misanthropes;  ils  n'ont 
ni  la  volonté  ni  la  force  de  se  subordonner  à  la  chose  commune,  de  se 
rendre  utiles  au  monde  et  à  leurs  semblables.  »  Si  malgré  ces  défauts 
M.  Tourguénef  a  conservé  une  sorte  de  popularité  européenne,  c'est 
grâce  à  la  vérité  réaliste  et  surtout  à  la  sincérité  de  ses  peintures,  qui 
reproduisent  fidèlement  dans  tous  ses  détails  un  monde  peu  connu,  en 
évitant  toutefois  avec  soin  la  trivialité  dont  sont  entachés  les  romans  de 
Pisemski  et  de  quelques  autres  écrivains  de  fraîche  date.  L'intérêt  prin- 
cipal de  l'étude  de  M.  Glagau  réside  dans  les  comparaisons  qu'il  établit 
entre  M.  Tourguénef  et  d'autres  romanciers  russes  qui  l'ont  précédé  ou 
qui  sont  ses  contemporains;  mais  il  faut  ajouter  que  les  jugemens  du 
critique  ne  sont  pas  exempts  de  partialité  et  témoignent  parfois  d'une 
certaine  étroitesse  de  vues;  il  est  notamment  plus  qu'injuste  pour 
M.  Sacher-Masoch. 


Le  directeur-gérant,  C.  Buloz. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


CENT    TROISIEME   VOLUME 


SECONDE  PERIODE.  —  XLIII«  ANNEE. 


JANVIER    —   Fl':VRIER     ^873 


Livraison  dn  1"  Janvier. 

Meta  Holdenis,  première  partie,  par  M.  Victor  CHERBDLIEZ 5 

Voyage  géologique  aux  Açores.  —  I.  —  L'île  de  Terceire  et  l'éruption  sous- 
marine  DE  1872,  par  M.  F.  FOUQUÉ 40 

Le  SERGENT  HoFF,  ÉPISODE  DU  SIÈGE  DE  PARIS,  par  M.  L,  LOUIS-LANDE.  ...  66 

ÉTUDES    SIR   LES   TRAVAUX.   PUBLICS.    —   LeS   CHEMINS  DE    FER   EN    RuSSIE,    par  M.    H. 

BLERZY 95 

RÉCITS   DE   LA  Petite-Russie.  —  Marcella,   le   conte   bleu   du   bonheur,   par 

M.  SACHER-MASOCH 112 

Impressions  de  Voyage  et  d'Art.  —  VIL  —  Les  villes  du  passé,  Vézelay  et 

Cluny,  par  M.  Emile  MONTÉGUT 150 

Études  financières.  —  Les  anciennes  gabelles  et  l'impôt  du  sel,  par  M.  Ch. 

LOUANDRE 187 

Poésie.  —  Sursum  corda,  par   M.   SULLY  PRUDHOMME 205 

Revue  musicale.  —  Le  Pangermanisme  musical,  l'Opéra,  le  Théâtre-Italien, 

l'Opéra-Comique,  par  M.  F.  de  LAGENEVAIS 220 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  lotéraire 208 

Essais  et  Notices.  —  L'Histoire  de  France  racontée  a  mes  petits-enfans,  de 

M.   Glizot,  par  M.   L.  VITET 235 

Livraison  do  15  Janvier. 

Meta  Holdenis,  deuxième  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ 241 

Un   Nouvel   historien    de   Frédéric  II.   —    Thomas   Carlyle,   par   M.   Louis 

ETIENNE 269 

Le  Mont-de-piété  de  Paris,  par  M.  Maxime  DU  CAMP 304 


992  TAJîl.E    DES    ilATlÉKES. 

Les  MlSSl0^s  EXTÉRiEtinES  da  la  marine.  —  II,  —  La  station   nu  L'-.vant.   

11.  —  Les  troubles  de  Smyrjne,   le  pacha  de  Cksarée,   l'amiral  IJalgan, 

par  M.  le  vice-amiral  JURIEN  DE  LA  GRAVIÈP.E 339 

Le  Brésil  et  la  képublique  de  La  Plata  depuis  la   guelre  de  Paraguay.   .   .       35Q 
L'impôt  peogbessif  et  l'impôt  PROPOuTiONNEL,  les  taxes  indirectes,  par  M.  Vic- 
tor BONNET 378 

UAspergilîum  Lydianum,   Souvenir   d'un   voyage  au   golfe  du  Mexique,   par 

M.  LrciEN  BIART 402 

La  Question  constitutionnelle,  les  Conditions  d'existence  de  la  république, 

par  M,  G.  de  MOLLNAP.I 429 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 4,H 

Théâtres.  —  l'Opéra,  le  Roi  de  Thulé.  —  l'Odéon,  les  Êrynnies 46G 

Essais  et  Notices.  —  L'Instruction  du  peuple 474 

Llvraisoii  «In  l"  Février. 

Meta  Holdenis,  troisième  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ '.      48i 

Le  système  pénitentiaire  en  Angleterre.  —  La  Transportation  et  le  régime 

des  prisons,  par  M.  Alexandre  RIBOT 513 

La  Poésie  populaire  des  Turcs  orientaux,  les  Kirghiz,  les  Perses,  les  Tur- 

coMANS,  par  K'""  DORA  D'ISTRIA 543 

Proudhon,  sa  correspondance  et  son  historien,  par  M.  Henri  BAUDRILLART, 

de  l'Institut 58i 

Voyages    géologiques    aux   Açores.   —  II.    —   Graciosa,    Pico  et   Fayal,   par 

M.  F.  FOUQUÉ 617 

Les   anciens   banquiers   florentins,   souvenirs  d'un    voyage   a   Florence,   par 

M.  Louis  SIMONIN 645 

Le  Roman  de  la  vie  de  province  en  Angleterre,  Middlemarch,  de  George 

Eliot,  par  M.  Th.  BENTZON 667 

Madame   Récamier    et    ses   amis,   a    propos    d'une   nouvelle   publication,   par 

M.  GUIZOT 691 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire.   ......       702 

Théâtres.  —  La  Femme  de  Claude,   de  M.   Alexandre  Dumas 714 

Essais  et  Notices.  —  Statistiqie  des  savans,  par  M.  Charles  MARTINS.   .   .       723 

Livraison  da  15  Février. 

Meta  Holdenis,  dernière  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ 737 

Les  missions  extérieures  de  la  marine.  —  III.  —  La  station  du  Levant.  — 

Les  BRULOTS  grecs,  par  M.   le  vice-amiral  JURIEN  DE  LA  GRAVIÈRE.   .       763 
Les  Écoles   a   Paris,   l'enseignement  primaire,  secondaire  et  supérieur,  par 

M.   Maxime  DU  CAMP 790 

.  La  chanson  de  Férizadé,  scènes  de  la  vie  turque  en  Anatolie,  par  M.  Albert 

EYNAUD 830 

Le  Problème  des  causes  finales  et  la  physiologie  contemporaine.  —  L'indus- 
trie de  l'homme  et  l'industrie  de  la  nature,  par  M.  Paul  JANET,  de 

l'Institut SCI 

Crissa,  une  province  anglaise  de  l'Inde,  par  M.  Jules  CLAVÉ 888 

Les  Nouvelles  théories  sur  les  fermens  et  les  fermentations,  par  M.  Fer- 

NAND  PAPILLON 914 

Les  Maris  de  Madame  Skaggs,  par  M.  BRET  HARTE 931 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 958 

Théâtre-Français.  —  Reprise  de  Marion  Delorme 9'70 

Essais  et  Notices.  —  Les  Traités  de  paix  avec  l'Allemagne  après  la  guerre 

DE  1870-71 977 


Paris.  —  J.  CLAYE,  Imprimeur,  7,  rue  Saint-Benoît. 


9090  007  516  616